Musée de Sologne - BVH | Dans le même recueil : Pièce suivante ESSAIS DE MESSIRE MICHEL SEIGNEURSEIGNEVR DE MONTAIGNE, CHEVALIER DE L’ORDRE du Roy, & Gentil-homme ordi- naire de sa Chambre. LIVRE PREMIER & second. A BOURDEAUSBOVRDEAVS. Par S. Millanges Imprimeur ordinaire du Roy. M.D.LXXX. AVEC PRIVILEGE DUDV ROY. |
Centre d'Études Supérieures de la Renaissance
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Première publication :
18/04/2016
Dernière mise à jour : 23/06/2020
Au lecteur.
C’EST icy unvn livreliure de bonne foy, lecteur. Il
t’avertitauertit des l’antréeātrée que jeie ne m’y suis proposé
nulle fin que domestique & privéepriuée: jeie n’y ay eu nul-
le consideration de ton serviceseruice, ny de ma gloire: mes
forces ne sont pas capables d’unvn tel dessein. JeIe l’ay
voué a la commodité particuliere de mes parens &
amis: a ce que m’ayans perdu (ce qu’ils ont a faire bienbiē
tost) ilz y puissent retrouverretrouuer aucuns traitz de mes
conditions & humeurs, & que par ce moien ils nour-
rissent plus entiere & plus vifvevifue la cognoissance qu’-[sic]
ils ont eu de moy. Si c’eust esté pour rechercher la fa-
veurfa-
ueur du mondemōde jeie me fusse paré de beautés empruntéesemprūtées,
ou me fusse tendu & bandé en ma meilleure démar-
che. JeIe veus qu’on m’y voye en ma façon simple, na-
turelle & ordinaire, sans estude & artifice: car c’est
moy que jeie peins. Mes defauts s’y liront au vif, mes
imperfections & ma forme naifvenaifue autant que la
reverancereuerance publique me l’a permis. Que si ji’eusse esté
parmy ces nations qu’on dict vivreviure encore sous la
douce liberté des premiéres lois de nature, jeie t’asseu-
re que jeie m’y fusse tres-volontiers peint tout entier
& tout nud. Ainsi, lecteur, jeie suis moy-mesmes la
matiere de mon livreliure: ce n’est pas raison que tu em-
ploies ton loisir en unvn subjectsubiect si frivolefriuole & si vain. A
Dieu donq. de Montaigne ce premier de Mars.
1580.
LES CHAPITRES DUDV
PREMIER LIVRE.
Chapitre 1. Par diversdiuers moyens on arrivearriue a par-
reille fin pag.1.
2 De la tristesse 6
3 Nos affections s’emportent au dela de nous, 12
4 Comme l’ame descharge les passions sur des
objetsobiets faux, quand les vrays luy defaillent 16
5 Si le chef d’unevne place assiegèe doit sortir pour
parlamenter 20
6 L’heure des parlemens dangereuse 24
7 Que l’intention jugeiuge nos actions 27
8 De l’oysivetéoysiueté 30
9 Des menteurs 32
10 Du parler prompt ou tardif 3839
11 Des prognostications 44
12 De la constance 47
13 Cerimonie de l’entreveuëentreueuë des Roys 50
14 Que le goust des biens & des maux depend en
bonne partie de l’opinion que nous en avonsauons 52
15 On est puny pour s’opiniastrer a unevne place sans
raison 75
16 De la punition de la couardise 8778
17 UnVn trait de quelques ambassadeurs 81
18 De la peur 86
19 Qu’il ne faut jugeriuger de nostr’heur qu’apres la
mort 90
20 Que philosopher c’est apprendre a mourir 95
21 De la force de l’imagination 120
22 Le profit de l’un est dommage de l’autre 132
23 De la coustume, & de ne changer aysement
unevne loy receue 134
DiversDiuers evenemenseuenemens de mesme conseil 149
25 Du pedantisimepedantisme 167
De l’institution des enfans 185
27 C’est folie de rapporter le vray & le faux a
nostre suffisance 241242
28 De l’amitié 251252
29 Vint neuf sonnets d’EstienneEstiēne de la Boëtie 275
30 De la moderation 294293
31 Des Cannibales 299298
32 Qu’il faut sobrement se mesler de jugeriuger des
ordonnances divinesdiuines 330329
33 De fuir les voluptes au pris de la vie 334333
34 La fortune se rencontre souventsouuent au train de
la raison 338
35 D’unvn defaut de nos polices 343
36 De l’usagevsage de se vestir 345
37 Du jeuneieune Caton 350
38 Comme nous pleurons & rions d’unevne mesme
chose 354
3039 De la solitude 359
40 Consideration sur Ciceron 382
41 De ne comuniquer sa gloire 388
42 De l’inegalité que est entre nous 392
43 Des lois somptuaires 408409
44 Du dormir 412
45 De la bataille de DieuxDreux 418
46 Des noms 420
47 De l’incertitude de nostre jugementiugement 429
48 Des destriers 443
49 Des coustumes ancienes 450
50 De Democritus & Heraclitus 459
51 De la vanité des parolles 464
52 De la parsimonie des anciens 471
53 D’un mot de Caesar 473
54 Des vaines subtilites 475
55 Des senteurs 480
56 Des prieres 482
57 De l’aage 490
PAr privilegepriuilege du Roy, donné a Paris le 9. jouriour de May
1579. il est permis a S. Millanges Imprimeur ordi-
naire du Roy d’imprimer tous livresliures nouveauxnouueaux: pourveupourueu
qu’ilz soient approuvésapprouués par Monseigneur l’ArchevesqueArcheuesque
de Bourdeaux, ou son Vicaire, & unvn ou deux Docteurs en
theologie, avecauec deffences tres-expresses a tous autres de
quelque qualité, qu’ils soient de les imprimer, vendre, ne
debiter de huict ans apres la premiere impression, sans
le consentement dudit Millanges, comme plus amplement
est contenu par les lettres dudict privilegepriuilege signé
DE PUIBERALPVIBERAL.
LES PLUSPLVS INSIGNES
FAUTESFAVTES SURVENUESSURVENVES
EN L’IMPRESSION
du premier livreliure.
Pag. 10. ligne, 14. ostez le point de la fin. pag. 11.
ligne, 4. pour les, lisez se. pag. 3.31. l. 19 pour puis-
sant, lisez poisant. pag. 32. l. 3. pour prend, lisez
prenoit. pa. 34, l. 1. pour different, lisez defferent.
pag. 38. l. 12, pour unevne virgule, metez unvn point
pag. 40. l. 2. au lieu d’unvn point, metez unevne virgule.
pag. 54. l, 2, pour ne, lisez si, pag. 60. l. 8. pour fe-
rons, lisez fuirons. pag. 8.80. l. 4 pour entierement,
lisez anciennement. pag. 116. l. 14. pour primam
lisez, prima. pag. 133. l. 7. pour sa, lisez la. pag.
186. apres de l’avouerauouer, metés unvn point. pa.190, l.
fi. apres ilie, mettez, me. pag. 240, l. 18. au lieu de
pour, mettez de. pag. 263. lig. 9. apres vous, ostez
l’interrogant, & li. 10. ostez l’interogant. pa. 298.
l. 19. pour sont, lisez soint. pag. 325, l. 14. pour bien-
vaillancebien-
uaillance, lisez bienveillancebienueillance. pag. 341. l. 6. pour,
reuse lises rense. pag. 345. 5. pour mettroient, lisés
metroit. pag. 346. l. 8. pour des hommes, lises du
monde. pa. 350. l. 14. pour deffauts, lises effects. pa.
357. l. 17 pour adeo, lisez, odio. pa. 424. l. 3. ajoustesaioustes
au commencement, pris du. pag. 425. l. 9. pour,
d’unvn, lises, UnVn. pag. 455. l. 18.pour Pulsi lisez pusi.
pa. 456. l. 11. pour lautas. lisés lauti. pa. 461. l. 10.
pour céte, lisés Cete. pag. 480. l. 8. apres trop, ad-
joustesad-
ioustes, ils trouverointtrouueroint place entre ces deux extre-
mités
ESSAIS DE
MICHEL DE MON-
TAIGNE.
LIVRE PREMIER.
Par diversdiuers moyens on arrivearriue a
pareille fin. Chap. 1.
LA plus communecōmune façonfaçō
d’amollir les coeurs,
de ceus qu’on a of-
fensez, lors qu’ayant
◊◊ E82 la vengeance en main,
ils nous tiennent a leur mercy, c’est de
les émouvoirémouuoir a commiserationcommiseratiō & a pitié:
toutes-fois la braveriebrauerie, la constance,
& la resolution, moyens tous contrai-
res ont quelque fois serviserui a ce mesme
effet. Edouart prince de Gales, celuy
A
2
ESSAIS DE M. DE MONTA.
qui regenta si long temps nostre Guien
neGuiē
ne, personnage, duquel les conditions
& la fortune ont beaucoup de nota-
bles parties de grandeur, ayant esté
bien fort offencé par les Limosins, &
prenant leur ville par force, ne peut e-
stre arresté par les cris du peuple & des
femmes & enfans abandonnez a la
boucherie, luy criantcriāt mercy & se jettantiettant
a ses pieds, jusquesiusques a ce que passantpassāt tous-
jourstous-
iours outre dans la ville, il aperceut
trois gentilshommes François, qui d’u-
nev-
ne hardiesse incroyable soutenoient
seuls l’effort de son armée victorieuse.
La consideration & le respect d’unevne si
notable vertu reboucha premierementpremieremēt
la pointe de sa cholere, & commença
par ces trois a faire misericorde a tous
les autres habitans de la ville. Scander-
bech, prince de l’Epire suivantsuiuāt unvn soldat
des siens pour le tuer, & ce soldat ayantayāt
essaié
LIVRE PREMIER.
3
essaié par toute espece d’humilité & de
supplication de l’apaiser, se resolut a
toute extremité de l’atandre l’espée au
poing: ceste sienne resolution arresta
sus bout la furie de son maistre, qui
pour luy avoirauoir veu prandre unvn si hono-
rable parti le receut en grace. Cest ex-
emple poura souffrir autre interpreta-
tion de ceus, qui n’auront leu la mon-
strueuse force & vaillance de ce prince
la. L’empereur Conrad troisiesme ayantayāt
assiegé Guelphe duc de BavieresBauieres, ne
voulut condescendrecondescēdre a nulles plus dou-
ces conditionsconditiōs, quelques viles & lasches
satisfactionssatisfactiōs qu’on luy offrit, que de per-
mettre seulement aus gentils-femmes
qui estoientestoiēt assiegées avecauec le duc de sor-
tir leur honneur sauvesauue a pied, avecauec ce
qu’elles pourroient emporter sur elles.
ellesElles d’unvn coeur magnanime s’aviserentauiserēt
de charger sur leurs espaules leurs ma-
A 2
4
ESSAIS DE M. DE MONTA.
ris, leurs enfans & le duc mesme. L’em-
pereur print si grandgrād plaisir a veoir la gen-
tilessegē-
tilesse de leur courage, qu’il en pleura
d’aise, & amortit toute cete aigreur
d’inimitié mortelle & capitale qu’il a-
voita-
uoit portée contre ce duc. Et des lors
en avantauant le traita humainemant luy &
les siens. Or ces exemples me semblentsemblēt
plus a propos, d’autant qu’on voit ces
ames assaillies & essayées par ces deus
moyens, en soustenir l’unvn sans s’esbran-
leresbrā-
ler & flechir sous l’autre. Il se peut dire
que de se laisser aller a la compassion &
a la pitié c’est l’effect de la facilité, de-
bonaireté, & molesse (d’ou il avientauiēt que
les natures plus foibles, comme celle
des femmes, des enfans & du vulguai-
re y sont plus sujetessuietes) mais ayant eu a
desdeing les larmes & les pleurs, de se
randre a la seule reverencereuerence & respect
de la sainte image de la vertu, que c’est
l’effect
LIVRE PREMIERE.PREMIER.
5
l’effect d’unevne ame forte & imployable,
ayantayāt en affectionaffectiō & en honneur unevne ver-
tu viveviue, masle, & obstinée. Toutesfois
es ames moins genereuses l’estonne-
mant & l’admiration peuventpeuuēt faire nai-
stre unvn pareil effect: tesmoin le peuple
Thebein lequel ayant mis en justiceiustice
d’accusation capitale ses capitaines
pour avoirauoir continué leur charge outre
le temps, qui leur avoitauoit esté prescript &
preordonné absolut a toutes peines
Pelopidas, qui plioit sous le faix de tel-
les objectionsobiectiōs & n’employoit a se garen
tir que requestes & supplicationssupplicatiōs. Et au
contraire Epaminondas, qui vint a ra-
conter magnifiquemant les choses par
luy faites, & a les reprocher au peuple
d’unevne façon fiere & asseurée, il n’eust
pas le coeur de prandre seulemant les
balotes en main. & se despartit l’assem-
blée louant grandement la hautesse du
A 3
6
ESSAIS DE M. DE MONTA.
courage de ce personage. Certes c’est
unvn subjectsubiect merveilleusemantmerueilleusemant vain, di-
versdi-
uers, & ondoyant que l’homme. Il est
malaisé d’y fonder & establir nul juge-
mantiuge-
mant constant & uniformevniforme. Voila Pon-
peiusPō-
peius qui pardona a toute la ville des
Mamertins, contre laquelle il estoit
fort animé, en consideration de la ver-
tu & magnanimité du citoyen Zenon,
qui se chargeoirchargeoit seul de la faute publi-
que, & ne requeroit autre grace que
d’en porter seul la peine. Et l’hoste de
Sylla ayant usévsé en la ville de Peruse de
semblable vertu ny gaigna rienriē, ny pour
soy ny pour autruy.
CHAPITRE SECOND.
De la tristesse.
LE contecōte dit que PsammenitusPsāmenitus roy d’E-
gypte ayant esté déffait & pris par
Cambises roy de Perse, voyant passer
devantdeuant
LIVRE PREMIER.
7
devantdeuant luy sa fille prisonniere ha-
billée en servanteseruante, qu’on envoyoitenuoyoit
puiser de l’eau, tous ses amis pleurans
& lamentans autour de luy, se tint coy
sans mot dire, les yeux fichez en terre:
& voyant encore tantost qu’on me-
noit sonsō fils a la mort, se maintint en ce-
te mesme contenance: mais qu’yantayant
apperceu unvn de ses domestiques con-
duit entre les captifz il se mit a batre sa
teste & mener unvn deuil extreme. Cecy
se pourroit apparier a ce qu’on vid der
nierement d’unvn prince des notres, qui
aiant ouy a Trante ou il estoit, nouvel-
lesnouuel-
les de la mort de son frere aisné, mais
unvn frere en qui consistoitcōsistoit l’appuy & l’hon-
neurhō-
neur de toute sa maison, & bien tost a-
pres d’unvn puisné, sa seconde esperance,
& aiant soustenu ces deus charges d’u-
nev-
ne constanceconstāce exemplaire comme quel-
ques joursiours apres unvn de ses gens vint a
A 4
8
ESSAIS DE M. DE MONTA.
mourir, il se laissa emporter a ce dernier
accidant, & quittant sa resolution s’a-
bandonna au deuil & aus regrets, en
maniere qu’acunsaucuns en prindrent argu-
ment, qu’il n’avoitauoit esté touché au vif
que de ceste derniere secousse. Mais a
la verité ce fut, qu’estantestāt d’ailleurs plein
& comble de tristesse, la moindre sur-
charge brisa les barrieres de la patien-
ce. Il s’en pourroit (dis-jeie) autant jugeriuger
de nostre histoire n’estoit qu’elle adjou
steadiou
ste, que Cambisés s’enquerant a Psam-
menitus, pourquoy ne s’estant esmeu
au malheur de son fils & de sa fille il por
toit si impatiemment celuy d’unvn de ses
amis, c’est, respondit il, que ce seul der-
nier desplaisir se peut signifier par lar-
mes, les deus premiers surpassans de
bien loin tout moyen de se pouvoirpouuoir
exprimer. A l’aventureauēture reviendroitreuiendroit a ce
propos l’inventioninuention de cet ancien pein-
tre, le-
LIVRE PREMIERE.PREMIER.
9
tre, lequel ayant a represanter au sacri-
fice de Iphigenia le deuil des assistans
selon les degrez de l’interest que chacunchacū
apportoit a la mort de cete belle fille
innocente, aiant espuisé les derniers ef-
forts de son art, quandquād se vint au pere de
la fille, il le peignit le visage couvertcouuert, com-
mecō-
me si nulle contenance ne pouvoitpouuoit re-
presenterre-
presēter ce degré de deuil. Voila pour-
quoy les poetes feignent cete misera-
ble mere Niobé aiant perdu premie-
rement sept fis[sic] & puis de suite autant
de filles, surchargée de pertes avoirauoir e-
sté en fin transmuée en rochier,
Diriguisse malis,
misero quod omnes
Quod loquar amens. Lumina nocte.
Eripit sensus mihi. Nam simul te.te
Lesbia aspexi, nihil est super mi
Lingua séd torpet, tenuis sub artus
Flamma dimanat, sonitu suopte
Tinniunt aures, gemina teguntur
CHAPITRE TROISIESME.
Nos affections s’emportent au de
la de nous.
BErtrand du Glesquin mourut au
siege du chasteau de Rancon pres
du Puy en AuvergneAuuergne. Les assiegés s’e-
stant rendus apres, furent obligez de
porter les clefs de la place sur le corps
du trespassé. Berthelemi d’Aluiane, ge-
neral de l’armée des Venitiens, estant
mort au serviceseruice de leurs guerres en la
Bresse, & son corps ayantayāt a estre rapor-
té a Venise par le Veronois, terre en-
nemye, la pluspart de ceus de l’armée
estoient d’advisaduis qu’on demandat sauf
conduit
LIVRE PREMIERE
13
conduit pour le passage, a ceux de Ve-
rone: mais Theodore TrivolceTriuolce y con-
tredit & choisit plustost de le passer
par viveviue force au hazard du combat,
n’estant convenableconuenable, disoit il, que
celuy qui en sa vie n’avoitauoit jamaisiamais eu
peur de ses ennemis, estant mort fit de-
monstration de les craindre. Ces traits
se pourroientpourroiēt trouvertrouuer estranges s’il n’e-
stoit receu de tout temps, non seule-
ment d’estendre le soing que nous a-
vonsa-
uons de nous au dela cete vie: mais
encore de croire que bien souventsouuent les
faveursfaueurs celestes nous accompaignent
au tombeau, & continuent a nos reli-
ques. Dequoy il y a tanttāt d’examples an-
ciens, laissant a part les nostres, qu’il
n’est besoing que ji’en fournisse. Edou-
ard premier Roy d’Angleterre ayant
essaié aus longues guerres d’entre luy
& Robert roy d’Escosse, combien la
presence
14
ESSAIS DE M. DE MONTA
presence donnoit d’avantageauantage a ses af-
faires, rapportant tousjourstousiours la victoire
de ce qu’il entreprenoit en personne,
mourant obligea son fils par solennel
serment a ce qu’estantestāt trespassé, il fit bou
lir son corps pour desprandre sa chair
d’avecauec les os, laquelle il fit enterrer, &
quant aus os qu’il les reservastreseruast pour les
porter avecauec lui & en son armée, toutes
les fois qu’il luy adviendroitaduiendroit d’avoirauoir
guerre contre les Escossois, comme si
la destinée avoitauoit fatalement ataché la
victoire a ses membres. Les premiers
ne reserventreseruent au tombeau, que la repu-
tation acquise par leurs actionsactiōs passées:
mais cetuy cy y veut encore trainer la
puissance d’agir. Le fait du Capiteine
Baiard est de meilleure composition,
lequel se sentant blessé a mort d’unevne
harquebusade dans le corps, conseillé
de se retirer de la meslée responditrespōdit qu’il
ne com-
LIVRE PREMIER.
15
ne commenceroitcōmenceroit point sur sa fïn a tour-
ner le dos a lennemy: & ayant com-
batu autant qu’il eut de force se sentantsentāt
defaillir & eschaper du chevalcheual, com-
manda a son maistre d’hostel de le
coucher au pied d’unvn arbre: mais que
ce fut en façon qu’il mourut le visage
tourné vers l’ennemy, comme il fit. Il
me faut adjousteradiouster cet ◊◊ LAL aultre◊ E82 autre exempleexēmple[sic] aussi re-
merquable pour cete consideration,
que nul des precedens. L’empereur
Maximilien bisayeul du roy Philippes,
qui est a present, estoit prince garny
de tout plein de grandesgrādes qualités, & en-
tre autres d’unevne beauté de corps singu-
liere. Mais parmy ses humeurs, il avoitauoit
cete cy bien contraire a celle des prin-
ces, qui pour despecher les plus impor-
tants affaires font leur throsne de leur
chaire percée. C’est qu’il n’eut jamaisiamais
valet de chambre, si privépriué, a qui il
permit
16
ESSAIS DE M. DE MONTA.
permit de le veoir en sa garderobe, il se
desroboit & cachoit pour tumber de
l’eau, aussi religieux qu’unevne fille a ne
descouvrirdescouurir ny a medecin ny a qui que
ce fut les parties qu’on a accoustumé
de tenir cachées: & jusquesiusques a telle su-
perstition, qu’il ordonna par parolles
expresses de son testament, qu’on luy
attachat des calessons quand il seroit
mort. Il devoitdeuoit adjousteradiouster par codicille,
que celuy qui les luy monteroit eut
les yeux bandés.
CHAP. QUATRIESMEQVATRIESME
Comme l’ame descharge ses passions
sur des objetzobietz faux quand les
vrais luy defaillent
UNVN gentil homme des nostres mer
veilleusementmer
ueilleusement subjectsubiect a la goute,
estant pressé par les medecins de laisser ◊◊ E82 du tout
l’usagevsage
LIVRE PREMIER.
17
l’usagevsage des viandes salées, avoitauoit accou-
stumé de respondrerespōdre ◊◊ E82 fort plaisamment, que sur
les effors & tourmens du mal il vouloit
avoirauoir a qui s’enē prendre, & que s’escriantescriāt
& maudissant tantosttātost le cervelatceruelat, tantosttātost
la langue de beuf & le jamboniambon, il s’en
sentoit d’autant allegé. Mais en bon es-
ciant commecōme le bras estant haussé pour
frapper, il nous deut[sic] si le coup ne ren-
contre, & qu’il aille au vent: aussi que
pour rendrerēdre unevne veüe plaisante il ne faut
pas qu’elle soit perdue & escartée dans
le vague de lair, ains qu’elle aye bute
pour la soustenir a raisonnable distan-
ce. De mesme il semblesēble que l’ame esbran
léeesbrā
lée & esmeue se perde en soy mesme
si on ne luy donne prinse: & faut tous-
jourstous-
iours luy fournir d’objectobiect ou elle s’a-
butte & agisse. Plutarque dit a propos
de ceux, qui s’affectonnentaffectionnent aus gue-
nons & petis chiens, que la partie a-
B
18
ESSAIS DE M. DE MONT.
amoureuse, qui est en nous, a faute de
prise legitime, plustost que de demeu-
rer en vain, s’en forge ainsi, unevne faulce
& frivolefriuole. Et nous voyons que l’ame
en ses passions se pipe plustost elle mes-
me se dressant unvn faux subjectsubiect & fantas-
tique, voire contre sa propre creance,
que de n’agir contre quelque chose.
Quelles causes n’inventonsinuentons nous des
mal’heurs, qui nous adviennentaduiennēt? a quoy
ne nous prenons nous a tort ou droit
pour avoirauoir ou nous escrimer? Ce ne sontsōt
pas ces tresses blondes, que tu deschi-
res, ny la blancheur de cette poitrine,
que despite tu bas si cruellement, qui
ont perdu d’unvn mal’heureux plomb ce
frere bienbiē aymé: prens t’en ailleurs. Qui
n’a veu macher & engloutir les cartes,
se gorger d’unevne bale de dets pour a-
voira-
uoir ou se venger de la perte de son ar-
gent? Xerxes foita la mer & escrivitescriuit unvn
cartel de deffi au mont Athos: & Cyrus
LIVRE PREMIER.
19
amusa toute unevne armée plusieurs joursiours
a se venger de la riviereriuiere de Gyndus
pour la peur qu’il avoitauoit eu en la passantpassāt:
& Caligula ruina unevne tres-belle maisonmaisō
pour le plaisir que sa mere y avoitauoit receu.
Augustus Cesar ayantayāt esté battu de la tem-
pestetē-
peste sur mer se print a deffier le dieu
Neptunus, & en la pompe des jeusieus
Circenses fit oster son image du reng
ou elle estoit prrmyparmy les autres dieux
pour se venger de luy. En quoy il est
encore moins excusable que les prece
dens, & moins qu’il ne fut depuis: lors
qu’ayant perdu unevne bataille sous Quin
tilius Varus en Allemaigne, il alloit de
colere & de desespoir choquant sa te-
ste contre la muraille, en s’escriant Va-
rus rens moy mes soldats: car ceux
la surpassent toute follie, d’autant
que l’impieté y est joincteioincte, qui s’en
adressent a Dieu mesmes a belles
B 2
20
ESSAIS DE M. DE MONTA.
injuresiniures, ou ◊◊ LAL à◊ E82 a la fortune, comme si elle
avoitauoit des oreilles sujectessuiectes a nostre bat-
terie. Or, comme dit cet antien poete
ches Plutarque, Point ne se faut cou-
roucer aus affaires.
Il ne leur chaut de toutes nos coleres.
CHAP. CINQUIESMECINQVIESME.
Si le chef d’unevne place assiegée doit
sortir pour parlementer.
LUciusLVcius Marcius legat des Romains
en la guerre contre Perseus roy de
Macedoine voulant gaigner le temps
qu’il lui falloit encore a metre en point
son armée, sema des entregets d’ac-
cord, desquels le roy endormi accor-
da tresvetresue pour quelques joursiours, four-
nissant par ce moyenmoyē son ennemy d’o-
portunité & loisir pour s’armer: d’ou
le roy encourut sa dernierderniere ruine. Si est
ce, que
LIVRE PREMIER.
21
ce que le Senat Romain, a qui le seul
advantaigeaduantaige de la vertu sembloit moyenmoyē
justeiuste pour acquerir la victoire trouvatrouua
ceste praticque laide & des-honneste,
n’ayant encores ouy sonner a ses oreil-
les ceste belle sentence,
dolus an virtus quis in hoste requirat.
Quand a nous moings superstitieux,
qui tenons celuy avoirauoir l’honneur de la
guerre, qui en a le profit, & qui apres
Lysander, disons que ou la peau du lyonlyō
ne peut suffire, qu’il y faut coudre ungvng
lopin de celle du renard. les plus ordi-
naires occasions de surprinse se tirent
de ceste praticque: & n’est heure, disons
nous, ou unvn chef doivedoiue avoirauoir plus l’oeil
au guet, que celle des parlemensparlemēs & trai-
tes d’accord. Et pour ceste cause c’est
unevne reigle en la bouche de tous les hom-
meshō-
mes de guerre de nostre temps, qu’llil ne
faut jamaisiamais que le gouverneurgouuerneur en unevne
B 3
22
ESSAIS DE M. DE MONTA.
place assiegée sorte luy mesmes pour
parlementer. Du temps de nos peres
cela fut reproché aus seigneurs de Mont
mordMōt
mord & de l’Assigni deffandans Mou-
son contre le Conte de Nansaut, mais
aussi à ce conte celuy la seroit excusa-
ble, qui sortiroit en telle façonfaçō, que la sur-
té & l’advantaigeaduantaige demeurat de son co-
sté, comme fit en la ville de Regge, le
Conte Guy de Rangon (s’il en faut
croire Monsieur du Bellay: car Gui-
chardin dit que ce fut luy mesmes) lors
que le seigneur de l’Escut s’en approcha,
pour parlementer: car il abandonnaabandōna de
si peu son fort, que unvn trouble s’estant
esmeu pandant ce parlement, non seu-
lement monsieur de l’Escut & saLAL laE82 sa troup-
pe, qui estoit approchée avecauec luy se
trouvatrouua la plus foible, de façonfaçō que Alex-
andre TrivulceTriuulce y fut tué, mais luy mes-
mes fust contrainct, pour le plus seur,
de suivresuiure
LIVRE PREMIER.
23
de suivresuiure le Conte, & se getter sur sa
foy a l’abri des coups, dans la ville. Si
est ce que encores en y a il, qui se sont
tres bien trouvéstrouués de sortir sur la parolle
de l’assaillantassaillāt: tesmoing Henry de Vaux,
ChevalierCheualier Champenois, lequel estant
assiegé dans le chasteau de CommercyCōmercy
par les Anglois, & BerthelemyE82 Barthelemy de Bon-
nesBō-
nes, qui commandoit au siege ayant
par dehors faict sapper la plus part du
chasteau, si qu’il ne restoit que le feu
pour acabler les assiegés soubs les rui-
nes, somma ledict Henry de sortir a
parlementer pour son profict, comme
il fit luy quatriesme, & son evidanteeuidante
ruyne luy ayant esté monstrée a l’oeil il
s’en sentit singulierement obligé a l’en-
nemy, a la discretion duquel apres qu’il
se fut rendu & sa trouppe, le feu estant
mis a la mine les estansons de bois ve-
nant a faillir le chasteau fut emporté
B 4
24
ESSAIS DE M. DE MONTA.
de fons en comble.
CHAPITRE SIXIESME.
L’heure des parlemens dangereuse.
TOutes-fois jeie vis dernierement en
mon voisinage de Mussidan, que
ceux, qui en furent délogés a force par
nostre armée, & autres de leur part
criyoientcriyoiēt comme de trahison, de ce que
pandant les entremises d’accord, & le
parlement se continuant encores, on
les avoitauoit surpris & mis en pieces, cho-
se, qui eust heu a l’avantureauanture appa-
rance en unvn autre siecle, mais comme
jeie viens de dire, nos façons sont entie-
rement eslognées de ces reigles. Et ne
se doit attandre fiance des ungsvngs aux
autres, que le dernier seau d’obligationobligatiō
n’y soit passé: encore y a il lors assés af-
faire. Cleomenes disoit, que quelque
mal
LIVRE PREMIER.
25
mal qu’on peut faire aux ennemis en
guerre cela estoit par dessus la justiceiustice,
& non subjectsubiect a icelle, tant enversenuers les
dieux, que enversenuers les hommes. & ayantayāt
faict trevetreue avecauec les Argiens, pour sept
joursiours, la troisiesme nuit apres il les alla
charger tous endormis & les défict,
alleguant qu’en sa trevetreue il n’avoitauoit pas
esté parlé des nuits: mais les dieux van-
gerent ceste perfide subtilité. Mon-
sieur d’Aubigny assiegeant Cappoüe,
& apres y avoirauoir faict unevne furieuse ba-
terie, le seigneur FrabriceFabrice Colonne,
capitaine de la ville ayant commancé
a parlementer de dessus unvn bastion, &
ses gensgēs faisant plus molle garde, les no-
stres s’en amparerentamparerēt & mirent tout en
pieces. Et de plus fresche memoire a
YvoiYuoi le seigneur JullianIullian Rommero aiantaiāt
fait ce pas de clerc de sortir pour parle-
menter avecauec monsieur le Conestable,
B 5
26
ESSAIS DE M. DE MONTA.
trouvatrouua au retour sa place saisie. Mais a-
fin que nous ne nous en aillons pas
sans revanchereuanche le Marquis de Pesquaire
assiegeant Genes, ou le duc OctavianOctauian
Fregose commnadoitcōmnadoitcommandoit soubs nostre pro-
tection, & l’accord entre eux ayantayāt esté
poussé si avantauant, qu’on le tenoit pour fait,
sur le point de la conclusion, les Espai-
gnolEspai
gnols s’estant coullés dedans en usarentvsarent
comme en unevne victoire planiere: & de-
puis en Ligny en Barrois, ou le Conte
de Brienne commandoit, l’Empereur
l’ayant assiegé en personne, & Berthe-
villeBerthe-
uille lieutenant dudict Conte estant
sorty pour parlementer, pandant le
parlement la ville se trouvatrouua saisie.
Fu il vincer sempremai laudabil cosa
Vincasi o per fortuna o per ingegno,
disent ils: mais le philosophe Chrisip-
pus n’eust pas esté de c’estcet advisaduis: car il
disoit que ceux, qui courrent a lenuyl’envyenuy
doiventdoiuent
LIVRE PREMIER.
27
doiventdoiuēt bien employer toutes leurs for-
ces a la vistesse, mais il ne leur est pour-
tant aucunement loisible de mettre la
main sur leur adversaireaduersaire pour l’arre-
ster, ny de luy tendre la jambeiambe, pour le
faire cheoir.
CHAP. SEPTIESME.
Que l’intention jugeiuge nos actions.
LA mort, dict on, nous aquitte de
toutes nos obligations, ji’enē sçay qui
l’ont prins en diversediuerse façonfaçō. Henry sep-
tiesme roy d’Angleterre fict composi-
tion avecauec don Philippe fils de l’Empe-
reur Maximilian, ou pour le confron-
ter plus honnorablementhonnorablemēt, pere de l’Em-
pereur Charles cinquiesme, que ledict
Philippe lui remettroitE82 E88 E95 remettoit entre ses mains
le duc de Suffolc de la rose blancheblāche sonsō en
nemy, lequel s’en estoit enfuy & retiré
au pais
28
ESSAIS DE M. DE MONT.
aux pais bas moyenant qu’il promet-
toit de n’atemter rien sur la vie dudict
duc: toutes-fois venant a mourir il com-
mandacō-
manda par son testament expressementexpressemēt
a son fils de le faire mourir soudain a-
pres qu’il seroit decedé. Dernierement
en ceste tragedie, que le duc d’Albe
nous fit veoir a Bruxelles es ContesCōtes de
Horne & d’Aiguemond, ausquels il fit
trancher la teste, il y eust tout plein de
choses remarquables, & entre autres,
que ledit ConteCōte d’Aiguemond, soubs la
foy & asseurance duquel le Conte de
Horne s’estoit venu randre au duc
d’Albe, requit avecauec grande instance,
qu’on le fit mourir le premier: affin que
sa mort le guarantit de l’obligation,
qu’il avoitauoit audict Conte de Horne. Il
semble que la mort n’ait point deschar
gé le premier de sa foy donnée, & que
le second en estoit quite, mesmes sans
mourir.
LIVRE PREMIER.
29
mourir. Nous ne pouvonspouuons estre tenus
au dela de nos forces & de nos moiensmoiēs.
A ceste cause, par ce que les effaictz &
executions ne sont aucunementaucunemēt en no-
stre puissance, & qu’il n’y a rien en bon
essiant en nostre puissance, que la vo-
lonté: en celle la se fondent par necessi-
té, & s’establissent toutes les reigles du
devoirdeuoir de l’homme. Par ainsi le Con-
te d’Aiguemond tenanttenāt son ame & vo-
lonté endebtée a sa promesse, bien que
la puissance de l’effectuer ne fut pas en
ses mains, estoit sans doubte absous de
son devoirdeuoir, quand il eut survescusuruescu le Con-
te de Horne. Mais le roy d’Angleter-
re faillant a sa parolle, par son intentionintētion
ne se peut excuser, pour avoirauoir retardé
jusquesiusques apres sa mort l’execution de sa
desloyauté, non plus que le masson de
Herodote, lequel ayant loyallement
conservéconserué durant sa vie le secret des tre-
sors du
30
ESSAIS DE M. DE MONTA.
sors du roy d’Egypte sonsō maistre, mou-
rant les descouvritdescouurit a ses enfans.
CHAP. HVICTISIESMEHUICTIESME.
De l’oisivetéoisiueté.
Velut aegri somnia vanae
COmme nous voyons des terres
oysivesoysiues, si elles sont grasses & fer-
tilles, que elles ne cessent de foissonner
en cent mille sortes d’herbes sauvaigessauuaiges
& invtillesinutilles, & que pour les tenir en of-
fice il les faut asubjectirasubiectir & employer a
certaines semences pour nostre servi-
ceserui-
ce. Et commecōme nous voyons que les fem-
mes produisent bien toutes seules des
amas & pieces de chair informes, mais
que pour faire unevne generation bonne
& naturelle, il les faut enbesoigner d’u-
nev-
ne autre semance: ainsin est il des es-
pris si on ne les occupe a certain subjetsubiet,
qui les bride & contraigne, ils se jettentiettēt
desreiglés par cy par la dans le vague
champ
LIVRE PREMIER.
31
champ des immaginations: & n’est
folie ny reveriereuerie qu’ils ne produisent en
ceste agitation,
Finguntur species.
L’ame qui n’a point de but estably elle
se perd. Car comme on dict, c’est n’e-
stre en nul lieu, que d’estre par tout.
Dernierement que jeie me retiray chez
moy, deliberé autantautāt que jeie pourrayLAL E82 pourroy de
ne me mesler d’autre chose, que de
passer en repos & a part ce peu qui me
reste de vie, il me sembloit ne pouvoirpouuoir
faire plus grande faveurfaueur a mon esprit,
que de le laisser en pleine oysivetéoysiueté s’en-
tretenirē-
tretenir soi mesmes & s’arrester & ras-
seoir en soy. ce que ji’esperois qu’il peut
meshui faire plus aisement devenudeuenu a-
veca-
uec le temps plus puissantLAL E82 poisant & plus meur,
mais jeie trouvetrouue comme
vanamE82 variam semper dant otia mentem,
que au
32
ESSAIS DE M. DE. MONTA.
que au rebours faisant le chevalcheual escha-
pé il se donne cent fois plus d’affaire a
soy mesmes qu’il n’en prentLAL E88 prenoit pour au-
truy, & m’enfante tant de chimeres &
monstres fantasques les unsvns sur les au-
tres, sans ordre, & sanssās propos, que pour
en contempler a mon aise l’ineptie &
l’estrangettél’estrangeté ji’ay commancécommācé de les met-
tre en rolle, esperant avecauec le temps luy
en faire honte a luy mesmes.
CHAP. NEUFIESMENEVFIESME.
Des menteurs.
IL n’est homme a qui il siese si mal de
se mesler de parler de la memoire
qu’a moy. Car jeie n’en reconnoy quasi
nulle trasse chez moy: & ne pense qu’il
y en aye au monde unevne si monstrueu-
se en defaillance. JI’ai toutes mes autres
parties villes & communescōmunes: mais en cete
la jeie pense estre singulier & tresrare, &
digne
LIVRE PREMIER.
33
digne de gaigner par la nom & repu-
tation. l’en pourrois faire des contes
merveilleusmerueilleus, mais pour cete heure il
vaut mieux suivresuiure mon theme. Ce n’est
pas sans raisonraisō qu’onō dit, que qui ne se sentsēt
point assez ferme de memoire, ne se
doit pas mesler d’estre menteur. JeIe sçai
bien que les Grammairiens font diffe-
rence entre dire mensonge & mentir:
& disent que dire mensonge c’est dire
chose faulce, mais qu’on a pris pour
vraye, & que la definition du mot de
mentir en latin, d’ou nostre François
est party, porte autantautāt comme aller con-
trecō-
tre sa conscience, & que par consequentconsequēt
cela ne touche que ceux qui disent con-
tre ce qu’ils sçaventsçauent, desquels jeie parle.
Or ceux cy, ou ils invententinuentent marc &
tout, ou ils déguisent & alterent unvn
fons veritable. Lors qu’ils deguisent
& changent, a les remettre souventsouuent en
ce mesme conte, il est malaisé qu’ils ne
C
34
ESSAIS DE M. DE MONTA.
se desferentdesferrent : par ce que la chose, com-
me elle est, s’estantestāt logée la premiere dansdās
la memoire, & s’y estantestāt empreinte par
la voie de la connoissance, & de la scien
cesciē
ce, il est malaisé qu’elle ne se represente
a l’imagination délogeant la faulceté,
qui n’y peut avoirauoir le pied si ferme, ny si
rassis: & que les circonstances du pre-
mier aprentissage se coulant a tous les
coups dans l’esprit, ne facent perdre le
souvenirsouuenir des pieces raportées faulses
ou abastardies en ce qu’ils invententinuentent
tout a fait. D’autantautāt qu’il n’y a nulle im-
pression contrairecōtraire, qui choque leur faul-
ceté: ils semblent avoirauoir d’autant moins
a craindre de se mesconter. Toutesfois
encore cecy, par ce que c’est unvn corps
vain & sans prise, il eschape volontiers
a la memoire, si elle n’est bien asseurée.
Le roy François premier, se vantoitvātoit d’a-
voira-
uoir mis au rouet par ce moyen Fran-
cisque
LIVRE PREMIER.
35
cisque TavernaTauerna Ambassadeur de Fran-
çoisFrā-
çois Sforce duc de Milan, homme tres-
fameux en science de parlerie. C’e-
stuy cyCet-
tuy-cy avoitauoit esté despeché pour excu-
ser son maistre enversenuers sa magesté, d’unvn
fait de grandegrāde consequance: qui estoit tel.
Le roy pour maintenir tousjourstousiours quel
ques intelligencesintelligēces en Italie, d’ou il avoitauoit
esté dernierementdernieremēt chassé, mesme au Du-
ché de Milan, avoitauoit aviséauisé d’y tenir pres
du Duc unvn gentil’hommehōme de sa part, Am
bassadeur, par effect, mais par apparen-
ceapparē-
ce homme privépriué, qui fit la mine d’y e-
stre pour ses affaires particulieres: d’au-
tant que le Duc, qui dependoitdepēdoit beaucoup
plus de l’Empereur, lors principalementprincipalemēt
qu’il estoit en traicté de mariage avecauec
sa niepce, fille du roy de Dannemarc,
qui est a presentpresēt douairiere de Loraine,
ne pouvoitpouuoit descouvrirdescouurir avoirauoir aucune
practique & conference avecquesauecques
C 2
36
ESSAIS DE M. DE MONNTA.MONTA.
nous, sans son grand interest. A ceste
commissioncōmission se trouvatrouua propre unvn gentil-
hommehōme Milanois, escuier d’escuirieescurie ches le
roy nommé MerveillesMerueilles. CetuycyCetuy-cy despe-
ché avecquesauecques lettres secretes de creancecreāce,
& instructionsinstructiōs d’Ambassadeur & avec-
quesauec-
ques d’autres lettres de recommendationrecōmēdation
enversenuers le Duc en faveurfaueur de ses affaires
particuliers pour le masque & la mon-
stre, fut si long tempstēps aupres du duc, qu’il
en veint quelque resentiment a l’Em-
pereur, qui donna cause a ce, qui s’en-
suiviten-
suiuit apres comme nous pensons: qui
fut, que sous couleur de quelque meur
tre, voila le Duc qui luy fait trancher la
teste de belle nuict, & son procez faict
en deux joursiours. Messire Francisque estantestāt
venu prest d’unevne longue deduction
contrefaicte de cete histoire, car le roy
s’en estoit adressé, pour demander rai-
son a tous les princes de Chrestienté
LIVRE PREMIER.
37
& au duc mesmes, fut ouy aus affaires
du matin, & ayant estably pour le fon-
dement de sa cause, & dressé a cete fin
plusieurs belles apparences du faict,
que son maistre n’avoitauoit jamaisiamais pris no-
stre homme, que pour gentil-homme
privépriué & sien sujectsuiect, qui estoit venu faire
ses affaires a Milan, & qui n’avoitauoit ja-
maisia-
mais vescu la soubs autre visage, des-
advouantdes-
aduouant mesme avoirauoir sceu qu’il fut
en estat de la maison du roy, ni conneu
de luy, tant s’en faut qu’il le prit pour
ambassadeur. Le roy a son tour le pres
sant de diversesdiuerses objectionsobiections & deman-
des, & le chargeant de toutes pars, l’ac
cula en fin sur le point de l’execution
faite de nuict, & commecōme a la desrobée. A
quoi le pauvrepauure hommehōme ambarassé respon
dictrespō
dict, pour faire l’honneste, que pour
le respect de sa majestémaiesté le duc eut esté
bien marry que telle execution se fut
C 3
3738
ESSAIS DE M. DE MONTA.
faicte de jouriour. Chacun peut penser,
comme il fut relevéreleué, s’estant si lourde-
ment couppé & a l’endroit d’unvn tel
nez, que celuy du roy François. Le Pa-
pe JuleIule second ayant envoyéenuoyé unvn Am-
bassadeur vers le roy d’Angleterre
pour l’animer contre le roy Fran-
çois, l’Ambassadeur ayant esté ouy
sur sa charge, & le roy d’Angleterre s’e-
stant arresté en sa responce aus diffi-
cultés qu’il trouvoittrouuoit, a dresser les prepa
ratifs, qu’il faudroit pour combatre unvn
roy si puissant: & en alleguantalleguāt quelques
raisons, l’Ambassadeur repliqua mal a
propos, qu’il les avoitauoit aussi considerées
de sa part, & les avoitauoit bien dites au Pa-
pe. De cete parolle si elongnée de sa
proposition, qui estoit de le pousser in-
continent a la guerre, le roy d’An-
gleterre prit le premier argument de
ce qu’il trouvatrouua depuis par effect, que
cet Am-
LIVRE PREMIER.
3839
cet Ambassadeur de son intention par
ticuliere pendoit du costé de France,
& en ayant advertyaduerty son maistre, ses
biens furent confisquez, & ne tint a
guierreguiere qu’il n’en perdit la vie.
CHAP. DIXIESME.
Du parler prompt ou tardif.
OnquesLAL OnqE82 Onques ne furent a tous toutes gra-graces
données.
