[a1]
Essais de Messire Michel Seigneur de Montaigne, Livre Premier, Bordeaux, 1580.

Musée de Sologne - BVH

Dans le même recueil : Pièce suivante





ESSAIS
DE MESSIRE
MICHEL SEIGNEURSEIGNEVR
DE MONTAIGNE,
CHEVALIER DE L’ORDRE
du Roy, & Gentil-homme ordi-
naire de sa Chambre.

LIVRE PREMIER
& second.






A BOURDEAUSBOVRDEAVS.
Par S. Millanges Imprimeur ordinaire du Roy.
M.D.LXXX.

AVEC PRIVILEGE DUDV ROY.

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Première publication : 18/04/2016
Dernière mise à jour : 23/06/2020





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[a1v][Page blanche]



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[a2]


Au lecteur.


C’EST icy unvn livreliure de bonne foy, lecteur. Il
t’avertitauertit des l’antréeātrée que jeie ne m’y suis proposé
nulle fin que domestique & privéepriuée: jeie n’y ay eu nul-
le consideration de ton serviceseruice, ny de ma gloire: mes
forces ne sont pas capables d’unvn tel dessein. JeIe l’ay
voué a la commodité particuliere de mes parens &
amis: a ce que m’ayans perdu (ce qu’ils ont a faire bienbiē
tost) ilz y puissent retrouverretrouuer aucuns traitz de mes
conditions & humeurs, & que par ce moien ils nour-
rissent plus entiere & plus vifvevifue la cognoissance qu’-[sic]
ils ont eu de moy. Si c’eust esté pour rechercher la fa-
veur
fa-
ueur
du mondemōde jeie me fusse paré de beautés empruntéesemprūtées,
ou me fusse tendu & bandé en ma meilleure démar-
che. JeIe veus qu’on m’y voye en ma façon simple, na-
turelle & ordinaire, sans estude & artifice: car c’est
moy que jeie peins. Mes defauts s’y liront au vif, mes
imperfections & ma forme naifvenaifue autant que la
reverancereuerance publique me l’a permis. Que si ji’eusse esté
parmy ces nations qu’on dict vivreviure encore sous la
douce liberté des premiéres lois de nature, jeie t’asseu-
re que jeie m’y fusse tres-volontiers peint tout entier
& tout nud. Ainsi, lecteur, jeie suis moy-mesmes la
matiere de mon livreliure: ce n’est pas raison que tu em-
ploies ton loisir en unvn subjectsubiect si frivolefriuole & si vain. A
Dieu donq. de Montaigne ce premier de Mars.
1580.





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[a2v]


LES CHAPITRES DUDV
PREMIER LIVRE.


Chapitre 1. Par diversdiuers moyens on arrivearriue a par-
reille fin pag.1.
2 De la tristesse 6
3 Nos affections s’emportent au dela de nous, 12
4 Comme l’ame descharge les passions sur des
objetsobiets faux, quand les vrays luy defaillent 16
5 Si le chef d’unevne place assiegèe doit sortir pour
parlamenter 20
6 L’heure des parlemens dangereuse 24
7 Que l’intention jugeiuge nos actions 27
8 De l’oysivetéoysiueté 30
9 Des menteurs 32
10 Du parler prompt ou tardif 3839
11 Des prognostications 44
12 De la constance 47
13 Cerimonie de l’entreveuëentreueuë des Roys 50
14 Que le goust des biens & des maux depend en
bonne partie de l’opinion que nous en avonsauons 52
15 On est puny pour s’opiniastrer a unevne place sans
raison 75
16 De la punition de la couardise 8778
17 UnVn trait de quelques ambassadeurs 81
18 De la peur 86
19 Qu’il ne faut jugeriuger de nostr’heur qu’apres la
mort 90





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[a3]


20 Que philosopher c’est apprendre a mourir 95
21 De la force de l’imagination 120
22 Le profit de l’un est dommage de l’autre 132
23 De la coustume, & de ne changer aysement
unevne loy receue 134
DiversDiuers evenemenseuenemens de mesme conseil 149
25 Du pedantisimepedantisme 167
De l’institution des enfans 185
27 C’est folie de rapporter le vray & le faux a
nostre suffisance 241242
28 De l’amitié 251252
29 Vint neuf sonnets d’EstienneEstiēne de la Boëtie 275
30 De la moderation 294293
31 Des Cannibales 299298
32 Qu’il faut sobrement se mesler de jugeriuger des
ordonnances divinesdiuines 330329
33 De fuir les voluptes au pris de la vie 334333
34 La fortune se rencontre souventsouuent au train de
la raison 338
35 D’unvn defaut de nos polices 343
36 De l’usagevsage de se vestir 345
37 Du jeuneieune Caton 350
38 Comme nous pleurons & rions d’unevne mesme
chose 354
3039 De la solitude 359
40 Consideration sur Ciceron 382
41 De ne comuniquer sa gloire 388
42 De l’inegalité que est entre nous 392





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[a3v]


43 Des lois somptuaires 408409
44 Du dormir 412
45 De la bataille de DieuxDreux 418
46 Des noms 420
47 De l’incertitude de nostre jugementiugement 429
48 Des destriers 443
49 Des coustumes ancienes 450
50 De Democritus & Heraclitus 459
51 De la vanité des parolles 464
52 De la parsimonie des anciens 471
53 D’un mot de Caesar 473
54 Des vaines subtilites 475
55 Des senteurs 480
56 Des prieres 482
57 De l’aage 490





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[a4]


PAr privilegepriuilege du Roy, donné a Paris le 9. jouriour de May
1579. il est permis a S. Millanges Imprimeur ordi-
naire du Roy d’imprimer tous livresliures nouveauxnouueaux: pourveupourueu
qu’ilz soient approuvésapprouués par Monseigneur l’ArchevesqueArcheuesque
de Bourdeaux, ou son Vicaire, & unvn ou deux Docteurs en
theologie, avecauec deffences tres-expresses a tous autres de
quelque qualité, qu’ils soient de les imprimer, vendre, ne
debiter de huict ans apres la premiere impression, sans
le consentement dudit Millanges, comme plus amplement
est contenu par les lettres dudict privilegepriuilege signé


DE PUIBERALPVIBERAL.





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[a4v]


LES PLUSPLVS INSIGNES
FAUTESFAVTES SURVENUESSURVENVES
EN L’IMPRESSION
du premier livreliure.



Pag. 10. ligne, 14. ostez le point de la fin. pag. 11.
ligne, 4. pour les, lisez se. pag. 3.31. l. 19 pour puis-
sant, lisez poisant. pag. 32. l. 3. pour prend, lisez
prenoit. pa. 34, l. 1. pour different, lisez defferent.
pag. 38. l. 12, pour unevne virgule, metez unvn point
pag. 40. l. 2. au lieu d’unvn point, metez unevne virgule.
pag. 54. l, 2, pour ne, lisez si, pag. 60. l. 8. pour fe-
rons, lisez fuirons. pag. 8.80. l. 4 pour entierement,
lisez anciennement. pag. 116. l. 14. pour primam
lisez, prima. pag. 133. l. 7. pour sa, lisez la. pag.
186. apres de l’avouerauouer, metés unvn point. pa.190, l.
fi. apres ilie, mettez, me. pag. 240, l. 18. au lieu de
pour, mettez de. pag. 263. lig. 9. apres vous, ostez
l’interrogant, & li. 10. ostez l’interogant. pa. 298.
l. 19. pour sont, lisez soint. pag. 325, l. 14. pour bien-
vaillance
bien-
uaillance
, lisez bienveillancebienueillance. pag. 341. l. 6. pour,
reuse lises rense. pag. 345. 5. pour mettroient, lisés
metroit. pag. 346. l. 8. pour des hommes, lises du
monde. pa. 350. l. 14. pour deffauts, lises effects. pa.
357. l. 17 pour adeo, lisez, odio. pa. 424. l. 3. ajoustesaioustes
au commencement, pris du. pag. 425. l. 9. pour,
d’unvn, lises, UnVn. pag. 455. l. 18.pour Pulsi lisez pusi.
pa. 456. l. 11. pour lautas. lisés lauti. pa. 461. l. 10.
pour céte, lisés Cete. pag. 480. l. 8. apres trop, ad-
joustes
ad-
ioustes
, ils trouverointtrouueroint place entre ces deux extre-
mités





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[1]


ESSAIS DE
MICHEL DE MON-
TAIGNE.

LIVRE PREMIER.


Par diversdiuers moyens on arrivearriue a
pareille fin. Chap. 1.


LA plus communecōmune façonfaçō
d’amollir les coeurs,
de ceus qu’on a of-
fensez, lors qu’ayant
◊ E82 la vengeance en main,
ils nous tiennent a leur mercy, c’est de
les émouvoirémouuoir a commiserationcommiseratiō & a pitié:
toutes-fois la braveriebrauerie, la constance,
& la resolution, moyens tous contrai-
res ont quelque fois serviserui a ce mesme
effet. Edouart prince de Gales, celuy
A



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2 ESSAIS DE M. DE MONTA.
qui regenta si long temps nostre Guien
ne
Guiē
ne
, personnage, duquel les conditions
& la fortune ont beaucoup de nota-
bles parties de grandeur, ayant esté
bien fort offencé par les Limosins, &
prenant leur ville par force, ne peut e-
stre arresté par les cris du peuple & des
femmes & enfans abandonnez a la
boucherie, luy criantcriāt mercy & se jettantiettant
a ses pieds, jusquesiusques a ce que passantpassāt tous-
jours
tous-
iours
outre dans la ville, il aperceut
trois gentilshommes François, qui d’u-
ne
v-
ne
hardiesse incroyable soutenoient
seuls l’effort de son armée victorieuse.
La consideration & le respect d’unevne si
notable vertu reboucha premierementpremieremēt
la pointe de sa cholere, & commença
par ces trois a faire misericorde a tous
les autres habitans de la ville. Scander-
bech, prince de l’Epire suivantsuiuāt unvn soldat
des siens pour le tuer, & ce soldat ayantayāt
essaié



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LIVRE PREMIER. 3
essaié par toute espece d’humilité & de
supplication de l’apaiser, se resolut a
toute extremité de l’atandre l’espée au
poing: ceste sienne resolution arresta
sus bout la furie de son maistre, qui
pour luy avoirauoir veu prandre unvn si hono-
rable parti le receut en grace. Cest ex-
emple poura souffrir autre interpreta-
tion de ceus, qui n’auront leu la mon-
strueuse force & vaillance de ce prince
la. L’empereur Conrad troisiesme ayantayāt
assiegé Guelphe duc de BavieresBauieres, ne
voulut condescendrecondescēdre a nulles plus dou-
ces conditionsconditiōs, quelques viles & lasches
satisfactionssatisfactiōs qu’on luy offrit, que de per-
mettre seulement aus gentils-femmes
qui estoientestoiēt assiegées avecauec le duc de sor-
tir leur honneur sauvesauue a pied, avecauec ce
qu’elles pourroient emporter sur elles.
ellesElles d’unvn coeur magnanime s’aviserentauiserēt
de charger sur leurs espaules leurs ma- A 2



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4 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ris, leurs enfans & le duc mesme. L’em-
pereur print si grandgrād plaisir a veoir la gen-
tilesse
gē-
tilesse
de leur courage, qu’il en pleura
d’aise, & amortit toute cete aigreur
d’inimitié mortelle & capitale qu’il a-
voit
a-
uoit
portée contre ce duc. Et des lors
en avantauant le traita humainemant luy &
les siens. Or ces exemples me semblentsemblēt
plus a propos, d’autant qu’on voit ces
ames assaillies & essayées par ces deus
moyens, en soustenir l’unvn sans s’esbran-
ler
esbrā-
ler
& flechir sous l’autre. Il se peut dire
que de se laisser aller a la compassion &
a la pitié c’est l’effect de la facilité, de-
bonaireté, & molesse (d’ou il avientauiēt que
les natures plus foibles, comme celle
des femmes, des enfans & du vulguai-
re y sont plus sujetessuietes) mais ayant eu a
desdeing les larmes & les pleurs, de se
randre a la seule reverencereuerence & respect
de la sainte image de la vertu, que c’est
l’effect



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LIVRE PREMIERE.PREMIER. 5
l’effect d’unevne ame forte & imployable,
ayantayāt en affectionaffectiō & en honneur unevne ver-
tu viveviue, masle, & obstinée. Toutesfois
es ames moins genereuses l’estonne-
mant & l’admiration peuventpeuuēt faire nai-
stre unvn pareil effect: tesmoin le peuple
Thebein lequel ayant mis en justiceiustice
d’accusation capitale ses capitaines
pour avoirauoir continué leur charge outre
le temps, qui leur avoitauoit esté prescript &
preordonné absolut a toutes peines
Pelopidas, qui plioit sous le faix de tel-
les objectionsobiectiōs & n’employoit a se garen
tir que requestes & supplicationssupplicatiōs. Et au
contraire Epaminondas, qui vint a ra-
conter magnifiquemant les choses par
luy faites, & a les reprocher au peuple
d’unevne façon fiere & asseurée, il n’eust
pas le coeur de prandre seulemant les
balotes en main. & se despartit l’assem-
blée louant grandement la hautesse du
A 3



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6 ESSAIS DE M. DE MONTA.
courage de ce personage. Certes c’est
unvn subjectsubiect merveilleusemantmerueilleusemant vain, di-
vers
di-
uers
, & ondoyant que l’homme. Il est
malaisé d’y fonder & establir nul juge-
mant
iuge-
mant
constant & uniformevniforme. Voila Pon-
peius
Pō-
peius
qui pardona a toute la ville des
Mamertins, contre laquelle il estoit
fort animé, en consideration de la ver-
tu & magnanimité du citoyen Zenon,
qui se chargeoirchargeoit seul de la faute publi-
que, & ne requeroit autre grace que
d’en porter seul la peine. Et l’hoste de
Sylla ayant usévsé en la ville de Peruse de
semblable vertu ny gaigna rienriē, ny pour
soy ny pour autruy.


CHAPITRE SECOND.
De la tristesse.


LE contecōte dit que PsammenitusPsāmenitus roy d’E-
gypte ayant esté déffait & pris par
Cambises roy de Perse, voyant passer
devantdeuant



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LIVRE PREMIER. 7
devantdeuant luy sa fille prisonniere ha-
billée en servanteseruante, qu’on envoyoitenuoyoit
puiser de l’eau, tous ses amis pleurans
& lamentans autour de luy, se tint coy
sans mot dire, les yeux fichez en terre:
& voyant encore tantost qu’on me-
noit son fils a la mort, se maintint en ce-
te mesme contenance: mais qu’yantayant
apperceu unvn de ses domestiques con-
duit entre les captifz il se mit a batre sa
teste & mener unvn deuil extreme. Cecy
se pourroit apparier a ce qu’on vid der
nierement d’unvn prince des notres, qui
aiant ouy a Trante ou il estoit, nouvel-
les
nouuel-
les
de la mort de son frere aisné, mais
unvn frere en qui consistoitcōsistoit l’appuy & l’hon-
neur
hō-
neur
de toute sa maison, & bien tost a-
pres d’unvn puisné, sa seconde esperance,
& aiant soustenu ces deus charges d’u-
ne
v-
ne
constanceconstāce exemplaire comme quel-
ques joursiours apres unvn de ses gens vint a
A 4



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8 ESSAIS DE M. DE MONTA.
mourir, il se laissa emporter a ce dernier
accidant, & quittant sa resolution s’a-
bandonna au deuil & aus regrets, en
maniere qu’acunsaucuns en prindrent argu-
ment, qu’il n’avoitauoit esté touché au vif
que de ceste derniere secousse. Mais a
la verité ce fut, qu’estantestāt d’ailleurs plein
& comble de tristesse, la moindre sur-
charge brisa les barrieres de la patien-
ce. Il s’en pourroit (dis-jeie) autant jugeriuger
de nostre histoire n’estoit qu’elle adjou
ste
adiou
ste
, que Cambisés s’enquerant a Psam-
menitus, pourquoy ne s’estant esmeu
au malheur de son fils & de sa fille il por
toit si impatiemment celuy d’unvn de ses
amis, c’est, respondit il, que ce seul der-
nier desplaisir se peut signifier par lar-
mes, les deus premiers surpassans de
bien loin tout moyen de se pouvoirpouuoir
exprimer. A l’aventureauēture reviendroitreuiendroit a ce
propos l’inventioninuention de cet ancien pein-
tre, le-



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LIVRE PREMIERE.PREMIER. 9
tre, lequel ayant a represanter au sacri-
fice de Iphigenia le deuil des assistans
selon les degrez de l’interest que chacunchacū
apportoit a la mort de cete belle fille
innocente, aiant espuisé les derniers ef-
forts de son art, quandquād se vint au pere de
la fille, il le peignit le visage couvertcouuert, com-
me
cō-
me
si nulle contenance ne pouvoitpouuoit re-
presenter
re-
presēter
ce degré de deuil. Voila pour-
quoy les poetes feignent cete misera-
ble mere Niobé aiant perdu premie-
rement sept fis[sic] & puis de suite autant
de filles, surchargée de pertes avoirauoir e-
sté en fin transmuée en rochier,

Diriguisse malis,


pour exprimer cete morne, muete &
sourde stupidité, qui nous transit, lors
que les accidens nous accablentaccablēt surpas-
sans nostre portée. De vrai l’effort d’unvn
desplaisir, pour estre extreme, doit e-
stonner
e-
stōner
toute l’améame, & luy empescher la
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10 ESSAIS DE M. DE MONNTA.MONTA.
liberté de ses actions, comme il nous
advientaduient à la chaude alarme d’unevne bien
maunaisemauvaise nouvellenouuelle, de nous sentir sai-
sis, transis, & comme perclus de touts
mouvemansmouuemans, de façon que l’ame se re-
laschant apres aux larmes & aus plain-
tes, semble se desprandre, se desmeler
& se mettre plus au large, & a son aise.
ChiChe puo dir, com’ egli arde é in picciol
fuoco
disent les amoureus, qui veulent
representer unevne passion insupportable.
Ce que exprime naifvementnaifuement le divindiuin
poeme.

misero quod omnes
Eripit sensus mihi. Nam simul te.te
Lesbia aspexi, nihil est super mi

Quod loquar amens.


Lingua séd torpet, tenuis sub artus
Flamma dimanat, sonitu suopte
Tinniunt aures, gemina teguntur

Lumina nocte.


Et de la se peut engendrer par fois la de-
faillance



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LIBERLIVRE PREMIER. 11
faillance fortuite, qui surprentsurprēt les amou-
reus si hors de saison, & cete glace qui
les saisit par la force d’unevne ardeur extre
me. Toutes passionspassiōs qui lesE95 se laissent gou
ster & digerer, ne sont que mediocres
Curae leues loquuntur, ingentes stupentstupēt.
Outre la femme Romaine qui mourut
surprinse d’aise de voir son fils revenureuenu
de la route de CannesCānes: Sophocles & De-
nis le Tyran, qui trespasserent d’aise: &
Talua qui mourut en Corsegue lisant
les nouvelesnouueles des honneurshōneurs que le Senat
de Rome luy avoitauoit decernés. Nous te-
nons
te-
nōs
en nostre siecle que ◊ E88 le Pape Leon di-
xiesme ayantayāt esté advertiaduerti de la prinse de
MilanMilā, qu’il avoitauoit extrememantextrememāt souhaité,
entra en tel excez de joieioie, que la fievrefieure
l’en print & en mourut. Et pour unvn
plus notable tesmoignage de l’imbe-
cilité naturelle, il a esté remarqué par
les antiens, que Diodorus le dialecticiendialecticiē
mourut



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12 ESSAIS DE M. DE MONTA.
mourut sur le champ espris d’unevne ex-
treme passion de honte, pour en son es-
cole & en public ne se pouvoirpouuoir desve-
loper
desue-
loper
d’unvn argument qu’on luy avoitauoit
faict.


CHAPITRE TROISIESME.
Nos affections s’emportent au de
la de nous.



BErtrand du Glesquin mourut au
siege du chasteau de Rancon pres
du Puy en AuvergneAuuergne. Les assiegés s’e-
stant rendus apres, furent obligez de
porter les clefs de la place sur le corps
du trespassé. Berthelemi d’Aluiane, ge-
neral de l’armée des Venitiens, estant
mort au serviceseruice de leurs guerres en la
Bresse, & son corps ayantayāt a estre rapor-
té a Venise par le Veronois, terre en-
nemye, la pluspart de ceus de l’armée
estoient d’advisaduis qu’on demandat sauf
conduit



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LIVRE PREMIERE 13
conduit pour le passage, a ceux de Ve-
rone: mais Theodore TrivolceTriuolce y con-
tredit & choisit plustost de le passer
par viveviue force au hazard du combat,
n’estant convenableconuenable, disoit il, que
celuy qui en sa vie n’avoitauoit jamaisiamais eu
peur de ses ennemis, estant mort fit de-
monstration de les craindre. Ces traits
se pourroientpourroiēt trouvertrouuer estranges s’il n’e-
stoit receu de tout temps, non seule-
ment d’estendre le soing que nous a-
vons
a-
uons
de nous au dela cete vie: mais
encore de croire que bien souventsouuent les
faveursfaueurs celestes nous accompaignent
au tombeau, & continuent a nos reli-
ques. Dequoy il y a tanttāt d’examples an-
ciens, laissant a part les nostres, qu’il
n’est besoing que ji’en fournisse. Edou-
ard premier Roy d’Angleterre ayant
essaié aus longues guerres d’entre luy
& Robert roy d’Escosse, combien la
presence



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14 ESSAIS DE M. DE MONTA
presence donnoit d’avantageauantage a ses af-
faires, rapportant tousjourstousiours la victoire
de ce qu’il entreprenoit en personne,
mourant obligea son fils par solennel
serment a ce qu’estantestāt trespassé, il fit bou
lir son corps pour desprandre sa chair
d’avecauec les os, laquelle il fit enterrer, &
quant aus os qu’il les reservastreseruast pour les
porter avecauec lui & en son armée, toutes
les fois qu’il luy adviendroitaduiendroit d’avoirauoir
guerre contre les Escossois, comme si
la destinée avoitauoit fatalement ataché la
victoire a ses membres. Les premiers
ne reserventreseruent au tombeau, que la repu-
tation acquise par leurs actionsactiōs passées:
mais cetuy cy y veut encore trainer la
puissance d’agir. Le fait du Capiteine
Baiard est de meilleure composition,
lequel se sentant blessé a mort d’unevne
harquebusade dans le corps, conseillé
de se retirer de la meslée responditrespōdit qu’il
ne com-



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LIVRE PREMIER. 15
ne commenceroitcōmenceroit point sur sa fïn a tour-
ner le dos a lennemy: & ayant com-
batu autant qu’il eut de force se sentantsentāt
defaillir & eschaper du chevalcheual, com-
manda a son maistre d’hostel de le
coucher au pied d’unvn arbre: mais que
ce fut en façon qu’il mourut le visage
tourné vers l’ennemy, comme il fit. Il
me faut adjousteradiouster cet ◊ LAL aultre◊ E82 autre exempleexēmple[sic] aussi re-
merquable pour cete consideration,
que nul des precedens. L’empereur
Maximilien bisayeul du roy Philippes,
qui est a present, estoit prince garny
de tout plein de grandesgrādes qualités, & en-
tre autres d’unevne beauté de corps singu-
liere. Mais parmy ses humeurs, il avoitauoit
cete cy bien contraire a celle des prin-
ces, qui pour despecher les plus impor-
tants affaires font leur throsne de leur
chaire percée. C’est qu’il n’eut jamaisiamais
valet de chambre, si privépriué, a qui il
permit



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16 ESSAIS DE M. DE MONTA.
permit de le veoir en sa garderobe, il se
desroboit & cachoit pour tumber de
l’eau, aussi religieux qu’unevne fille a ne
descouvrirdescouurir ny a medecin ny a qui que
ce fut les parties qu’on a accoustumé
de tenir cachées: & jusquesiusques a telle su-
perstition, qu’il ordonna par parolles
expresses de son testament, qu’on luy
attachat des calessons quand il seroit
mort. Il devoitdeuoit adjousteradiouster par codicille,
que celuy qui les luy monteroit eut
les yeux bandés.


CHAP. QUATRIESMEQVATRIESME
Comme l’ame descharge ses passions
sur des objetzobietz faux quand les
vrais luy defaillent



UNVN gentil homme des nostres mer
veilleusement
mer
ueilleusement
subjectsubiect a la goute,
estant pressé par les medecins de laisser ◊ E82 du tout
l’usagevsage



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LIVRE PREMIER. 17
l’usagevsage des viandes salées, avoitauoit accou-
stumé de respondrerespōdre ◊ E82 fort plaisamment, que sur
les effors & tourmens du mal il vouloit
avoirauoir a qui s’enē prendre, & que s’escriantescriāt
& maudissant tantosttātost le cervelatceruelat, tantosttātost
la langue de beuf & le jamboniambon, il s’en
sentoit d’autant allegé. Mais en bon es-
ciant commecōme le bras estant haussé pour
frapper, il nous deut[sic] si le coup ne ren-
contre, & qu’il aille au vent: aussi que
pour rendrerēdre unevne veüe plaisante il ne faut
pas qu’elle soit perdue & escartée dans
le vague de lair, ains qu’elle aye bute
pour la soustenir a raisonnable distan-
ce. De mesme il semblesēble que l’ame esbran
lée
esbrā
lée
& esmeue se perde en soy mesme
si on ne luy donne prinse: & faut tous-
jours
tous-
iours
luy fournir d’objectobiect ou elle s’a-
butte & agisse. Plutarque dit a propos
de ceux, qui s’affectonnentaffectionnent aus gue-
nons & petis chiens, que la partie a-
B



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18 ESSAIS DE M. DE MONT.
amoureuse, qui est en nous, a faute de
prise legitime, plustost que de demeu-
rer en vain, s’en forge ainsi, unevne faulce
& frivolefriuole. Et nous voyons que l’ame
en ses passions se pipe plustost elle mes-
me se dressant unvn faux subjectsubiect & fantas-
tique, voire contre sa propre creance,
que de n’agir contre quelque chose.
Quelles causes n’inventonsinuentons nous des
mal’heurs, qui nous adviennentaduiennēt? a quoy
ne nous prenons nous a tort ou droit
pour avoirauoir ou nous escrimer? Ce ne sontsōt
pas ces tresses blondes, que tu deschi-
res, ny la blancheur de cette poitrine,
que despite tu bas si cruellement, qui
ont perdu d’unvn mal’heureux plomb ce
frere bienbiē aymé: prens t’en ailleurs. Qui
n’a veu macher & engloutir les cartes,
se gorger d’unevne bale de dets pour a-
voir
a-
uoir
ou se venger de la perte de son ar-
gent? Xerxes foita la mer & escrivitescriuit unvn
cartel de deffi au mont Athos: & Cyrus



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LIVRE PREMIER. 19
amusa toute unevne armée plusieurs joursiours
a se venger de la riviereriuiere de Gyndus
pour la peur qu’il avoitauoit eu en la passantpassāt:
& Caligula ruina unevne tres-belle maisonmaisō
pour le plaisir que sa mere y avoitauoit receu.
Augustus Cesar ayantayāt esté battu de la tem-
peste
tē-
peste
sur mer se print a deffier le dieu
Neptunus, & en la pompe des jeusieus
Circenses fit oster son image du reng
ou elle estoit prrmyparmy les autres dieux
pour se venger de luy. En quoy il est
encore moins excusable que les prece
dens, & moins qu’il ne fut depuis: lors
qu’ayant perdu unevne bataille sous Quin
tilius Varus en Allemaigne, il alloit de
colere & de desespoir choquant sa te-
ste contre la muraille, en s’escriant Va-
rus rens moy mes soldats: car ceux
la surpassent toute follie, d’autant
que l’impieté y est joincteioincte, qui s’en
adressent a Dieu mesmes a belles
B 2



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20 ESSAIS DE M. DE MONTA.
injuresiniures, ou ◊ LAL à◊ E82 a la fortune, comme si elle
avoitauoit des oreilles sujectessuiectes a nostre bat-
terie. Or, comme dit cet antien poete
ches Plutarque, Point ne se faut cou-
roucer aus affaires.
Il ne leur chaut de toutes nos coleres.


CHAP. CINQUIESMECINQVIESME.
Si le chef d’unevne place assiegée doit
sortir pour parlementer.


LUciusLVcius Marcius legat des Romains
en la guerre contre Perseus roy de
Macedoine voulant gaigner le temps
qu’il lui falloit encore a metre en point
son armée, sema des entregets d’ac-
cord, desquels le roy endormi accor-
da tresvetresue pour quelques joursiours, four-
nissant par ce moyenmoyē son ennemy d’o-
portunité & loisir pour s’armer: d’ou
le roy encourut sa dernierderniere ruine. Si est
ce, que



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LIVRE PREMIER. 21
ce que le Senat Romain, a qui le seul
advantaigeaduantaige de la vertu sembloit moyenmoyē
justeiuste pour acquerir la victoire trouvatrouua
ceste praticque laide & des-honneste,
n’ayant encores ouy sonner a ses oreil-
les ceste belle sentence,
dolus an virtus quis in hoste requirat.
Quand a nous moings superstitieux,
qui tenons celuy avoirauoir l’honneur de la
guerre, qui en a le profit, & qui apres
Lysander, disons que ou la peau du lyonlyō
ne peut suffire, qu’il y faut coudre ungvng
lopin de celle du renard. les plus ordi-
naires occasions de surprinse se tirent
de ceste praticque: & n’est heure, disons
nous, ou unvn chef doivedoiue avoirauoir plus l’oeil
au guet, que celle des parlemensparlemēs & trai-
tes d’accord. Et pour ceste cause c’est
unevne reigle en la bouche de tous les hom-
mes
hō-
mes
de guerre de nostre temps, qu’llil ne
faut jamaisiamais que le gouverneurgouuerneur en unevne
B 3



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22 ESSAIS DE M. DE MONTA.
place assiegée sorte luy mesmes pour
parlementer. Du temps de nos peres
cela fut reproché aus seigneurs de Mont
mord
Mōt
mord
& de l’Assigni deffandans Mou-
son contre le Conte de Nansaut, mais
aussi à ce conte celuy la seroit excusa-
ble, qui sortiroit en telle façonfaçō, que la sur-
té & l’advantaigeaduantaige demeurat de son co-
sté, comme fit en la ville de Regge, le
Conte Guy de Rangon (s’il en faut
croire Monsieur du Bellay: car Gui-
chardin dit que ce fut luy mesmes) lors
que le seigneur de l’Escut s’en approcha,
pour parlementer: car il abandonnaabandōna de
si peu son fort, que unvn trouble s’estant
esmeu pandant ce parlement, non seu-
lement monsieur de l’Escut & saLAL laE82 sa troup-
pe, qui estoit approchée avecauec luy se
trouvatrouua la plus foible, de façonfaçō que Alex-
andre TrivulceTriuulce y fut tué, mais luy mes-
mes fust contrainct, pour le plus seur,
de suivresuiure



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LIVRE PREMIER. 23
de suivresuiure le Conte, & se getter sur sa
foy a l’abri des coups, dans la ville. Si
est ce que encores en y a il, qui se sont
tres bien trouvéstrouués de sortir sur la parolle
de l’assaillantassaillāt: tesmoing Henry de Vaux,
ChevalierCheualier Champenois, lequel estant
assiegé dans le chasteau de CommercyCōmercy
par les Anglois, & BerthelemyE82 Barthelemy de Bon-
nes
Bō-
nes
, qui commandoit au siege ayant
par dehors faict sapper la plus part du
chasteau, si qu’il ne restoit que le feu
pour acabler les assiegés soubs les rui-
nes, somma ledict Henry de sortir a
parlementer pour son profict, comme
il fit luy quatriesme, & son evidanteeuidante
ruyne luy ayant esté monstrée a l’oeil il
s’en sentit singulierement obligé a l’en-
nemy, a la discretion duquel apres qu’il
se fut rendu & sa trouppe, le feu estant
mis a la mine les estansons de bois ve-
nant a faillir le chasteau fut emporté
B 4



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24 ESSAIS DE M. DE MONTA.
de fons en comble.


CHAPITRE SIXIESME.
L’heure des parlemens dangereuse.



TOutes-fois jeie vis dernierement en
mon voisinage de Mussidan, que
ceux, qui en furent délogés a force par
nostre armée, & autres de leur part
criyoientcriyoiēt comme de trahison, de ce que
pandant les entremises d’accord, & le
parlement se continuant encores, on
les avoitauoit surpris & mis en pieces, cho-
se, qui eust heu a l’avantureauanture appa-
rance en unvn autre siecle, mais comme
jeie viens de dire, nos façons sont entie-
rement eslognées de ces reigles. Et ne
se doit attandre fiance des ungsvngs aux
autres, que le dernier seau d’obligationobligatiō
n’y soit passé: encore y a il lors assés af-
faire. Cleomenes disoit, que quelque
mal



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LIVRE PREMIER. 25
mal qu’on peut faire aux ennemis en
guerre cela estoit par dessus la justiceiustice,
& non subjectsubiect a icelle, tant enversenuers les
dieux, que enversenuers les hommes. & ayantayāt
faict trevetreue avecauec les Argiens, pour sept
joursiours, la troisiesme nuit apres il les alla
charger tous endormis & les défict,
alleguant qu’en sa trevetreue il n’avoitauoit pas
esté parlé des nuits: mais les dieux van-
gerent ceste perfide subtilité. Mon-
sieur d’Aubigny assiegeant Cappoüe,
& apres y avoirauoir faict unevne furieuse ba-
terie, le seigneur FrabriceFabrice Colonne,
capitaine de la ville ayant commancé
a parlementer de dessus unvn bastion, &
ses gensgēs faisant plus molle garde, les no-
stres s’en amparerentamparerēt & mirent tout en
pieces. Et de plus fresche memoire a
YvoiYuoi le seigneur JullianIullian Rommero aiantaiāt
fait ce pas de clerc de sortir pour parle-
menter avecauec monsieur le Conestable,
B 5



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26 ESSAIS DE M. DE MONTA.
trouvatrouua au retour sa place saisie. Mais a-
fin que nous ne nous en aillons pas
sans revanchereuanche le Marquis de Pesquaire
assiegeant Genes, ou le duc OctavianOctauian
Fregose commnadoitcōmnadoitcommandoit soubs nostre pro-
tection, & l’accord entre eux ayantayāt esté
poussé si avantauant, qu’on le tenoit pour fait,
sur le point de la conclusion, les Espai-
gnol
Espai
gnols
s’estant coullés dedans en usarentvsarent
comme en unevne victoire planiere: & de-
puis en Ligny en Barrois, ou le Conte
de Brienne commandoit, l’Empereur
l’ayant assiegé en personne, & Berthe-
ville
Berthe-
uille
lieutenant dudict Conte estant
sorty pour parlementer, pandant le
parlement la ville se trouvatrouua saisie.
Fu il vincer sempremai laudabil cosa
Vincasi o per fortuna o per ingegno
,
disent ils: mais le philosophe Chrisip-
pus n’eust pas esté de c’estcet advisaduis: car il
disoit que ceux, qui courrent a lenuyl’envyenuy
doiventdoiuent



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LIVRE PREMIER. 27
doiventdoiuēt bien employer toutes leurs for-
ces a la vistesse, mais il ne leur est pour-
tant aucunement loisible de mettre la
main sur leur adversaireaduersaire pour l’arre-
ster, ny de luy tendre la jambeiambe, pour le
faire cheoir.


CHAP. SEPTIESME.
Que l’intention jugeiuge nos actions.



LA mort, dict on, nous aquitte de
toutes nos obligations, jienē sçay qui
l’ont prins en diversediuerse façonfaçō. Henry sep-
tiesme roy d’Angleterre fict composi-
tion avecauec don Philippe fils de l’Empe-
reur Maximilian, ou pour le confron-
ter plus honnorablementhonnorablemēt, pere de l’Em-
pereur Charles cinquiesme, que ledict
Philippe lui remettroitE82 E88 E95 remettoit entre ses mains
le duc de Suffolc de la rose blancheblāche son en
nemy, lequel s’en estoit enfuy & retiré
au pais



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28 ESSAIS DE M. DE MONT.
aux pais bas moyenant qu’il promet-
toit de n’atemter rien sur la vie dudict
duc: toutes-fois venant a mourir il com-
manda
cō-
manda
par son testament expressementexpressemēt
a son fils de le faire mourir soudain a-
pres qu’il seroit decedé. Dernierement
en ceste tragedie, que le duc d’Albe
nous fit veoir a Bruxelles es ContesCōtes de
Horne & d’Aiguemond, ausquels il fit
trancher la teste, il y eust tout plein de
choses remarquables, & entre autres,
que ledit ConteCōte d’Aiguemond, soubs la
foy & asseurance duquel le Conte de
Horne s’estoit venu randre au duc
d’Albe, requit avecauec grande instance,
qu’on le fit mourir le premier: affin que
sa mort le guarantit de l’obligation,
qu’il avoitauoit audict Conte de Horne. Il
semble que la mort n’ait point deschar
gé le premier de sa foy donnée, & que
le second en estoit quite, mesmes sans
mourir.