AUssiAVssi voyons nous qu’au don d’e-
loquence, les unsvns ont la facilité &
la promptitude, &, ce qu’on dict, le
boute-hors si aisé qu’a chaque bout de
champ ils sont prests: les autres plus tar
difz ne parlent jamaisiamais rien qu’elabou-
ré & premedité, commeLAL E82 . Comme on don-
ne des regles aus dames de pren-
dre les jeusieus & les excercices du corps
C 4
40
ESSAIS DE M. DE MONTA.
selon l’advantageaduantage de ce, qu’elles
ont le plus beau. SiLAL E88 , siE82 : si j i’avoisauois a conseil-
ler de mesmes en ces deus diversdiuers ad-
vantagesad-
uantages de l’eloquence, de laquelle il
semble en nostre siecle, que les pres-
cheurs & les advocatzaduocatz facent princi-
pale profession, le tardif seroit mieus
prescheur, ce me semble, & l’autre
mieus advocataduocat. Par ce que la charge
de celuy la luy donne autant qu’il luy
plait de loisir pour se preparer: & puis
sa carriere se passe d’unvn fil & d’unevne
suite sans interruption: la ou les com-
moditez de l’advocataduocat le pressent a
toute heurteheure de se mettre en lice. Et
puis les responces improuveuesimprouueues de
sa partie adverseaduerse le rejettentreiettent hors
de son branle, ou il luy faut sur le
champ prendre nouveaunouueau party. Si est
ce qu’a l’entreveüeentreueüe du Pape Clemant
& du roy François a Marseille, il ad-
vintuint
LIVRE PREMIER.
41
vintuint tout au rebours, que monsieur
Poyet, homme toute sa vie nourry au
barreau en grande reputation, ayant
charge de faire la harangue au Pape, &
l’ayant de longue main pourpensée,
voire, a ce qu’on dit, apportée de Pa-
ris toute preste, le jouriour mesme qu’elle
devoitdeuoit estre prononcée le Pape se crai-
gnant qu’on luy tint propos, qui peut
offencer les Ambassadeurs d’autres
princes, qui estoient autour de luy, man-
damā-
da au roy l’argument qui luy sembloit
estre le plus propre au temps & au lieu,
mais de fortune tout autre que celuy
sur lequel monsieur Poyet s’estoit tra-
vaillétra-
uaillé: de façon que sa harangue de-
meuroit inutile & luy en falloit prom-
ptementprom-
ptemēt refaire unevne autre. Mais s’en sen-
tantsē-
tant incapable, il fallut que monsieur le
Cardinal du Bellay en print la charge.
Il semble que ce soit plus le rolle de
C 5
4142
ESSAIS DE M. DE MONTA.
l’esprit d’avoirauoir son operation prompte
& soudaine, & plus celluy du jugementiugemēt,
de l’avoirauoir lente & posée. Mais qui de-
meure du tout muet, s’il n’a loisir de se
preparer, & celuy aussi a qui le loisir ne
donne nul adventaigeaduentaige de mieus dire,
ils sont en pareil degré d’estrangetéestrāgeté. On
recite de SeverusSeuerus Cassius, qu’il disoit
mieus sans y avoirauoir pensé, qu’il devoitdeuoit
plus a la fortune qu’a sa diligence, qu’il
luy venoit a profit d’estre troublé en
parlant, & que ses adversairesaduersaires crai-
gnoient de le piquer, de peur que la
colere ne luy fit redoubler son eloquan-
ceeloquā-
ce. JeIe cognois bien privemantpriuemant & par
ordinaire experiance, cete condition
de nature qui ne peut soustenir unevne
vehemantevehemāte premeditation, tant pour le
defaut de la memoire & difficulté du
chois des choses & de leur disposition
que pour le trouble qu’unevne atention
vehe-
LIVRE PREMIER.
4243
vehemente luy apporte d’ailleurs.
Nous disons d’aucunsaucūs ouvragesouurages qu’ilz
puent a l’huyle & a la lampe, pour cer-
taine aspreté & rudesse, que le travailtrauail
imprime es ouvragesouurages, ou il y ail a grande
part. Mais outre cela la solicitude de
bien faire, & cete contention de l’ame
trop bandée & trop tendue a son en-
treprise la rompt, & la trouble. En cete
conditionconditiō de nature, dequoy jeie parle, il
y a quant & quant aussi cela, qu’elle
demande a estre non pas esbranlee &
piquee par sesLAL E88 ces passions fortes commecōme la
colere de Cassius (car ce mouvementmouuement
seroit trop aspre) elle veut estre non
pas secoüésecoüée, mais solicitee: elle veut e-
stre eschaufee & recueillieereveillee par les oc-
casions estrangeres presentes & for-
tuites. Si elle va toute seule, elle
ne faict que trayner & languir,
l’agita-
44
ESSAIS DE M. DE MONTA.
l’agitationagitatiō, c’est la vie & la grace de son
langage: ses escrits le mostrentmonstrent au pris
de ses paroles: au moins s’il y peut a-
voira-
uoir du chois, ou il ni a point de valeur.
CHAPITRE UNZIEMEVNZIEME.
Des prognostications.
Ille potenspotens sui
QUandQVand aux oracles, il est certain,
que bonne piece avantauant la venue
de JesusIesus Christ, ils avoientauoient commancé
a perdre leur credit: car nous voyons
que Cicero se met en peine de trouvertrouuer
la cause de leur defaillance: mais quantquāt
aux autres prognosticques, qui se ti-
royent de l’anatomie des bestes aux
sacrifices, du trepillementLAL E82 E95 trepignement des poulets,
du vol des oyseaux & autres, sur les-
quels l’antieneté appuioit la plus part
des entreprinses, tant publicques que
priuéeprivéesE82 priveés[sic]: nostre religion les a abolies. Et
encores
LIVRE PREMIER.
45
encores qu’il reste entre nous, quel-
ques moyens de divinationdiuination es astres,
es esprits, es figures du corps, es son-
ges, & ailleurs, notable exemple de la
forcenée curiosité de nostre nature s’a-
musant a preoccuper les choses futu-
res, comme si elle n’avoitauoit pas assez af-
faire a digerer les presantespresātes: si est ce qu’el
le est de beaucoup moindre auctorité.
Voila pourquoy l’example de Fran-
çois Marquis de Sallusse m’a semblé
remarquable: car lieutenantlieutenāt du roy Fran-
çoisFrā-
çois en son armee dela les monts, infi-
niementinfi-
niemēt favoriséfauorisé de nostre court, & o-
blige au roy du Marquisat mesmes qui
avoitauoit este confisquécōfisqué de son frere, au reste
ne se presentantpresentāt occasion de le faire, son
affectionaffectiō mesmes y contredisantcontredisāt, se laissa
si fort espouvanterespouuāter (comme il a esté ad-
veréad-
ueré) aux belles prognosticationsprognosticatiōs qu’on
faisoit lors courir de tous costez a l’ad-
46
ESSAIS DE M. DE MONTA.
vantageuantage de l’Empereur Charles cin-
quiesme & a nostre desadvantagedesaduātage, mes-
mes en l’Italie, ou ces folles prophe-
ties avoientauoient trouvétrouué tant de place, qu’a
Rome fut baillé grandesgrādes sommes d’ar-
gent au change pour ceste opinion
de nostre ruine, que apres s’estre sou-
vantsou-
uant condoleu a ses privezpriuez des maux
qu’il veoioit inevitablementineuitablemēt preparez a
la couronne de France, & aux amis
qu’il y avoitauoit, se revoltareuolta, & changea de
party a son grand dommage pourtantpourtāt,
quelque constellation qu’il y eut. Mais
il s’y conduisit en homme combatu de
diversesdiuerses passions. Car ayant & villes
& forces en sa main, l’armée ennemye
soubz Anthoine de LeveLeue a trois pas de
luy, & nous sans soubson de son faict,
il estoit en luy de faire pis qu’il ne fist.
Car pour sa trahison nous ne perdis-
mes ny homme, ny ville que Fossan:
encore
LIVRE PREMIER.
47
encore apres l’avoirauoir long temps con-
testee.
Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit Deus,
Ridetque si mortalis ultra
Fas trepidat.
Laetusque deget cui licet in diem
Dixisse vixi, cras vel atra
Nube polum pater occupato
Vel sole puro.
Laetus in presens animus quod ultravltra est
Oderit curare.
CHAP. DOUZIESMEDOVZIESME.
De la constance.
LA loy de la resolution & de la con
stance ne porte,Yale ne porte, pasE82 ne porte pas que nous ne nous
devionsdeuions couvrircouurir autant qu’il est en
nostre puissance, des maux & incon-
veniensincon-
ueniens qui nous menassent, ny
par con-
48
ESSAIS DE M. DE MONTA.
par consequantcōsequant d’avoirauoir peur qu’ils nous
surpreignent. Au rebours tous moyensmoyēs
honnestes de se garentir des maux sontsōt
nonnō seulementseulemēt permis, mais louables. Et
le jeuieu de la constance se joüeioüe principa-
lement a porter patiemmentpatiemmēt & de pied
ferme les inconveniansincōuenians, ou il n’y a point
de remede. De maniere qu’il n’y a soup
plesse de corps ny mouvementmouuement aux ar-
mes de main, que nous trouvionstrouuiōs mauvaismauuais
s’il sert a nous garantir du coup qu’on
nous rue. Toutes-fois aux canonades,
despuis qu’on leur est plante en bute,
comme les occasions de la guerre por
tent souvantsouuant, il est messeantmesseāt de s’esbran-
ler pour la menasse du coup: d’autant
que pour sa violance & vitesse nous le
tenons inevitableineuitable, & en y a meint unvn,
qui pour avoirauoir ou haussé la main, ou
baissé la teste en a pour le moins appre
sté a rire a ses compaignons. Si est ce,
que au
LIVRE PREMIER.
49
que au voyage que l’Empereur Char-
les cinquiesme fit contre nous en Pro-
uecePro-
vence, le Marquis de Guast estantestāt allé re-
cognoitre la ville d’Arle, & s’estantestāt jettéietté
hors du couvertcouuert d’unvn molin a vent, a la
faveurfaueur duquel il s’estoit approché, fut a-
perceu par les seigneurs de BonnevalBōneual &
seneschal d’Agenois, qui se promenoientpromenoiēt
sus le theatre des arenes. Lesquels l’ay-
ant monstré au seigneur de Villier com-
missairecom-
missaire de l’artillerie, il braqua si a pro-
pos unevne colluvrinecolluurine, que sans ce que le-
dict Marquis voyant mettre le feu se
lansa a quartier, il fut tenu qu’il en avoitauoit
dans le corps. Et de mesme quelques
années auparavantauparauāt, Laurens de Medicis
duc d’UrbinVrbin, pere de la royne mere du
roy assiegeant Mondolphe, place d’I-
tallieI
talie aux terres, qu’on nomme du Vi-
cariat, voyant mettre le feu a unevne pie-
ce, qui le regardoit, bien luy servitseruit de
D
50
ESSAIS DE M. DE MONTA.
faire la cane, car autrement le coup,
qui ne luy rasa que le dessus de la teste,
luy donnoit sans doute dansdās l’estomac.
Pour en dire le vray, jeie ne croy pas que
ces mouvemensmouuemens se fissent avecquesauecques dis
cours. Car quel jugementiugemēt pouvéspouués vous
faire de la mire haute ou basse en chose
si soudaine: & est bienbiē plus aisé a croire,
que la fortune ait jaia favoriséfauoriséE82 brisaE88 E95 favorisafauorisa leur fraieur
& que ce seroit moyen unevne autre fois
aussi bien pour se jetterietter dans le coup,
que pour l’esviteresuiter.
CHAP. TREZIESME.
Cerimonie de lantreueüel’antreueüe des roys.
IL n’est subjectsubiect si vain, qui ne merite
unvn rang en cete rapsodie. A nos rei-
gles communes ce seroit unevne notable
discourtoisie & a l’endroict d’unvn pareil
& plus a l’endroict d’unvn grand, de fail-
lir a vous trouvertrouuer ches vous, quand il
vous auroit advertyaduerty d’y devoirdeuoir venir,
voire adjoustoitadioustoit la royne de NavarreNauarre,
LIVRE PREMIER
51
Marguerite a ce propos que c’estoit
incivilitéinciuilité a unvn gentil-homme de partir
de sa maison, comme il se faict le plus
souvantsouuant, pour aller au devantdeuant de celuy
qui le vient trouvertrouuer, pour grand qu’il
soit, & qu’il est plus respectueux & ci-
vilci-
uil de l’attandre pour le recevoirreceuoir, ne
fust que de peur de faillir sa route: &
qu’il suffit de l’accompagner a son par
tement. C’est aussi unevne reigle commu-
ne en toutes assemblées, qu’il touche
aux moindres de se trouvertrouuer les pre-
miers a l’assignation, d’autant qu’il est
mieux deu aux plus apparans de se fai-
re attandreattādre. Toutesfois a l’entreveüeētreueüe qui
se dressa du Pape Clement, & du roy
FrançoisFrāçois a Marseille, le roy y ayantayāt ordon-
néordō-
né les apprets necessaires s’esloigna de
la ville & donna loisir au Pape de deux
ou rroistrois joursiours pour son entrée & refre-
chissementrefre-
chissemēt, avantauant qu’il le vint trouvertrouuer. Et
de mesmes a l’entreuëentrée aussi du Pape
D 2
52
ESSAIS DE M. DE MONT.
& de l’Empereur a Bouloigne, l’Em-
pereur donna moyen au Pape d’y e-
stre le premier, & y survintsuruint apres luy.
Cest disent ils, unevne cerimonie ordi-
naire aux abouchemens de tels prin-
ces, que le plus grand soit avantauant les au-
tres au lieu assigné, voire avantauant celuy
ches qui se faict l’assemblée: & le pre-
nent de ce biais, que c’est, affin que ce-
ste apparance tesmoigne, que c’est le
plus grandgrād que les moindres vont trou-
vertrou-
uer, & le recherchent non pas luy eux.
CHAP. QVATORISIESMEQUATORZIESME.
Que le goust des biens & des maux
depend en bonne partie de l’opi-
nion, que nous en avonsauons.
LEs hommes (dit unevne sentance gre-
que ancienne) sont tourmentez
par les opinions, qu’ils ont des choses,
non par
LIVRE PREMIER.
3553
non par les choses mesmes. Il y auroit
unvn grand point gaigné pour le soulage
ment de nostre miserable condition
humaine, qui pourroit establir ceste
proposition vraye tout par tout. Car si
les maux n’ont entrée en nous, que par
nostre jugementiugement, il semble qu’il soit en
nostre pouvoirpouuoir de les mespriser ou con-
tournercō-
tourner a bien. Si les choses se rendent
a nostre mercy & devotiondeuotion, pourquoi
n’en chevironscheuirōs nous, ou ne les accom-
moderons nous a nostre advantageaduantage?
Si ce que nous appellons mal & tour-
ment, n’est ny mal ny tourmenttourmēt de soy,
ains seulement que nostre fantasie luy
donne ceste qualite: il est en nous de la
changer, & en ayant le chois, si nul ne
nous force, nous sommes estrange-
ment fous de nous banderbāder pour le par-
ty, qui nous est le plus ennuyeux. EtLAL , etE82 , & de
donner aux maladies, a l’indigence &
D 3
54
ESSAIS DE M. DE MONTA.
au mespris unvn aigre & mauvaismauuais goust,
nous ne leLAL si nousE82 si nous le leur pouvonspouuōs donner bon, &
si, la fortune fournissant simplement de
matiere, c’est a nous de luy donner la
forme. Or que ce que nous appellons
mal ne le soit pas de soy, ou au moins
tel qu’il soit, qu’il despende de nous de
luy donner autre saveursaueur & autre visa-
ge, car tout revientreuient a unvn, voyons s’il se
peut maintenir. Si l’estre originel de
ces choses, que nous craignons, avoitauoit
credit de se loger en nous de son au-
thorité, il logeroit pareil & semblable
en tous. Car les hommes sont tous d’u
nev
ne façon &, sauf le plus & le moins, se
trouventtrouuent garnis de pareils outils & in-
strumensin-
strumens pour concevoirconceuoir & jugeriuger: mais
la diversitédiuersité des opinions, que nous a-
vonsa-
uons de ces choses la, monstre clere-
ment qu’elles n’entrententrēt en nous que par
composition. tel, a l’adventureaduenture, les loge
ches soy,
LIVRE PREMIER.
55
ches soy en leur vrayuray estre, mais mille
autres leur donnent unvn estre nouveaunouueau
& contraire ches eux. Nous tenons la
mort, la pauvretépauureté & la douleur pour
nos principales parties. Or cete mort
que les unsvns appellent des choses horri-
bles la plus horrible, qui ne sçait que
d’autres la nommentnommēt l’uniquevnique port des
tourmens de cete vie? le souverainsouuerain bienbiē
de nature? seul appuy de nostre liberté?
& communecōmune & prompte recepte a tous
maus? Et commecōme les unsvns l’attendent tram-
blanstrā-
blās & effraiez, d’autres ne la reçoiventreçoiuēt
ils pas de tout autre visage? Combien
voit on de personnes populaires & com-
munescō-
munes, conduictes a la mort, & non a
unevne mort simple, mais meslée de honte
& quelque fois de griefs tourmenstourmēs, y ap-
porter unevne telle asseurance, qui par opi-
niatreté, qui par simplesse naturelle, qu’onō
n’y aperçoit rien de changé de leur estat
D 4
56
ESSAIS DE M. DE MONNTA.MONTA.
ordinaire: establissans leurs affaires do-
mestiques, se recommandans a leurs
amis, chantans, preschans & entrete-
nans le peuple: voire y meslans quel-
que fois des mots pour rire, & beuvansbeuuās
a leurs cognoissans aussi bien que So-
crates. UnVn qu’on menoit au gibet, di-
soit que ce ne fut pas par telle rue, car
il y avoitauoit danger qu’unvn marchantmarchāt luy fist
mettre la main sur le collet, a cause d’unvn
vieux debte. UnVn autre disoit au bour-
reau qu’il ne le touchat pas a la gorge,
de peur de le faire tressaillir de rire tant
il estoit chatouilleux: l’autre respondit
a son confesseur, qui luy promettoit
qu’il soupperoit ce jouriour la avecauec nostre
seigneur, ales vous y en vous, car de m’ama
part jeie jeusneieusne. UnVn autre ayant deman-
dé a boire, & le bourreau ayant beu le
premier, dict ne vouloir boire apres
luy, de peur de prendreprēdre la verolle. Cha-
cun a
LIVRE PREMIER.
57
cun a ouy faire le conte du Picard, au-
quel estant a l’eschelle on presenta unevne
garse, & que (commecōme nostre justiceiustice per-
met quelque fois) s’il la vouloit espou-
ser on luy sauveroitsauueroit la vie, luy l’aiant unvn
peu contemplée & aperceu qu’elle
boitoit, Attache, Attache, dit il, elle clo-
che. Et on conte de mesmes qu’en Dan-
nemarcDā-
nemarc unvn homme condamnécōdamné a avoirauoir
la teste tranchee, estant sur l’eschafaut,
comme on luy presenta unevne pareille
condition, la refusa, par ce que la fille
qu’onō luy offrit, avoitauoit les jouesioues avalléesauallées,
& le nez trop pointu. UnVn valet a Thou-
louse accusé de heresie, pour toute rai-
son de sa creance se rapportoit a celle
de son maistre jeuneieune escolier prison-
nier avecauec luy, & aima mieux mourir
que deE82 queE88 que et se departir de ses opinionsopiniōs quel-
les quelles fussent. Nous lisons de
ceux de la ville d’Arras, lors que le roy
D 5
58
ESSAIS DE M. DE MONTA.
Loys unziesmevnziesme la print, qu’il s’en trou-
vatrou-
ua bon nombre parmy le peuple qui
se laissarent[sic] pendre plustost que de di-
re viveviue le roy. Et de ces viles ames de
bouffons il s’en est trouvétrouué qui n’ontōt vou
Iulu abandonner leur mestier a la mort
mesme, tesmoing celuy qui comme le
bourrreaubourreau lui donnoit le branle, sécrias’écria
vogue la Gallée, qui estoit son refrein
ordinaire. Et celuy qu’onō avoitauoit couché
sur le point de rendre sa vie le long du
foier sur unevne paillasse, a qui le medecin
demandant ou le mal le tenoit, entre
le banc & le feu respondit il. Et le pre-
stre pour luy donner l’extreme onctiononctiō,
cherchant ses pieds qu’il avoitauoit reserrez
& constrains par la maladie, vous les
trouvereztrouuerez, dit il, au bout de mes jambesiābes.
A celuy qui l’exhortoit de se recom-
mander a Dieu, qui y va? demanda il:
& l’autre
LIVRE PREMIER.
59
& l’autre respondantrespondāt, ce sera tantost vous
mesmes, s’il luy plait, y fusse-jeie bien de-
mein au soir, replica il: recommandés
vous seulementseulemēt a luy, suivitsuiuit l’autre, vous
y serés bien tost: Il vaut doncdōc mieux, ad
joustaad
iousta il, que jeie luy porte mes recom-
mandations moy mesmes. Pendant
nos dernieres guerres de Milan & tant
de prises & rescousses, le peuple impa-
tient de si diversdiuers changemens de for-
tune, print telle resolution a la mort,
que ji’ay ouy dire a mon pere qu’il y
veist tenir conte de bien vint & cinq
maistres de maisonmaisō, qui s’estoientestoiēt deffaits
eux mesmes en unevne sepmeine: accidentaccidēt
aprochant a celui de la ville des Xanti-
ens, lesquels assiegés par Brutus se pre
cipitarent pesle mesle, hommeshōmes, femmesfēmes,
& enfansenfās a unvn si furieux appetit de mou-
rir, qu’onō ne fait rien pour fuir la mort, que
ceux
1960
ESSAIS DE M. DE MONTA.
ceux cy ne fissent pour finirLAL E82 fuir la vie, en
maniere qu’a peine peut Brutus a
son arméeE82 peut a tout son armée en sauversauuer unvn bien petit nom-
brenō-
bre. Nous avonsauons plusieurs exemples
en nostre temps de ceux, jusquesiusques aux
enfans, qui de crainte de quelque le-
giere incommodité, se sont donnez la
mort. Et a ce propos, que ne feronsLAL E82 fuirons
nous dict unvn ancien, si nous fuions ce
que la couardise mesme a choisi pour
sa retraitte? D’enfiler icy unvn grand rol-
le de ceux de tous sexes & conditions
& de toutes sectes es siecles plus heu-
reux, qui ont ou attendu la mort con-
stamment, ou recherchée volontai-
rement, & recherchee non seulement
pour finir les maus de cete vie, mais au-
cuns pour fuir simplement la satieté
de vivreviure, & d’autres pour l’esperance
d’unevne meilleure condition ailleurs, jeie
n’aurois jamaisiamais faict. Et en est le nom-
bre si
LIVRE PREMIER.
6061
bre si infini, qu’a la verité ji’auroy meil-
leur marché de mettre en compte ceux
qui l’ont crainte. cecy seulement. Pyr-
ro le Philosophe se trouvanttrouuant unvn jouriour de
grande tourmente dans unvn batteau,
monstroit a ceux qu’il voyoit les plus
effraiez, autour de luy, & les encoura-
geoit par l’exemple d’unvn pourceau, qui
y estoit nullement effraié ny soucieux
de cest orage. Oserons nous donq di-
re que cet avantageauātage de la raison dequoi
nous faisons tant de feste, & pour le
respect duquel nous nous tenons mai-
stres & empereurs du reste des crea-
tures, ait esté mis en nous, pour nostre
tourment? A quoy faire la connoissan-
ce des choses si nous en perdons le re-
pos & la tranquillité, ou nous serions
sans cela, & si elle nous rend de pire
condition que le pourceau de Pirro?
L’intelligence qui nous a esté donnée
pour
62
ESSAIS DE M. DE MONTA.
pour nostre plus grandgrād bien, l’emploie-
rons nous a nostre ruyne combatans
le dessein de nature & L’vniuersell’universel ordre
des choses, qui porte que chacun usevse
de ses utilsvtils & moiens pour sa commo-
dité & advantageaduantage? Bien me dira l’on,
vostre regle serveserue a la mort, mais que
dires vous de l’indigenceindigēce, que dires vous
encor de la douleur, que la pluspart des
sages ont estimé le souverainsouuerain mal, &
ceux qui le nyoient de parolle le con-
fessoient par effect? Possidonius estant
extremement tourmenté d’unevne mala-
die aigue & douloureuse Pompeius le
fut veoir, & s’excusa d’avoirauoir prins heu-
re si importune pour l’ouyr deviserdeuiser de
la philosophie. I’aIa a Dieu ne plaise, luy
dit Possidonius, que la douleur gaigne
tant sur moy, qu’elle m’empesche d’en
discourir & d’en parler: & se jettaietta sur ce
mesme propos du mespris de la dou-
leur,
LIVRE PREMIER.
63
leur, mais cepandant elle jouoitiouoit son
rolle & le pressoit incessammentincessāment. A quoi
il s’escrioit tu as beau faire douleur si
ne dirai-jeie pas que tu sois mal. Ce con-
te qu’ils font tant valoir, que porte il
pour le mespris de la douleur? il ne de-
bat que du mot, & ce pendant si ces
pointures ne l’esmeuventesmeuuent, pourquoy
en rompt il son propos? pourquoi pen-
sepē-
se il faire beaucoup de ne l’appeller
pas mal? Icy tout ne consiste pas en l’i-
maginationi-
maginatiō. Nous opinonsopinōs du reste c’est
icy la certaine science, qui jouëiouë son rol-
le, nos sens mesmes en sont jugesiuges
Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa
sit omnis.
Aut fuit, aut venietueniet, nihil est praesen-
tis in illa,
Mórsque minus poenae, quam mo-
ra mortis habet.
Auida est periculi virtus.
CHAP. QUINZIESMEQVINZIESME.
On est puny pour s’opiniastrer
a unevne place sans raison.
LA vaillancevaillāce a ses limites, comme les
autres vertus, lesquels franchis &
outrepassés, on se trouvetrouue dans le trein
du vice: en maniere que par ches elle
on se peut rendre a la temerité, obsti-
nation & follie, qui n’en sçait bien les
bornes, malaisés a la verité a choisir en
l’endroit de leurs confins. De cete con-
siderationcō-
sideratiō est née la coustume que nous
avonsauons aux guerres de punir voire de
mort ceux qui s’opiniastrent a defen-
dre unevne place, qui par les regles mili-
taires ne peut estre soustenue. Autre-
ment soubs l’esperance de l’impunité
il n’y auroit poullailler, qui n’arrestat
un’armée. Monsieur le Connestable
76
ESSAIS DE M. DE MONTA.
de Monmorency au siege de PaviePauie ai-
ant esté commis pour passer le Tesin
& se loger aus faubours sainct Anthoi-
ne, estantestāt empesché d’unevne tour au bout
du pont, qui s’opiniatra jusquesiusques a se fai-
re battre feit pendre tout ce qui estoit
dedans: & encore despuis accompai-
gnant Monsieur le Daulphin au voya-
ge dela les monts ayant pris par force
le chasteau de Villane, & tout ce qui e-
stoit dedans ayant esté mis en pieces
par la furie des soldats, hormis le Capi-
taine & l’enseigne, il les fit pendre & e-
strangler pour cete mesme raison: com-
mecō-
me fit aussi le Capitaine Martin du
Bellay lors gouverneurgouuerneur de Turin en
cete mesme contrée le capiteine de S.
Bony, le reste de ses gens ayant esté
massacré a la prinse de la place. Mais
d’autant que le jugementiugement de la valeur
& foiblesse du lieu se prend par l’esti-
mation
LIVRE PREMIER.
77
mation & contrepois des forces qui
l’assailent, car tel s’opiniatreroit juste-
mentiuste-
ment contre deux coleuvrinescoleuurines, qui fe-
roit l’enragé d’attendre trente canons:
ou se met encore en conte la gran-
deur du prince conquerant, sa reputa-
tion, le respect qu’on luy doit, il y a dan-
gier qu’on presse unvn peu la balance de
ce costé la. Et en advientaduient par ces mes-
mes termes que tels ont si grande opi-
nion d’eux & de leurs moiens, que ne leur
semblant point raisonnable qu’il y ait
rien digne de leur faire teste passent le
cousteau par tout, ou ils trouventtrouuent resi-
stence autant que fortune leur dure:
comm’il se voit par les formes de som
mation & deffi que les princes d’O-
rient les Tamburlans, Mahumets, &
leurs successeurs qui sont encores, ont
en usagevsage, fiere, hautaine & pleine d’unvn
commandement barbaresque.
CHAP. SEZIESME.
De la punition de la couardise.
JI’Ouy autrefois tenir a unvn prince &
tres-grand Capitaine que pour la-
cheté de coeur unvn soldat ne pouvoitpouuoit e-
stre condamnécōdamné a mort, luy estant a ta-
ble fait recit du proces du seigneur de
VervinsVeruins qui fut condamné a mort pour
avoirauoir rendu Boulogne. A la verité c’est
raison qu’on face grande differencedifferēce en-
tre les fautes qui viennent de nostre
foiblesse & celles qui viennent de no-
stre malice. Car en celles ici nous nous
sommes bandés a nostre escient con-
tre les regles de la raison, que nature
a empreintes en nous: & en celles la, il
semble que nous puissions appeller a
garant cete mesme nature, pour nous
avoirauoir laissé en telle imperfection &
LIVRE PREMIER.
79
deffaillance: de maniere que prou de
gens ont pensé qu’on ne se pouvoitpouuoit
prendre a nous, que de ce que nous
faisons contre ◊◊ LAL E82 nostre conscience: & sur cete
regle est en partie fondée l’opinion de
ceux qui condamnent les punitions
capitales aux heretiques & mescreans:
& celle qui establit qu’unvn advocataduocat &
unvn jugeiuge ne puissent estre tenus de ce
que par ignorance, ils ont failly en
leur charge. Mais quant a la coüardise
il est certain que la plus commune fa-
çon est de la chastier par honte & igno
minie. Et tient on que cete regle a esté
premierement mise en usagevsage par le le-
gislateur CharondasCharōdas: & qu’avantauāt luy les
loix de Grece punissoientpunissoiēt de mort ceus
qui s’en estoientestoiēt fuis d’unevne bataille, la ou
il ordonna seulement qu’ils fussent par
trois joursiours assis emmy la place publicque
vetus de robe de femme, esperant en-
cores
80.
ESSAIS DE M. DE MONT.
core s’en pouvoirpouuoir servirseruir, leur ayant fait
revenirreuenir le courage par cete honte. Il
semble aussi que les loix Romaines cō-
damnoientcon-
damnoient entierementLAL ancienementE82 anciennement a mort ceux
qui avoientauoient fui. Car Ammianus Mar-
cellinus raconte, que l’Empereur JulienIuliē
condamnacondāna dix de ses soldats, qui avoientauoient
tourné le dos a unevne charge contre les
Parthes, a estre degrades, & apres a
Souffirirsouffrir mort, suivantsuiuāt, dict il, les loix an-
tiennes. Toutes-fois ailleurs pour unevne
pareille faute il en condemne d’autres
seulement a se tenir parmy les prison-
niers soubs l’enseigne du bagage. Du
temps de nos peres le seigneur de Fran-
getFrā-
get jadisiadis lieutenant de la compagnie
de monsieur le Mareschal de Chastil-
lon, ayant esté mis par Monsieur le
Mareschal de Chabanes, gouverneurgouuerneur
de Fontarrabie au lieu de Monsieur de
Lude, & l’ayant renduerēdue aux Espaignols
fut con-
LIVRE PREMIER.
81
fut condamné a estre degradé de no-
blesse & tant luy que sa posterité de-
claré roiturier taillable & incapable
de porter armes: & fut cete rude sen-
tence executée a Lion. Dépuis souffri-
rent pareille punition tous les gentils-
hommes qui se trouverenttrouuerent dans Guy-
se, lors que le Conte de Nansau y en-
tra, & autres encore depuis. Toutes-
fois quand il y auroit unevne si grossiere &
apparente, ou ignorance ou couardi-
se, qu’elle surpassat toutes les ordinai-
res, ce seroit raison de la prendre pour
suffisante preuvepreuue de meschanceté & de
malice, & de la chastier pour telletelle.
CHAP. DIXSETIEME.
UnVn trait de quelques ambassadeurs.
caballus.
JI’ObserveObserue en mes voyages cete prac-
tique, pour apprendreapprēdre tousjourstousiours quel-
F
82
ESSAIS DE M. DE MONTA.
que chose, par la communication d’au
truy (qui est unevne des plus belles escoles
qui puisse estre) de ramener tousjourstousiours
ceux, avecauec qui jeie confere, aus propos
des choses, qu’ils sçaventsçauent le mieux. Car ◊◊ E82 Basti al nocchiero ragionar de’venti
Al bifolco dei tori, & le sue piaghe
Conti’l guerrier, conti’l pastor gli armenti.
il advientaduient le plus souventsouuent au rebours,
que chacun choisit plus tot a discourir
du mestier d’autruy que du sien, esti-
mant que c’est autant de nouvellenouuelle re-
putation acquise: tesmoing le repro-
che que Archidamus feit a Periander,
qu’il quitoit la gloire de bon mede-
cin pour acquerir celle de mauvaismauuais
poëte, & par ce train vous ne faictes ja-
maisia-
mais rien qui vaille.
Optat ephippia bos piger, optat arare
Par ainsi il faut travaillertrauailler de rejetterreietter
tousjourstousiours l’architecte, le peintre, le cor
donnier & ainsi du reste chacun a son
gibier. Et a ce propos a la lecture des hi
stoires
LIVRE PREMIER.
83
stoires, qui est le subjetsubiet de toutes gens,
ji’ay accoustumé de considerer, qui en
sont les escrivainsescriuains. Si ce sont personnes,
qui ne facent autre profession que de
lettres ji’en apren principalement le
stile & le langage. Si ce sont mede-
cins, jeie les croy plus volontiers en ce
qu’ils nous disent de la temperature,
de l’air, de la santé & complexion
des princes, des blessures & mala-
dies: si jurisconsultesiurisconsultes il en faut prendre
les controversescontrouerses des droicts, les loix,
l’etablissement des polices & choses
pareilles: si Theologiens les affaires de
l’Eglise, censures ecclesiasticques, dis-
penses & mariages: si courtisans les
meurs & les cerimonies: si gens de
guerre, ce qui est de leur charge, &
principalement les deductions des ex-
ploits ou ils se sont trouvéstrouués en person-
ne: si ambassadeurs, les menées, intelli-
F 2
84
ESSAIS DE M. DE MONTA.
gences, & practiques & maniere de
les conduire. A ceste cause ce que ji’eus-
se passé a unvn autre, sans m’y arrester, jeie
l’ay poisé & remarqué en l’histoire du
seigneur de Langey tres-entendu en
telles choses. C’est qu’apres avoirauoir contécōté
ces belles remonstrances de l’Empe-
reur Charles cinquiesme faites au con-
sistoire a Rome present l’EvesqueEuesque de
Macon & le seigneur du Velly nos am-
bassadeurs: ou il avoitauoit meslé plusieurs
parolles outrageuses contre nous, &
entre autres que si ses capitaines, sol-
dats, & subjectssubiects n’estoient d’autre fide-
lité & suffisance en l’art militaire, que
ceux du roy, tout sur l’heure il s’ata-
cheroit la corde au col pour luy aller
demander misericorde. Et de cecy il
semble qu’il en creut quelque chose,
car deux ou trois fois en sa vie depuis
il luy advintaduint de redire ces mesmes
mots:
LIVRE PREMIER.
85
mots: aussi qu’il défia le roy de le com-
batre en chemise avecauec l’espée & le
poingnard dans unvn bateau. Ledict sei-
gneur de Langey suivantsuiuant son histoire
adjousteadiouste que lesdits Ambassadeurs fai-
sant unevne despeche au roy de ces choses
luy en dissimularentdissimularēt la plus grande par-
tie, mesmes luy celarent les deux arti-
cles precedens. Or ji’ay trouvétrouué bien e-
strange, qu’il fut en la puissance d’unvn
ambassadeur de dispenser sur les ad-
vertissemensad-
uertissemens, qu’il doit faire a son mai-
stre, mesme de telle consequence, ve-
nant de telle personne, & dites en si
grande assemblée. Et m’eut semblé
l’office du serviteurseruiteur estre de fidelement
representer les choses en leur entier,
comme elles sont advenuesaduenues: affin que
la liberté d’ordonner, jugeriuger & choisir
demeurat au maistre. Car de luy
alterer ou cacher la verité, de peur
F 3
86
ESSAIS DE M. DE MONTA.
qu’il ne la preigne autrement qu’il
ne doit, & que cela ne le pousse a
quelque mauvaismauuais party, & ce pen-
dant le laisser ignorant de ses affai-
res, cela m’eut semblé apartenir a
celuy, qui donne la loy non a celuy
qui la reçoit, au curateur & maistre
d’escolle, non a celuy qui se doit pen-
ser inferieur, non en authorité seule-
ment, mais aussi en prudence & bon
conseil. Quoy qu’il en soit, jeie ne
voudrois pas estre servyseruy de cete façon
en mon petit faict.
CHAP. DIXHUITIEMEDIXHVITIEME.
De la peur.
Obstupui, steterúntque comae, & vox
faucibus haesit.
CHAP. DIXNEUFIESME.DIXNEVFIESME
Qu’il ne faut jugeriuger de nostre heur,
qu’apres la mort.
Scilicet vltima semper
Expectanda dies homini est, dicíque
beatus
Ante obitum nemo supremàque fu-
ner afu-
nera debet.
Vsque a deo res humanas vis abdita
quaedam
Obterit, & pulchros fasces saeuasque
secures
Proculcare ac ludibrio sibi habere
uidetur.
Nam verae voces tum demum pecto-
re ab imo
Eijciuntur, & eripitur persona, ma-
net res.
CHAP. VINGTIESME.
Que philosopher, c’est apprendre
a mourir.
CIcero dit que philosopher ce n’est
autre chose que s’aprester a la
mort. C’est d’autant que l’estude &
la contemplation, retirent aucune-
mant nostre ame hors de nous, &
l’embesongnent a part du corps qui
est quelque aprentissage & ressemblan-
ceressemblā-
ce de la mort: ou bien c’est que toute
la sagesse & discours du monde se re-
soult en fin a ce point, de nous appren-
dre a ne
96
ESSAIS DE M. DE MONTA.
dre a ne craindre a mourir. De vray
ou la raison se mocque, ou elle ne doit
viser qu’a nostre contentementcontentemēt: & tout
son travailtrauail tendre en somme a nous
faire bien vivreviure, & a nostre aise, comme
dict la saincte parolle. Toutes les opi-
nions du monde en sont la, quoy qu’el
les en prennent diversdiuers moyens, autre-
ment on les chasseroit d’arrivéearriuée. Car
qui escouteroit celuy, qui pour sa fin
establiroit nostre tourment? Or il est
hors de moyen d’arriverarriuer a ce point, de
nous former unvn solide contentement,
qui ne franchira la crainte de la mort.
Voila pourquoy toutes les sectes des
philosophes se rencontrent & con-
viennentcon-
uiennent a cet article de nous instruire
a la mespriser. Et bien qu’elles nous
conduisent aussi toutes d’unvn commun
accord a mespriser la douleur, la pau-
vretépau-
ureté, & autres accidens a quoy la vie
humaine
LIVRE PREMIER.
97
humaine est subjettesubiette, ce n’est pas d’unvn
pareil soing: tant par ce que ces accidensaccidēs
ne sont pas de telle necessité, la plus-
part des hommes passant leur vie sans
gouster de la pauvretépauureté, & tels encore
sanssās sentimentsentimēt de douleur & de maladie,
comme Xenophilus le musicienmusiciē, qui ves-
cut cent & six ans d’unevne entiere santé:
qu’aussi d’autantautāt qu’au pis aller, la mort
peut mettre fin, quandquād il nous plaira, &
couper broche a tous autres inconve-
niensinconue-
niēs. Mais quantquāt a la mort, elle est inevi-
tableineui-
table, & par consequentcōsequent, si elle nous faict
peur, c’est unvn subjetsubiet continuel de tour-
ment, & qui ne se peut aucunement
soulager. Nos parlemens renvoientrenuoient
souventsouuent executer les criminels au lieu
ou le crime est commis. Durant le
chemin, promenez les par toutes les
belles maisons de France: faictes leur
tant de bonne chere, qu’il vous plaira:
G
98
ESSAIS DE M. DE MONTA.
pensez vous qu’ilz s’en puissent res-
jouirres-
iouir, & que la finale intention de leur
voyage leur estant ordinairement de-
vantde-
uant les yeux, ne leur ait alteré & af-
fadi le goust a toutes ces commodi-
tez? Le but de nostre carriere c’est la
mort, c’est l’objectobiect necessaire de no-
stre visée. Si elle nous effraye comme
est il possible d’aller unvn pas avantauant sans
fiebvrefiebure? Le remede du vulgaire c’est de
n’y penser pas. Mais de qu’ellequelle brutale
stupidité luy peut venir unvn si grossier a-
veuglementa-
ueuglement? Il luy faut faire brider
l’asne par la queüe,
Qui capite ipse suo instituit vesti-
gia retro.
Quid quisque vitet nunquam homi-
ni satis
denique fallant
Omnem crede diem tibi diluxisse supre-
mum
Grata superueniet quae non sperabitur
hora.
minaeque
pendet.
Nam tibi praeterea quod machiner, in-
ueniámque
Quod placeat, nihil est, eadem sunt om-
nia semper.
Licet quod vis viuendo vincere secla,
Mors aeterna tamen nihilominus illa
manebit.
CHAP. VINGTUNIESME.VINGTVNIESME
De la force de l’imagination.
Fortis imaginatio generat casum,
Vt quasi transactis saepe omnibus rebus
profundant
Fluminis ingentes fluctus, vestemque
cruentent.
Vota puer soluit quae foemina vouerat
Iphis.
Nescio quis teneros oculus mihi fascinat
agnos.
CHAP. VINTDEUXIESMEVINTDEVXIESME.
Le profit de l’unvn est dommage de l’autre.
DEmades Athenien condamna unvn
homme de sa ville, qui faisoit me-
stier de vendre les choses necessaires aux
enterremens, soubz tiltre de ce qu’il en
demandoitdemādoit trop de profit, & que ce pro-
fit ne luy pouvoitpouuoit venir sans la mort de
beaucoup de gens. Ce jugementiugement sem-
ble estre mal pris, d’autant qu’il ne se
fait nul profit qu’au dommage d’autruy,
& qu’a ce conte il faudroit condamner
toute
LIVRE PREMIER.
133
toute sorte de guein. Le marchand ne
fait bien ses affaires, qu’a la débauche de
la jeunesseieunesse: le laboureur a la cherté des
bleds: l’architecte a la ruine des maisons:
les officiers de la justiceiustice aus procés &
querelles des hommes: l’honneur mes-
mes & pratique des ministres de saLAL E82 la reli-
gion se tire de nostre mort & de nos vi-
ces. Nul medecin ne prent plaisir a la san-
tésā-
té de ses amis mesmes, dit lantienl’antien comi-
que Grec, ny soldat a la paix de sa ville:
ainsi du reste. Et qui pis est, que chacun
se sonde au dedans, il trouveratrouuera que nos
souhaits interieurs pour la plus part nais-
sent & se nourissent aux despens d’au-
truy. Ce que considerant, il m’est venu
en fantasie, comme nature ne se dément
point en cela de sa generale police. Car
les Physiciens tiennent, que la naissance,
nourissement, & augmentation de cha-
que chose est l’alteration & corruption
I 3
134
ESSAIS DE M. DE MONTA.
d’vn autreun’ autre.
Nam quodcunque suis mutatum fini-
bus exit,
Continuo hoc mors est illius, quod fuit anteāte.
CHAP. VINTTROISIESME.
De la coustume & de ne changer ai-
sément unevne loy receüe.
Nil adeo magnummagnū nec tam mirabile quic-
CEluy me semble avoirauoir tres-bien con-
ceucō-
ceu la force de la coustume, qui pre-
mier forgea ce conte, qu’unevne femme de
village ayant apris de caresser & porter
entre ses bras unvn veau des l’heure de sa
naissance, & continuant tousjourstousiours a ce
faire, gaigna cela par l’accoustumance
que tout grand beuf qu’il estoit, elle le
portoit encore. Car c’est a la verité unevne
violente & traistresse maistresse d’esco-
le, que la coustume. Elle establit en nous
peu a peu a la desrobée le pied de son au-
thorité:
LIVRE PREMIER.
135
thorité: mais par ce doux & humble com-
mencementcō-
mencement l’ayant rassis & planté avecauec
l’ayde du temps, elle nous decouvredecouure tan-
tosttā-
tost unvn furieux & tirannique visage, con-
tre lequel nous n’avonsauons plus la liberté
de hausser seulement les yeux. Nous luy
voyons forcer tous les coups les reigles
de nature: ji’en croy les medecins, qui
quitent si souventsouuent a son authorité les rai-
sons de leur art: & ce roy qui par son
moyenmoyē rengea sonsō estomac a se nourrir de
poison. Et la fille qu’Albert recite s’estre
accoustumée a vivreviure d’araignes. JeIe viensviēs
de voir ches moy unvn petit homme natif
de Nantes né sans bras, qui a si bien fa-
çonné ses pieds au serviceseruice, que luy de-
voientde-
uoiēt les mains, qu’ils en ont a la verité a
demy oublié leur office naturel. Au de-
mourant il les nomme ses mains, il tren-
che, il charge unvn pistolet & le láche, il en-
fille son eguille, il coud, il escrit, il tire le
I 4
136
ESSAIS DE M. DE MONT.
bonnet, il se peigne, il joueioue aux cartes,
aux dez & les remue avecauec autant de dex
terité que sçauroit faire quelqu’unvn autreE82 unvn autre.
L’argentargēt que jeie luy ay donnédōné (car il gaigne
sa vie a se faire voir) il l’a emporté en son
pied commecōme nous faisonsfaisōs en nostre main. JI’enē
vi unvn autre estantestāt enfant qui manioit unevne
espée a deux mains,E82 mains & unevne hallebarde du pli
du col a faute de mains, les jettoitiettoit en l’air
& les reprenoit, lançoit unevne dague & fai
soit craqueter unvn foët aussi bien que char-
retier de France. Mais on decouvredecouure bienbiē
mieux ses effets aux estrangesestrāges impressionsimpressiōs,
qu’elle fait en nos ames, ou elle ne trou-
vetrou-
ue pas tant de resistance. Que ne peut
elle en nos jugemensiugemens & en nos crean-
ces? y a il nulle opinion si fantasque (jeie
laisse a part la grossiere imposture des
religions, de quoy tant de grandes na-
tions & tant de suffisans personnages se
sont veus enyvresenyures, car cete partie estant
hors de
LIVRE PREMIER
137
hors de nos raisons humaines, il est plus
excusable de s’y perdre qui n’y est ex-
traordinairementex-
traordinairemēt esclairé par unevne faveurfaueur
divinediuine) mais d’autres opinions y en a il
de si estranges, qu’elle n’ayE82 n’aye planté & e-
stably par loix es regions que bon luy a
semblé: icy on vit de chair humaine: la
c’est office de pieté de tuer son pere en
certain aage: alleursailleurs les peres ordon-
nent des enfans encore au ventre des
meres, ceux qu’ils veulentveulēt estre nourris &
conservezconseruez, & ceux qu’ils veulent estre a-
bandonnés & tués: ailleurs les vieux
maris prestentprestēt leurs femmes a la jeunesseieunesse
pour s’en servirseruir: & ailleurs elles sont com-
munescō-
munes sans peché: voire en tel pais por-
tent pour merque d’honneur autant de
belles houpes frangées au bord de leurs
robes, qu’elles ont acointé de masles.
N’a elle pas faict encore unevne chose pu-
blique de femmes a part? leur a elle pas
I 5
138
ESSAIS DE M. DE MONTA.
mis les armes a la main? faict dresser des
armées, & livrerliurer des batailles? Et ce que
la raison & toute la philosophie ne peut
planter en la teste des plus sages, ne l’ap-
prend elle pas de sa seule ordonnance au
plus grossier vulgaire? Car nous sçavonssçauōs
des nations entieres, ou non seulement
l’horreur de la mort estoit mesprisée,
mais l’heure de sa venue a l’endroit des
plus cheres personnes qu’onō eut, festoiée
avecauec grande alegresse. Et quant a la dou
leur, nous en sçavonssçauons d’autres ou les en-
fans de sept ans souffroient pour l’essay
de leur constance a estre foités jusquesiusques a
la mort sans changer de demarche ny
de visage: & ou la richesse estoit en tel
mespris, que le plus chetif citoyen de la
ville n’eut daigné baisser le bras pour
releverreleuer unevne bourse d’escus. Et sçavonssçauons
des regions tresfertiles en toutes façons
de vivresviures, ou toutefois les plus ordinai-
res méz
LIVRE PREMIER.
139
res mez[sic] & les plus savoureussauoureus c’estoientestoiēt du
pain du nasitort & de l’eau. Et somme
a ma fantasie il n’est rien qu’elle ne face,
ou qu’elle ne puisse: & avecauec raison l’ap-
pelle Pindarus, a ce qu’onō m’a dict, la roy-
ne & Emperiere du mondemōde. Mais le prin-
cipal effect de sa puissance c’est de nous
saisir & ampieter de telle sorte qu’a pei-
ne soit il en nous de nous r’avoirauoir de sa
prinse, & de rentrerrētrer en nous, pour discou
rir & raisonner de ses ordonnances. De
vray, par ce que nous les humons avecauec
le laict de nostre naissance, & que le vi-
sage du monde se presente en cet estat a
nostre premiere veüe, il semble que
nous soions nais a la condition de sui-
vresui-
ure ce train. Et les communes imagina-
tions, que nous trouvonstrouuons en credit au-
tour de nous, & infuses en nostre ame
par la semence de nos peres, il semble
que ce soient les generales & natureles.
Darius
140
ESSAIS DE M. DE MONT.
Darius demandoit a quelques Grecs,
pour combien ils voudroient prendre
la coustume des Indes de manger leurs
peres trespassés (car c’estoit leur forme,
estimans ne leur pouvoirpouuoir donner plus
favorablefauorable sepulture que dans eux mes-
mes) ils luy respondirent que pour cho-
se du mondemōde ils ne le feroientferoiēt: mais s’estantestāt
aussi essayé de persuader aux Indiens de
laisser leur façon & prendre celle de
Grece, qui estoit de brusler les corps de
leurs peres, il leur fit encore plus d’hor-
reur. ChacunChacū en fait ainsi, d’autantautāt que l’usa
gevsa
ge
nous derobe le vray visage des choses.
quam
Principio, quod non minuant mirarier
omnes
Paulatim.
Autrefois ayantayāt a faire valoir quelqu’unevne
de nos observationsobseruations, & receüe avecauec re-
solue
LIVRE PREMIER.
141
solüe authorité bien loing autour de
nous, & ne voulant point, comme il se
faict l’establir seulement par la force des
loix & des exemples, mais questantquestāt tous-
jourstous-
iours jusquesiusques a son origine, ji’y trouvaytrouuay
le fondement si chetif & si foible, qu’a
peine que jeie ne m’enē degoutasse moi, qui
avoisauois a la confirmer en autruy. Et qui se
voudra essayer de mesme, & se desfaire
de ce violent prejudicepreiudice de la coustume,
il trouveratrouuera plusieurs choses receues
d’unevne resolution indubitable, qui n’ont
appuy qu’en la barbe chenue & rides de
l’usagevsage, qui les accompaigne: mais ce
masque arraché rapportant les choses a
la verité & a la raison, il sentira son juge-
mentiuge-
ment comme tout bouleversébouleuersé, & remis
pourtant en bien plus seur estat. Pour
exemple, jeie luy demanderay lors, qu’il
peut estre de plus estrange, que de voir
unvn peuple obligé a suivresuiure des loix, qu’il
n’entendit
142
ESSAIS DE M. DE MONTA.
n’entendit onques, attaché en tous ses
affaires domestiques, mariages, dona-
tions, testamens, ventes, & achapts a des
regles, qu’il ne peut sçavoirsçauoir, n’estant es-
crites ny publiées en sa langue, & des-
quelles par necessité il luy faille acheter
l’interpretation & l’usagevsage. JeIe sçay bon
gré a la fortune, dequoy comme disent
nos historiens, ce fut unvn Gentil’homme
Gascon & de mon païs, qui le premier
s’opposa a Charlemaigne nous voulant
donner les loix latines & imperiales.
Qu’est il de plus farouche, que de voir
unevne nation ou par legitime coustume la
charge de jugeriuger se vende & les juge-
mensiuge-
mens soient payéz a purs deniers con-
tans, & ou legitimement la justiceiustice soit
refusée a qui n’a dequoy la paier, & aye
cete marchandise si grand credit, qu’il se
face en unevne police unvn quatriesme estat
des gens maniant les proces, pour le joinioin
dre aus
LIVRE PREMIER
143
dre aus trois antiens de l’Eglise, de la
noblesse & du peuple, lequel estat ayant
la charge des loix & souvereinesouuereine authori-
té des biens & des vies face unvn corps a
part de celuy de la noblesse, d’ou il avien-
neauiē-
ne qu’il y ait doubles loix, celles de l’hon-
neurhō-
neur, & celles de la justiceiustice, en plusieurs
choses fort contraires. Aussi rigoreuse-
ment condamnent celles la unvn demanti
souffert, comme celles icy unvn demanti
revanchéreuanché: par le devoirdeuoir des armes celuy
la soit degradé d’honneur & de nobles-
se qui souffre unevne injureiniure, & par le devoirdeuoir
civilciuil celuy qui s’en venge il encoure unevne
peine capitale. Qui s’adresse aux loix
pour avoirauoir raison d’unevne offence faicte a
son honneur, il se deshonnore: & qui ne
s’y adresse il en est puny & chastié par
les loix. Et de ces deux pieces si diversesdiuerses
se raportantraportāt toutefois a unvn seul chef, ceux
la ayentayēt la paix, ceux cy la guerre en char-
ge: ceux
144
ESSAIS DE M. DE MONTA.
ge: ceux la ayent le gaing, ceux cy l’hon-
neur: ceux la le sçavoirsçauoir, ceux cy la vertu:
ceux la la parolle, ceux cy l’action: ceux
la la justiceiustice, ceux cy la vaillance: ceux la
la raison, ceux cy la force: ceux la la ro-
be longue, ceux cy la courte en partai-
ge. Quant aux choses indifferentesindifferētes, com-
me vestemens qui les voudra ramener
a leur vraye fin, qui est le serviceseruice & com
modité du corps, d’ou depend leur gra-
ce & bien seance originelle, pour les plus
monstrueus a mon gré qui se puissent
imaginer, jeie luy donray entre autres nos
bonnets carrez, cete longue queüe de
veloux plissé, qui pend aux testes de nos
fames avecauec son attirail bigarré, & ce
vain modelle & inutile d’unvn membremēbre, que
nous ne pouvonspouuons seulement honneste-
ment nommer, duquel toutefois nous
faisons monstre & parade en public.
Ces considerations ne destournentdestournēt pour-
tant pas
LIVRE PREMIER.
145
tant pas unvn homme d’entendement de
suivresuiure le stille commun: ains au rebours
il me semble, que toutes ces façonsE82 toutes façons es-
cartées & particulieres partentpartēt plustost de
folie ou d’affectation ambitieuse, que
de vraye raison: & que le sage doit au
dedans retirer son ame de la presse, &
la tenir en liberté & puissance de jugeriuger
librement des choses: mais quant au de-
hors qu’il doit suivresuiure entierement les fa-
çons & formes receües. La societé publi-
que n’a que faire de nos pensées: mais le
demeurant, comme nos actions, nostre
travailtrauail, nos fortunes & nostre vie pro-
pre, il la faut préter & abandonner a son
serviceseruice & aux opinions communes. CarE82 Comme ce bon & grand Socrates refusa de sauversauuer sa vie par la desobeissance du magistrat voire tres-injusteiniuste & tres-inique. Car
c’est la regle des regles & generale loy
des loix, que chacun observeobserue celles du
lieu ou il est.
νόμοιϛ ἕπεσθαι τοῖσιν εγχώροιϛἐγχώροιϛ κάλον
CHA. VINTQUATRIESMEVINTQVATRIESME
DiversDiuers evenemenseuenemens de mesme conseil.
JAquesIAques Amiot grand aumosnier de
France me recita unvn jouriour cete histoi-
re a l’honneurhōneur d’unvn prince des nostres (&
nostre estoit il a tres-bonnes enseignes
encore que son origine fut estrangere)
que durant noz premiers troubles au
siege de Roüan, ce prince ayant esté ad-
vertyuerty par la Royne mere du Roy d’unevne
entreprinse, qu’on faisoit sur sa vie, & in-
K 3
150
ESSAIS DE M. DE MONTA.
struit particulierement par ses lettres de
celuy, qui la devoitdeuoit conduire a chef, qui
estoit unvn gentil’homme AngevinAngeuin ou
Manceau frequantant lors ordinaire-
ment pour cet effect la maison de ce
prince, il ne communiquacōmuniqua a personne cet
advertissemantaduertissemant: mais se promenant l’en-
demain au mont saincte ChatherineCatherine,
d’ou se faisoit nostre baterie a Roüan
(car c’estoirc’estoit au temps que nous la tenionsteniōs
assiegée) ayant a ses costez ledict sei-
gneur grand aumosnier & unvn autre
EvesqueEuesque, il aperceut ce gentil’homme,
qui luy avoitauoit esté remarqué, & le fit ap-
peller. Comme il fut en sa presence, il
luy dict ainsi, le voyant desjadesia pallir & fre-
mir des alarmes de sa conscience, mon-
sieur de tel lieu, vous vous doutez bien
de ce que jeie vous veus, & vostre visage
le monstre, vous n’avezauez rien a me ca-
cher,
LIVRE PREMIER.
151
cher, car jeie suis instruict de vostre affaire
si avantauant que vous ne feriez qu’empirer
vostre marché d’essayér[sic] a le couvrircouurir.
Vous sçavezsçauez bien telle chose & telle (qui
estoient les tenans & aboutissans des
plus secretes pieces de cete menée) ne
faillez sur vostre vie a me confesser la ve-
rité de tout ce dessein. Quand ce pauvrepauure
homme se trouvatrouua pris & conveincuconueincu
(car le tout avoitauoit esté descouvertdescouuert a la
royne par l’unvn des complices) il n’eust
qu’a joindreioindre les mains & requerir la gra-
ce & misericorde de ce prince, aus piedz
duquel il se voulut jetterietter, mais il l’en gar-
da, suivantsuiuant ainsi son propos: venez ça,
vous ay jeie autres-fois faict desplaisir? ay
jeie offencé quelqu’unvn des vostres par
haine particuliere? Il n’y a pas trois se-
maines que jeie vous cognois, qu’ellequelle rai-
son vous a peu mouvoirmouuoir a entreprendre
K 4
152
ESSAIS DE M. DE MONTA
ma mort. Le gentil’homme respondit a
cela d’unevne vois tramblante, que ce n’e-
stoit nulle occasion particuliere qu’il en
eust, mais l’interest de la cause generale
de son party: & qu’aucunsaucūs luy avoientauoiēt per-
suadé que ce seroit unevne execution pleine
de pieté d’extirper en quelque maniere
que ce fut unvn si puissant ennemy de leur
religionreligiō. Or suyvitsuyuit ce prince, jeie vous veus
monstrer, combien la religion que jeie
tiens est plus douce, que celle dequoy
vous faictes profession. La vostre vous a
conseillé de me tuer sans m’ouir, n’ayant
receu de moi aucune offence, & la mien-
nemiē-
ne me commande, que jeie vous pardon-
ne tout conveincuconueincu que vous estez de
m’avoirauoir voulu homicider sans raison. a-
lez vous en, retirez vous, que jeie ne vous
voye plus icy. & si vous estez sage pre-
nez doresenavantdoresenauant en voz entreprinses
des conseillers plus gens de bien que
ceus la.
LIVRE PREMIER.
153
ceus la. L’empereur Auguste estant en la
Gaule receut certain advertissemantaduertissemāt d’u-
nev-
ne conjurationconiuration que luy brassoit Lucius
Cinna, il delibera de s’en venger, &
manda pour cet effect aau lendemain le
conseil de ses amis: mais la nuict d’entreētre-
deux il la passa avecauec grande inquietude,
considerant qu’il avoitauoit a faire mourir unvn
jeuneieune homme de bonne maison, & nep-
veunep-
ueu du grand Pompeius: & produisoit
en se pleignant plusieurs diversdiuers discours.
Quoy donq, faisoit il, sera il dict que jeie
demeureray en crainte & en alarme, &
que jeie lairray mon meurtrier se prome-
ner ce pendant a son ayse? S’en ira il quit-
te ayant assailly ma teste, que ji’ay sauvéesauuée
de tant de guerres civilesciuiles? de tant de ba-
tailles par mer & par terre? & apres a-
voira-
uoir estably la pais universellevniuerselle du mon-
de, sera il absous ayant deliberé non de
me meurtrir seulement, mais de me sa-
K 5
154
ESSAIS DE M. DE MONTA.
crifier? Car la conjurationconiuration estoit faicte
de le tuer, comme il feroit quelque sacri-
fice. Apres cela s’estant tenu coy quel-
que espace de temps, il recommançoit
d’unevne vois plus forte, & s’en prenoit a
soy mesme. Pourquoy vis tu, s’il impor
te a tant de gens que tu meures? n’y ara
il nulle fin a tes vengeancesvengeāces & a tes cruau-
tez? Ta vie vaut elle que tant de dom-
mage se face pour la conserverconseruer? LiviaLiuia sa
femme le sentant en ces angoisses: & les
conseils des femmes y seront ilz receuz,
luy fit elle: fais ce que font les medecins,
quand les receptes accoustumées ne
peuventpeuuent servirseruir ilz en essayent de con-
traires. Par severitéseuerité tu n’as jusquesiusques a ce-
te heure rien profité: Lepidus a suivysuiuy
Saluidienus, Murena Lepidus, Caepio
Murena, Egnatius Caepio. Commance
a experimenter commant te succede-
ront la douceur & la clemance. Cinna
est con-
LIVRE PREMIER.
155
est conveincuconueincu pardonne le. deE82 le, de te nuire
meshuy il ne pourra, & profitera a ta
gloire. Auguste fut bien ayse d’avoirauoir
trouvétrouué unvn advocataduocat de son humeur, &
ayant remercié sa femme & contre-
mandé ses amis, qu’il avoitauoit assignez au
conseil, commanda qu’on fit venir a luy
Cinna tout seul: & faict sortir tout
le monde de sa chambre & faict don-
ner unvn siege a Cinna, il luy parla en
cete maniere. En premier lieu jeie te de-
mande Cinna paisible audiance. N’inter
rons pas mon parler, jeie te donray temps
& loisir d’y respondre. Tu sçais Cinna
que t’ayant pris au camp de mes enne-
mis, non seulemant t’estant faict mon
ennemy, mais estant nay tel, jeie te sau-
vaysau-
uay, jeie te mis entre les mains tous tes
biens, & t’ay en fin rendu si accommo-
dé & si aysé que les victorieus sont
envieusenuieus de la condition du vaincu.
L’office du sacerdoce que tu me
156
ESSAIS DE M. DE MONTA.
demandas jeie te l’ottroiay l’ayantayāt refusé a
d’autres, desquelz les peres avoientauoiēt tous-
jourstous-
iours combatucōbatu avecauec moy. T’ayant si fort
obligé tu as entreprisētrepris de me tuer. A quoy
Cinna s’estantestāt escrié qu’il estoit bien esloi-
gné d’unevne si meschante pensée. Tu ne
me tiens pas Cinna ce que tu m’avoisauois as-
seuré que jeie ne serois pas interrompu.
Ouy tu as entrepris de me tuer, en tel
lieu, tel jouriour, en telle compagnie, & de
telle façon. & le voyantvoyāt transi de ces nou-
vellesnou-
uelles & en silance, non plus pour tenir
le marché de se taire, mais de la presse de
sa conscience, pourquoy adjoutaadiouta il, le
fais tu? Est ce pour estre Empereur?
Vrayemant il va bien mal a la chose pu-
blique s’il n’y a que moy, qui t’empes-
che d’arriverarriuer a l’Empire. Tu ne peus pas
seulemant deffandre ta maison, & perdis
dernieremant unvn proces en la faveurfaueur
d’unvn
LIVRE PREMIER.
157
d’unvn simple libertin. Quoy n’as tu moienmoiē
ny pouvoirpouuoir en autre chose que a entre-
prendre Caesar? JeIe le quitte, s’il n’y a que
moy qui empesche tes esperances. Pen-
ses tu que Paulus, que Fabius Maximus,
que les Cosses & ServiliensSeruiliens te souffrent?
& unevne si grande troupe de nobles, non
seulement nobles de nom, mais qui par
leur vertu honorenthonorēt leur noblesse? Apres
plusieurs autres propos (car il parla a luy
plus de deus heures entieres) or va, luy
dit il, jeie te donnedōne, Cinna, la vie a traistre &
a parricide, que jeie te donnay autresfois
a ennemy. Que l’amitie commance des
ce jouriour d’huy entre nous. Essayons qui
de nous deus de meilleurmeilleure foy, moy t’aie
donné ta vie, ou tu l’ayes receue. Et se
despartit d’avecauec luy en cete maniere.
Quelque temps apres il luy donna le
consulatcōsulat, se pleignantpleignāt dequoy il ne le luy a-
voita-
uoit osé demander. Il l’eut despuis pour
fort amy
158
ESSAIS DE M. DE MONTA.
fort amy, & fut seul faict par luy heritier
de ses biens. Or despuis cet accidant, qui
advintaduint a Auguste au quarantiesme an de
son aage, il n’y eut jamaisiamais de conjura-
tionconiura-
tion ny d’entreprinse contre luy, & re-
ceut unevne justeiuste recompense de cete sien-
ne clemance. Mais il n’en advintaduint pas de
mesmes au nostre: car sa douceur ne le
sceut garentir, qu’il ne cheut despuis aus
lacs de pareille trahison. Tant c’est chose
vaine & frivolefriuole que l’humaine pruden-
ce: & au traverstrauers de tous nos projectsproiects, de
nos conseils & precautions la fortune
maintient tousjourstousiours la possession des e-
venemanse-
uenemans. Nous appellons les mede-
cins heureus, quand ilz arriventarriuent a quel-
que bonne fin: comme s’ls’il n’y avoitauoit que
leur art, qui ne se peut maintenir d’elle
mesme, & qui eust les fondemens trop
frailes pour s’appuyer de sa propre for-
ce, & commecōme s’il n’y avoitauoit qu’elle, qui aye
besoin
LIVRE PREMIER
159
besoin que le hazart & la fortune preste
la main a ses operationsoperatiōs. JeIe croi d’elle tout
le pis ou le mieus qu’onō voudra. Car nous
n’avonsauons, Dieu mercy, nul commerce
ensemble. JeIe suis au rebours des autres, car
jeie la mesprise bien tousjourstousiours, mais quand
jeie suis malade au lieu d’entrer en com-
position jeie commance encore a la haïr
& a la craindre: & respons a ceux, qui
me pressent de prendre medecine, qu’ilz
attendent au moins que jeie sois rendu a
mes forces & a ma santé, pour avoirauoir plus
de moyen de soustenir l’effort & le ha-
zart de leur breuvagebreuuage. JeIe laisse faire na-
ture, & presupose qu’elle se soit garnie
de dentz & de griffes pour se deffandre
des assaus qui luy viennent, & pour
maintenir cete contexture, dequoy
elle suit la dissolution. JeIe crain au
lieu de l’aller secourir ainsi comme elle
est aus prises bien estroites & bien
jointesiointes avecauec la maladie, qu’on secoure
160
ESSAIS DE M. DE MONTA.
son adversaireaduersaire au lieu d’elle: & qu’on
la recharge de nouveausnouueaus affaires.
Or jeie dy que non en la medecine seule-
ment, mais en plusieurs arts plus certai-
nes la fortune y a bonne part. Les sail-
lies poetiques, qui emportent leur au-
theur mesme & le ravissentrauissent hors de soy,
pourquoy ne les atribueronsattribuerons nous a son
bon heur? puis qu’il confesse luy mesmes
qu’elles surpassent sa suffisance & ses for-
ces, & les reconnoit venir d’ailleurs que
de soy, & ne les avoirauoir nullement en sa
puissancepuissāce: nonnō plus que les orateurs ne disent
avoirauoir en la leur ces mouvemensmouuemens & agi-
tationsagi-
tatiōs extraordinaires, qui les poussentpoussēt au
dela de leur dessein. Il en est de mesmes
en la peinture, qu’il eschape par fois des
traitz de la main du peintre surpassans sa
conception & sa science, qui le tirent luy
mesmes en admiration, & qui l’eston-
nent. Mais la fortune monstre bien en-
cores
LIVRE PREMIER.
161
cores plus evidemmanteuidemmant la part qu’elle a
en tous ces ouvragesouurages par les graces &
beautez qui s’y treuventtreuuent, non seulementseulemēt,
sanssās l’inventioninuentiō, mais sans la cognoissance
mesmes de l’ouvrierouurier. UnVn suffisant lecteur
descouvredescouure souvantsouuant es escritz d’autruy
des perfections autres que celles que
l’autheur y a mises & aperceües, & y pre-
ste des sens & des visages plus riches.
Quant aus entreprinses militaires, cha-
cun void commant la fortune y a bon-
ne part. En nos conseils mesmes & en
nos deliberations il faut certes qu’il y air
du sort & du bonheur meslé parmy: car
tout ce que nostre sagesse peut, ce n’est
pas grand chose: plus elle est aigue & vi-
vevi-
ue, plus elle trouvetrouue en soy de foiblesse:
& se deffie d’autantautāt plus d’elle mesme. EtE82 JeIe suis de l’advisaduis de Sylla: &
quand jeie me prens garde de prez aus
plus glorieus exploictz de la guerteguerre, jeie
voy, ce me semble, que ceux qui les con-
L
162
ESSAIS DE M. DE MONTA.
duisent n’y emploient la deliberation &
le conseil, que par acquit, & que la plus-
part de l’entreprinse ils l’abandonnent
a la fortune, & sur la fiance qu’ilz ont a
son secours passent tous les coups au de-
la des bornes de tout discours de raison.
Il survientsuruient des alegresses fortuites & des
fureurs estrangeres parmy leurs delibe-
rations, qui les poussent le plus souventsouuent a
prendre le party le moins fondé en dis-
cours & apparence, & qui grossissent
leur courage au dessus de la raison. D’ou
il est advenuaduenu a plusieurs grandz capitai-
nes anciens pour donner credit a ces
conseilz temeraires, d’aleguer a leurs
gens qu’ils y estoient conviesconuies par quel-
que inspiration, par quelque signe &
prognostique. Voila pourquoy en ceste
incertitude & perplexité que nous ap-
porte l’impuissance de voir & choisir ce
qui est le plus commodecōmode, pour les difficul-
tez que les diversdiuers accidens & circonstancescircōstances
LIVRE PREMIER.
163
de chaque chose tirent quand & elle, le
plus seur quand autre consideration ne
nous y conduiroitLAL E82 conuieroit, est a mon advisaduis de se
rejetterreietter au party ou il y a plus d’honne-
steté & de justice.iustice.E82 , & puis qu’on est
en doubte du plus court
chemin, tenir tousjourstousiours
le droit Comme en ces deux
exemples, que jeie vien de proposer, il n’y
a point de doute, qu’il ne fut plus beau &
plus genereux a celuy qui avoitauoit receu
l’offence de la pardonner que s’il eust
faict autrement. S’il en est mesadvenumesaduenu
au premier, il ne s’en faut pas prendre a
ce sien bon dessein, & ne sçait on quand
il eust pris le party contraire, s’il eust es-
chapé la fin, a laquelle son destein l’ap-
peloit, & si eust perdu la gloire d’unevne si
notable bonté. Il se void dans les histoi-
res force gens en cete crainte, d’ou la
plus part ont suyvisuyui le chemin de courir
au devantdeuant des conjurationsconiurations qu’on fai-
soit contre eus, par vengeance & par
supplices: mais ji’en voy fort peu aus-
quels ce remede ayt servyseruy, tesmoin
L 2
164
ESSAIS DE M. DE MONTA.
tant d’Empereurs Romains. Celuy, qui
se trouvetrouue en ce dangier, il ne doibt pas
beaucoup esperer ny de sa force ny de
sa vigilance. Car combien est il mal aisé
de se garentir d’unvn ennemy qui est cou-
vertcou-
uert du visage du plus officieus amy que
nous ayons? & de cognoistre les volon-
tez & pansemans interieurs de ceus qui
nous assistent? Il a beau employer des
nations estrangieres pour sa garde, &
estre tousjourstousiours ceint d’unevne haïe d’hom-
mes armez. Quiconque ara sa vie a mes-
pris se rendra tousjourstousiours maistre de celle
d’autruy. Et puis ce continuel soupçon,
cete deffiance, qui met le prince en dou-
te de tout le monde, luy doit servirseruir
d’unvn merveilleusmerueilleus tourment. La voye
qu’y tint JuliusIulius Caesar, jeie trouvetrouue que c’est
la plus belle qu’on y puisse prendreprēdre. Pre-
mierement il assayaessaya par clemance &
douceur a se faire aymer de ses ennemys
mesmes
LIVRE PREMIER
165
mesmes, se contentant aus conjurationscōiurations,
qui luy estoient descouvertesdescouuertes, de decla-
rer simplement qu’il en estoit advertyaduerty.
Cela faict il print unevne tres-noble resolu-
tion d’attendre sans effroy & sans solici-
tude ce qui luy en pourroit adveniraduenir, s’a-
bandonnant & se remettant a la garde
des dieus & de la fortune. Car certaine-
mant c’est l’estat ou il estoit quand il fut
tué. Il me souvientsouuient d’avoirauoir leu autresfois
cete histoire de quelque Romain, per-
sonnage de dignité, lequel fuyant la ty-
rannie du TriumviratTriumuirat de Rome, avoitauoit es-
chapé mille fois les mains de ceux qui
le poursuivoientpoursuiuoient, par la subtilité de ses
inventionsinuentions. Il advintaduint unvn jouriour qu’unevne trou
pe de gens de chaualcheval, qui avoientauoientLAL E82 avoitauoit char-
ge de le prendre passa tout joignantioignant unvn
halier, ou il s’estoit tapy, & faillit de le
descouvrirdescouurir: mais luy sur ce point la con-
siderant la peine & les difficultez, aus-
L 3
166
ESSAIS DE M. DE MONTA.
quelles il avoitauoit desjadesia si long tempstēps duré,
pour se sauversauuer des continuelles & cu-
rieuses recerches qu’on faisoit de luy par
tout le monde, le peu de plaisir qu’il pou
voitpou
uoit esperer d’unevne telle vie, & combien
il luy valoit mieux de passer unevne fois le
pas, que de demeurer tousjourstousiours en cete
trampe, luy mesme les rapella & leur tra-
hit sa cachete, s’abandonnant volontai-
rement a leur cruauté, pour oster eux &
luy d’unevne plus longue peine. D’appeler
les mains ennemies, c’est unvn conseil unvn
peu gaillart & hardy. Si croy jeie qu’enco-
re vaudroit il mieus le prandre que de
demeurer en la fievrefieure continuelle d’unvn
accidant qui n’a point de remede: &
puisque les provisionsprouisions qu’on y peut ap-
porter sont pleines d’inquietude, de tour
ment & d’incertitude, il vaut mieux d’u-
nev-
ne belle asseurance se preparer a tout ce
qui en pourra adveniraduenir, & tirer quelque
conso-
LIVRE PREMIER.
167
consolation de ce qu’on n’est pas asseu-
ré qu’il avienneauienne.
CHA. VINTCINQUIESMEVINTCINQVIESME
Du pedantisme.
JEIE me suis souventsouuent despité en mon en-
fance de voir es comedies Italienes
tousjourstousiours unvn pedante pour badin, & le
surnom de magister n’avoirauoir guiere plus
honnorable signification parmy nous.
Car leur estant donné en gouvernementgouuernemēt
& en garde, que pouvoispouuois jeie moins faire
que d’estre jalousialous de leur reputation. JeIe
cherchois bien de les excuser par la dis-
convenancedis-
conuenance naturelle qu’il y a entre le
vulgaire & les personnes rares & excel-
lentes en jugementiugement & en sçavoirsçauoir: d’au-
tant qu’ils vont unvn train entierement con-
trairecō-
traire les unsvns des autres. Mais en ceci per
dois jeie mon Latin, que les plus galans hom-
meshō-
mes c’estoientestoiēt ceux qui les avoientauoiēt le plus a
L 4
168
ESSAIS DE M. DE MONTA.
mespris, tesmoing nostre bonbō du Bellay,
Mais jeie hay par sur tout unvn sçavoirsçauoir pe-
dantésque.[sic]
CHAP. VINTSIXIESME.
De l’institution des enfans a mada-
me Diane de Foix Contesse de
Gurson.
JEIE ne vis jamaisiamais pere pour bossé ou
boiteux que fut son fils, qui laissast
M 5
186
ESSAIS DE M. DE MONTA.
de l’avoüerauoüer nonnō pourtantpourtāt, s’il n’est du tout
enjuréeniuré de cet’affection, qu’il ne s’aper-
çoiveaper-
çoiue de sa defaillance, mais tant y a qu’il
est siensiē. Aussi moy, jeie voy mieux que tout
autre, que ce ne sont icy que resveriesresueries
d’homme qui n’a goustègousté des sciencessciēces que
la crouste premiere en son enfance, &
n’en a retenu qu’unvn general & informe
visage, unvn peu de chasque chose & rien
du tout, a la Françoise. Car en somme jeie
sçai qu’il y a unevne Medecine, unevne Jurispru-
denceIurispru-
dēce, quatre parties en la Mathematic-
que, & en gros ce a quoi elles visentvisēt: mais
de y enfoncer plus avantauant, de m’estre ron-
gé les ongles a l’estude de Platon, ou
d’Aristote, ou opiniatré apres quelque
science solide, jeie ne l’ay jamaisiamais faict: ce
n’est pas mon occupationoccupatiō. L’histoire c’est
monmō gibier en matiere de livresliures, ou la poe
sie que ji’aime d’unevne particuliere inclina-
tion. Car, comme disoit Cleantes, tout
ainsi
LIVRE PREMIER.
187
ainsi que la voix contrainte dans l’etroit
canal d’unevne trompete sort plus aigue
& plus forte: ainsi me semble il que la
sentence pressée aus pieds nombreus de
la poësie s’eslance bien plus brusquementbrusquemēt
& me fiert d’unevne plus viveviue secousse.
Quant aux facultez natureles qui sont
en moy, dequoy c’est icy l’essay, jeie les
sens flechir sous la charge: mes concep-
tions, & mon jugementiugement ne marche qu’a
tatonstatōs, chancelant, bronchant & chopantchopāt:
& quand jeie suis allé le plus avantauant que jeie
puis, si ne me suis jeie aucunement satis-
faict. JeIe voy encore du païs au dela: mais
d’unevne veüe trouble, & en nuage, que jeie
ne puis desmeler, & puis me meslant de
parler indifferemment de tout ce qui se
presente a ma fantasie, & n’y emploiant
que mes propres & naturelz moiens,
s’il m’avientauient, comme il faict a tous
coups, de rencontrer de fortune dans les
bons
188
ESSAIS DE. M. DE MONTA.
bons autheurs ces mesmes lieus que
ji’ay entrepris de traiter, commecōme jeie vien de
faire ches Plutarque tout presentement
son discours de la force de l’imaginationimaginatiō.
A me reconnoistre au prix de ces gensgēs la
si foible & si chetif, si poisant & si endor-
my, jeie me fay pitié ou desdain a moy
mesmes. Si me gratifie-jeie de cecy, que
mes opinionsopiniōs ont cet honneur de rencon-
trerrencō-
trer aux leurs, & dequoy aussi ji’ay au
moins cela, qu’unvn chacun n’a pas, de con-
noistrecō-
noistre l’extreme difference d’entre eux
& moy: & laisse ce neantmoins courir
mes inventionsinuētions ainsi foibles & basses com-
mecō-
me jeie les ay produites, sans en replastrer
& resouder les defaus que cete comparai-
soncōparai-
son m’y a descouversdescouuers. Car autrementautremēt ji’en-
gendreroisē-
gendrerois des monstres, comme font
les escrivainsescriuains indiscretz de nostre siecle,
qui parmy leurs ouvragesouurages de neant vontvōt
semant des lieus entiers des antiens au-
theurs
LIVRE PREMIER.
189
theurs pour se faire honneurhōneur de ce larre-
cin. Et c’est au coutrairecontraire, car cet’infinie
dissemblance de lustres rend unvn visa-
ge si pasle, si terni, & si laid a ce qui est
du leur, qu’ils y perdent beaucoup plus
qu’ilz n’y gaignent. Il m’avintauint l’autre
jouriour de tomber sur unvn tel passage: ji’a-
voisa-
uois trainé languissant apres des parol-
les Françoises, si exangues, si deschar-
nées, & si vuides de matiere & de sens,
que ce n’estoient voirement que parol-
les Françoises. Au bout d’unvn long & en-
nuïeus chemin jeie vins a rencontrerrencōtrer unevne
piece haute, riche & eslevéeesleuée jusquesiusques aux
nuës, si ji’eusse trouvétrouué la pente douce &
la montée unvn peu alongéeE82 montée alongée, cela eut esté
unvn peu excusable, c’estoit unvn precipice si
droit & si coupé que des six premieres
parolles jeie conneuscōneus que jeie m’envoloisenuolois en
l’autre monde. De la jeie descouvrisdescouuris la fon-
drierefō-
driere d’ou jeie venois, si basse & si profonprofō-
de, que
190
ESSAIS DE M. DE MONTA
de, que jeie n’eus onques plus le coeur de
m’y ravalerraualer. Si jeie fardois l’unvn de mes dis-
cours de ces riches peintures, il esclaire-
roit par trop la bestise des autres. Quoy
qu’il en soit, veux-jeie dire, & quelles que
soient ces inepties, jeie n’ay pas deliberé
de les cacher, non plus qu’unvn mienmiē pour-
traict chauvechauue & grisonnant, ou le pein-
tre auroit mis non unvn visage parfaict,
mais le mien. Car aussi ce sont icy mes
humeurs & opinions: jeie les donne pour
ce qui est en ma creance, non pour ce
qui est a croire: jeie ne vise icy qu’a décou-
vrirdécou-
urir moy mesmes, qui seray par adven-
tureaduen-
ture autre demain, si nouveaunouueau aprentis-
geaprentissa-
ge me change. JeIe n’ay point l’authorité
d’estre creu, ny ne le desire, me sentant
trop mal instruit pour instruire autruy.
Quelcun donq ayantayāt veu l’article prece-
dantprece-
dāt me disoit ches moy l’autre jouriour, que
jeie ◊◊ LAL E82 me devoy deuoy estre unvn peu estendu sur le dis-
cours
LIVRE PREMIER
191
cours de l’institution des enfans. Or Ma-
dame, si ji’avoyauoy quelque suffisance en ce
sujectsuiect, jeie ne pourroy la mieux employer
que d’en faire unvn present a ce petit hom-
me qui vous menasse de faire tantosttātost unevne
belle sortie de ches vous (vous estez trop
genereuse Madame pour commencer
autrement que par unvn masle) car ayant
eu tant de part a la conduite de vostre
mariage, ji’ay quelque droit & interrestinterest a
la grandeur & prosperité de tout ce qui
en viendra: outre ce que l’anciene pos-
session que vous avezauez de tout temps sur
ma servitudeseruitude, m’obligent assez a desirer
honneur, bien & advantageaduātage a tout ce qui
vous touche: mais a la verité jeie n’y en-
tens sinon cela, que la plus grande diffi-
cultediffi
culté & importante de l’humaine scien-
ce semble estre en cet endroit, ou il se
traite de la nourriture & institution des
enfans. La montre de leurs inclinations
est si
192
ESSAIS DE M. DE MONTA
est si tendre en ce bas aage et si obscure,
& les promesses si incertaines & fauces,
quilqu’il est malaisé d’y establir nul solide ju-
gementiu-
gement. Si est il difficile de forcer les pro-
pensions natureles d’ou il advientaduient que
par faute dauoird’avoir bien choisirchoisi leur rou-
te pour neant se travailletrauaille on sou-
ventsou-
uent & employe l’on beaucoup d’aa-
ge a dresser des enfausenfans aux choses, aus-
quelles ils ne peuventpeuuent prendreprēdre nul goust.
Toutesfois en cete difficulté, mon opi-
nion est de les acheminer tousjourstousiours aux
meilleures choses & plus profitables, &
qu’on ne doit s’appliquer aucunement
a ces legieres divinationsdiuinations & prognosti-
ques, que nous prenons des mouvemensmouuemēs
de leur enfance. Madame c’est unvn grandgrād
ornement que la science, & unvn utilvtil de
merveilleuxmerueilleux serviceseruice, & notamment aux
personuespersonnes elevéeseleuées en tel degré de for-
tune comme vous estez. A la verité elle
que, ou[sic]
LIVRE PREMIER.
193
n’a point son vray usagevsage en mains viles
& basses. Elle est bien plus fiere de pré-
ter ses moyens a conduire unevne guerre, a
commander unvn peuple, a pratiquer l’a-
mitie d’unvn prince ou d’unevne nation estran-
giereestrā-
giere, qu’a dresser unvn argument dialecti-
que, ou a plaider unvn appel, ou ordonner
unevne masse de pillules. Ainsi Madame, par
ce que jeie croy que vous n’oblierez pas
cete partie en l’institution des votres,
vous qui en avezauez bien avantauant savourésauouré
la douceur, & qui estes d’unevne race let-
trée: car nous avonsauons encore en main
des escrits de ces antiensantiēs ContesCōtes de Foix,
d’ou monsieur le Conte vostre mary &
vous estez descendus: & François mon-
sieur de Candale vostre oncle en faict
naitre tous les joursiours d’autres, qui esten-
dront la connoissance de cete qualité
de vostre famille a plusieurs siecles. JeIe
vous veux dire la dessus unevne seule fanta-
N
194
ESSAIS DE M. DE MONTA.
sie que ji’ay contraire au communcommū usagevsage.
C’est tout ce que jeie puis conferer a vo-
stre serviceseruice en cela. La charge du gouver
neurgouuer
neur, que vous luy donrés[sic], du chois du-
quel dépend tout l’effect de son institu-
tion, ell’a plusieurs autres grandes par-
ties, mais jeie n’y touche point, pour n’y
sçavoirsçauoir rienriē apporter qui vaille. Et de cet
article, sur lequel jeie me mesle de luy don-
nerdō-
ner advisaduis, il m’en croira autantautāt qu’il y ver-
ra d’apparenceapparēce. A unvn enfant de maisonmaisō qui
recherche les lettres & la discipline non
pour le gaing (car unevne si vile fin & si ab-
jecteab-
iecte est indigne de la grace & faveurfaueur des
muses, & puis elle regarde & depend
d’autruy) ny tant pour les commoditez
externes, que pour les sienes propres, &
pour s’en enrichir & parer au dedansdedās, ay-
ant plustost envieenuie d’en tirer unvn habil’hom-
mehō-
me, qu’unvn homme sçavantsçauant, jeie voudrois
aussi qu’on fut soigneus de luy choisir unvn
coudu-[sic]
LIVRE PREMIER
195
conducteur, qui eut plustost la teste bien
faicte que bien pleine, & qu’on y requit
tous les deux, mais plus les meurs & l’en-
tendementē-
tendement que la science. Et qu’il se con-
duisitcō-
duisit en sa charge d’unevne nouvellenouuelle manie
re. On ne cesse de criailler a nos oreil-
les, comme qui verseroit dans unvn anton-
noir, & nostre charge ce n’est que de re-
dire ce qu’on nous a dict. JeIe voudrois
qu’il corrigeat unvn peu cete partie, & que
de belle arrivéearriuée, selon la portée de l’ame
qu’il a en main, il commençast a la met-
tre sur le trottoer, luy faisant gouster les
choses, les choisir, & discerner d’elle mes
me. Quelquefois luy monstrantmonstrāt chemin,
quelquefois luy laissant prendreprēdre le devantdeuāt.
JeIe ne veux pas qu’il inventeinuente, & parle seul,
jeie veux qu’il escoute son disciple parler
a son tour, qu’il ne luy demande pas seu-
lement compte des mots de sa leçon,
mais du sens & de la substance, & qu’il
N 2
196
ESSAIS DE M. DE MONTA.
jugeiuge du profit qu’il aura fait, non par le
tesmoingnage de sa memoire, mais de
son jugementiugement. Que ce qu’il viendra d’ap
prendre il le luy face mettre en cent visa-
ges, & accommoder a autant de diversdiuers
subjetzsubietz, pour voir s’il l’a encore bienbiē pris
& bien faict sien. C’est tesmoignage de
crudité & d’indigestionindigestiō que de regorger
la viande commecōme on l’a avaléeaualée. L’estomac
n’a pas faict son operation, s’il n’a faict
changer la façon & la forme a ce qu’on
luy avoitauoit donnédōné a cuire. Qu’il lui face tout
passer par l’estamine, & ne loge rien en
sa teste par authorité & a credit. Les
principes d’Aristote ne luy soient princi-
pes non plus que ceux des Stoiciens ou
Epicuriens: qu’on luy propose céte di-
versitédi-
uersité de jugemensiugemens, il choisira s’il peut,
sinon il en demeurera en doubte. ◊◊ E82 Che non men che saper dubbiar m’aggrada. Car
s’il embrasse les opinions de Xenophon
& de Platon par son propre discours ce
ne se
LIVRE PREMIER.
197
ne seront plus les leurs, ce seront les sien-
nessiē-
nes. Il faut qu’il emboiveemboiue leurs humeurs,
non qu’il apprenne leurs preceptes: &
qu’il oblie hardiment s’il veut d’ou il les
tient, mais qu’il se les sçache approprier.
La verité & la raison sont communes a
unvn chacun: & ne sont non plus a qui les a
dites premierement, qu’a qui les dict a-
pres. Les abeilles pillotent deça dela les
fleurs, mais elles en font apres le miel,
qui est tout leur, ce n’est plus thin, ny
marjolainemariolaine: ainsi les pieces empruntées
d’autruy il les transformera & confon-
dra, pour en faire unvn ouvrageouurage tout sien,
a sçavoirsçauoir son jugementiugement. Son institution
son travailtrauail & estude ne vise qu’a le for-
mer. C’est disoit Epicharmus l’entende-
mententende-
mēt qui voit & qui oyt, c’est l’entende-
ment qui approfite tout, qui dispose tout,
qui agit, qui domine & qui regne: toutes
autres choses sont aveuglesaueugles, sourdes &
N 3
198
ESSAIS DE M. DE MONTA.
sans ame. Certes nous le rendonsrēdons servileseruile
& coüard pour ne luy laisser la liberté de
rien faire de soy. Qui demanda jamaisiamais a
son disciple ce qu’il luy semble de telle
ou telle sentence de Ciceron? On nous
les placque en la memoire toutes em-
pennées, comme des oracles, ou les let-
tres & les syllabes sont de la substance
de la chose. JeIe voudrois que le Palüel ou
Pompée ces beaus danseurs apprinsent
des caprioles a les voir seulement faire,
sans nous bouger de nos places, commecōme
ceux cy veulent instruire nostre enten-
dement, sans l’esbranler & mettre en
besogne. Or a cet apprentissage tout ce
qui se presente a nos yeux sert de livreliure
suffisant. La malice d’unvn page, la sottise
d’unvn valet, unvn propos de table ce sont
autantautāt de nouvellesnouuelles matieres. A cete cau-
se le commerce des hommes y est mer-.
veilleusementmer-.
ueilleusement propre, & la visite des païs
estrangers, non pour en raporter seule-
LIVRE PREMIER.