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LIVRE PREMIER. 29
mourir. Nous ne pouvonspouuons estre tenus
au dela de nos forces & de nos moiensmoiēs.
A ceste cause, par ce que les effaictz &
executions ne sont aucunementaucunemēt en no-
stre puissance, & qu’il n’y a rien en bon
essiant en nostre puissance, que la vo-
lonté: en celle la se fondent par necessi-
té, & s’establissent toutes les reigles du
devoirdeuoir de l’homme. Par ainsi le Con-
te d’Aiguemond tenanttenāt son ame & vo-
lonté endebtée a sa promesse, bien que
la puissance de l’effectuer ne fut pas en
ses mains, estoit sans doubte absous de
son devoirdeuoir, quand il eut survescusuruescu le Con-
te de Horne. Mais le roy d’Angleter-
re faillant a sa parolle, par son intentionintētion
ne se peut excuser, pour avoirauoir retardé
jusquesiusques apres sa mort l’execution de sa
desloyauté, non plus que le masson de
Herodote, lequel ayant loyallement
conservéconserué durant sa vie le secret des tre-
sors du



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30 ESSAIS DE M. DE MONTA.
sors du roy d’Egypte son maistre, mou-
rant les descouvritdescouurit a ses enfans.



CHAP. HVICTISIESMEHUICTIESME.
De l’oisivetéoisiueté.


COmme nous voyons des terres
oysivesoysiues, si elles sont grasses & fer-
tilles, que elles ne cessent de foissonner
en cent mille sortes d’herbes sauvaigessauuaiges
& invtillesinutilles, & que pour les tenir en of-
fice il les faut asubjectirasubiectir & employer a
certaines semences pour nostre servi-
ce
serui-
ce
. Et commecōme nous voyons que les fem-
mes produisent bien toutes seules des
amas & pieces de chair informes, mais
que pour faire unevne generation bonne
& naturelle, il les faut enbesoigner d’u-
ne
v-
ne
autre semance: ainsin est il des es-
pris si on ne les occupe a certain subjetsubiet,
qui les bride & contraigne, ils se jettentiettēt
desreiglés par cy par la dans le vague
champ



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LIVRE PREMIER. 31
champ des immaginations: & n’est
folie ny reveriereuerie qu’ils ne produisent en
ceste agitation,

Velut aegri somnia vanae


Finguntur species.
L’ame qui n’a point de but estably elle
se perd. Car comme on dict, c’est n’e-
stre en nul lieu, que d’estre par tout.
Dernierement que jeie me retiray chez
moy, deliberé autantautāt que jeie pourrayLAL E82 pourroy de
ne me mesler d’autre chose, que de
passer en repos & a part ce peu qui me
reste de vie, il me sembloit ne pouvoirpouuoir
faire plus grande faveurfaueur a mon esprit,
que de le laisser en pleine oysivetéoysiueté s’en-
tretenir
ē-
tretenir
soi mesmes & s’arrester & ras-
seoir en soy. ce que ji’esperois qu’il peut
meshui faire plus aisement devenudeuenu a-
vec
a-
uec
le temps plus puissantLAL E82 poisant & plus meur,
mais jeie trouvetrouue comme
vanamE82 variam semper dant otia mentem,
que au



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32 ESSAIS DE M. DE. MONTA.
que au rebours faisant le chevalcheual escha-
pé il se donne cent fois plus d’affaire a
soy mesmes qu’il n’en prentLAL E88 prenoit pour au-
truy, & m’enfante tant de chimeres &
monstres fantasques les unsvns sur les au-
tres, sans ordre, & sanssās propos, que pour
en contempler a mon aise l’ineptie &
l’estrangettél’estrangeté ji’ay commancécommācé de les met-
tre en rolle, esperant avecauec le temps luy
en faire honte a luy mesmes.


CHAP. NEUFIESMENEVFIESME.
Des menteurs.


IL n’est homme a qui il siese si mal de
se mesler de parler de la memoire
qu’a moy. Car jeie n’en reconnoy quasi
nulle trasse chez moy: & ne pense qu’il
y en aye au monde unevne si monstrueu-
se en defaillance. JI’ai toutes mes autres
parties villes & communescōmunes: mais en cete
la jeie pense estre singulier & tresrare, &
digne



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LIVRE PREMIER. 33
digne de gaigner par la nom & repu-
tation. l’en pourrois faire des contes
merveilleusmerueilleus, mais pour cete heure il
vaut mieux suivresuiure mon theme. Ce n’est
pas sans raisonraisō qu’onō dit, que qui ne se sentsēt
point assez ferme de memoire, ne se
doit pas mesler d’estre menteur. JeIe sçai
bien que les Grammairiens font diffe-
rence entre dire mensonge & mentir:
& disent que dire mensonge c’est dire
chose faulce, mais qu’on a pris pour
vraye, & que la definition du mot de
mentir en latin, d’ou nostre François
est party, porte autantautāt comme aller con-
tre
cō-
tre
sa conscience, & que par consequentconsequēt
cela ne touche que ceux qui disent con-
tre ce qu’ils sçaventsçauent, desquels jeie parle.
Or ceux cy, ou ils invententinuentent marc &
tout, ou ils déguisent & alterent unvn
fons veritable. Lors qu’ils deguisent
& changent, a les remettre souventsouuent en
ce mesme conte, il est malaisé qu’ils ne
C



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34 ESSAIS DE M. DE MONTA.
se desferentdesferrent : par ce que la chose, com-
me elle est, s’estantestāt logée la premiere dansdās
la memoire, & s’y estantestāt empreinte par
la voie de la connoissance, & de la scien
ce
sciē
ce
, il est malaisé qu’elle ne se represente
a l’imagination délogeant la faulceté,
qui n’y peut avoirauoir le pied si ferme, ny si
rassis: & que les circonstances du pre-
mier aprentissage se coulant a tous les
coups dans l’esprit, ne facent perdre le
souvenirsouuenir des pieces raportées faulses
ou abastardies en ce qu’ils invententinuentent
tout a fait. D’autantautāt qu’il n’y a nulle im-
pression contrairecōtraire, qui choque leur faul-
ceté: ils semblent avoirauoir d’autant moins
a craindre de se mesconter. Toutesfois
encore cecy, par ce que c’est unvn corps
vain & sans prise, il eschape volontiers
a la memoire, si elle n’est bien asseurée.
Le roy François premier, se vantoitvātoit d’a-
voir
a-
uoir
mis au rouet par ce moyen Fran-
cisque



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LIVRE PREMIER. 35
cisque TavernaTauerna Ambassadeur de Fran-
çois
Frā-
çois
Sforce duc de Milan, homme tres-
fameux en science de parlerie. C’e-
stuy cy
Cet-
tuy-cy
avoitauoit esté despeché pour excu-
ser son maistre enversenuers sa magesté, d’unvn
fait de grandegrāde consequance: qui estoit tel.
Le roy pour maintenir tousjourstousiours quel
ques intelligencesintelligēces en Italie, d’ou il avoitauoit
esté dernierementdernieremēt chassé, mesme au Du-
ché de Milan, avoitauoit aviséauisé d’y tenir pres
du Duc unvn gentil’hommehōme de sa part, Am
bassadeur, par effect, mais par apparen-
ce
apparē-
ce
homme privépriué, qui fit la mine d’y e-
stre pour ses affaires particulieres: d’au-
tant que le Duc, qui dependoitdepēdoit beaucoup
plus de l’Empereur, lors principalementprincipalemēt
qu’il estoit en traicté de mariage avecauec
sa niepce, fille du roy de Dannemarc,
qui est a presentpresēt douairiere de Loraine,
ne pouvoitpouuoit descouvrirdescouurir avoirauoir aucune
practique & conference avecquesauecques
C 2



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36 ESSAIS DE M. DE MONNTA.MONTA.
nous, sans son grand interest. A ceste
commissioncōmission se trouvatrouua propre unvn gentil-
hommehōme Milanois, escuier d’escuirieescurie ches le
roy nommé MerveillesMerueilles. CetuycyCetuy-cy despe-
ché avecquesauecques lettres secretes de creancecreāce,
& instructionsinstructiōs d’Ambassadeur & avec-
ques
auec-
ques
d’autres lettres de recommendationrecōmēdation
enversenuers le Duc en faveurfaueur de ses affaires
particuliers pour le masque & la mon-
stre, fut si long tempstēps aupres du duc, qu’il
en veint quelque resentiment a l’Em-
pereur, qui donna cause a ce, qui s’en-
suivit
en-
suiuit
apres comme nous pensons: qui
fut, que sous couleur de quelque meur
tre, voila le Duc qui luy fait trancher la
teste de belle nuict, & son procez faict
en deux joursiours. Messire Francisque estantestāt
venu prest d’unevne longue deduction
contrefaicte de cete histoire, car le roy
s’en estoit adressé, pour demander rai-
son a tous les princes de Chrestienté



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 37
& au duc mesmes, fut ouy aus affaires
du matin, & ayant estably pour le fon-
dement de sa cause, & dressé a cete fin
plusieurs belles apparences du faict,
que son maistre n’avoitauoit jamaisiamais pris no-
stre homme, que pour gentil-homme
privépriué & sien sujectsuiect, qui estoit venu faire
ses affaires a Milan, & qui n’avoitauoit ja-
mais
ia-
mais
vescu la soubs autre visage, des-
advouant
des-
aduouant
mesme avoirauoir sceu qu’il fut
en estat de la maison du roy, ni conneu
de luy, tant s’en faut qu’il le prit pour
ambassadeur. Le roy a son tour le pres
sant de diversesdiuerses objectionsobiections & deman-
des, & le chargeant de toutes pars, l’ac
cula en fin sur le point de l’execution
faite de nuict, & commecōme a la desrobée. A
quoi le pauvrepauure hommehōme ambarassé respon
dict
respō
dict
, pour faire l’honneste, que pour
le respect de sa majestémaiesté le duc eut esté
bien marry que telle execution se fut
C 3



Fac-similé BVH

3738 ESSAIS DE M. DE MONTA.
faicte de jouriour. Chacun peut penser,
comme il fut relevéreleué, s’estant si lourde-
ment couppé & a l’endroit d’unvn tel
nez, que celuy du roy François. Le Pa-
pe JuleIule second ayant envoyéenuoyé unvn Am-
bassadeur vers le roy d’Angleterre
pour l’animer contre le roy Fran-
çois, l’Ambassadeur ayant esté ouy
sur sa charge, & le roy d’Angleterre s’e-
stant arresté en sa responce aus diffi-
cultés qu’il trouvoittrouuoit, a dresser les prepa
ratifs, qu’il faudroit pour combatre unvn
roy si puissant: & en alleguantalleguāt quelques
raisons, l’Ambassadeur repliqua mal a
propos, qu’il les avoitauoit aussi considerées
de sa part, & les avoitauoit bien dites au Pa-
pe. De cete parolle si elongnée de sa
proposition, qui estoit de le pousser in-
continent a la guerre, le roy d’An-
gleterre prit le premier argument de
ce qu’il trouvatrouua depuis par effect, que
cet Am-



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 3839
cet Ambassadeur de son intention par
ticuliere pendoit du costé de France,
& en ayant advertyaduerty son maistre, ses
biens furent confisquez, & ne tint a
guierreguiere qu’il n’en perdit la vie.


CHAP. DIXIESME.
Du parler prompt ou tardif.

OnquesLAL OnqE82 Onques ne furent a tous toutes gra-graces
données.


AUssiAVssi voyons nous qu’au don d’e-
loquence, les unsvns ont la facilité &
la promptitude, &, ce qu’on dict, le
boute-hors si aisé qu’a chaque bout de
champ ils sont prests: les autres plus tar
difz ne parlent jamaisiamais rien qu’elabou-
ré & premedité, commeLAL E82 . Comme on don-
ne des regles aus dames de pren-
dre les jeusieus & les excercices du corps
C 4



Fac-similé BVH

40 ESSAIS DE M. DE MONTA.
selon l’advantageaduantage de ce, qu’elles
ont le plus beau. SiLAL E88 , siE82 : si j iavoisauois a conseil-
ler de mesmes en ces deus diversdiuers ad-
vantages
ad-
uantages
de l’eloquence, de laquelle il
semble en nostre siecle, que les pres-
cheurs & les advocatzaduocatz facent princi-
pale profession, le tardif seroit mieus
prescheur, ce me semble, & l’autre
mieus advocataduocat. Par ce que la charge
de celuy la luy donne autant qu’il luy
plait de loisir pour se preparer: & puis
sa carriere se passe d’unvn fil & d’unevne
suite sans interruption: la ou les com-
moditez de l’advocataduocat le pressent a
toute heurteheure de se mettre en lice. Et
puis les responces improuveuesimprouueues de
sa partie adverseaduerse le rejettentreiettent hors
de son branle, ou il luy faut sur le
champ prendre nouveaunouueau party. Si est
ce qu’a l’entreveüeentreueüe du Pape Clemant
& du roy François a Marseille, il ad-
vintuint



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 41
vintuint tout au rebours, que monsieur
Poyet, homme toute sa vie nourry au
barreau en grande reputation, ayant
charge de faire la harangue au Pape, &
l’ayant de longue main pourpensée,
voire, a ce qu’on dit, apportée de Pa-
ris toute preste, le jouriour mesme qu’elle
devoitdeuoit estre prononcée le Pape se crai-
gnant qu’on luy tint propos, qui peut
offencer les Ambassadeurs d’autres
princes, qui estoient autour de luy, man-
da
mā-
da
au roy l’argument qui luy sembloit
estre le plus propre au temps & au lieu,
mais de fortune tout autre que celuy
sur lequel monsieur Poyet s’estoit tra-
vaillé
tra-
uaillé
: de façon que sa harangue de-
meuroit inutile & luy en falloit prom-
ptement
prom-
ptemēt
refaire unevne autre. Mais s’en sen-
tant
sē-
tant
incapable, il fallut que monsieur le
Cardinal du Bellay en print la charge.
Il semble que ce soit plus le rolle de
C 5



Fac-similé BVH

4142 ESSAIS DE M. DE MONTA.
l’esprit d’avoirauoir son operation prompte
& soudaine, & plus celluy du jugementiugemēt,
de l’avoirauoir lente & posée. Mais qui de-
meure du tout muet, s’il n’a loisir de se
preparer, & celuy aussi a qui le loisir ne
donne nul adventaigeaduentaige de mieus dire,
ils sont en pareil degré d’estrangetéestrāgeté. On
recite de SeverusSeuerus Cassius, qu’il disoit
mieus sans y avoirauoir pensé, qu’il devoitdeuoit
plus a la fortune qu’a sa diligence, qu’il
luy venoit a profit d’estre troublé en
parlant, & que ses adversairesaduersaires crai-
gnoient de le piquer, de peur que la
colere ne luy fit redoubler son eloquan-
ce
eloquā-
ce
. JeIe cognois bien privemantpriuemant & par
ordinaire experiance, cete condition
de nature qui ne peut soustenir unevne
vehemantevehemāte premeditation, tant pour le
defaut de la memoire & difficulté du
chois des choses & de leur disposition
que pour le trouble qu’unevne atention
vehe-



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LIVRE PREMIER. 4243
vehemente luy apporte d’ailleurs.
Nous disons d’aucunsaucūs ouvragesouurages qu’ilz
puent a l’huyle & a la lampe, pour cer-
taine aspreté & rudesse, que le travailtrauail
imprime es ouvragesouurages, ou il y ail a grande
part. Mais outre cela la solicitude de
bien faire, & cete contention de l’ame
trop bandée & trop tendue a son en-
treprise la rompt, & la trouble. En cete
conditionconditiō de nature, dequoy jeie parle, il
y a quant & quant aussi cela, qu’elle
demande a estre non pas esbranlee &
piquee par sesLAL E88 ces passions fortes commecōme la
colere de Cassius (car ce mouvementmouuement
seroit trop aspre) elle veut estre non
pas secoüésecoüée, mais solicitee: elle veut e-
stre eschaufee & recueillieereveillee par les oc-
casions estrangeres presentes & for-
tuites. Si elle va toute seule, elle
ne faict que trayner & languir,
l’agita-



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44 ESSAIS DE M. DE MONTA.
l’agitationagitatiō, c’est la vie & la grace de son
langage: ses escrits le mostrentmonstrent au pris
de ses paroles: au moins s’il y peut a-
voir
a-
uoir
du chois, ou il ni a point de valeur.


CHAPITRE UNZIEMEVNZIEME.
Des prognostications.



QUandQVand aux oracles, il est certain,
que bonne piece avantauant la venue
de JesusIesus Christ, ils avoientauoient commancé
a perdre leur credit: car nous voyons
que Cicero se met en peine de trouvertrouuer
la cause de leur defaillance: mais quantquāt
aux autres prognosticques, qui se ti-
royent de l’anatomie des bestes aux
sacrifices, du trepillementLAL E82 E95 trepignement des poulets,
du vol des oyseaux & autres, sur les-
quels l’antieneté appuioit la plus part
des entreprinses, tant publicques que
priuéeprivéesE82 priveés[sic]: nostre religion les a abolies. Et
encores



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LIVRE PREMIER. 45
encores qu’il reste entre nous, quel-
ques moyens de divinationdiuination es astres,
es esprits, es figures du corps, es son-
ges, & ailleurs, notable exemple de la
forcenée curiosité de nostre nature s’a-
musant a preoccuper les choses futu-
res, comme si elle n’avoitauoit pas assez af-
faire a digerer les presantespresātes: si est ce qu’el
le est de beaucoup moindre auctorité.
Voila pourquoy l’example de Fran-
çois Marquis de Sallusse m’a semblé
remarquable: car lieutenantlieutenāt du roy Fran-
çois
Frā-
çois
en son armee dela les monts, infi-
niement
infi-
niemēt
favoriséfauorisé de nostre court, & o-
blige au roy du Marquisat mesmes qui
avoitauoit este confisquécōfisqué de son frere, au reste
ne se presentantpresentāt occasion de le faire, son
affectionaffectiō mesmes y contredisantcontredisāt, se laissa
si fort espouvanterespouuāter (comme il a esté ad-
veré
ad-
ueré
) aux belles prognosticationsprognosticatiōs qu’on
faisoit lors courir de tous costez a l’ad-



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46 ESSAIS DE M. DE MONTA.
vantageuantage de l’Empereur Charles cin-
quiesme & a nostre desadvantagedesaduātage, mes-
mes en l’Italie, ou ces folles prophe-
ties avoientauoient trouvétrouué tant de place, qu’a
Rome fut baillé grandesgrādes sommes d’ar-
gent au change pour ceste opinion
de nostre ruine, que apres s’estre sou-
vant
sou-
uant
condoleu a ses privezpriuez des maux
qu’il veoioit inevitablementineuitablemēt preparez a
la couronne de France, & aux amis
qu’il y avoitauoit, se revoltareuolta, & changea de
party a son grand dommage pourtantpourtāt,
quelque constellation qu’il y eut. Mais
il s’y conduisit en homme combatu de
diversesdiuerses passions. Car ayant & villes
& forces en sa main, l’armée ennemye
soubz Anthoine de LeveLeue a trois pas de
luy, & nous sans soubson de son faict,
il estoit en luy de faire pis qu’il ne fist.
Car pour sa trahison nous ne perdis-
mes ny homme, ny ville que Fossan:
encore



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LIVRE PREMIER. 47
encore apres l’avoirauoir long temps con-
testee.
Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit Deus,
Ridetque si mortalis ultra
Fas trepidat.

Ille potenspotens sui


Laetusque deget cui licet in diem
Dixisse vixi, cras vel atra
Nube polum pater occupato
Vel sole puro.
Laetus in presens animus quod ultravltra est
Oderit curare.


CHAP. DOUZIESMEDOVZIESME.
De la constance.


LA loy de la resolution & de la con
stance ne porte,Yale ne porte, pasE82 ne porte pas que nous ne nous
devionsdeuions couvrircouurir autant qu’il est en
nostre puissance, des maux & incon-
veniens
incon-
ueniens
qui nous menassent, ny
par con-



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48 ESSAIS DE M. DE MONTA.
par consequantcōsequant d’avoirauoir peur qu’ils nous
surpreignent. Au rebours tous moyensmoyēs
honnestes de se garentir des maux sontsōt
non seulementseulemēt permis, mais louables. Et
le jeuieu de la constance se joüeioüe principa-
lement a porter patiemmentpatiemmēt & de pied
ferme les inconveniansincōuenians, ou il n’y a point
de remede. De maniere qu’il n’y a soup
plesse de corps ny mouvementmouuement aux ar-
mes de main, que nous trouvionstrouuiōs mauvaismauuais
s’il sert a nous garantir du coup qu’on
nous rue. Toutes-fois aux canonades,
despuis qu’on leur est plante en bute,
comme les occasions de la guerre por
tent souvantsouuant, il est messeantmesseāt de s’esbran-
ler pour la menasse du coup: d’autant
que pour sa violance & vitesse nous le
tenons inevitableineuitable, & en y a meint unvn,
qui pour avoirauoir ou haussé la main, ou
baissé la teste en a pour le moins appre
sté a rire a ses compaignons. Si est ce,
que au



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LIVRE PREMIER. 49
que au voyage que l’Empereur Char-
les cinquiesme fit contre nous en Pro-
uece
Pro-
vence
, le Marquis de Guast estantestāt allé re-
cognoitre la ville d’Arle, & s’estantestāt jettéietté
hors du couvertcouuert d’unvn molin a vent, a la
faveurfaueur duquel il s’estoit approché, fut a-
perceu par les seigneurs de BonnevalBōneual &
seneschal d’Agenois, qui se promenoientpromenoiēt
sus le theatre des arenes. Lesquels l’ay-
ant monstré au seigneur de Villier com-
missaire
com-
missaire
de l’artillerie, il braqua si a pro-
pos unevne colluvrinecolluurine, que sans ce que le-
dict Marquis voyant mettre le feu se
lansa a quartier, il fut tenu qu’il en avoitauoit
dans le corps. Et de mesme quelques
années auparavantauparauāt, Laurens de Medicis
duc d’UrbinVrbin, pere de la royne mere du
roy assiegeant Mondolphe, place d’I-
tallie
I
talie
aux terres, qu’on nomme du Vi-
cariat, voyant mettre le feu a unevne pie-
ce, qui le regardoit, bien luy servitseruit de
D



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50 ESSAIS DE M. DE MONTA.
faire la cane, car autrement le coup,
qui ne luy rasa que le dessus de la teste,
luy donnoit sans doute dansdās l’estomac.
Pour en dire le vray, jeie ne croy pas que
ces mouvemensmouuemens se fissent avecquesauecques dis
cours. Car quel jugementiugemēt pouvéspouués vous
faire de la mire haute ou basse en chose
si soudaine: & est bienbiē plus aisé a croire,
que la fortune ait jaia favoriséfauoriséE82 brisaE88 E95 favorisafauorisa leur fraieur
& que ce seroit moyen unevne autre fois
aussi bien pour se jetterietter dans le coup,
que pour l’esviteresuiter.


CHAP. TREZIESME.
Cerimonie de lantreueüel’antreueüe des roys.


IL n’est subjectsubiect si vain, qui ne merite
unvn rang en cete rapsodie. A nos rei-
gles communes ce seroit unevne notable
discourtoisie & a l’endroict d’unvn pareil
& plus a l’endroict d’unvn grand, de fail-
lir a vous trouvertrouuer ches vous, quand il
vous auroit advertyaduerty d’y devoirdeuoir venir,
voire adjoustoitadioustoit la royne de NavarreNauarre,



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LIVRE PREMIER 51
Marguerite a ce propos que c’estoit
incivilitéinciuilité a unvn gentil-homme de partir
de sa maison, comme il se faict le plus
souvantsouuant, pour aller au devantdeuant de celuy
qui le vient trouvertrouuer, pour grand qu’il
soit, & qu’il est plus respectueux & ci-
vil
ci-
uil
de l’attandre pour le recevoirreceuoir, ne
fust que de peur de faillir sa route: &
qu’il suffit de l’accompagner a son par
tement. C’est aussi unevne reigle commu-
ne en toutes assemblées, qu’il touche
aux moindres de se trouvertrouuer les pre-
miers a l’assignation, d’autant qu’il est
mieux deu aux plus apparans de se fai-
re attandreattādre. Toutesfois a l’entreveüeētreueüe qui
se dressa du Pape Clement, & du roy
FrançoisFrāçois a Marseille, le roy y ayantayāt ordon-
ordō-
les apprets necessaires s’esloigna de
la ville & donna loisir au Pape de deux
ou rroistrois joursiours pour son entrée & refre-
chissement
refre-
chissemēt
, avantauant qu’il le vint trouvertrouuer. Et
de mesmes a l’entreuëentrée aussi du Pape
D 2



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52 ESSAIS DE M. DE MONT.
& de l’Empereur a Bouloigne, l’Em-
pereur donna moyen au Pape d’y e-
stre le premier, & y survintsuruint apres luy.
Cest disent ils, unevne cerimonie ordi-
naire aux abouchemens de tels prin-
ces, que le plus grand soit avantauant les au-
tres au lieu assigné, voire avantauant celuy
ches qui se faict l’assemblée: & le pre-
nent de ce biais, que c’est, affin que ce-
ste apparance tesmoigne, que c’est le
plus grandgrād que les moindres vont trou-
ver
trou-
uer
, & le recherchent non pas luy eux.


CHAP. QVATORISIESMEQUATORZIESME.
Que le goust des biens & des maux
depend en bonne partie de l’opi-
nion, que nous en avonsauons.



LEs hommes (dit unevne sentance gre-
que
ancienne) sont tourmentez
par les opinions, qu’ils ont des choses,
non par



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LIVRE PREMIER. 3553
non par les choses mesmes. Il y auroit
unvn grand point gaigné pour le soulage
ment de nostre miserable condition
humaine, qui pourroit establir ceste
proposition vraye tout par tout. Car si
les maux n’ont entrée en nous, que par
nostre jugementiugement, il semble qu’il soit en
nostre pouvoirpouuoir de les mespriser ou con-
tourner
cō-
tourner
a bien. Si les choses se rendent
a nostre mercy & devotiondeuotion, pourquoi
n’en chevironscheuirōs nous, ou ne les accom-
moderons nous a nostre advantageaduantage?
Si ce que nous appellons mal & tour-
ment, n’est ny mal ny tourmenttourmēt de soy,
ains seulement que nostre fantasie luy
donne ceste qualite: il est en nous de la
changer, & en ayant le chois, si nul ne
nous force, nous sommes estrange-
ment fous de nous banderbāder pour le par-
ty, qui nous est le plus ennuyeux. EtLAL , etE82 , & de
donner aux maladies, a l’indigence &
D 3



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54 ESSAIS DE M. DE MONTA.
au mespris unvn aigre & mauvaismauuais goust,
nous ne leLAL si nousE82 si nous le leur pouvonspouuōs donner bon, &
si, la fortune fournissant simplement de
matiere, c’est a nous de luy donner la
forme. Or que ce que nous appellons
mal ne le soit pas de soy, ou au moins
tel qu’il soit, qu’il despende de nous de
luy donner autre saveursaueur & autre visa-
ge, car tout revientreuient a unvn, voyons s’il se
peut maintenir. Si l’estre originel de
ces choses, que nous craignons, avoitauoit
credit de se loger en nous de son au-
thorité, il logeroit pareil & semblable
en tous. Car les hommes sont tous d’u
ne
v
ne
façon &, sauf le plus & le moins, se
trouventtrouuent garnis de pareils outils & in-
strumens
in-
strumens
pour concevoirconceuoir & jugeriuger: mais
la diversitédiuersité des opinions, que nous a-
vons
a-
uons
de ces choses la, monstre clere-
ment qu’elles n’entrententrēt en nous que par
composition. tel, a l’adventureaduenture, les loge
ches soy,



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LIVRE PREMIER. 55
ches soy en leur vrayuray estre, mais mille
autres leur donnent unvn estre nouveaunouueau
& contraire ches eux. Nous tenons la
mort, la pauvretépauureté & la douleur pour
nos principales parties. Or cete mort
que les unsvns appellent des choses horri-
bles la plus horrible, qui ne sçait que
d’autres la nommentnommēt l’uniquevnique port des
tourmens de cete vie? le souverainsouuerain bienbiē
de nature? seul appuy de nostre liberté?
& communecōmune & prompte recepte a tous
maus? Et commecōme les unsvns l’attendent tram-
blans
trā-
blās
& effraiez, d’autres ne la reçoiventreçoiuēt
ils pas de tout autre visage? Combien
voit on de personnes populaires & com-
munes
cō-
munes
, conduictes a la mort, & non a
unevne mort simple, mais meslée de honte
& quelque fois de griefs tourmenstourmēs, y ap-
porter unevne telle asseurance, qui par opi-
niatreté, qui par simplesse naturelle, qu’onō
n’y aperçoit rien de changé de leur estat
D 4



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56 ESSAIS DE M. DE MONNTA.MONTA.
ordinaire: establissans leurs affaires do-
mestiques, se recommandans a leurs
amis, chantans, preschans & entrete-
nans le peuple: voire y meslans quel-
que fois des mots pour rire, & beuvansbeuuās
a leurs cognoissans aussi bien que So-
crates. UnVn qu’on menoit au gibet, di-
soit que ce ne fut pas par telle rue, car
il y avoitauoit danger qu’unvn marchantmarchāt luy fist
mettre la main sur le collet, a cause d’unvn
vieux debte. UnVn autre disoit au bour-
reau qu’il ne le touchat pas a la gorge,
de peur de le faire tressaillir de rire tant
il estoit chatouilleux: l’autre respondit
a son confesseur, qui luy promettoit
qu’il soupperoit ce jouriour la avecauec nostre
seigneur, ales vous y en vous, car de m’ama
part jeie jeusneieusne. UnVn autre ayant deman-
dé a boire, & le bourreau ayant beu le
premier, dict ne vouloir boire apres
luy, de peur de prendreprēdre la verolle. Cha-
cun a



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LIVRE PREMIER. 57
cun a ouy faire le conte du Picard, au-
quel estant a l’eschelle on presenta unevne
garse, & que (commecōme nostre justiceiustice per-
met quelque fois) s’il la vouloit espou-
ser on luy sauveroitsauueroit la vie, luy l’aiant unvn
peu contemplée & aperceu qu’elle
boitoit, Attache, Attache, dit il, elle clo-
che. Et on conte de mesmes qu’en Dan-
nemarc
Dā-
nemarc
unvn homme condamnécōdamné a avoirauoir
la teste tranchee, estant sur l’eschafaut,
comme on luy presenta unevne pareille
condition, la refusa, par ce que la fille
qu’onō luy offrit, avoitauoit les jouesioues avalléesauallées,
& le nez trop pointu. UnVn valet a Thou-
louse accusé de heresie, pour toute rai-
son de sa creance se rapportoit a celle
de son maistre jeuneieune escolier prison-
nier avecauec luy, & aima mieux mourir
que deE82 queE88 que et se departir de ses opinionsopiniōs quel-
les quelles fussent. Nous lisons de
ceux de la ville d’Arras, lors que le roy
D 5



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58 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Loys unziesmevnziesme la print, qu’il s’en trou-
va
trou-
ua
bon nombre parmy le peuple qui
se laissarent[sic] pendre plustost que de di-
re viveviue le roy. Et de ces viles ames de
bouffons il s’en est trouvétrouué qui n’ontōt vou
Iulu abandonner leur mestier a la mort
mesme, tesmoing celuy qui comme le
bourrreaubourreau lui donnoit le branle, sécrias’écria
vogue la Gallée, qui estoit son refrein
ordinaire. Et celuy qu’onō avoitauoit couché
sur le point de rendre sa vie le long du
foier sur unevne paillasse, a qui le medecin
demandant ou le mal le tenoit, entre
le banc & le feu respondit il. Et le pre-
stre pour luy donner l’extreme onctiononctiō,
cherchant ses pieds qu’il avoitauoit reserrez
& constrains par la maladie, vous les
trouvereztrouuerez, dit il, au bout de mes jambesiābes.
A celuy qui l’exhortoit de se recom-
mander a Dieu, qui y va? demanda il:
& l’autre



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LIVRE PREMIER. 59
& l’autre respondantrespondāt, ce sera tantost vous
mesmes, s’il luy plait, y fusse-jeie bien de-
mein au soir, replica il: recommandés
vous seulementseulemēt a luy, suivitsuiuit l’autre, vous
y serés bien tost: Il vaut doncdōc mieux, ad
jousta
ad
iousta
il, que jeie luy porte mes recom-
mandations moy mesmes. Pendant
nos dernieres guerres de Milan & tant
de prises & rescousses, le peuple impa-
tient de si diversdiuers changemens de for-
tune, print telle resolution a la mort,
que ji’ay ouy dire a mon pere qu’il y
veist tenir conte de bien vint & cinq
maistres de maisonmaisō, qui s’estoientestoiēt deffaits
eux mesmes en unevne sepmeine: accidentaccidēt
aprochant a celui de la ville des Xanti-
ens, lesquels assiegés par Brutus se pre
cipitarent pesle mesle, hommeshōmes, femmesfēmes,
& enfansenfās a unvn si furieux appetit de mou-
rir, qu’onō ne fait rien pour fuir la mort, que
ceux



Fac-similé BVH

1960 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ceux cy ne fissent pour finirLAL E82 fuir la vie, en
maniere qu’a peine peut Brutus a
son armée
E82 peut a tout son armée en sauversauuer unvn bien petit nom-
bre
nō-
bre
. Nous avonsauons plusieurs exemples
en nostre temps de ceux, jusquesiusques aux
enfans, qui de crainte de quelque le-
giere incommodité, se sont donnez la
mort. Et a ce propos, que ne feronsLAL E82 fuirons
nous dict unvn ancien, si nous fuions ce
que la couardise mesme a choisi pour
sa retraitte? D’enfiler icy unvn grand rol-
le de ceux de tous sexes & conditions
& de toutes sectes es siecles plus heu-
reux, qui ont ou attendu la mort con-
stamment, ou recherchée volontai-
rement, & recherchee non seulement
pour finir les maus de cete vie, mais au-
cuns pour fuir simplement la satieté
de vivreviure, & d’autres pour l’esperance
d’unevne meilleure condition ailleurs, jeie
n’aurois jamaisiamais faict. Et en est le nom-
bre si



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LIVRE PREMIER. 6061
bre si infini, qu’a la verité ji’auroy meil-
leur marché de mettre en compte ceux
qui l’ont crainte. cecy seulement. Pyr-
ro le Philosophe se trouvanttrouuant unvn jouriour de
grande tourmente dans unvn batteau,
monstroit a ceux qu’il voyoit les plus
effraiez, autour de luy, & les encoura-
geoit par l’exemple d’unvn pourceau, qui
y estoit nullement effraié ny soucieux
de cest orage. Oserons nous donq di-
re que cet avantageauātage de la raison dequoi
nous faisons tant de feste, & pour le
respect duquel nous nous tenons mai-
stres & empereurs du reste des crea-
tures, ait esté mis en nous, pour nostre
tourment? A quoy faire la connoissan-
ce des choses si nous en perdons le re-
pos & la tranquillité, ou nous serions
sans cela, & si elle nous rend de pire
condition que le pourceau de Pirro?
L’intelligence qui nous a esté donnée
pour



Fac-similé BVH

62 ESSAIS DE M. DE MONTA.
pour nostre plus grandgrād bien, l’emploie-
rons nous a nostre ruyne combatans
le dessein de nature & L’vniuersell’universel ordre
des choses, qui porte que chacun usevse
de ses utilsvtils & moiens pour sa commo-
dité & advantageaduantage? Bien me dira l’on,
vostre regle serveserue a la mort, mais que
dires vous de l’indigenceindigēce, que dires vous
encor de la douleur, que la pluspart des
sages ont estimé le souverainsouuerain mal, &
ceux qui le nyoient de parolle le con-
fessoient par effect? Possidonius estant
extremement tourmenté d’unevne mala-
die aigue & douloureuse Pompeius le
fut veoir, & s’excusa d’avoirauoir prins heu-
re si importune pour l’ouyr deviserdeuiser de
la philosophie. I’aIa a Dieu ne plaise, luy
dit Possidonius, que la douleur gaigne
tant sur moy, qu’elle m’empesche d’en
discourir & d’en parler: & se jettaietta sur ce
mesme propos du mespris de la dou-
leur,



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 63
leur, mais cepandant elle jouoitiouoit son
rolle & le pressoit incessammentincessāment. A quoi
il s’escrioit tu as beau faire douleur si
ne dirai-jeie pas que tu sois mal. Ce con-
te qu’ils font tant valoir, que porte il
pour le mespris de la douleur? il ne de-
bat que du mot, & ce pendant si ces
pointures ne l’esmeuventesmeuuent, pourquoy
en rompt il son propos? pourquoi pen-
se
pē-
se
il faire beaucoup de ne l’appeller
pas mal? Icy tout ne consiste pas en l’i-
magination
i-
maginatiō
. Nous opinonsopinōs du reste c’est
icy la certaine science, qui jouëiouë son rol-
le, nos sens mesmes en sont jugesiuges

Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa
sit omnis.


FeronsFerōs nous a croireaccroire a nostre peau, que
les coups d’estriviereestriuiere la chatouillent?
& a nostre goust que de laloél’aloé soit du
vin de GravesGraues? Le pourceau de Pyr-
rho est ici de nostre escot, il est bien
sans effroy a la mort, mais si on le bat,



Fac-similé BVH

64 ESSAIS DE M. DE MONTA.
il crie & se tourmente, forcerons nous
la generale habitude de nature, qui se
voit en tout ce qui est vivantviuāt sous le ciel,
de trambler sous la douleur? Les ar-
bres mesmes semblent gemir aux of-
fences, qu’on leur faict. La mort ne se
sent que par le discours, d’autant que
c’est le mouvementmouuement d’unvn instant.

Aut fuit, aut venietueniet, nihil est praesen-
tis in illa,
Mórsque minus poenae, quam mo-
ra mortis habet.