199
ment a la mode de nostre noblesse Fran-
çoiseFrā-
çoise, combien de pas a santa rotonda,
ou la richesse des calessons de la Signora
LiviaLiuia, ou comme d’autres, combien le
visage de Neron de quelque vielle[sic] ruine
de la est plus long ou plus large que ce-
luy de quelque pareille medaille: mais
pour en raporter principalement les hu-
meurs de ces nations & leurs façons, &
pour frotter & limer nostre cervelleceruelle con-
trecō-
tre celle d’autruy. JeIe voudrois qu’on com-
mençastcō-
mençast a le promener des sa tendre en-
fance: & premierementpremieremēt pour faire d’unevne
pierre deux coups, par les nations voisi-
nes qui ont le langagelāgage plus esloigné du no-
stre, & auquel si vous ne la formés de bonbōbon’
heure la langue ne se peut façonnerfaçōner. Aus-
si bien est ce unevne opinion receüe d’unvn
chacun, que ce n’est pas raison de nour-
rir unvn enfant au gyron de ses parensparēs. Cet’
amour naturelle les attendrist trop,
& relasche, voire les plus sages. Ils ne
N 4
200
ESSAIS DE M. DE MONTA.
sont capables ny de chatier ses fautes, ny
de le voir nourri grossierement comm’-
il faut, & sans delicatesse. Ils ne le sçau-
roient souffrir revenirreuenir suantsuāt & pouldreux
de son exercice, ny le voir hazarder tan-
tost sur unvn chevalcheual farouche, tantost unvn
floret au poing, tantot unvn’harquebou-
se. Car il n’y a remede, qui en veut faire
unvn hommehōme de bienbiē, sans doubte il le faut ha-
zarder unvn peu en céte jeunesseieunesse, & souventsouuent
choquer les regles de la medecine. Et
puis l’authorité du gouverneurgouuerneur qui doit
estre souverainesouueraine sur luy, s’interrompt &
s’empesche par la presence des parens.
JointIoint que ce respect que la famille luy
porte, la connoissance des moyens &
grandeurs de sa maison, ce ne sont a monmō
opinion pas legieres incommodités en
cet aage. En céte escole du commerce
des hommes ji’ay souventsouuent remarqué ce
vice, qu’au lieu de prendre connoissan-
ce d’au
LIVRE PREMIER.
201
ce d’autruy nous ne travaillonstrauaillons qu’a la
donner de nous, & sommes plus en pei-
ne d’emploiter nostre marchandise que
d’en acquerir de nouvellenouuelle. Le silence &
la modestie sont qualitez tres-commo-
des a la conversationconuersation des hommes. On
dressera cet enfant a estre espargnant &
mesnagier de sa suffisance, quand il l’araE95 l’aura
acquise: a ne se fourmalizer point des
sottises & fables qui se diront en sa pre-
sence, car c’est unevne incivileinciuile importunité
de choquer tout ce qui n’est pas de no-
stre goust. On luy apprendra a n’entrer
en discours & contestationcōtestation que ou il verra
unvn champion digne de sa luite: & la mes-
mes à n’emploier pas tous les tours qui
luy peuventpeuuēt servirseruir, mais ceux la seulementseulemēt
qui luy peuventpeuuent le plus servirseruir. Qu’on le
rende delicat au chois & triage de ses
raisons, & aymant la pertinence & par
consequent la briefvetébriefueté. Qu’on l’instrui-
N 5
202
ESSAIS DE M. DE MONTA.
se sur tout a se rendre, & a quitter les ar-
mes a la verité tout aussi tost qu’il l’aper-
ceura, soit qu’elle naisse es mains de son
adversaireaduersaire, soit qu’elle naisse en luy mes-
mes par quelque ravisementrauisement. Car il ne
sera pas mis en chaise pour dire unvn rol-
le prescript, il n’est engagé a nulle cau-
se que par ce qu’il l’appreuveappreuue, ny ne sera
du mestier ou se ventvēt a purs deniers con-
tans la liberté de se pouvoirpouuoir raviserrauiser & re-
connoistre. Que sa conscience & sa ver-
tu reluisent jusquesiusques a son parler. Qu’on
luy face entendre que de confesser la
faute qu’il descouvriradescouurira en son propre dis
cours, encore qu’elle ne soit aperceüe
que par luy, c’est unvn effect de jugementiugement
& de sincerité, qui sont les principales
qualitez qu’il cherche. On l’adviseraaduisera e-
stant en compagnie d’avoirauoir les yeux par
tout. Car jeie trouvetrouue que les premiers sie-
ges sont communement saisis par les
hommeshōmes moins capables, & que les gran-
LIVRE PREMIER.
203
deurs de fortune ne se trouventtrouuent guieres
meslées a la suffisance. JI’ay veu ce pen-
dant qu’on s’entretenoit au haut bout
d’unevne table de la beauté d’unevne tapisserie,
ou du goust de la maluoisie, se perdre
beaucoup de beaus traitz a l’autre bout.
Il sondera la portée d’unvn chacunchacū, unvn bou-
vierbou-
uier, unvn masson, unvn passant, il faut tout
mettre en besongne, & emprunter cha-
cun selon sa marchandise. Car tout sert a
mesnage, la sottise mesmes, & foiblesse
d’autruy luy sera instructioninstructiō. A contrerol-
ler les graces & façons d’unvn chacunchacū, il s’en-
gendreraē-
gendrera envieenuie des bonnes & mespris
des mauvaisesmauuaises. Qu’on luy mette en fan-
tasiefā-
tasie unevne honeste curiositecuriosité de s’enquerir
de toutes choses. Tout ce qu’il y aura de
singulier autour de luy, il le verra: unvn ba-
stiment, unevne fontaine, unvn homme, le lieu
d’unevne bataille ancienne, le passage de
Caesar ou de Charlemaigne. Il s’en-
querra des meurs, des moyens
204
ESSAIS DE M. DE MONTA.
& des alliances de ce prince & de celuy
la. Ce sont choses tres-plaisantesplaisātes a appren-
dreapprē-
dre & tres-utilesvtiles a sçavoirsçauoir. En céte prati-
que des hommes ji’entens y compren-
dre & principalement ceux qui ne vi-
ventvi-
uent qu’en la memoire des livresliures. Il pra-
tiquera par le moyen des histoires ces
grandes ames des meilleurs siecles. c’est
unvn vain estude qui veut, & qui ne se pro-
pose autre fin que le plaisir: mais qui veut
aussi c’est unvn estude de fruit inestimable.
Quel profit ne fera il en céte part-la a
la lecture des vies de nostre Plutarque?
Mais que mon guide se souviennesouuienne ou vi-
se sa charge, & qu’il n’imprime pas tant a
son disciple, ou morut Marcellus, que
pourquoy il fut indigne de son devoirdeuoir
qu’il mourut la. Qu’il ne luy apprenne
pas tant les histoires qu’a en jugeriuger. Il y a
dans cet autheur beaucoup de discours
estandus tres-dignes d’estre sceuz, car a
mon
LIVRE PREMIER.
205
mon gré c’est le maistre ouvrierouurier de telle
besongne. Mais il y en a mille & mille
qu’il n’a que touché simplement: il guy-
gne seulement au doigt par ou nous
irons, s’il nous plait: & se contente quel-
quefois de ne donner qu’unevne attainte
dans le plus vif d’unvn propos. Il les faut ar-
racher de la & mettre en place marchan-
demarchā-
de. Cela mesme de voir Plutarque trier
unevne legiere action en la vie d’unvn hommehōme,
ou unvn mot qui semble ne porter pas, ce-
la c’est unvn discours. C’est dommage que
les gens d’entendement ayment tant la
briefvetébriefueté: sans doute leur reputation
en vaut mieux, mais nous en valons
moins. Plutarque aime mieux que nous
le vantons de son jugementiugement que de son
sçavoirsçauoir, il ayme mieux nous laisser desir
de soi que sacieté. Il sçavoitsçauoit qu’es choses
bonnesbōnes mesmes on peut trop dire, & que
Alexandridas reprocha justementiustement a ce-
luy qui
206
ESSAIS DE M. DE MONTA.
luy qui tenoit aux Ephores de bons
propos mais trop longs, o estrangier, tu
dis ce qu’il faut autrement qu’il ne faut.
Il se tire unevne merveilleusemerueilleuse clarté pour le
jugementiugement humain de ce commerce des
hommes. Nous sommes tous contraintscōtraints
& amoncellez en nous mesmes, & avonsauōs
la veüe racourcie a la longueur de no-
stre néz. On demandoit a Socrates d’ou
il estoit, il ne respondit pas d’Athenes,
mais du monde. Luy qui avoitauoit son ima-
ginationima-
ginatiō plus plaine & plus estandue, em-
brassoit l’universvniuers, comme sa ville, jettoitiettoit
ses connoissances, sa societé & ses affe-
ctions a tout le genre humain: non pas
comme nous, qui ne regardonsregardōs qu’a nos
piedz. Quand les vignes gelent en son
vilage mon prestre en argumenteargumēte l’IreE82 l’ire de
Dieu sur la race humaine, & jugeiuge que la
pepie en tienne des-jaia les Cannibales. A
voir
LIVRE PREMIER.
207
voir nos gueres civilesciuiles, qui ne crie que
céte machine se bouleversebouleuerse, & que le
jouriour du jugementiugement nous tient au colet,
sans s’adviseraduiser que plusieurs pires choses
se sont veües, & que les dix mille parts du
monde ne laissent pas de galler le bon
temps ce pendant. A qui il gresle sur la
teste tout l’hemisphere semble estre en
tempeste & orage, & disoit le SavoiartSauoiart
que si ce sot de roy de France eut sceu
bien conduire sa fortune, il estoit hom-
me pour devenirdeuenir maistre d’hostel de son
duc. Son imagination ne concevoitconceuoit nul-
le plus eslevéeesleuée grandeur que celle de son
maistre. Mais qui se presente commecōme dans
unvn tableau céte grand’image de nostre
mere nature en son entiere magesté: qui
lit en son visage unevne si generale & con-
stante varieté, qui se remarque la dedansdedās,
& non soy mais tout unvn royaume com-
me unvn traict d’unevne pointe tresdelicate,
celuy
208
ESSAIS DE M. DE MONTA.
celuy la seul estime les choses selon leur
justeiuste grandeur. Ce grand monde que
les unsvns multiplientmultipliēt encore comme espe-
ces soubs unvn genre, c’est le miroüer ou il
nous faut regarder pour nous connoi-
stre de bon biaiz. Somme jeie veux que ce
soit le livreliure de mon escolier. Tant d’hu-
meurs, de sectes, de jugemensiugemens, d’opinionsopiniōs
de loix & de coustumes nous apprennent
a jugeriuger sainement des nostres, & appre-
nent nostre jugementiugement a reconnoistre
son imperfection & sa naturelle foibles-
se: qui n’est pas unvn legier apprentissage.
Tant de remuementzremuemētz d’estat & change-
mentz de fortune, nous instruisent a ne
faire pas grande recepte de la nostre.
Tant de nomsnōs, tant de victoires & conque-
tescōque-
tes enseveliesenseuelies soubz l’oblianceobliāce, rendentrendēt ri-
dicule l’esperanceesperāce d’eterniser nostre nom
par la prise de dix Argoletz, & d’unvn poul-
lailler, qui n’est conneu que de sa cheu-
LIVRE PREMIER
209
te. L’orgueil & la fierté de tant de pom-
pes estrangieres, la magesté si enflée de
tant de cours & de grandeurs nous fer-
mit & assure la veüe a soustenir l’esclat
des nostres sans siller les yeux. Tant de
milliasses d’hommeshōmes enterrez avantauant nous,
nous encoragent[sic] a ne craindre d’aller
trouvertrouuer si bonne compagnie en l’autre
monde: ainsi du reste. Aux exemples se
pourront proprement assortir tous les
plus profitables discours de la philoso-
phie, a laquelle se doiventdoiuent toucher les a-
ctions humaines, comme a leur reigle.
On lui dira que c’est que sçavoirsçauoir & igno
rer, qui doit estre le but de l’estude, que
c’est que vaillance, temperance, & justi-
ceiusti-
ce: ce qu’il y a a dire entre l’ambitionambitiō &
l’avariceauarice, la servitudeseruitude & la subjectionsubiection, la
licence & la liberté: a quelles marques
on connoit le vray & solide contente-
ment: jusquesiusques ou il faut craindre la mort,
O
210
ESSAIS DE M. DE MONTA.
la douleur & la honte: quels ressors nous
meuventmeuuent, & le moyen de tant de diversdiuers
branles en nous: car il me semblesēble que les
premiers discours, dequoy on luy doit
abreuverabreuuer l’entendemententendemēt, ce doiventdoiuent estre
ceux, qui reglent ses meurs & son sens,
qui luy apprendront a se connoistre &
a sçavoirsçauoir bien mourir & bien vivreviure.
sapere aude,
Incipe Viuendi qui recte prorogat ho-
ram,
Rusticus expectat dum defluat amnis,
at ille
Labitur, & labetur in omne Volubilis
aeuum:
Aeque pauperibnspauperibus prodest, locupleti-
bus aeque.
Et neglecta aeque pueris senibúsque no-
cebit.
Omnis Aristippum decuit color, & sta-
tus, & res.
QemQuem duplici panno patientia velat,
Mirabor, vitae via si conuersa decebit,
Personamque feret non inconcinnus
vtramque.
CHA. VINTSETIESME.
C’est follie de rapporter le vray &
le faux a nostre suffisance.
CE ne’stn’est pas a l’adventureaduenture sans raison,
que nous atrribuonsattribuons a simplesse &
a ignorance la facilité de croire & de
se laisser persuader. Car il me semble a-
voira-
uoir apris autrefois, que la creance c’e-
LIVRE PREMIER
242243
stoit comm’unvn impression qui se faisoit
en nostre ame: & a mesure qu’elle se
trouvoittrouuoit plus molle & de moindre resi-
stance, il estoit plus aysé a y empreindre
quelque chose. Voila pourquoy les en-
fans, le vulgaire, les fames & les malades
estoient plus subjectzsubiectz a estre menés par
les oreilles: mais aussi de l’autre part, c’est
unevne sotte presumption d’aller desdei-
gnant & condamnant pour faux ce qui
ne nous samble pas vray semblable, qui
est unvn vice ordinaire de ceus, qui pan-
sent avoirauoir quelque suffisance outre la
commune. JI’en faisoy ainsi autrefois, & si
ji’oyois parler ou des espritz qui revien-
nentreuien-
nent, ou du prognostique des choses fu-
tures, des enchantemensenchantemēs, des sorceleries,
ou faire quelque autre compte, ou jeie ne
peusse pas mordre,
SomniaSōnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures, portentáqueportētáque thessala,
Q 2
243244
ESSAIS DE M. DE MONTA.
Ilil me venoit compassion du pauvrepauure peu-
ple abusé de ces follies. Et a present jeie
treuvetreuue que ji’estoy pour le moins autant
a plaindre moy mesme, non que l’expe-
rience m’aie depuis rien fait voir au des-
sus de mes premieres creances, & si n’a
pas tenu a ma curiosité. maisE82 Mais la raison
m’a instruit que de condamner ainsi re-
soluement unevne chose pour faulce, &
impossible, c’est se donner l’advantageaduantage
d’avoirauoir dans la teste les bornes & limi-
tes de la volonté de Dieu & de la puis-
sance de nostre mere nature. Et qu’il n’y
a point de plus notable follie au monde
que de les ramener a la mesure de no-
stre capacité & suffisance. Si nous appel-
lonsappel-
lōs monstresmōstres ou miracles ce ou nostre rai-
son ne peut aller, combien s’en presente
il continuellementcontinuellemēt a nostre veuë? Consi-
derons au traverstrauers de combien de nua-
ges & commant a tastons on nous mei-
ne a la
LIVRE PREMIER.
244245
ne a la connoissance de la pluspart des
choses qui nous sont entre mains, certes
nous trouveronstrouuerons que c’est plustost ac-
coustumance que la science qui nous en
oste l’estrangeté: & que ces choses la, si
elles nous estoint presantées de nou-
veaunou-
ueau nous les trouverionstrouuerions autant ou
plus incroiables que nulles autres.
Si nunc primum mortalibus adsint
Ex improuiso, ceu sint obiecta repente,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,
Aut minus ante quod auderent fore cre-
dere gentes.
Et omnia de genere omni
Maxima quae vidit quisque haec ingentia
fingit.
CHPCHAP. VINTHUITIESMEVINTHVITIESME.
De l’amitieamitié.
COnsiderant la conduicte de la be-
soingne d’unvn peintre que ji’ay, il m’a
pris envieenuie de l’ensuivreensuiure. Il choisit le plus
noble endroit & milieu de chasque pa-
roy, pour y loger unvn tableau elabouré
de toute sa suffisance, & le vuide tout au
tour il le remplit de crotesques, qui sont
peintures fantasques, n’ayants grace
qu’enē la varieté & estrangetéestrāgeté. Que sont-ce
icy aussi a la verité que crotesques & corps
monstrueux, rappiecez de diversdiuers mem-
bres, sans certaine figure, n’ayantsayāts ordre,
suite
LIVRE PREMIER.
252253
suite, ny proportion que fortuite?
Desinit in piscempiscē mulier formosa superne.
JeIe vay bien jusquesiusques a ce segond point
avecauec monmō peintre, mais jeie demeure court
en l’autre, & meilleure partie. Car ma
suffisance ne va pas si avantauant que d’oser
entreprendre unvn tableau riche poly &
formé selon l’art: jeie me suis adviséaduisé d’en
emprunteremprūter unvn d’Estienne de la Boitie qui
honorera tout le reste de céte beso-
gne. C’est unvn discours auquel il donna
nom De la seruitndeServitude volontaire, mais
ceus qui l’ont ignoré, l’ont bien propre-
ment depuis rebaptisé, le contre unvn. Il
l’escrivitescriuit par maniere d’essay en sa pre-
miere jeunesseieunesse, n’ayant pas attaint le dix-
huitiesme an de son aage, a l’honneur de
la liberté contre les tyrans. Il court pieça
es mains des gens d’entendement, non
sans bien grande & meritée recomman-
dation. Car il est gentil, & plein tout ce
qu’il
253254
ESSAIS DE M. DE MONTA.
qu’il est possible. Si y a il bien a dire, que
ce ne soit le mieux qu’il peut faire, & si
en l’aage que jeie l’ay conneu plus avancéauācé, il
eut pris unvn tel desseing que le mien, de
mettre par escrit ses fantasies, nous ver-
rions plusieurs choses rares, & qui nous
approcheroient bien pres de l’honneur
de l’antiquité. Car notamment en céte
partie des dons de nature, jeie n’en con-
nois nul qui luy soit comparable. Mais il
n’est demeuré de lui que ce discours, en-
core par rancontrerācontre, & croy qu’il ne le veit
onques puis qu’il luy eschapa, & quel-
ques memoires sur cet edit de JanvierIanuier
fameus par nos guerres civilesciuiles, qui trou-
veronttrou-
ueront encores ailleurs leur place. C’est
tout ce que ji’ay peu recouvrerrecouurer de ses re-
liques, outre le livretliuret de ses oeuvresoeuures que
ji’ay faict mettre en lumiere: & si suis o-
bligé particulierement a céte piece,
d’autant qu’elle a serviserui de moienmoiē a nostre
premiere
LIVRE PREMIER
254255
premiere accointance. Car elle me fut
monstrée avantauant que jeie l’eusse veu, &
me donna la premiere connoissance de
son nom, acheminant ainsi céte amitié
que nous avonsauōs nourrie, tant que Dieu a
voulu, entre nous, si entiere & si parfaite,
que certainement il ne s’en lit guiere
de pareilles. Entre nos hommes il
ne s’en voit nulle trace en usagevsage. Il faut
que tant de choses se rencontrent pour
la bastir, que c’est beaucoup si la fortune
y arrivearriue unevne fois en trois siecles. Il n’est
rien a quoy il semble que nature nous
aye plus acheminé qu’a la societé. Or le
dernier point de sa perfection c’est ce-
tuy-cy. Car des enfans aux peres c’est
plustost respect qu’amitié: l’amitieamitié se
nourrit de communicationcōmunication, qui ne peut se
trouvertrouuer entre eux, pour la trop grande
disparité, & offenceroit a l’adventureaduenture les
devoirsdeuoirs de nature. Car ni toutes les secre
tes pen-
255256
ESSAIS DE M. DE MONTA.
tes pensées des peres ne se peuventpeuuent con-
muniquercō-
muniquer aux enfans, pour n’y engen-
drer unevne messeante privautépriuauté: ny les ad-
vertissemensad-
uertissemens & corrections qui est unvn
des premiers offices d’amitié, ne se pour-
roient exercer des enfans aux peres. Il
s’est trouvétrouué des nations ou par usagevsage les
enfans tuoient leurs peres, & d’autres
ou les peres tuoient leurs enfans, pour
evitereuiter l’empeschement qu’ils se peuventpeuuent
quelquefois entreporter, & naturele-
ment l’unvn depend de la ruine de l’autre.
L’amitié n’en vientviēt jamaisiamais la. Il s’est trou-
vétrou-
ué jusquesiusques a des philosophes desdaignansdesdaignās
céte cousture naturelle, tesmoing celuy
qui quand on le pressoit de l’affection
qu’il devoitdeuoit a ses enfans pour estre sor-
tis de luy, se mit a cracher, & cela, dict il,
en est aussi bien sorty. Et cet autre que
Plutarche vouloit induire a s’accorder
avecauec son frere, jeie n’en fais pas, dict il, plus
grand
LIVRE PREMIER.
256257
grand estat pour estre sorty de mesme
trou. C’est a la verité unvn beau nom, &
plein de dilection que le nom de frere,
& a céte cause en fimes nous luy & moy
nostre alliance. Mais ce meslange de
biens, ces partages, & que la richesse de
l’unvn soit la pauvretépauureté de l’autre, cela detram-
pedetrā-
pe merveilleusementmerueilleusement & relasche céte
soudure fraternelle: les freres ayantz a
couduireconduire le progrez de leur avancementauancemēt
en mesme sentier & mesme train, il est
force qu’ils se hurtent & se choquentchoquētE82 & choquent sou-
vent sou-
uēt. DavantageDauātage la correspondancecorrespondāce & rela-
tion qui engendreengēdre ces vrayes & parfaites
amitiez, pourquoy se trouveratrouuera elle en
ceux ci? Le pere & le fils peuventpeuuēt estre de
complexioncōplexion entieremententieremēt eslongnée, & les
freres aussi. C’est mon fils c’est mon pa-
rent, mais c’est unvn homme farouche, unvn
meschant, ou unvn sot. Et puis a mesure
que ce sont amitiés que la loy & l’obli-
R
259258
ESSAIS DE M. DE MONTA.
gation naturelle nous commande, il y a
d’autant moins de nostre chois & liber-
té volontaire. Et nostre liberté volontai-
re n’a point de production qui soit plus
proprement siene que celle de l’affectionaffectiō
& amitié. Ce n’est pas que jeie n’aye essayé
de ce costé la tout ce qui en peut estre,
ayant eu le meilleur pere qui fut onques
& le plus indulgent jusquesiusques a son extre-
me vieillesse, & estant d’unevne famille fa-
meuse de pere en fils, & exemplaire en
céte partie de la concorde fraternelle.
D’y comparer l’affection enversenuers les fa-
mes, quoy qu’elle naisse a la verité de
nostre choix, on ne peut, ny la loger en
ce rolle. Son feu, jeie le confesse,
(Neque enim est dea nescia nostri
Quae dulcem curis miscet amaritiem)
lito,
quem semper acerbum
Semper honoratum (sic dii voluistis)
habebo,
Quis desiderio sit pudor aut modus
O misero frater ademte mihi:
Omnia tecumtecū vna perieruntperierūt gaudia nostra
Quae tuus in vita dulcis alebat amor.
Tu mea, tu moriensmoriēs fregisti commodacōmoda frater
TecumTecū unavna tota est nostra sepulta anima,
Cuius ego interitu tota de mente fugaui
Haec studia, atque omnes delicias animi
Alloquar? audiero nunquam tua ver-
ba loquentem,
Nunquam ego te, vita frater ama
bilior
CHAP. VINTHHUITIESMEVINTHVITIESMEVINTiXe
Vingt neuf sonnetz d’Estienne de
la Boëtie a Madame de Gram-
mont contesse de Guisen.
MAdame jeie ne vous offre rien du
mien, ou par ce qu’il est des-jaia
vostre, ou par ce que jeie n’y trouvetrouue
rien digne de vous. Mais ji’ay voulu
que ces vers en quelque lieu qu’ils
S 2
276
ESSAIS DE M. DE MONTA.
se vissentvissēt, portassent vostre nom en teste,
pour l’honneur que ce leur sera d’avoirauoir
pour guide céte grandegrāde Corisande d’An-
doins. Ce present m’a semblé vous estre
propre, d’autant qu’il est peu de dames
en France, qui jugentiugent mieus & se serventseruent
plus a propos que vous de la poësie: &
puis qu’il n’en est point qui la puissent
rendre viveviue & animée, comme vous fai-
tes par ces beaus & riches accords de-
quoy parmi unvn milion d’autres beautés
nature vous a estrenée, Madame, ces
vers meritent que vous les cherissez: car
vous serez de mon advisaduis, qu’il n’en est
point sorty de Gascoigne qui eussenteussēt plus
d’inventioninuention & de gentilesse, & qui tes-
moignent estre sortis d’unevne plus riche
main. Et n’entrezētrez pas en jalousieialousie, dequoy
vous n’avezauez que le reste de ce que pieça
ji’en ay faict imprimer sous le nom de
monsieur de Foix vostre bon parent: car
certes
LIVRE PREMIER.
277
certes ceus cy ont jeie ne sçay quoy de
plus vif & de plus bouillant: comme il
les fit en sa plus verte jeunesseieunesse, & eschau-
fé d’unevne belle & noble ardeur que jeie
vous diray, Madame, unvn jouriour a l’oreille.
Les autres furent faictz despuis comme
il estoit a la poursuite de sonsō mariage, en
faveurfaueur de sa fame, & sentent des-jaia jeie ne
sçay quelle froideur maritale. Et moy jeie
suis de ceux qui tiennent que la poësie
ne rid point ailleurs: comme elle faict en
unvn subjectsubiect folatre & des-reglé.
S 3
SONET.
I.
PARDON AMOURAMOVR, pardon: ô sei-
gneur jeie te voüe
Le reste de mes ans, ma voix & mes escris,
Mes sanglots, mes souspirs, mes larmes & mes cris:
Rien, rien, tenir d’aucun, que de toy jeie n’advoüeaduoüe.
Helas comment de moy, ma fortune se joüeioüe.
De toy n’a pas long temps, amour, jeie me suis ris.
JI’ay failly, jeie le voy, jeie me rends, jeie suis pris.
JI’ay trop gardé mon coeur, or jeie le desaduoüedesadvoüe.
Si ji’ay pour le garder retardé ta victoire,
Ne l’enē traite plus mal, plus grande en est ta gloire.
Et si du premier coup tu ne m’as abbatu,
Pense qu’unvn bonbō vainqueur & nay pour estre grandgrād,
Son nouveaunouueau prisonnier, quand unvn coup il se rend,
Il prise & l’ayme mieux, s’il a bien combatu.
II.
C’est amour, c’est amour, c’est luy seul, jeie le sens:
Mais le plus vif amour, la poison la plus forte
A qui onq pauvrepauure coeur ait ouverteouuerte la porte.
Ce cruel n’a pas mis unvn de ses traictz perçans,
Mais arcq, traits & carquois, & luy tout, dansdās mes senssēs.
Encor unvn mois n’a pas, que ma franchise est morte,
Que ce venin mortel dans mes veines jeie porte,
Et des-jaia ji’ay perdu, & le coeur & le sens.
Et quoy? si cet amour a mesure croissoit,
Qui en si grand tourment dedans moy se conçoit.
O croistz, si tu peuz croistre, & amande en croissant.
Tu te nourris de pleurs: des pleurs jeie te prometz.
Et pour te refreschir, des souspirs pour jamaisiamais.
Mais que le plus grand mal soit au moings en naissantnaissāt.
III
C’est faict mon coeur, quitons la liberté.
Dequoy mes’huy serviroitseruiroit la deffence,
Que d’agrandir & la peine & l’offence?
Plus ne suis fort, ainsi que ji’ay esté.
La raison feust unvn temps de mon costé.
Or revoltéereuoltée elle veut que jeie pense
Qu’il faut servirseruir, & prendre en recompence
Qu’oncq d’unvn tel neud nul ne feust arresté.
S’il se faut rendre, alors il est saison,
Quand on n’a plus deversdeuers soy la raison.
JeIe voy qu’amour, sans que jeie le deservedeserue,
Sans aucun droict, se vient saisir de moy?
Et voy qu’encor il faut a ce grand Roy
Quand il a tort, que la raison luy serveserue.
IIII-IIII
C’estoit alors, quand les chaleurs passées,
Le sale automne aux cuvescuues va foulant
Le raisin gras dessoubz le pied coulant,
Que mes douleurs furent encommencées.
Le paisan bat ses gerbes amassées,
Et aux caveauscaueaus ses bouillans muis roulant,
Et des fruitiers son autonne croulant,
Se vange lors des peines advancéesaduancées.
Seroit ce point unvn presage donné
Que mon espoir est des-jaia moissonné?
Non certes, non. Mais pour certain jeie pense,
JI’auray si bien a devinerdeuiner ji’entends,
Si l’on peut rien prognostiquer du temps,
Quelque grand fruict de ma longue esperance.
S 4
V
JI’ay veu ses yeux perçans, ji’ay veu sa face claire
(Nul jamaisiamais sans son dam ne regarde les dieux)
Froit, sans coeur me laissa son oeil victorieux,
Tout estourdy du coup de sa forte lumiere.
CommeCōme unvn surpris de nuit aux champs quandquād il esclaire,
Estonné, se pallist si la fleche des cieux
Sifflant, luy passe contre, & luy serre les yeux,
Il tremble, & veoit, transi, JupiterIupiter en colere.
Dy moy Madame au vray, dy moy, si tes yeux vertz
Ne sontsōt pas ceux qu’on dit que l’amonramour tienttiēt couvertscouuerts?
Tu les avoisauois, jeie croy, la fois que jeie t’ay veüe.
Au moins il me souvientsouuient, qu’il me feust lors advisaduis
Qu’amour, tout a unvn coup, quandquād premier jeie te vis,
Desbanda dessus moy, & son arc, & sa veüe.
VI.
Ce dict maint unvn de moy, dequoy se plaint il tant,
Perdant ses ans meilleurs en chose si legiere?
Qu’a il tant a crier si encore il espere?
Et s’il n’espere rien, pourquoy n’est il content?
Quand ji’estois libre & sain ji’en disois bien autant:
Mais certes celuy la n’a la raison entiere,
Ains a le coeur gasté de quelque rigueur fiere,
S’il se plaint de ma plainte, & mon mal il n’entendentēd.
Amour tout a unvn coup de cent douleurs me point.
Et puis lon m’advertitaduertit que jeie ne crie point.
Si vain jeie ne suis pas que mon mal ji’agrandisse
A force de parler: son m’en peut exempter,
JeIe quitte les sonnetz, jeie quitte le chanter.
Qui me deffend le deuil, celuy la me guerisse.
Qui[sic]
VII.
Quant a chanter ton los, parfois jeie m’adventureaduenture,
Sans ozer ton grand nom, dans mes vers exprimer
Sondant le moins profond de ceste large mer,
JeIe trembetremble de m’y perdre, & aux rivesriues m’assure.
JeIe crains en loüant mal, que jeie te face injureiniure.
Mais le peuple estonné d’ouir tant t’estimer,
Ardant de te cognoistre, essaie a te nommer,
Et cerchant ton sainct nom ainsi a l’adventureaduenture,
Esbloui n’attaint pas a veoir chose si claire,
Et ne te trouvetrouue point ce grossier populaire,
Qui n’aiant qu’unvn moien, ne veoit pas celuy la:
C’est que s’il peut trier, la comparaison faicte,
Des parfaictes du monde, unevne la plus parfaicte,
L’ors, s’il a voix, qu’il crie hardimant la voyla.
VIII.
Quand viendra ce jouriour la, que ton nom au vray passe
Par France, dans mes vers? combien & quantesfois
S’en empresse mon coeur, s’en demangentdemāgent mes doits?
SouventSouuēt dans mes escris de soy mesme il prend place.
Maulgré moy jeie t’escris, maulgré moy jeie t’efface.
Quand astree viendroit & la foy & le droit,
Alors, joyeuxioyeux ton nom, au monde se rendroit.
Ores c’est a ce temps, que cacher Ilil te face.
C’est a ce temps maling unevne grande vergoigne:
Donc Madame tandis tu seras ma Dourdouigne.
Toutes fois laisse moy, laisse moy ton nom mettre,
Ayez pitie du temps si au jouriour jeie te metz,
Si le temps te cognoist, lors jeie te le prometz,
Lors il sera doré, s’il le doit jamaisiamais estre.
S 5
IX.
O entre tes beautez, que ta constance est belle.
Cest ce coeur asseuré, ce courage constant,
C’est parmy tes vertus, ce que lon prise tant:
Aussi qu’est il plus beau, qu’unevne amitié fidelle?
Or ne charge donc rien de ta soeur infidele,
De Vesere ta soeur: elle va s’escartant
TousjoursTousiours flotant mal seure, en son cours inconstantinconstāt.
Voy tu comme a leur gré les vans se joüentioüent d’elle?
Et ne te repent point pour droict de ton aisnage
D’avoirauoir des-jaia choisi la constance en partaige.
Mesme race porta l’amitié souverainesouueraine
Des bon jumeauxiumeaux, desquelz l’unvn a l’autre despart
Du ciel & de l’enfer la moitié de sa part,
Et l’amour diffamé de la trop belle Heleine.
X.
JeIe voy bien, ma Dourdouigne, encor humble tu vas:
De te monstrer Gasconne, en France, tu as honte.
Si du ruisseau de Sorgue, on fait ores grand conte,
Si a il bien esté quelque fois aussi bas.
Voys tu le petit Loir comme il haste le pas?
Comme des-jaia parmy les plus grands il se conte?
CommeCōme il marche hautain d’unevne course plus prompteprōpte
Tout a costé du Mince, & il ne s’en plaint pas?
UnVn seul OlivierOliuier d’arne enté au bord de Loire,
Le faict courir plus bravebraue & luy donne sa gloire.
Laisse, laisse moy faire, Et unvn jouriour ma Dourdouigne,
Si jeie devinedeuine bien, on te cognoistra mieux:
Et Garonne, & le Rhone, & ces autres grandsgrāds dieux
En auront quelque envieenuie, & possible vergoigne.
XI.
Toy qui oys mes souspirs, ne me sois rigoureux
Si mes larmes apart, toutes mienes jeie verse,
Si mon amour ne suit en sa douleur diversediuerse
Du Florentin transi, les regretz languoreux.
Ny de Catulle aussi, le foulastre amoureux,
Qui le coeur de sa dame en chatouillant luy perce,
Ny le sçavantsçauant amour du migregeois Properce.
Ils n’aiment pas pour moy, jeie n’ayme pas pour eux.
Qui pourra sur autruy ses douleurs limiter,
Celuy pourra d’autruy les plaintes imiter:
Chacun sent son tourment, & sçait ce qu’il endure.
Chacun parla d’amour ainsi qu’il l’entendit.
JeIe dis ce que mon coeur, ce que mon mal me dict.
Que celuy ayme peu, qui ayme a la mesure.
XII.
Quoy? qu’est ce? ô vans, ô nues, ô l’orage?
A point nommé, quand moy d’elle aprochant
Les bois, es monts, les baisses vois tranchant,
Sur moy d’aguest vous passez vostre rage.
Ores mon coeur s’embrase d’avantageauantage.
Allez, allez faire peur au marchant
Qui dans la mer, les thresors va cherchant:
Ce n’est ainsi, qu’on m’abbat le courage.
Quand ji’oy les ventz, leur tempeste, & leurs cris,
De leurs malice, en mon coeur jeie me ris.
Me pensent ils pour cela faire rendre?
Face le ciel du pire, & l’air aussi
JeIe veux, jeie veux, & le declaire ainsi
S’il faut mourir, mourir comme Leandre.
XIII.
Vous qui aimer encore ne sçavezsçauez,
Ores m’oyant parler de mon Leandre,
Ou jamaisiamais non, vous y debuez aprendre,
Si rien de bon dans le coeur vous avezauez.
Il oza bien branlant ses bras lavezlauez.
Armé d’amour, contre l’eau se deffendre,
Qui pour tribut la fille voulut prendre,
Ayant le frere, & le mouton sauvezsauuez.
UnVn soir vaincu par les flos rigoureux,
Voyant des-jaia, ce vaillant amoureux,
Que l’eau maistresse a son plaisir le tourne:
Parlant aux flos, leur jectaiecta ceste voix:
Pardonnez moy maintenant que ji’y veois,
Et gardez moy la mort, quand jeie retourne.
XIIII.
O coeur leger, o courage mal seur,
Penses tu plus que souffrir jeie te puisse?
O bonté creuze, o couvertecouuerte malice,
Traitre beaute, venimeuse doulceur.
Tu estois donc tousjourstousiours seur de ta soeur?
Et moy trop simple il failloit[sic] que ji’en fisse
L’essay sur moy? & que tard ji’entendisse
Ton parler double & tes chantz de chasseur?
Despuis le jouriour que ji’ay prins a t’aimer,
JI’eusse vaincu les vagues de la mer.
Qu’est ce meshuy que jeie pourrois attendre?
Comment de toy pourrois ji’estre content?
Qui apprendra ton cœur d’estre constant,
Puis que le mien ne le luy peut aprendre?
XV.
Ce n’est pas moy que l’on abuze ainsi:
Qu’a quelque enfant ses ruzes on emploie,
Qui n’a nul goust, qui n’entend rien qu’il oye:
JeIe sçay aymer, jeie sçay hayr aussi.
Contente toi de m’avoirauoir insqu’icijusquiusqu’ici
Fermé les yeux, il est temps que ji’y voie:
Et que meshui, las & honteux jeie soye
D’avoirauoir mal mis mon temps & mon souci.
Oserois tu m’ayant ainsi traicté
Parler a moi jamaisiamais de fermeté?
Tu prendz plaisir a ma douleur extreme:
Tu me deffends de sentir mon tourment:
Et si veux bien que jeie meure en t’aimant.
Si jeie ne sens, commant veux tu que ji’aime?
XVI.
O l’ai jeie dict? helas l’ai jeie songé?
Ou si pour vrai ji’ai dict blaspheme telle?
ÇaS’a faulce langue, il faut que l’honneur d’elle
De moi, par moi, desus moi, soit vangé.
Mon coeur chez toi, O madame, est logé:
Lá donne lui quelque geine nouvellenouuelle:
Fais lui souffrir quelque peine cruelle:
Fais, fais lui tout, fors lui donner congé.
Or seras tu (jeie le sçai) trop humaine,
Et ne pourras longuement voir ma peine.
Mais unvn tel faict, faut il qu’il se pardonne?
A tout le moings hault jeie me desdiray
De mes sonnetz, & me desmentiray,
Pour ces deux faulx, cinq cent vrais jeie t’en donne.
XVII.
Si ma raison en mot s’est peu remettre,
Si recouvrerrecouurer asthure jeie me puis,
Si ji’ai du sens, si plus homme jeie suis,
JeIe t’en mercie, o bien heureuse lettre.
Qui m’eust (helas) qui m’eust sceu recognoistre
Lors qu’enragé vaincu de mes ennuys,
En blasphemant madame jeie poursuis?
De loing, honteux, jeie te vis lors paroistre,
O sainct papier, alors jeie me revinsreuins,
Et deversdeuers toy toi devotementdeuotementE82 toy devotementdeuotement je ie vins.
JeIe te donrois unvn autel pour ce fait
Qu’on vist les traictz de ceste main divinediuine.
Mais de les veoir aucun homme n’est digne
Ni moi aussi s’elle ne m’en eust faict.
XVIII.
JI’estois prest d’encourir pour jamaisiamais quelque blasme,
De colere eschaufé mon courage brusloit,
Ma fole voix au gré de ma fureur branloit,
JeIe despitois les dieux, & encore madame.
Lors qu’elle de loing jecteiecte unvn brefvetbrefuet dans ma flamme:
JeIe le sentis soudain comme il me rabilloit,
Qu’aussi tost devantdeuant lui ma fureur s’en alloit,
Qu’il me rendoit vainqueur a sa place, mon ame,
Entre vous qui de moy, ces merveillesmerueilles oiés.
Que me dites vous d’elle? & jeie vous prie voiez
S’ainsi comme jeie fais, adorer jeie la dois?
Quels miracles en moi, pensés vous qu’elle fasse
De son oeil tout puissant, ou d’unvn rai de sa face
Puis qu’en moi firent tant les traces de ses doigtz?
XIX.
JeIe tremblois devantdeuant elle, & attendois, transi,
Pour venger mon forfaict quelque justeiuste sentence,
A moi mesme consent du poids de mon offence,
Lors qu’elle me dict, va, jeie te prens a merci.
Que mon loz desormais par tout soit esclarci:
Emploie la tes ans: & sans plus, meshuy pence
D’enrichir de mon nom par tes vers nostre FranceFrāce,
CouvreCouure de vers ta faulte & paie moi ainsi.
Sus donc ma plume, il faut pour jouiriouir de ma peine
Courir par sa grandeur, d’unevne plus large veine.
Mais regarde a son oeil, qu’il ne nous abandonne.
Sans ses yeux, nos espritz se mourroient languissanslāguissans.
IlIls nous donnent le coeur, ilz nous donnent le sens
Pour se paier de moy, il faut qu’elle me donne.
XX.
O vous mauditz sonnetz, vous qui prinstes l’audace
De toucher a madame: o malings & perversperuers,
Des muses le reproche, & honte de mes vers:
Si jeie vous feis jamaisiamais, il faut que jeie me fasse
Ce tort de confesser vous tenir de ma race,
Lors pour vous, les ruisseaux ne furent pas ouvertsouuerts
D’Appollon le doré, des muses aux yeux vertz,
Mais vous receut naissants Tisiphoné[sic] en leur place
Si ji’ay oncq quelque part a la posterité
JeIe veux que l’unvn & l’autre en soit desherité.
Et si au feu vangeur des or[sic] jeie ne vous donne,
C’est pour vous diffamer, vivezviuez chetifz, vivezviuez,
VivezViuez aux yeux de tous, de tout honneur privezpriuez:
Car c’est pour vous punir, qu’ores jeie vous pardonnepardōne.
XXI.
N’aiés plus mes amis, n’aiez plus ceste envieenuie
Que jeie cesse d’aimer, laissés moi obstiné,
VivreViure & mourir ainsi puis qu’il est ordonné:
Mon amour c’est le fil, auquel se tient ma vie.
Ainsi me dict la fée: ainsi en Aeagrie
Elle feit Meleagre a l’amour destiné:
Et alluma sa souche a l’heure qu’il fust né,
Et dict, toy, & ce feu, tenez vous compagnie.
Elle le dict ainsi: & la fin ordonnée
SuyvitSuyuit apres le fil de ceste destinée.
La souche (ce dict lon) au feu fut consommée.
Et des lors (grand miracle) en unvn mesme momant
On veid tout a unvn coup, du miserable amant
La vie & le tison, s’en aller en fumée?
XXII,XXII.
Quand tes yeux conquerans estonné jeie regarde,
JI’y veoy dedans a clair tout mon espoir escript:
JI’y veoy dedans amour, lui mesme qui me rit,
Et m’y monstremōstre mignard le bon heur qu’il me garde.
Mais quand de te parler par fois jeie me hazarde,
C’est lors que mon espoir desseiché se tarit.
Et d’avouerauouer jamaisiamais ton oeil qui me nourrit
D’unvn seul mot de faveurfaueur, cruelle tu n’as garde.
Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que jeie dis,
Ce sont ceux la, sans plus a qui jeie me rendis.
Mon Dieu quelle querelle en toi mesme se dresse,
Si ta bouche & tes yeux se veulent desmentir?
Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les
despartir:
Et que jeie prenne au mot de tes yeux la promesse.
XXIII.
Ce sont tes yeux tranchans qui me font le courage.
JeIe veoy saulter dedans la gaïe[sic] liberté,
Et mon petit archer, qui mene a son costé,
La belle gaillardise & plaisir le volage.
Mais apres, la rigueur de ton triste langage
Me monstre dans ton coeur la fiere honesteté.
Et condemné jeie veoy la dure chasteté,
Lá gravementgrauement assise & la vertu sauvagesauuage,
Ainsi mon temps diversdiuers par ces vagues se passe.
Ores son oeil m’appelle, or sa bouche me chasse.
Helas, en c’estcest estrif, combien ay jeie enduré.
Et puis qu’onō pense avoirauoir d’amour quelque asseuranceasseurāce
Sans cesse nuict & jouriour a la servirseruir jeie pense:
Ny encor de mon mal, ne puis estre assuréassuré.
XXIIII.
Or dis jeie bien, mon esperance est morte.
Or est ce faict de mon aise & mon bien.
Mon mal est clair: maintenant jeie veoy bien,
JI’ay espousé la douleur que jeie porte.
Tout me court sus rien ne me reconforte,
Tout m’abandonne & d’elle jeie n’ay rien,
Sinon tousjourstousiours quelque nouveaunouueau soustien,
Qui rend ma peine & ma douleur plus forte.
Ce que ji’attends, c’est unvn jouriour d’obtenir
Quelques souspirs des gens de l’adveniraduenir:
Quelqu’unvn dira dessus moy par pitié:
Sa dame & luy nasquirent destinés,
Egalement de mourir obstinés,
L’unvn en rigueur, & l’autre en amitié.
T
XXV.
JI’ay tant vescu, chetif, en ma langueur,
Qu’or ji’ay veu rompre, & suis encor en vie,
Mon esperance avantauant mes yeux ravyerauye,
Contre lesqueulhl’esqueulhE88 l’escueil de sa fiere rigueur.
Que m’a servyseruy de tant d’ans la longueur?
Elle n’est pas de ma peine assouvieassouuie:
Elle s’en rit, & n’a point d’autre envieenuie
Que de tenir mon mal en sa vigueur.
Donques ji’auray, mal’heureux. enmal’heureux en aimant
TousjoursTousiours unvn coeur, tousjourstousiours nouveaunouueau tourment.
JeIe me sens bien que ji’en suis hors d’alaine,
Prest a laisser la vie soubz le faix:
Qui feroit on sinon ce que jeie fais?
Piqué du mal, jeie m’obstine en ma peine.
XXVI.
Puis qu’ainsi sont mes durésdures destinées,
JI’en saouleray, si jeie puis, mon soucy.
Si ji’ay du mal, elle le veut aussi.
JI’accompliray mes peines ordonnées.
Nymphes des bois qui avezauez, estonnées,
De mes douleurs, jeie croy, quelque mercy,
Qu’en pensez vous? puis-jeie durer ainsi,
Si a mes maux tresvestresues ne sont données?
Or si quelqu’unevne a m’escouter s’encline,
Oyés pour Dieu ce qu’orez jeie devinedeuine.
Le jouriour est prez que mes forces jaia vaines
Ne pourront plus fournir a mon tourment.
C’est mon espoir, si jeie meurs en aimant,
A donc, jeie croy, failliray jeie a mes peines.
XXVII.
Lors que lasse est de me lasser ma peine,
Amour d’unvn bien mon mal refrechissant,
Flate au coeur mort ma plaie languissant,
Nourrit mon mal, & luy faict prendre alaine.
Lors jeie conçoy quelque esperance vaine:
Mais aussi tost, ce dur tiran, s’il sent
Que mon espoir se renforce en croissant,
Pour lestoufer, cent tourmans il m’ameine,
Encor tous frez: lors jeie me veois blasmant
D’avoirauoir esté rebelle a mon tourmant.
ViveViue le mal, o dieux, qui me devoredeuore,
ViveViue a son gré mon tourmant rigoureux.
O bien heureux, & bien heureux encore
Qui sans relasche est tousjourstousiours mal’heureux.
XXVIII.
Si contre amour jeie n’ay autre deffence
JeIe m’en plaindray, mes vers le maudiront,
Et apres moy les roches rediront
Le tort qu’il faict a ma dure constance.
Puis que de luy ji’endure ceste offence,
Au moings tout haut, mes rithmes le diront.
Et nos neveusneueus, alors qu’ilz me liront,
En loutrageant, m’en feront la vengeance.
Ayant perdu tout laise que ji’avoisauois,
Ce sera peu: que de perdre ma voix.
S’on sçait l’aigreur de mon triste soucy,
Et fut celuy qui m’a faict ceste playe,
Il en aura, pour si dur coeur qu’il aye,
Quelque pitié, mais non pas de mercy.
T 2
XXIX.
JaIa reluisoit la benoiste journéeiournée
Que la nature au monde te devoitdeuoit,
Quand des thresors qu’elle te reservoitreseruoit
Sa grande clef, te feust abandonnée.
Tu prins la grace a toy seule ordonnée,
Tu pillas tant de beautez qu’elle avoitauoit:
Tant qu’elle, fiere, alors qu’elle te veoit
En est par fois, elle mesme estonnée.
Ta main de prendre en fin se contenta:
Mais la nature encor te presenta
Pour t’enrichir, ceste terre ou nous sommes.
Tu n’en prins rien: mais en toy tu t’en ris:
Te sentant bien en avoirauoir assez pris
Pour estre icy royne du coeur des hommes.
CHAP. VINTNEUFIESMEVINTNEVFIESMEXXX.
De la moderation.
ipsam.
COmme si nous avionsauions l’attouche-
ment infaict, nous corrompons par
nostre maniement les choses, qui d’elles
mesmes sont belles & bonnes. Nous
pouvonspouuons saisir la vertu: de façon qu’elle
en deviendradeuiendra vicieuse. Comme il advientaduiēt
quand nous l’embrassons d’unvn desir
trop aspre & trop violant. Ceux qui di-
sent qu’il n’y a jamaisiamais d’exces en la ver-
tu, d’autant que ce n’est plus vertu si l’ex-
ces y est, ils se joüentioüent de la subtilité des
parolles
Insani sapienssapiēs nomen ferat, aquusaequus iniqui,
Vltra quam satis est virtutem si petat
C’est unevne subtille considerationconsideratiō de la phi-
losophie. On peut & trop aimer la ver-
tu, & se porter immoderementimmoderemēt en unevne a-
T 3
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ESSAIS DE M. DE MONTA.
ctionctiō justeiuste & vertueuse. A ce biaiz se peut
accommoderaccōmoder la parolle divinediuine, Ne soyez
pas plus sages qu’il ne faut: mais soyez
sobrementsobremēt sages. L’amitié que nous por-
tons a nos femmes, elle est tres legitime,
la theologie ne laisse pas de la brider
pourtantpourtāt, & de la restraindre. Il me sem-
ble avoirauoir leu autres-fois ches saint Tho-
mas, en unvn’[sic] endroit ou il condempnecondemne les
mariages des parantes es degrés deffan-
dus, ceste raison parmy les autres: qu’il y
a danger que l’amitié qu’on porte a unevne
telle femme soit immoderée. Car si l’af-
fection maritalle s’y trouvetrouue entiere &
parfaicte, comme elle doit, & qu’on la
surcharge encore de celle qu’on doit a
la parantelle: il n’y a point de doubte,
que ce surcroist n’emporte unvn tel mary
hors les barrieres de la raison, soit en l’a
mitié, soit aux effaitz de la jouissanceiouissance. Les
sciencessciēces qui reglentreglēt les meurs des hommeshōmes,
comme la religion & la philosophie, elles
se meslent de tout. Il n’est null’action si
LIVRE PREMIER.
296295
privéepriuée & si secrette, qui se desrobe de leur
cognoissance & jurisdictioniurisdictiō. JeIe veux doncdōc
de leur part apprandre encore cecy aux
maris (car il y a grandgrād dangier qu’ils ne se
perdent en ce debordement) c’est que
les plaisirs mesmes qu’ilz ont a l’acoin-
tance de leurs femmes ils sont merveil-
leusementmerueil-
leusemēt reprouvezreprouuez, si la moderationmoderatiō n’y
est observéeobseruée: & qu’il y a dequoy faillir en
licence & desbordement en ce sujetsuiet la,
comme en unvn sujectsuiect estrangier & illegi-
time. C’est unevne religieuse liaison & de-
votede-
uote que le mariage, voila pourquoy le
plaisir qu’onō en tire, ce doit estre unvn plaisir
retenu, serieus & meslé a quelque peu de se-
veritese-
uerite. Ce doit estre unevne volupte aucune
mentaucune
mēt conscientieusecōscientieuse. Et par ce que sa principa
le fin c’est la generationgeneratiō, il y en a qui met-
tentmet-
tēt en doute, si lors que nous sommessōmes sans
l’esperance de cet usagevsage, commecōme lors que
les femmesfēmes sont hors d’aage, ou enceinteenceintes,
il est permis d’enē recerherrecercher céte acointanceacointāce.
T 4
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ESSAIS DE M. DE MONTA.
Cela tiens jeie pour certain qu’il est beau-
coup plus saintE82 E88 sainct[sic] de s’en abstenir. Les
Roys de Perse appelloint leurs femmes
a la compaignie de leurs festins: mais
quand le vin venoit a les eschaufer en
bon escient, & qu’il falloit tout a fait las-
cher la bride a la desbauche, ils les ren-
voiointren-
uoioint[sic] en leur privépriué, pour ne les faire
participantes des excez, de leurs appe-
tits desreglez & immoderez, & faisoient
venir en leur lieu des femmes, ausquel-
les ils n’eussent point cete obligationobligatiō &
ce respect. Aelius Verus l’Empereur res-
pondit a sa femme sur ce propos, com-
me elle se plaignoit dequoy il se laissoit
aler a l’amitié d’autres femmes, qu’il le
faisoit par occasion conscientieuse, d’au-
tant que le mariage estoit unvn nom d’hon
neurhō
neur & dignité, non de folastre & lasci-
velasci-
ue volupté. Il n’est en somme nulle si
justeiuste volupté, en laquelle l’excez & l’in-
tempe
LIVRE PREMIER.
298297
temperance ne nous soit reprochable:
mais a parler en bon escient, est ce pas
unvn miserable animal que l’hommehōme? a pei-
ne est il en son pouvoirpouuoir par sa condition
naturelle, de gouter unvn seul plaisir entier
& pur: encore se met il en peine de le re-
trencher par discours. Il n’est pas assez
chetif, si par art & par estude il n’augmen-
teaugmē-
te sa misere. Quoi que nos medecins spi-
rituels & corporels, comme par complotcōplot
fait entre eux, ne trouventtrouuent nulle voye a
la guerison, ny remede aus maladies du
corps & de l’ame, que par le torment,
la douleur & la peine. Les veilles, les
jeusnesieusnes, les haires, les exils lointains & so
litaires, les prisons perpetuelles, les ver-
ges & autres aflictionsaflictiōs ont esté introdui-
tes pour cela. Mais en telle condition
que ce sontLAL 82 sointE88 soyent veritablement aflictions, &
qu’il y ait de l’aigreur poignante. Car
a qui le jeusneieusne aisguiseroit la santé & l’a-
T 5
299298
ESSAIS DE M. DE MONT.
legresse a qui le poisson seroit plus appe
tissant que la chair, ce ne seroit plus re-
cepte salutaire, nonnō plus qu’en l’autre me-
decine les drogues n’ont point d’effect a
l’endroitēdroit de celuy, qui les prendprēd avecauec goust
& plaisir. L’amertume & la difficulté sont
circonstances servantsseruants a leur operation.
Le naturel qui accepteroit la rubarbe
comme familiere, en corromproit l’usa-
gevsa-
ge: il faut que ce soit chose qui blesse no-
stre estomac pour le guerir. Et icy faut
la regle commune Que les choses se
guerissent par leurs contraires: car le mal
y guerit le mal.
CHAP. TRENTIEMEXXXI
Des Cannibales.
QUandQVād le roy Pyrrhus passa en Italie,
apres qu’il eut reconu l’ordonnan-
ce de l’armée que les Romains luy en-
LIVRE PREMIER.
300299
voiointuoioint au devantdeuāt, jeie ne sçay, dit il, quelz
barbares sont ceus cy (car les Grecs toutes les nationsnatiōs barbares) mais
la disposition de céte armée, que jeie voy,
n’est aucunement barbare. Autant en
dirent les Grecs de celle que Flaminius
fit passer en leur païs. Voila comment il
se faut garder de s’atacher aus opinions
vulgaires, & faut jugeriuger les choses par la
voie de la raison non de la voix communecōmune.
JI’ay eu long temps avecauec moy unvn hommehōme
qui avoitauoit demeuré dix ou douze ans en
cet autre monde, qui a esté descouvertdescouuert
en nostre siecle en l’endroit ou Vilegai-
gnon print terre, qu’il surnomma la
France Antartique . Céte descouvertedescouuerte
d’unvn païs infini de terre ferme, semble
de grande consideration. JeIe ne sçay si jeie
me puis respondre que céte cy soit en-
core la derniere qui se feraLAL qu’il ne s’en face à l’ad-
venirad-
uenir quelqu’ aultreE82 qu’il ne s’en face à l’adveniraduenir quelqu’autre, tant de grandsgrāds
personnagespersōnages ayansayās esté trompez en l’autreLAL ceste-cyE82 ceste-ci
301300
ESSAIS DE M. DE MONTA.
JI’ay peur que nous avonsauons les yeus plus
grands que le ventre, comme on dict,
& le dit on de ceus, ausquels l’appetit &
la faim font plus desirer de viande, qu’ils
n’en peuventpeuuent empocher. JeIe crains aussi
que nous avonsauōs beaucoup plus de curiosité
que nous n’avonsauōs de capacité. nousE82 Nous embras-
sons tout: mais jeie crains que nous n’es-
treignons rien que du vent. Platon in-
troduit Solon racontant avoirauoir apris des
prestres de la ville de Saïs en Aegypte,
que jadisiadis & avantauant le deluge, il y avoitauoit
unevne grande Isle nommée Athlantide,
droict a la bouche du destroit de Gibal-
tar[sic], qui tenoit plus de païs que l’Afrique
& l’Asie toutes deux ensemble: & que
les rois de céte contrée la, qui ne posse-
doint pas seulemeutseulement céte isle, mais s’e-
stoint estendus dans la terre ferme si a-
vanta-
uant, qu’ilz tenoint de la largeur d’Afri-
que, jusquesiusques en Aegypte, & de la lon-
gueur
LIVRE PREMIER.
302301
gueur de l’Europe, jusquesiusques en la Tosca-
ne: entreprindrent d’enjambereniamber jusquesiusques
sur l’Asie, & subjuguersubiuguer toutes les nationsnatiōs
qui bordent la mer Mediterranée jus-
quesius-
ques
au golfe de la mer MajourMaiour, & pour
cet effect traverserenttrauerserent les Espaignes, la
Gaule, L’Italie jusquesiusques en la Grece, ou
les Atheniens les soustindrent: mais que
quelque temps apres & les Atheniens &
eus & leur Isle furentfurēt engloutis par le delu
ge. Il est bien vrai-semblable que cet ex-
treme ravagerauage d’eaux ait faict des chan-
gemens estranges aus habitations de la
terre, comme on tient que la mer a re-
tranchere
tranché la Sycile d’avecauec l’Italie, Chipre
d’avecauec la Surie, l’Isle de Negrepont de
la terre ferme de la Beoce: & jointioint ail-
leurs les terres qui estoint diviséesdiuisées com-
blant de limon & de sable les fossez d’en-
treē-
tre-deus.
Sterilisque diu palus aptáque remis
Vicinas
303302
ESSAIS DE M. DE MONTA.
Vicinas vrbes alit & graue sentitsētit aratrumaratrū.
mais il n y a pas grande apparenceapparēce que céte
Isle soit ce monde nouveaunouueau, que nous
venons de descouvrirdescouurir: car elle touchoit
quasi l’Espaigne, & ce seroit unvn effect
incroyable d’inundation, de l’en avoirauoir
reculée, comme elle est, de plus de dou-
ze censcēs lieues, outre ce que les navigationsnauigatiōs
des modernes ont des-jaia presque des-
couvertdes-
couuert, que ce n’est point unevne isle, ains
terre ferme & continentecōtinente avecauec l’Inde ori-
entale d’unvn costé, & avecauec les terres qui
sont sous les deux poles d’autre part: ou
si elle en est separée que c’est d’unvn si petit
destroit & intervalleinterualle, qu’elle ne merite
pas d’estre nomméenōmée isle pour cela. L’autre
tesmoignage de l’antiquité, auquel on
veut raporter céte descouvertedescouuerte est dans
Aristote, au moins si ce petit livretliuret des
merveillesmerueilles inouies est a luy. Il raconte la
que certains Cartaginois s’estant jetteziettez au
traverstrauers de la mer AthlantiqueAthlātique hors le de
stroit de Gibaltar, & naviguénauigué long tempstēps
[303]
avointauoint descouvertdescouuert enfin unevne grande isle
fertile toute revestuereuestue de bois, & arrousée
de grandesgrādes & profondesprofōdes rivieresriuieres fort esloi-
gnées de toutes terres fermes: & qu’eus &
autres depuis atirez par la bontébōté & fertili-
té du terroir s’i enē allerentallerēt avecauec leurs femmesfēmes
& enfans & commencerentcōmencerent a s’i habituer.
Les seigneurs de Cartage voiansvoiās que leur
païs se depeuploit peu a peu, firent deffen-
cedeffē-
ce expresse sur peine de mort que nul n’eut
plus a aller la, & en chasserentchasserēt ces nouve-
ausnouue-
aus habitans, craignantscraignāts, a ce que l’on dit,
que par succession de tempstēps ils ne vinsentvinsēt a
multiplier tellementtellemēt qu’ils les suplantassentsuplātassent
eus mesmes & ruinassent leur estat. Cé-
te narration d’Aristote n’a non plus de[sic]
accord avecauec nos terres neufvesneufues. Cet hom-
mehō-
me que ji’avoyauoy, estoit hommehōme simplesīple & gros-
sier, qui est unevne conditioncōdition propre a rendrerēdre
veritable tesmoignage. Car les fines gensgēs
remerquentremerquēt bienbiē plus curieusementcurieusemēt & plus
de choses, mais ils les glosentglosēt: & pour faire
valoir leur interpretation & la persua-
der, ils ne se peuventpeuuent garder d’alterer
305304
ESSAIS DE M. DE MONTA.
unvn peu l’histoire. Ils ne vous represen-
tent jamaisiamais les choses pures, ils les incli-
nent & masquent selon le visage qu’ils
les ont goustées: & pour donner credit a
leur jugementiugement & vous y attirer, prestent
volontiersvolōtiers de ce costé la a la matiere, l’a-
longent & l’amplifient. Ou il faut unvn hom-
mehō-
me tres fidele, ou si simple qu’il n’ait pas
de quoy bastir & donner de la vrai-sem-
blance a des inventionsinuentions fauces: & qui
n’ait rien espousé. Le mien estoit tel: &
outre cela il m’a fait voir a diversesdiuerses fois
plusieurs matelotz & marchans qu’il a-
voita-
uoit cogneus en ce voyage. Ainsi jeie me
contente de céte information, sans m’en-
querirē-
querir de ce que les cosmografes en di-
sent. Il nous faudroit des topohraphestopographes
qui nous fissent des narrations particu-
lieres des endroitz, ou ils ont esté. Mais
pour avoirauoir cet avantageauantage sur nous, d’a-
voira-
uoir veu la Palestine, ilz veulent avoirauoir ce
privilegepriuilege
LIVRE PREMIER.
306305
privilegepriuilege de nous contercōter nouvelesnouueles de tout
le demeurantdemeurāt du monde. JeIe voudroy que
chacunchacū escrivitescriuit ce qu’il sçait, & autant qu’il
en sçait, nonnō en cela seulementseulemēt, mais en tous
autres subjectzsubiectz. Car tel peut avoirauoir quel-
que particuliere science ou experiance
de la nature d’unevne riviereriuiere ou d’unevne fon-
taine, qui ne sçait au reste, que ce que cha-
cun sçait. Il entreprendra toutes fois pour
faire courir ce petit lopin, d’escrire toute
la physique. De ce vice sourdentsourdēt plusieurs
grandes incommoditez. Or jeie trouvetrouue,
pour reueuirrevevir a mon propos, qu’il n’y a
rien de barbare & de sauvagesauuage en céte
nation a ce qu’on m’en a rapporté: sinonsinō
que chacun appelle barbarie ce qui n’est
pas de son usagevsage, comme de vray il sem-
ble, que nous n’avonsauons autre touche de la
verité, & de la raison, que l’exemple &
idée des opinions & usancesvsances du païs
ou nous sommes. La est tousjourstousiours la
V
307306
ESSAIS DE M. DE MONTA.
perfaicte religion, la perfaite poli-
ce, perfect & accomply usagevsage de
toutes choses. Ils sont sauvagessauuages de
mesme que nous appelons sauvagessauuages les
fruits que nature de soy & de son pro-
grez ordinaire a produitz. La ou a la ve-
rité ce sont ceus que nous avonsauons alterez
par nostre artifice, & detournez de l’or
dre commun, que nous devrionsdeurions appel-
ler plustost sauvagessauuages. En ceus la sont vi-
vesvi-
ues & vigoureuses les vrayes & plus uti-
lesvti-
les, & naturelles vertus & proprietés, les-
quelles nous avonsauons abastardies en ceus
cy, & les avonsauons seulement accommodéesaccōmodées
au plaisir de nostre goust corrompu. Ce
n’est pas raison que l’art gaigne le point
d’honneur sur nostre grandegrāde & puissante
mere nature. Nous avonsauōs tanttāt rechargé la
beauté & richesse de ses ouvragesouurages par
noz inventionsinuentiōs, que nous l’avonsauōs du tout
estoufée. Si est ce que par tout ou sa
pureté
LIVRE PREMIER.
308307
pureté reluyt, elle fait unevne merveilleusemerueilleuse
honte a nos vaines & frivolesfriuoles entreprin
ses. Tous nos efforts ne peuventpeuuent seule-
ment arriverarriuer a representer le nid du
moindre oyselet, sa contexture, sa beau
té, & l’utilité de son usagevsage: non pas la tis-
sure de la chetivechetiue & vile araignée. Ces
nations me semblent donq ainsi barba-
res, pour avoirauoir receu fort peu de façon
de l’esprit humain, & estre encore fort
voisines de leur naifveténaifueté originelle. Les
lois naturelles leur commandent enco-
re fort peu abastardies par les nostres.
mais c’est en telle pureté, qu’il me prendprēd
quelque fois desplaisir, dequoy la con-
noissance n’en soit venue plustost, du
temps qu’il y avoitauoit des hommes qui en
eussent sçeu mieus jugeriuger que nous. Il
me desplait que Licurgus & Platon ne
l’ayent euë. Car il me semble que ce
que nous voyons par experience en
V 2
309308
ESSAIS DE M. DE MONTA.
ces nationsnatiōs la, surpasse nonnō seulement tou-
tes les peintures, dequoi la poesie a em-
bely l’age doré, & toutes ses inventionsinuentiōs a
feindre unevne heureuse conditioncōdition d’hommes:
mais encore la conception & le desir
mesme de la philisophiephilosophie. Ils n’ont peu
imaginer unevne naifveténaifueté si pure & si sim-
ple, comme nous la voyons par expe-
rience, ny n’ont peu croire que nostre
societé se péutpeut maintenir avecauec si peu
d’artifice & de soudeure humaine. C’est
unevne nation, diroy jeie a Platon, en laquelle
il n’y a nulle espece de trafique, nulle co
gnoissance de lettres, nulle science de
nombresnōbres, nul nom de magistrat ni de su-
periorité politique, nul goust de serviceseruice,
de richesse, ou de pauvretépauureté nuls contratscōtrats,
nulles successions, nuls partages, nulles
occupations qu’oisivesoisiues, nul respect de
parenté que commun, nuls vestemens
nulle agriculture, nul metal, nul usagevsage de
vin
LIVRE PREMIER
310309
vin ou de bled. Les paroles mesmes, qui
signifient la mensonge, la trahison, la dis-
simulation, l’avariceauarice, l’envieenuie, la detractiondetractiō,
le pardon, inouies. Combien trouveroittrouueroit
il la republique qu’il a imaginée esloignée
de céte perfection? Au demeurant, ils vi-
ventvi-
uent en unevne contrée de païs tres-plai-
sante & tres-bien temperée: de façon
qu’a ce que m’ont dit mes tesmoins, il est
rare d’y voir unvn homme malade: & m’ontōt
asseuré n’en y avoirauoir veu nul tremblant,
chassieus, edenté, ou courbé de vieillesse.
Ils sont assis le long de la mer, & fermez
du costé de la terre de grandes & hau-
tes montaignes, ayant entre deus, cent
lieues ou environenuiron d’estendueestēdue en large. Ils
ont grande abondance de poisson & de
chairE82 chairs, qui n’ont nulle ressemblance aus
nostres, & les mangent sans aucun autre
artifice que de les cuyre. Le premier qui
y mena unvn chevalcheual, qui les avoitauoit prati-
V 3
311310
ESSAI S DE M. DE MONTA.
quez a plusieurs autres voyages, il leur
fit tant d’horreur en cete assiete, qu’ils le
mirent en pieces a coups de traict, avantauant
que le pouvoirpouuoir recognoistre. Leurs ba-
stimens sont fort longs & capables de
deus ou trois cens ames, estofés d’escor-
se de grands arbres, tenans a terre par
unvn bout & se soustenans & appuyansappuyās l’unvn
contrecōtre l’autre par le feste, a la mode d’au-
cunes de nos granges, desquelles la cou
verturecou
uerture pend jusquesiusques a terre, & sert de
flanq & de paroy. Ils ont du bois si dur
& si ferme, qu’ilz en coupent & en font
leurs espées, & des grilles a cuyre leur
viande. Leurs litz sont d’unvn tissu de co-
ton, suspenduz contre le toict, comme
ceus de nos naviresnauires, a chacun le sien.
Car les femmesfēmes couchentcouchēt a part des maris.
Ils se leventleuent avecauec le soleil, & mengent
soudein apres s’estre levezleuez, pour toute
la journéeiournée: car ils ne font autre repas
que
LIVRE PREMIER.
312311
que celuy la. Ils ne boyventboyuent pas lors,
mais ilz boyventboyuent a plusieurs fois sur
jouriour, & d’autantautāt. Leur breuvagebreuuage est faict
de quelque racine, & est de la couleur
de nos vins clairets. Ils ne le boyventboyuent
pas autrement que tiede. Ce breuva-
gebreuua-
ge ne se conserveconserue que deus ou trois
joursiours. Il a le goust unvn peu piquant,
nullement fumeus, salutaire a l’esto-
mac, & laxatif a ceus qui ne l’ont guere
accoustumé. C’est unevne boisson tresa-
greable a ceus qui y sont duits. Au lieu
du pain ilz mengent d’unevne certaine ma-
tiere blanche, comme du coriandre con
fit. JI’en ay tasté, il a le goust dous & unvn
peu fade. Toute la journéeiournée se passe a
dancer. Les plus jeunesieunes vont a la chasse
des bestes, a tout des arcs. UneVne partie
des femmes s’amusent ce pendantpēdant a chau
fer leur breuvagebreuuage, qui est le princi-
pal office qu’ilz reçoiventreçoiuent d’elles.
V 4
313312
ESSAIS DE M. DE MONT.
Il y a quelqu’unvn des vieillars, qui le ma-
tin avantauant qu’ils se mettent a menger, les
presche en commun toute unevne grangée,
en se promenant d’unvn bout a autre, &
redisant unevne mesme clause a plusieurs
fois, jusquesiusques a ce qu’il ayt achevéacheué le tour
(car ce sont bastimens qui ont bien cent
pas de longeurlongueur) il ne leur recommande
que deus choses, la vaillance contre les
ennemis, & l’amitié a leurs femmes. Et
ne faillent jamaisiamais de remerquer céte o-
bligation pour leur refrein, que ce sont
celleselles qui leur maintiennentmaintiennēt leur boisson
tiede & assaisonnéeassaisōnée. Il se void en plusieurs
lieus, & entres autres chez moy, la forme
de leurs lits, de leurs cordonscordōs, de leurs es-
pées, & brasseletz de bois, de quoy ils
couvrentcouurēt leurs poignets aus combatscōbats, & des
grandes cannes ouvertesouuertes par unvn bout,
par le son desquelles ils soustiennent la
cadence de leur dance. Ils sont ras par
tout
LIVRE PREMIER.
314313
tout, & se font le poil beaucoup plus net-
tementnet-
temēt que nous, sans rasoüer. Ils croyentcroyēt
les ames eternelles, & celles qui ont bienbiē
merité des dieus estre logeéslogées a l’endroit
du ciel ou le soleil se leveleue: les maudites,
du costé de l’occident. Ils ont jeie ne sçay
quels prestres & profetes qui se presen-
tent bien rarement au peuple, ayantayāt leur
demeure aus montaignes. A leur arri-
veearri-
uee il se faict unevne grande feste & assem-
blee solenne de plusieurs villages (cha-
que grange comme jeie l’ay descrite, faict
unvn village, & sont environenuirō a unevne lieue Fran-
çoiseFrā-
çoise l’unevne de l’autre). Ce profete parle
a eus en public, les exhortantexhortāt a la vertu &
a leur devoirdeuoir: mais toute leur science
ethique ne contientcōtient que ces deus articles,
de la resolution a la guerre, & affection a
leurs femmes. Cetuy cy leur prognosti-
que les choses a venir & les evenemanseuenemans
qu’ils doiventdoiuent esperer de leurs entreprin
V 5
315314
ESSAIS DE M. DE MONTA.
ses: les achemine ou destourne de la
guerre. Mais c’est en telle condition,
que s’il faut a bien devinerdeuiner, & s’il leur
advientaduient autrement qu’il ne leur a predit,
il est haché en mille pieces s’ils l’atrapentatrapēt
& condamné pour faus profete. A
céte cause celuy qui s’est unevne fois mes-
conté on ne le void plus. Ils ont leurs
guerres contre les nations qui sont au-
dela de leurs montaignes, plus avantauant en
la terre ferme, ausquelles ils vont tous
nuds, na’yantn’ayant autres armes que des arcs
ou cesE82 des espées apointées par unvn bout a la
mode des langues de noz espieuz. C’est
chose esmerveillableesmerueillable que de la fermeté
de leurs combats, qui ne finissent jamaisiamais
que par meurtre & effusion de sang. carE82 E88 , car
de routes & d’effroy ils ne sçaventsçauent que
c’est. chacunE82 Chacun raporte pour son trophée
la teste de l’ennemy qu’il a tué, & la plan
te a l’entrée de son logis. Apres avoirauoir
long
LIVRE PREMIER.
316315
long temps bien traité leurs prisonniers
& de toutes les commoditez dont ils
se peuventpeuuent adviseraduiser, celuy qui en est le
maistre faict unevne grande assemblée de
ses cognoissans. Il atache unvn cordonE82 E88 unevne corde a
l’unvn des bras du prisonnier, & donne
au plus fidele de ses amis l’autre bras a
tenir de mesme, & eus deus en presen-
ce de toute l’assemblée l’assomment a
coups d’espée. Apres cela ils le rostissent
& en mengentmēgent en communcōmun, & en envoyentenuoyēt
des lopins a ceus de leurs amis qui sont
absens. Ce n’est pas comme on pense
pour s’en nourrir, ainsi que faisoint an-
ciennement les Scytes, c’est, pour
representer unevne extreme vengeance.
Et qu’il soit ainsi: ayant apperceu
que les Portuguois qui s’estoint ra-
liez a leurs adversairesaduersaires, usointvsoint d’unevne
autre sorte de mort contre eus, quand
ils les prenoint, qui estoit de les
en-
317316
ESSAIS DE M. DE MONTA.
enterrer jusquesiusques a la ceinture, & tirer au
demeurant du corps force coups de
traict, & les pendre apres: ils penserent
que ces gens icy de l’autre monde, com
me ceux qui avointauoint semé la cognoissan-
ce de beaucoup de vices parmi leur voi-
sinage, & qui estoint beaucoup plus
grandz maistres qu’eus en toute sorte
de malice, ne prenoint pas sans occasionoccasiō
céte sorte de vengeance, & qu’elle de-
voitde-
uoit estre plus aigre que la leur, commen-
cerentcōmen-
cerent de quitter leur façon antienne
pour suivresuiure céte cy. JeIe ne suis pas marri
que nous remerquons l’horreur barba-
resque, qu’il y a en unevne telle action: mais
ouy bien dequoy jugeansiugeans bien de leur
fautes nous soions si aveuglezaueuglez aus no-
stres. JeIe pense qu’il y a plus de barbarie
a menger unvn hommehōme vivantviuant, qu’a le men-
ger mort, a deschirer par tourmans &
par geines unvn corps encore plein de sen-
timent
LIVRE PREMIER.
318317
timent, le faire rostir par le menu, le faire
mordre & meurtrir aus chiens & aus
porceaux: comme nous l’avonsauōs, non seu-
lement leu, mais veu de fresche memoi-
re, non entre des ennemis anciens, mais
entre des voisins & concitoyens, & qui
pis est sous pretexte de pieté & de reli-
gion, que de le rostir & menger apres
qu’il est trespassé. Chrisippus & Zenon
chefs de la secte Stoicque, ont bienbiē pen-
sé qu’il n’y avoitauoit nul mal de se servirseruir de
nostre charoigne a quoy que ce fut pour
nostre besoing, & d’en tirer de la nour-
riture: comme nos ancestres estans assie
gez par Caesar en la ville de Alexia se re-
solurent de soustenir la faim de ce siege
par les corps des vieillardz, des femmes
& toutes autres personnes inutiles au
combat. Et les medecins ne creignent
pas de s’en servirseruir a toute sorte d’usagevsage
pour nostre santé, soit pour l’apliquer au
dedans
319318
ESSAIS DE M. DE MONTA.
dedansdedās ou au dehors: mais il ne s’y trouvatrouua
jamaisiamais nulle opinion si desreglée qui ex-
cusat la trahison, la desloiauté, la tyran-
nie, la cruauté, qui sont nos fautes ordi-
naires. Nous les pouvonspouuōs donq bien ap-
peller barbares eu esgard aus regles de
la raison: mais non pas eu esgard a nous
qui les surpassons en toute sorte de bar-
barie. Leur guerre est toute noble & ge-
nereuse, & a autant d’excuse & de beau-
té que céte maladie humaine en peut re-
cevoirre-
ceuoir. Elle n’a autre fondement parmi
eus que la seule jalousieialousie de la vertu. Ils ne
sont pas en debat de la conqueste de
nouvellesnouuelles terres: car ils jouissentiouissent enco-
re de céte ubertévberté naturelle qui les four-
nit sans travailtrauail & sans peine de toutes
choses necessaires en telle abondance,
qu’ilz n’ont que faire d’agrandir leurs li-
mites. Ils sont encore en cet heureux
point de ne desirer qu’autautautant que leurs
necessi-
LIVRE PREMIER.
230319
necessitez naturelles leur ordonnentordonnēt: tout
ce qui est au dela est superflu pour eus.
Ils s’entrapelent generalement ceus de
mesme aage freres, enfans ceus qui sont
au dessous, & les vieillartz sont peres a
tous les autres. Ceux cy laissent a leurs
suivanssuiuans & enfans en communcōmun céte plaine
possession de biens par indivisindiuis, sans autre
titre que celui tout pur que nature donnedōne
a ses creatures les produisant au monde.
Si leurs voisins passent les montaignes
pour les venir assaillir & qu’ils emportentemportēt
la victoire sur eus, l’aquest du victorieus
c’est la gloire, & l’avantageauantage d’estre de-
meureede
meuré maistre en valleur & en vertu.
Car autrement ils n’ont que faire des
biens des vaincus, & s’en retournentretournēt a leur
païs, ou ils n’ont faute de nulle chose ne-
cessaire: ny faute encore de céte grande
partie de sçavoirsçauoir heureusement jouiriouir
de leur condition, & s’en conten-
ter. Autant en font ceux cy a leur
321320
ESSAIS DE M. DE MONTA.
tour. Ils ne demandentdemādent a leurs prisonniers
autre rançon que la confession & reco-
gnoissance d’estre vaincus. Mais il ne s’enē
trouvetrouue pas unvn en tout unvn siecle, qui n’ai-
me mieus la mort, que de relascher, ny
par contenance ny de parole, unvn seul
point d’unevne grandeur de courage invin-
cibleinuin-
cible. Il ne s’en void nul qui n’ayme
mieus estre tué & mangé, que de reque-
rir seulement de ne l’estre pas. Ils les trai-
ctent en toute liberté, & leur fournissentfournissēt
de toutes les commoditez de quoy ilz se
peuventpeuuent adviseraduiser, affin que la vie leur soit
d’autant plus chere: & les entretiennent
communementcōmunement deE88_198 des menasses de leur mort
future, des tourmens qu’ils y auront a
souffrir, des aprests qu’on dresse pour
cet effect, du detranchement de leurs
membres, & du festin qui se fera a leurs
despans. Tout cela se faict pour céte
seule fin d’arracher de leur bouche quel-
que
LIVRE PREMIER.
322321
que parole molle ou rabaissée, ou de
leur donner envieenuie de s’enfuyr, pour
gaigner cet avantageauantage de les avoirauoir es-
pouvantezes-
pouuantez, & d’avoirauoir fait force a leur
vertu & leur constance: car aussi a le bienbiē
prendre c’est a ce seul point que consiste
la vraye & solide victoire. Tous les au-
tres avantagesauantages que nous gaignons sur
nos ennemis, ce sont avantagesauantages emprun-
tezemprū-
tez, ils ne sont pas nostres. C’est la quali-
té d’unvn portefaix non de la vertu, d’avoirauoir
les bras & les jambesiambes plus roides. C’est
unevne qualité morte & corporelle que la
disposition: c’est unvn coup de la fortune
de faire broncher nostre ennemy & de
luy faire siller les yeux par la lumiere du
Soleil: c’est unvn tour d’art & de science,
& qui peut tumber en unevne personne la-
che & de neant d’estre suffisant a l’escri-
me. L’estimation & le pris d’unvn home
consiste au coeur & en la volonté. C’est
X
321322
ESSAIS DE M. DE MONTA.
la ou gist son vrai honneur. La vaillance
c’est la fermeté non pas des jambesiambes &
des bras, mais du courage & de l’ame.
Elle ne consistecōsiste pas en la valeur de nostre
chevalcheual, ny de nos armes, mais en la no-
stre. Celuy qui tombetōbe obstiné en son cou-
rage, qui pour quelque dangier de la
mort voisine ne relasche nul point de sa
constance & asseurance, qui regarde en-
cores en rendant l’ame son ennemy d’u
nev
ne veüe ferme & desdaigneuse, il est batu
nonnō pas de nous, mais de la fortune: il est
vaincu par effect, & non pas par raison:
c’est son malheur qu’on peut accuser nonnō
pas sa lácheté. Pour revenirreuenir a nostre hi-
stoire, il s’en faut tant que ces prisonniers
se rendentrendēt pour tout ce qu’onō leur fait, qu’-
au rebours pendant ces deus ou trois
mois qu’on les garde, ilz portent unevne con
tenancecō
tenance gaye, ils pressent leurs maistres
de se haster de les mettre en céte espreu-
veue,
LIVRE PREMIER.
322323
veue: ilz les deffient, les injurientiniurient, leur re-
prochent leur lacheté & le nombre des
batailles perdues contre les leurs. l’ay
unevne chanson faicte par unvn prisonnier, ou
il y a ce traict: qu’ilz viennent hardiment
tretous & s’assemblentassēblent pour disner de luy,
car ilz mangeront quant & quant leurs
peres & leurs aieus qui ont servyseruy d’ali-
ment & de nourriture a son corps: ces
muscles, dict il, céte cherE95 chair & ces veines, ce
sont les vostres, pauvrespauures folz que vous e-
stez, vous ne recognoissez pas que la sub
stance des membres de voz ancestres
s’y tient encore. SavourezSauourez les bien, vous
y trouvereztrouuerez le goust de vostre propre
chair. Qui est unevne inventioninuention qui ne sent
nullement la barbarie. Ceus qui les pei-
gnent mourans, & qui representent céte
action quand on les assomme, ilz
peignent le prisonnier crachant au
visage de ceux qui le tuent, & leur fai-
sant la moüe. De vray ilz ne cessent
X 2
325324
ESSAIS DE M. DE MONTA.
jusquesiusques au dernier souspir de les braverbrauer
& deffier de parole & de contenance.
Sans mentir, au pris de nous voila des
hommeshōmes bien sauvagessauuages: car ou il faut qu’ilz
le soint bien a bon escient, ou que nous
le soions: car ilE82 : il y a unevne merveilleusemerueilleuse distan-
cedistā-
ce entre leur constance & la nostre. Les
hommes y ont plusieurs femmes: & en
ont d’autant plus grand nombre, qu’ilz
sont en meilleure reputation de vaillan-
ce. C’est unevne beauté remercable en leurs
mariages que la mesme jalousieialousie que nos
femmes ont pour nous empescher de
l’amitié & bien-vaillancebien-veuillance d’autres fem-
mes, les leurs l’ont toute pareille pour la
leur acquerir. Estans plus soigneuses de
l’honneur de leur maris que de toute au-
tre chose, cerchent & mettent toute leur
solicitude a avoirauoir le plus de compagnes
qu’elles peuventpeuuent, d’autant que c’est unvn
tesmoignage de la valeur du mary, d’a-
voiruoir
LIVRE PREMIER.
326325
voiruoir plusieurs espouséesE82 [Supprimé]. Et afin qu’on
ne panse point que tout cecy se face par
unevne simple & servileseruile obligation a leur
usancevsance, & par l’impression de l’hautho-
ritéautho
rité de leur ancienne constumecoustume, sans dis-
cours & sans jugementiugement, & pour avoirauoir
l’ame si stupide que de ne pouvoirpouuoir pren-
dre autre parti: il faut alleguer quelques
traitz de leur suffisance. Outre celuy que
jeie vien de reciter de l’unevne de leurs chan-
sons guerrieres, ji’en ay unevne autre amou-
reuse qui commencecōmence en ce sens: ColeuvreColeuure
arreste toy, arreste toy coleuvrecoleuure, afin
que ma soeur tire sur le patronpatrō de ta pein-
rurepein-
ture, la façon & l’ouvrageouurage d’unvn riche
cordon? que jeie puisse donner a m’amie:
ainsi soit en tout temps ta beauté & ta
disposition preferée a tous les autres ser-
pens. Ce premier couplet c’est le refrain
de la chanson. or ji’ay assez de commercecōmerce
avecauec la poësie pour jugeriuger cecy, que non
X 3
327326
ESSAIS DE M. DE MONT.
seulement il n’y a rien de barbarie en cé-
te imagination, mais qu’elle est tout a
fait Anacreontique. Leur langagelāgage au de-
meurant, c’est le plus dous langage du
monde, & qui a le son le plus agreable a
l’oreille. Il retire fort aux terminaisons
grecques. Trois d’entre eux, ignorans
combien coutera unvn jouriour a leur repos &
a leur bon heur, la conoissance des cor-
ruptions de deça, & que de ce com-
merce naistra leur ruine, comme jeie pre-
supose qu’elle soit des-jaia avancéeauancée, bien
miserables de s’estre laissés piper au desir
de la nouvelleténouuelleté, & avoirauoir quitté la dou-
ceur de leur ciel, pour venir voir le no-
stre, furent a Roüan du temps que le feu
Roy Charles neufiesme y estoit. Le roy
parla a eus long temps, on leur fit voir
nostre façon, nostre pompe, la forme
d’une belle ville. Apres cela, quelqu’unvn
leur en demanda leur avisauis, & voulut sça-
voiruoir deus[sic]
LIVRE PREMIER.
328327
voiruoir d’eus, ce qu’ils y avointauoint trouvétrouué de
plus admirable: ils respondirentrespondirēt trois cho-
ses, d’ou ji’ay perdu la troisiesme, & en
suis bien marry, mais ji’en ai encore deus
en memoire. Ilz dirent qu’ilz trouvointtrouuoint
en premier lieu fort estrange, que tant
de grandz hommes portans barbe, roi-
des, fortz & armez, qui estoint au tour
du roy (il est vraisembablevray-semblable que ilz parloint
des Souisses de sa garde) se soubzmissent
a obeir a unvn enfant, & qu’on ne choisis-
soit plus tost quelqu’unvn d’entre eux pour
commander: Secondement (ilz ont unevne
façon de leur langage telle qu’ils nom-
ment les hommes moitié les unsvns des au-
tres) qu’ilz avointauoint aperceu qu’il y avoitauoit
parmy nous des hommes pleins & gor-
gez de toute sorte de commoditez, &
bien soulz, & que leurs moitiez estoint
mendians a leurs portes, décharnez de
faim & de pauvretépauureté, & trouvointtrouuoint
estrange
ESSAIS DE M. DE MONT.
estrange comme ces moitiez icy ne-
cessiteuses pouvointpouuoint souffrir unevne telle
injusticeiniustice, qu’ilz ne prinsent les au-
tres a la gorge, ou missent le feu a leurs
maisons. JeIe parlay a l’unvn d’eus fort long
temps: mais ji’avoisauois unvn truchement qui
me suyvoitsuyuoit si mal, & qui estoit si empes-
ché a recevoirreceuoir mes imaginations par sa
bestise, que jeie n’en peus tirer guiere de
plaisir. Sur ce que jeie lui demanday quel
fruit il recevoitreceuoit de la superiorité qu’il a-
voita-
uoit parmy les siens (car c’estoit unvn ca-
pitaine, & nos matelots le nommoint
roy) il me dict que c’estoit marcher le
premier a la guerre: de combien d’hom-
mes il estoit suivisuiui: il me montra unevne espa-
ce de lieu, pour signifier que c’estoit au-
tant qu’il en pourroit en unevne telle espace:
ce pouvoitpouuoit estre quatre ou cinq mille
hommes: si hors la guerre toute son au-
thorité estoit expirée: il dict qu’il luy en
restoit
LIVRE PREMIER.