Mille bestes, mille hommes sont plu-
stost mors, que menassés. Et a la verité
ce que les sages craignent principale-
ment en la mort, c’est la douleur son
avantauant coureuse coustumiere. Comme
aussi la pauvretépauureté n’a rien a craindre que
cela qu’elle nous jetteiette entre les bras de
la douleur, par la soif, la faim, le froid, le
chaud les veilles qu’elle nous fait sou-
frir. Ainsi



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 65
frir. ainsi n’aionsaiōs affaire qu’a la douleur.
JeIe leur donnedōne que ce soit le pire accidentaccidēt de
nostre estre & volontiersvolōtiers. Car jeie sais l’hom
me

me
du mondemōde qui luy veux autantautāt de mal
& qui la crains autant, pour jusquesiusques a
present n’avoirauoir pas eu, Dieu mercy,
grand commerce avecauec elle, mais qu’il
ne soit pourtant en nous, si non de l’a-
neantir, au moins de l’amoindrir par la
patience, qu’il ne soit en nous, quand
bien le corps s’en emouvroitemouuroit, de main
tenir ce neantmoins l’ame & la raison
en bonne trampe, jeie ne le croy pas: &
s’il ne l’estoit, qui auroit mis en credit
parmi nous, la vertu, la vaillance, la for-
ce, la magnanimité & la resolurionresolution? Ou
joueroientioueroient elles leur rolle, s’il n’y a plus
de douleur a deffier?

Auida est periculi virtus.


S’il ne faut coucher sur la dure, souste-
nir armé de toutes pieces la chaleur du
midy, se paistre d’unvn chevalcheual, & d’unvn as-
E



Fac-similé BVH

66 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ne, se voir detailler en pieces, & arra-
cher unevne balle d’entre les os, se souffrir
recoudre, cauterizer & sonder, par ou
s’acquerra l’advantageaduantage, que nous vou-
lons avoirauoir sur le vulgaire? C’est bien
loing de fuir le mal & la douleur, ce
que disent les sages, que des actions é-
gallement bonnes celle la est plus sou-
haitable a faire, ou il y a plus de peine.
Et a ceste cause il a esté impossible de
persuader a nos peres, que les conque-
stes faites par viveviue force, au hazard de
la guerre, ne fussent plus advantageu-
ses
aduantageu-
ses
que celles qu’on fait en toute seurté
par pratiques & menées. Laetius est,
quoties magno sibi constat honestum.

D’avantageauantage cela nous doit consoler
que naturelement, si la douleur est vio-
lente
vio-
lēte
, elle est courte, si elle est longuelōgue elle
est legiere. Tu ne la sentiras guiere long
temps
lōg
temps
, si tu la sens trop, elle mettra fin
a soy, ou a toy: l’unvn & l’autre revientreuient a



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LIVRE PREMIER. 67
unvn. Ce qui nous fait souffrir avecauec tant
d’impatienceimpatiēce la douleur, c’est de n’estre
pas acoustumez de prendre nostre con-
tentement
cō-
tentement
en l’ame, c’est d’avoirauoir eu
trop de commercecōmerce avecauec le corps. Tout
ainsi que l’ennemy se rend plus aspre a
nostre fuite, aussi s’enorgueillit la dou-
leur a nous veoir trambler soubs elle.
Elle se rendra de bien meilleure com-
position, a qui luy fera teste: il se faut op
poser & bender contre. En nous accu-
lant & tirant arriere nous appellons a
nous & attirons la ruine, qui nous me-
nasse. Mais venons aus exemples qui
sont proprement du gibier des gens
foibles des reins, comme moy, ou
nous trouveronstrouuerons qu’il va de la dou-
leur, comme des pierres qui prenent
couleur, ou plus haute, ou plus morne,
selon la feuille ou l’on les couche,
& qu’elle ne prend que autant de pla-
E 2



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68 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ce en nous, que nous luy en faisons
Tantum doluerunt, dict sainct Augu-
stin, quantum doloribus se inserueruntinseruerūt.

Nous sentons plus unvn coup de rasoir
du chirurgienchirurgiē, que dix coups d’espée en
la chaleur du combat. Les douleurs de
l’enfantement par les medecins, & par
Dieu mesme estimées grandes, & que
nous passons avecauec tanttāt de ceremonies,
il y a des nations entieres, qui n’en font
nul conte. JeIe laisse a part les femmes
Lacedemonienes: mais aus Souisses par
my nos gens de pied, quel changementchangemēt
y trouvéstrouués vous? sinon que trottant a-
pres leurs maris vous leur voyez au-
jour
au-
iour
d’huy porter au col l’enfant, qu’el-
les avoientauoient hier au ventre, & ces Egyp-
tiennes contrefaictes ramassées d’en-
tre nous vont elles mesmes laverlauer leurs
enfans qui viennent de naistre, & pre-
nent leur being en la plus prochaine ri-
viere
ri-
uiere
. UnVn simple garçonnet de Lacede-



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LIVRE PREMIER. 69
mone ayant desrobé unvn renard (car le
larrecin y estoit action de vertu, mais
par tel si qu’il estoit plus vilain qu’entre
nous d’y estre surpris) & l’ayant mis
sous sa cape, endura plustost qu’il luy
eut rongé le ventre que de se decou-
vrir
decou-
urir
. Et unvn autre donnant de l’encens a
unvn sacrifice, le charbon luy estant tom-
bé dans la manche, se laissa brusler jus-
ques
ius-
ques
a l’os pour ne troubler le mistere.
Et s’en est veu un grand nombre pour
le seul essai de vertu suivantsuiuant leur insti-
tution
insti-
tutiō
, qui ont souffert en l’eage de sept
ans d’estre foites jusquesiusques a la mort sans
alterer leur visage. Chacun sçait l’istoi-
re
l’histoi-
re
de ScevolaSceuola qui s’estant coulé dans le
camp ennemy pour en tuer le chef, &
ayant failly d’atteinte pour reprendre
son effait d’unevne plus estrange inventioninuentiō
& descharger sa patrie, confessa a Por-
sena, qui estoit le roy qu’il vouloit tuer,
E 3



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70 ESSAIS DE M. DE MONTA.
non seulement son desseing, mais ad-
jousta
ad-
iousta
qu’il y avoitauoit en son camp unvn
grandgrād nombre de Romains complices
de son entreprise tels que luy. Et pour
monstrer quel il estoit s’estant faict ap-
porter unvn brasier veit & souffrit griller
& rotir son bras jusquesiusques a ce que len-
nemy
l’en-
nemy
mesme en ayant horreur luy o-
sta le brasier. Quoy celuy qui ne d’ai-
gna
dai-
gna
interrompre la lecture de son livreliure
pendant qu’on l’incisoit? Et celluy, qui
s’obstina a se mocquer & a rire a l’en-
uy des maux, qu’on luy faisoit, de façonfaçō
que la cruauté irritée des bourreaus,
qui le tenoienttenoiēt en main, & toutes les in-
ventions
in-
uentions
des tourmens redoublés les
unsvns sur les autres luy donnarentdōnarent gaigné.
Mais c’estoit unvn philosophe. Quoy? unvn
gladiateur de Cesar endura tousjourstousiours
riant qu’on luy sondat & detaillat ses
plaies. Meslons y les femmes. Qui n’a
ouy parler a Paris de celle, qui se fit es-



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LIVRE PREMIER. 71
corcher pour seulement en acquerir le
teint plus frais d’unevne nouvellenouuelle peau? &
l’en surnommoit on Madame l’escor-
chée. Il y en a qui se sont faict arracher
des dents vivesviues & saines pour en ac-
querir la voix plus molle, & plus grasse,
ou pour les ranger en meilleur ordre.
CombienCōbien d’exemples du mespris de la
douleur avonsauōs nous en ce genregēre? Que ne
peuventpeuuent elles? Que craignentcraignēt elles? pour
peu qu’il y ait d’agencement a esperer
en leur beauté. JI’en ay veu engloutir du
sable, de la cendrecēdre, & se travaillertrauailler a point
nommé de ruiner leur estomac, pour
acquerir les pasles couleurs. Pour faire,
unvn corps bien espaignolé qu’ellequelle geine
ne souffrent elles guindées & sanglées
a tout de grosses coches sur les costes
jusquesiusques a la chair viveviue? ouy quelques
fois a en mourir. JeIe suis bienbiē ayse que les
tesmoings nous sont plus a main ou
nous en avonsauons plus affaire. Car
E 4



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72 ESSAIS DE M. DE MONNTA.MONTA.
la chrestienté nous en fournit plus
qu’a suffisance. Et apres l’exemple de
nostre sainct guide, il y en a eu force,
qui par devotiondeuotion ont voulu porter la
croix. Nous aprenons par tesmoing
tres-digne de foy, que le roy sainct
Loys porta la here jusquesiusques a ce, que sur
sa viellesse[sic], son confesseur l’en dispensa,
& que tous les vendredisvēdredis, il se faisoit bat-
tre les espaules par son prestre a tout
cinq chainettes de fer, que pour cet ef-
fect il portoit tousjourstousiours dans unevne boi-
te. Guillaume nostre dernier Duc de
Guienne pere de cete Alienor, qui trans-
mit
trās-
mit
ce Duché aus maisons de France
& d’Angleterre porta les dix ou douze
derniers ans de sa vie continuelement
unvn cors de cuirasse, soubs unvn habit de
religieux par penitence. Foulques Con-
te
Cō-
te
d’Anjou alla jusquesiusques en JerusalemIerusalem
pour la se faire foiter a deux de ses va-
lets la corde au col devantdeuant le sepulchre



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LIVRE PREMIER. 73
de nostre Seigneur. Mais ne voit on
encore tous les joursiours le Vendredi saint
en diversdiuers lieux unvn graudgrand nombre d’hom
mes

mes
& fames se battre jusquesiusques a se de-
chirer la chair & perser jusquesiusques aux os?
Cela ay-jeie veu souvantsouuant & sans enchan-
tement
enchā-
tement
, & disoit on (car ils vont mas-
qués) qu’il y en avoitauoit, qui pour de l’ar-
gent entreprenoient en cela de garan-
tir
garā-
tir
la religion d’autruy, par unvn mespris
de la douleur, d’autant plus grand que
plus peuventpeuuent les eguillons de la devo-
tion
deuo-
tion
que de l’avariceauarice. Certes tout ain-
si qu’a unvn faineant l’estude sert de tour-
ment, a unvn yvrogneyurogne l’abstinence du
vin, la frugalité est supplice aus luxu-
rieus, & l’exercice geine a unvn homme
delicat & oisif: ainsi est il du reste. Les
choses ne sont ny douloreuses ny diffi-
ciles d’elles mesmes: mais nostre foi-
blesse & lacheté les faict telles. Pour juiu-
E 5



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74 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ger des choses grandes & haultes, il
faut un’ame de mesme, autrementautremēt nous
leur attribuonsattribuōs le vice qui est le nostre.
UnVn avironauiron droit semble toutes-fois
courbé dans l’eau. Il n’importe pas
seulemeutseulement qu’on voye la chose, mais
commentcommēt on la voye. Or sus, pourquoy
de tant de discours qui nous persua-
dent
persua-
dēt
de mespriser la mort, & de ne nous
tourmenter point de la douleur n’en
empoingnonsempoingnōs nous quelcunquelcū pour nous?
Et de tanttāt d’especes d’imaginationsimaginatiōs, qui
l’ont persuadé a autruy que chacun
n’en prend il celle qui est le plus selon
son humeur? si ce n’est unevne drogue for-
te & abstersiveabstersiue pour desraciner le mal,
au moins qu’il la preigne lenitivelenitiue pour
le soulager. Au demeurant on n’escha-
pe pas a la philosophie pour faire va-
loir outre mesure l’aspreté des dou-
leurs. Car on la contraint de nous don-
ner
dō-
ner
en paiement cecy. S’il est mauvaismauuais



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LIVRE PREMIER 75
de vivreviure en necessité, au moins de vivreviure
en necessité il n’est nulle necessité.


CHAP. QUINZIESMEQVINZIESME.
On est puny pour s’opiniastrer
a unevne place sans raison.


LA vaillancevaillāce a ses limites, comme les
autres vertus, lesquels franchis &
outrepassés, on se trouvetrouue dans le trein
du vice: en maniere que par ches elle
on se peut rendre a la temerité, obsti-
nation & follie, qui n’en sçait bien les
bornes, malaisés a la verité a choisir en
l’endroit de leurs confins. De cete con-
sideration
cō-
sideratiō
est née la coustume que nous
avonsauons aux guerres de punir voire de
mort ceux qui s’opiniastrent a defen-
dre unevne place, qui par les regles mili-
taires ne peut estre soustenue. Autre-
ment soubs l’esperance de l’impunité
il n’y auroit poullailler, qui n’arrestat
un’armée. Monsieur le Connestable



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76 ESSAIS DE M. DE MONTA.
de Monmorency au siege de PaviePauie ai-
ant esté commis pour passer le Tesin
& se loger aus faubours sainct Anthoi-
ne, estantestāt empesché d’unevne tour au bout
du pont, qui s’opiniatra jusquesiusques a se fai-
re battre feit pendre tout ce qui estoit
dedans: & encore despuis accompai-
gnant Monsieur le Daulphin au voya-
ge dela les monts ayant pris par force
le chasteau de Villane, & tout ce qui e-
stoit dedans ayant esté mis en pieces
par la furie des soldats, hormis le Capi-
taine & l’enseigne, il les fit pendre & e-
strangler pour cete mesme raison: com-
me
cō-
me
fit aussi le Capitaine Martin du
Bellay lors gouverneurgouuerneur de Turin en
cete mesme contrée le capiteine de S.
Bony, le reste de ses gens ayant esté
massacré a la prinse de la place. Mais
d’autant que le jugementiugement de la valeur
& foiblesse du lieu se prend par l’esti-
mation



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LIVRE PREMIER. 77
mation & contrepois des forces qui
l’assailent, car tel s’opiniatreroit juste-
ment
iuste-
ment
contre deux coleuvrinescoleuurines, qui fe-
roit l’enragé d’attendre trente canons:
ou se met encore en conte la gran-
deur du prince conquerant, sa reputa-
tion, le respect qu’on luy doit, il y a dan-
gier qu’on presse unvn peu la balance de
ce costé la. Et en advientaduient par ces mes-
mes termes que tels ont si grande opi-
nion d’eux & de leurs moiens, que ne leur
semblant point raisonnable qu’il y ait
rien digne de leur faire teste passent le
cousteau par tout, ou ils trouventtrouuent resi-
stence autant que fortune leur dure:
comm’il se voit par les formes de som
mation & deffi que les princes d’O-
rient les Tamburlans, Mahumets, &
leurs successeurs qui sont encores, ont
en usagevsage, fiere, hautaine & pleine d’unvn
commandement barbaresque.


Chapitre




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78 ESSAIS DE M. DE MONTA.


CHAP. SEZIESME.
De la punition de la couardise.



JI’Ouy autrefois tenir a unvn prince &
tres-grand Capitaine que pour la-
cheté de coeur unvn soldat ne pouvoitpouuoit e-
stre condamnécōdamné a mort, luy estant a ta-
ble fait recit du proces du seigneur de
VervinsVeruins qui fut condamné a mort pour
avoirauoir rendu Boulogne. A la verité c’est
raison qu’on face grande differencedifferēce en-
tre les fautes qui viennent de nostre
foiblesse & celles qui viennent de no-
stre malice. Car en celles ici nous nous
sommes bandés a nostre escient con-
tre les regles de la raison, que nature
a empreintes en nous: & en celles la, il
semble que nous puissions appeller a
garant cete mesme nature, pour nous
avoirauoir laissé en telle imperfection &



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LIVRE PREMIER. 79
deffaillance: de maniere que prou de
gens ont pensé qu’on ne se pouvoitpouuoit
prendre a nous, que de ce que nous
faisons contre ◊ LAL E82 nostre conscience: & sur cete
regle est en partie fondée l’opinion de
ceux qui condamnent les punitions
capitales aux heretiques & mescreans:
& celle qui establit qu’unvn advocataduocat &
unvn jugeiuge ne puissent estre tenus de ce
que par ignorance, ils ont failly en
leur charge. Mais quant a la coüardise
il est certain que la plus commune fa-
çon est de la chastier par honte & igno
minie. Et tient on que cete regle a esté
premierement mise en usagevsage par le le-
gislateur CharondasCharōdas: & qu’avantauāt luy les
loix de Grece punissoientpunissoiēt de mort ceus
qui s’en estoientestoiēt fuis d’unevne bataille, la ou
il ordonna seulement qu’ils fussent par
trois joursiours assis emmy la place publicque
vetus de robe de femme, esperant en-
cores



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80. ESSAIS DE M. DE MONT.
core s’en pouvoirpouuoir servirseruir, leur ayant fait
revenirreuenir le courage par cete honte. Il
semble aussi que les loix Romaines cō-
damnoient
con-
damnoient
entierementLAL ancienementE82 anciennement a mort ceux
qui avoientauoient fui. Car Ammianus Mar-
cellinus raconte, que l’Empereur JulienIuliē
condamnacondāna dix de ses soldats, qui avoientauoient
tourné le dos a unevne charge contre les
Parthes, a estre degrades, & apres a
Souffirirsouffrir mort, suivantsuiuāt, dict il, les loix an-
tiennes. Toutes-fois ailleurs pour unevne
pareille faute il en condemne d’autres
seulement a se tenir parmy les prison-
niers soubs l’enseigne du bagage. Du
temps de nos peres le seigneur de Fran-
get
Frā-
get
jadisiadis lieutenant de la compagnie
de monsieur le Mareschal de Chastil-
lon, ayant esté mis par Monsieur le
Mareschal de Chabanes, gouverneurgouuerneur
de Fontarrabie au lieu de Monsieur de
Lude, & l’ayant renduerēdue aux Espaignols
fut con-



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LIVRE PREMIER. 81
fut condamné a estre degradé de no-
blesse & tant luy que sa posterité de-
claré roiturier taillable & incapable
de porter armes: & fut cete rude sen-
tence executée a Lion. Dépuis souffri-
rent pareille punition tous les gentils-
hommes qui se trouverenttrouuerent dans Guy-
se, lors que le Conte de Nansau y en-
tra, & autres encore depuis. Toutes-
fois quand il y auroit unevne si grossiere &
apparente, ou ignorance ou couardi-
se, qu’elle surpassat toutes les ordinai-
res, ce seroit raison de la prendre pour
suffisante preuvepreuue de meschanceté & de
malice, & de la chastier pour telletelle.


CHAP. DIXSETIEME.
UnVn trait de quelques ambassadeurs.


JIObserveObserue en mes voyages cete prac-
tique, pour apprendreapprēdre tousjourstousiours quel-
F



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82 ESSAIS DE M. DE MONTA.
que chose, par la communication d’au
truy (qui est unevne des plus belles escoles
qui puisse estre) de ramener tousjourstousiours
ceux, avecauec qui jeie confere, aus propos
des choses, qu’ils sçaventsçauent le mieux. Car ◊ E82 Basti al nocchiero ragionar de’venti
Al bifolco dei tori, & le sue piaghe
Conti’l guerrier, conti’l pastor gli armenti.

il advientaduient le plus souventsouuent au rebours,
que chacun choisit plus tot a discourir
du mestier d’autruy que du sien, esti-
mant que c’est autant de nouvellenouuelle re-
putation acquise: tesmoing le repro-
che que Archidamus feit a Periander,
qu’il quitoit la gloire de bon mede-
cin pour acquerir celle de mauvaismauuais
poëte, & par ce train vous ne faictes ja-
mais
ia-
mais
rien qui vaille.
Optat ephippia bos piger, optat arare

caballus.


Par ainsi il faut travaillertrauailler de rejetterreietter
tousjourstousiours l’architecte, le peintre, le cor
donnier & ainsi du reste chacun a son
gibier. Et a ce propos a la lecture des hi
stoires



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LIVRE PREMIER. 83
stoires, qui est le subjetsubiet de toutes gens,
ji’ay accoustumé de considerer, qui en
sont les escrivainsescriuains. Si ce sont personnes,
qui ne facent autre profession que de
lettres ji’en apren principalement le
stile & le langage. Si ce sont mede-
cins, jeie les croy plus volontiers en ce
qu’ils nous disent de la temperature,
de l’air, de la santé & complexion
des princes, des blessures & mala-
dies: si jurisconsultesiurisconsultes il en faut prendre
les controversescontrouerses des droicts, les loix,
l’etablissement des polices & choses
pareilles: si Theologiens les affaires de
l’Eglise, censures ecclesiasticques, dis-
penses & mariages: si courtisans les
meurs & les cerimonies: si gens de
guerre, ce qui est de leur charge, &
principalement les deductions des ex-
ploits ou ils se sont trouvéstrouués en person-
ne: si ambassadeurs, les menées, intelli-
F 2



Fac-similé BVH

84 ESSAIS DE M. DE MONTA.
gences, & practiques & maniere de
les conduire. A ceste cause ce que ji’eus-
se passé a unvn autre, sans m’y arrester, jeie
l’ay poisé & remarqué en l’histoire du
seigneur de Langey tres-entendu en
telles choses. C’est qu’apres avoirauoir contécōté
ces belles remonstrances de l’Empe-
reur Charles cinquiesme faites au con-
sistoire a Rome present l’EvesqueEuesque de
Macon & le seigneur du Velly nos am-
bassadeurs: ou il avoitauoit meslé plusieurs
parolles outrageuses contre nous, &
entre autres que si ses capitaines, sol-
dats, & subjectssubiects n’estoient d’autre fide-
lité & suffisance en l’art militaire, que
ceux du roy, tout sur l’heure il s’ata-
cheroit la corde au col pour luy aller
demander misericorde. Et de cecy il
semble qu’il en creut quelque chose,
car deux ou trois fois en sa vie depuis
il luy advintaduint de redire ces mesmes
mots:



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 85
mots: aussi qu’il défia le roy de le com-
batre en chemise avecauec l’espée & le
poingnard dans unvn bateau. Ledict sei-
gneur de Langey suivantsuiuant son histoire
adjousteadiouste que lesdits Ambassadeurs fai-
sant unevne despeche au roy de ces choses
luy en dissimularentdissimularēt la plus grande par-
tie, mesmes luy celarent les deux arti-
cles precedens. Or ji’ay trouvétrouué bien e-
strange, qu’il fut en la puissance d’unvn
ambassadeur de dispenser sur les ad-
vertissemens
ad-
uertissemens
, qu’il doit faire a son mai-
stre, mesme de telle consequence, ve-
nant de telle personne, & dites en si
grande assemblée. Et m’eut semblé
l’office du serviteurseruiteur estre de fidelement
representer les choses en leur entier,
comme elles sont advenuesaduenues: affin que
la liberté d’ordonner, jugeriuger & choisir
demeurat au maistre. Car de luy
alterer ou cacher la verité, de peur
F 3



Fac-similé BVH

86 ESSAIS DE M. DE MONTA.
qu’il ne la preigne autrement qu’il
ne doit, & que cela ne le pousse a
quelque mauvaismauuais party, & ce pen-
dant le laisser ignorant de ses affai-
res, cela m’eut semblé apartenir a
celuy, qui donne la loy non a celuy
qui la reçoit, au curateur & maistre
d’escolle, non a celuy qui se doit pen-
ser inferieur, non en authorité seule-
ment, mais aussi en prudence & bon
conseil. Quoy qu’il en soit, jeie ne
voudrois pas estre servyseruy de cete façon
en mon petit faict.


CHAP. DIXHUITIEMEDIXHVITIEME.
De la peur.



Obstupui, steterúntque comae, & vox
faucibus haesit.


JEIE ne suis pas bon naturaliste (qu’ils
disent) & ne sçay guiere par quels
resors



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 87
resors la peur agit en nous, mais tant y
a que c’est unevne estrange passion: & di-
sent les medecins qu’il n’en est nulle,
qui emporte plus tot nostre jugementiugement
hors de sa deüe assiete. De vray ji’ay
veu beaucoup de gens devenusdeuenus insen-
sés de peur, & au plus rassis. il est cer-
tain pendantpēdant que son acces dure qu’elle
engendre de terribles ebloyssemens.
JeIe laisse a part le vulgaire, a qui elle re-
presente tantost les bisayeulx sortis
du tombeau envelopésenuelopés en leur sue-
re, tantost des Loups-garous, des Lu-
tins, & des chimeres. Mais par-
my les guerriers mesme, ou elle de-
vroit
de-
uroit
trouvertrouuer moins de place, com-
bien de fois a elle changé unvn troupeau
de brebis en esquadron de corselets?
des roseaus & des cannes en gend’ar-
mes & lanciers? nos amis en nos enne-
mis? & la croix blanche a la rouge?
F 4



Fac-similé BVH

88 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Lors que monsieur de Bourbon print
Rome, unvn port’enseigne, qui estoit a la
garde du bourg sainct Pierre print tel
effroy a la premiere alarme, que par le
trou d’unevne ruine il se jettaietta l’enseigne au
poing hors la ville droit aux ennemis,
pensant tirer vers le dedans de la ville,
& a peine en fin voiant la troupe de
monsieur de Bourbon se renger pour
le soutenir, estimant que ce fut unevne sor-
tie que ceux de la ville fissent, il se re-
conneut, & tournant teste rentra par
ce mesme trou, par lequel il estoit sor-
ti, plus de trois cens pas avantauant en la cam
paigne

paigne
. Il n’en advintaduint pas du tout si heu
reusement a l’enseigne du capitaine
JuilleIuille, lors que sainct Pol fut pris sur
nous par le conte de Bures & mon-
sieur du Reu. Car estant si fort esperdu
de la fraieur, que de se jetterietter a tout son
enseigne hors la ville par unevne cano-
niere



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 89
niere, il fut mis en pieces, par les asssail-
lans. & au mesme siege fut memora-
ble la peur, qui serra, saisit & glaça si fort
le coeur d’unvn gentil’homme, qu’il en
tomba roide mort par terre a la bres-
che sans aucune blessure. Tantost elle
nous donne des aisles aus talons, com-
me aux deux premiers. Tantost elle
nous cloue les pieds & les entraveentraue, com-
me
cō-
me
on lit de l’Empereur Theophile,
lequel en unevne bataille qu’il perdit con-
tre les Agarenes, devintdeuint si estonné & si
transi, qu’il ne pouvoitpouuoit prendre party
de s’enfuyr: jusquesiusques a ce que Manuel
l’unvn des principaus chefs de son armée
l’ayant tirassé & secoué comme pour
l’esveilleresueiller d’unvn profond somneE88 somme, luy dit
si vous ne me suivéssuiués jeie vous tueray.
Car il vaut mieux que vous perdésperdiez la
vie, que si estant prisonnier vous ve-
niez a ruiner l’Empire.


F 5




Fac-similé BVH

90 ESSAIS DE M. DE MONTA.


CHAP. DIXNEUFIESME.DIXNEVFIESME
Qu’il ne faut jugeriuger de nostre heur,
qu’apres la mort.



Scilicet vltima semper
Expectanda dies homini est, dicíque
beatus
Ante obitum nemo supremàque fu-
ner a
fu-
nera
debet.



LES enfans sçaventsçauent le conte du roy
Croesus a ce propos: lequel ayant
esté pris par Cyrus, & condamné a la
mort, sur le point de l’execution il s’es-
cria O Solon, Solon: cela raporté a Cy-
rus, & s’estant enquis que c’estoit a di-
re, il luy fit entendre, qu’il verifioit lors
a ses despens l’aduerrissementadvertissement qu’autre
fois luy avoitauoit donné Solon, que les
hommes, quelque beau visage que for-
tune



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 91
tune leur face, quelques richesses, roy-
autés & empires qu’ils se voyent entre
mains, ne se peuventpeuuent appeller heureux
jusquesiusques a ce qu’on leur aye veu passer
le dernier jouriour de leur vie: pour l’incer-
titude & varieté des choses humaines,
qui d’unvn bien legier mouvementmouuement se
changent d’unvn estat en autre tout di-
vers
di-
uers
. Et pourtant Agesilaus, a quelcun
qui disoit heureux le roy de Perse, de
ce qu’il estoit venu fort jeuneieune a unvn si
puissant estat, voire mais, dit il, PriamPriām en
tel eage ne fut pas malheureux. Tan-
tost des rois de Macedoine successeurs
de ce grand Alexandre, il s’en faict
des menusiersE88 menuisiers & greffiers a Ro-
me: des tirans de Cicile, des pedan-
tes a Corinthe: d’unvn conquerant de la
moitié du monde & empereur de tant
d’armées il s’en faict unvn miserable sup-
pliant des belitres officiers d’unvn roy
d’Egypte



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92 ESSAIS DE M. DE MONT.
d’Egypte, tant cousta a ce grand Pom-
peius l’alongementalongemēt de cinq ou six mois
de vie. Et du temps de nos peres ce Lu-
dovic
Lu-
douic
Sforce dixiesme duc de Milan,
soubs qui avoitauoit si long temps branslé
toute l’Italie, on l’a veu mourir prison-
nier a Loches, mais apres y avoirauoir vescu
dix ans, qui est le pis de son marché. Et
mille tels exemplesexēples. Car il semble que com
me

me
les oraiges & tempestes se piquent
contre l’orgueil & hautaineté de nos
bastimensbastimēs, il y ait aussi la haut des espritz
envieuxenuieux des grandeurs de ça bas.

Vsque a deo res humanas vis abdita
quaedam
Obterit, & pulchros fasces saeuasque
secures
Proculcare ac ludibrio sibi habere
uidetur.


Et semble que la fortune quelquefois
guette a point nommé le dernier jouriour
de nostre



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LIVRE PREMIER. 93
de nostre vie pour monstrer sa puissan-
ce
puissā-
ce
de renverserrēuerser en unvn momentmomēt ce qu’elle
avoitauoit basty en longues années, & nous
fait crier apres Laberius Nimirum hac
die vna plus vixi, mihi quam viuen-
dum fuit.
Ainsi se peut prendre avecauec
raison ce bon advisaduis de Solon: mais d’au-
tant que c’est unvn philosophe a l’endroit
desquels les faveursfaueurs & disgraces de la
fortune ne tiennent rang ny d’heur ny
de mal’heur, & sont les grandeurs, ri-
chesses & puissances accidens de qua-
lité a peu pres indifferente, jeie trouvetrouue
vray semblable, qu’il aye regardé plus
avantauant, & voulu dire que ce mesme bon-
heur
bō-
heur
de nostre vie, qui dépend de la
tranquillité & contentement d’unvn es-
prit bien né & de la resolution & asseu-
rance d’vn ameun’ame reglée & bien asse-
née, ne se doivedoiue jamaisiamais attribuer a
l’homme, qu’on ne luy aye veu joueriouer
le dernier



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94 ESSAIS DE M. DE MONTA.
le dernier acte de sa comedie, & sans
doute le plus difficile. En tout le reste
il y peut avoir du masque, ou ces beaux
discours de la philosophie ne sont en
nous que par contenance, ou les acci-
dens ne nous essayant pas jusquesiusques au
vif, nous donnent loysir de maintenir
tousjourstousiours nostre visage rassis. Mais a
ce dernier rolle de la mort & de nous,
il n’y a plus que faindre, il faut parler
bon François, il faut monstrer ce qu’il
y a de bon & de net dans le fond du
pot.

Nam verae voces tum demum pecto-
re ab imo
Eijciuntur, & eripitur persona, ma-
net res.


Voila pourquoy se doiventdoiuent a ce der-
nier trait toucher & esprouveresprouuer toutes
les autres actions de nostre vie. C’est
le maistre jouriour, c’est le jouriour jugeiuge de
tous les



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LIVRE PREMIER 95
tous les autres: c’est le jouriour, dict
unvn antien, qui doit jugeriuger de toutes mes
années passées. JeIe remets a la mort
l’essay du fruict de mes estudes. Nous
verrons la si mes discours me partent
de la bouche, ou du coeur.


CHAP. VINGTIESME.
Que philosopher, c’est apprendre
a mourir.



CIcero dit que philosopher ce n’est
autre chose que s’aprester a la
mort. C’est d’autant que l’estude &
la contemplation, retirent aucune-
mant nostre ame hors de nous, &
l’embesongnent a part du corps qui
est quelque aprentissage & ressemblan-
ce
ressemblā-
ce
de la mort: ou bien c’est que toute
la sagesse & discours du monde se re-
soult en fin a ce point, de nous appren-
dre a ne



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96 ESSAIS DE M. DE MONTA.
dre a ne craindre a mourir. De vray
ou la raison se mocque, ou elle ne doit
viser qu’a nostre contentementcontentemēt: & tout
son travailtrauail tendre en somme a nous
faire bien vivreviure, & a nostre aise, comme
dict la saincte parolle. Toutes les opi-
nions du monde en sont la, quoy qu’el
les en prennent diversdiuers moyens, autre-
ment on les chasseroit d’arrivéearriuée. Car
qui escouteroit celuy, qui pour sa fin
establiroit nostre tourment? Or il est
hors de moyen d’arriverarriuer a ce point, de
nous former unvn solide contentement,
qui ne franchira la crainte de la mort.
Voila pourquoy toutes les sectes des
philosophes se rencontrent & con-
viennent
con-
uiennent
a cet article de nous instruire
a la mespriser. Et bien qu’elles nous
conduisent aussi toutes d’unvn commun
accord a mespriser la douleur, la pau-
vreté
pau-
ureté
, & autres accidens a quoy la vie
humaine



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LIVRE PREMIER. 97
humaine est subjettesubiette, ce n’est pas d’unvn
pareil soing: tant par ce que ces accidensaccidēs
ne sont pas de telle necessité, la plus-
part des hommes passant leur vie sans
gouster de la pauvretépauureté, & tels encore
sanssās sentimentsentimēt de douleur & de maladie,
comme Xenophilus le musicienmusiciē, qui ves-
cut cent & six ans d’unevne entiere santé:
qu’aussi d’autantautāt qu’au pis aller, la mort
peut mettre fin, quandquād il nous plaira, &
couper broche a tous autres inconve-
niens
inconue-
niēs
. Mais quantquāt a la mort, elle est inevi-
table
ineui-
table
, & par consequentcōsequent, si elle nous faict
peur, c’est unvn subjetsubiet continuel de tour-
ment, & qui ne se peut aucunement
soulager. Nos parlemens renvoientrenuoient
souventsouuent executer les criminels au lieu
ou le crime est commis. Durant le
chemin, promenez les par toutes les
belles maisons de France: faictes leur
tant de bonne chere, qu’il vous plaira:
G



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98 ESSAIS DE M. DE MONTA.
pensez vous qu’ilz s’en puissent res-
jouir
res-
iouir
, & que la finale intention de leur
voyage leur estant ordinairement de-
vant
de-
uant
les yeux, ne leur ait alteré & af-
fadi le goust a toutes ces commodi-
tez? Le but de nostre carriere c’est la
mort, c’est l’objectobiect necessaire de no-
stre visée. Si elle nous effraye comme
est il possible d’aller unvn pas avantauant sans
fiebvrefiebure? Le remede du vulgaire c’est de
n’y penser pas. Mais de qu’ellequelle brutale
stupidité luy peut venir unvn si grossier a-
veuglement
a-
ueuglement
? Il luy faut faire brider
l’asne par la queüe,

Qui capite ipse suo instituit vesti-
gia retro.


Ce n’est pas de merveillemerueille s’il est si sou-
vent
sou-
uent
pris au piege. On faict peur a nos
gens seulement de nommer la mort,
& la pluspart s’en seignent, comme
du nom du diable. Et par ce qu’il
s’en faict



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LIVRE PREMIER. 99
s’en faict mention aus testamens, ne
vous attendez pas qu’ils y mettent la
main, que le medecin ne leur ait don-
né l’extreme sentence. Et Dieu sçait
lors entre la douleur & la frayeur de
quel bon jugementiugement ilz vous le pátis-
sent. A l’adventureaduenture est ce que, comme
on dict, le terme vaut l’argent. JeIe nas-
quis le dernier jouriour de febvrierfeburier. 1533E82 1532E88 1533.
Il n’y a justementiustement que quinze joursiours
que ji’ay franchi 39. ans, il m’en faut
pour le moins encore autant. Ce pen-
dant s’empescher du pensement de
chose si esloignée, ce seroit follie. Mais
quoy les jeunesieunes & les vieux y pensent
aussi peu les unsvns que les autres. Et n’est
homme si decrepite tant qu’il voit
Mathusalem devantdeuant, qui ne pense a-
voir
a-
uoir
encore unvn an dans le corps.
DavantageDauantage, pauvrepauure fol que tu es,
qui t’a establi les termes de ta
2 GG 2



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100 ESSAIS DE M. DE MONTA.
vie? Tu te fondes sur les contes des me
decins. Regarde plustot l’effect & l’ex-
perience. Par le commun train des
choses, tu vis desjadesia pieça par faveurfaueur ex-
traordinaire. Tu as passé les termes ac-
coustumés de vivreviure: & qu’il soit ainsi,
conte de tes connoissans combiencōbien il en
est mort avantauant ton aage, plus qu’il n’en
y a qui l’ayent ateint: & de ceus mes-
me qui ont annobli leur vie par renom-
mée
renō-
mée
fais en registre, & ji’entreray en
gageure d’en trouvertrouuer plus, qui sont
mors, avantauant, qu’apres trente cinq ans.
Il est plein de raison, & de pieté de pren-
dre exemple de l’humanité mesme de
JesusIesus Christ, or il finit sa vie a trente &
trois ans. Le plus grand homme, sim-
plement homme Alexandre mourut
aussi a ce terme, & ce fameux Mahu-
met aussi. Combien a la mort, de fa-
çons de surprise?
Quid



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LIVRE PREMIER. 101

Quid quisque vitet nunquam homi-
ni satis


CantumCautum est in horas.