330329
restoit cela, que quand il visitoit les vila-
ges qui dépendoint de luy, on luy dres-
soit des sentiers au traverstrauers des haies de
leurs bois, par ou il peut passer bien a l’ai-
se. Tout cela ne va pas trop mal. Mais
quoy, ils ne portent point de haut de
chausses.
CH. TRENTEDEUXIEMETRENTEDEVXIEME.
Qu’il faut sobrement se mesler de jugeriuger
des ordonnances divinesdiuines.
LE vray champ & subjectsubiect de l’impo-
sture sont les choses inconnüesincōnües, d’au-
tant qu’en premier lieu l’estrangeté mes-
me donne credit, & puis n’estant point
subjectessubiectes a nos discours ordinaires elles
nous ostent le moyen de les combatre,
d’ou il advientaduient qu’il n’est rien creu si fer-
mement que ce qu’on sçait le moins, ny
gens si asseurés que ceux qui nous con-
X 5
331330
ESSAIS DE M. DE MONTA.
tenttēt des fables, commecōme Alchimistes, Prog-
nostiqueurs, JudiciairesIudiciaires, ChiromantiensChiromantiēs,
Medecins, id genus omne. Ausquelz jeie
joindroisioindrois volontiers, si ji’osois, unvn tas de
gens interpretes & contrerolleurs ordi-
naires des dessains de Dieu, faisans estat
de trouvertrouuer les causes de chasque accidentaccidēt,
& de veoir dans les secretz de la volon-
té divinediuine, les motifs incomprehensibles
de ses operations. Et quoy que la varie-
té & discordancediscordāce continuelle des evene-
menseuene-
mens les rejettereiette de coin en coin, & d’o-
rient en occident, ils ne laissent de suivresuiure
pourtant leur esteuf, & de mesme creon
peindre le blanc & le noir. Suffit a unvn
Crestien croire toutes choses venir de
Dieu, les recevoirreceuoir avecauec reconnaissance
de sa divinediuine & inscrutable sapience,
pourtant les prendre en bonne part en
quelque visage & goust qu’elles lui soint
envoyéesenuoyées. Mais jeie trouvetrouue mauvaismauuais ce
que jeie voy en usagevsage de chercher a fermir
LIVRE PREMIER.
332331
& appuyer nostre religion par le bon
heur & prosperité de nos entreprises.
Nostre creance a assez d’autres fonde-
mens sans l’authoriser par les evene-
menseuene-
mens. Car le peuple accoutumé a ces
argumens plausibles & proprement de
son goust, il est dangier, quand les eve-
nemenseue-
nemens viennent a leur tour contraires
& desavantageusdesauantageus, qu’il en esbranleesbrāle sa foi:
commecōme aux guerres ou nous sommes pour
la religion, ceux qui eurent l’advantageaduantage
au rencontre de la Rochelabeille saisansfaisans
grand feste de cet accident, & se ser-
vansser-
uans de céte fortune pour certaine ap-
probation de leur party: quand ils vien-
nent apres a excuser leurs defortunes de
MontcontourMontcōtour & de JarnacIarnac, sur ce que ce
sontsōt verges & chastiemens paternelz, s’ilz
n’ont unvn peuple du tout a leur mercy ilz
luy font assez aisément sentir que c’est
prendre d’unvn sac deux mouldures, & de
mesme bouche souffler le chaud & le
333332
ESSAIS DE M. DE MONTA.
froid. Il vaudroit mieux l’entretenir des
vrays fondemens de la verité. C’est unevne
belle bataille navalenauale qui s’est gaignée ces
mois passez contre les Turcs sous la con-
duitecō-
duite de don JoanIoan d’Austria, mais il a
bien pleu a Dieu en faire autres-fois voir
d’autres telles a nos despens. Somme il
est mal aysé de ramener les choses divi-
nesdiui-
nes a nostre suffisance, qu’elles n’y souf-
frent du deschet. Et qui voudroit rendre
raison de ce que Arrius & Leon son Pa-
pe chefs principaux de céte heresie
moururent en diversdiuers temps de mors si
pareilles & si estranges (Car retirés
de la dispute par douleur de ventre a
la garderobe tous deux rendirent su-
bitement l’ame) & exagerer céte ven-
geanceven-
geāce divinediuine par la circonstancecirconstāce du lieu,
y pourroit bienbiē encore adjousteradiouster la mort
de Heliogabalus, qui fut aussi tué en unvn
retraict. Mais quoy? le martyr Irenée se
trouvetrouue
LIVRE PREMIER.
334333
trouvetrouue engagé en mesme fortune. Som-
me il se faut contenter de la lumiere qu’il
plait au Soleil nous communiquer par
ses rayons: & qui esleveraesleuera ses yeux pour
en prendre unevne plus grande dans son
corps mesme, qu’il ne trouvetrouue pas estran-
ge si pour la peine de son outrecuidan-
ce il y perd la veüe.
CH. TRENTETROISIEME.
De fuir les voluptés au pris de
la vie.
JI’AvoisAuois bien veu convenirconuenir en cecy la
pluspart des anciennes opinions,
qu’il est heure de mourir lors qu’il y a
plus de mal que de bien a vivreviure: & que
de conserverconseruer nostre vie a nostre tour-
ment & incommodité c’est choquer
les reigles mesmes de nature, comme
disent ces vieilles reigles,
335334
ESSAIS DE M. DE MONT.
ἤἢ ζήνζῆν αλύπωϛἀλύπωϛ, ἤἢ θανεῖν ἐυδαιμόνωϛεὐδαιμόνωϛ
ΚαλόνΚαλὸν θνήσκειν ὁιϛοἱϛ ῦβρινὕβριν τὸ ζῆν φὲρειφέρει
Κρεῖσσον τὸ μημὴ ζῆν ε῀στὶνἐστὶν ἦἢ ζηνζῆν αθλίωϛἀθλίωϛ
Mais de pousser le mespris de la mort
jusquesiusques a tel degré que de l’employer
pour se distraire des honneurs, richesses,
grandeurs, & autres faveursfaueurs & biens que
nous appellons de la fortune, comme si
la raison n’avoitauoit pas assez affaire a nous
persuader de les abandonner, sans y ad-
jouterad-
iouter céte nouvellenouuelle recharge, jeie ne l’a-
voisa-
uois veu ny commander ny pratiquer,
jusquesiusques lors que ce passage de Seneca
me tomba entre mains: auquel conseil-
lant a Lucilius personnage puissant & de
grandegrāde authorité autour de l’Empereur,
de changer céte vie voluptueuse & tu-
multuaire, & de se retirer de céte presse
du monde, a quelque vie solitaire tran-
quille & philosophique: Surquoy Luci-
lius alleguoit quelques difficultez. JeIe suis
d’advisaduis
LIVRE PREMIER.
336335
d’advisaduis (dict il) que tu quites céte vie la,
ou la vie tout a faict. Bien te conseille-jeie
de suivresuiure la plus douce voye, & de desta-
cher plus tot que de rompre ce que tu as
mal noüé, pourveupourueu que s’il ne se peut au-
trement destacher, tu le rompes. Il n’y a
homme si couard qui n’ayme mieux tom-
bertō-
ber unevne fois, que de demeurer tousjourstousiours
en branle. JI’eusse trouvétrouué ce conseil sorta-
ble a la rudesse Stoique: mais il est plus e-
strange qu’il soit emprunté d’Epicurus,
qui escrit a ce propos, choses toutes pa-
reilles a Idomeneus. Si est ce que jeie pen-
se avoirauoir remerqué quelque traict sem-
blable parmi nos gens, mais avecauec la mo-
derationmo-
deratiō ChrestienneChrestiēne. S. Hilaire evesqueeuesque de
Poitiers, ce fameux ennemy de l’here-
sie Arriene estantestāt en Syrie fut advertiaduerti qu’A
brasa fille uniquevnique, qu’il avoitauoit laissée pardeça
avecquesauecques sa mere estoit poursuiviepoursuiuie en
mariage par les plus apparens seigneurs
du pais, comme fille tresbien nourrie,
337336
ESSAIS DE M. DE MONTA.
belle, riche, & en la fleur de son aage. Il
luy escrivitescriuit (comme nous voyonsvoyōs) qu’el-
le ostat son affection de tous ces plaisirs
& advantagesaduantages qu’onō luy presentoit: qu’il
luy avoitauoit trouvétrouué en son voiage unvn parti
bien plus grand & plus digne, d’unvn ma-
ry de bien autre pouvoirpouuoir & magnificen-
cemagnificē-
ce, qui luy feroit presens de robes & de
joyauxioyaux de pris inestimable. Son dessain
estoit de luy faire perdre le goust & l’v-
sageu-
sage des plaisirs mondains pour la join-
dreioin-
dre toute a Dieu. Mais a cela le plus
court & plus certain moien luy semblantsemblāt
estre la mort de sa fille, il ne cessa par
veus, prieres, & oraisons de faire reque-
ste a Dieu de l’oster de ce monde, & de
l’apeller a soy: commecōme il advintaduint. car bien-
tost apres son retour elle luy mourut,
dequoy il monstra unevne singuliere alle-
gresse. Cestuy cy semble encherir sur les
autres de ce qu’il s’adresse a ce moyen
de pri-
LIVRE PREMIER.
338337
de prime face, qu’ilz ne prennent que
subsidieremant, & puis que c’est a l’en-
droit de sa fille uniquevnique. Mais jeie ne veux
obmettre le bout de céte histoire, enco-
re qu’il ne soit pas de mon propos. La
femme de sainct Hilaire ayant entendu
par luy, comme la mort de leur fille s’e-
stoit conduitecōduite par son dessain & volonté,
& combien elle avoitauoit plus d’heur d’estre
deslogée de ce monde, que d’y estre:
print unevne si viveviue apprehension de la bea-
titude eternelle & celeste, qu’elle solicita
son mary avecauec extreme instance, d’en
faire autant pour elle. Et Dieu a leurs
prieres communes l’ayant retirée a soy
bien tost apres, il ne fut jamaisiamais mort em-
brassée avecauec si grand contentement.
CH. TRENTE QUATRIEMEQVATRIEME.
La fortune se rencontre souventsouuent au train
de la raison.
L’Inconstance du bransle diversdiuers de la
fortune faict qu’elle nous doivedoiue pre-
senter toute espece de visages: y a il nulle
action de justiceiustice plus expresse que celle
icy? Le Duc de Valentinois ayant envieenuie
d’empoisonner Adrian cardinal de Cor-
nete, ches qui le Pape Alexandre sixies-
me son pere & luy alloient souper au
Vatican, envoyaenuoya devantdeuant quelque bou-
teille de vin empoisonné, & commanda
au someillier[sic] qu’il la gardast bien soi-
gneusement. Le pape y estant arrivéarriué a-
vanta-
uant le fis, & ayant demandé a boire, ce
sommelier qui pensoit ce vin ne luy a-
voira-
uoir esté recommandé que pour sa
bonté, en servitseruit au Pape, & le duc mes-
me y arrivantarriuant sur le point de la collation
& se
LIVRE PREMIER.
339
& se fiant qu’on n’auroit pas touché a sa
bouteille, en prit a son tour, en maniere
que le pere en mourut soudain, & le fis
apres avoirauoir esté longuement tourmen-
té de maladie, fut reservéreserué a vnun’ autre pire
fortune. Quelque fois il semble a point
nommé qu’elle se joüeioüe a nous. Le sei-
gneur d’Estrée lors guidon de monsieurmōsieur
de Vandome & le seigneur de Liques
lieutenant de la compagnie du Duc
d’Ascot estantsestāts tous deux serviteursseruiteurs de la
soeur du sieur de FounguesellesFoūgueselles, quoique
de diversdiuers partis (comme il advientaduient aux
voisins de la frontiere) le sieur de Lic-
ques l’emporta: mais le mesme jouriour
des nopces, & qui pis est, avantauant le
coucher, le marié ayant envieenuie de rom-
pre unvn bois en faveurfaueur de sa nouvellenouuelle es-
pouse, sortit a l’escarmouche pres de
sainct Omer, ou le sieur d’Estrée se trou-
vanttrou-
uant le plus fort le feit son prisonnier,
Y 2
340
ESSAIS DE M. DE MONTA.
& pour faire valoir son advantageaduantage en-
core fausit il que la demoiselle
Coniugis ante coacta noui dimittere col-
lum,
Quam veniens vna atque altera
rursus hyems
Noctibus in longis auidum saturasset
amorem,
Posset vt abrupto viuere coniugio,
CH. TRETECINQUIESMETRETECINQVIESMETRENTECINQUIESME
D’unvn defaut de nos polices.
FEu mon pere home pour n’estre
aydé que de l’experience & du natu-
rel, d’unvn jugementiugement bien net, m’a dict au-
tre fois, qu’es commandemens qui luy
estoient tombez en main il avoitauoit desiré
de mettre en train, que il y eut certain
lieu designé, auquel ceux qui eussent be-
soing de quelque chose, se peussent ren-
dre, & faire enregistrer leur affaire a unvn
officier estably pour cet effect, comme,
tel cherche compagnie pour aller a Pa-
ris, tel cherche unvn serviteurseruiteur de telle qua-
lité, tel cherche unvn maistre, tel demande
unvn ouvrierouurier, qui cecy, qui cela, chacun
Y 4
344
ESSAIS DE M. DE MONTA
selon son besoing. Et semble que ce
moyen de nous entr’advertiraduertir apporte-
roit non legiere commodité au com-
merce publique. Car a tous les coups il
y a des conditions, qui s’entrecherchententrecherchēt:
& pour ne se pouvoirpouuoir rencontrer laissentlaissēt
les hommes en extreme necessité. JI’en-
tens avecauec unevne grand’hontehōte de nostre sie-
cle qu’a nostre veüe deux tres-excellens
personnages en sçavoirsçauoir sont morts en
estat de n’avoirauoir pas leur soul a menger:
Lilius Gregorius Giraldus en Italie, &
Sebastianus Castalio en Allemagne. Et
croy qu’il y a mil’hommes qui les eussenteussēt
appellez avecauec tres-advantageusesaduantageuses con-
ditions, s’ilz l’eussent sceu. Le monde
n’est pas si generalementgeneralemēt corrompu que
jeie ne scache tel hommehōme, qui souhaiteroit
de bien grande affection, que les moiensmoiēs
que les siens luy ont mis en main, se peus
sent employer tant qu’il plaira a la for-
tune
LIVRE PREMIER.
345
tune qu’il en jouisseiouisse, a mettre a l’abry de
la necessité les personnesE82 E88 personnages rares & remar
quables en quelque sorte de valeur, que
le mal’heur combat quelque fois jus-
quesius-
ques a l’extremité: & qui les mettroientmettroit
pour le moins en tel estat, qu’il ne tien-
droit qu’a faute de bon discours s’ilz n’e-
stoient contens.
CHA. TRENTESIXIESME.
De l’usagevsage de se vestir.
Proptereáque fere res omnes aut corio
Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cor-
OUOV que jeie veuille donner il me faut
forcer quelque barriere de la cou-
stume, si soigneusement a elleLAL si tant elle a soigneusementE82 E88 si tant ell’a soigneusement bridé
toutes nos avenuesauenues. JeIe devisoydeuisoy en céte
saison frileuse, si la façon d’aller tout nud
de ces nations dernierement trouvéestrouuées
est unevne façon forcée par la chaude tem-
perature de l’air, comme nous disons
des Indiens, & des Mores, ou si c’est
Y 5
346
ESSAIS DE M. DE MONTA.
l’originele des hommesLAL l’originele du mondeE82 l’origine des hommesE88 oginele des hommes. Les gens d’en-
tendement, d’autant que tout ce qui est
soubz le ciel, comme dit la saincte parol-
le, est subjectsubiect a mesmes loix, ont accou-
stumé en pareilles considerations a cel-
les icy, ou il faut distinguer les loix natu-
reles des controuvéescō dtrouuées, de recourir a la ge-
nerale police des hommes, ou il n’y peut
avoirauoir rien de contrefaict. Or tout estant
exactement fourny ailleurs de filet &
d’eguille pour maintenir son estre, il est a
la verité mécreable que nous soionssoiōs seuls
produitz en estat defectueus & indigentindigēt
& en estat qui ne se puisse maintenir sans
secours estrangier. Ainsi jeie tiens que com-
mecō-
me les plantes, arbres, animaux & tout
ce qui vit, se treuvetreuue naturelement equipé
de suffisante couverturecouuerture pour se defen-
dre de l’injureiniure du temps.
sunt
Aut
LIVRE PREMIER
347
tice tectae.
AussiE82 aussi estions nous: mais comme ceux,
qui esteignent par artificielle lumiere ce-
le du jouriour, nous avonsauons esteint & estouf-
fé nos propres moyens par les moyens
empruntez & estrangiers. Et est aysé a
voir que c’est la coustume qui nous
faict impossible ce qui ne ne l’est pasne l’est pas.
Car de ces nations qui n’ont aucune con-
noissancecō-
noissance de vestemens, il s’en trouvetrouue
d’assises environenuiron soubz mesme ciel, que
le nostre: & puis la plus delicate partie
de nous est celle, qui se tient tousjourstousiours
descouvertedescouuerte. Si nous fussions nés avecauec
condition de cotillons & de gregues-
ques, il ne faut faire doubte que nature
n’eut armé d’unevne peau plus espoisse ce
qu’elle eut abandonné a la baterie
des saisons, comm’ ell’ a garny le
bout des doigts & plante des pieds. JeIe
ne sçay
348
ESSAIS DE M. DE MONTA.
ne sçay qui demandoitdemādoit a unvn de nos gueus
qu’il voyoit en chemise en plain hiverhiuer
aussi scarrabillat que tel qui se tient am-
mitoné dansdās les martes jusquesiusques aux oreil-
les, comme il pouvoitpouuoit avoirauoir patience. Et
vous monsieurmōsieur, respondit il, vous avezauez bienbiē
la face descouvertedescouuerte, or moy jeie suis tout
face. Les Italiens content du fol du Duc
de Florence, ce me semble, que son mai-
stre s’enquerant comment ainsi mal ve-
stu il pouvoitpouuoit porter le froid, a quoy il
estoit bien empesché luy mesme: suivezsuiuez
dict il, ma recepte de charger sur vous
tous vos accoustremens, comme jeie fay
les miens, vous n’en souffrirez non plus
que moy. Le roy Massinissa jusquesiusques a
l’extreme viellesse ne peut estre induit
a aller la teste couvertecouuerte par froid, orage,
& pluye qu’il fit, & le roy Agesilaus ob-
servaob-
serua jusquesiusques a sa decrepitude de porter
pareille vesture en hiverhiuer qu’en esté. Cae-
sar, dict
LIVRE PREMIER.
349
sar, dict Suetone, marchoit tousjourstousiours de-
vantde-
uant sa troupe, & le plus souventsouuent a pied,
la teste descouvertedescouuerte, soit qu’il fit Soleil,
ou qu’il pleut & autant en dict on de
Hannibal.
Tum vertice nudo
Excipere insanos imbres caelique ruinamruinā.E82 Tum vertice nudo
Excipere insanos imbres caelique ruinam.
Celuy que les Polonnois
ont choisi pour leur Roy apres le
nostre, qui est a la verité unvn des
plus grans Princes de nostre siecle,
ne porte jamaisiamais gans, ny ne change
pour l’hiverhiuer & temps qu’il face, le
mesme bonnet qu’il porte au
couvertcouuert.
Et puis que nous sommes sur le froid &
François acoustumés a nous biguarrer,
adjoustonsadioustons d’unevne autre piece, que le ca-
pitaine Martin du Bellay dict au voyage
de Luxembourg avoirauoir veu les gelées si
ápres, que le vin de la munition se cou-
poit a coups de hache & de coignée,
se debitoit aux soldats par poix, & qu’ilz
l’emportoient dans des paniers. & Ovi-
deOui-
de a deux doigtdoigts prez
Nudaque consistunt formam seruantia
testae
Vina, nec hausta meri sed data fru-
sta bibunt.
CHA. TRENTESETIESME.
Du jeuneieune Caton.
JEIE n’ay point céte erreur communecōmune de
jugeriuger d’autruy selon moy, & de rap-
porter la condition des autres hommes
a la mienne. JeIe croy ayséement d’autruy
beaucoup de choses, ou mes forces ne
peuventpeuuent attaindre. La foiblesse que jeie
sens en moy, n’altere aucunement les o-
pinions que jeie dois avoirauoir de la vertu &
valeur de ceux qui le meritent. RampantRampāt
au limon de la terre jeie ne laisse pas de
remerquer jusquesiusques dans les nuës la hau-
teur d’aucunes ames heroiques. C’est
beaucoup pour moy d’avoirauoir le juge-
mentiuge-
ment reglé, si les deffautzLAL effectzE82 E88 effects ne le peuventpeuuent
estre, & maintenir au moins céte mai-
stresse partie exempte de la corruption
& debauche. C’est quelque chose d’a-
voira-
uoir la volonté bonne, quand les jambesiambes
me faillent. Ce siecle auquel nous vi-
vonsuons au-
LIVRE PREMIER.
351
vonsuons, au moins pour nostre climat, est si
plombé, que le goust mesme de la vertu
en est a dire, & semble que ce ne soit au-
tre chose qu’unvn jargoniargon de colliege: ◊◊ LAL virtutem verba putant vt lucum ligna◊ E82 Virtutem
verba putant vt lucum ligna: il ne
se reconnoit plus d’action purementpuremēt ver-
tueuse. Celles qui en portent le visage el-
les n’en ont pas pourtant l’essence. Car
le profit, la gloire, la crainte, l’acoutuman-
ceacoutumā-
ce, & autres telles causes estrangeres
nous acheminent a les produire. La ju-
sticeiu-
stice, la vaillance, la debonnaireté, que
nous exerçons lors, elles peuventpeuuent estre
dictes telles pour la consideration d’au-
truy, & du visage qu’elles portent en pu-
bliq, mais ches l’ouvrierouurier ce n’est nulle-
mentnulle-
mēt vertu. Il y a unevne autre fin proposée.
Elle n’avoüeauoüe rien que ce qui se faict en sa
considerationconsideratiō & pour elle seule. Qui plus
est, nos jugemensiugemēs sontsōt encores malades &
suiventsuiuent la corruption de nos meurs. JeIe
voy la pluspart des esprits de monmō temps
faire les ingenieus a obscurcir la gloire
352
ESSAIS DE M. DE MONTA.
des belles & genereuses actions ancien-
nes, leur donnant quelque interpreta-
tion vile, & leur controuvanscontrouuans des occa-
sions & des causes vaines, soit par mali-
ce, ou par ce vice de ramener leur crean-
cecreā-
ce a leur portée, dequoi jeie viens de par-
ler: soit, comme jeie pense plustost, pour
n’avoirauoir pas la veüe assez forte & assez
nette pour imaginer & concevoirconceuoir la
splendeursplēdeur de la vertu en sa pureté naifvenaifue:
comme Plutarque dict, que de son tempstēps
il y en avoitauoit qui attribuoient la cause de
la mort du jeuneieune Caton a la crainte qu’il
avoitauoit eu de Caesar, dequoy il se picque
avecquesauecques raison. Et peut on jugeriuger par la,
combien il se fut encore plus offencé de
ceux qui l’ont attribuée a l’ambition: &
de ceux qui font l’honneur la fin de tou-
tes actions vertueuses. Ce personnage
la fut veritablement unvn patron, que na-
ture choisit pour monstrer jusquesiusques ou
l’humaine
LIVRE PREMIER.
353
l’humaine fermeté & constanceconstāce pouvoitpouuoit
atteindre. Mais jeie ne suis pas icy a mes-
mes pour traiter ce riche argument. JeIe
veux seulement faire luiter ensemble les
traitz de cinq poëtes Latins sur la loüan-
ge de Caton.
Sit Cato dumdū viuit sane vel Caesare maior,
dit l’unvn. Et inuictuminuictū deuicta morte CatonemCatonē
dict l’autre. & l’autre parlant des guer-
res civilesciuiles d’entre Caesar & Pompeius,
VistrixVictrix causa dijs placuit, sed victa
Catoni.
Et cuncta terrarum subacta
Praeter atrocem animum Catonis.
his dantem iura Catonem.
CHA. TRENTEHUITIEMETRENTEHVITIEME.
Comme nous pleurons & rions d’unevne
mesme chose.
bruna. Tutúmque putauit
Effudit, gemitúsque expressit pectore
Est ne nouis nuptis adeoodio venus, anne pa-
QUandQVand nous rencontrons dans les
histoires qu’Antigonus sceut tres-
mauvaismauuais gré a son fis de luy avoirauoir presen-
tépresē-
té la teste du Roy Pyrrus son ennemy,
qui venoit sur l’heure mesme d’estre
tué combatant contre luy: & que l’ay-
ant veüe il se print bien fort a pleurer: &
que le Duc René de Lorreine pleura
aussi la mort du duc Charles de Bour-
gogne qu’il venoit de deffaire, & en
porta le deuil en son enterrement: & qu’-
en la bataille d’Auroy, que le conte de
Montfort gaigna contre Charles de
Blois sa partie pour la Duché de Bretai-
gne, le victorieux rencontrant le corps
LIVRE PREMIER.
355
de son ennemy trespassé en mena grand
deuil, il ne faut pas s’ecrier soudain
Et cosi avenauen che lanimo ciascnuaciascuna
Sua passion sotto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor’ chiara hor
Quand on presenta a Caesar la teste de
Pompeius les histoires disentdisēt qu’il en dé-
tourna sa veüe commecōme d’unvn vilain & mal
plaisant spectablespectacle. Il y avoitauoit eu entre eus
unevne si longue intelligence & societé au
manimant des affaires publiquepubliques tant de
communauté de fortunes tant d’offices
reciproques & d’alliance, qu’il ne faut
pas croire que céte contenance fut tou-
te fauce & contrefaicte comme estime
cet autre
Iam bonus esse socer, lachrimas non spon-
te cadentes
Z 2
356
ESSAIS DE M. DE MONTA.
laeto.
Car bien que a la verité la pluspart de
nos actions ne soientsoiēt que masque & fard,
& qu’il puisse quelque fois estre vray,
Haeredis fletus sub persona risus est.
Si est ce qu’au jugementiugement de ces accidensaccidēs
il faut considerer comme nos ames se
trouventtrouuent souventsouuēt agitées de diversesdiuerses pas-
sions. Et tout ainsi qu’en nos corps ils
disent qu’il y a unvn’assamblée de diversesdiuerses
humeurs, desquelles celle la est maistres-
se, qui commande le plus ordinairement
en nous, selon nos complexions: aussi
en nos ames bien qu’il y ait diversdiuers mou-
vemensmou-
uemens qui l’agitent, si faut il qu’il y en
ait unvn a qui le champ demeure. Mais ce
n’est pas avecauec si entier avantageauantage que
pour la volubilité & soupplesse de nostre
ame les plus foibles par occasion ne re-
gaignent encor la place & ne facent unevne
courte
LIVRE PREMIER.
357
courte charge a leur tour. D’ou nous
voions non seulemant aus enfans qui
vont tout nayfuement apres la nature,
pleurer & rire souventsouuent de mesme chose:
mais nul d’entre nous ne se peut vanter,
quelque voyage qu’il face a son souhait,
que encore au départir de sa famille &
de ses amis il ne se sente frissonner le
courage, & si les larmes ne lui en eschap-
pent tout a faict: au moins met il le pied
a l’estrieul’estrié d’unvn visage morne & contri-
stecontri
sté. Et quelque gentille flame qui eschau
fe le coeur des filles bien nées, encore les
desprend on a force du col de leurs me-
res pour les rendre a leur espous, quoy
que die ce bon compaignon.
rentum
FrustranturFrustrātur falsis gaudia lachrimulis,
Vbertim thalami quas intra limina fun-
dunt?
Z 3
358
ESSAIS DE M. DE MONTA.
Non ita me diui, vera gemunt, iuuerint.
Ainsi il n’est pas estrange de plaindre ce-
luy la mort qu’on ne voudroit nullementnullemēt
estre en vie. On dict que la lumiere du
Soleil n’est pas d’unevne piece continue:
mais qu’il nous elance si dru sans cesse
nouveausnouueaus rayons les unsvns sur les autres
que nous n’en pouvonspouuons apercevoiraperceuoir l’en-
tredeux. Nous avonsauons poursuivypoursuiuy avecauec
resolue volonté la vengeance d’unevne in-
jurein-
iure & resenti unvn singulier contente-
ment de la victoire, nous en pleurons
pourtant. Ce n’est pas de cela que nous
pleurons. Il n’y a rien de changé, mais
nostre ame regarde la chose d’unvn autre
oeil, & se la represente par unvn autre visa-
ge. Car chaque chose a plusieurs biais &
plusieurs lustres. La parenté, les ancien-
nes acointances & amities saisissent son
imagination, & la passionnent pour
l’heure
LIVRE PREMIER.
359
l’heure selon leur condition, mais le
contour en est si brusque, qu’il nous es-
chappe: & a céte cause voulant de toute
céte suite continuer unvn corps, nous nous
trompons. Quand Timoleon pleure le
meurtre qu’il avoitauoit commis d’unevne si
meure & genereuse deliberation, il ne
pleure pas la liberté rendue a sa patrie, il
ne pleure pas le Tyran, mais il pleure
son frere. L’unevne partie de son devoirdeuoir est
joüéeioüée, laissons luy en joüerioüer l’autre.
CHA. TRENTENEUFIEMETRENTENEVFIEME
De la solitude.
Ratio & prudentia curas,
LAissons a part céte longue comparai-
soncōparai-
sō de la vie solitaire a l’activeactiue: & quantquāt
Z 4
360
ESSAIS DE M. DE MONTA.
a ce beau mot, dequoy se couvrecouure l’am-
bition & l’avariceauarice, que nous ne sommes
pas nés pour nostre particulier, ains
pour le publicq: r’apportons nous en
hardiment a ceux qui sont en la danse, &
qu’ils s’ebattent sur la comscience[sic]Yale Chicago E82 se battent sur la conscienceEB E95 se battent la conscience si au
rebours les estats, les charges & cete
tracasserie du monde ne se recherche
plus tot pour tirer du publicq son proffit
particulier. Les mauvaismauuais moyens par ou
on s’y pousse en nostre siecle monstrentmōstrēt bienbiē
que la fin n’en vaut gueres. RespondonsRespondōs
a l’ambition que c’étE82 c’est elle mesme qui
nous donne goust de la solitude, car que
fuit elle tant que la societé, que cherche
elle tanttāt que ses coudées franchesfrāches & point
de compaignon. Il y a dequoy bien &
mal faire par tout. Toutefois si le mot
de Bias est vray. Que la pire part c’est la
plus grande, ou ce que dit l’Ecclesiasti-
que, Que de mille il n’en est pas unvn bon,
la
LIVRE PREMIER.
361
la contagion est tresdangereuse en la
presse. Il faut ou imiter les vitieus ou les
hair. ToutTous les deux sont dangereus, &
de leur resambler par ce qu’il sont beau
coup, & d’en hair beaucoup parce qu’ils
sont dissemblables. Ce n’est pas que le
sage ne puisse par tout vivreviure content
voire & seul en la foule d’unvn palais. Mais
s’il est a chosirchoisir il enfuiuraen fuira dit il, mesmes la
veüe. Il portera s’il est besoing cela, mais
s’il est en lui il eslira cecy. Il ne lui semble
point suffissammentsuffisamment s’estre deffaict des
vices, s’il faut encores qu’il conteste a-
veca-
uec ceux d’autryd’autruy. Or la fin ce crois-jeie
en est tout unevne: d’en vivreviure plus a loisir &
a son ayse. Mais on n’en cherche pas
tousjourstousiours bien le chemin. SouventSouuent on
pense avoirauoir quitté les affaires on ne les a
que changéchāgé. Il n’y a guere moins de tour
ment au gouvernementgouuernement d’unevne famille
qu’en unvn estat entier. Ou que lame soit
Z 5
362
ESSAIS DE M. DE MONTA.
empeschée, elle y est toute: & pour estre
les occupationsoccupatiōs domestiques moins im-
portantes, elles n’ens ontn’en sont pas moins im-
portunésim-
portunes pourtant. DavantageDauantage, pour
nous estre deffaicts de la Court & du
marché, nous ne sommes pas deffaicts
des principaus tourmens de nostre
vie.
Non locus effusi latè maris arbiter au-
fert.
L’ambition, l’avariceauarice, l’irresolution, la
peur & les concupiscenses ne nous aban-
donnentabā-
donnent point pour changer de con-
trée.
Et post equitem sedet atra cura.
Haeret lateri laetalis arundo.
In culqaculpa est animus qui se non effugit vn-
quam.
vali quenquamnevah quemquamne hominem in animum
institucroinstituere aut
Parare quod sit charius, quam ipse
est sibi?
Tuta & paruula laudo
Cum res deficiunt, satis inter vilia fortis,
Verum vbi quid melius contingit & vn-
ctius, idem
Hos sapere, & solos aio bene viuere, quorumquorū
ConspiciturCōspicitur nitidis fundatafūdata pecunia villis.
Democriti pecus edit agellos
Cultaque, dum peregre est animus sine
corpore velox.
nóque est.
Quamcumque Deus tibi fortunaue-
rit horam,
Grata sume manu, nec dulcia differ in an
num.
CHAP. QUARANTIESME.QVARANTIESME
Consideration sur Ciceron.
ENcor’unvn traict a la comparaison de
ces coublesE82 couples: Il se tire des escris de Ci-
cero & de ce Pline nullement retirant a
mon advisaduis aux humeurs de son oncle,
infinis
LIVRE PREMIER
383
infinis tesmoignages de nature outre
mesure ambitieuse. entreE88 : Entre autres qu’ilz
sollicitent au sceu de tout le monde les
historiens de leur temps de ne les oblier
en leurs registres: & la fortune comme
par despit a faict durer jusquesiusques a nous la
vanité de ces requestes, & pieça faict
perdre ces histoires. Mais cecy surpasse
toute bassesse de coeur en personnes de
tel rang, d’avoirauoir voulu tirer quelque
principale gloire du caquet & de
la parlerie, jusquesiusques a y employer les let-
tres privéespriuées écriptes a leurs amis: en ma-
niere, que aucunes ayant failli leur saison
pour estre enuoieésenvoyées, ils les font ce neant-
moinsneāt-
moins publier avecauec céte digne excuse,
qu’ils n’ont pas voulu perdre leur travailtrauail
& veilleésveillées. Sied il pas bienbiē a deux consuls
Romains, souverainssouuerains magistras de la
chose publique emperiere du monde,
d’employer leur loisir a ordonner & fa-
goter
384
ESSAIS DE M. DE MONT.
goter gentiment unevne belle missivemissiue, pour
en tirer la reputation de bien entendre
le langage de leur nourrisse? Que feroit
pis unvn simple maistre d’école qui en gai-
gnat sa vie? Si les gestes de Xenophon &
de Caesar n’eussent de bien loing surpas-
sesurpas
sé leur eloquence, jeie ne croy pas qu’ils
les eussent jamaisiamais escrits. Ils ont cherché
a recommander non leur dire, mais leur
faire, & si la perfection du bien parler
pouvoitpouuoit apporter quelque gloire sorta-
ble a unvn grand personnage, certainementcertainemēt
Scipion & Laelius n’eussent pas resigné
l’honneur de leurs comedies & toutes
les mignardises & delices du langage
Latin a unvn serf Afriquain: car que cet ou-
vrageou-
urage soit leur, sa beauté & son excellen-
ceexcellē-
ce le maintient assez, & Terence l’ad-
voüead-
uoüe luy mesme. C’est unevne espece de
moquerie & d’injureiniure de vouloir faire
valoir unvn homme par des qualitez mes-
avenantesauenantes
LIVRE PREMIER.
385
avenantesauenātes a son rang, quoy qu’elles soientsoiēt
autrement loüables, & par les qualitez
aussi qui ne doiventdoiuent pas estre les siennes
principales. Comme qui loüeroit unvn roi
d’estre bon peintre, ou bon architecte,
ou encore bon arquebouzier, ou bon
coureur de bague: ces louanges ne font
honneur, si elles ne sont presentées en
foule, & a la suite de celles qui luy sont
plus propres: a sçavoirsçauoir de la justiceiustice, & de
la sciencesciēce de conduire son peuple en paix
& en guerre. De céte façon faict hon-
neur a Cirus l’agriculture, & a Charle-
maigne l’eloquence, & connoissance
des bonnes lettres. Plutarque dict d’a-
vantaigea-
uantaige que de paroistre si excellent en
ses parties moins necessaires, c’est pro-
duire contre soy le tesmoignage d’a-
voira-
uoir mal dispencé son loisir, & l’estude
qui devoitdeuoit estre employé a choses plus
necessaires & utilesvtiles. De façon que Phi-
Bb
386
ESSAIS DE M. DE MONTA.
lippus roy de Macedoine ayant ouy ce
grand Alexandre son filz chanter en unvn
festin a l’envyenuy des meilleurs musiciens,
n’as tu pas honte, luy dict il, de chanter si
bien? Et a ce mesme Philippus unvn musi-
cien avecquesauecques qui il debatoit de son art,
ia DieuIa a Dieu ne plaise Sire, luy dit il, qu’il t’ad-
viennead-
uienne jamaisiamais tant de mal que tu enten-
dezenten
des ces choses la mieux que moi. Et An-
tisthenes prit pour argument de peu de
valeur en Ismenias dequoi on le vantoit
d’estre excellentexcellēt joueurioueur de flutes: & disent
les sages que pour le regard du sçavoirsçauoir
il n’est que la philosophie, & pour le re-
gard des effetz que la vertu, qui genera-
lement soit propre a tous degrez & a
tous ordres. Il y a quelque chose de
pareil en ces autres deux philoso-
phes: car ilz promettent aussi eternité
aux lettres qu’ilz escriventescriuent a leurs amis,
mais c’est d’autre façon, & s’accommo-
dant
LIVRE PREMIER.
387
dant pour unevne bonnebōne fin a la vanité d’au-
truy. Car ilz leur mandentmādent que si le soing de
se faire connoistre aux siecles adveniraduenir &
de la renommée les arreste encore au
maniement des affaires, & leur fait crain
dre la solitude & la retraicte, ou ilz les
veulent appeller, qu’ilz ne s’en donnent
plus de peine. Car ilz ont assez de credit
avecauec la posterité pour leur respondre,
que ne fut que par les lettres qu’ilz leur
escriventescriuent ils rendrontrēdront leur nom aussi con-
nucō-
nu & fameus que pourroient faire leurs
actions publiques. Et outre céte diffe-
rence encore ne sont ce pas lettres vui-
des & descharnées, qui ne se soutienent
que par unvn delicat chois de motz entassez
& rangezrāgez a unevne justeiuste cadence, ains farcies
& pleines de beaux discours de sapien-
ce, par lesquelles on se rend non plus elo
quentelo
quēt, mais plus sage, & qui nous aprenentaprenēt
Bb 2
388
ESSAIS DE M. DE MONTA.
non a bien dire mais a bien faire. Fy de
l’eloquence qui nous laisse envieenuie de soy,
non des choses. Si ce n’est qu’on die que
celle de Cicero estant en si extreme per-
fection se donne corps elle mesme. JI’ad-
jouterayad-
iouteray encore unvn conte que nous li-
sons de luy a ce propos, pour nous faire
toucher au doit son naturel. Il avoitauoit a o-
rer en public, & estoit unvn peu pressé du
temps pour se preparer a son ayse. Eros
l’unvn de ses serfs le vint advertiraduertir que l’au-
dience estoit remise au l’endemain: il en
fut si ayse qu’il lui donna liberté pour cé-
te bonne nouvellenouuelle.
CH. QUARENTEUNIEMEQVARENTEVNIEME.
De communiquerDe ne communiquer sa gloire.
DE toutes les resveriesresueries du monde la
plus receüe & plus universellevniuerselle est le
soing de la reputation & de la gloire, que
nous
LIVRE PREMIER.
389
nous espousons jusquesiusques a quitter les ri-
chesses, le repos, la vie & la santé, qui sont
biens effectuelz & substantiaux, pour
suivresuiure céte vaine image, & céte simple
voix, qui n’a ny corps ny prise: ◊◊ E82 La fama ch’inuaghisce a un dolce suono
Gli superbi mortali, & par si bella,
E unvn echo, unvn sogno, anzi d’unvn sogno unvn ombra
Ch’ad ogni vento si dilegua & sgombra. & des hu-
meurs des-raisonnables des hommes, il
semble que les philosophes mesmes se
défacent plus tard & plus enuis de céte
cy, que de nulle autre. Car comme dit
Cicero, ceux mesmes qui la combatent,
encores veulent ilz, que les livresliures, qu’ilz
en escriventescriuent portent au front leur nom:
& se veulent rendre glorieux de ce qu’ilz
ont mesprisé la gloire. Toutes autres
choses tombent en commerce. Nous
prestonsprestōs nos biens & nos vies au besoing
de nos amis. Mais de communiquer son
honneur & d’estrener autruy de sa gloi-
re, il ne se voit guieres. Catulus Lucta-
tius en la guerre contre les Cymbres,
ayant faict tous ses effortz d’arrester ses
Bb 3
390
ESSAIS DE M. DE MONT.
soldatz qui fuyontfuyoient devantdeuant les ennemis,
se mit luy mesmes entre les fuiardz, &
contrefit le coüard: affin qu’ilz s’emblas-
sentsemblas
sent plustost suivresuiure leur capitaine que
fuyr l’ennemy. C’estoit abandonner sa
reputation pour couvrircouurir la honte d’au-
truy. Quand l’Empereur Charles cin-
quiesme passa en ProvenceProuence lanl’an 1537.
on tient que AuthoineAnthoine de LeveLeue voyant
son maistre resolu de ce voyage, & l’e-
stimant luy estre merveilleusementmerueilleusement glo-
rieux, opinoit toutefois le contraire, &
le desconseilloit: a céte fin que toute la
gloire & honneur de ce conseil en fut
attribué a son maistre, & qu’il fut dict
son bon advisaduis & sa prevoiancepreuoiance avoirauoir e-
sté telle, que contre l’opinion de tous il
eut mis en fina fin unevne si belle entreprinse, qui
estoit l’honnorer a ses despens. Les Am-
bassadeurs Thraciens consolanscōsolans Achileo-
nide mere de Brasidas de la mort de son
filz, &
LIVRE PREMIER.
391
filxfilz, & le haut louans jusquesiusques a dire qu’il
n’avoitauoit pas laissé son pareil, elle refusa cé-
te louange privéepriuée & particuliere pour
la rendre au public: ne me dites pas cela,
fit elle, jeie sçay que la ville de Sparte a
plusieurs citoiens plus grandzgrādz & plus vail-
lans qu’il n’estoit. En la bataille de Cre-
cy le prince de Gales encores fort jeu-
neieu-
ne avoitauoit l’avantauant-garde a conduire, le
principal effort du rencontre fut en cet
endroit: les seigneurs qui l’accompagnoientaccōpagnoiēt
se trouvanstrouuans en dur party d’armes, man-
darent au roy Edouard de s’approcher
pour les secourir. Il s’enquit de l’estat de
sonsō filz, & luy ayantayāt esté respondu qu’il e-
stoit vivantviuāt & a chevalcheual: jeie luy ferois, dit il,
tort de luy aller maintenant desrobber
l’honneur de la victoire de ce combatcōbat, qu’il
a si longlōg temps soustenu: quelque hazard
qu’il y ait, elle sera toute siennesiēne, & n’y vou
lut aller ny envoierenuoier, sçachant s’il y fut al-
lé qu’onō eut dict que tout estoit perdu sanssās
Bb 4
392
ESSAIS DE M. DE MONTA.
son secours, & qu’on luy eut attribué l’a-
vantagea-
uantage de tout cet exploit.
CH. QUARANTEDEUXIEME.QVARANTEDEVXIEME
De l’inequalité qui est entre nous.
PLutarque dit en quelque lieu qu’il ne
trouvetrouue point si grande distance de
beste a beste, comme il trouvetrouue d’hom-
me a hommehōme. Il parle de la suffisance de l’a-
me & qualitez internes. Car quant a la
forme corporelle il est bien evidenteuident, que
les especes des bestes sont distinguées de
bien plus apparente differencedifferēce, que nous
ne sommes les unsvns des autres.E82 [Supprimé] A la veri-
té jeie trouvetrouue si loing d’Epaminundas, com-
mecō-
me jeie l’imagine, jusquesiusques a tel que jeie con-
nois, jeie dy capable de senssēs commun (car
les folz & insensez par accident ne sont
pas hommes entiers)E82 [Supprimé] que ji’encherirois
volontiers sur Plutarque: & pense qu’il y
a plus
LIVRE PREMIER.
393
a plus de distance de tel a tel homme,
qu’il n’y a de tel homme a telle beste.
C’est a dire, que le plus excellent animal
est plus approchant de l’homme de la
plus basse marche, que n’est cet homme
d’unvn autre homme grand & excellent.
Mais a propos de l’estimationestimatiō des homes,
c’est merveillemerueille que sauf nous nulle cho-
se s’estime que par ses propres qualitez.