JeIe laisse a part les fiebvresfiebures & les pleu-
resis. Qui eut jamaisiamais pensé qu’unvn Duc
de Bretaigne deut estre estouffé de la
presse, comme fut celuy la a l’entrée
du Pape ClementClemēt mon voisin, a Lion?
N’as tu pas veu tuer unvn de nos roys en
se jouantiouant? Et unvn de ses ancestres mou-
rut il pas choqué par unvn pourceau. Aes-
chilus menassé de la cheute d’unevne mai-
son a beau se tenir a l’airte, le voila asso-
mé d’unvn toict de tortue, qui eschappa
des pates d’unvn’ Aigle en l’air. L’autre
mourut d’unvn grein de raisin: unvn Empe-
reur de l’esgrafigneure d’unvn peigne en
se testonnant: Aemilius Lepidus pour
avoirauoir hurté du pied contrecōtre le seuil de son
huis: & Aufidius pour avoirauoir choqué en
entrant contre la porte de la chambre
G 3



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102 ESSAIS DE M. DE MONTA.
du conseil. Et entre les cuisses des fa-
mes Cornelius Gallus preteur, Tigilli-
nus capitaine du guet a Rome, Ludo-
vic
Ludo-
uic
fils de Guy de GousagueGonsague Marquis
de MantoüeMātoüe. Et d’unvn encore pire exepleexemple
Speusippus philosophe Platonicien, &
l’unvn de nos Papes: le pauvrepauure Bebius Ju-
ge
Iu-
ge
, cependantcepēdant qu’il donnedōne delay de hui-
ctaisne a unevne partie, le voila saisi, le sien
de vivreviure estant expiré. Et Caius JuliusIulius
medecin gressant les yeux d’unvn patientpatiēt,
voila la mort qui luy clostE82 E88 qui clost les siens. Et
s’il m’y faut mesler unvn mien frere, aa-
gé de vint & trois ans, qui avoitauoit desjadesia
faict assez bonne preuvepreuue de sa valeur,
joüantioüant a la paulme, receut unvn coup d’es
teuf qui l’assena unvn peu au dessus de
l’oreille droite, sans aucune apparence
de contusion, ny de blessure, & qui l’e-
stonna si peu qu’il ne s’en assit, ny re-
posa



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LIVRE PREMIER. 103
posa, jusquiusqu’a ce que le voila perdu cinq
ou six heures apres d’unevne apoplexie.
Ces exemples si frequens & si ordi-
naires nous passant devantdeuant les yeux,
commecōme est il possible qu’on se puisse def-
faire du pensement de la mort, & qu’a
chaque instant il ne nous semble qu’el-
le nous tient au collet? Qu’import’il,
me direz vous, comme que ce soit,
pourveupourueu qu’on ne s’en donne point
de peine? JeIe suis de cet advisaduis, & en
quelque maniere qu’on se puisse met-
tre a labril’abri des coups, fut ce soubz la
peau d’unvn veau, jeie ne suis pas homme
qui y reculasse. Car il me suffit de pas-
ser a mon aise, & le meilleur jeuieu que
jeie me puis le donner jeie le prens, si
peu glorieus au reste & exemplaire
que vous voudrez.
Praetulerim delirus inersque videri,
Dum mea delectent mala me, vel
G 4



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104 ESSAIS DE M. DE MONTA.

denique fallant


Quam sapere, & ringi.

Mais c’est unevne follie d’y penser arriverarriuer
par la. Ils vont, ils viennent, ils trottent,
ils dansent, de mort nulles nouvellesnouuelles.
Tout cela est beau: mais aussi quand
elle arrivearriue, ou a eux mesmes, ou a leurs
fames, enfans & amis les surprenant a
l’improueu & au decouvertdecouuert, quels
tourmens? quels cris? quelle rage? &
quel desespoir les acabléacable ? Vites vous
jamaisiamais rien si rabeissé, si changé, si con-
fus? Il y faut prouvoirprouuoir de meilleur’heu-
re: & cete nonchalance bestiale, quand
elle pourroit loger en la teste d’unvn hom-
me
hō-
me
d’entendement: ce que jeie trouvetrouue
entierement impossible, nous vend
trop cher ses denrées: si c’estoit ennemi
qui se peut evitereuiter, jeie conseillerois d’em-
prunter les armes de la coüardise: mais
puis qu’il ne se peut,
Nempe



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LIVRE PREMIER. 105
Nempe & fugacem persequitur virumvirū
Nec parcit imbellis iuuentae
Poplitibus timidóque tergo.

aprenons a le soutenir de pied ferme,
& a le combattre, & pour comman-
cer a luy oster son plus grand avanta-
ge
auanta-
ge
contre nous, prenons voie toute
contraire a la commune. Ostons luy
l’estrangetéestrāgeté, pratiquons le, acoustumonsacoustumōs
le, n’ayons rien si souventsouuent en la teste
que la mort a tous instans represen-
tons la a nostre imagination & en tous
visages, au broncher d’unvn chevalcheual, a la
cheute d’unevne tuille, a la moindre piqu-
re d’espleingue remachons soudein, &
bien quand ce seroit la mort mesme:
& la dessus roydissons nous & effercōsefforçons
nous. Parmy les festes & la joyeioye ayons
tousjourstousiours ce refrein de la souvenancesouuenance
de nostre condition: ◊ LAL et◊ E82 & ne nous laissons
pas si fort emporter au plaisir, que par
G 5



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106 ESSAIS DE M. DE MONTA
fois il ne nous repasse en la memoire
en combien de sortes cete nostre alle-
gresse est en bute a la mort, & de com-
bien de prinses elle la menasse. Ainsi
faisoint les EgyptiensEgyptiēs, qui au millieu de
leurs festins & parmy leur meilleure
chere faisoient aporter l’Anatomie se-
che d’unvn corps d’homme mort, pour
servirseruir d’advertissementaduertissement aus conviésconuiés.

Omnem crede diem tibi diluxisse supre-
mum
Grata superueniet quae non sperabitur
hora.


Il est incertain ou la mort nous atten-
de, attendons la par tout. La premedi-
tation de la mort est premeditation
de la liberté. Qui a apris a mourir il a
desapris a servirseruir. Le sçavoirsçauoir mourir
nous afranchit de toute subjectionsubiection &
contrainte. Paulus Aemilius respondit
a celuy que ce miserable roy de Ma-
cedoine



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LIVRE PREMIER. 107
cedoine son prisonnier luy envoioitenuoioit
pour le prier de ne le mener pas en son
triomphe, qu’il en face la requeste a
soy mesme. A la verité en toutes cho-
ses si nature ne preste unvn peu, il est ma-
laisé que l’art & l’industrie aillent guie-
re avantauant. JeIe suis de moy-mesme non
melancholique, mais songecreus: il
n’est rien de quoy jeie me soie des tous-
joursiours plus entretenu que des imagi-
nations de la mort, voire en la saison
la plus licentieuse de mon aage, par-
my les Dames & les jeusieus: tel me pen-
soit empesché a digerer a par moy quel
que jalousieialousie, ou l’incertitude de quel-
que esperance ce pendant que jeie m’en-
tretenois de jeie ne sçay qui surpris les
joursiours precedens d’unevne fievrefieure chaude
& de la mort, au partir d’unevne feste
pareille, & la teste pleine d’oisi-
veté
oisi-
ueté
, d’amour & de bon temps,
comme



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108 ESSAIS DE M. DE MONT.
comme moy & qu’autant m’en pen-
doit a l’oreille. JeIe ne ridois non plus le
front de ce pensement la que d’unvn au-
tre. Il est impossible que d’arrivéearriuée nous
ne sentions des piqueures de telles ima-
ginations. Mais en les maniant & pra-
tiquant au long aller on les aprivoiseapriuoise
sans doubte, autrement de ma part jeie
fusse en continuelle frayeur & frene-
sie. Car jamaisiamais homme ne se défia tant
de sa vie, jamaisiamais homme ne feit moins
d’estat de sa durée. Ny la santé, que ji’ay
jouyiouy jusquesiusques a present heureuse, ne m’enē
alonge l’esperance, ny les maladies ne
me l’acourcissent. A chaque minute il
me semble que jeie m’eschape. De vray
les hazards & dangiers nous aprochentaprochēt
peu ou rien de nostre fin. Et si nous
pensons combien il reste sans cet acci-
dent, qui semble nous menasser le plus,
de millions d’autres sur nos testes, nous
trouveronstrouuerons



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LIVRE PREMIER. 109
trouveronstrouuerons que gaillars & fievreusfieureus, en
la mer & en nos maisons, en ◊ LAL E82 E88 la bataille &
en repos elle nous est egualementegualemēt pres.
Ce que ji’ay affaire avantauant mourir, pour
l’acheveracheuer, tout loisir me semble court,
fut ce d’unvn’heure. Quelcun feuilletant
l’autre jouriour mes tablettes trouvatrouua unvn
memoire de quelque chose que jeie vou
loy estre faite apres ma mort, jeie luy di,
comme il estoit vray, que n’estant qu’a
unevne lieue de ma maison & sain & gail-
lard jeie m’estoy hasté de l’escrire la, pour
ne m’asseurer point d’arriverarriuer jusquesiusques
ches moy. Il faut estre tousjourstousiours boté
& prest a partir en tant qu’en nous est,
& sur tout se garder qu’on n’aye lors
affaire qu’a soy. Car nous y aurons as-
sez de besongne sans autre surcrois.
L’unvn se pleint plus que de la mort, de
quoy elle luy rompt le train d’unevne bel-
le victoire, l’autre qu’il luy faut deslo-
ger avantauant



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110 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ger avantauant qu’avoirauoir marié sa fille, ou
contrerollé l’institution de ses enfans:
l’unvn pleint la compagnie de sa fame,
l’autre de son fils, commecōme commoditez
principales de son estre. & le bastisseur
Manent (dict il) opera interrupta,

minaeque


Murorum ingentes.

Il ne faut rien desseigner de si longue
haleine, ou au moins avecauec telle inten-
tion de se passionner pour en veoir la
fin. Nous sommes nés pour agir. Et jeie
suis d’advisaduis que non seulement unvn Em-
pereur, comme disoit Vespasien, mais
que tout gallant homme doit mourir
debout.
Cum moriar, mediummediū soluar & inter opus.
JeIe veux qu’on agisse sans cesse, que la
mort me treuvetreuue plantant mes chous,
mais nonchalant d’elle & encore plus
de mon jardriniardrin[sic] imparfait. JI’en vis mou-
rir unvn



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LIVRE PREMIER. 111
rir unvn qui estant a l’extremité se plei-
gnoit incessammentincessāment, dequoy sa destinée
coupoit le fil de l’histoire, qu’il avoitauoit en
main sur le 15. ou 16. de nos roys. Il faut
se descharger de ces humeurs vulgaires
& nuisibles. Tout ainsi qu’on a planté
nos cimetieres joignantioignant les Eglises &
aux lieus les plus frequentez de la ville
pour accoustumer, disoit Lycurgus, le
bas populaire, les fames & les enfans a
ne s’effaroucher point de voir unvn ho-
me mort, & affin que ce continuel spe-
ctacle d’ossemens, de tombeaus, & de
convoisconuois nous advertisseaduertisse de nostre con
dition. Aussi ay-jeie pris en coustume
d’avoirauoir non seulement en l’imagina-
tion, mais continuellement la mort en
la bouche. Et n’est rien de quoy jeie
m’imformem’informe si volontiers, que de la
mort des hommes, qu’ellequelle parolle,
quel visage, qu’ellequelle contenance
ilz y ont



Fac-similé BVH

112 ESSAIS DE M. DE MONT.
ils y ont eu: ny endroit des histoires,
que jeie remarque si attantifvementattantifuement. On
me dira que l’effect surmonte de si
loing l’imaginationimaginatiō, qu’il n’y a si belle es-
crime, qui ne s’y perde quandquād on en vientviēt
la. laissésE82 la: laissés les dire, le premediter donne
sans doubte grand avantageauantage: & puis
n’est ce rien d’aller au moins jusquesiusques
la sans alteration & sans fievrefieure. Il
y a plus. JeIe reconnoy par experiance
que nature mesme nous prete la main
& nous donne courage. Si c’est unevne
mort courte & violente, nous n’avonsauons
pas loisir de la creindre. Si elle est autre
jeie m’aperçois qu’a mesure que jeie m’en-
gage dans ses avenuesauenues, & dans la ma-
ladie, ji’entre naturelement & de moy
mesme en quelque desdein de la vie. JeIe
trouvetrouue que ji’ay bien plus affaire a di-
gerer cete resolution de mourir, quand
jeie suis en vigueur & en pleine santé,
que jeie



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER 113
que jeie n’ay, quand jeie suis malade: d’au-
tant que jeie ne tiens plus si fort aux commo-
ditez
cōmo-
ditez
de la vie: a raison que jeie comman-
ce a en perdre l’usagevsage & le plaisir. JI’en
voy la mort d’unevne veüe beaucoup
moins effrayée. Cela me faict esperer
que plus jeie m’eslongneray de cele la, &
aprocheray de cete cy, plus aisement
ji’entreray en composition de leur eschan
ge
eschā
ge
. Tout ainsi que ji’ay essaie en plusieurs
autres occurrencesoccurrēces, ce que dit Cesar, que
les choses nous paroissent souventsouuent plus
grandes de loing que de pres. JI’ay trou-
trou-
que sain jiavoisauois eu les maladies beau-
coup plus en horreur, que lors que jeie
les ay senties. L’alegresse ou jeie suis, le
plaisir & la force me font paroistre l’au-
tre estat si disproportionné a celuy la,
que par imagination jeie grossis sesLAL E82 ces incom-
moditez
incō-
moditez
de la moitiemoitié, & les conçoy
plus pesantes, que jeie ne les en trouvetrouueE82 ne les trouvetrouue,
H



Fac-similé BVH

114 ESSAIS DE M. DE MONTA.
quand jeie les ay sur les espaules, ji’espere
qu’il m’en adviendraaduiendra ainsi de la mort.
Le corps courbe & plié a moins de for-
ce a soustenir unvn fais, aussi a nostre ame.
Il la faut dresser & esleveresleuer contre l’effort
de cet adversaireaduersaire. Car comme il est im-
possible, qu’elle se mette en repos & a son
aise pendant qu’elle le craintE82 elle craint, si elle s’en
asseure aussi, elle se peut venter, qui est
chose commecōme surpassant l’humaine condi-
tion
condi-
tiō
, qu’il est impossible que l’inquietude,
le tourment, & la peur non le moindre
desplaisir loge ches elle. Elle est rendue
maistresse de ses passions & concupiscen-
ces
concupiscē-
ces
, maistresse de l’indigence, de la hon-
te, de la pauvretépauureté & de toutes autres
injuresiniures de fortune. Gaignons cet ad-
vantage
ad-
uantage
qui pourra, c’est icy la vraye
& souverainesouueraine liberté qui nous donnedōne de-
quoy faire la figue a la force, & a l’inju-iniu-
stice, &



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 115
stice, & nous mocquer des prisons &
des fers.
In manicis, &
Compedibus, saeuo te sub custode tenebo.
Ipse Deus simulatque volam, me sol-
uet. opinorE82 soluet: opinor
Hoc sentit, moriar. Mors ultima linea
rerum est.

Nostre religion n’a point eu de plus as-
seuré fondement humain que le mespris
de la vie: non seulement le discours de
la raison nous y appelle, car pourquoy
craindrions nous de perdre unevne chose
laquelle perdue ne peut estre regrettée,
& puis que nous sommes menassés de
tant de façons de mort, ne voyons nous
pas qu’il y a plus de mal a les craindre
toutes, qu’a en soutenir unevne? Mais nature
nous y force. Sortes, dit elle, de ce mondemōde
comme vous y estez entrez. Le mesme
H 2



Fac-similé BVH

116 ESSAIS DE M. DE MONTA.
passage que vous fites de la mort a la
vie, sans passionpassiō & sans frayeur, refaites le
de la vie a la mort. Vostre mort est unevne
des pieces de l’ordre de l’universvniuers, c’est
unevne piece de la vie du monde. Change-
ray-jeie pas par vous cete belle contextu-
re des choses, c’est la conditionconditiō de vostre
creation, c’est unevne partie de vous que la
mort: vous vous fuiez vous mesmes.
C’estuy vostre estre, que vous jouisseziouissez,
est egalement party a la mort & a la vie.
Le premier jouriour de vostre naissance vous
achemine a mourir comme a vivreviure.

PrimamPrima quae vitam dedit hora carpsit.
Nascentes morimur, finisque ab origine

pendet.



Et ne mourez jamaisiamais trop tost. Si vous
avezauez vescu unvn jouriour, vous avezauez tout veu:
unvn jouriour est egal a tous joursiours. Il n’y a
point d’autre lumiere, ny d’autre nuict.
Ce soleil



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 117
Ce soleil, ceste lune, ces estoiles, ceste
disposition, c’est celle mesme, que vos
ayeuls ont jouieiouie, & qui entretiendra
vos arriere-nepveuxnepueux. & au pis aller la
distribution & varieté de tous les actes
de ma comedie, se parfournit, & enE82 en un vn
an. Si vous avezauez pris garde au beau bran-
le
brā-
le
de mes quatre saisons, elles embras-
sent l’enfance, l’adolescence, la virilité, &
la viellesse[sic] du monde. Il a jouéioué son rolle.
Il n’y sçait autre finesse que de recom-
mencer, ce sera tousjourstousiours cela mesme. JeIe
ne suis pas deliberée de vous forger au-
tres nouveausnouueaus passetemps.

Nam tibi praeterea quod machiner, in-
ueniámque
Quod placeat, nihil est, eadem sunt om-
nia semper.


faites place aux autres, comme d’autres
vous l’ont faite. Aussi avezauez vous beau vi-
vre
vi-
ure
, vous n’en rabatrez rien du temps
H 3



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117118 ESSAIS DE M. DE MONTA.
que vous avezauez a estre mort. C’est pour
neant, aussi long temps serez vous en
cet estat la, que vous creignés, comme
si vous estiez mort en nourisse.

Licet quod vis viuendo vincere secla,
Mors aeterna tamen nihilominus illa
manebit.


DavantageDauantage nul ne meurt avantauant son heu
re. ce que vous laissez de temps, n’estoit
non plus vostre, que celuy qui s’est pas-
avantauant vostre naissance. Ou que vostre
vie finisse ell’y est toute. Pensiez vous
jamaisiamais n’arriverarriuer la, ou vous alliez sans
cesse. Et si la compagnie vous peut sou-
lager: le monde ne va il pas mesme trein
que vous allez? Tout ne branle il pas vo-
stre branlebrāle? y a il rien qui ne viellisse[sic] quant
& vous? mille hommes, mille animaus
& mille autres creatures meurent en
ceste



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LIVRE PREMIER. 118119
ceste mesme heure, que vous mourez.
Voila les bons advertissemensaduertissemens de no-
stre mere nature. Or ji’ay pensé souventsouuent
d’ou venoit cela, qu’aus guerres le visa-
ge de la mort, soit que nous la voyons
en nous ou en autruy, nous semble sans
comparaison moins effroyable, qu’en
nos maisons: autrement ce seroit unvn’ar-
mée de medecins & de pleurars: & elle
estant tousjourstousiours unevne, qu’il y ait toutefois
beaucoup plus d’asseurance parmy les
gens de village & de basse condition
qu’es autres. JeIe croy a la verité que ce
sont ces mines & appareils effrayablesE88 effroyables,
dequoy nous l’entournons, qui nous
font plus de peur qu’elle: unevne toute nou-
velle
nou-
uelle
forme de vivreviure: les cris des meres,
des fames, & des enfans: la visitation de
personnes estonnéesestōnées, & transies: l’assistanceassistāce
d’unvn nombre de valets pasles & éplo-
rés: unevne chambre sans jouriour: des cierges
H 4



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120 ESSAIS DE M. DE MONT.
alumez: nostre chevetcheuet assiegé de mede-
cins ◊ LAL et de precheurs◊ E82 & de precheurs : somme tout horreur & tout effroy
autour de nous. Nous voila de-jaia ense-
velis
ense-
uelis
& enterrez. Les enfans ont peur de
leurs amis mesmes quand ilz les voyent
masquez, aussi avonsauons nous. Il faut oster
le masque aussi bien des choses que des
personnes. Osté qu’il sera, nous ne trou-
verons
trou-
uerons
au dessoubz, que cete mesme
mort, qu’unvn valet ou simple chambriere
passarent[sic] dernierement sans peur. Heu-
reuse la mort & heureuse trois fois, qui
oste le loisir aux apprets de tel equipage.


CHAP. VINGTUNIESME.VINGTVNIESME
De la force de l’imagination.



Fortis imaginatio generat casum,



DIsent les clercs. JeIe suis de ceux, qui
sentent tres-grand effort de l’apre-
hention,



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LIVRE PREMIER. 121
hention, chacun en est feru: mais aucuns
en sont trans-formez. Gallus Vibius ban-
da
bā-
da
si bien son ame, & la tendit a com-
prendre & imaginer l’essence & les
mouvemensmouuemens de la folie, qu’il emporta
son jugementiugement mesme hors de son sie-
ge, si qu’onques puis il ne l’y peut re-
mettre: & se pouvoitpouuoit venter d’estre de-
venu
de-
uenu
fol par discours. Il y en a, qui de
frayeur anticipent la main du bourreau,
& celuy qu’on débandoit pour luy lire
sa grace se trouvatrouua roide mort sur l’escha-
faut du seul coup de son imagination.
Nous tressuons, nous tremblons, nous
pallissons, & rougissons aux secousses de
nos imaginations, & renversésrenuersés dans la
plume nous sentons nostre corps agité
a leur bransle quelque fois jusquesiusques a la
mort. Et la jeunesseieunesse bouillante s’eschauf-
fe si avantauant en son harnois tout endor-
mie, qu’elle assouvitassouuit en songe ses amou-
H 5



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121122 ESSAIS DE M. DE MONTA.
reus desirs.

Vt quasi transactis saepe omnibus rebus
profundant
Fluminis ingentes fluctus, vestemque
cruentent.


Et encore qu’il ne soit pas nouveaunouueau de
voir croistre la nuict des cornes a tel qui
ne les avoitauoit pas en se couchant: toutes-
fois l’evenementeuenement de Cyppus roy d’Ita-
lie est memorable, lequel pour avoirauoir as-
sisté le jouriour avecauec grande affection au
combat des taureaux, & avoirauoir eu en
songe toute la nuict des cornes en la
teste, les produitLAL E88 produisit en son front par la for-
ce de l’imagination. La passion donna
au filz de Croesus la voix, que nature
luy avoitauoit refusée. Et Antigonus print la
fievrefieure de la beauté de Stratonicé trop
vivementviuement empreinte en son ame. Pline
dict avoirauoir veu Lucius Cossitius de fem-
me changé en homme le jouriour de ses
nopces



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LIVRE PREMIER. 122123
nopces. Pontanus & d’autres racontent
pareilles Metamorphoses advenuesaduenues en
Italie ces siecles passés: & par vehement
desir de luy & de sa mere,

Vota puer soluit quae foemina vouerat
Iphis.


Les unsvns attribuent a la force de l’imagi-
nation les cicatrices du roy Dagobert
& de sainct François. On dict que les
corps s’en enleventenleuent telle fois de leur
place. Et Celsus recite d’unvn prestre, qui
ravissoitrauissoit son ame en telle extase, que le
corps en demeuroit longue espace sans
respiration & sans sentiment. Il est vray
semblable, que le principal credit des
miracles, des visions, des enchante-
mens, & de tels effects extraordinaires
vienne de la puissance de l’imagina-
tion, agissant principalement con-
tre les ames du vulgaire, ou il y a
moins



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124 ESSAIS DE M. DE MONTA.
moins de resistance. On leur a si fort
saisi la creance, qu’ils pensent voir ce
qu’ils ne voient pas. JeIe suis encore de ce-
te opinion, que ces plaisantes liaisons
des mariages, dequoy le monde se voit
si plein, qu’il ne se parle d’autre chose,
ce sont des impressions de l’aprehentionaprehentiō
& de la crainte. Car jeie sçay par experien-
ce
experiē-
ce
, que tel en qui il ne pouvoitpouuoit eschoir
nul soupçon de foiblesse, & aussi peu
d’enchantement ayant ouy faire unvn con-
te
cō-
te
a unvn sien compaignon d’unevne defail-
lance extraordinaire, en quoy il estoit
tombétōbé sur le point, qu’il en avoitauoit le moins
de besoing, se trouvanttrouuant en pareille oc-
casion, l’horreur de ce conte luy vint si
rudement frapper l’imagination, qu’il en
encourut unevne fortune pareille. & notam-
ment
notā-
ment
cela est a craindre, ou les commo-
ditez se rencontrent improveuesimproueues & pres
santes. A qui a assez de loisir pour se ra-
voiruoir &



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LIVRE PREMIER. 125
voiruoir & remettre de ce trouble, mon con-
seil
cō-
seil
est qu’il divertissediuertisse ailleurs son pense-
ment, ou qu’onō luy persuade, qu’onō luy four-
nira des contrenchantemenscōtrenchantemens d’unvn effect
merveilleuxmerueilleux & certain. Mais il faut aussi
que celles, a qui legitimementlegitimemēt on le peut
demander, ostent ces façons cerimo-
nieuses & affectées de rigueur & de re-
fus, & qu’elles se contreignent unvn peu
pour s’accommoder a la necessité de ce
siecle mal’heureux.
E82-75
Cela n’est a craindre qu’aux entreprinses,
ou nostre ame se treuvetreuue ou-
tre mesure tandue de desir & de respect, & no-
tamment ou les commoditez se rencontrent
improueues & pressantes. A qui a assez de loisir
pour se ravoirrauoir & remettre de ce trouble, mon
conseil est qu’il divertissediuertisse ailleurs son pensement,
s’il peut, car il est difficile, qu’il se desrobe de
ceste ardeur et contention de son imagination. JI’en
sçay, a qui il a servyseruy, a y aporter le corps mesme
amolli & affoibli d’ailleurs. Et a celuy qui sera
en alarme, des liaisons, qu’on luy persuade hors de
la, qu’on luy fournira des contrenchantemens d’unvn
effect merveilleuxmerueilleux & certain. Mais il faut aussi
que celles, a qui legitimement on le peut de-
mander, ostent ces façons cerimonieuses & af-
fectees de rigueur & de refus, & qu’elles se con-
treignent unvn peu, pour s’accommoder a la ne-
cessité de ce siecle malheureux.
Car l’ame troublée
de plusieurs diversesdiuerses al’armesallarmes elle se
perd aisement: & ce n’est pas tout, car
celuy a qui l’imagination a faict unevne fois
souffrir cete honte (& elle ne les faict
guiere souffrir qu’aus premieres acoin-
tances, d’autant qu’elles sont plus ardan-
tes
ardā-
tes
& aspres, & aussi qu’en cete premie-
re connoissance, qu’on donne de soy on
craint beaucoup plus de faillir) ayant
mal commancé il entre en si grande
fievrefieure



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125126 ESSAIS DE M. DE MONTA.
fievrefieure & despit de cet accident, que cete
frayeur s’en augmente & redouble a
toutes les occasions suivantessuiuantes, & sans
quelque contremine on n’en vient pas
aisément a bout. Tel a l’adventureaduenture par
cet effect de l’imagination en raporte
les escruelles en Espaigne, que son com-
paignon laisse icy
LAL laisse icy les escruelles, que son com-
paignon rapporte en Espaigne
E82 laisse icy les escruelles, que son com-
paignon raporte en Espaigne
. Voila pourquoy en
telles choses a l’onE82 l’on a accoustumé de de-
mander unevne ame preparée. Pourquoy
praticquent les medecins avantauant main
la creance de leur patient avecauec tant de
faulces promesses de sa guerison: si ce
n’est affin que l’effect de l’imagination
supplisse l’imposture de leur aposimeaposeme?
Ils sçaventsçauent qu’unvn des maistres de ce me-
stier leur a laissé par escrit qu’il s’est trou-
trou-
des hommes a qui la seule veue de la
medecine faisoit l’operation, & tout ce
caprice m’est tombé presentement en
main sur le conte que me faisoit unvn apo-
tiquai-



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LIVRE PREMIER. 126127
tiquaire de feu mon pere, homme sim-
ple & Souysse, nation peu vaine & men-
songiere, d’avoirauoir conneu long temps
unvn marchand a Toulouse maladif &
subjectsubiect a la pierre, qui avoitauoit souventsouuent be-
soing de clisteres & se les faisoit diverse-
ment
diuerse-
ment
ordonner aus medecins selon l’oc
currence de son mal: apportez qu’ils
estoient, il n’y avoitauoit rien obmis des
formes accoustumées, souventsouuent il tastoit
s’ils estoient trop chauds, le voila cou-
ché, renversérēuersé & toutes les approches fai-
ctes sauf qu’il ne s’y faisoit nulle inje-
ction
inie-
ction
. L’apotiquaire retiré apres cete
ceremonie, le patient accommodé, com-
me
cō-
me
s’il avoitauoit veritablement pris le clyste-
re, il en sentoit pareil effect a ceux qui
les prennent. Et si le medecin n’en trou-
voit
trou-
uoit
l’operation suffisante, il luy en re-
donnoit deux ou trois autres de mes-
me forme, monE82 forme. Mon tesmoin jureiure, que
pour



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128 ESSAIS DE M. DE MONT.
pour espargner la despence (car il les
payoit comme s’il les eut receus) la fem-
me de ce malade ayant quelque fois es-
sayé d’y faire seulement mettre de l’eau
tiede, l’effect en descouvritdescouurit la fourbe, &
pour avoirauoir trouvétrouué ceux la inutiles, qu’il
fausit revenirreuenir a la premiere façon. Ces
joursiours passés unevne fame pensant avoirauoir ava-
aua-
unvn ésplingue quant & quantLAL avecauecE82 avecauec son pain,
crioit & se tourmentoit comme ayant
unevne douleur insuportable au gosier, ou
elle pensoit la sentir arrestée. Mais par
ce qu’il n’y avoitauoit ny enfleure ny altera-
tion par le dehors, unvn habil’homme aiantaiāt
jugéiugé que ce n’estoit que fantasiefātasie & opinionopiniō
prise de quelque morceau de pain, qui
l’avoitauoit piquée en passant, la fit vomir &
jettaietta a la desrobée dans ce qu’elle rendit
unevne esplingue tortue. Cete fame cuidant
l’avoirauoir rendue se sentit soudain deschar-
gée de sa douleur. JeIe sçay qu’unvn gentil-
compa-[sic]



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LIVRE PREMIER. 129
homme ayant traité ches luy unevne bonne
compagnie se vantavāta trois ou quatre joursiours
apres par maniere de jeuieu (car il n’en e-
stoit rien) de leur avoirauoir faict menger unvn
chat en paste: dequoy unevne damoiselle
de la troupe print telle horreur, qu’en e-
stant tombée en unvn grand dévoiementdéuoiement
d’estomac & fievrefieure il fut impossible de
la sauversauuer. Les bestes mesmes se voyent
comme nous subjectessubiectes a la force de l’i-
magination, tesmoing les chiens, qui se
laissent mourir de dueil de la perte de
leurs maistres, nous les voyons aussi
japperiapper & tremousser en songe, hannir
les chevauxcheuaux & se debatre: mais tout ce-
cy se peut raporter a l’estroite cousture
de l’esprit & du corps s’entre-communi-
quant leurs fortunes. Mais c’est bien au-
tre chose que l’imagination agisse quel-
que fois non contre son corps seulementseulemēt,
mais contre le corps d’autruy: & tout
I



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130 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ainsi qv’qu’vnun corps rejettereiette son mal a son
voisin, comme il se voit en la peste, en la
verolle & au mal des yeux, qui se char-
gent de l’unvn a l’autre:
Dum spectant oculi laesos laeduntur & ipsi.
Multáque corporibus transitione nocentnocēt:

pareillement l’imagination esbranlée
avecquesauecques vehemence, eslance des traitz
qui puissent offencer l’objectobiect estrangier.
LancienetéLācienetéL’ancieneté a tenu de certaines femmesfēmes en
Scythie, que animées & courroussées
contre quelqu’unvn elles le tuoyent du
seul regard. Les tortues, & les autruches
couventcouuent leurs oeufs de la seule veüe, c’est
signe qu’ils y ont quelque vertu ejacula-
trice[sic]
. Et quant aus sourciersE88 sorciers on les dit a-
voir
a-
uoir
des yeux offansifs & nuisans.

Nescio quis teneros oculus mihi fascinat
agnos.


Mais ce sont pour moy mauvaismauuais respon-
dans
respō-
dās
que magitiens. TantTāt y a que nous voionsvoiōs
par ex-



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LIVRE PREMIER. 131
par experience les femmes envoyerenuoyer aus
corps des enfans qu’elles portent au
vantre, des merques de leurs fantasies,
tesmoing celle qui engendra le more. Et
il fut presenté a Charles roy de Boheme
& Empereur unevne fille d’aupres de Pise
toute velue & herissée, que sa mere disoit
avoirauoir esté ainsi conceuecōceue a cause d’unvn’ima-
ge de sainct JeanIean Baptiste pendue en son
lit. Des animaux il en est de mesmes, tes-
moing les brebis de JacobIacob & les perdris
& les lievreslieures que la neige blanchit aux
montaignes. Mon pere vit vnun jouriourLAL On vit dernierement chez moyE82 On vit dernierement chez moy vn un
chat guestant unvn oyseau au haut d’unvn ar-
bre, & s’estans fichez la veüe ferme l’unvn
contre l’autre quelque espace de temps
l’oyseau s’estre laissé choir comme mort
entre les pates du chat, ou enyvréenyuré par sa
propre imagination, ou attiré par quel-
que force atractiveatractiue du chat. Ceux qui
ayment la volerie ont ouy faire le conte
I 2



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132 ESSAIS DE M. DE MONTA.
du fauconnier, qui arrestant obstinémentobstinémēt
sa veüe contre unvn milanmilā, qui estoit amontamōt,
gageoit de la seule force de sa veüe de le
ramener contrecōtre bas: & le faisoit, a ce qu’onō
dit. Car les histoires que jeie recite jeie
les renvoierenuoie sur la conscience de ceux de
qui jeie les tiens.


CHAP. VINTDEUXIESMEVINTDEVXIESME.
Le profit de l’unvn est dommage de l’autre.



DEmades Athenien condamna unvn
homme de sa ville, qui faisoit me-
stier de vendre les choses necessaires aux
enterremens, soubz tiltre de ce qu’il en
demandoitdemādoit trop de profit, & que ce pro-
fit ne luy pouvoitpouuoit venir sans la mort de
beaucoup de gens. Ce jugementiugement sem-
ble estre mal pris, d’autant qu’il ne se
fait nul profit qu’au dommage d’autruy,
& qu’a ce conte il faudroit condamner
toute



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LIVRE PREMIER. 133
toute sorte de guein. Le marchand ne
fait bien ses affaires, qu’a la débauche de
la jeunesseieunesse: le laboureur a la cherté des
bleds: l’architecte a la ruine des maisons:
les officiers de la justiceiustice aus procés &
querelles des hommes: l’honneur mes-
mes & pratique des ministres de saLAL E82 la reli-
gion se tire de nostre mort & de nos vi-
ces. Nul medecin ne prent plaisir a la san-
sā-
de ses amis mesmes, dit lantienl’antien comi-
que Grec, ny soldat a la paix de sa ville:
ainsi du reste. Et qui pis est, que chacun
se sonde au dedans, il trouveratrouuera que nos
souhaits interieurs pour la plus part nais-
sent & se nourissent aux despens d’au-
truy. Ce que considerant, il m’est venu
en fantasie, comme nature ne se dément
point en cela de sa generale police. Car
les Physiciens tiennent, que la naissance,
nourissement, & augmentation de cha-
que chose est l’alteration & corruption
I 3



Fac-similé BVH

134 ESSAIS DE M. DE MONTA.
d’vn autreun’ autre.

Nam quodcunque suis mutatum fini-
bus exit,
Continuo hoc mors est illius, quod fuit anteāte.


CHAP. VINTTROISIESME.
De la coustume & de ne changer ai-
sément unevne loy receüe.



CEluy me semble avoirauoir tres-bien con-
ceu
cō-
ceu
la force de la coustume, qui pre-
mier forgea ce conte, qu’unevne femme de
village ayant apris de caresser & porter
entre ses bras unvn veau des l’heure de sa
naissance, & continuant tousjourstousiours a ce
faire, gaigna cela par l’accoustumance
que tout grand beuf qu’il estoit, elle le
portoit encore. Car c’est a la verité unevne
violente & traistresse maistresse d’esco-
le, que la coustume. Elle establit en nous
peu a peu a la desrobée le pied de son au-
thorité:



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 135
thorité: mais par ce doux & humble com-
mencement
cō-
mencement
l’ayant rassis & planté avecauec
l’ayde du temps, elle nous decouvredecouure tan-
tost
tā-
tost
unvn furieux & tirannique visage, con-
tre lequel nous n’avonsauons plus la liberté
de hausser seulement les yeux. Nous luy
voyons forcer tous les coups les reigles
de nature: ji’en croy les medecins, qui
quitent si souventsouuent a son authorité les rai-
sons de leur art: & ce roy qui par son
moyenmoyē rengea son estomac a se nourrir de
poison. Et la fille qu’Albert recite s’estre
accoustumée a vivreviure d’araignes. JeIe viensviēs
de voir ches moy unvn petit homme natif
de Nantes né sans bras, qui a si bien fa-
çonné ses pieds au serviceseruice, que luy de-
voient
de-
uoiēt
les mains, qu’ils en ont a la verité a
demy oublié leur office naturel. Au de-
mourant il les nomme ses mains, il tren-
che, il charge unvn pistolet & le láche, il en-
fille son eguille, il coud, il escrit, il tire le
I 4



Fac-similé BVH

136 ESSAIS DE M. DE MONT.
bonnet, il se peigne, il joueioue aux cartes,
aux dez & les remue avecauec autant de dex
terité que sçauroit faire quelqu’unvn autreE82 unvn autre.
L’argentargēt que jeie luy ay donnédōné (car il gaigne
sa vie a se faire voir) il l’a emporté en son
pied commecōme nous faisonsfaisōs en nostre main. JIenē
vi unvn autre estantestāt enfant qui manioit unevne
espée a deux mains,E82 mains & unevne hallebarde du pli
du col a faute de mains, les jettoitiettoit en l’air
& les reprenoit, lançoit unevne dague & fai
soit craqueter unvn foët aussi bien que char-
retier de France. Mais on decouvredecouure bienbiē
mieux ses effets aux estrangesestrāges impressionsimpressiōs,
qu’elle fait en nos ames, ou elle ne trou-
ve
trou-
ue
pas tant de resistance. Que ne peut
elle en nos jugemensiugemens & en nos crean-
ces? y a il nulle opinion si fantasque (jeie
laisse a part la grossiere imposture des
religions, de quoy tant de grandes na-
tions & tant de suffisans personnages se
sont veus enyvresenyures, car cete partie estant
hors de



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER 137
hors de nos raisons humaines, il est plus
excusable de s’y perdre qui n’y est ex-
traordinairement
ex-
traordinairemēt
esclairé par unevne faveurfaueur
divinediuine) mais d’autres opinions y en a il
de si estranges, qu’elle n’ayE82 n’aye planté & e-
stably par loix es regions que bon luy a
semblé: icy on vit de chair humaine: la
c’est office de pieté de tuer son pere en
certain aage: alleursailleurs les peres ordon-
nent des enfans encore au ventre des
meres, ceux qu’ils veulentveulēt estre nourris &
conservezconseruez, & ceux qu’ils veulent estre a-
bandonnés & tués: ailleurs les vieux
maris prestentprestēt leurs femmes a la jeunesseieunesse
pour s’en servirseruir: & ailleurs elles sont com-
munes
cō-
munes
sans peché: voire en tel pais por-
tent pour merque d’honneur autant de
belles houpes frangées au bord de leurs
robes, qu’elles ont acointé de masles.
N’a elle pas faict encore unevne chose pu-
blique de femmes a part? leur a elle pas
I 5



Fac-similé BVH

138 ESSAIS DE M. DE MONTA.
mis les armes a la main? faict dresser des
armées, & livrerliurer des batailles? Et ce que
la raison & toute la philosophie ne peut
planter en la teste des plus sages, ne l’ap-
prend elle pas de sa seule ordonnance au
plus grossier vulgaire? Car nous sçavonssçauōs
des nations entieres, ou non seulement
l’horreur de la mort estoit mesprisée,
mais l’heure de sa venue a l’endroit des
plus cheres personnes qu’onō eut, festoiée
avecauec grande alegresse. Et quant a la dou
leur, nous en sçavonssçauons d’autres ou les en-
fans de sept ans souffroient pour l’essay
de leur constance a estre foités jusquesiusques a
la mort sans changer de demarche ny
de visage: & ou la richesse estoit en tel
mespris, que le plus chetif citoyen de la
ville n’eut daigné baisser le bras pour
releverreleuer unevne bourse d’escus. Et sçavonssçauons
des regions tresfertiles en toutes façons
de vivresviures, ou toutefois les plus ordinai-
res méz



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 139
res mez[sic] & les plus savoureussauoureus c’estoientestoiēt du
pain du nasitort & de l’eau. Et somme
a ma fantasie il n’est rien qu’elle ne face,
ou qu’elle ne puisse: & avecauec raison l’ap-
pelle Pindarus, a ce qu’onō m’a dict, la roy-
ne & Emperiere du mondemōde. Mais le prin-
cipal effect de sa puissance c’est de nous
saisir & ampieter de telle sorte qu’a pei-
ne soit il en nous de nous r’avoirauoir de sa
prinse, & de rentrerrētrer en nous, pour discou
rir & raisonner de ses ordonnances. De
vray, par ce que nous les humons avecauec
le laict de nostre naissance, & que le vi-
sage du monde se presente en cet estat a
nostre premiere veüe, il semble que
nous soions nais a la condition de sui-
vre
sui-
ure
ce train. Et les communes imagina-
tions, que nous trouvonstrouuons en credit au-
tour de nous, & infuses en nostre ame
par la semence de nos peres, il semble
que ce soient les generales & natureles.
Darius



Fac-similé BVH

140 ESSAIS DE M. DE MONT.
Darius demandoit a quelques Grecs,
pour combien ils voudroient prendre
la coustume des Indes de manger leurs
peres trespassés (car c’estoit leur forme,
estimans ne leur pouvoirpouuoir donner plus
favorablefauorable sepulture que dans eux mes-
mes) ils luy respondirent que pour cho-
se du mondemōde ils ne le feroientferoiēt: mais s’estantestāt
aussi essayé de persuader aux Indiens de
laisser leur façon & prendre celle de
Grece, qui estoit de brusler les corps de
leurs peres, il leur fit encore plus d’hor-
reur. ChacunChacū en fait ainsi, d’autantautāt que l’usa
ge
vsa
ge
nous derobe le vray visage des choses.

Nil adeo magnummagnū nec tam mirabile quic-
quam
Principio, quod non minuant mirarier
omnes


Paulatim.
Autrefois ayantayāt a faire valoir quelqu’unevne
de nos observationsobseruations, & receüe avecauec re-
solue



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 141
solüe authorité bien loing autour de
nous, & ne voulant point, comme il se
faict l’establir seulement par la force des
loix & des exemples, mais questantquestāt tous-
jours
tous-
iours
jusquesiusques a son origine, ji’y trouvaytrouuay
le fondement si chetif & si foible, qu’a
peine que jeie ne m’enē degoutasse moi, qui
avoisauois a la confirmer en autruy. Et qui se
voudra essayer de mesme, & se desfaire
de ce violent prejudicepreiudice de la coustume,
il trouveratrouuera plusieurs choses receues
d’unevne resolution indubitable, qui n’ont
appuy qu’en la barbe chenue & rides de
l’usagevsage, qui les accompaigne: mais ce
masque arraché rapportant les choses a
la verité & a la raison, il sentira son juge-
ment
iuge-
ment
comme tout bouleversébouleuersé, & remis
pourtant en bien plus seur estat. Pour
exemple, jeie luy demanderay lors, qu’il
peut estre de plus estrange, que de voir
unvn peuple obligé a suivresuiure des loix, qu’il
n’entendit



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142 ESSAIS DE M. DE MONTA.
n’entendit onques, attaché en tous ses
affaires domestiques, mariages, dona-
tions, testamens, ventes, & achapts a des
regles, qu’il ne peut sçavoirsçauoir, n’estant es-
crites ny publiées en sa langue, & des-
quelles par necessité il luy faille acheter
l’interpretation & l’usagevsage. JeIe sçay bon
gré a la fortune, dequoy comme disent
nos historiens, ce fut unvn Gentil’homme
Gascon & de mon païs, qui le premier
s’opposa a Charlemaigne nous voulant
donner les loix latines & imperiales.
Qu’est il de plus farouche, que de voir
unevne nation ou par legitime coustume la
charge de jugeriuger se vende & les juge-
mens
iuge-
mens
soient payéz a purs deniers con-
tans, & ou legitimement la justiceiustice soit
refusée a qui n’a dequoy la paier, & aye
cete marchandise si grand credit, qu’il se
face en unevne police unvn quatriesme estat
des gens maniant les proces, pour le joinioin
dre aus



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LIVRE PREMIER 143
dre aus trois antiens de l’Eglise, de la
noblesse & du peuple, lequel estat ayant
la charge des loix & souvereinesouuereine authori-
té des biens & des vies face unvn corps a
part de celuy de la noblesse, d’ou il avien-
ne
auiē-
ne
qu’il y ait doubles loix, celles de l’hon-
neur
hō-
neur
, & celles de la justiceiustice, en plusieurs
choses fort contraires. Aussi rigoreuse-
ment condamnent celles la unvn demanti
souffert, comme celles icy unvn demanti
revanchéreuanché: par le devoirdeuoir des armes celuy
la soit degradé d’honneur & de nobles-
se qui souffre unevne injureiniure, & par le devoirdeuoir
civilciuil celuy qui s’en venge il encoure unevne
peine capitale. Qui s’adresse aux loix
pour avoirauoir raison d’unevne offence faicte a
son honneur, il se deshonnore: & qui ne
s’y adresse il en est puny & chastié par
les loix. Et de ces deux pieces si diversesdiuerses
se raportantraportāt toutefois a unvn seul chef, ceux
la ayentayēt la paix, ceux cy la guerre en char-
ge: ceux



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144 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ge: ceux la ayent le gaing, ceux cy l’hon-
neur: ceux la le sçavoirsçauoir, ceux cy la vertu:
ceux la la parolle, ceux cy l’action: ceux
la la justiceiustice, ceux cy la vaillance: ceux la
la raison, ceux cy la force: ceux la la ro-
be longue, ceux cy la courte en partai-
ge. Quant aux choses indifferentesindifferētes, com-
me vestemens qui les voudra ramener
a leur vraye fin, qui est le serviceseruice & com
modité du corps, d’ou depend leur gra-
ce & bien seance originelle, pour les plus
monstrueus a mon gré qui se puissent
imaginer, jeie luy donray entre autres nos
bonnets carrez, cete longue queüe de
veloux plissé, qui pend aux testes de nos
fames avecauec son attirail bigarré, & ce
vain modelle & inutile d’unvn membremēbre, que
nous ne pouvonspouuons seulement honneste-
ment nommer, duquel toutefois nous
faisons monstre & parade en public.
Ces considerations ne destournentdestournēt pour-
tant pas



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LIVRE PREMIER. 145
tant pas unvn homme d’entendement de
suivresuiure le stille commun: ains au rebours
il me semble, que toutes ces façonsE82 toutes façons es-
cartées & particulieres partentpartēt plustost de
folie ou d’affectation ambitieuse, que
de vraye raison: & que le sage doit au
dedans retirer son ame de la presse, &
la tenir en liberté & puissance de jugeriuger
librement des choses: mais quant au de-
hors qu’il doit suivresuiure entierement les fa-
çons & formes receües. La societé publi-
que n’a que faire de nos pensées: mais le
demeurant, comme nos actions, nostre
travailtrauail, nos fortunes & nostre vie pro-
pre, il la faut préter & abandonner a son
serviceseruice & aux opinions communes. CarE82 Comme ce bon & grand Socrates refusa de sauversauuer sa vie par la desobeissance du magistrat voire tres-injusteiniuste & tres-inique. Car
c’est la regle des regles & generale loy
des loix, que chacun observeobserue celles du
lieu ou il est.

νόμοιϛ ἕπεσθαι τοῖσιν εγχώροιϛἐγχώροιϛ κάλον


En voicy d’vnvn autreE82 vnun’autre cuvée cuuée. Il y a grand
K



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146 ESSAIS DE M. DE MONTA.
doubte, s’il se peut trouvertrouuer si evidenteuidēt pro-
fit au changement d’unevne loy receüe telle
qu’elle soit, qu’il y a de mal a la remuer:
d’autant qu’unevne police bienbiē instituée c’est
comme unvn bastiment de diversesdiuerses pieces
jointesiointes ensembleensēble d’unevne telle liaisonliaisō, qu’il est
impossible d’en esbranler la moindre,
que tout le corps ne s’en sente. Le legis-
lateur des Thuriens ordonna, que qui-
conque voudroit ou abolir unevne des viel-
les[sic]
loix, ou en establir unevne nouvellenouuelle, se
presenteroit au peuple la corde au col:
affin que si la nouvelleténouuelleté n’estoit aprou-
vée
aprou-
uée
d’unvn chacun il fut incontinent estran-
glé
estrā-
glé
. Et celuy de Lacedemone employa
sa vie pour tirer de ses citoyens unevne pro-
messe asseurée de n’enfraindre aucune
de ses ordonnances. L’ephore qui cou-
pa si rudement les deux cordes que
Phrinys avoitauoit adjoustéadiousté a la musique, ne
s’esmaie pas, si elle en vaut mieux, ou si



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LIVRE PREMIER. 147
les accords en sont mieux remplis: il luy
suffit pour les condamner, que ce soit
unevne alteration de la vieille façon: c’est
ce que signifioit cete vieille espée rouil-
lée de la justiceiustice de Marseille. Si est ce que
la fortune reservantreseruant tousjourstousiours son au-
thorité au dessus de nos discours, nous
presente aucunefois la necessité si urgen
te
vrgen
te
, qu’il est besoing que les loix luy fa-
cent place. On sçait qu’il est encore re-
proché a ces deux grandz personnages
OctaviusOctauius & Caton aux guerres civilesciuiles
l’unvn de Sylla, l’autre de Cesar d’avoirauoir plus
tost laissé encourir toutes extremités a
leur patrie, que de la secourir aux des-
pens de ses loix, & que de rien remuer.
Car a la verité en ces dernieres necessi-
tez, ou il n’y a plus que tenir, il seroit a
l’avantureauanture plus sagementsagemēt fait de baisser la
teste & prester unvn peu au coup, que s’ahur-
tant
ahur-
tāt
outre la possibilité a ne rienriē relascher,
K 2



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148 ESSAIS DE M. DE MONTA.
donner occasion a la violance de fouler
tout aux piedz: & vaudroit mieux faire
vouloir aux loix ce qu’elles peuventpeuuēt, puis
qu’elles ne peuventpeuuent ce qu’elles veulent.
Ainsi feit celuy qui ordonna qu’elles
dormissentdormissēt pour vint & quatre heures: &
celuy qui remua pour cete fois unvn jouriour
du calendrier. Les Lacedemoniens mes-
mes tant religieus observateursobseruateurs des or-
donnances de leur païs, estansestās pressez de
leur loy, qui defendoit d’eslire par deux
fois admiral unvn mesme personnage, &
de l’autre part leurs affaires requerans de
toute necessité, que LysanderLysāder print dere-
chef cete charge, ils firent bienbiē unvn Aracus
admiral, mais Lysander surintendantsurintendāt de la
marine. Et de mesme subtilité unvn de leurs
ambassadeurs estant envoyéenuoyé vers les
Atheniens pour obtenir le changement
de quelqu’ordonnance, & Pericles luy
alleguant qu’il estoit defendu d’oster le
tableau



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LIVRE PREMIER. 149
tableau, ou unevne loy estoit unevne fois posée,
luy conseilla de le tourner seulemant,
d’autant que cela n’estoit pas defandu.
C’est ce dequoy Plutarque loüe Flami-
nius qu’estant né pour commander, il
sçavoitsçauoit non seulement commander se-
lon les loix, mais aus loix mesme, quand
la necessité publique le requeroit.


CHA. VINTQUATRIESMEVINTQVATRIESME
DiversDiuers evenemenseuenemens de mesme conseil.



JAquesIAques Amiot grand aumosnier de
France me recita unvn jouriour cete histoi-
re a l’honneurhōneur d’unvn prince des nostres (&
nostre estoit il a tres-bonnes enseignes
encore que son origine fut estrangere)
que durant noz premiers troubles au
siege de Roüan, ce prince ayant esté ad-
vertyuerty par la Royne mere du Roy d’unevne
entreprinse, qu’on faisoit sur sa vie, & in-
K 3



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150 ESSAIS DE M. DE MONTA.
struit particulierement par ses lettres de
celuy, qui la devoitdeuoit conduire a chef, qui
estoit unvn gentil’homme AngevinAngeuin ou
Manceau frequantant lors ordinaire-
ment pour cet effect la maison de ce
prince, il ne communiquacōmuniqua a personne cet
advertissemantaduertissemant: mais se promenant l’en-
demain au mont saincte ChatherineCatherine,
d’ou se faisoit nostre baterie a Roüan
(car c’estoirc’estoit au temps que nous la tenionsteniōs
assiegée) ayant a ses costez ledict sei-
gneur grand aumosnier & unvn autre
EvesqueEuesque, il aperceut ce gentil’homme,
qui luy avoitauoit esté remarqué, & le fit ap-
peller. Comme il fut en sa presence, il
luy dict ainsi, le voyant desjadesia pallir & fre-
mir des alarmes de sa conscience, mon-
sieur de tel lieu, vous vous doutez bien
de ce que jeie vous veus, & vostre visage
le monstre, vous n’avezauez rien a me ca-
cher,



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LIVRE PREMIER. 151
cher, car jeie suis instruict de vostre affaire
si avantauant que vous ne feriez qu’empirer
vostre marché d’essayér[sic] a le couvrircouurir.
Vous sçavezsçauez bien telle chose & telle (qui
estoient les tenans & aboutissans des
plus secretes pieces de cete menée) ne
faillez sur vostre vie a me confesser la ve-
rité de tout ce dessein. Quand ce pauvrepauure
homme se trouvatrouua pris & conveincuconueincu
(car le tout avoitauoit esté descouvertdescouuert a la
royne par l’unvn des complices) il n’eust
qu’a joindreioindre les mains & requerir la gra-
ce & misericorde de ce prince, aus piedz
duquel il se voulut jetterietter, mais il l’en gar-
da, suivantsuiuant ainsi son propos: venez ça,
vous ay jeie autres-fois faict desplaisir? ay
jeie offencé quelqu’unvn des vostres par
haine particuliere? Il n’y a pas trois se-
maines que jeie vous cognois, qu’ellequelle rai-
son vous a peu mouvoirmouuoir a entreprendre
K 4



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152 ESSAIS DE M. DE MONTA
ma mort. Le gentil’homme respondit a
cela d’unevne vois tramblante, que ce n’e-
stoit nulle occasion particuliere qu’il en
eust, mais l’interest de la cause generale
de son party: & qu’aucunsaucūs luy avoientauoiēt per-
suadé que ce seroit unevne execution pleine
de pieté d’extirper en quelque maniere
que ce fut unvn si puissant ennemy de leur
religionreligiō. Or suyvitsuyuit ce prince, jeie vous veus
monstrer, combien la religion que jeie
tiens est plus douce, que celle dequoy
vous faictes profession. La vostre vous a
conseillé de me tuer sans m’ouir, n’ayant
receu de moi aucune offence, & la mien-
ne
miē-
ne
me commande, que jeie vous pardon-
ne tout conveincuconueincu que vous estez de
m’avoirauoir voulu homicider sans raison. a-
lez vous en, retirez vous, que jeie ne vous
voye plus icy. & si vous estez sage pre-
nez doresenavantdoresenauant en voz entreprinses
des conseillers plus gens de bien que
ceus la.



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LIVRE PREMIER. 153
ceus la. L’empereur Auguste estant en la
Gaule receut certain advertissemantaduertissemāt d’u-
ne
v-
ne
conjurationconiuration que luy brassoit Lucius
Cinna, il delibera de s’en venger, &
manda pour cet effect aau lendemain le
conseil de ses amis: mais la nuict d’entreētre-
deux il la passa avecauec grande inquietude,
considerant qu’il avoitauoit a faire mourir unvn
jeuneieune homme de bonne maison, & nep-
veu
nep-
ueu
du grand Pompeius: & produisoit
en se pleignant plusieurs diversdiuers discours.
Quoy donq, faisoit il, sera il dict que jeie
demeureray en crainte & en alarme, &
que jeie lairray mon meurtrier se prome-
ner ce pendant a son ayse? S’en ira il quit-
te ayant assailly ma teste, que ji’ay sauvéesauuée
de tant de guerres civilesciuiles? de tant de ba-
tailles par mer & par terre? & apres a-
voir
a-
uoir
estably la pais universellevniuerselle du mon-
de, sera il absous ayant deliberé non de
me meurtrir seulement, mais de me sa-
K 5



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154 ESSAIS DE M. DE MONTA.
crifier? Car la conjurationconiuration estoit faicte
de le tuer, comme il feroit quelque sacri-
fice. Apres cela s’estant tenu coy quel-
que espace de temps, il recommançoit
d’unevne vois plus forte, & s’en prenoit a
soy mesme. Pourquoy vis tu, s’il impor
te a tant de gens que tu meures? n’y ara
il nulle fin a tes vengeancesvengeāces & a tes cruau-
tez? Ta vie vaut elle que tant de dom-
mage se face pour la conserverconseruer? LiviaLiuia sa
femme le sentant en ces angoisses: & les
conseils des femmes y seront ilz receuz,
luy fit elle: fais ce que font les medecins,
quand les receptes accoustumées ne
peuventpeuuent servirseruir ilz en essayent de con-
traires. Par severitéseuerité tu n’as jusquesiusques a ce-
te heure rien profité: Lepidus a suivysuiuy
Saluidienus, Murena Lepidus, Caepio
Murena, Egnatius Caepio. Commance
a experimenter commant te succede-
ront la douceur & la clemance. Cinna
est con-



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LIVRE PREMIER. 155
est conveincuconueincu pardonne le. deE82 le, de te nuire
meshuy il ne pourra, & profitera a ta
gloire. Auguste fut bien ayse d’avoirauoir
trouvétrouué unvn advocataduocat de son humeur, &
ayant remercié sa femme & contre-
mandé ses amis, qu’il avoitauoit assignez au
conseil, commanda qu’on fit venir a luy
Cinna tout seul: & faict sortir tout
le monde de sa chambre & faict don-
ner unvn siege a Cinna, il luy parla en
cete maniere. En premier lieu jeie te de-
mande Cinna paisible audiance. N’inter
rons pas mon parler, jeie te donray temps
& loisir d’y respondre. Tu sçais Cinna
que t’ayant pris au camp de mes enne-
mis, non seulemant t’estant faict mon
ennemy, mais estant nay tel, jeie te sau-
vay
sau-
uay
, jeie te mis entre les mains tous tes
biens, & t’ay en fin rendu si accommo-
dé & si aysé que les victorieus sont
envieusenuieus de la condition du vaincu.
L’office du sacerdoce que tu me



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156 ESSAIS DE M. DE MONTA.
demandas jeie te l’ottroiay l’ayantayāt refusé a
d’autres, desquelz les peres avoientauoiēt tous-
jours
tous-
iours
combatucōbatu avecauec moy. T’ayant si fort
obligé tu as entreprisētrepris de me tuer. A quoy
Cinna s’estantestāt escrié qu’il estoit bien esloi-
gné d’unevne si meschante pensée. Tu ne
me tiens pas Cinna ce que tu m’avoisauois as-
seuré que jeie ne serois pas interrompu.
Ouy tu as entrepris de me tuer, en tel
lieu, tel jouriour, en telle compagnie, & de
telle façon. & le voyantvoyāt transi de ces nou-
velles
nou-
uelles
& en silance, non plus pour tenir
le marché de se taire, mais de la presse de
sa conscience, pourquoy adjoutaadiouta il, le
fais tu? Est ce pour estre Empereur?
Vrayemant il va bien mal a la chose pu-
blique s’il n’y a que moy, qui t’empes-
che d’arriverarriuer a l’Empire. Tu ne peus pas
seulemant deffandre ta maison, & perdis
dernieremant unvn proces en la faveurfaueur
d’unvn



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LIVRE PREMIER. 157
d’unvn simple libertin. Quoy n’as tu moienmoiē
ny pouvoirpouuoir en autre chose que a entre-
prendre Caesar? JeIe le quitte, s’il n’y a que
moy qui empesche tes esperances. Pen-
ses tu que Paulus, que Fabius Maximus,
que les Cosses & ServiliensSeruiliens te souffrent?
& unevne si grande troupe de nobles, non
seulement nobles de nom, mais qui par
leur vertu honorenthonorēt leur noblesse? Apres
plusieurs autres propos (car il parla a luy
plus de deus heures entieres) or va, luy
dit il, jeie te donnedōne, Cinna, la vie a traistre &
a parricide, que jeie te donnay autresfois
a ennemy. Que l’amitie commance des
ce jouriour d’huy entre nous. Essayons qui
de nous deus de meilleurmeilleure foy, moy t’aie
donné ta vie, ou tu l’ayes receue. Et se
despartit d’avecauec luy en cete maniere.
Quelque temps apres il luy donna le
consulatcōsulat, se pleignantpleignāt dequoy il ne le luy a-
voit
a-
uoit
osé demander. Il l’eut despuis pour
fort amy



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158 ESSAIS DE M. DE MONTA.
fort amy, & fut seul faict par luy heritier
de ses biens. Or despuis cet accidant, qui
advintaduint a Auguste au quarantiesme an de
son aage, il n’y eut jamaisiamais de conjura-
tion
coniura-
tion
ny d’entreprinse contre luy, & re-
ceut unevne justeiuste recompense de cete sien-
ne clemance. Mais il n’en advintaduint pas de
mesmes au nostre: car sa douceur ne le
sceut garentir, qu’il ne cheut despuis aus
lacs de pareille trahison. Tant c’est chose
vaine & frivolefriuole que l’humaine pruden-
ce: & au traverstrauers de tous nos projectsproiects, de
nos conseils & precautions la fortune
maintient tousjourstousiours la possession des e-
venemans
e-
uenemans
. Nous appellons les mede-
cins heureus, quand ilz arriventarriuent a quel-
que bonne fin: comme s’ls’il n’y avoitauoit que
leur art, qui ne se peut maintenir d’elle
mesme, & qui eust les fondemens trop
frailes pour s’appuyer de sa propre for-
ce, & commecōme s’il n’y avoitauoit qu’elle, qui aye
besoin



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER 159
besoin que le hazart & la fortune preste
la main a ses operationsoperatiōs. JeIe croi d’elle tout
le pis ou le mieus qu’onō voudra. Car nous
n’avonsauons, Dieu mercy, nul commerce
ensemble. JeIe suis au rebours des autres, car
jeie la mesprise bien tousjourstousiours, mais quand
jeie suis malade au lieu d’entrer en com-
position jeie commance encore a la haïr
& a la craindre: & respons a ceux, qui
me pressent de prendre medecine, qu’ilz
attendent au moins que jeie sois rendu a
mes forces & a ma santé, pour avoirauoir plus
de moyen de soustenir l’effort & le ha-
zart de leur breuvagebreuuage. JeIe laisse faire na-
ture, & presupose qu’elle se soit garnie
de dentz & de griffes pour se deffandre
des assaus qui luy viennent, & pour
maintenir cete contexture, dequoy
elle suit la dissolution. JeIe crain au
lieu de l’aller secourir ainsi comme elle
est aus prises bien estroites & bien
jointesiointes avecauec la maladie, qu’on secoure



Fac-similé BVH

160 ESSAIS DE M. DE MONTA.
son adversaireaduersaire au lieu d’elle: & qu’on
la recharge de nouveausnouueaus affaires.
Or jeie dy que non en la medecine seule-
ment, mais en plusieurs arts plus certai-
nes la fortune y a bonne part. Les sail-
lies poetiques, qui emportent leur au-
theur mesme & le ravissentrauissent hors de soy,
pourquoy ne les atribueronsattribuerons nous a son
bon heur? puis qu’il confesse luy mesmes
qu’elles surpassent sa suffisance & ses for-
ces, & les reconnoit venir d’ailleurs que
de soy, & ne les avoirauoir nullement en sa
puissancepuissāce: non plus que les orateurs ne disent
avoirauoir en la leur ces mouvemensmouuemens & agi-
tations
agi-
tatiōs
extraordinaires, qui les poussentpoussēt au
dela de leur dessein. Il en est de mesmes
en la peinture, qu’il eschape par fois des
traitz de la main du peintre surpassans sa
conception & sa science, qui le tirent luy
mesmes en admiration, & qui l’eston-
nent. Mais la fortune monstre bien en-
cores



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 161
cores plus evidemmanteuidemmant la part qu’elle a
en tous ces ouvragesouurages par les graces &
beautez qui s’y treuventtreuuent, non seulementseulemēt,
sanssās l’inventioninuentiō, mais sans la cognoissance
mesmes de l’ouvrierouurier. UnVn suffisant lecteur
descouvredescouure souvantsouuant es escritz d’autruy
des perfections autres que celles que
l’autheur y a mises & aperceües, & y pre-
ste des sens & des visages plus riches.
Quant aus entreprinses militaires, cha-
cun void commant la fortune y a bon-
ne part. En nos conseils mesmes & en
nos deliberations il faut certes qu’il y air
du sort & du bonheur meslé parmy: car
tout ce que nostre sagesse peut, ce n’est
pas grand chose: plus elle est aigue & vi-
ve
vi-
ue
, plus elle trouvetrouue en soy de foiblesse:
& se deffie d’autantautāt plus d’elle mesme. EtE82 JeIe suis de l’advisaduis de Sylla: &
quand jeie me prens garde de prez aus
plus glorieus exploictz de la guerteguerre, jeie
voy, ce me semble, que ceux qui les con-
L



Fac-similé BVH

162 ESSAIS DE M. DE MONTA.
duisent n’y emploient la deliberation &
le conseil, que par acquit, & que la plus-
part de l’entreprinse ils l’abandonnent
a la fortune, & sur la fiance qu’ilz ont a
son secours passent tous les coups au de-
la des bornes de tout discours de raison.
Il survientsuruient des alegresses fortuites & des
fureurs estrangeres parmy leurs delibe-
rations, qui les poussent le plus souventsouuent a
prendre le party le moins fondé en dis-
cours & apparence, & qui grossissent
leur courage au dessus de la raison. D’ou
il est advenuaduenu a plusieurs grandz capitai-
nes anciens pour donner credit a ces
conseilz temeraires, d’aleguer a leurs
gens qu’ils y estoient conviesconuies par quel-
que inspiration, par quelque signe &
prognostique. Voila pourquoy en ceste
incertitude & perplexité que nous ap-
porte l’impuissance de voir & choisir ce
qui est le plus commodecōmode, pour les difficul-
tez que les diversdiuers accidens & circonstancescircōstances



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 163
de chaque chose tirent quand & elle, le
plus seur quand autre consideration ne
nous y conduiroitLAL E82 conuieroit, est a mon advisaduis de se
rejetterreietter au party ou il y a plus d’honne-
steté & de justice.iustice.E82 , & puis qu’on est
en doubte du plus court
chemin, tenir tousjourstousiours
le droit
Comme en ces deux
exemples, que jeie vien de proposer, il n’y
a point de doute, qu’il ne fut plus beau &
plus genereux a celuy qui avoitauoit receu
l’offence de la pardonner que s’il eust
faict autrement. S’il en est mesadvenumesaduenu
au premier, il ne s’en faut pas prendre a
ce sien bon dessein, & ne sçait on quand
il eust pris le party contraire, s’il eust es-
chapé la fin, a laquelle son destein l’ap-
peloit, & si eust perdu la gloire d’unevne si
notable bonté. Il se void dans les histoi-
res force gens en cete crainte, d’ou la
plus part ont suyvisuyui le chemin de courir
au devantdeuant des conjurationsconiurations qu’on fai-
soit contre eus, par vengeance & par
supplices: mais ji’en voy fort peu aus-
quels ce remede ayt servyseruy, tesmoin
L 2



Fac-similé BVH

164 ESSAIS DE M. DE MONTA.
tant d’Empereurs Romains. Celuy, qui
se trouvetrouue en ce dangier, il ne doibt pas
beaucoup esperer ny de sa force ny de
sa vigilance. Car combien est il mal aisé
de se garentir d’unvn ennemy qui est cou-
vert
cou-
uert
du visage du plus officieus amy que
nous ayons? & de cognoistre les volon-
tez & pansemans interieurs de ceus qui
nous assistent? Il a beau employer des
nations estrangieres pour sa garde, &
estre tousjourstousiours ceint d’unevne haïe d’hom-
mes armez. Quiconque ara sa vie a mes-
pris se rendra tousjourstousiours maistre de celle
d’autruy. Et puis ce continuel soupçon,
cete deffiance, qui met le prince en dou-
te de tout le monde, luy doit servirseruir
d’unvn merveilleusmerueilleus tourment. La voye
qu’y tint JuliusIulius Caesar, jeie trouvetrouue que c’est
la plus belle qu’on y puisse prendreprēdre. Pre-
mierement il assayaessaya par clemance &
douceur a se faire aymer de ses ennemys
mesmes



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER 165
mesmes, se contentant aus conjurationscōiurations,
qui luy estoient descouvertesdescouuertes, de decla-
rer simplement qu’il en estoit advertyaduerty.
Cela faict il print unevne tres-noble resolu-
tion d’attendre sans effroy & sans solici-
tude ce qui luy en pourroit adveniraduenir, s’a-
bandonnant & se remettant a la garde
des dieus & de la fortune. Car certaine-
mant c’est l’estat ou il estoit quand il fut
tué. Il me souvientsouuient d’avoirauoir leu autresfois
cete histoire de quelque Romain, per-
sonnage de dignité, lequel fuyant la ty-
rannie du TriumviratTriumuirat de Rome, avoitauoit es-
chapé mille fois les mains de ceux qui
le poursuivoientpoursuiuoient, par la subtilité de ses
inventionsinuentions. Il advintaduint unvn jouriour qu’unevne trou
pe de gens de chaualcheval, qui avoientauoientLAL E82 avoitauoit char-
ge de le prendre passa tout joignantioignant unvn
halier, ou il s’estoit tapy, & faillit de le
descouvrirdescouurir: mais luy sur ce point la con-
siderant la peine & les difficultez, aus-
L 3



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166 ESSAIS DE M. DE MONTA.
quelles il avoitauoit desjadesia si long tempstēps duré,
pour se sauversauuer des continuelles & cu-
rieuses recerches qu’on faisoit de luy par
tout le monde, le peu de plaisir qu’il pou
voit
pou
uoit
esperer d’unevne telle vie, & combien
il luy valoit mieux de passer unevne fois le
pas, que de demeurer tousjourstousiours en cete
trampe, luy mesme les rapella & leur tra-
hit sa cachete, s’abandonnant volontai-
rement a leur cruauté, pour oster eux &
luy d’unevne plus longue peine. D’appeler
les mains ennemies, c’est unvn conseil unvn
peu gaillart & hardy. Si croy jeie qu’enco-
re vaudroit il mieus le prandre que de
demeurer en la fievrefieure continuelle d’unvn
accidant qui n’a point de remede: &
puisque les provisionsprouisions qu’on y peut ap-
porter sont pleines d’inquietude, de tour
ment & d’incertitude, il vaut mieux d’u-
ne
v-
ne
belle asseurance se preparer a tout ce
qui en pourra adveniraduenir, & tirer quelque
conso-



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LIVRE PREMIER. 167
consolation de ce qu’on n’est pas asseu-
ré qu’il avienneauienne.


CHA. VINTCINQUIESMEVINTCINQVIESME
Du pedantisme.