Nous loüons unvn chevalcheual de ce qu’il est vi-
goureux & adroit, non de son harnois:
unvn levrierleurier de sa vitesse non de son colier:
unvn oyseau de son aille, non de ses lon-
ges & sonettes. Pourquoy de mesmes
n’estimons nous unvn homme par ce qui
est sien? Il a unvn grandgrād train, unvn beau palais,
tant de credit, tant de rente: tout cela est
autour de luy, non en luy. Vous n’ache-
tez pas unvn chat en poche. Si vous mar-
chandez unvn chevalcheual vous luy ostez ses
bardes, vous le voyez nud & a descou-
Bb 5
394
ESSAIS DE M. DE MONTA.
vertuert: ou s’il est couvertcouuert, comme on les
presantoit antiennement aux princes a
vandre, c’est par les parties moins neces-
saires, affin que vous ne vous amusez pas
a la beauté de son poil, ou largeur de sa
croupe, & que vous vous arrestez prin-
cipalement a considerer les jambesiambes, les
yeux & le pied, qui sont les membres les
plus nobles, & les plus utilesvtiles,
Regibus hic mos est, vbi equos mercan-
turmercā-
tur, opertos
Inspiciunt, ne si facies vt saepe decora
Molli fulta pede est, emptorem inducat
hiantem,
Quod pulchrae clunes, breue quod caput,
ardua ceruix.
sapiens, sibíque imperiosus,
Quem neque pauperies, neque mors, ne-
que vincula terrent,
Responsare cupidinibus, contemnere ho-
nores
Fortis, & in seipso totus teres atque ro-,
tundus,
Externi nequid valeat per laeue morari,
In quem manca ruit semper fortuna.
Nonne videmus
Nil aliud sibi naturam latrare, nisi vt
quoi
Corpore seiunctus dolor absit, mente
fruatur
Iucundo sensu cura semotus metuque?
Nec calidae citius decedunt corpore
febres,
Textilibus si in picturis ostróque ru-
benti
Lacteris, quam si plebeia in veste cu-
bandum est.
Non domus & fundus, non aeris aceruus
& auri,
Aegroto domini deduxit corpore febres,
Non animo curas, valeat possessor opor-
tet.
Qui comportatis rebus bene cogitat vti,
Qui cupit, aut metuit, iuuat illum sic do-
mus aut res,
Vt lippum pictae tabulae, fomenta po-
dagram.
Syncerum est nisi vas, quodcunque in-
fundis acescit.
Si ventri bene, si lateri est pedibúsque
tuis, nil
Diuitiae poterunt regales addere maius.
Nimirum quia non bene norat quae esset
habendi
Finis, & omnino quoad crescat vera
voluptas.
CH. QUARANTETROISIEMEQVARANTETROISIEME.
Des loix sumptuaires.
LA façon dequoy nos loix essaient a
regler les foles & vaines despences des
tables & vestemens, semble estre con-
trairecō-
traire a sa fin. Le vray moyen, ce seroit
d’engendrer aux hommes le mespris de
l’or & de la soye, comme de choses vai-
nes & inutiles: & nous leur augmentonsaugmentōs
l’honneur & le pris, qui est unevne bien in-
epte façon pour en dégouster les hom-
mes. Car dire ainsi, qu’il n’y aura que les
princes qui puissent porter du velours &
de la tresse d’or, & l’interdire au peuple,
qu’est ce autre chose que mettre en cre-
dit ces vanitez la, & faire croistre l’envieenuie
a chacun d’en uservser? Que les rois quittent
hardiment ces marques de grandeur, ilz
Cc 5
410
ESSAIS DE M. DE MONTA.
en ont assez d’autres, & par l’exemple
de plusienrsplusieurs nations nous pouvonspouuons ap-
prendre assez de meilleures façons de
nous distinguer exterieurement & nos
degrez (ce que ji’estime a la verité estre
bienbiē requis en unvn estat) sans nourrir pour
cet effect céte corruption & incommo-
dité si apparente. C’est merveillemerueille com-
me la coustume en ces choses indiffe-
rentes plante aiséement & soudain le
pied de son authorité. A peine fusmes
nous unvn an pour le dueil du roy Henry
second a porter du drap a la court, il est
certain que des-jaia a l’opinionopiniō d’unvn chacunchacū
les soyes estoient venues a telle vilité
que si vous en voyez quelqu’unvn vestu,
vous en faisiez soudain argument que
c’estoit quelque homme de neant. Elles
estoient demeurées en partage aux me-
decins & aux chirurgiens. Et quoy qu’-
unvn chacun fut a pluspeu pres vestu de mes-
me, si
LIVRE PREMIER.
411
me, si y avoitauoit il d’ailleurs assez de distin-
ctions apparentesapparētes des qualitez des hom-
mes. Que les rois & les princes commen-
centcommē-
cent a quitter ces despances, ce sera faict
en unvn mois sans edit & sans ordonnan-
ce: nous irons tretous apres. La loy de-
vroitde-
uroit dire tout au rebours. Que le cra-
moisi & l’orfeverieorfeuerie est defendue a toute
espece de gens, sauf aus báteleurs & aus
courtisanes. De pareille inventioninuētion corri-
gea ce grand Zeleucus les meurs cor-
rompues des Locriens. Ses ordonnan-
ces estoient telles, Que la fame de con-
dition libre ne puisse mener apres elle
plus d’unevne chambriere, sinon lors qu’elle
sera yvreyure: ny ne puisse sortir hors de la vil-
le de nuict, ny porter joyauxioyaux d’or a l’en-
tour de sa personne, ny robbe enrichie
de broderie, si elle n’est publique & pu-
tain. Que sauf les ruffiensruffiēs a l’hommehōme ne loi-
se porter en sonsō doigt aneau d’or, ni rob-
be deli-
412
ESSAIS DE M. DE MONTA.
be delicate, commecōme sont celles des draps
tissus en la ville de Milet. Et ainsi par sesLAL E82 E88 ces
exceptions honteuseshōteuses il divertissoitdiuertissoit inge-
nieusement les personnes des superflui-
tez & delices pernicieuses.
CH. QUARANTEQUATRIEMEQVARANTEQVATRIEME.
Du dormir.
LA raison nous ordonne bien d’aller
tousjourstousiours mesme chemin, mais non
toutesfois mesme train. Et ores que le
sage ne doivedoiue pas donner aux passions
humaines de se fourvoierfouruoier de la droicte
carriere, il peut bien sans interest de son
devoirdeuoir leur quitter aussi d’en haster ou
retarder son pas, & ne se planter pas com-
mecō-
me unvn Colosse immobile & impassible.
Quand la vertu mesme seroit incarnée,
jeie croy que le poux luy battroit plus fort
allant a l’assaut, qu’allant disner. Voire il
est ne-
LIVRE PREMIER.
413
est necessaire qu’elle s’eschauffe & s’es-
meuvees-
meuue. A céte cause ji’ay remarqué pour
chose rare de voir quelquefois les grandzgrādz
personnages, aux plus hautes entreprin-
ses & importansimportās affaires, se tenir si entiers
en leur assiete, que de n’en accourcir pas
seulement leur sommeil. Alexandre le
grand le jouriour assigné a céte furieuse ba-
taille contre Darius dormit si profon-
dement, & si haute matinée, que Par-
menion fut contraint d’entrer en sa cham-
brechā-
bre, & approchant de son lict l’appeller
deux ou trois fois par son nom, pour l’es-
veilleres-
ueiller, le temps d’aller au combat le pres
sant. L’Empereur Othon ayant resolu
de se tuer, & céte mesme nuict, apres a-
voira-
uoir mis ordre a ses affaires domesti-
ques, party son argent a ses serviteursseruiteurs, &
affileaffilé le tranchant d’unevne espée, dequoy
il se vouloit donner, n’attendantattendāt plus qu’a
sçavoirsçauoir si chacun de ses amis s’estoit re-
tiré en
414
ESSAIS DE M. DE MONTA.
tiré en seurté, se print si profondement
a dormir, que ses valetz de chambre l’en-
tendoientē-
tendoient ronfler. La mort de cet
Empereur a beaucoup de choses pareil-
les a celle du grand Caton, & mesmes
cecy: car Caton estant pret a se dé-
faire, ce pendant qu’il attendoit qu’on
luy rapportat nouvellesnouuelles si les senateurs
qu’il faisoit retirer, s’estoient elargis du
port d’UtiqueVtique, se mit si fort a dormir qu’onō
l’oyoit souffler de la chambre voisine: &
celuy qu’il avoitauoit envoyéenuoyé vers le port l’ai-
ant esveilléesueillé pour luy dire que la tourmen-
tetourmē-
te empeschoit les senateurs de faire voi-
le a leur aise, il y en renvoyarenuoya encore unvn
autre, & se r’enfonsant dans le lict se re-
mit encore a sommeiller, jusquesiusques a ce
que ce dernier l’asseura de leur parte-
ment. Encore avonsauons nous dequoy le
comparercōparer au faict d’Alexandre en ce grandgrād
& dangereuxdāgereux orage, qui le menassoit par
la sedition du Tribun Metellus voulant
LIVRE PREMIER.
415
publier le decret du rappel de Pompeius
dans la ville avecquesauecques son armée lors de
l’émotion de Catilina: auquel decret
Caton seul insistoit, & en avoientauoiēt eu Me-
tellus & luy de grosses parolles & ◊◊ E82 grands me-
nasses au Senat. Mais c’estoit au lende-
main en la place qu’il failloit venir a l’exe
cution, ou Metellus outre la faveurfaueur du
peuple & de Caesar conspirant lors aux
advantagesaduantages de Pompeius se devoitdeuoit trou-
vertrou-
uer accompagné de force esclavesesclaues estran-
giersestrā-
giers & escrimeurs a outrance, & CatonCatō
fortifié de sa seule coustanceconstance: de sorte
que ses parens, ses domestiques & beau-
coup de gens en estoient en grand sou-
cy. Et en y eut qui passarent la nuict
ensemble, sans vouloir reposer, ni boire,
ny manger, pour le dangierdāgier qu’ilz luy voi-
oint preparé, mesme sa fame & ses soeurs
ne faisoient que pleurer & se tourmen-
ter en sa maison: la ou luy au con-
traire reconfortoit tout le monde,
416
ESSAIS DE M. DE MONTA.
& apres avoirauoir souppé comme de cou-
stume, s’en alla coucher & dormit de
fort profond sommeil, jusquesiusques au matin
que l’unvn de ses compagnons au Tribu-
nat, le vint esveilleresueiller pour aller a l’escar-
mouche. La connoissance, que nous a-
vonsa-
uons de la grandeur de courage de ces
trois hommeshōmes par le reste de leur vie, nous
peut faire jugeriuger en toute seurté que ce-
cy leur partoit d’unevne ame si loing enle-
véeenle-
uée au dessus de telz accidensaccidēs, qu’ilz n’en
daignoient entrer en nulle emotion, nonnō
plus que d’accidens ordinaires. En la ba-
taille navalenauale que Augustus gaigna contre
Sextus PompeiusPōpeius en Sicile sur le point d’al-
ler au combat, il se trouvatrouua pressé d’unvn si
profond sommeil, qu’il fausit que ses a-
mis l’esveillassentesueillassent, pour donner le signe
de la bataille. Cela donnadōna occasion a M.
Antonius de luy reprocher despuis
qu’il n’avoitauoit pas eu le coeur seulement
de regar-
LIVRE PREMIER.
417
de regarder les yeux ouversouuers l’ordon-
nance de son armée, & de n’avoirauoir osé se
presenter aus soldatz, jusquesiusques a ce qu’A-
grippa luy vint annoncer la nouvellenouuelle de
la victoire qu’il avoitauoit eu sur ses ennemis.
Mais quant au jeuneieune Marius, qui fit en-
core pis, car le jouriour de sa derniere jour-
néeiour-
née contre Sylla, apres avoirauoir ordonné
son armée & donné le mot & signe de
la bataille, il se coucha dessous unvn arbre
a l’ombre pour se reposer, & s’endormit
si serré qu’a peine se peut il esveilleresueiller de la
route & fuite de ses gens, n’ayant rien
veu du combat: ilz disentdisēt que ce fut pour
estre si extremement aggravéaggraué de travailtrauail
& de faute de dormir, que nature n’en
pouvoitpouuoit plus. Et a ce propos les mede-
cins aviserontauiseront si le dormir est si necessai-
re que nostre vie en dépende. Car nous
trouvonstrouuons bien qu’on fit mourir le roy
Perseus de Macedoine prisonnier a Ro-
Dd
418
ESSAIS DE M. DE MONTA.
me luy empeschantempeschāt le sommeil. Mais Pli-
ne en allegue, qui ont vescu long temps
sans dormir unevne seule goute.
CH. QUARANTETROISIEMEQVARANTETROISIEMEXLV.
De la bataille de Dreux.
IL y eut tout plein de rares accidens en
nostre bataille de Dreux: mais ceux
qui ne favorisentfauorisent pas fort a la reputation
de monsieur de Guyse, mettent volon-
tiers en avantauant que il ne se peut excuser
d’avoirauoir faict alte & temporisé avecauec les
forces qu’il commandoit, ce pendantpendāt
qu’on enfonçoit monsieur le Connesta-
ble chef de l’armée, avecquesauecques l’artillerie:
& qu’il valloit mieux se hazarder prenant
l’ennemy par flanc, qu’attendant l’avan-
tageauan-
tage de le voir en queüe souffrir unevne si
lourde perte. Mais outre ce que l’issue en
tesmoigna, qui en debattra sans passion,
me confessera aiséement, a mon advisaduis,
que le but & la visée non seulementseulemēt d’unvn
LIVRE PREMIER.
419
capitaine, mais de chasque soldat doit
regarder seulement la victoire en gros,
& que nulles occurrences particulieres,
quelque interest qu’il y ait, ne le doi-
ventdoi-
uent divertirdiuertir de ce point la. Philopoe-
men en unevne rencontre contre Machani-
das ayant envoyéenuoyé devantdeuant pour attaquer
l’escarmouche bonne troupe d’archiers
& gens de traict, & l’ennemy apres les
avoirauoir renversezrenuersez s’amusant a les poursui-
vrepoursui-
ure a toute bride, & coulant apres sa vi-
ctoire le long de la bataille ou estoit Phi-
lopoemen, quoy que ses soldatz s’en
emeussent, il ne fut d’advisaduis de bouger de
sa place, ny de se presenter a l’ennemy
pour secoutirsecourir ses gens: ains les ayant lais-
sé chasser & mettre en pieces a sa veüe,
commença la charge sur les ennemis au
bataillonbataillō de leurleurs gensgēs de pied, lors qu’il les
vit tout a fait abandonnés de leurleurs gensgēs de
chevalcheual: & bienbiē que ce fussentfussēt LacedemoniensLacedemoniēs,
Dd 2
420
ESSAIS DE M. DE MONT.
d’autant qu’il les prit a heure que pour
tenir tout gaigné ilz commençoient a
se desordonner, il en vint aisémentaisémēt a bout,
& cela faict se mit a poursuivrepoursuiure Macha-
nidas. Ce faict est germain a celuy de
Monsieur de Guise.
CH. QUARENTECINQUIEMEQVARENTECINQVIEMEXLVI.
Des noms.
Non leuia aut ludicra petuntur
QUelqueQVelque diversitédiuersité d’herbes qu’il y
ait, tout s’envelopeenuelope sous le nom de
salade. De mesmes sous la consideration
des noms, jeie m’en voy faire icy unevne ga-
limafrée de diversdiuers articles. Chasque na-
tion a quelques noms qui se prennent
jeie ne sçay comment en mauvaisemauuaise part:
& a nous JeanIean, Guillaume, Benoit. Item
il semble y avoirauoir en la generalogiegenealogie des
princes certains noms fatalemant affe-
ctez: commecōme des Ptolomées a ceux d’Ae-
gypte
LIVRE PREMIER.
421
gypte, de HenrisHēris en Angleterre, Charles
en France, Baudoins en Flandres, & en
nostre ancienne Aquitaine des Guillau-
mes, d’ou l’on dict que le nom de Guien-
neGuiē-
ne est venu par unvn froid rencontre, s’il
n’en y avoitauoit d’aussi crus dansdās Platon mes-
me. Item c’est unevne chose legiere, mais
toutefois digne de memoire pour son
estrangeté, & escripte par tesmoing o-
culaire, que Henri duc de Normandie
fils de Henri second Roy d’Angleterre,
faisant unvn festin en France, l’assemblée
de la noblesse y fut si grande que pour
passetemps s’estant diviséediuisée en bandes
par la ressemblance des noms, en la pre-
miere troupe qui fut des Guillaumes, il
se trouvatrouua cent dix chevalierscheualiers assis a ta-
ble portans ce nom, sans mettre en com-
ptecō-
pte les simples gentilsgētils-hommes & servi-
teursserui-
teurs. ItemItē il se dit qu’il faict bon avoirauoir bonbō
nom, c’est a dire credit & reputation,
Dd 3
422
ESSAIS DE M. DE MONT.
mais encore a la verité est il commode
d’avoirauoir unvn nom beau & qui aisément se
puisse comprendrecomprēdre & mettre en memoi-
re: car les rois & les grandz nous en con-
noissentcō-
noissent plus aiséement & oublient plus
mal volentiers: outre ce qu’a la verité de
ceux mesmes qui nous serventseruent, nous
commandons plus ordinairement &
emploions ceux desquelz les noms se
presentent le plus facilement en la bou-
che. JI’ay veu le roy Henry second ne
pouvoirpouuoir jamaisiamais nommer a droit unvn gen-
til’hommehōme de ce quartier de Guascogne,
& a unevne fille de la roine il fut luy mes-
me d’advisaduis de donner le nom general
de la race, par ce que celuy de la maison
paternelle luy sembla trop diversdiuers. Item
on dit que la fondationfondatiō de nostre Dame
la grandgrād a Poitiers, prit origine de ce que
unvn jeuneieune homme debauché logé en cet
endroit, aiant recouvrérecouuré unevne garce, & luy
ayant
LIVRE PREMIER
423
ayant d’arrivéearriuée demandé son nom,
qui estoit Marie, se sentit si vivementviuement es-
pris de religion & de respect de ce nom
sacrosainct de la vierge mere de nostre
SauveurSauueur, que non seulemant il la chassa sou
dain, mais en amanda tout le reste de sa
vie, & qu’en consideration de ce miracle
il fut basti en la place ou estoit la maison
de ce jeuneieune hommehōme unevne chappelle au nom
de nostre Dame, & depuis l’Eglise que
nous y voionsvoiōs. Item dira pas la posterité
que nostre reformation d’aujourd’huyauiourd’huy
ait esté delicate & exacte, de n’avoirauoir pas
seulement combatucōbatu les erreurs & les vices
& rempli le monde de devotiondeuotion, d’hu-
milité, d’obeissance, de paix & de toute
espece de vertu? mais d’avoirauoir passé jus-
queius-
que a combatrecōbatre ces anciens noms de nos
baptesmes, Charles, Loys, FrançoisFrāçois, pour
peupler le monde de Mathusalem, Eze-
chiel, Malachie, beaucoup mieux sentanssentās
Dd 4
424
ESSAIS DE M. DE MONTA.
de la foy. UnVn gentil’hommehōme mienmiē voisin e-
stimante-
stimāt les commoditezcōmoditez du vieux temps au
◊◊ LAL E82 E88 pris du nostre, n’oblioit pas de mettre en conte
la fierté & manificence des noms de la
noblesse de ce temps, Don GrumeganGrumedan,
Quedragan, Agesilan, & qu’a les ouir
seulement sonner il se sentoit qu’ils a-
voienta-
uoient esté bien autres gens que Pierre,
Guillot, & Michel. Item jeie sçay bon gré
a JacquesIacques Amiot d’avoirauoir laissé dans le
cours d’unvn’oraison Françoise les noms
Latins tous entiers, sans les bigarrer &
changer, pour leur donner unevne cadence
Françoise. Cela sembloit unvn peu rude au
commancement: mais des-jaia l’usagevsage par
le credit de son Plutarque nous en a o-
sté toute l’estrangeté. JI’ay souhaité sou-
ventsou-
uent que ceux qui escriventescriuent les histoires
en Latin nous laissassent nos noms tous
tels qu’ilz sont. Car en faisant de Vaude-
mont Vallemontanus & les Metamor-
LIVRE PREMIER.
425
phosant pour les garber a la Grecque
ou a la Romaine, nous ne sçavonssçauons ou
nous en sommes, & en perdons la con-
noissance. Pour clorre nostre conte c’est
unvn vilain usagevsage & de tresmauvaisetresmauuaise con-
sequence en nostre France d’appeller
chacunchacū par le nom de sa terre & seigneu-
rie. EtLAL , etE82 E88 , & la chose du monde qui faict plus
mesler & mesconnoistre les races d’unvnLAL races d’UnVnE82 E88 races. UnVn
cabdet de bonne maison ayant eu pour
son appanage unevne terre, sous le nom de
laquelle il a esté connu & honoré ne
peut honnestement l’abandonner: dix
ans apres sa mort la terre s’en va a unvn
estrangier, qui en fait de mesmes: de-
vinésde-
uinés ou nous sommes de la connoissan-
ceconnoissā-
ce de ces hommes. Il ne faut pas aller
querir d’autres exemples que de nostre
maison royalle, ou autant de partages
autant de surnoms, ce pendant l’origi-
Dd 5
426
ESSAIS DE M. DE MONTA.
nel de la tige nous est eschappé. Mais cé-
te consideration me tire par force a unvn
autre champ. SondonsSondōs unvn peu de prés, &
pour Dieu regardons, a quel fondement
nous attachons céte gloire & reputationreputatiō
pour laquelle se bouleversebouleuerse le mondemōde. Ou
asseons nous céte renommée que nous
allons questantquestāt avecauec si grand peine? C’est
en somme Pierre ou Guillaume, qui la
porte, prend en garde, & a qui elle tou-
che. Et ce Pierre ou Guillaume qu’est ce
qu’unevne voix parpour tous potages? ou trois
ou quatre traictz de plume, premiere-
ment si aisez a varier, que jeie demanderoisdemāderois
volontiers a qui touche l’honneur de tanttāt
de victoires a Guesquin, a Glesquin, ou
a Gueaquin. Il y auroit bien plus d’appa-
rence icy qu’en Lucien que Σ. mit Τ. en
procez: car
Praemia.
Il y va
LIVRE PREMIER.
427
Il y va de bon, il est question laquelle de
ces lettres doit estre paiée de tant de sie-
ges, batailles, blessures, prisons & servi-
cesserui-
ces faictz a la couronne de France par
ce sien fameux connestable. Nicolas
Denisot n’a eu soing que des lettres de
son nom, & en a changéchāgé toute la contex-
ture, pour en bastir le conte d’Alsinois,
qu’il a estrené de la gloire de sa poësie &
peinture. Et l’historien Suetone n’a ay-
mé que le sens du sien, & en ayant privépriué
Lenis, qui estoit le surnom de son pere, a
laissé Tranquillus successeur de la repu-
tation de ses escriptz. Qui croiroit que le
capitaine Baiard n’eut honneur, que ce-
luy qu’il a emprunté des faictz de Pierre
Terrail? & qu’Anthoine Escalin se laisse
voler a sa veüe tant de navigationsnauigations &
charges par mer & par terre au Capi-
taine Poulin, & au Baron de la Garde?
Seconde-
428
ESSAIS DE M. DE MONTA.
Secondement ce sont traictz de plume
communs a mill’hommes. Combien y
a il en toutes les races de personnes de
mesme nom & surnom? Et puis qui em-
pesche mon palefrenier de s’appeller
Pompée le grand? mais apres tout, quels
moiens, quelz ressors y a il qui attachentattachēt
a mon palefrenier trespassé, ou a cet au-
tre homme qui eut la teste tranchée en
Aegypte, & qui joingnentioingnēt a eux céte voix
glorifiée, & ces traicts de plume ainsi
honnorez, pour qu’ilz s’en advantagentaduantagēt. ◊◊ E82 Id cinerem & manes credis curare sepultos?
Toutefois
ad haec se
Romanus Graiúsque & barbarus indu-
perator
Erexit, causas discriminis atque laboris
Inde habuit, tanto maior famae sitis est,
quam virtutis.
CH. QUARANTESIXIEMEQVARANTESIXIEMEXLVII.
De l’incertitude de nostre jugementiugement.
C’est bien ce que dict ce vers,
ΕπέωνἘπέων δὲ πολὺϛ νόμοϛνομὸϛ ἔνθα καὶ ἔνθα
il y a prou loy de parler par tout & pour
& contre. Pour exemple
Vinse Hannibal & non seppe usarvsar’ poi
Ben la vittoriosa sua ventura,
Qui voudra estre de ce party, & faire va-
loir avecquesauecques nos gens la faute de n’a-
voira-
uoir dernierementdernieremēt poursuivipoursuiui nostre poin-
te a Montcontour, ou qui voudra accu-
ser le Roy d’Espaigne, de n’avoirauoir sceu se
servirseruir de l’advantageaduantage qu’il eut contre
nous a sainct QuintinQuentin, il pourra dire céte
faute partir d’unevne ame enyvréeenyurée de sa bon-
nebō-
ne sortunefortune, & d’unvn courage lequel plein
& gorgé de ce commencement de bon
heur, perd le goust de l’accroistre des-jaia
par trop
430
ESSAIS DE M. DE MONTA.
par trop empesché a digerer ce qu’il en
a: il en a sa brassée toute comble, il n’en
peut saisir d’avantageauantage, indigne que la
fortune luy aye mis unvn tel bien entre
mains: car quel profit en sent il: si-ce[sic]
neantmoinsneātmoinsE88 si neanmoins il donnedōne a son ennemy moienmoiē
de se remettre sus. Qu’ell’esperance[sic] peut
on avoirauoir qu’il ose unvn’autrefois attaquer
ceux cy ralliez & remis, & de nouveaunouueau
armés de despit & de vengeance, qui ne
les a osé ou sceu poursuivrepoursuiure tous rom-
pus & effrayez?
Dum fortuna calet, dum conficit omnia
terror.
Pareillement qui auroit a choisir ou
de tenir ses soldatz richement & som-
ptueusement armés, ou armés seulementseulemēt
pour la necessité: il se presenteroit en
faveurfaueur
LIVRE PREMIER.
433
faveurfaueur du premier party, duquel estoit
Sertorius, Philopoemen, Brutus, Caesar
& autres, que c’est tousjourstousiours unvn éguillon
d’honneur & de gloire au soldat de se
voir paré, & unvn’occasion de se rendrerēdre plus
obstiné au combat, ayant a sauversauuer ses ar-
mes, comme ses biens & heritages. Mais
il soffriroits’offriroit aussi de l’autre part, qu’on
doit plustost oster au soldat le soing de
se conserverconseruer, que de le luy accroistre: &
qu’il craindra par ce moien doublementdoublemēt
a se hazarder: jointioint que c’est augmenter
a l’ennemy l’envieenuie de la victoire, par ses
riches despouilles. Et a l’on remarqué
que d’autre fois cela encouragea mer-
veilleusementmer-
ueilleusement les Romains a l’encontre
des Samnites. Licurgus deffendoit aus
siens non seulement la sumptuosité en
leur equipage, mais encore de despouil-
ler leurs ennemis vaincus, voulant, disoit
il, que la pauvretépauureté & frugalité reluisit a-
Ee
434
ESSAIS DE M. DE MONTA.
vecuec le reste de sa bataille.
Aus sieges & ailleurs ou l’occasionoccasiō nous
approche de l’ennemyēnemy, nous donnonsdōnons vo-
lontiersvo-
lōtiers licence aus soldatz de le braverbrauer,
desdeigner, & injurieriniurier de toutes façonsfaçōs de
reproches: & non sans apparenceapparēce de rai-
sonrai-
sō. Car ce n’est pas faire peu que de leur
oster toute esperance de grace & de com-
positioncō-
position, en leur representant qu’il n’y a
plus ordre de l’attendre de celuy qu’ilz
ont si fort outragé, & qu’il ne reste reme-
de que de la victoire. Si est ce qu’il en
mesprit a Vitellius, car ayant affaire a O-
thon plus foible en valeur de soldatz des-
acoustumez de longue main du faict de
la guerre, & amollis par les delices de la
ville, il les agassa tant en fin par ses parol-
les piquantes, leur reprochant leur pu-
sillanimité, & le regret des Dames & fe-
stes qu’ilz venoient de laisser a Rome,
qu’il leur remit par ce moien le coeur au
ventre,
LIVRE PREMIER.
435
ventrevētre. ceE88 , ce que nuls enhortemensenhortemēs n’avoientauoiēt
sceu faire: & les attira luy mesme sur ses
bras, ou l’onō ne les pouvoitpouuoit pousser. Et de
vray quandquād ce sont injuresiniures qui touchenttouchēt au
vif, elles peuventpeuuēt faire ayséement que ce-
luy qui alloit láchement a la besogne
pour la querelle de son roy, y aille d’unvn[sic]
autre affection pour la sienne propre.
A considerer de combien d’impor-
tance est la conservationconseruatiō d’unvn chef en unvn’-
armée, & que la visée de l’ennemy re-
garde principalementprincipalemēt céte teste, a laquel-
le tiennenttiēnent toutes les autres & en depen-
dent: il semble qu’on ne puisse mettre en
doubte ce conseil, que nous voionsvoiōs avoirauoir
esté pris par plusieurs grands chefs, de se
travestirtrauestir & desguiser sur le point de
la meslée. Toutefois l’inconvenientinconuenient
qu’on encourt par ce moyen n’est
pas moindre que celuy qu’on pense
fuir. Car le capitaine venant a estre
Ee 2
436
ESSAIS DE M. DE MONTA.
mesconu[sic] des sienssiēs, le courage qu’ils pre-
nent de son exemple & de sa presence,
vient aussi quant & quant a leur faillir, &
perdant la veüe de ses merques & ensei-
gnes accoustumées, ils le jugentiugēt ou mort,
ou s’estre desrobé desesperantdesesperāt de l’affaire.
Et quant a l’experience nous luy voionsvoiōs
favoriserfauoriser tantost l’unvn tantost l’autre par-
ty. L’accident de Pyrrhus en la bataille
qu’il eut contre le consul LevinusLeuinus en Ita-
lie nous sert a l’unvn & a l’autre visage. car
pour s’estre voulu cacher sous les armes
de Demogacles & luy avoirauoir donné les
siennes, il sauvasauua bien sans doute sa vie,
mais aussi il en cuida encourir l’autre
inconvenientinconuenient de perdre la bataille.
A la bataille de Pharsale entre autres
reproches qu’on donnedōne a Pompeius, c’est
d’avoirauoir arresté son armée pied coy at-
tendant l’ennemy. Pour autant que ce-
la (jeie des-roberay icy les motz mesmes
de no-
LIVRE PREMIER
437
de nostre Plutarque qui valent mieux
que les miens) affoiblit la violence que
le courir donne aus premiers coups, &
quant & quant oste l’eslancement des
combatans les unsvns contre les autres, qui
a accoustumé de les remplirrēplir d’impetuosi-
té & de fureur plus que nulle autre cho-
se, quand ils viennentviennēt a s’entrechoquer de
roideur, leur augmentantaugmentāt le courage par
le cry & la course: & rend la chaleur des
souldats en maniere de dire refroidie &
figée. Voila ce qu’il dict pour ce rolle.
Mais si Caesar eut perdu, qui n’eut peu
aussi bien dire, qu’au contraire la plus
forte & roide assiete c’est celle en laquel-
le on se tient planté sans bouger, & que
qui est en sa démarche arresté reserrant
& espargnant pour le besoing sa force
en soy mesmes, a grand avantageauantage con-
tre celuy qui est esbranlé, & qui a des-jaia
emploié a la course la moitié de son ha-
Ee 3
438
ESSAIS DE M. DE MONTA.
leine. Outre ce que l’armée estant unvn
corps de tant de diversesdiuerses pieces, il est im-
possible qu’elle s’esmeuveesmeuue en céte furie,
d’unvn mouvementmouuement si justeiuste qu’elle n’en al-
tere ou rompe son ordonnance: & que
le plus dispost ne soit aus prises avantauant
que son compagnon le secoure. D’au-
tres ont reglé ce doubte en leur armée
de céte maniere. Si lés ennemis vous
courent sus attendésattēdés les de pied quoy, s’ils
vous attendentattēdent de pied coi courés leur sus.
Et male consultis pretium est pruden-
fertur.
Au passage que l’Empereur Charles
cinquiesme fit en ProvenceProuence, le Roy Fran-
çoisFrā-
çois fut au propre d’eslire ou de luy aller
au devantdeuant en Italie, ou de l’attendre en
ses terres. Et bien qu’il considerast com-
bien c’est d’advantageaduantage de conserverconseruer sa
maison pure & nette de troubles de la
guerre, afin qu’entiere en ses forces, elle
puisse continuellement fournir deniers
& secours au besoing: Que la necessité
des
LIVRE PREMIER.
439
des guerres porreporte a tous les coups, de
faire le degast, ce qui ne se peut faire bon-
nementbō-
nement en nos biensbiēs propres, & si le pai-
sant ne porte pas si doucementdoucemēt ce ravagerauage
de ceus de son party, que de l’ennemyēnemy: en
maniere qu’il s’en peut aysémentaysémēt allumer
des seditionsseditiōs & des troubles parmi nous:
Que la licence de desrober & de piller,
qui ne peut estre permise en son pais,
est unvn grand support aus ennuis de la
guerre: Et qui n’a autre esperence de
gaing que sa solde, il est mal aisé qu’il soit
tenu en office estant a deux pas de sa
femme & de sa retraicte: Que celuy qui
met la nappe tombe tousjourstousiours des des-
pens: Qu’il y a plus d’allegresse a assail-
lir qu’a deffendre: Et que la secousse de
la perte d’unevne bataille dans nos entrail-
les est si violente qu’il est malaisé qu’elle
ne crolle tout le corps, attandu que il
n’est passion contagieuse, comme
celle de la peur, ny qui se preigne si
Ee 4
440
ESSAIS DE M. DE MONTA.
ayséement a credit, & qui s’espande
plus brusquement: & que les villes qui
auront ouy l’esclat de céte tempeste a
leurs portes, qui auront recueilli leurs ca-
pitaines & soldatz tremblans encore &
hors d’haleine, il est dangereuxdāgereux sur la chau
de qu’ils ne se jettentiettent a quelque mauvaismauuais
party. Si est ce qu’il choisit de r’appeller
les forces qu’il avoitauoit de la les mons & de
voir venir l’ennemy. Car il peut imagi-
ner au contraire, qu’estant ches luy &
entre ses amis il ne pouvoitpouuoit faillir d’avoirauoir
planteplanté de toutes commoditez. Les ri-
vieresri-
uieres, les passages a sa devotiondeuotiō luy con-
duiroient sans cesse & vivresviures & deniers
en toute seurté & sans besoing d’escor-
te: Qu’il auroit ses subjetzsubietz d’autant plus
affectionnez qu’ils auroient le dangier
plus pres: Qu’ayant tant de villes & de
barrieres pour sa seurté, ce seroit a lui de
donner loy au combat selon son opor-
tunité
LIVRE PREMIER.
441
tunité & advantageaduantage, & s’il luy plaisoit de
temporizer: Qu’a labri & a son aise il
pourroit voir morfondre son ennemy
& se défaire soy mesmes, par les difficul
tez qui le combatroientcōbatroiēt engagé en unevne ter-
re estrangiere, ou il n’auroit devantdeuant ny
derriere luy, ny a costé, rien qui ne luy fit
guerre: nul moien de refréchir ou eslar-
gir sonsō armée si les maladies s’y mettoientmettoiēt,
ny de loger a couvertcouuert ses blessés, nuls de-
niers, nulz vivresviures, qu’a pointe de lance,
nul loisir de se reposer & prendre halei-
ne, nulle science desE82 E88 de lieux & du pais, qui
le sceut deffendre d’embuches & surpri-
ses: & s’il venoit a la perte d’unevne bataille,
nul moien d’en sauversauuer les reliques. Et
n’avoitauoit pas faute d’exemples pour l’unvn
& pour l’autre parti. Scipion trouvatrouua bien
meilleur d’aller assaillir les terres de son
ennemy en Afrique, que de deffendre
les siennes & le combatre en Italie, ou
Ee 5
442
ESSAIS DE M. DE MONT.
il estoit, doud’ou bien lui en prit. Mais au con-
trairecō-
traire, Hannibal en céte mesme guerre
se ruina de avoirauoir abandonné la con-
queste d’unvn païs estrangerestrāger pour aller def-
fendre le sien. Les Atheniens ayant lais-
sé l’ennemy en leurs terres pour passer
en la Sicile eurent la fortune contraire,
mais Agathocles roy de Siracuse l’eut
favorablefauorable ayant passé en Afrique & lais-
sé la guerre ches soy. Ainsi nous avonsauons
bien accoustumé de dire avecauec raison
que les advenemensaduenemensE82 E88 evenementseuenements & issues dependentdependēt
mesme en la guerre pour la pluspart de
la fortune. Laquelle ne se veut pas ren-
ger & assujetirassuietir a nostre discours & pru-
dence, comme disent ces vers
tia fallax,
Nec fortuna probat causas sequiturque
merentes:
Sed vaga per cunctos nullo discrimine
fertur,
LIVRE PREMIER.
443
Scilicet est aliud quod nos cogatque re-
gatque
Maius, & in proprias ducat mortalia leges
Mais a le bien prendreprēdre, il semble que nos
conseils & deliberations en dépendent
bien autant, & que la fortune n’est pas
plus incertaine & temeraire que nos discours.
CHA. QUARANTEHUITIEMEQVARANTEHVITIEME.
ME voicy devenudeuenu grammairiengrāmairien, moy
qui n’apprins jamaisiamais nulle langue
que par routine, & qui ne sçay encore
que c’est d’adjectifadiectif, conjunctifconiunctif, &
d’ablactifLAL E82 E88 ablatif. Il me semble avoirauoir ouy dire
que les Romains avoientauoient des chevauscheuaus
qu’ils appelloientappelloiēt funales ou dextrarios,
qui se menoientmenoiēt a dextre ou a relais pour
les prendre tous frez au besoin: & de la
vient que nous appellons destriers les
chevauxcheuaux
444
ESSAIS DE M. DE MONTA.
chevauscheuaus de serviceseruice. Et nos Romans di-
sent ordinairement adestrer pour accom-
paigneraccō-
paigner. Ils appelloient aussi desultorios
equos des chevauscheuaus qui estoientestoiēt dressés de
façon que courans de toute leur roi-
deur acouplés coté a coté l’unvn de l’autre,
sans bride, sans selle, les gentils-hommes
Romains, voire tous armesarmés au milieu de
la course se jettoientiettoient & rejettoientreiettoient de
l’unvn a l’autre. On dict de Caesar & aussi
du grand Pompeius que parmy leurs
autres excellentes qualitez ils estoient
fort bien a chevalcheual: & de Caesar, qu’en sa
jeunesseieunesse monté a dos sur unvn chevalcheual &
sans bride il luy faisoit prendre carriere,
les mains tournées derriere le dos. Com-
meCō-
me nature a voulu faire de ce personna-
ge la & d’Alexandre deux miracles en
l’art militaire, vous diries qu’elle s’est aus-
si efforcée a les armer extraordinaire-
ment. Car chácun sçait du chevalcheual d’A-
lexandre
LIVRE PREMIER.
445
lexandre Bucefal, quiLAL E82 E88 qu’il avoit auoit la teste reti-
rant a celle d’unvn toreau quiLAL E82_274 E88 qu’il ne se souf-
froit montermōter a personne qu’a son maistre,
ne peut estre dressé que par luy mesme,
fut honoré apres sa mort, & unevne ville ba-
stie en son nom. Caesar en avoitauoit aussi unvn
autre qui avoitauoit les piedz de devantdeuant com
me unvn homme, ayant l’ongle coupée[sic] en
forme de doigts qui ne peut estre mon-
té ny dressé que par Caesar, lequel dedia
son image apres sa mort a la deesse Ve-
nus. JeIe ne démonte pas volontiers quandquād
jeie suis a chevalcheual. Car c’est l’assiete en la-
quelle jeie me trouvetrouue le mieux & sain &
malade. Aussi dit Pline qu’elle est tres-sa-
lutaire a l’estomac & aus jointuresiointures. Pour
suivonsPour
suiuons donc, puis que nous y sommes.
On lict en Xenophon la loy de Cyrus
deffendant de voyager a pied a homme
qui eut chevalcheual. Trogus & JustinusIustinus di-
sent que les Parthes avoientauoient accoustu-
mé de
446
ESSAIS DE M. DE MONT.
mé de faire a chevalcheual non seulement la
guerre, mais aussi tous leurs affaires pu-
bliques & privéspriués, marchander, parlemen-
terparlemē-
ter, s’entretenir, & se promener: & que
la plus notable difference des libres &
des serfs parmi eux c’est que les unsvns vontvōt a
chevalcheual & les autres a pié. Il y a plusieurs
exemples en l’histoire Romaine (& Sue-
tone le remarque plus particulierement
de Caesar) des capitaines qui comman-
doient a leurs gens de chevalcheual de mettre
pied a terre, quand ilz se trouvoienttrouuoient pres
sez de l’occasion, pour oster aus soldatz
toute esperance de fuite. Mais nos an-
cestres & notamment du temps de la
guerre des Anglois en tous les com-
batz solemnelz & journéesiournées assignées ilz
se mettoient tous a pié, pour ne se fier a
nulle autre chose, qu’a leur force propre
& vigueur de leur courage & de leurs
membres,
LIVRE PREMIER.
447
membres, de chose si chere que l’hon-
neur & la vie. Vous engagés vostre va-
leur & vostre fortune a celle de vostre
chevalcheual. Ses playes & sa mort tirent la vo-
stre en consequence, son effray[sic] ou sa fu-
reur vous rendent ou temeraire ou la-
che. S’il a faute de bouche ou d’espe-
ron c’est a vostre honneur a en respon-
dre. A céte cause jeie ne trouvetrouue pas estran-
ge que ces combatz la fussent plus fer-
mes & plus furieux que ceux qui se font
a chevalcheual. Et chose que nous appellons a
la societé d’unvn si grand hazard doit estre
en nostre puissance le plus qu’il se peut.
Comme jeie conseilleroy de choisir les
armes les plus courtes & celles dequoy
nous nous pouvonspouuons le mieux respon-
dre. Il est bien plus seur de s’asseurer d’u-
nev-
ne espée que nous tenonstenōs au poing, que du
boulet qui eschappe de nostre pistole,
en laquelle il y a plusieurs pieces, la pou-
dre, la
448
ESSAIS DE M. DE MONTA.
la pierre, le roüet, desquelles la moindre
qui viendra a faillir vous fera faillir vostre
fortune. Mais quant a cet’arme la ji’en
parleray plus largement ou jeie feray com-
paraisoncō-
paraison des armes anciennes aus no-
stres, & sauf l’estonnement des oreilles,
a quoy meshuy chacun est apprivoiséappriuoisé,
jeie croy que c’est unvn’arme de fort peu
d’effect, & espere que nous en quit-
terons bien tost l’usagevsage. Encore ne faut
il pas oblier la plaisante assiete qu’avoitauoit
a chevalcheual unvn maistre Pierre Pol docteur
en theologie, que Monstrelet recite avoirauoir
accoustumé se promener par la ville de
Paris & ailleurs assis de costé comme les
fames. Il dit aussi ailleurs que les Gascons
avoientauoient des chevauscheuaus terribles accoustu-
mez de virer en courant, dequoy les
François, Piccars, Flamens & Braban-
çons faisoient grand miracle pour n’a-
voira-
uoir accoustumé de le voir. Ce sont ses
mots.
LIVRE SECOND
449
mots. JeIe ne sçay quel manimentmanimēt ce pou-
voitpou-
uoit estre, si ce n’est celuy de noz passa-
des. Caesar parlantparlāt de ceus de Suede, Aus
rencontres qui se font a chevalcheual, dict il,
ils se jettentiettent souventsouuent a terre pour com-
battre a pié, ayant acoustumé leurs che-
vausche-
uaus de ne bouger ce pendant de la pla
ce, ausquels il recourent promptementpromptemēt
s’il en est besoing. Et selon leur coustu-
me, il n’est rien si vilain & si láche que
d’uservser de selles. &Yale , &E82 & bardelles, & mesprisent ceux qui
en usentvsent: de maniere que fort peu en
nombre ilz ne craignent pas d’en assail-
lir plusieurs. Le roy Alphonce, celuy qui
dressa en Espaigne l’ordre des cheval-
lierscheual-
liers de la Bande ou de L’escharpe, leur
donna entre autres regles de ne montermōter
ny mule ny mulet, sur peine d’unvn marc
d’argentargēt d’amende, commecōme jeie viens d’ap-
prendre dans les lettres de GuevaraGueuara,
desquelles ceux qui les ont appellées
Ff
450
ESSAIS DE M. DE MONT.
dorées, faisoint jugementiugement bien autre
que celuy que ji’en fay.
CH. QUARENTENEUFIESMEQVARENTENEVFIESME.
Des coustumes anciennes.
JI’Excuserois volontiersvolōtiers en nostre peu-
ple de n’avoirauoir autre patron & regle
de perfection que ses propres meurs
& usancesvsances: car c’est unvn commun vice,
non du vulgaire seuleumentseulement, mais quasi
de tous hommes, d’avoirauoir leur visée &
leur arrest sur le train auquel ils sont nais.