JEIE me suis souventsouuent despité en mon en-
fance de voir es comedies Italienes
tousjourstousiours unvn pedante pour badin, & le
surnom de magister n’avoirauoir guiere plus
honnorable signification parmy nous.
Car leur estant donné en gouvernementgouuernemēt
& en garde, que pouvoispouuois jeie moins faire
que d’estre jalousialous de leur reputation. JeIe
cherchois bien de les excuser par la dis-
convenance
dis-
conuenance
naturelle qu’il y a entre le
vulgaire & les personnes rares & excel-
lentes en jugementiugement & en sçavoirsçauoir: d’au-
tant qu’ils vont unvn train entierement con-
traire
cō-
traire
les unsvns des autres. Mais en ceci per
dois jeie mon Latin, que les plus galans hom-
mes
hō-
mes
c’estoientestoiēt ceux qui les avoientauoiēt le plus a
L 4



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168 ESSAIS DE M. DE MONTA.
mespris, tesmoing nostre bon du Bellay,

Mais jeie hay par sur tout unvn sçavoirsçauoir pe-
dantésque.[sic]


Depuis avecauec l’eage ji’ay trouvétrouué qu’on a-
voit
a-
uoit
unevne grandissime raison, & que Magis
magnos clericos non sunt magis magnos sa
pientes.
Mais d’ou il puisse adveniraduenir qu’-
unevne ame garnie de la connoissance de
tant de choses n’en devienedeuiene pas plus vi-
ve
vi-
ue
& plus esveilléeesueillée, & qu’unvn esprit gros-
sier & vulgaire puisse loger en soy, sans
s’amender, les discours & les jugemensiugemens
des plus excellens espritz que le monde
ait porté, ji’en suis encore en doute. JeIe di-
rois volontiers que comme les plantes
s’estouffent de trop d’humeur, aussi l’ac-
tion de l’esprit par trop d’estude, & que
l’ame saisie & embarrassée de tant de di-
versité
di-
uersité
de choses perde le moyen de se
desmeller, & que cete grande charge la
tienne comme courbe & croupie. Mais
il en



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LIVRE PREMIER. 169
il en va autrement, car nostre ame s’eslar
git d’autant plus qu’elle se remplit, &
aux exemples des vieux temps il se voit
tout au rebours que les plus suffisans hom-
mes
hō-
mes
auaux maniemensmaniemēs des choses publiques,
les plus grands capitaines, & les meil-
leurs conseillers aux affaires d’estat ont
esté ensemble les plus sçavanssçauans. Et quant
aux philosophes retirez de toute occu-
pation publique, ils ont esté aussi quel-
que fois a la verité mesprisés par la liber-
té comique de leur temps: mais au re-
bours des nostres. Car on envioitenuioit ceux
la comme estans au dessus de la com-
mune façon, comme mesprisans les a-
ctions publiques, comme ayant dressé
unevne vie particuliere & inimitable, reglée
a certains discours hautains & hors d’u-
sage
v-
sage
: ceux cy on les desdeigne comme
estans au dessoubs de la commune façonfaçō,
comme incapables des charges publi-
L 5



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170 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ques commecōme trainanstrainās unevne vie & des meurs
basses & viles apres le vulgaire. Quant a
ces philosophes, dis-jeie, commecōme ilz estoientestoiēt
grands en science, ils estoientestoiēt encore plus
grands en toute autre perfection & ex-
cellance. Et tout ainsi qu’on dict de ce
Geometrien de Siracuse, lequel ayant
esté destourné de sa contemplationcōtemplation pour
en mettre quelque chose en practique, a
la deffance de sa patrie, qu’il mit soudain
en train des engins espouventablesespouuentables, &
des effectz surpassant toute creance hu-
maine, desdaignant toutefois luy mes-
me toute cete siene manufacture, & pen-
sant
pē-
sant
en cela avoirauoir corrompu & gasté la
dignité de son art, de la quelle ses ouvra-
ges
ouura-
ges
n’estoient que l’aprentissage & le
jouetiouet. Aussi eux, si quelque fois on les a
mis a la preuvepreuue de l’action, on les a veu
voler d’unvn’ aisle si haute, qu’il paroissoit
bien leur coeur & leur ame s’estre mer-
veilleuseueilleuse-



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LIVRE PREMIER. 171
veilleusementueilleusemēt grossie & enrichie par l’in-
telligence des choses. Mais leurs imagi-
nations
imagi-
natiōs
logées au dessus de la fortune &
du monde leur faisoit trouvertrouuer les sieges
de la justiceiustice & les thrones mesmes des
roys bas & viles. UnVn d’entr’eux Thales
accusant quelque fois le soing du mesna-
ge & de s’enrichir, on luy reprocha que
c’estoit a la mode du renard pour n’y
pouvoirpouuoir adveniraduenir. Il luy print envieenuie par
passetemps d’en monstrer l’experience,
& aiant pour ce coup ravaléraualé son sçavoirsçauoir
au serviceseruice du proffit & du gaing, dressa
unevne trafique, qui dans unvn an raporta tel-
les richesses, qu’a peine en toute leur
vie les plus experimentés de ce me-
stier la en pouvoientpouuoient faire de pareilles.
Par ainsi jeie quitte cete raison, & croy
qu’il vaut mieux dire que cela vienne
a nos maistres d’escole de leur mau-
vaise
mau-
uaise
façon de se prendre aux sciences:
& qu’a la mode dequoy nous sommes



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172 ESSAIS DE M. DE MONTA.
instruictz, il n’est pas merveillemerueille si ny les
escoliers ny les maistres n’en devienentdeuienent
pas plus habilles, quoy qu’ilz s’y facent
plus sçavanssçauans. De vray le soing & la
despence de nos peres ne vise qu’a nous
garnir la teste de science, du jugementiugement
& de la vertu nulles nouvellesnouuelles. Nous
nous enquerons volontiers, sçait il du
Grec ou du Latin? escrit il en vers ou en
prose? mais s’il est devenudeuenu meilleur ou
plus adviséaduisé, c’estoit le principal, & c’est
ce qui demeure derriere. Il falloit s’en-
querir qui est mieux sçavantsçauant, non qui est
plus sçavantsçauant. Nous ne travaillonstrauaillons qu’a
remplir la memoire & laissons l’enten-
dement vuide. Tout ainsi que les oyse-
aus vontvōt quelque fois a la queste du grein
& le portentportēt au bec sanssās le taster, pour en
faire bechée a leur petitz: ainsi nos pe-
dantes vont pillotant la science dans les
livresliures, & ne la logent qu’au bout de leurs
levresleures



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LIVRE PREMIER. 173
levresleures pour la degorger seulement, &
mettre au vent. Mais qui pis est leurs es-
coliers & leurs petits ne s’en nourrissent
& alimentent non plus, ains elle passe
de main en main pour cete seule fin d’enē
faire parade, d’en entretenir autruy, &
d’en faire des contes, comme unevne vaine
monnoie inutile a tout autre usagevsage &
emploite qu’a conter & jetterietter. Nous
sçavonssçauons dire, Cicero dit ainsi, voila l’o-
pinion de Platon, ce sont les motz mes-
mes d’Aristote: mais nous que disons
nous nous mesmes? qu’opinionsopinons nous?
que jugeonsiugeons nous? Autant en feroit bienbiē
unvn parroquet: cete façon me fait juste-
ment
iuste-
ment
souvenirsouuenir de ce riche Romain, qui
avoitauoit esté soigneux a fort grande despen-
ce
despē-
ce
de recouvrerrecouurer des hommes suffisans
en tout genregēre de sciencessciēces, qu’il tenoit conti-
nuelement
cōti-
nuelemēt
autour de luy, affin que quandquād
il escheoitE82 escheroitE88 escherroit entre ses amis quelque occasion
de parler



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174 ESSAIS DE M. DE MONTA.
de parler d’unevne chose ou d’autre, ilz sup-
plissent sa place, & fussent tous pretz a
luy fournir, qui d’unvn discours, qui d’unvn
vers d’Homere, chacun selon son gi-
bier: & pensoit ce sçavoirsçauoir estre sien, par
ce qu’il estoit en la teste de ses gens: &
comme font aussi ceux desquelz la suffi-
sance loge en leurs somptueuses librai-
ries. Nous de mesmes, nous prenons en
garde les opinionsopiniōs & le sçavoirsçauoir d’autruy,
& puis c’est tout, il les faut faire nostres.
Nous semblons proprement celuy, qui
ayantayāt besoing de feu en iroit querir chez
son voisin, & y en ayant trouvétrouué unvn beau
& grand s’arresteroit la a se chauffer sanssās
plus se souvenirsouuenir d’en raporter chez
soy. Que nous sert il d’avoirauoir la panse
pleine de viande, si elle ne se digere, si el-
le ne se trans-forme en nous? si elle ne
nous augmenteaugmēte & fortifie? Pensons nous
que Lucullus, que les lettres rendirent
& for-



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LIVRE PREMIER. 175
& formarent si grand capitaine & si ad-
visé
ad-
uisé
sans l’essay & sans l’experienceexperiēce, les eut
prisez a nostre mode? Quand bien nous
pourrions estre sçavanssçauans du sçavoirsçauoir d’au-
truy, au moins sages ne pouvonspouuons nous
estre que de nostre propre sagesse.
μισῶ σοφιστην´σοφιστὴν, ὅστιϛ ὀυχοὐχ ἁυτῷ σόφοϛ
JeIe haï, dict il, le sage qui n’est pas sage
pour soy mesmes. si nostre ame n’en va
unvn meilleur bransle, si nous n’enē avonsauons le
jugementiugement plus sain, ji’aymeroy aussi cher
que mon escolier eut passé le temps a
joüerioüer a la paulme, au moins le corps en
seroit plus allegre. Voies le revenirreuenir de la
apres quinze ou seze ans employez, il
n’est rien si mal propre a mettre en be-
songne. tout ce que vous y reconnois-
sez d’avantageauantage, c’est que son Latin & son
Grec l’ont rendu plus fier & plus outre-
cuidé, qu’il n’estoit party de la maison.
Mon vulgaire Perigordin les appelle fort
PlaimsamentPlaimsāentplaisament Lettre ferits, comme si vous



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176 ESSAIS DE M. DE MONTA.
disiez lettre ferus, ausquels les lettres ont
donné unvn coup de marteau, comme on
dict. De vray le plus souventsouuent ils semblentsemblēt
estre ravalezraualez mesmes du sens communcommū.
Car le paisant & le cordonnier vous
leur voyez aller simplement & naifve-
ment
naifue-
ment
leur train parlant de ce qu’ilz sça-
vent
sça-
uent
: ceux cy pour se vouloir esleveresleuer &
jandarmeriandarmer de ce sçavoirsçauoir, qui nage en la
superficie de leur cervelleceruelle, vont s’ambar-
rassant, & empetrantempetrāt sans cesse. II leur es-
chappe de belles parolles, mais qu’unvn
autre les accommode: ilz connoissent
bien Galien mais nullement le malade:
ilz vous ont des-jaia rempli la teste de loix
& si n’ont encore conceu le neud de la
cause: ilz sçaventsçauent la theorique de toutes
choses, cherchez qui la mette en practi-
que. JI’ay veu chez moy unvn mienmiē amy par
maniere de passetemps aiant affaire a unvn
de ceux cy, contrefaire unvn jargoniargon de pro
pos sans



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LIVRE PREMIER 177
pos sans suite, & tissu de toutes pieces
rapportées, sauf qu’il estoit souventsouuent en-
trelardé de mots propres a leur dispute,
amuser ainsi tout unvn jouriour ce sot a deba-
tre, pensant tousjourstousiours respondre aux ob-
jections
ob-
iections
qu’on luy faisoit, & si estoit hom-
me
hō-
me
de lettres & de reputation. Qui re-
gardera de bien pres a ce genre de gens,
qui s’estand bien loing, il trouveratrouuera com-
me moy, que le plus souventsouuēt ils ne s’enten-
dent
entē-
dent
ny autruy, & qu’ils ont la souvenan-
ce
souuenā-
ce
assés pleine, mais le jugementiugement entie-
rement creux: sinonsinō que leur nature d’el-
le mesme le leur ait autrement façonné.
Comme ji’ay veu Adrianus Turnebus, qui
n’ayant fait autre profession que des let-
tres, en laquelle c’estoit a mon opinion
le plus grand homme qui fut il y a mil’
ans, n’auoitavoit toutesfois rien de pedantes-
que que le port de sa robe, & quelque fa-
çon externe, qui pouvoitpouuoit n’estre pas ci-
M



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178 ESSAIS DE M. DE MONTA.
viliséeuilisée a la courtisane, qui sont choses
de neant. Car au dedans c’étoit l’ame la
plus polie du monde. JeIe l’ay souventsouuent a
mon esciant jettéietté en propos eslongnés
de son gibier & de son usagevsage, il y voioit si
cler, d’unevne apprehensionapprehensiō si prompte, d’unvn
jugementiugemēt si sain, qu’il sembloit qu’il n’eut
jamaisiamais faict autre mestier que la guerre
& affaires d’estat. Ce sont natures belles
& fortes, qui se maintiennent au traverstrauers
d’unevne mauvaisemauuaise institutioninstitutiō. Or ce n’est pas
assez que nostre institutioninstitutiō ne nous gaste
pas, il faut qu’elle nous change en mieux,
& qu’elle nous amende, ou elle est vaine
& inutile. Il y a aucunsaucūs de nos Parlemens,
quandquād ils ont a recevoirreceuoir des officiers, qui
les examinentexaminēt seulement sur la science: les
autres y adjoutentadioutent encores l’essai du senssēs,
en leur presentantpresentāt le jugementiugemēt de quelque
cause. Ceux cy me semblent avoirauoir unvn beau
coup meilleur stile, & encore que ces
deux pieces soientsoiēt necessaires, & qu’il fail-



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 179
le qu’elles s’y trouventtrouuent toutes deux: si est
ce qu’a la verité celle du sçavoirsçauoir est moinsmoīs
prisable que celle du jugementiugement. céte icy
se peut passer de l’autre, & non l’autre de
céte icy. Car comme dict ce vers Grec.
ὡϛ ὀυδένοὐδὲν ἡ μάθησιϛ ἤν μὴ νὸυϛνοὺϛ παρῇ
A quoy faire la science, si l’entendemententendemēt
n’y est? Pleut a Dieu que pour le bien de
nostre justiceiustice ces compagnies la se trou-
vassent
trou-
uassent
aussi bienbiē fournies d’entendemententendemēt
& de conscienceconsciēce, commecōme elles sont encore
de sciencesciēce. Or il ne faut pas atacher le sça-
voir
sça-
uoir
a l’ame, il l’y faut incorporer, il ne l’enē
faut pas arrouser, il l’en faut teindre, &
s’il ne la change & amende son premier
estat imparfaict, certainement il vaut
beaucoup mieux le laisser la, c’est unvn dan-
gereux
dā-
gereux
glaiveglaiue, & qui empesche & offen-
ce son maistre mesme, s’il est en main
foible, & qui n’en sçache l’usagevsage. A
l’adventureaduenture est ce la cause que & nous
& la Theologie ne requerons pas
M 2



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180 ESSAIS DE M. DE MONTA.
beaucoup de science aux fames, & que
François duc de Bretaigne filz de JeanIean
cinquiesme, comme on luy parla de son
mariage avecauec Isabeau fille d’Escosse, &
qu’onō luy adjoutaadiouta qu’elle avoitauoit esté nour-
rie simplement & sans aucune instru-
ction de lettres, respondit qu’il l’en ay-
moit mieux, & que unevne fame estoit assez
sçavantesçauante quand elle sçavoitsçauoit mettre dif-
ference entre la chemise & le pourpoint
de son mary. Aussi ce n’est pas si grande
merveillemerueille, comme on crie, que nos an-
cestres n’ayent pas faict grand estat des
lettres, & qu’encore aujourdauiourd’huy elles
ne se trouventtrouuent que par rencontre aux
principaux conseilscōseils de nos Roys: & si cé-
te fin de s’en enrichir, qui seule nous est
aujourd’huyauiourd’huy en bute par le moyen de la
jurisprudenceiurisprudence, de la medecine, du pedan-
tisme
pedā-
tisme
, & de la Theologie encore, ne les
tenoit en credit, vous les verries sans
doubte



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 181
doubte aussi marmiteuses qu’elles furentfurēt
onques. Quel domage, puis qu’elles ne
nous aprenent ny a bien penserpēser, ny a bienbiē
faire? En cete belle institutioninstitutiō que Xeno-
phon preste aux Perses, nous trouvonstrouuons
qu’ilz aprenoient la vertu a leurs enfans
comme les autres nations font les let-
tres. Et m’a semblé chose digne de tres-
grande consideration, que en cete ex-
cellente police de Licurgus & a la verité
monstrueuse par sa perfection, si son-
gneuse pourtant de la nouriture des en-
fans, comme de sa principale charge, &
au gitte mesmes dedes Muses, il s’y face si
peu de mention de l’apprentissage des
lettres, comme si céte genereuse jeu-
nesse
ieu-
nesse
desdaignant tout autre jougioug que
de la vertu mesmes, on luy aye deu four-
nir au lieu de nos maistres de science,
seulement des maistres de vaillancevaillāce, pru-
dence, & justiceiustice. La façon de leur disci-
M 3



Fac-similé BVH


182 ESSAIS DE M. DE MONTA.
pline c’estoit leur faire des questions sur
le jugementiugement des hommes, & de leurs a-
ctions: & s’ils condamnoient & loüoientloüoiēt
ou ce personnage, ou ce faict, il failloitfalloit
raisonner leur dire, & par ce moyen ils
aiguisoient ensemble leur entendemententendement
& apprenoientapprenoiēt la justiceiustice. Astiages en Xe-
nophon demande a Cyrus conte de
sa derniere leçon, c’est dict il, qu’en no-
stre escole unvn grand garson ayant unvn pe-
tit saye le donna a unvn de ses compaignonscōpaignons
de plus petite taille, & luy osta son saye,
qui estoit plus grand. Nostre precepteur
m’ayant faict jugeiuge de ce different, jeie ju-
geay
iu-
geay
qu’il falloit laisser les choses en cet
estat, & que l’unvn & l’autre sembloit estre
mieux accommodéaccōmodé en ce point. Sur quoy
il me remonstraremōstra que jiavoisauois mal fait. Car
jeie m’estois arresté a considerer la bien
seance, & il failloitfalloit premierement avoirauoir
proveuproueu a la justiceiustice, qui vouloit que nul
ne fut



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 183
ne fut forcé en ce qui luy apartenoit.
Et dict qu’il en fut foité tout ainsi que
nous sommes en nos vilages pour avoirauoir
oblié le premier Aoriste de τύπτω. Mon
regent me feroit unevne belle harengue in
genere demonstrativodemonstratiuo
, avantauāt qu’il me per-
suadat que son escole vaut céte la. Ils ont
voulu couper chemin: & puis qu’il est
ainsi que les sciences, lors mesmes qu’on
les prentprēt de droit fil, ne peuventpeuuēt que nous
apprendre la prudenceprudēce, la prud’hommiehōmie &
la resolutionresolutiō: ils ont voulu d’arrivéearriuée met-
tre leurs enfans au propre des effectz: &
les instruire non par ouir dire, mais par
l’essay mesmes de l’action: en les formant
& moulantmoulāt vifvementvifuemēt non seulementseulemēt, de pre-
ceptes & parolles, mais principalement
d’exemples & d’oeuvresoeuures: affin que ce ne
fut pas unevne science en leur ame, mais sa
complexioncomplexiō & habitude: que ce ne fut pas
unvn acquet, mais unevne naturelle possessionpossessiō.
M 4



Fac-similé BVH

184 ESSAIS DE M. DE MONTA.
A ce propos on demandoit a Agesilaus
ce qu’il seroit d’advisaduis que les enfansenfās aprin-
sent
aprin-
sēt
: Ce qu’ils doiventdoiuēt faire encore estants
hommeshōmes, responditrespōdit il. Ce n’est pas merveil-
le
merueil-
le
si unevne telle institution a produit des ef-
fects si admirables. On aloit, dict on, aus
autres villes de Grece chercher des Rhe-
thoriciens, des peintres, & des musiciensmusiciēs:
mais en Lacedemone des legislateurs,
des magistrats, & empereurs d’armée.
A Athenes on aprenoit a bien dire, &
icy a bien faire: la a se desmeler d’unvn ar-
gument sophistique, & a rabattre l’im-
posture des motz captieusement entre-
lassez, icy a se desmeler des appats de la
volupté, & a rabatre d’unvn courage in-
vincible
in-
uincible
les menasses de la fortune & de
la mort: ceux la s’embesongnoientembesongnoiēt apres
les parolles, ceux cy apres les choses: la
c’estoit unevne continuelle exercitation de
la langue, icy unevne continuelle exercita-
tion de



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 185
tion de l’ame. Parquoy il n’est pas estran-
ge
estrā-
ge
si Antipater leur demandant cinquan-
te
cinquā-
te
enfans pour ostages, ils respondirent
tout au rebours de ce que nous ferions,
qu’ilz aymeroient mieux donner deux
fois autant d’hommes faicts, tant ils esti-
moient la perte de l’education de leur
païs. Quand Agesilaus convieconuie Xeno-
phon d’envoierēuoier nourrir ses enfans a Spar-
te, ce n’est pas pour y apprendreapprēdre la Rheto
rique, onou Dialectique, mais pour appren-
dre
apprē-
dre
(ce dict il) la plus belle science qui
soit, assçavoirassçauoir la science d’obeir & de
commander.


CHAP. VINTSIXIESME.
De l’institution des enfans a mada-
me Diane de Foix Contesse de
Gurson.


JEIE ne vis jamaisiamais pere pour bossé ou
boiteux que fut son fils, qui laissast
M 5



Fac-similé BVH

186 ESSAIS DE M. DE MONTA.
de l’avoüerauoüer non pourtantpourtāt, s’il n’est du tout
enjuréeniuré de cet’affection, qu’il ne s’aper-
çoive
aper-
çoiue
de sa defaillance, mais tant y a qu’il
est siensiē. Aussi moy, jeie voy mieux que tout
autre, que ce ne sont icy que resveriesresueries
d’homme qui n’a goustègousté des sciencessciēces que
la crouste premiere en son enfance, &
n’en a retenu qu’unvn general & informe
visage, unvn peu de chasque chose & rien
du tout, a la Françoise. Car en somme jeie
sçai qu’il y a unevne Medecine, unevne Jurispru-
dence
Iurispru-
dēce
, quatre parties en la Mathematic-
que, & en gros ce a quoi elles visentvisēt: mais
de y enfoncer plus avantauant, de m’estre ron-
gé les ongles a l’estude de Platon, ou
d’Aristote, ou opiniatré apres quelque
science solide, jeie ne l’ay jamaisiamais faict: ce
n’est pas mon occupationoccupatiō. L’histoire c’est
mon gibier en matiere de livresliures, ou la poe
sie que ji’aime d’unevne particuliere inclina-
tion. Car, comme disoit Cleantes, tout
ainsi



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 187
ainsi que la voix contrainte dans l’etroit
canal d’unevne trompete sort plus aigue
& plus forte: ainsi me semble il que la
sentence pressée aus pieds nombreus de
la poësie s’eslance bien plus brusquementbrusquemēt
& me fiert d’unevne plus viveviue secousse.
Quant aux facultez natureles qui sont
en moy, dequoy c’est icy l’essay, jeie les
sens flechir sous la charge: mes concep-
tions, & mon jugementiugement ne marche qu’a
tatonstatōs, chancelant, bronchant & chopantchopāt:
& quand jeie suis allé le plus avantauant que jeie
puis, si ne me suis jeie aucunement satis-
faict. JeIe voy encore du païs au dela: mais
d’unevne veüe trouble, & en nuage, que jeie
ne puis desmeler, & puis me meslant de
parler indifferemment de tout ce qui se
presente a ma fantasie, & n’y emploiant
que mes propres & naturelz moiens,
s’il m’avientauient, comme il faict a tous
coups, de rencontrer de fortune dans les
bons



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188 ESSAIS DE. M. DE MONTA.
bons autheurs ces mesmes lieus que
ji’ay entrepris de traiter, commecōme jeie vien de
faire ches Plutarque tout presentement
son discours de la force de l’imaginationimaginatiō.
A me reconnoistre au prix de ces gensgēs la
si foible & si chetif, si poisant & si endor-
my, jeie me fay pitié ou desdain a moy
mesmes. Si me gratifie-jeie de cecy, que
mes opinionsopiniōs ont cet honneur de rencon-
trer
rencō-
trer
aux leurs, & dequoy aussi ji’ay au
moins cela, qu’unvn chacun n’a pas, de con-
noistre
cō-
noistre
l’extreme difference d’entre eux
& moy: & laisse ce neantmoins courir
mes inventionsinuētions ainsi foibles & basses com-
me
cō-
me
jeie les ay produites, sans en replastrer
& resouder les defaus que cete comparai-
son
cōparai-
son
m’y a descouversdescouuers. Car autrementautremēt jien-
gendrerois
ē-
gendrerois
des monstres, comme font
les escrivainsescriuains indiscretz de nostre siecle,
qui parmy leurs ouvragesouurages de neant vontvōt
semant des lieus entiers des antiens au-
theurs



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LIVRE PREMIER. 189
theurs pour se faire honneurhōneur de ce larre-
cin. Et c’est au coutrairecontraire, car cet’infinie
dissemblance de lustres rend unvn visa-
ge si pasle, si terni, & si laid a ce qui est
du leur, qu’ils y perdent beaucoup plus
qu’ilz n’y gaignent. Il m’avintauint l’autre
jouriour de tomber sur unvn tel passage: jia-
vois
a-
uois
trainé languissant apres des parol-
les Françoises, si exangues, si deschar-
nées, & si vuides de matiere & de sens,
que ce n’estoient voirement que parol-
les Françoises. Au bout d’unvn long & en-
nuïeus chemin jeie vins a rencontrerrencōtrer unevne
piece haute, riche & eslevéeesleuée jusquesiusques aux
nuës, si ji’eusse trouvétrouué la pente douce &
la montée unvn peu alongéeE82 montée alongée, cela eut esté
unvn peu excusable, c’estoit unvn precipice si
droit & si coupé que des six premieres
parolles jeie conneuscōneus que jeie m’envoloisenuolois en
l’autre monde. De la jeie descouvrisdescouuris la fon-
driere
fō-
driere
d’ou jeie venois, si basse & si profonprofō-
de, que



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190 ESSAIS DE M. DE MONTA
de, que jeie n’eus onques plus le coeur de
m’y ravalerraualer. Si jeie fardois l’unvn de mes dis-
cours de ces riches peintures, il esclaire-
roit par trop la bestise des autres. Quoy
qu’il en soit, veux-jeie dire, & quelles que
soient ces inepties, jeie n’ay pas deliberé
de les cacher, non plus qu’unvn mienmiē pour-
traict chauvechauue & grisonnant, ou le pein-
tre auroit mis non unvn visage parfaict,
mais le mien. Car aussi ce sont icy mes
humeurs & opinions: jeie les donne pour
ce qui est en ma creance, non pour ce
qui est a croire: jeie ne vise icy qu’a décou-
vrir
décou-
urir
moy mesmes, qui seray par adven-
ture
aduen-
ture
autre demain, si nouveaunouueau aprentis-
ge
aprentissa-
ge
me change. JeIe n’ay point l’authorité
d’estre creu, ny ne le desire, me sentant
trop mal instruit pour instruire autruy.
Quelcun donq ayantayāt veu l’article prece-
dant
prece-
dāt
me disoit ches moy l’autre jouriour, que
jeie ◊ LAL E82 me devoy deuoy estre unvn peu estendu sur le dis-
cours



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LIVRE PREMIER 191
cours de l’institution des enfans. Or Ma-
dame, si jiavoyauoy quelque suffisance en ce
sujectsuiect, jeie ne pourroy la mieux employer
que d’en faire unvn present a ce petit hom-
me qui vous menasse de faire tantosttātost unevne
belle sortie de ches vous (vous estez trop
genereuse Madame pour commencer
autrement que par unvn masle) car ayant
eu tant de part a la conduite de vostre
mariage, ji’ay quelque droit & interrestinterest a
la grandeur & prosperité de tout ce qui
en viendra: outre ce que l’anciene pos-
session que vous avezauez de tout temps sur
ma servitudeseruitude, m’obligent assez a desirer
honneur, bien & advantageaduātage a tout ce qui
vous touche: mais a la verité jeie n’y en-
tens sinon cela, que la plus grande diffi-
culte
diffi
culté
& importante de l’humaine scien-
ce semble estre en cet endroit, ou il se
traite de la nourriture & institution des
enfans. La montre de leurs inclinations
est si



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192 ESSAIS DE M. DE MONTA
est si tendre en ce bas aage et si obscure,
& les promesses si incertaines & fauces,
quilqu’il est malaisé d’y establir nul solide ju-
gement
iu-
gement
. Si est il difficile de forcer les pro-
pensions natureles d’ou il advientaduient que
par faute dauoird’avoir bien choisirchoisi leur rou-
te pour neant se travailletrauaille on sou-
vent
sou-
uent
& employe l’on beaucoup d’aa-
ge a dresser des enfausenfans aux choses, aus-
quelles ils ne peuventpeuuent prendreprēdre nul goust.
Toutesfois en cete difficulté, mon opi-
nion est de les acheminer tousjourstousiours aux
meilleures choses & plus profitables, &
qu’on ne doit s’appliquer aucunement
a ces legieres divinationsdiuinations & prognosti-
ques, que nous prenons des mouvemensmouuemēs
de leur enfance. Madame c’est unvn grandgrād
ornement que la science, & unvn utilvtil de
merveilleuxmerueilleux serviceseruice, & notamment aux
personuespersonnes elevéeseleuées en tel degré de for-
tune comme vous estez. A la verité elle
que, ou[sic]



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LIVRE PREMIER. 193
n’a point son vray usagevsage en mains viles
& basses. Elle est bien plus fiere de pré-
ter ses moyens a conduire unevne guerre, a
commander unvn peuple, a pratiquer l’a-
mitie d’unvn prince ou d’unevne nation estran-
giere
estrā-
giere
, qu’a dresser unvn argument dialecti-
que, ou a plaider unvn appel, ou ordonner
unevne masse de pillules. Ainsi Madame, par
ce que jeie croy que vous n’oblierez pas
cete partie en l’institution des votres,
vous qui en avezauez bien avantauant savourésauouré
la douceur, & qui estes d’unevne race let-
trée: car nous avonsauons encore en main
des escrits de ces antiensantiēs ContesCōtes de Foix,
d’ou monsieur le Conte vostre mary &
vous estez descendus: & François mon-
sieur de Candale vostre oncle en faict
naitre tous les joursiours d’autres, qui esten-
dront la connoissance de cete qualité
de vostre famille a plusieurs siecles. JeIe
vous veux dire la dessus unevne seule fanta-
N



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194 ESSAIS DE M. DE MONTA.
sie que ji’ay contraire au communcommū usagevsage.
C’est tout ce que jeie puis conferer a vo-
stre serviceseruice en cela. La charge du gouver
neur
gouuer
neur
, que vous luy donrés[sic], du chois du-
quel dépend tout l’effect de son institu-
tion, ell’a plusieurs autres grandes par-
ties, mais jeie n’y touche point, pour n’y
sçavoirsçauoir rienriē apporter qui vaille. Et de cet
article, sur lequel jeie me mesle de luy don-
ner
dō-
ner
advisaduis, il m’en croira autantautāt qu’il y ver-
ra d’apparenceapparēce. A unvn enfant de maisonmaisō qui
recherche les lettres & la discipline non
pour le gaing (car unevne si vile fin & si ab-
jecte
ab-
iecte
est indigne de la grace & faveurfaueur des
muses, & puis elle regarde & depend
d’autruy) ny tant pour les commoditez
externes, que pour les sienes propres, &
pour s’en enrichir & parer au dedansdedās, ay-
ant plustost envieenuie d’en tirer unvn habil’hom-
me
hō-
me
, qu’unvn homme sçavantsçauant, jeie voudrois
aussi qu’on fut soigneus de luy choisir unvn
coudu-[sic]



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LIVRE PREMIER 195
conducteur, qui eut plustost la teste bien
faicte que bien pleine, & qu’on y requit
tous les deux, mais plus les meurs & l’en-
tendement
ē-
tendement
que la science. Et qu’il se con-
duisit
cō-
duisit
en sa charge d’unevne nouvellenouuelle manie
re. On ne cesse de criailler a nos oreil-
les, comme qui verseroit dans unvn anton-
noir, & nostre charge ce n’est que de re-
dire ce qu’on nous a dict. JeIe voudrois
qu’il corrigeat unvn peu cete partie, & que
de belle arrivéearriuée, selon la portée de l’ame
qu’il a en main, il commençast a la met-
tre sur le trottoer, luy faisant gouster les
choses, les choisir, & discerner d’elle mes
me. Quelquefois luy monstrantmonstrāt chemin,
quelquefois luy laissant prendreprēdre le devantdeuāt.
JeIe ne veux pas qu’il inventeinuente, & parle seul,
jeie veux qu’il escoute son disciple parler
a son tour, qu’il ne luy demande pas seu-
lement compte des mots de sa leçon,
mais du sens & de la substance, & qu’il
N 2



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196 ESSAIS DE M. DE MONTA.
jugeiuge du profit qu’il aura fait, non par le
tesmoingnage de sa memoire, mais de
son jugementiugement. Que ce qu’il viendra d’ap
prendre il le luy face mettre en cent visa-
ges, & accommoder a autant de diversdiuers
subjetzsubietz, pour voir s’il l’a encore bienbiē pris
& bien faict sien. C’est tesmoignage de
crudité & d’indigestionindigestiō que de regorger
la viande commecōme on l’a avaléeaualée. L’estomac
n’a pas faict son operation, s’il n’a faict
changer la façon & la forme a ce qu’on
luy avoitauoit donnédōné a cuire. Qu’il lui face tout
passer par l’estamine, & ne loge rien en
sa teste par authorité & a credit. Les
principes d’Aristote ne luy soient princi-
pes non plus que ceux des Stoiciens ou
Epicuriens: qu’on luy propose céte di-
versité
di-
uersité
de jugemensiugemens, il choisira s’il peut,
sinon il en demeurera en doubte. ◊ E82 Che non men che saper dubbiar m’aggrada. Car
s’il embrasse les opinions de Xenophon
& de Platon par son propre discours ce
ne se



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LIVRE PREMIER. 197
ne seront plus les leurs, ce seront les sien-
nes
siē-
nes
. Il faut qu’il emboiveemboiue leurs humeurs,
non qu’il apprenne leurs preceptes: &
qu’il oblie hardiment s’il veut d’ou il les
tient, mais qu’il se les sçache approprier.
La verité & la raison sont communes a
unvn chacun: & ne sont non plus a qui les a
dites premierement, qu’a qui les dict a-
pres. Les abeilles pillotent deça dela les
fleurs, mais elles en font apres le miel,
qui est tout leur, ce n’est plus thin, ny
marjolainemariolaine: ainsi les pieces empruntées
d’autruy il les transformera & confon-
dra, pour en faire unvn ouvrageouurage tout sien,
a sçavoirsçauoir son jugementiugement. Son institution
son travailtrauail & estude ne vise qu’a le for-
mer. C’est disoit Epicharmus l’entende-
ment
entende-
mēt
qui voit & qui oyt, c’est l’entende-
ment qui approfite tout, qui dispose tout,
qui agit, qui domine & qui regne: toutes
autres choses sont aveuglesaueugles, sourdes &
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198 ESSAIS DE M. DE MONTA.
sans ame. Certes nous le rendonsrēdons servileseruile
& coüard pour ne luy laisser la liberté de
rien faire de soy. Qui demanda jamaisiamais a
son disciple ce qu’il luy semble de telle
ou telle sentence de Ciceron? On nous
les placque en la memoire toutes em-
pennées, comme des oracles, ou les let-
tres & les syllabes sont de la substance
de la chose. JeIe voudrois que le Palüel ou
Pompée ces beaus danseurs apprinsent
des caprioles a les voir seulement faire,
sans nous bouger de nos places, commecōme
ceux cy veulent instruire nostre enten-
dement, sans l’esbranler & mettre en
besogne. Or a cet apprentissage tout ce
qui se presente a nos yeux sert de livreliure
suffisant. La malice d’unvn page, la sottise
d’unvn valet, unvn propos de table ce sont
autantautāt de nouvellesnouuelles matieres. A cete cau-
se le commerce des hommes y est mer-.
veilleusement
mer-.
ueilleusement
propre, & la visite des païs
estrangers, non pour en raporter seule-



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LIVRE PREMIER. 199
ment a la mode de nostre noblesse Fran-
çoise
Frā-
çoise
, combien de pas a santa rotonda,
ou la richesse des calessons de la Signora
LiviaLiuia, ou comme d’autres, combien le
visage de Neron de quelque vielle[sic] ruine
de la est plus long ou plus large que ce-
luy de quelque pareille medaille: mais
pour en raporter principalement les hu-
meurs de ces nations & leurs façons, &
pour frotter & limer nostre cervelleceruelle con-
tre
cō-
tre
celle d’autruy. JeIe voudrois qu’on com-
mençast
cō-
mençast
a le promener des sa tendre en-
fance: & premierementpremieremēt pour faire d’unevne
pierre deux coups, par les nations voisi-
nes qui ont le langagelāgage plus esloigné du no-
stre, & auquel si vous ne la formés de bonbon’
heure la langue ne se peut façonnerfaçōner. Aus-
si bien est ce unevne opinion receüe d’unvn
chacun, que ce n’est pas raison de nour-
rir unvn enfant au gyron de ses parensparēs. Cet’
amour naturelle les attendrist trop,
& relasche, voire les plus sages. Ils ne
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200 ESSAIS DE M. DE MONTA.
sont capables ny de chatier ses fautes, ny
de le voir nourri grossierement comm’-
il faut, & sans delicatesse. Ils ne le sçau-
roient souffrir revenirreuenir suantsuāt & pouldreux
de son exercice, ny le voir hazarder tan-
tost sur unvn chevalcheual farouche, tantost unvn
floret au poing, tantot unvn’harquebou-
se. Car il n’y a remede, qui en veut faire
unvn hommehōme de bienbiē, sans doubte il le faut ha-
zarder unvn peu en céte jeunesseieunesse, & souventsouuent
choquer les regles de la medecine. Et
puis l’authorité du gouverneurgouuerneur qui doit
estre souverainesouueraine sur luy, s’interrompt &
s’empesche par la presence des parens.
JointIoint que ce respect que la famille luy
porte, la connoissance des moyens &
grandeurs de sa maison, ce ne sont a mon
opinion pas legieres incommodités en
cet aage. En céte escole du commerce
des hommes ji’ay souventsouuent remarqué ce
vice, qu’au lieu de prendre connoissan-
ce d’au



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LIVRE PREMIER. 201
ce d’autruy nous ne travaillonstrauaillons qu’a la
donner de nous, & sommes plus en pei-
ne d’emploiter nostre marchandise que
d’en acquerir de nouvellenouuelle. Le silence &
la modestie sont qualitez tres-commo-
des a la conversationconuersation des hommes. On
dressera cet enfant a estre espargnant &
mesnagier de sa suffisance, quand il l’araE95 l’aura
acquise: a ne se fourmalizer point des
sottises & fables qui se diront en sa pre-
sence, car c’est unevne incivileinciuile importunité
de choquer tout ce qui n’est pas de no-
stre goust. On luy apprendra a n’entrer
en discours & contestationcōtestation que ou il verra
unvn champion digne de sa luite: & la mes-
mes à n’emploier pas tous les tours qui
luy peuventpeuuēt servirseruir, mais ceux la seulementseulemēt
qui luy peuventpeuuent le plus servirseruir. Qu’on le
rende delicat au chois & triage de ses
raisons, & aymant la pertinence & par
consequent la briefvetébriefueté. Qu’on l’instrui-
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202 ESSAIS DE M. DE MONTA.
se sur tout a se rendre, & a quitter les ar-
mes a la verité tout aussi tost qu’il l’aper-
ceura, soit qu’elle naisse es mains de son
adversaireaduersaire, soit qu’elle naisse en luy mes-
mes par quelque ravisementrauisement. Car il ne
sera pas mis en chaise pour dire unvn rol-
le prescript, il n’est engagé a nulle cau-
se que par ce qu’il l’appreuveappreuue, ny ne sera
du mestier ou se ventvēt a purs deniers con-
tans la liberté de se pouvoirpouuoir raviserrauiser & re-
connoistre. Que sa conscience & sa ver-
tu reluisent jusquesiusques a son parler. Qu’on
luy face entendre que de confesser la
faute qu’il descouvriradescouurira en son propre dis
cours, encore qu’elle ne soit aperceüe
que par luy, c’est unvn effect de jugementiugement
& de sincerité, qui sont les principales
qualitez qu’il cherche. On l’adviseraaduisera e-
stant en compagnie d’avoirauoir les yeux par
tout. Car jeie trouvetrouue que les premiers sie-
ges sont communement saisis par les
hommeshōmes moins capables, & que les gran-



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LIVRE PREMIER. 203
deurs de fortune ne se trouventtrouuent guieres
meslées a la suffisance. JI’ay veu ce pen-
dant qu’on s’entretenoit au haut bout
d’unevne table de la beauté d’unevne tapisserie,
ou du goust de la maluoisie, se perdre
beaucoup de beaus traitz a l’autre bout.
Il sondera la portée d’unvn chacunchacū, unvn bou-
vier
bou-
uier
, unvn masson, unvn passant, il faut tout
mettre en besongne, & emprunter cha-
cun selon sa marchandise. Car tout sert a
mesnage, la sottise mesmes, & foiblesse
d’autruy luy sera instructioninstructiō. A contrerol-
ler les graces & façons d’unvn chacunchacū, il s’en-
gendrera
ē-
gendrera
envieenuie des bonnes & mespris
des mauvaisesmauuaises. Qu’on luy mette en fan-
tasie
fā-
tasie
unevne honeste curiositecuriosité de s’enquerir
de toutes choses. Tout ce qu’il y aura de
singulier autour de luy, il le verra: unvn ba-
stiment, unevne fontaine, unvn homme, le lieu
d’unevne bataille ancienne, le passage de
Caesar ou de Charlemaigne. Il s’en-
querra des meurs, des moyens



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204 ESSAIS DE M. DE MONTA.
& des alliances de ce prince & de celuy
la. Ce sont choses tres-plaisantesplaisātes a appren-
dre
apprē-
dre
& tres-utilesvtiles a sçavoirsçauoir. En céte prati-
que des hommes ji’entens y compren-
dre & principalement ceux qui ne vi-
vent
vi-
uent
qu’en la memoire des livresliures. Il pra-
tiquera par le moyen des histoires ces
grandes ames des meilleurs siecles. c’est
unvn vain estude qui veut, & qui ne se pro-
pose autre fin que le plaisir: mais qui veut
aussi c’est unvn estude de fruit inestimable.
Quel profit ne fera il en céte part-la a
la lecture des vies de nostre Plutarque?
Mais que mon guide se souviennesouuienne ou vi-
se sa charge, & qu’il n’imprime pas tant a
son disciple, ou morut Marcellus, que
pourquoy il fut indigne de son devoirdeuoir
qu’il mourut la. Qu’il ne luy apprenne
pas tant les histoires qu’a en jugeriuger. Il y a
dans cet autheur beaucoup de discours
estandus tres-dignes d’estre sceuz, car a
mon



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LIVRE PREMIER. 205
mon gré c’est le maistre ouvrierouurier de telle
besongne. Mais il y en a mille & mille
qu’il n’a que touché simplement: il guy-
gne seulement au doigt par ou nous
irons, s’il nous plait: & se contente quel-
quefois de ne donner qu’unevne attainte
dans le plus vif d’unvn propos. Il les faut ar-
racher de la & mettre en place marchan-
de
marchā-
de
. Cela mesme de voir Plutarque trier
unevne legiere action en la vie d’unvn hommehōme,
ou unvn mot qui semble ne porter pas, ce-
la c’est unvn discours. C’est dommage que
les gens d’entendement ayment tant la
briefvetébriefueté: sans doute leur reputation
en vaut mieux, mais nous en valons
moins. Plutarque aime mieux que nous
le vantons de son jugementiugement que de son
sçavoirsçauoir, il ayme mieux nous laisser desir
de soi que sacieté. Il sçavoitsçauoit qu’es choses
bonnesbōnes mesmes on peut trop dire, & que
Alexandridas reprocha justementiustement a ce-
luy qui



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206 ESSAIS DE M. DE MONTA.
luy qui tenoit aux Ephores de bons
propos mais trop longs, o estrangier, tu
dis ce qu’il faut autrement qu’il ne faut.
Il se tire unevne merveilleusemerueilleuse clarté pour le
jugementiugement humain de ce commerce des
hommes. Nous sommes tous contraintscōtraints
& amoncellez en nous mesmes, & avonsauōs
la veüe racourcie a la longueur de no-
stre néz. On demandoit a Socrates d’ou
il estoit, il ne respondit pas d’Athenes,
mais du monde. Luy qui avoitauoit son ima-
gination
ima-
ginatiō
plus plaine & plus estandue, em-
brassoit l’universvniuers, comme sa ville, jettoitiettoit
ses connoissances, sa societé & ses affe-
ctions a tout le genre humain: non pas
comme nous, qui ne regardonsregardōs qu’a nos
piedz. Quand les vignes gelent en son
vilage mon prestre en argumenteargumēte l’IreE82 l’ire de
Dieu sur la race humaine, & jugeiuge que la
pepie en tienne des-jaia les Cannibales. A
voir



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LIVRE PREMIER. 207
voir nos gueres civilesciuiles, qui ne crie que
céte machine se bouleversebouleuerse, & que le
jouriour du jugementiugement nous tient au colet,
sans s’adviseraduiser que plusieurs pires choses
se sont veües, & que les dix mille parts du
monde ne laissent pas de galler le bon
temps ce pendant. A qui il gresle sur la
teste tout l’hemisphere semble estre en
tempeste & orage, & disoit le SavoiartSauoiart
que si ce sot de roy de France eut sceu
bien conduire sa fortune, il estoit hom-
me pour devenirdeuenir maistre d’hostel de son
duc. Son imagination ne concevoitconceuoit nul-
le plus eslevéeesleuée grandeur que celle de son
maistre. Mais qui se presente commecōme dans
unvn tableau céte grand’image de nostre
mere nature en son entiere magesté: qui
lit en son visage unevne si generale & con-
stante varieté, qui se remarque la dedansdedās,
& non soy mais tout unvn royaume com-
me unvn traict d’unevne pointe tresdelicate,
celuy



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208 ESSAIS DE M. DE MONTA.
celuy la seul estime les choses selon leur
justeiuste grandeur. Ce grand monde que
les unsvns multiplientmultipliēt encore comme espe-
ces soubs unvn genre, c’est le miroüer ou il
nous faut regarder pour nous connoi-
stre de bon biaiz. Somme jeie veux que ce
soit le livreliure de mon escolier. Tant d’hu-
meurs, de sectes, de jugemensiugemens, d’opinionsopiniōs
de loix & de coustumes nous apprennent
a jugeriuger sainement des nostres, & appre-
nent nostre jugementiugement a reconnoistre
son imperfection & sa naturelle foibles-
se: qui n’est pas unvn legier apprentissage.
Tant de remuementzremuemētz d’estat & change-
mentz de fortune, nous instruisent a ne
faire pas grande recepte de la nostre.
Tant de nomsnōs, tant de victoires & conque-
tes
cōque-
tes
enseveliesenseuelies soubz l’oblianceobliāce, rendentrendēt ri-
dicule l’esperanceesperāce d’eterniser nostre nom
par la prise de dix Argoletz, & d’unvn poul-
lailler, qui n’est conneu que de sa cheu-



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER 209
te. L’orgueil & la fierté de tant de pom-
pes estrangieres, la magesté si enflée de
tant de cours & de grandeurs nous fer-
mit & assure la veüe a soustenir l’esclat
des nostres sans siller les yeux. Tant de
milliasses d’hommeshōmes enterrez avantauant nous,
nous encoragent[sic] a ne craindre d’aller
trouvertrouuer si bonne compagnie en l’autre
monde: ainsi du reste. Aux exemples se
pourront proprement assortir tous les
plus profitables discours de la philoso-
phie, a laquelle se doiventdoiuent toucher les a-
ctions humaines, comme a leur reigle.
On lui dira que c’est que sçavoirsçauoir & igno
rer, qui doit estre le but de l’estude, que
c’est que vaillance, temperance, & justi-
ce
iusti-
ce
: ce qu’il y a a dire entre l’ambitionambitiō &
l’avariceauarice, la servitudeseruitude & la subjectionsubiection, la
licence & la liberté: a quelles marques
on connoit le vray & solide contente-
ment: jusquesiusques ou il faut craindre la mort, O



Fac-similé BVH

210 ESSAIS DE M. DE MONTA.
la douleur & la honte: quels ressors nous
meuventmeuuent, & le moyen de tant de diversdiuers
branles en nous: car il me semblesēble que les
premiers discours, dequoy on luy doit
abreuverabreuuer l’entendemententendemēt, ce doiventdoiuent estre
ceux, qui reglent ses meurs & son sens,
qui luy apprendront a se connoistre &
a sçavoirsçauoir bien mourir & bien vivreviure.

sapere aude,
Incipe Viuendi qui recte prorogat ho-
ram,
Rusticus expectat dum defluat amnis,
at ille
Labitur, & labetur in omne Volubilis
aeuum:


C’est unevne grande simplesse d’apprendre
a nos enfans le mouvementmouuement de la huities
me sphere, avantauant que les leurs propres.
τί πλειάδεσσι κἀμοί.
τί δ’αστράσιδ’ἀστράσι βοώτεω

Apres qu’on luy aura apris ce qui sert a
le faire



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LIVRE PREMIER. 211
le faire plus sage & meilleur, on lentre-
tiendra
lentre-
tiēdra
l’entre-
tiendra
que c’est que Logique, Musique,
Geometrie, Rhetorique: & la sciencesciēce qu’il
choisira ayant des-jaia goust & jugementiugement
formé, il en viendra bien tost a bout. Sa
leçon se fera tantost par devisdeuis, tantost
par livreliure: tantost son gouverneurgouuerneur luy
fournira de l’autheur mesme propre a
céte fin de son institution, tantost il luy
en donneradōnera la moelle, & la substance tou-
te maschée. Et si de soy mesme il
n’est assez familier des livresliures pour y trou
ver
trou
uer
tant de beaus discours qui y sont
pour l’effect de son dessein, on luy pour-
ra joindreioindre quelque homme de letres, de
qui a chasque besoing il retire les muni-
tions
muni-
tiōs
qu’il luy faudra, pour apres a sa mo-
de les distribuer & dispenserdispēser a son nourris-
son. Et que céte leçon qui est la philoso-
phie, ne soit plus aisée, & naturelle que celle
de Gaza, qui y peut faire doubte? Ce sontsōt
O 2



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212 ESSAIS DE M. DE MONTA.
la preceptes espineux & mal plaisans, &
des motz vains & descharnes, ou il n’y a
nulle prise, rien qui vous esveilleesueille l’esprit,
rien qui vous chatouille. En céte cy la-
me trouvetrouue ou mordre, ou se paistre, &
ou se gendarmer. Ce fruit est plus grandgrād
sans comparaisoncōparaison, & si sera plustot meury.
C’est grandgrād cas que les choses en soient la
en nostre siecle, que la philosophie ce
soit jusquesiusques aus gens d’entendement unvn
nom vain & fantastique, de nul usagevsage, &
de nul pris. JeIe croy que ces ergotismes
en sont cause, qui ont saisi toutes ses ave-
nues
aue-
nues
. On a grandgrād tort de la peindre inac-
cessible aux enfans, & d’unvn visage refron-
gné
refrō-
gné
, sourcilleux & horrible: qui me l’a
masquée de ce faux visage pasle & hi-
deux? Il n’est rien plus plus gay, plus gail-
lard, plus enioué, & a peu que jeie ne die
follastre. Elle ne presche que feste & bon-
temps
bon
temps
. UneVne mine triste & transie mon-
stre que ce n’est pas la son giste. Deme-



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LIVRE PREMIER. 213
trius le Grammairien rencontrant dans
le temple de Delphes unevne trouppe de
philosophes assis ensemble, il leur dit: ou
jeie me trompetrōpe, ou a vous voir la contenan-
ce
contenā-
ce
si paisible & si gaye vous n’estes pas
en grand discours entre vous. A quoy
l’unvn d’eux Heracleon le Megarien res-
pondit: c’est a faire a ceux qui cherchent
si le futur du verbe βάλλω a double λ: ou
qui cherchent la derivationderiuation des compa-
ratifs χεῖρον & βέλτιον, & des superlatifs
χεῖριστον & βέλτιστον, qu’il faut rider le front
s’entretenant de leur science: mais quant
aux discours de la philosophie ils ont ac-
coustumé d’esgayer & resjouirresiouir ceux qui
les traictent, non les refroigner & con-
trister. L’ame qui loge la philosophie,
doit par sa santé rendre sain encores le
corps. Elle doit faire luire jusquesiusques au de-
hors son contentementcontentemēt, son repos, & son
aise: doit former a son molemoule le port exte-
O 3



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214 ESSAIS DE M. DE MONTA.
rieur, & le garnir par consequent d’u-
ne
v-
ne
gratieuse fierté, d’unvn maintien actif &
allegre, & d’unevne contenance rassise &
debonnaire. C’est Baroco & Baralipton
qui rendent leurs suppostz ainsi marmi-
teus & enfumés. Ce n’est pas elle, ils ne la
connoissentcōnoissent que par ouir dire? CommentCommēt?
elle faict estat de serainer les tempestes
de la fortune, & d’apprendre la fain & les
fiebvresfiebures a rire, & non par quelques
epicycles imaginaires, mais par raisons
grossieres, maniables & palpables. Puis
que c’est elle qui nous instruict a vi-
vre
vi-
ure
, & que l’enfance y a sa leçon com-
me les autres eages, pourquoy ne la luy
communique l’on? On nous apprent a
vivreviure, quand la vie est passée. Cent esco-
liers ont pris la verolle avantauant que d’estre
arrivésarriués a leur leçonleçō d’Aristote de la tem-
perance. Ce sont abus, ostez toutes ces
subtilitez espineuses de la dialectique,
dequoy nostre vie ne se peut amender,



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LIVRE PREMIER. 215
prenes les simples discours de la philo-
sophie, scaches les choisir & traitter a
point, ils sont plus aisez a concevoirconceuoir
qu’unvn contecōte de Boccace. UnVn enfant en est
capable au partir de la nourrisse beau-
coup mieus que d’aprendre a lire ou
escrire. La philosophie a des discours
pour la naissance des hommes comme
pour la decrepitude. JeIe suis de l’advisaduis de
Plutarche, qu’Aristote n’amusa pas tant
son grand disciple a l’artifice de composercōposer
syllogismes, ou aux principes de Geo-
metrie, comme a l’instruire des bonsbōs pre-
ceptes touchant la vaillance, proüesse, la
magnanimité & temperance, & l’asseu-
rance de ne rien craindre, & avecauec cete
munition, il l’envoiaenuoia encores enfant sub-
juguer
sub-
iuguer
l’empire du mondemōde avecauec seulementseulemēt
30000. hommes de pied, 4000. chevauxcheuaux
& quarante deux mille escuz. Les au-
tres arts & sciences, dict il, Alexandre
O 4



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216 ESSAIS DE M. DE MONTA.
les honoroit bien, & loüoit leur excellen-
ce
excellē-
ce
& gentillesse, mais pour plaisir qu’il y
prit il n’estoit pas facile a se laisser surpren-
dre a l’affectionaffectiō de les vouloir excercer.
Pour tout cecy jeie ne veux pas qu’onō em-
prisonne
em-
prisōne
cet enfant dans unvn colliege[sic], jeie ne
veux pas qu’onō l’abandonneabandōne a la colere &
humeur melancholique d’unvn furieux mai-
stre d’escole: jeie ne veux pas corrompre
son esprit a le tenir a la ghenegehene & au tra-
vail
tra-
uail
, a la mode des autres, quatorze ou
quinze heures par jouriour comme unvn por-
tefaiz, ny ne veux gaster ses meurs ge-
nereuses par l’incivilitéinciuilité & barbarie d’au-
truy. La sagesse Françoise a esté ancien-
nement en proverbeprouerbe pour unevne sagesse
qui prenoit de bon’heure & n’avoitauoit guie-
res de tenue. A la verité nous voions en-
cores qu’il n’est rien si gentil que les pe-
titz enfans en France, mais ordinaire-
ment ils trompent l’esperance qu’on en
a con-



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LIVRE PREMIER. 217
a conceüe, & hommes faicts on n’y voit
nulle excellence. JI’ay ouy tenir a gens
d’entendement que ces colleges, ou on
les envoyeenuoye, dequoy ils ont foison, les a-
brutissent
a-
brutissēt
ainsi. Au nostre, unvn cabinet, unvn
jardriniardrin[sic], la table & le lit, la solitude, la com
pagnie, le matin & le vespre, toutes heu-
res luy seront unesvnes: toutes places luy
seront estude: car la philosophie qui com-
me formatrice des jugemensiugemens & des
meurs, sera sa principale leçonleçō, a ce privi-
lege
priui-
lege
de se mesler par tout. Isocrates l’ora
teur estant prié en unvn festin de parler de
son art, chacunchacū trouvetrouue qu’il eut raison de
respondre: il n’est pas maintenant temps
de ce que jeie sçay faire, & ce dequoy il est
maintenant tempstēps jeie ne le sçay pas faire.
Car de presenter des harangues ou des
disputes de Rhetorique a unevne compa-
gnie assemblée pour rire & faire bonne
chere, ce seroit unvn meslangemeslāge de trop mau-
O 5



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218 ESSAIS DE M. DE MONTA.
vaisuais accord: & autant en pourroit on
quasi dire de toutes les autres sciences,
mais quant a la philosophie en la partie
ou elle traite de l’homme & de ses de-
voirs
de-
uoirs
& offices, ça esté le jugementiugemēt com-
mun de tous les sages, que pour la dou-
ceur de sa conversationconuersation, elle ne devoitdeuoit e-
stre refusée ny aux festins ny aux jeuxieux: &
Platon l’ayant conviéeconuiée a son conviveconuiue
nous voions comme elle entretient l’as-
sistence
as-
sistēce
d’unevne façonfaçō molle & accommodéeaccōmodée
au tempstēps & au lieu, quoy que ce soit de ces
plus hauts discours, & plus salutaires.

Aeque pauperibnspauperibus prodest, locupleti-
bus aeque.
Et neglecta aeque pueris senibúsque no-
cebit.


Ainsi sans doute il chomera moins que
les autres. Mais commecōme les pas que nous
emploions a nous promener dans unevne
galerie, quoy qu’il y en ait trois fois au-
tant,



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LIVRE PREMIER. 219
tant, ne nous lassent pas comme ceux
que nous mettonsmettōs a quelque chemin des-
seigné: aussi nostre leçonleçō se passant commecōme
par rencontre, sans obligation de temps
& de lieu, & se meslantmeslāt a toutes nos actionsactiōs
se coulera sans se faire sentir. Les jeuzieuz
mesmes & les exercices seront unevne par-
tie de l’estude, la course, la luite, la danse,
la chasse, le maniement des chevauxcheuaux &
des armes. JeIe veux que la bien seance ex-
terieure, & l’entregens se façonnent
quant & quant l’ame. Ce n’est pas unevne
ame, ce n’est pas unvn corps qu’on dresse,
c’est unvn homme, il n’en faut pas faire a
deux. Et comme dict Platon il ne faut
pas les exercer l’unvn sans l’autre, mais les
conduire également, comme unevne cou-
ple de chevauxcheuaux attelez a mesme timon.
Au demeurant toute céte institution
se doit conduirecōduire par unevne severeseuere douceur,
non comme aux colleges, ou au lieu de
convierconuier



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220 ESSAIS DE M. DE MONTA.
convierconuier les enfans aux lettres & leur en
donner goust, on ne leur presentepresēte a la veri-
té qu’horreur & cruauté. Ostés moy la
violence & la force. ilE82 E88 force, il n’est rienriē a mon advisaduis
qui abastardisse & estourdisse si fort unevne
nature bien née. Si vous avezauez envieenuie qu’il
craingne la honte & le chastiment ne l’y
endurcissez pas. Endurcissés le a la sueur
& au froid, au vent & au soleil & aux ha-
zards qu’il luy faut mespriser. Ostez luy
toute mollesse & delicatesse au vestir &
coucher, au menger & au boire. Accou-
stumés le a tout. Que ce ne soit pas unvn
beau garson & dameret, mais unvn garson
vert & vigoureux. Toute estrangetéestrāgeté & par
ticularité en nos meurs & conditions est
evitableeuitable, commecōme ennemie de communica-
tion
cōmunica-
tion
& de societé. JI’en ay veu fuir la sen-
teur des pomes plus que les harquebu-
sades, d’autres s’effrayer pour unevne souris:
d’autres rendre leurE82 E88 la gorge a voir de la
creme



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LIVRE PREMIER. 221
creme. Il y peut avoirauoir a l’adventureaduenture a
cela quelque proprieté occulte: mais on
l’estaindroit a mon advisaduis, qui s’y pren-
droit de bon’heure. L’institution a gai-
gné cela sur moy, il est vray que ce n’a
point esté sans quelque soing, que sauf la
biere mon goust est accommodableaccōmodable a tou-
tes choses, dequoy on se paist. Le corps
encore soupple on le doit a céte cause
plier a toutes façons & coustumes. Et
pourveupourueu qu’on puisse tenir l’appetit & la
volonté soubz boucle, qu’on rende har-
diment unvn jeuneieune homme commode a
toutes nations & compagnies, voire au
desreglementdesreglemēt & aux exces si besoing est.
Qu’il puisse faire toutes choses & n’ay-
me a faire que les bonnes. Les philosophes
mesmes ne treuventtreuuēt pas loüable en Calli-
sthenes d’avoirauoir perdu la bonnebōne grace du
grand Alexandre son maistre, pour n’a-
voir
a-
uoir
voulu boire d’autant a luy. Il rira, il
folastrera,



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222 ESSAIS DE M. DE MONTA.
folastrera, il se desbauchera avecauec son prin
ce. JeIe veux qu’en la desbauche mesme il
surpasse en vigueur & en fermeté ses com-
paignons
cō-
paignons
, & qu’il ne laisse a faire le mal,
ny a faute de force ny de science: mais
a faute de volonté. JeIe pensois faire hon-
neur a unvn seigneur aussi eslongné de ces
debordemens, qu’il en soit en France,
de m’enquerir a luy en bonne compai-
gnie combien de fois en sa vie il s’estoit
enyvréenyuré pour la necessité des affaires du
Roy en Allemaigne: il le print de céte
mesme façon, & me respondit que c’e-
stoit trois fois, lesquelles il recita. JIenē sçay
qui a faute de céte faculté se sont mis en
grand peine ayantz a praticquer céte
nation. JI’ay souventsouuent remarqué avecauec
grand’admiration céte merveilleusemerueilleuse na-
ture d’Alcibiades, de se transformer si
ayséement a façons si diversesdiuerses sans inte-
rest de sa santé, surpassant tantost la som-
ptuosité



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LIVRE PREMIER. 223
ptuosité & pompe PersiennePersiēne, tantost l’au-
sterité & frugalité Lacedemoniene, au-
tant reformé en Sparte, comme volup-
tueux en Ionië

Omnis Aristippum decuit color, & sta-
tus, & res.


Tel voudrois-jeie former mon disciple,

QemQuem duplici panno patientia velat,
Mirabor, vitae via si conuersa decebit,
Personamque feret non inconcinnus
vtramque.


Voicy mes leçons, ou le faire va avecauec le
dire. Car a quoy sert il qu’on presche
l’esprit, si les effectz ne vont quant &
quant? On verra a ses entreprises, s’il y a
de la prudence: s’il y a de la bonté en ses
actions, de l’indifference en son goust,
soit chair, poisson, vin, ou eau. Il ne
faut pas seulement qu’il die sa leçon,
mais qu’il la face. Zeuxidamus res-
pondit a unvn, qui luy demanda pour-
quoy



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224 ESSAIS DE M. DE MONTA.
quoy les Lacedemoniens ne redi-
geoyent par escrit les ordonnances de
la prouësse, & ne les donnoient a lire a
leurs jeunesieunes gensgēs, que c’estoit par ce qu’ils
les vouloient acoustumer aus faicts, non
pas aus escritures. Comparés au bout
de quinze ou seze ans a cestuy cy unvn de
ces Latineurs de college, qui aura mis au
tant de temps a n’apprendre simplementsimplemēt
qu’a parler. Le monde n’est que babil, &
ne vis jamaisiamais homme, qui ne die plustot
plus, que moins qu’il ne doit. Toutes-
fois la moitiemoitié de nostre aage s’en va la.
On nous tient quatre ou cinq ans a en-
tendre
en-
tēdre
les mots & les coudre en clauses,
encores autantautāt a en proportionnerproportiōner unvn grandgrād
corps estandu en quatre ou cinq par-
ties, & autres cinq pour le moins a les
sçavoirsçauoir brefvementbrefuement mesler & entrelasser
de quelque subtile façon. Laissons cela
a ceux, qui en font profession expresse.
Allant



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LIVRE PREMIER. 225
Allant unvn jouriour a Orleans jeie trouvaytrouuay dansdās
céte pleine au deça de Clery deus re-
gens qui venoient a Bourdeaux, euuironeuuirōenviron
a cinquante pas l’unvn de l’autre: plus loing
derriere eux, jeie descouvrisdescouuris unevne troupe &
unvn maistre en teste, qui estoit feu mon-
sieur le ConteCōte de la Rochefoucaut. UnVn de
mes gens s’enquit au premier de ces re-
gens
re-
gēs
, qui estoit ce gentil’hommehōme qui venoit
apres luy: luy qui n’avoitauoit pas veu ce
trein qui le suivoitsuiuoit, & qui pensoit que on
luy parlast de son compagnon, respon-
dit plaisamment: il n’est pas gentil’hom-
me, c’est unvn grammairien, & jeie suis logi-
cien. Or nous qui cerchons icy au re-
bours de former non unvn grammairien
ou logicien, mais unvn gentil’homme, lais-
sons les abuser de leur loisir. nous avonsauons
affaire ailleurs. Mais que nostre disciple
soit bien garny de choses, les parolles ne
suivrontsuiuront que trop. Il les trainera si elles
P



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226 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ne veulent suivresuiure. JI’en oy qui s’excusent
de ne se pouvoirpouuoir exprimer & font conte-
nance
cōte-
nance
d’avoirauoir la teste pleine de plusieurs
belles choses, mais a faute d’eloquence
ne les pouvoirpouuoir mettre en evidenceeuidence: c’est
unevne baye. SçavesSçaues vous a mon advisaduis que
c’est que cela? Ce sont des ombrages
qui leur vienent de quelques concepti-
ons informes, qu’ils ne peuventpeuuent desme-
ler & esclarcir au dedans, ny par conse-
quant produire au dehors. Ils ne s’enten-
dent
entē-
dent
pas encores eux mesmes: & voyez
les ungvng peu begayer sur le point de l’en-
fanter, vous jugesiuges que leur travailtrauail n’est
nullement a l’acouchement, mais qu’ilz
ne font que lecher encore céte matiere
imparfaicte. De ma part jeie tiens que qui
a en l’esprit unevne viveviue imaginationimaginatiō & clai-
re, il la produira soit en Bergamasque
soit par mines, s’il est muet.
Verbáque praeuisampraeuisā rem non inuita sequentursequētur.
Et com-



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LIVRE PREMIER 227
Et commecōme disoit cet autre aussi poetique-
ment en sa prose, Cum res animumanimū occupa-
uere verba ambiunt.
Il ne sçait pas abla-
tif, conjunctifconiunctif, substantif, ny la grammai-
re: ne faict pas son laquais, ou unevne haran-
giere du petit pont, & si vous entretien-
dront
entretiē-
drōt
tout vostre soul, si vous en avezauez en-
vie
en-
uie
, & se desferreront aussi peu a l’adven-
ture
aduē-
ture
aux regles de leur langage, que le
meilleur maistre es arts de France. Il ne
sçait pas la Rhetorique, ny pour avantauant
jeuieu capter la benevolancebeneuolance du candide
lecteur, ny ne luy chaut de le sçavoirsçauoir. De
vray toute céte belle peinture s’efface
aiséement par le lustre d’unevne verité sim-
ple & naifvenaifue. cesE82 Ces gentilesses ne serventseruent
que pour amuser le vulgaire incapable
de gouster la viandeviāde plus massivemassiue & plus
ferme, comme Afer monstre bien clai-
rement ches Tacitus. Les ambassadeurs
de Samos estoient venus a Cleomenes
P 2



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228 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Roy de Sparte preparez d’unevne belle &
longue oraison, pour l’esmouvoiresmouuoir a la
guerre contrecōtre le tyran Polycrates. Apres
qu’il les eust bien laissé dire il leur respon-
dit
respō-
dit
: quantquāt a vostre commancementcōmancement, & ex-
orde il ne m’en souvientsouuient plus, ny par
consequent du milieu: & quant a
vostre conclusion jeie n’en veux rien fai-
re. Voila unevne belle responce, ce me sem-
ble, & des harangueurs bien cameus[sic].
Au fort de l’eloquence de Cicero plu-
sieurs en estoient tirés en admiration,
mais Caton n’en faisant que rire, nous
avonsauons, disoit il, unvn plaisant consulcōsul. Aille de-
vant
de-
uant
ou apres: unvn vif argument, unvn beau
traict est tousjourstousiours de saison. JeIe ne suis
pas de ceux qui pensent la bonne rime
faire le bon poesme: laissez luy allonger
unevne courte syllabe s’il veut, pour cela non
force: si les inventionsinuentions y rient, si l’esprit &
le jugementiugement y ont bien jouéioué leur rolle,
voila



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 229
voila unvn bon poëte diray jeie, mais unvn mau
vais
mau
uais
versificateur. qu’on face dict Hora-
ce perdre a son ouvrageouurage toutes ces cou-
stures & mesures, il ne se démentira
point pour cela: les pieces mesmes en se-
ront
se-
rōt
belles. C’est ce que responditrespōdit Menan-
der
Menā-
der
, comme on le tensatE88 E95 tensast approchant le
jouriour auquel il avoitauoit promis unevne come-
die, dequoy il n’y avoitauoit encore mis la
main: elle est composéecōposée & preste, il ne reste
qu’a y adjousteradiouster les vers. Ayant les cho-
ses & la matiere en l’ame disposée & ran-
gée
rā-
gée
, il mettoit en peu de compte les
mots, les pieds, & les cesures, qui sont a
la verité de fort peu au pris du reste. Et
qu’il soit ainsi, despuis que Ronsard & du
Bellay ont mis en honneur nostre poë-
sie Françoise, jeie ne vois si petit appren-
tis, qui n’enfle des motz, qui ne renge
les cadences a pluspeu pres comme eus
mesmes. Pour le vulgaire il ne fut jamaisiamais
P 3



Fac-similé BVH

230 ESSAIS DE M. DE MONTA.
tant de poëtes: mais comme il leur a e-
sté bien aisé de representer leurs rimes,
ils demeurent bien aussi court a imiter
les riches descriptions de l’unvn, & les deli-
cates iuuentionsinventions de l’autre. Voire mais
que fera il si on le presse de la subtilité
sophistique de quelque syllogisme? Le
jamboniambon fait boire, le boire desaltere, par-
quoy le jamboniambon desaltere. Si ces sottes
finesses luy doiventdoiuent persuader unevne men-
songe
mē-
songe
, cela est dangereux: mais si elles
demeurentdemeurēt sans effect, & ne l’esmeuventesmeuuent
qu’a rire, jeie ne voy pas pourquoy il s’en
doivedoiue donner garde. Il en est de si sots,
qui se destournent de leur voie unvn quart
de lieüe pour courir apres unvn beau mot.
Au rebours c’est aux parolles a servirseruir &
a suivresuiure, & que le Gascon y arrivearriue, si le
François n’y peut aller. JeIe veux que les
choses surmontent, & qu’elles remplis-
sent de façon l’imagination de celuy: quiceluy qui
escoute



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 231
escoute, qu’il n’aie nulle souvenancesouuenance des
motz. Le parler que ji’ayme c’est unvn par-
ler simple & naif, tel sur le papier qu’a la
bouche. UnVn parler succulent & nerveuxnerueux
court & serré, plustot difficile que en-
vieux
en-
üieux
, esloingné d’affectationaffectatiō & d’artifice,
desreglé, descousu & hardy: chaque lo-
pin y face son corps: non pedantésque[sic],
non fratresque, non pleideresque, mais
plus tost soldatesque, commecōme Suetone ap-
pelle celuy de JuliusIulius Caesar. Qu’on luy
reproche hardimenthardimēt ce qu’on reprochoit
a Senecque, que son langage estoit de
chaux viveviue, mais que le sable en estoit a
dire. JeIe n’ayme point de tissure ou les
liaisons & les coutures paroissent: tout
ainsi qu’en unvn corps il ne faut qu’on y
puisse conter les os & les veines. Les A-
theniens (dict Platon) ont pour leur part
le soing de l’abondance & elegance du
parler, les Lacedemoniens de la brief-
P 4



Fac-similé BVH

232 ESSAIS DE M. DE MONTA.
vetéueté, & ceux de Crete de la fecundité des
conceptions plus que du langage. Ceux
cy sont les miens. Zenon disoit qu’il a-
voit
a-
uoit
deux sortes de disciples: les unsvns qu’il
nommoit, φιλολόγουϛ, curieux d’apprendreapprēdre
les choses, qui estoient ses mignons: les
autres λογοφίλoυϛ qui n’avoientauoiēt soing que
du langage. Ce n’est pas a dire que
ce ne soit unevne belle & bonne chose
que le bien dire: mais non pas si
bonne qu’on la faict, & suis despit
dequoy nostre vie s’embesongne tout’
a cela. JeIe voudrois premierement
bien sçavoirsçauoir ma langue, & celle de mes
voisins, ou ji’ay plus ordinaire commer-
ce: c’est unvn bel & grand agencement sanssās
doubte, que le Grec & Latin, mais on
l’achepte trop cher. JeIe diray icy unevne façonfaçō
d’en avoirauoir meilleur marché que de coustu-
me, qui a esté essayée en moy mesmes:
s’en serviraseruira qui voudra. Feu mon pere
ayant



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 233
ayant faict toutes les recherches qu’hom-
me
hō-
me
peut faire parmy les gens sçavanssçauans
& d’entendement d’unevne forme d’insti-
tution exquise, fut adviséaduisé de cet incon-
venient
incon-
uenient
qui estoit en usagevsage: & luy disoit
on que céte longueur que nous mettionsmettiōs
a apprendre les langues estoit la seule
cause pourquoy nous ne pouvionspouuions arri-
ver
arri-
uer
a la perfection de sciance des an-
ciens Grecs & Romains, d’autant que
le langage ne leur coutoit rien. JeIe ne les
en croy pas, que ce en soit la seule cause.
TantTāt y a que l’expedient que mon pere y
trouvatrouua, ce fut que justementiustement au partir
de la nourrice il me donna en charge
a unvn Alleman, qui depuis est mort fa-
meux medecin en France, du tout igno-
rant de nostre langue & tres-bien versé
en la Latine. Cetuy-cy qu’onLAL E82 qu’il avoit auoit faict
venir expres, & qui estoit bien cherementcheremēt
gagé, m’avoitauoit continuelement entre les
P 5



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234 ESSAIS DE M. DE MONTA.
bras. Il en eut aussi avecauec luy deux autres
moindres en sçavoirsçauoir pour m’accompa-
gner & servirseruir, & soulager le premier:
ceux cy ne m’entretenoient d’autre lan-
gue que Latine. Quant au reste de sa
maison, c’estoit unevne regle inviolableinuiolable que
ny luy mesme, ny ma mere, ny valet, ny
chambriere ne parloint en ma compa-
gnie qu’autant de mots de Latin, que
chacun avoitauoit apris pour jargonneriargonner avecauec
moy. C’est merveillemerueille du fruict que cha-
cun y fit: mon pere & ma mere y apprin-
drent assez de Latin pour l’entendre, &
en acquirent a suffisance pour s’en ser-
vir
ser-
uir
a la necessité, commecōme firent aussi les au-
tres domestiques, qui estoient plus atta-
chés a mon serviceseruice. SommeSōme nous nous lati-
nizámes tanttāt, qu’il en regorgea jusquesiusques a
nos villages tout au tour, ou il y a enco-
res, & ont pris pied par l’usagevsage, plusieurs
appellations latines d’artisans & d’utilsvtils.
Quant



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LIVRE PREMIER. 235
Quant a moy jiavoisauois plus de six ans a-
vant
a-
uant
que ji’entendisse non plus de FrançoisFrāçois
ou de Perigordin, que d’Arabesque: &
sans art, sans livreliure, sans grammaire ou
precepte, sans fouët, & sans contrainte,
jiavoisauois appris du Latin tout aussi pur que
mon maistre d’escole le sçavoitsçauoit. Car jeie ne
le pouvoispouuois avoirauoir meslé ny alteré. Si par
essay on me vouloit donner unvn theme,
a la mode des colleges, on le donne
aux autres en François, mais a moy il me
le falloit donner en mauvaismauuais Latin pour
le tourner en bon. Et Nicolas Grouchi
qui a escrit de comitiis Romanorum, Guil-
laume Guerente, qui a commenté Ari-
stote, George Bucanan ce grand poëte
Escossois, ◊ E82 Marc Antoine Muret, qui m’ont esté precepteurs,
m’ont dict souventsouuent, despuis que jiavoisauois
ce langage en mon enfance si prest & si
a main qu’ils craignoient eux mesmes a
m’acointer. Bucanan que jeie vis depuis a
la suite