JeIe suis content quand il veraverra Fabritius
ou Scipion, qu’il leur trouvetrouue la conte-
nance & le port barbare, puis qu’ils ne
sont ny vestus ny façonnezfaçōnez a nostre mo-
de. Mais jeie me plains de sa particuliere
indiscretion, de se laisser si fort piper &
aveugleraueugler a l’hautorité de l’usagevsage present
qu’il soit capable de changer d’opinion
& d’ad-
LIVRE PREMIER
451
& d’advisaduis tous les mois, s’il plait a la cou
stume, & qu’il jugeiuge si diversementdiuersement de
soy mesmes. Quand il portoit le busc de
sonsō pourpoin[sic] entre les mamelles, il main-
tenoit par vivesviues raisons qu’il estoit tres-
bienbiē. Quelques années apres le voila ava-
léaua-
lé jusquesiusques entre les cuisses, il se moque
de son autre usagevsage, le trouvetrouue inepte &
insupportable. La façon de se vestir pre-
sente luy faict incontinent condemner
& mespriser l’ancienne, d’unevne resolutionresolutiō
si grande, & d’unvn consentement si uni-
verselvni-
uersel
que vous diriez que c’est unevne vraie
manie qui luy roule ainsi son entende-
ment. Par ce que nostre changement
est si subit & si prompt en cela que l’in-
ventionin-
uention de tous les tailleurs du monde
ne sçauroit fournir assés de nouvelleteznouuelletez.Yale nouvelleteznouuelletez :
il est force que bien souventsouuent les formes
mesprisées reviennentreuiennēt en credit, & celles
la mesmes tumbent en mespris tantost
Ff 2
452
ESSAIS DE M. DE MONTA.
apres, & qu’unvn mesme jugementiugement prei-
gne en l’espace de quinze ou vingt ans
deus ou trois, non diversesdiuerses seulement,
mais contraires opinions, d’unevne incon-
stance & legereté incroiable. JeIe veus icy
entasser aucunes coustumes anciennes
que ji’ay en memoire, les unesvnes de mes-
me les nostres, les autres differentesdifferētes: afin
qu’ayant en l’imagination céte conti-
nuelle variation des choses humaines
nous en ayons le jugementiugement plus esclair-
cy & plus ferme. Ce que nous disons
de combatre l’espée & la cape, il s’usoit
encores entre les Romains, ce dict Cae-
sar, Sinistris sagos inuoluunt gladiósque
distringuntdistringūt: & remerque des lors en no-
stre nation ce vice, qui est encore, d’ar-
rester les passans que nous rencontrons
en chemin, & de les forcer de nous dire
quyqui ils sont, & de prendre a injureiniure & oc-
casion de querelle, s’ilz refusent de nous
respon-
LIRVELIVRE PREMIER.
453
respondre. Aus bains que les anciensanciēs pre-
noient tous les joursiours avantauant le repas, &
les prenoient aussi ordinairement que
nous faisons de l’eau a laverlauer les mains,
ilz ne se lavointlauoint du commencementcommencemēt que
les bras & les jambesiambes: mais depuis & d’u-
nev-
ne coustume qui a duré plusieurs siecles:
& en la plus part des nations du mondemōde,
ilz se lavointlauoint tous nudz d’eau mixtion-
née & parfumée: de maniere qu’ilz pre-
noint pour tesmoignage de grandegrāde sim-
plicité de se laverlauer d’eau simple. Les plus
affetés & delicatz se parfumoint bien
trois ou quatre fois par jouriour tout le
corps. Ilz se faisoient souvantsouuant pinceter
le poil par tout, commecōme les femmes Fran-
çoises ont pris en usagevsage depuis quelque
temps de faire leur front,
Quod pectus, quod crura tibi, quod bra-
chia vellis,
Quoy qu’ilz eussent des oignemens qui
Ff 3
454
ESSAIS DE M. DE MONTA.
servointseruoint a cela de faire tumber le poil
qu’ilz appelloint Psilotrum.
Psilotro nitet, aut arida latet abdita
creta.
Ilz aimoint a se coucher mollement, &
alleguent pour preuvepreuue de patience de
coucher sur des materas. Ilz mangointmangeoint
couchez sur des litz, a peu prez en mes-
me assiete que les TursTurcs de nostre tempstēps.
Inde thoro pater Aeneas sic orsus ab al-
to. Et dit on du jeuneieune Caton, que des-
puis la bataille de Pharsale, estant entré
en deuil du mauvaismauuais estat des affaires pu-
bliques il mangea tousjourstousiours assis prenantprenāt
unvn train de vie plus austere. Ilz baisoint
les mains auaus grands pour les honorer
& caresser. Et entre les amis ilz s’entre-
baisoint en se saluant ◊◊ E82 E88 comme font les Venitiens.
Gratatúsque daremdarē cumcū dulcibus oscula verbis
Ilz mangeoint comme nous le fruict a
l’issue de table. Ilz se torchoint le cul (il
faut
LIVRE PREMIER
455
faut laisser aus femmes céte vaine super-
stitionsuper-
stitiō de parolles) avecauec unevne espongeespōge. Voi-
la pourquoy, spongia, est unvn mot ob-
scoene en Latin: & estoit céte esponge
atachée au bout d’unvn baston, comme
tesmoigne l’histoire de celuy qu’on me-
noit pour estre presenté aus bestes de-
vantde-
uant le peuple, qui demanda congé d’al-
ler a ses affaires, & la n’aiant autre moienmoiē
de se tuer, il se fourra ce baston & espon-
geespō-
ge dans le gosier & s’en estoufa. Ilz s’es-
suyoint le catze de laine perfumée, quandquād
ilz en avointauoint faict,
At tibi nil faciam, sed lota mentulamētula lana.
Il y avoitauoit aus carrefours a Rome des
vaisseaus & demy cuvescuues pour y aprester
a pisser aus passans.
PulsiPusi saepe lacumlacū propter se ac dolia curta
Somno deuincti credunt extollere vestemvestē
Ilz faisoint collation entre les repas. & y
avoitauoit en esté des vendeurs de nege pour
Ff 4
456
ESSAIS DE M. DE MONTA.
refrechir le vin: & en y avoitauoit qui se ser-
vointser-
uoint mesme de céte nege en hyverhyuer, ne
trouvanstrouuans pas le vin encore lors assez
froid: les grands avointauoint leurs eschançonseschançōs
& tranchans, & leurs folz pour leur don-
nerdō-
ner du plaisir. onE82 : onE88 . On leur servoitseruoit en hyverhyuer la
viande sur des fouyers qui se portoint
sur la table: & avointauoint des cuisines porta-
tivesporta-
tiues, dans lesquelles tout leur serviceseruice se
trainoit apres eux.
Has vobis epulas habete lautasLAL lautjE82 E88 lauti,.
Nos offendimur ambulante coena.
Et en esté ilz faisoint souventsouuent en leurs sa-
les basses couler de l’eau fresche & claire
dans des canaus au dessous d’eus, ou il y
avoitauoit force poisson en vie que les assistansassistās
choisissoint & prenoint en la main pour
le faire aprester chacun a son goust. Car
le poisson a tousjourstousiours eu ce privilegepriuilege, com-
mecō-
me il a encores, que les grandsgrāds se meslentmeslēt
de le sçavoirsçauoir aprester. Car aussi en est le
goust
LIVRE SECOND.
457
goust beaucoup plus exquis, que de la
chair, au moins pour moi. Mais en toute
sorte de magnificence, de desbauche
& d’inventionsinuentions voluptueuses, de mol-
lesse & de sumptuosité, nous y faisonsE82 E88 nous faisons a
la verité ce que nous pouvonspouuons pour les
égaler: car nostre volonté est bien aussi
gastée que la leur: mais laE82 nostre suffisance ne
les peut ègaler[sic]E82 E88 n’y peut arriverarriuer: nos forces ne sont non
plus capables de les joindreioindre en ces par-
ties la vitieuses, qu’aux vertueuses. Car
les unesvnes & les autres partent d’unevne vi-
gueur d’esprit qui estoit sans comparaisoncōparaison
plus grandegrāde en eus qu’enē nous: & les ames
a mesure qu’elles sont moins fortes, elles
ont d’autant moins de moyen de faire
ny fort bien, ny fort mal. Le haut bout
d’entre eus c’estoit le milieu. Le devantdeuant
& derriere n’avointauoint en escrivantescriuant & par-
lant aucune signification de grandeur,
comme il se voit evidemmenteuidemment par leurs
Ff 5
458
ESSAIS DE M. DE MONT.
escris: ilz diront Oppius & Caesar, aussi
volontiers, que Caesar & Oppius: & di-
ront moy & toy indifferemmentindifferemmēt, com-
me toy & moy. Voyla pourquoy ji’ay
autrefois remerqué en la vie de Flami-
nius de Plutarque François unvn endroit
ou il semble que l’autheur perlantparlant de la
jalousieialousie de gloire qui estoit entre les
Aetoliens & les Romains pour le gain
d’unevne bataille qu’ilz avointauoint obtenu en
communcommū face quelque pois de ce qu’aus
chansonschāsons Grecques on nommoitnōmoit les Aetho-
liens avantauant les Romains, s’il n’y a de l’am-
phibologieā-
phibologie aux motz François. Les da-
mes estansestās aus estuvesestuues y recevointreceuoint quant
& quantquāt des hommeshōmes & se servointseruoint la mes-
me de leurs valets a les frotter & oindre.
Inguina succinctus nigra tibi seruus aluta
Stat quoties calidis nuda foueris aquis
Elles se saupoudroint de quelque pou-
dre pour reprimer les sueurs. lesE82 Les anciens
Gaulois,
LIVRE PREMIER.
459
Gaulois, dict Sidonius Apollinaris, por-
toint le poil long par le devantdeuant & le der-
riere de la teste tondu, qui est céte façon
qui vient étre renouvelléerenouuellée par l’usagevsage ef-
feminé & láche de ce siecle. Les Ro-
mains payoint ce qui estoit deu aux ba-
teliers pour leur voiture des l’entrée du
bateau, ce que nous faisons apres estre
rendus a port
Dum as exigitur, dum mula ligatur
Tota abit hora.
Les femmes couchoint au lict du costé
de la ruelle. Voila pourquoy on appel-
loit Caesar spondam Regis Nicomedis:
mais il y a des livresliures entiers faicts sur cet
argument.
CHA. CINQUANTIESMECINQVANTIESME
De Democritus & Heraclitus.
LE jugementiugement est unvn utilvtil a tous subjetssubiets
& se mesle par tout. A céte cause aus
essais
460
ESSAIS DE M. DE MONT.
essais, que ji’enē fay icy, ji’y employe toute
sorte d’occasion. Si c’est unvn subjetsubiet, que jeie
n’entende point, a cela mesme jeie l’essaie,
sondantsondāt le gué de bienbiē loing, & puis le trou
vanttrou
uant trop profond pour ma taille, jeie me
tientiē a la riveriue, & ceste reconnoissance de
ne pouvoirpouuoir passer outre, c’est unvn traict
de son effect, voire de ceux, dequoy il se
vante le plus. Tantost a unvn subjectsubiect vain
& de neant ji’essaye voir s’il trouveratrouuera de
quoy luy donner corps, & dequoy l’ap-
puier & estançonner. Tantost jeie le pro-
mene a unvn subjectsubiect noble & fort tracassé,
auquel il n’a rien a trouvertrouuer de soy mes-
me, le chemin en estant si frayé & si batu
qu’il ne peut marcher que sur la piste
d’autruy. La il fait son jeuieu a trier la route
qui luy semble la meilleure, & de mille
sentiers, il dit que cetuy cy, ou celuy la a
esté le mieux choisi. Au demeurant jeie
laisse la fortune me fournir elle mes-
me les
LIVRE PREMIER
461
me les sujectzsuiectz: d’autant qu’ilz me sont e-
galement bons. Et si n’entrepransētreprans pas de
les traiter entiers & a fons de cuvecuue. De
mille visages qu’ils ont chacun, ji’en pransprās
celuy qu’il me plait. JeIe les saisis volontiersvolōtiers
par quelque lustre extraordinaire & fan-
tasque. JI’en trieroy bien de plus riches &
plains si ji’avoyauoy quelque autre fin propo-
sée que celle que ji’ay. Toute action est
propre a nous faire connoistrecōnoistre céte mes-
me ame de Caesar, qui se faict voir a or-
donner & dresser la bataille de Pharsale:
elle se fait aussi voir a dresser des parties
oysivesoysiues & amoureuses. On jugeiuge unvn che-
valche-
ual, non seulement a le voir manier sur
unevne carriere, mais encore a luy voir al-
ler le pas, voire & a le voir en repos a l’e-
stable. Democritus & Heraclytus ont
esté deux philosophes, desquelz le pre-
mier trouvanttrouuant vaine & ridicule l’humai-
ne condition ne sortoit guiere en pu-
blic qu’a-
462
ESSAIS DE M. DE MONTA.
blic qu’avecauec unvn visage moqueur & riantriāt.
Heraclitus, aiant pitié & compassion de
céte mesme condition nostre, en por-
toit le visage continuellement atristé &
les yeux chargés de larmes. JI’aime
mieux la premiere humeur: non par ce
qu’il est plus plaisant de rire que de pleu-
rer, mais par ce qu’elle est plus desdai-
gneuse, & qu’elle nous acuse plus que
l’autre. Et il me semblesēble que nous ne pou-
vonspou-
uons jamaisiamais étre assés mesprisesmesprisez selonselō no-
stre meritémerite. La plainte & la commiserationcōmiseratiō
elles sont meslées a quelque estimation
de la chose qu’on plaint. Les choses de-
quoy on se moque, on les estime vaines
& sans pris. JeIe ne pense point qu’il y ait
tant de malheur en nous, comme il y a
de vanité, ny tanttāt de malice commecōme de so-
tise. Nous ne sommes pas tanttāt pleins de
mal, comme d’inanité. Nous ne som-
mes pas tant miserables, comme nous
sommes
LIVRE PREMIER.
463
sommes viles. Ainsi Diogenes, qui ba-
guenaudoit a part soy roulant son ton-
neau & hochant du nez le grand A-
lexandre, nous estimant trestous des
mouches, ou des vesiesvessies pleines de vent,
il estoit bien jugeiuge plus aigre & plus pi-
quantpi-
quāt, & par consequent plus justeiuste a monmō
humeur que Timon, celuy qui fut sur-
nommé le haisseur des hommes. Car ce
qu’on hait on le prend a coeur. Cetui ci
nous souhaitoit du mal, estoit passion-
né du desir de nostre ruine, fuioit nostre
conversationconuersation commecōme dangereuse, de mes-
chansmes-
chās & de nature depravéedeprauée. L’autre nous
estimoit si peu que nous ne pourrionspourriōs ny
le troubler ny l’alterer par nostre conta-
gioncōta-
gion. Nous laissoit de compagnie, non
pour la crainte, mais pour le desdain de
nostre commercecōmerce. Il ne nous estimoit ca-
pables ny de bien ny de mal faire. De
mesme marque fut la responcerespōce de Stati-
lius,
464
ESSAIS DE M. DE MONT.
lius, auquel Brutus parla pour le joindreioindre
a la conspiration contre Caesar: il trouvatrouua
l’entreprinse justeiuste, mais il ne trouvatrouua pas
les hommes dignes pour lesquelz on se
mit aucunement en peine.
CH. CINQUANTEUNIESMECINQVANTEVNIESME.
De la vanité des parolles.
UNVN rhetoricien du temps passé disoit
que son mestier estoit de choses pe-
tites les faire paroistre & trouvertrouuer gran-
des. On luy eut faict donner le foët en
Sparte, de faire profession d’unvn’art pipe-
resse & mensongere. Ceus qui masquentmasquēt
& fardent les femmes, font moins de
mal. carE82 Car c’est chose de peu de perte de ne
les voir pas en leur naturel, la ou ceus cy
font estat de tromper, nonnō pas nos yeux,
mais nostre jugementiugement: & d’abastardir &
corrompre l’essence des choses. Les re-
publi-
LIVRE PREMIER.
465
publiques qui se sont maintenues en unvn
estat reglé & policé, comme la Cre-
tense ou la Lacedemonienne, elles n’ont
pas faict grand conte d’orateurs. c’estE82 C’est un vn
utilvtil inventéinuenté pour manier & agiter unevne
tourbe & unevne commune desreiglée, &
utilvtil qui ne s’emploie qu’aus estatz ma-
lades, comme la medecine. En ceus ou
le peuple, ou les ignorans, ou tous ont
tout peu, comme celuy d’Athenes, de
Rhodes & de Rome: & ou les choses
ont esté en perpetuelle tempeste, la ont
foisonné les orateurs. Et a la verité il se
void peu de personnages en ces republi-
ques la, qui se soint poussez en grandgrād cre-
dit sans le secours de l’eloquence. Pom-
peius, Caesar, Crassus, Lucullus, Lentu-
lus, Metellus ont pris de la leur plus grandgrād
appui a se monter a céte grandeur d’au-
thorité, ou ilz sont en fin arrivezarriuez: & s’en
sont aydez plus que des armes. On re
Gg
466
ESSAIS DE M. DE MONTA.
marque aussi que l’art d’eloquenceeloquēce a fleu-
ri le plus, lors que les affaires ont esté
en plus mauvaismauuais estat, & que l’orage des
guerres civilesciuiles les a agitez: comme unvn
champ libre & indontéindōté porte les herbes
plus gaillardes. Il semble par la que les
estatz qui dependent d’unvn monarque en
ont moins de besoin que les autres. Car
la bestise & facilité qui se trouvetrouue en la
commune, & qui la rend subjectesubiecte a e-
stre maniée & contournée par les oreil-
les au dous son de céte harmonie, sans
venir a poiser & connoitre la verité des
choses par la force de la raison, céte de-
faillance, ne se trouvetrouue pas si aiséement
en unvn seul, & est plus aisé de le garentir
par bon conseil de l’impression de cé-
te poison. On n’a pas veu sortir de Ma-
cedoine ny de Perse nul orateur de re-
nom. JI’en ay dict ce mot sur le subjectsubiect
d’unvn Italien, que jeie vien d’entretenir, qui
a servyseruy
LIVRE PREMIER.
467
a servyseruy le feu cardinal Carraffe de mai-
stre d’hostel jusquesiusques a sa mort. JeIe luy fai-
soy conter de sa charge: il m’a faict unvn
discours de céte science de gueule, avecauec
unevne gravitégrauité & contenance magistrale,
commecōme s’il m’eust parlé de quelque grand
point de theologie. Il m’a dechifré unevne
differance de goustz: celui qu’onō a a jeunieun,
qu’on a apres le segond & tiers serviceseruice:
les moyens tantost de luy plaire simple-
ment, tantost de l’eveillereueiller & piquer: la
police de ses sauces, premierement en
general, & puis particularisant les quali-
tez des ingrediens & leurs effectz: les
differences des salades selon leur saison,
celle qui doit estre reschaufée, celle qui
veut estre servieseruie froide, la façon de les or-
ner & embellir pour les rendre encores
plaisantes a la veüe. Apres cela il est en-
tré sur l’ordre du serviceseruice plein de mille
Gg 2
468
ESSAIS DE M. DE MONTA.
belles & importantes considerations. Et
tout cela enflé de riches & magnifiques
parolles, & celles mesmes qu’on em-
ploie a traiter du gouvernementgouuernement d’unvn
empire. Il m’est souvenusouuenu de mon hommehōme
Hoc salsum est, hoc adustum est, hoc lau-
tum est parum,
Illud recte, iterum sic memento, sedulo
Moneo quae possum pro mea sapientia.
Postremo tanquam in speculum, in pati-
nas Demea
Inspicere iubeo, & moneo quid facto
vsus sit.
CH. CINQUANTEDEUXIEMECINQVANTEDEVXIEME.
De la parsimonie des anciens.
ATtilius Regulus general de l’armée
Romaine en Afrique, au milieu de
sa gloire & de ses victoires contre les
Carthaginois, escrivitescriuit a la chose publi-
que qu’unvn valet de labourage qu’il avoitauoit
laissé seul au gouvernementgouuernemēt de son bien,
qui estoit en tout, sept arpensarpēs de terre, s’en
estoit enfuy ayantayāt desrobé ses utilzvtilz de la-
bourage, & demandoit congé pour s’en
retourner ◊◊ E82 E88 & y pourvoirpouruoir, de peur que sa
femme & ses enfans n’en eussent a souf-
frir. Le Senat pourveutpourueut a commettre unvn
autre a la conduite de ses biens, & luy
fit restablir ce qui luy avoitauoit esté desrobé,
& ordonna que sa femmefēme & enfansenfās seroint
nourris aus despens du public. Le vieus
Gg 4
472
ESSAIS DE M. DE MONTA.
Caton revenantreuenant d’Espaigne consul ven-
dit son chevalcheual de serviceseruice pour espargner
l’argent qu’il eut cousté a le ramener par
mer en Italie. Et estant au gouvernementgouuernemēt
de Sardaigne faisoit ses visitationsvisitatiōs a pied,
n’ayant avecauec luy nulle autre suite que
d’unvn officier de la chose publique, qui le
suivoitsuiuoit, luy portant sa robe & unvn vase a
faire des sacrifices: & le plus souventsouuent il
portoit sa male luy mesme. Il se vantoit
de n’avoirauoir jamaisiamais porté robe qui eust
cousté plus de dix escuz, ny avoirauoir envoiéenuoié
au marché plus de dix solz pour unvn jouriour:
& des maisons qu’il avoitauoit aux champs,
qu’il n’en avoitauoit nulle qui fut crepie &
enduite par dehors. Scipion Aemilianus
apres deux triomphestriōphes & deux consulatz a
la en legation avecauec sept serviteursseruiteurs seule-
ment. On tient qu’Homere n’en eust
jamaisiamais qu’unvn, Platon trois, Zenon le chef
de la
LIVRE PREMIER
473
de la secte Stoique pas unvn.
CH. CINQUANTETROISIEMECINQVANTETROISIEME
D’unvn mot de Caesar.
SI nous nous amusions par fois a nous
considerercōsiderer, & le temps que nous met-
tons a contreroller autruy & a connoi-
stre les choses qui sont hors de nous, que
nous l’amploissions a nous sonder nous
mesmes, nous sentirions aisément com-
bien toute céte nostre contexturecōtexture est ba-
stie de pieces foibles & defaillantesdefaillātes. N’est
ce pas unvn singulier tesmoignage d’im-
perfection de ne pouvoirpouuoir rassoir nostre
contentement en nulle chose, & que par
desir mesme & imagination il soit hors
de nostre puissance de choisir ce qu’il
nous faut? Dequoy porte bon tesmoi-
gnage céte grande & noble dispute qui
a tousjourstousiours esté entre les philosophes
Gg 5
474
ESSAIS DE M. DE MONTA.
pour trouvertrouuer le souverainsouuerain bien de l’hom
me, & qui dure encore & durera eter-
nellementeter-
nellemēt sans resolution & sans accord.
Quoy que ce soit qui tombe en nostre
connoissance & jouissanceiouissance, nous sentonssentōs
qu’il ne nous satisfaict pas, & allons
beant apres les choses avenir & inco-
nues, d’autant que les presentes ne nous
soulent pas. Non pas a mon advisaduis qu’el-
les n’ayent assez dequoy nous souler:
mais c’est que nous les saisissons d’unevne
prise malade & desreglée: nostre goust
est irresolu & incertain: il ne sçait rien te-
nir ny rien jouiriouir de bonne façon. L’hom-
mehō-
me, estimant que ce soit le vice des choses,
il se remplitrēplit & se plaitE82 paitE88 paist d’autres choses qu’il
ne sçait point & qu’il ne cognoit point,
ou il applique ses desirs & ses esperan-
ces: les prend en honneur & reverancereuerance,
comme dict Caesar, Communi fit vitio
naturae, vt inuisis, latitantibus atque in-
LIVRE PREMIER
475
cognitis rebus magis confidamus, ve-
hementiusque exterreamur. Il se faict
par unvn vice ordinaire de nature, que
nous ayons & plus de fiance & plus de
crainte des choses que nous n’avonsauons pas
veu & qui sont cachées & inconnues.
CH. CINQUANTEQUATRIEMECINQVANTEQVATRIEME
Des vaines subtilitez.
IL est de ces subtilitez frivolesfriuoles & vai-
nes, par le moyen desquelles les hom-
mes cerchent quelque fois de la recom-
mandation: comme les poëtes qui font
des ouvragesouurages entiers de vers commen-
çans par unevne mesme lettre. Nous voionsvoiōs
des oeufz, des boules, des aisles, des ha-
ches façonnéesfaçōnées ancienementancienemēt par les Grecs
avecauec la mesure de leurs vers en les alon-
geantalon-
geāt ou accoursissant: en maniere qu’ilz
viennent a representer telle ou telle fi-
gure
476
ESSAIS DE M. DE MONTA.
gure. Telle estoit la science de celuy, qui
s’amusa a conter en combien de sortes
se pouvointpouuoint renger les lettres de l’alpha-
bet, & y en trouvatrouua ce nombre incroya-
ble, qui se void dans Plutarque. JeIe trou-
vetrou-
ue bonne l’opinion de celuy, a qui on
presenta unvn homme apris a jetterietter de la
main unvn grain de mil avecauec telle indu-
strie, que sans faillir il le passoit tousjourstousiours
dans le trou d’unevne esguille: & luy de-
manda lon apres quelque present pour
loyer d’unevne si rare suffisance: sur quoy il
ordonna bien plaisamment & justementiustemēt
a mon advisaduis, qu’on fit donner a cet ou-
vrierou-
urier deux ou trois minotz de mil, afin
qu’unevne si belle art ne demeurast sans ex-
ercice. C’est unvn tesmoignage de la foi-
blesse de nostre jugementiugement de recomman-
derrecommā-
der les choses par la rarité ou nouvelle-
ténouuelle-
té, ou encore par la difficulté, si la bonté
& utivti-
LIVRE PREMIER.
477
& utilitévtilité n’y sont joinctesioinctes. Nous venons
presentement de nous joüerioüer chez moy,
a qui pourroit trouvertrouuer plus de choses
qui se tiennent par les deux boutz extre-
mes, comme, Sire, c’est unvn titre qui se don-
nedō-
ne a la plus eslevéeesleuée personne de nostre
estat, qui est le Roy, & se donne aussi au
vulgaire, comme aux marchans, & ne
touche point ceux d’entreētre deus. Les fem-
mes de qualité on les nommenōme Dames, les
moyennesmoyēnes Damoiselles, & Dames enco-
re celles de la plus basse marche. Demo-
critus disoit, que les dieus & les bestes
avointauoint les sentimens plus aiguz que les
hommes, qui sont au moyen estage. Les
Romains portoint mesmes acoutremensacoutremēsLAL E82 E88 mesme acoutrement
les joursiours de deuil & les joursiours de feste. Il
est certain que la peur extreme, & l’ex-
treme ardeur de courage troublent es-
galement le ventre & le laschent. La foi-
blesse
478
ESSAIS DE M. DE MONT.
blesse qui nous vient de froideur & des-
goutement aux exercices de Venus, el-
le nous vient aussi d’unvn appetit trop ve-
hementve-
hemēt & d’unevne chaleur desreglée. L’ex-
treme froideur & l’extreme chaleur cui-
sent & rotissent. Aristote dict que les
cueus[sic] de plomplomb se fondent & coulent de
froid & de la rigueur de l’hyverhyuer, comme
d’unevne chaleur vehementevehemēte. La bestise & la
sagesse se rencontrent en mesme point
de goust & de resolution a la souffrance
des accidensaccidēs humains. Les sages gourman
dentgourmā
dent & commandent le mal, & les au-
tres l’ignorent. Ceus cy sont, par manie-
re de dire, au deça des accidens: les
autres au dela, lesquels apres en avoirauoir
bien poisé & consideré les qualitez, les
avoirauoir mesurez & jugeziugez telz qu’ilz sont,
ils s’eslancenteslancēt au dessus par force d’unvn vi-
goreus courage. Ilz les desdaignent &
foulent
LIVRE PREMIER.
479
foulentfoulēt aus pieds, ayant unevne ame forte &
solide: contrecōtre laquelle les traitz de la fortu
ne venant a donnerdōner, il est force qu’ils reja-
lissentreia-
lissent & s’emoussent trouvanttrouuāt unvn corps,
dans lequel ilz ne peuventpeuuent faire impres-
sion. L’ordinaire & moyenne condition
des hommes loge entre ces deux extre-
mitez, qui est de ceux qui aperçoiventaperçoiuent
les maux, les goustent, & ne les peuventpeuuent
supporter. L’enfanceēfance & la decrepitude se
rencontrent en imbecilité de cerveaucerueau.
L’avariceauarice & la profusion en pareil desir
d’attirer & d’acquerir. Mais par ce que
apres que le pas a esté ouvertouuert a l’esprit,
ji’ay trouvétrouué, comme il advientaduient ordinaire-
ment, que nous avionsauions pris pour unvn ex-
ercice malaisé & d’unvn rare subjectsubiect, ce
qui ne l’est aucunement, & qu’apres que
nostre inventioninuention a esté eschaufée, elle
descouvredescouure unvn nombre iufinyinfini de pareilz
exemples
480
ESSAIS DE M. DE MONT.
exemples, jeie n’en adjouterayadiouteray que cetuy
cy: que si ces essais estoint dignes qu’on
en jugeatiugeat, il en pourroit adveniraduenir a mon
advisaduis, qu’ilz ne plairoint guiere aus es-
pritz grossiers & ignorans, ny guiere
aus delicatz & savanssauansE82 communs & vulgaires, ni guiere aux singuliers & excellens. Ceux la ny enten-
droint pas assez, ceux cy y entendroint
trop. ◊◊ LAL Ilz trouveroienttrouueroient place entre ces deux extremités.◊ E82 E88 Ils pouroint vivoterviuoter en la moyenne region.
CH. CINQUANTECINQUIEMECINQVANTECINQVIEME
Des senteurs.
IL se dict d’aucuns, comme d’Alexan-
dreAlexā-
dre le grand, que leur sueur espandoit
unevne odeur soefvesoefue par quelque rare &
extraordinaire complexioncomplexiō: dequoy Plu-
tarque & autres recerchentrecerchēt la cause. Mais
la commune façon des corps est au con-
trairecō-
traire, & la meilleure condition qui soit
en cela, c’est de ne sentir a rien de mau-
vaismau-
uais. Et la douceur mesmes des halaines
les plus
LIVRE PREMIER.
481
les plus pures elle n’a rien de plus excel-
lent que d’estre simple & sans aucune o-
deur, qui nous offence, comme sont
celles des enfans bien sains. Voila pour-
quoy dict Plaute,
Mulier tum bene olet, vbi nihil olet.
La plus parfaicte senteur d’unevne femme
c’est ne sentir a rien. Et les bonnes sen-
teurs estrangieres, on a raison de les te-
nir pour suspectes a ceus qui s’en serventseruēt,
& d’estimer qu’elles soient emploiées
pour couvrircouurir quelque defaut naturel de
ce costé la. D’ou naissent ces rencontresrencōtres
des poëtes anciens, c’est puir que de
sentir a bon
Rides nos Coracine nil olentes.
Malo quam bene olere, nil olere. Et
ailleurs
Posthume non bene olet, qui henebene sem-
per olet.
CH. CINQUANTESIXIESMECINQVANTESIXIESME.
Des prieres.
◊◊ E82-297
JEIE propose icy des fantasies informes & ir-
resolues, comme font ceux qui publient des
questions doubteuses a debattre aus escoles,
non pour establir la verite, mais pour la cher-
cher: & les soubmetz au jugementiugement de ceux, a qui
il touche de regler non seulement mes actions
& mes escris, mais encore les pensées. Esga-
lement m’en sera acceptable & utilevtile la condem-
nation, comme l’approbation. Et pourtant me
remettant tousjourstousiours a l’authorité de leur cen-
sure, qui peut tout sur moy, jeie me mesle ainsin
temerairement a toute sorte de propos, comme
icy: JEIE
ne sçay si jeie me trompe: mais puis
que par unevne faveurfaueur particuliere de la
bonté divinediuine, certaine façon de priere
nous a esté prescripte & dictée mot a
mot par la bouche de Dieu, il m’a tous-
jourstous-
iours semblé que nous en devionsdeuiōs avoirauoir
l’usagevsage plus ordinaire que nous n’avonsauōs:
& si ji’en estoy creu a l’entréeētrée & a l’issue de
nos tables, a nostre leverleuer & coucher, & a
toutes actionsactiōs particulieres, ausquelles on
a accoustumé de mesler des prieres, jeie
voudroy que ce fut le seul patenostre que
les Chrestiens y emploiassent. L’Eglise
peut estendreestēdre & diversifierdiuersifier les prieres selonselō
le besoin de nótre instruction, car jeie sçai
bien, que c’est tousjourstousiours mesme substancesubstāce &
mesme chose: mais on devoitdeuoit donner a
celle la ce privilegepriuilege que le peuple l’eut conticōti-
nuelle-
LIVRE PREMIER.
483
nuellementnuellemēt en la bouche: car il est certain
qu’elle dit tout ce qui nous sert, & qu’el-
le est trespropre a toutes occasions. JI’a-
voya-
uoy presentementpresentemēt en la pensée, d’ou nous
venoit cet’erreur de recourir a Dieu en
tous nos desseins & entreprinses. Il est
bien nostre seul & uniquevnique protecteur,
mais encore qu’il daigne nous honorer
de céte douce aliance paternelle, il est
pourtantpourtāt autant justeiuste, commecōme il est bon: &
nous favorisefauorise selonselō la raison de sa justiceiustice,
non selon nos inclinations & volontez.
Sa justiceiustice & sa puissance sont insepara-
bles. Pour neant implorons nous sa for-
ce en unevne mauvaisemauuaise cause. Il faut avoirauoir
l’ame nette au moins en ce tempstēps la, au-
quel nous le prions, & deschargée des
passions vitieuses: autrement nous luy
presentons nous mesmes les verges,
dequoy nous chastier. Au lieu de ra-
biller nostre faute, nous la redoublons
Hh 2
484
ESSAIS DE M. DE MONT.
presentans a celuy, a qui nous avonsauons a
demander pardon, unevne affection plei-
ne d’irreveranceirreuerāce & de haine. Voila pour-
quoy jeie ne loüe pas volontiers ceux,
que jeie voy prier Dieu plus souventsouuent &
plus ordinairement, si les actions voisi-
nes de la priere ne me tesmoignent
quelque amendement & reformation.
Nous prions par usagevsage & par coustu-
me: ou pour mieus dire, nous lisons ou
prononçons nos prieres: ce n’est en
fin, que contenance. Ce n’est pas sans
grande raison, ce me semble, que l’Egli-
se catholique défend l’usagevsage promiscue,
temeraire & indiscret des sainctes & di-
vinesdi-
uines chansons, que le sainct esprit a
dicté en DavidDauid. Il ne faut mesler Dieu
en noz actions qu’avecqueauecque reverencereuerence
& attention pleine d’honneur & de
respect. Céte vois est trop divinediuine, pour
n’avoirauoir autre usagevsage que d’exercer les
poul-
LIVRE SECOND.
485
poulmons & plaire a nos oreilles. C’est
de la consciencecōsciēce qu’elle doit estre produi-
cte, & nonnō pas de la langue. Ce n’est pas
raison qu’onō permette qu’unvn garson de
boutique parmy sesE82 cesE88 ses vains & frivolesfriuoles
pensemenspēsemens s’en entretienneentretiēne & s’en joueioue.
On m’a dict que ceux mesmes, qui ne
sont pas de nostre advisaduis en cela, defan-
dent pourtantpourtāt entre eux l’usagevsage du nom
de Dieu, en leurs propos communscōmuns. Ilz ne
veulentveulēt pas qu’on s’en serveserue par unevne ma-
niere d’interjectioninteriection, ou d’exclamation,
ny pour tesmoignage, ny pour compa-
raison. en quoy jeie trouvetrouue qu’ilz ont rai-
son. Et en quelque maniere que ce soit,
que nous appellons Dieu a nostre com-
mercecō-
merce & societé, il faut que ce soit serieu-
sement & religieusement. Il y a, ce me
semble, en Xenophon unvn tel discours,
ou il montre que nous devonsdeuons plus rare
ment prier Dieu: d’autant qu’il n’est pas
Hh 3
488486
ESSAIS DE M. DE MONTA.
aisé, que nous puissions si souvantsouuant remet
tre nostre ame en céte assiete reglée, re-
formée, & devotieusedeuotieuse, ou il faut qu’elle
soit pour ce faire: autrement nos prieres
ne sont pas seulementseulemēt vaines & inutiles,
mais vitieuses & detestables. Pardonne
nous, disons nous, comme nous par-
donnons a ceux qui nous ont offencez.
Que disons nous par la, sinon que nous
luy offrons nostre ame exempte de ven-
geancevē-
geance & de rancune? Toutefois jeie voi
qu’en nos vices mesmes nous appellonsappellōs
Dieu a nostre aide & au complotcōplot de nos
fautes. L’avaricieusauaricieus le prie pour la con-
servationcon-
seruation vaine & superflue de ses tre-
sors: l’ambitieux pour ses victoires & con-
duitecō-
duite de sa fortune, le voleur l’emploie
a son ayde, pour franchir le hazart & les
difficultez, qui s’oposent a l’execution
de ses meschantes entreprinses, ou le re-
mercie de l’aisance qu’il a trouvétrouué a des-
gosiller unvn passant. La Roine de NavarreNauarre
LIVRE SECOND.
487
Marguerite recite d’unvn jeuneieune prince, &
encore qu’elle ne le nommenōme pas, sa grandeurgrādeur
l’a rendurēdu assez connoissablecōnoissable, qu’alant a unevne
assignationassignatiō amoureuse & coucher avecauec la
femmefēme d’unvn advocataduocat de Paris, son chemin
s’adonnant au traverstrauers d’unevne Eglise, qu’ilil
ne passoit jamaisiamais en ce lieu saint alant ou
retournantretournāt de son entreprinse, qu’il ne fit
ses prieres & oraisons. JeIe vous laisse a pen-
serpē-
ser l’ame pleine de ce beau desir, a quoy
il emploioit la faveurfaueur divinediuine. Toutesfois
elle alegue cela pour unvn tesmoignage
de singuliere devotiondeuotiō. Mais ce n’est pas
par céte preuvepreuue seulementseulemēt qu’onō pourroit
verifier que les femmes ne sont guiere
propres a traiter les mysteres de la theo-
logie. UneVne vraye priere, & unevne religieu-
se reconciliation de nous a Dieu, elle ne
peut tumbertūber en unevne ame impure & submi
se lors mesmes a la domination de SatanSatā.
Celuy qui appelle Dieu a sonsō assistanceassistāce penpē-
Hh 4
488
ESSAIS DE M. DE MONTA.
dant qu’il est dans le train du vice, il faict
comme le coupeur de bourse, qui appel
leroit la justiceiustice a sonsō aide, ou commecōme ceux
qui produissent le nom de Dieu en tes-
moingE82 en tesmoignage de mensonge. Il est peu d’hom-
mes qui osassent mettre en evidanceeuidance &
presenter en public les requestes, & prie-
res secretes qu’ilz font a Dieu.
Haud cuiuis promptum est murmurque
humilesque susurros,
Tollere de templistēplis & aperto viuere voto.
Clare cum dixi Appollo
Labra mouet metuens audiri: pulchra
Lauerna
Da mihi fallere, da iustum sanctumque
videri
LIVRE PREMIER.
489
videri,
Noctem peccatis, & fraudibus obijce
nubem.
CH. CINQUANTESETIESMECINQVANTESETIESME.
De l’aage.
JEIE ne puis recevoirreceuoir la façon dequoy
nous establissons la durée de nostre
vie. JeIe voy que les sages l’accoursissent
bien fort au pris de la commune opinionopiniō.
Comment, dict le jeuneieune Caton, a ceux
qui le veulentLAL vouloientE82 vouloint empescher de se tuer, suis
ji’a céte heure en aage ou on me puisse
reprocher d’abandonnerabandōner trop tost la vie?
Si n’a-
LIVRE PREMIER.
491
Si n’avoitauoit il que quarante huict ans. Il e-
stimoit cet aage la bien meur & bien a-
vancéa-
uancé, considerant combien peu d’hom-
meshō-
mes y arriventarriuent. Et ceux qui se consolent
en ce que jeie ne sçay quel cours qu’ils
nommentnommēt naturel promet quelques an-
néeesan
nées au dela, ilz le pourroint faire, s’ilz
avointauoint privilegepriuilege qui les exemptat d’unvn si
grand nombre d’accidens ausquelz cha
cun de nous est en bute par unevne natu-
relle subjectionsubiection, qui peuventpeuuent interrom-
pre ce cours qu’ilz se promettent. Quel-
le resverieresuerie est ce de s’atendre de mourir
d’unevne defaillance de forces, que l’extre-
me veillesseE82 vieillesse apporte, & de se proposer
ce but a nostre durée, veu que c’est la
façon de mort la plus rare de toutes, &
la moins en usagevsage. Nous l’appellonsappellōs seu-
le naturelle, commecōme si c’estoit contrecōtre natu-
re de voir unvn homme se rompre le col
d’unevne cheute, s’estoufer d’unvn naufrage,
se lais-
492
ESSAIS DE M. DE MONT.
se laisser surprendre a la peste ou a unvn
pleuresi, & comme si nostre condition
ordinaire ne nous presentoit point a tous
ces inconveniensinconueniens. Ne nous flatonsflatōs point
de ces beaus mots: on doit a l’aventureauenture
appeller plus tost naturel ce qui est ge-
neral, commun, & universelvniuersel. Mourir de
vieillesse c’est unevne mort rare, singuliere
& extraordinaire, & d’autant moins na-
turelle que les autres, c’est la derniere &
extreme sorte de mourir: plus elle est es-
loignée de nous, d’autant est elle moins
esperable: c’est bien la borne, au dela de
laquelle nous n’yrons pas, & que la loy
de nature a prescript pour n’estre point
outre-passée. Mais c’est unvn siensiē rare privi-
legepriui-
lege de nous faire durer jusquesiusques la. C’est
unevne exemptionexemptiō qu’elle donne par faveurfaueur
particuliere a unvn seul en l’espace de deus
ou trois siecles, le deschargeant des tra-
versestra-
uerses & difficultez qu’elle a jettéietté entre-
deus
LIVRE PREMIER.
493
deus en céte longue carriere: Par ainsi
mon opinionopiniō est de regarder que l’aage
auquel nous sommes arrivezarriuez, c’est unvn
aage auquel peu de gens arriventarriuent. Puis
que d’unvn train ordinaire les hommes ne
viennent pas jusquesiusques la, c’est signe que
nous sommes bien avantauant. Et puis que
nous avonsauons passé les limites accoustu-
mez, qui est la vraye mesure de nostre
vie, nous ne devonsdeuons esperer d’aller guie-
re outre. Ayant eschapé tant d’occasionsoccasiōs
de mourir, ou nous voyonsvoyōs trebucher le
monde, nous devonsdeuons recognoitre qu’-
unevne fortune extraordinaire comme cel-
le la qui nous maintient, & hors de l’usa-
gevsa-
ge commun, ne nous doit guiere durer.
C’est unvn vice des lois mesme d’avoirauoir
céte fauce imagination: elles ne veulent
pas qu’unvn homme soit capable du ma-
nimentma-
nimēt de ses biens qu’il n’ayt vingt cinq
ans: & a peine conserveraconseruera il jusquesiusques lors
le mani-
494
ESSAIS DE M. DE MONTA.
le maniment de sa vie. Auguste retran-
cha cinq ans des anciennes ordonnan-
ces Romaines, & declaira qu’il suffisoit
a ceux qui prenoint charge de judicatu-
reiudicatu-
re d’avoirauoir trante ans. ServiusSeruius Tullius dis-
pensadis-
pēsa les chevalierscheualiers qui avointauoint passé qua-
rante sept ans des courvéescouruées de la guerre.
Auguste les remit a quarantequarāte cinq. De ren-
voyerrē-
uoyer les hommes au sejourseiour avantauant cin-
quante cinq ou soixante ans, il me sem-
ble n’y avoirauoir pas grande apparence. JeIe
serois d’advisaduis qu’on estandit nostre va-
cation & occupation autantautāt qu’on pour-
roit pour la commodité publique. Mais
jeie trouvetrouue la faute en l’autre costé de ne
nous y embesoigner pas assez tost. Ce-
tuy cy avoitauoit esté jugeiuge universelvniuersel du mon-
demō-
de a dixneuf ans, & veut que pour jugeriuger
de la place d’unevne goutiere on en ait tran-
tetrā-
te. Quand a moy ji’estime que nos ames
sont dénoüées a vingt ans, ce qu’elles le
doiventdoiuent
LIVRE PREMIER.
495
doiventdoiuentE82 elles doiventdoiuent
estre: & qu’elles peuventpeuuent tout
ce qu’elles pourront jamaisiamais. JamaisIamais a-
me qui n’ait donné en céte aage la
preuvepreuue plusE82 bien evidente euidente & certaine de sa
force & valeur, ne la donna dépuis.
Les qualitez & vertus naturelles pro-
duisent dans ce terme la ou jamaisiamais, ce
qu’elles ont de vigoreus & de beau.
De toutes les belles actions humaines
qui sont venues a ma cognoissance, de
quelque sorte qu’elles soint, jeie pense-
rois en avoirauoir plus grande part, a nom-
brer celles qui ont esté produites & aus
siecles anciens & au nostre, avantauant l’aa-
ge de trente ans, que celles qui l’ont
esté apres. Quant a moy jeie tiens pour
certain que dépuis cet’aage la & mon
esprit & mon corps ont plus diminué
qu’augmanté, & plus reculé que avan-
séauan-
sé: il est possible qu’a ceux qui emploient
bien le temps, la science & l’experian-
ce crois-
496
ESSAIS DE M. DE MONTA.
ce croissent avecauec la vie: mais la vivacitéviuacité,
la promptitude, la fermeté & autres par-
ties bien plus nostres, plus importantes
& essentieles se fanissent & s’alanguisentalāguisent.
JeIe me pleins donc des lois, non pas de-
quoi elles nous laissent trop long temps
a la besoigne, mais dequoy elles nous
employent trop tard. Il me semble que
considerant la foiblesse de nostre vie, &
a combien d’escueilz ordinaires & na-
turelz elle est opposée, on n’en devroitdeuroit
pas faire si grande part a la naissance, a
l’oisivetéoisiueté & a l’aprentissage.
Fin du premier livreliure.