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236 ESSAIS DE M. DE MONTA.
la suite de feu monsieur le Mareschal de
Brissac me dict, qu’il estoit apres a escri-
re de l’institution des enfans, & qu’il pre-
noit le patron de la mienne. Car il avoitauoit
lors en charge ce Conte de Brissac, que
nous avonsauons veu depuis si valeureux & si
bravebraue. QuantQuāt au Grec, duquel jeie n’ai quasi
du tout point d’intelligenceintelligēce mon pere des-
seignoit me le faire apprendre par art,
mais d’unevne voie nouvellenouuelle, par forme d’e-
bat & d’exercice. Nous pelotions nos
declinaisons a la maniere de ceux, qui
par certains ieus de tablier apprennent
l’Aritmetique & la Geometrie. Car en-
tre autres choses il avoitauoit esté conseillécōseillé sur
tout de me faire gouster la science & le
devoirdeuoir par unevne volonté non forcée &
de mon propre desir, & d’esleveresleuer mon
ame en toute douceur & liberté, sans ri-
gueur & contrainte, jeie dis jusquesiusques a telle
superstition, que par ce que aucuns tien-
nent



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LIVRE PREMIER 237
nent que cela trouble la cervelleceruelle tendre
des enfans, de les esveilleresueiller le matin en
effroy & en sursault, & de les arracher
du sommeil (auquel ils sont plonges
beaucoup plus que nous ne sommes)
tout a coup & par violence, il me faisoit
esveilleresueiller par le son de quelque in-
strument: & avoitauoit unvn joüeurioüeur d’espinette
pour cet effect.
E82 instrument. Cest exemple suffira
pour en jugeriuger le reste, & pour recom-
mander aussi & le jugementiugement & l’affectionaffectiō
d’unvn si bon pere: auquel il ne se faut nul-
lement prendreprēdre, s’il n’a recueilli nuls fruitz
respondansrespōdans a unevne si exquise culture. Deux
choses en furent cause, le champ sterille
& incommode: car quoy que ji’eusse la
santé ferme & entiere, & quant & quant
unvn naturel doux & traitable, ji’estois par-
my cela si poisant, mol & endormi, qu’onō
ne me pouvoitpouuoit arracher de l’oisivetéoisiueté,
non pas mesme pour me mener joüerioüer.
Ce que



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238 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Ce que jeie voiois, jeie le voiois d’unvn juge-
ment
iuge-
ment
bien seur & ouvertouuert, & sous céte
complexion endormie nourrissois des
imaginations bien hardies, & des opini-
ons eslevéesesleuées au dessus de mon aage.
L’esprit jeie l’avoisauois mousse, & qui n’aloit
qu’autant qu’on le guidoit: l’apprehen-
tion tardivetardiue: l’inventioninuentiō stupide, & apres
tout unvn incroiable defaut de memoire.
De tout cela il n’est pas merveillemerueille s’il ne
sceut rien tirer qui vaille. Secondement,
comme ceux que presse unvn furieux desir
de guerison, se laissent aller a toute sorte
de conseil. Leconseil, le bon homme ayant extre-
me peur de faillir en chose qu’il avoitauoit tanttāt
a coeur, se laissa en fin emporter a l’opi-
nion commune, qui suit tousjourstousiours ceux,
qui vont devantdeuant, comme les gruës, & se
rengea a l’usagevsage & a la coustume n’ay-
ant plus autour de luy ceux, qui luy a-
voient
a-
uoient
donné ces premieres institutions,
qu’il



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LIVRE PREMIER. 239
qu’il avoitauoit aportées d’Italie: & m’en-
voia
en-
uoia
environenuiron mes six ans au college de
Guienne tres-florissant pour lors, & le
meilleur de France. Et la il n’est possible
de rien adjousteradiouster au soing qu’il eut & a
me choisir des precepteurs tres suffisanssuffisās,
& a toutes les autres circonstances de
ma nourriture, en laquelle il reservareserua plu-
sieurs façons particulieres, contre l’usa-
ge
vsa-
ge
des colleges: mais tanttāt y a que c’estoit
tousjourstousiours college. Mon Latin s’abastar-
dit incontinent, duquel depuis par desa-
coustumance ji’ay perdu tout l’usagevsage, &
ne me servitseruit céte mienne nouvellenouuelle insti-
tution, que de me faire enjambereniāber d’arrivéearriuée
aux premieres classes: car a treize ans,
que jeie sortis du college, jiavoyauoy achevéacheué
mon cours (qu’ils appellent) & a la veri-
té sans nul fruict, que jeie peusse a present
mettre en conte. Le premier goust
que ji’eus aus livresliures, il me vint du plaisir
des fa-



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240 ESSAIS DE M. DE MONTA.
des fables de la Metamorphose d’Ovi-
de
Oui-
de
. Car environenuiron l’eage de sept ou huict
ans jeie me desrobois de tout autre plaisir
pour les lire: d’autant que céte langue e-
stoit la miennemiēne maternelle, & que c’estoit
le plus aisé livreliure, que jeie coneusse, & le
plus accommodé a la foiblesse de mon
aage, a cause de la matiere: car des Lan-
celotz du Lac, des Huons de Bourdeaux
& tels fatras de livresliures a quoy la jeunesseieunesse
s’amuse, jeie n’en connoissois pas seule-
ment le nom, ny ne fais encore le corps,
tant exacteexact estoit le soing qu’on avoitauoit a
mon institution. JeIe m’en rendois plus lá
che a l’estude de mes autres leçons con-
traintes. La il me vint singulierement a
propos d’avoirauoir affaire a unvn hommehōme d’enten
dement
ēten
dement
pourLAL E82 E88 E95 de precepteur, qui sçeut dex-
trement conniverconniuer a céte miennemiēne desbau-
che, & autres pareilles. Car par la ji’enfi-
lay tout d’unvn train Vergile en L’Aeneide
& puis



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LIVRE PREMIER. 240241
& puis Terence, & puis Plaute, & des
comedies Italienes, lurré[sic] tousjourstousiours par la
douceur du subjectsubiect. S’il eut esté si fol de
me rompre ce train, ji’estime que jeie n’eus
se raporté du college que la haine des li-
vres
li-
ures
, comme fait quasi toute nostre no-
blesse. Il s’y porta bien dextrement,
car faisant semblant de n’en voir rien, il
aiguisoit ma faim, ne me laissant que a la
desrobée gourmander ces livresliures, & me
tenanttenāt doucementdoucemēt en office pour les autres
estudes plus necessaires. Car les princi-
pales parties que mon pere cherchoit a
ceux a qui il donnoit charge de moy, c’e-
stoit la douceur & facilité des meurs: aus
si n’avointauoint les mienes autre vice que la
pesanteur & mollesse. Le dangier n’e-
stoit pas que jeie fisse mal, mais que jeie ne
fisse rien. Nul ne prognostiquoit que jeie
deusse devenirdeuenir mauvaismauuais, mais inutile.
On y prevoyoitpreuoyoit de la stupidité, non pas
Q



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241242 ESSAIS DE M. DE MONTA.
de la malice. Mon ame ne laissoit pour-
tant en mesme temps d’avoirauoir a part soy
des remuemens fermes, qu’elle digeroit
seule & sans aucune communication.
Et entre autres jeie croy a la verité qu’el-
le eut esté du tout incapable de se ren-
dre a la force & a la violence. II n’y a tel
que d’allecher l’appetit & l’affectionaffectiō, au-
trement on ne faict que des asnes char-
gés de livresliures: on leur donne a coup de
fouët en garde leur pochette pleine de
science, laquelle pour bien faire, il ne faut
pas seulement loger ches soy, il la faut
espouser.


CHA. VINTSETIESME.
C’est follie de rapporter le vray &
le faux a nostre suffisance.


CE ne’stn’est pas a l’adventureaduenture sans raison,
que nous atrribuonsattribuons a simplesse &
a ignorance la facilité de croire & de
se laisser persuader. Car il me semble a-
voir
a-
uoir
apris autrefois, que la creance c’e-



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LIVRE PREMIER 242243
stoit comm’unvn impression qui se faisoit
en nostre ame: & a mesure qu’elle se
trouvoittrouuoit plus molle & de moindre resi-
stance, il estoit plus aysé a y empreindre
quelque chose. Voila pourquoy les en-
fans, le vulgaire, les fames & les malades
estoient plus subjectzsubiectz a estre menés par
les oreilles: mais aussi de l’autre part, c’est
unevne sotte presumption d’aller desdei-
gnant & condamnant pour faux ce qui
ne nous samble pas vray semblable, qui
est unvn vice ordinaire de ceus, qui pan-
sent avoirauoir quelque suffisance outre la
commune. JI’en faisoy ainsi autrefois, & si
ji’oyois parler ou des espritz qui revien-
nent
reuien-
nent
, ou du prognostique des choses fu-
tures, des enchantemensenchantemēs, des sorceleries,
ou faire quelque autre compte, ou jeie ne
peusse pas mordre,
SomniaSōnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures, portentáqueportētáque thessala,

Q 2



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243244 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Ilil me venoit compassion du pauvrepauure peu-
ple abusé de ces follies. Et a present jeie
treuvetreuue que ji’estoy pour le moins autant
a plaindre moy mesme, non que l’expe-
rience m’aie depuis rien fait voir au des-
sus de mes premieres creances, & si n’a
pas tenu a ma curiosité. maisE82 Mais la raison
m’a instruit que de condamner ainsi re-
soluement unevne chose pour faulce, &
impossible, c’est se donner l’advantageaduantage
d’avoirauoir dans la teste les bornes & limi-
tes de la volonté de Dieu & de la puis-
sance de nostre mere nature. Et qu’il n’y
a point de plus notable follie au monde
que de les ramener a la mesure de no-
stre capacité & suffisance. Si nous appel-
lons
appel-
lōs
monstresmōstres ou miracles ce ou nostre rai-
son ne peut aller, combien s’en presente
il continuellementcontinuellemēt a nostre veuë? Consi-
derons au traverstrauers de combien de nua-
ges & commant a tastons on nous mei-
ne a la



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LIVRE PREMIER. 244245
ne a la connoissance de la pluspart des
choses qui nous sont entre mains, certes
nous trouveronstrouuerons que c’est plustost ac-
coustumance que la science qui nous en
oste l’estrangeté: & que ces choses la, si
elles nous estoint presantées de nou-
veau
nou-
ueau
nous les trouverionstrouuerions autant ou
plus incroiables que nulles autres.

Si nunc primum mortalibus adsint
Ex improuiso, ceu sint obiecta repente,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,
Aut minus ante quod auderent fore cre-
dere gentes.


Celuy qui n’avoitauoit jamaisiamais veu de riviereriuiere
a la premiere qu’il r’encontraencōtra il pensa que
ce fut l’Ocean, & les choses qui sont a
nostre connoissance les plus grandes,
nous les jugeonsiugeons estre les extremes que
nature face en ce genre.

Et omnia de genere omni
Maxima quae vidit quisque haec ingentia


Q 3



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245246 ESSAIS DE M. DE MONTA.

fingit.


Il faut jugeriuger des choses avecauec plus de re-
verence
re-
uerēce
de céte infinie puissance de Dieu,
& plus de reconnoissancerecōnoissance de nostre igno
rance & foiblesse. Combien y a il de
choses peu vray semblablessēblables tesmoignées
par gens dignes de foy, desquelles si
nous ne pouvonspouuons estre persuadés, au
moins les faut il laisser en suspenssuspēs. Car de
les condamner impossibles, c’est se faire
fort par unevne temeraire presumption de
sçavoirsçauoir jusquesiusques ou va la possibilité. QuantQuāt
on trouvetrouue dans Froissard que le contecōte de
Foix sceut en Bearn la defaite du Roy
JeanIean de Castille a JuberothIuberoth le lende-
main qu’elle fut advenueaduenue, & les moyens
qu’il en allegue, on s’en peut moquer, &
de ce mesme que nos annales disent que le
Pape Honorius le propre jouriour que le roy
Philippe Auguste mourut, fit faire ses fu-
nerailles publiques, & les mandamāda faire par



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LIVRE PREMIER. 246247
toute l’Italie. Car l’authorité desde ces tes-
moins n’a pas a l’adventureaduenture assez de rangrāg
pour nous tenir en bride. Mais quoy? si
Plutarche outre plusieurs exemples qu’il
allegue de l’antiquitéātiquité, dict sçavoirsçauoir de cer-
taine science que du temps de DomitianDomitiā
la nouvellenouuelle de la bataille perdue par An-
tonius en Allemaigne a plusieurs jour-
nées
iour-
nées
de la, fut publiée a Rome & semée
par tout le monde le mesme jouriour qu’el-
le avoitauoit esté perdue: & si Caesar tienttiēt qu’il
est souventsouuēt advenuaduenu que la nouvellenouuelle a de-
vancé
de-
uancé
l’accident: dironsdirōs nous pas que ces
simples gens la se sont laissés piper apres
le vulgaire pour n’estre pas clair-voiansuoians
comme nous? Est il rien plus delicat,
plus net & plus vif que le jugementiugement de
Pline, quand il luy plait de le mettre en
jeuieu, rien plus esloingné de vanité, jeie laisse
a part l’excellence de son sçavoirsçauoir, duquel
jeie fay moins de conte, en quelle partie
Q 4



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247248 ESSAIS DE M. DE MONTA
de ces deux la le surpassons nous? Tou-
tefois il n’est si petit escolier, qui ne le con-
vainque
cō-
uainque
de mensonge, & qui ne luy fa-
ce sa leçon sur le progres des ouvragesouurages
de nature. Quand nous lisons dansdās Bou-
chet les miracles des reliques de sainct
Hilaire: passe: son credit n’est pas assez
grand pour nous oster la licence d’y con-
tredire
cō-
tredire
: mais de condamner d’unvn train
toutes pareilles histoires me semble sin-
guliere impudence. Ce grand sainct
Augustin tesmoigne avoirauoir veu sur les re-
liques sainct GervaisGeruais & Protaise a Mi-
lan
Mi-
, unvn enfant aveugleaueugle recouvrerrecouurer la veüe,
unevne femme a Carthage estre guerie d’unvn
cancer par le signe de croix qu’unevne fem-
me nouvellementnouuellement baptisée lui fit dessus:
Hesperius unvn sien familier avoirauoir chassé
les espritz qu’infestoientqui infestoient sa maison avecauec
unvn peu de terre du sepulchre de nostre
Seigneur, & céte terre depuis transpor-
tée en



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LIVRE PREMIER. 248249
tée a l’Eglise, unvn paralitique y estant
apporté avoirauoir esté soudain gueri: unevne
fame en unevne procession ayant touché a
la chasse saint Estienne d’unvn bouquet &
de ce bouquet s’estant frottée les yeux
avoirauoir recouvrérecouuré la veüe qu’elle avoitauoit pie-
ça perdue, & plusieurs autres miracles,
ou il dict luy mesmes avoirauoir assisté. De-
quoy accuserons nous & luy & deux
saincts EvesquesEuesques Aurelius & Maximi-
nus qu’il appelle pour ses recors: sera ce
d’ignoranceignorāce, simplesse, facilité, ou de ma-
lice & imposture? Est il homme en no-
stre siecle si impudent, qui pense leur e-
stre comparable, soit en vertu & pieté,
soit en sçavoirsçauoir, jugementiugement & suffisance?
C’est unevne hardiesse dangereuse & de con-
sequence
cō-
sequence
, outre l’absurde temeritetemerité qu’el-
le traine quantquāt & soy, de mespriser ce que
nous n’entendons pas. Car apres que
selon vostre beau entendement vous a-
Q 5



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249250 ESSAIS DE M. DE MONTA.
vezuez estably les limites de la verité & de
la mensonge, & qu’il se treuvetreuue que vous
avezauez necessairement a croire des choses
ou il y a encores plus d’etrangeté qu’en
ce que vous niez, vous vous estésestes des-jaia
obligé de les abandonner. Or ce qui me
semble aporter autant de desordre en
nos consciences en ces troubles, ou
nous sommes, de la religion, c’est céte
dispensation que les catholiques font de
leur creance: il leur semble qu’ils font bienbiē
les moderés & les entendus, quand ils
quittent & cedent aus adverseresaduerseres aucunsaucūs
articles de ceux qui sont en debat. Mais
outre ce qu’ils ne voient pas quel avan-
tage
auan-
tage
c’est a celuy qui vous charge, de
commancer a luy ceder, & vous tirer ar-
riere, & combien cela l’anime a pour-
suivre
pour-
suiure
sa victoire: ces articles la qu’ils choi
sissent pour les plus legiers sont aucune-
fois tres-importans. Ou il faut se submet
tre du



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LIVRE PREMIER. 250251
tre du tout a l’authorité de nostre poli-
ce ecclesiastique, ou du tout s’en dispen-
ser: ce n’est pas a nous a establir la part
que nous luy debvonsdebuons d’obeissance. Et
davantagedauantage jeie le puis dire pour l’avoirauoir es-
sayé, ayant autrefois usévsé de céte liberté
de mon chois & triage particulier, en
mettant a nonchaloir certains points de
l’observanceobseruance de nótre Eglise, qui sem-
blent avoirauoir unvn visage ou plus vain, ou
plus estrange, venant a en communi-
quer aus hommes sçavanssçauans & bien fon-
dés, ji’ay trouvétrouué que ces choses la ont unvn
fondement massif & tressolide, & que ce
n’est que betise & ignorance, qui nous
faict les recevoirreceuoir avecqauecq moindre reve-
rence
reue-
rence
que le reste. Que ne nous souvientsouuiēt
il combien nous sentons de contradi-
ction en nostre jugementiugement mesmes? Con-
bien
Cō-
bien
de choses nous servoientseruoient hier d’ar-
ticles de soyfoy, qui nous sont aujourd’huyauiourd’huy
vaines



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251252 ESSAIS DE M. DE MONTA.
vaines mensonges? La gloire & la curio-
sité ce sont les deux fleaux de nostre a-
me. Céte cy nous conduit a mettre le
nez par tout, & celle la nous defant de
rien laisser irresolu & indecis.


CHPCHAP. VINTHUITIESMEVINTHVITIESME.
De l’amitieamitié.



COnsiderant la conduicte de la be-
soingne d’unvn peintre que ji’ay, il m’a
pris envieenuie de l’ensuivreensuiure. Il choisit le plus
noble endroit & milieu de chasque pa-
roy, pour y loger unvn tableau elabouré
de toute sa suffisance, & le vuide tout au
tour il le remplit de crotesques, qui sont
peintures fantasques, n’ayants grace
qu’enē la varieté & estrangetéestrāgeté. Que sont-ce
icy aussi a la verité que crotesques & corps
monstrueux, rappiecez de diversdiuers mem-
bres, sans certaine figure, n’ayantsayāts ordre,
suite



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LIVRE PREMIER. 252253
suite, ny proportion que fortuite?
Desinit in piscempiscē mulier formosa superne.
JeIe vay bien jusquesiusques a ce segond point
avecauec mon peintre, mais jeie demeure court
en l’autre, & meilleure partie. Car ma
suffisance ne va pas si avantauant que d’oser
entreprendre unvn tableau riche poly &
formé selon l’art: jeie me suis adviséaduisé d’en
emprunteremprūter unvn d’Estienne de la Boitie qui
honorera tout le reste de céte beso-
gne. C’est unvn discours auquel il donna
nom De la seruitndeServitude volontaire, mais
ceus qui l’ont ignoré, l’ont bien propre-
ment depuis rebaptisé, le contre unvn. Il
l’escrivitescriuit par maniere d’essay en sa pre-
miere jeunesseieunesse, n’ayant pas attaint le dix-
huitiesme an de son aage, a l’honneur de
la liberté contre les tyrans. Il court pieça
es mains des gens d’entendement, non
sans bien grande & meritée recomman-
dation. Car il est gentil, & plein tout ce
qu’il



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253254 ESSAIS DE M. DE MONTA.
qu’il est possible. Si y a il bien a dire, que
ce ne soit le mieux qu’il peut faire, & si
en l’aage que jeie l’ay conneu plus avancéauācé, il
eut pris unvn tel desseing que le mien, de
mettre par escrit ses fantasies, nous ver-
rions plusieurs choses rares, & qui nous
approcheroient bien pres de l’honneur
de l’antiquité. Car notamment en céte
partie des dons de nature, jeie n’en con-
nois nul qui luy soit comparable. Mais il
n’est demeuré de lui que ce discours, en-
core par rancontrerācontre, & croy qu’il ne le veit
onques puis qu’il luy eschapa, & quel-
ques memoires sur cet edit de JanvierIanuier
fameus par nos guerres civilesciuiles, qui trou-
veront
trou-
ueront
encores ailleurs leur place. C’est
tout ce que ji’ay peu recouvrerrecouurer de ses re-
liques, outre le livretliuret de ses oeuvresoeuures que
ji’ay faict mettre en lumiere: & si suis o-
bligé particulierement a céte piece,
d’autant qu’elle a serviserui de moienmoiē a nostre
premiere



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER 254255
premiere accointance. Car elle me fut
monstrée avantauant que jeie l’eusse veu, &
me donna la premiere connoissance de
son nom, acheminant ainsi céte amitié
que nous avonsauōs nourrie, tant que Dieu a
voulu, entre nous, si entiere & si parfaite,
que certainement il ne s’en lit guiere
de pareilles. Entre nos hommes il
ne s’en voit nulle trace en usagevsage. Il faut
que tant de choses se rencontrent pour
la bastir, que c’est beaucoup si la fortune
y arrivearriue unevne fois en trois siecles. Il n’est
rien a quoy il semble que nature nous
aye plus acheminé qu’a la societé. Or le
dernier point de sa perfection c’est ce-
tuy-cy. Car des enfans aux peres c’est
plustost respect qu’amitié: l’amitieamitié se
nourrit de communicationcōmunication, qui ne peut se
trouvertrouuer entre eux, pour la trop grande
disparité, & offenceroit a l’adventureaduenture les
devoirsdeuoirs de nature. Car ni toutes les secre
tes pen-



Fac-similé BVH

255256 ESSAIS DE M. DE MONTA.
tes pensées des peres ne se peuventpeuuent con-
muniquer
cō-
muniquer
aux enfans, pour n’y engen-
drer unevne messeante privautépriuauté: ny les ad-
vertissemens
ad-
uertissemens
& corrections qui est unvn
des premiers offices d’amitié, ne se pour-
roient exercer des enfans aux peres. Il
s’est trouvétrouué des nations ou par usagevsage les
enfans tuoient leurs peres, & d’autres
ou les peres tuoient leurs enfans, pour
evitereuiter l’empeschement qu’ils se peuventpeuuent
quelquefois entreporter, & naturele-
ment l’unvn depend de la ruine de l’autre.
L’amitié n’en vientviēt jamaisiamais la. Il s’est trou-
trou-
jusquesiusques a des philosophes desdaignansdesdaignās
céte cousture naturelle, tesmoing celuy
qui quand on le pressoit de l’affection
qu’il devoitdeuoit a ses enfans pour estre sor-
tis de luy, se mit a cracher, & cela, dict il,
en est aussi bien sorty. Et cet autre que
Plutarche vouloit induire a s’accorder
avecauec son frere, jeie n’en fais pas, dict il, plus
grand



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LIVRE PREMIER. 256257
grand estat pour estre sorty de mesme
trou. C’est a la verité unvn beau nom, &
plein de dilection que le nom de frere,
& a céte cause en fimes nous luy & moy
nostre alliance. Mais ce meslange de
biens, ces partages, & que la richesse de
l’unvn soit la pauvretépauureté de l’autre, cela detram-
pe
detrā-
pe
merveilleusementmerueilleusement & relasche céte
soudure fraternelle: les freres ayantz a
couduireconduire le progrez de leur avancementauancemēt
en mesme sentier & mesme train, il est
force qu’ils se hurtent & se choquentchoquētE82 & choquent sou-
vent
sou-
uēt
. DavantageDauātage la correspondancecorrespondāce & rela-
tion qui engendreengēdre ces vrayes & parfaites
amitiez, pourquoy se trouveratrouuera elle en
ceux ci? Le pere & le fils peuventpeuuēt estre de
complexioncōplexion entieremententieremēt eslongnée, & les
freres aussi. C’est mon fils c’est mon pa-
rent, mais c’est unvn homme farouche, unvn
meschant, ou unvn sot. Et puis a mesure
que ce sont amitiés que la loy & l’obli-
R



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259258 ESSAIS DE M. DE MONTA.
gation naturelle nous commande, il y a
d’autant moins de nostre chois & liber-
té volontaire. Et nostre liberté volontai-
re n’a point de production qui soit plus
proprement siene que celle de l’affectionaffectiō
& amitié. Ce n’est pas que jeie n’aye essayé
de ce costé la tout ce qui en peut estre,
ayant eu le meilleur pere qui fut onques
& le plus indulgent jusquesiusques a son extre-
me vieillesse, & estant d’unevne famille fa-
meuse de pere en fils, & exemplaire en
céte partie de la concorde fraternelle.
D’y comparer l’affection enversenuers les fa-
mes, quoy qu’elle naisse a la verité de
nostre choix, on ne peut, ny la loger en
ce rolle. Son feu, jeie le confesse,

(Neque enim est dea nescia nostri
Quae dulcem curis miscet amaritiem)


est plus actif, plus cuisant, & plus aspre.
Mais c’est unvn feu temeraire & volage,
ondoiant & diversdiuers, feu de fiebvrefiebure, sub-
jectiect a



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LIVRE PREMIER. 258259
jectiect a accez & remises, & qui ne nous
tient qu’a unvn coing. En l’amitié, c’est unevne
chaleur generale & universelevniuersele, temperée
au demeurant & egale, unevne chaleur con
stante & rassize, toute douceur & polis-
sure, qui n’a rien d’aspre & de poignant.
Qui plus est en l’amour ce n’est qu’unvn
desir forcené apres ce qui nous fuit.

Come segue la lepre il cacciatore
Al freddo al caldo, alla montagna, al-

lito,


Ne piu l’estima poi, che presa vede
Et sol dietro a chi fugge affretta il piede.


Aussi tost qu’il entre aux termes de l’a-
mitié, c’est a dire en la convenanceconuenance des
volontez, il s’esvanouistesuanouist & s’alanguist:
la jouissanceiouissance le perd, comme ayant la fin
corporelle & subjectesubiecte a sacieté. L’a-
mitié au rebours, est jouieiouie a me-
R 2 sure



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259260 ESSAIS DE M. DE MONTA.
uresure qu’elle est desirée, ne s’esleveesleue,
se nourrit, ny ne prend accrois-
sance qu’en la jouissanceiouissance, comme estant
spirituelle, & l’ame s’affinant par l’usagevsage.
Sous céte parfaicte amitié ces affections
volages ont autrefois trouvétrouué place ches
moy: affin que jeie ne parle de luy, qui n’en
confesse que trop par ses vers. Ainsi ces
deux passions sont entrées chez moy en
connoissance l’unevne de l’autre, mais en
comparaison jamaisiamais: la premiere main-
tenant sa route d’unvn vol hautain & su-
perbe, & regardant desdaigneusement
céte cy passer ses pointes bien loing au
dessous d’elle. Quant aux mariages, ou-
tre ce que c’est unvn marché qui n’a que
l’entrée libre, sa durée estant contraintecōtrainte &
forcée, dependant d’ailleurs que de no-
stre vouloir, & marché qui ordinairementordinairemēt
se faict a autre fins: comme de la gene-
ration, alliances, richesses, il y survientsuruient
mille



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LIVRE PREMIER. 260261
mille fusées estrangeres a desmeler par-
my, suffisantes a rompre le fil & troubler
le cours d’unevne viveviue affection: la ou en l’a-
mitié, il n’y a affaires ny commerce que
d’elle mesme: jointioint qu’a dire le vray la
suffisance ordinaire des fames n’est pas
pour respondrerespōdre a céte conferencecōference & com-
munication nourrisse de céte sainte cou-
ture, ny leur ame ne semble estre assez
ferme pour soustenir l’estreinte d’unvn
neud si pressé & si durable. Et certes sans
cela s’il se pouvoitpouuoit dresser unevne tele ac-
cointance libre & volontaire, ou non
seulement les ames eussent céte entiere
jouyssanceiouyssance: mais encore ou les corps
eussent part a l’aliance, il est vray sembla-
ble que l’amitié en seroit plus pleine &
plus comble. Mais ce sexe par nul exem-
ple n’y est encore peu arriverarriuer, & cet au-
tre licence Greque est justementiustement abhor-
rée par nos meurs. Au demeurantdemeurāt ce que R 3



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261262 ESSAIS DE M. DE MONTA.
nous appellons ordinairement amis &
amitiez ce ne sont qu’accoinctances &
familiarités nouées par quelque occasi-
on ou commodité, par le moyen de la-
quelle nos ames s’entretiennent. En l’a-
mitié dequoy jeie parle, elles se meslent
& se confondentconfondēt l’unvn’en l’autre d’unvn me-
lange si universelvniuersel, qu’elles effacent & ne
retrouventretrouuent plus la couture qui les a join-
tes
ioin-
tes
. Si on me presse de dire pourquoy jeie
l’aymois, jeie sens que cela ne se peut ex-
primer, il y a ce semble au dela de tout
mon discours, & de ce que ji’en puis dire,
jeie ne sçay qu’elle force divinediuine & fatale
mediatrice de céte unionvnion. Ce n’est pas
unevne particuliere consideration, ny deux,
ny trois, ny quatre, ny mille. C’est jeie ne
sçay quelle quint’essence de tout ce me-
lange, qui ayant saisi toute ma volonté,
l’amena[sic] se plonger & se perdre dans la
sienne. JeIe dis perdre a la verité, ne luy re-
servantseruant



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LIVRE PREMIER. 262263
servantseruant rien qui luy fut propre ne qui fut
sien. QuandQuād Laelius en presence des Con-
suls Romains, lesquelz apres la condem-
nation de Tiberius Gracchus poursuy-
voient
poursuy-
uoient
tous ceux qui avoientauoient esté de son
intelligence, vint a s’enquerir de Caius
Blosius (qui estoit le principal de ses a-
mis) combien il eut voulu faire pour
luy, & qu’il eut respondu, toutes choses.
CommentCōment toutes choses, suivitsuiuit il, & quoy
s’il t’eut commandé de mettre le feu en
nos temples? il ne me l’eut jamaisiamais com-
mandé, replica Blosius: mais s’il l’eut fait?
adjoutaadiouta Laelius: ji’y eusse obey, respondit
il. S’il estoit si parfaictement amy de
Gracchus, comme disent les histoires, il
n’avoitauoit que faire d’offenser les cousulzconsulz
par céte derniere & hardie confession:
& ne se devoitdeuoit départir de l’asseurance
qu’il avoitauoit de la volonté de Gracchus de
laquelle il se pouvoitpouuoit respondrerespōdre commecōme de
la sienne, mais toutesfois ceux, qui accusentaccusēt
R 4



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263264 ESSAIS DE M. DE MONTA.
céte responcerespōce commecōme sedicieuse, n’entendentētendēt
pas bien ce mystere, & ne presupposent:
pas comme il est, qu’il tenoit la volonté
de Gracchus en sa manche & par puis-
sance & par connoissance. Et qu’ainsi sa
responce ne sonne non plus que feroit la
mienne a qui s’enquerroit a moy de cé-
te façonfaçō. Si vostre volonté vous comman-
doit
commā-
doit
de tuer vostre fille la tueries vous,E82 E88 ?
que jeie l’accordasse? CarE82 : car cela ne porte
nul tesmoignage de consentement a ce
faire, par ce que jeie ne suis en nul doute
de ma volonté, & tout aussi peu de celle
d’unvn tel amy. Il n’est pas en la puissance
de tous les discours du monde, de me
desloger de la certitude que ji’ay des in-
tentions & jugemensiugemens du mien: nulle de
ses actions ne me sçaroitsçauroit estre presentée
quelque visage qu’elle eut, que jeie n’en
trouvassetrouuasse incontinentincontinēt le vray resort. Nos
ames ont charrié si long temps ensem-
ble: elles



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LIVRE PREMIER. 294265
ble: elles se sont considerées d’unevne si ar-
dante affection, & de pareille affection
descouvertesdescouuertes jusquesiusques au fin fond des en-
trailles l’unevne a l’autre: que non seule-
ment jeie connoissoi la siene comme la
mienne, mais jeie me fusse certainement
plus volontiersvolōtiers fié a luy de moy qu’a moy
mesme. Qu’on ne me mette pas en ce
reng ces autres amitiés communes: car
ji’en ay autant de connoissance qu’unvn au-
tre, & des plus parfaictes de leur genre.
En ce noble commerce les offices & les
bienfaits nourrissiers des autres amitiés
ne meritent pas seulement d’estre mis
en conte. Céte confusion si pleine de
nos volontez en est cause: car tout ain-
si que l’amitié que jeie me porte ne reçoit
nulle augmentationaugmentatiō, pour le secours que
jeie me donnedōne au besoin, quoy que dientdiēt les
Stoiciens, & commecōme jeie ne me sçay nul gré
du serviceseruice que jeie me fay: aussi l’unionvnion de
R 5



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266 ESSAIS DE M. DE MONTA.
telz amis estant veritablemant parfaicte,
elle leur faict perdre le sentiment de tels
devoirsdeuoirs, & haïr & chasser d’entreētre eux ces
motz de divisiondiuision & de difference, com-
me, bien faict, obligation, reconnoissan-
ce
reconnoissā-
ce
, priere, remerciement, & leurs pareils
tout estant par effect communcommū entre eux,
volontez, pensemens, jugemensiugemens, biens,
femmes, enfans, honneur, & vie. Ils ne se
peuventpeuuent ny prester ny donner rien. Voi-
la pourquoy les faiseurs de loix pour ho
norer le mariage de quelque imaginai-
re resemblance de céte divinediuine liaison, de-
fendent les donations entre le mary &
la fame, voulant inferer par la que tout
doit estre a chacun d’eux, & qu’ils n’ont
rien a diviserdiuiser & partir ensemble. Si en
l’amitié, de quoy jeie parle, l’unvn pouvoitpouuoit
donner a l’autre, ce seroit celuy qui rece-
vroit
rece-
uroit
le bien faict qui obligeroit son
compagnon. Car cherchant l’unvn &
l’autre



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LIVRE PREMIER. 267
l’autre plus que toute autre chose de s’en-
trebienfaire
ē-
trebienfaire
, celuy qui en préte la matie-
re & l’occasion, c’est celuy la qui faict
l’honeste & le courtois, donnant ce con-
tentement
cō-
tentement
a son amy d’effectuer en son
endroit ce qu’il desire le plus. Et pour
montrer comment cela se pratique par
effect, ji’en reciteray unvn antien exemple
qu’y est singulierement propre. Euda-
midas Corinthien avoitauoit deux amis, Cha
rixenus Sycionien, & Aretheus Corin-
thien: venant a mourir estant pauvrepauure &
ses deux amis riches, il fit ainsi son testa-
ment: jeie legue a Aretheus de nourrir ma
mere & l’entretenirētretenir en sa viellesse: a Cha-
rixenus de marier ma fille & luy don-
ner le douaire le plus grand qu’il pourra.
Et au cas que l’unvn d’eux vienne a defail-
lir jeie substitue en sa part celuy, qui sur-
vivra
sur-
uiura
. Ceux qui premiers virentvirēt ce testa-
ment s’en moquerent: mais ses heritiers
en ayant esté advertisaduertis, l’accepterentaccepterēt avecauec



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298268 ESSAIS DE M. DE MONTA.
unvn singulier contentementcontētement. Et l’unvn d’entreētre
eux Charixenus estantestāt trespassé cinq joursiours
apres, la substitutionsubstitutiō estant ouverteouuerte en fa-
veur
fa-
ueur
d’Aretheus, il nourrit curieusement
céte mere, & de cinq talenstalēs qu’il avoitauoit en
ses biensbiēs il en donna les deux & demy en
mariage a unevne sienne fille uniquevnique, &
deux & demy pour le mariage de la fille
d’Eudamidas: desquelles il fit les nopces
en mesme jouriour. Cet exemple est bien
plein, si unevne condition en estoit a dire,
qui est la multitude d’amys: car céte par-
faicte amitié, dequoy jeie parle, est indivi-
sible
indiui-
sible
: chacun se donne si entier a son a-
my, qu’il ne luy reste rien a departir ail-
leurs. Au rebours il est marri qu’il ne soit
double, triple ou quadruple, & qu’il n’ait
plusieurs ames & plusieurs volontez
pour les conferer toutes a ce subjetsubiet. Les
amitiez communescōmunes on les peut departir,
on peut aymer en cetuy cy la beauté, en
cet



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LIVRE PREMIER 269
cet autre la facilité de ses meurs, en l’au-
tre la liberalité, en celui la la paternité, en
cet autre la fraternité, ainsi du reste: mais
céte amitié, qui possede l’ame & la regen-
te
regē-
te
en toute souverainetésouueraineté il est impossible
qu’elle soit double. Le demeurant de
céte histoire convientconuient tresbien a ce que
jeie disois: car Eudamidas donne pour
grace & pour faveurfaueur a ses amis de les
employer a son besoin: il les laisse heri-
tiers de céte siennesiēne liberalité, qui consiste
a leur mettre en main les moiens de luy
bien faire. Et sans doute la force de l’a-
mitié se móntre bien plus richement en
son faict, qu’en celuy d’Aretheus. Som-
me ce sont effectz inimaginables, a qui
n’en a gousté. Et tout ainsi que celuy
qui fut rencontré a chevauchonscheuauchons sur unvn
baton se joüantioüant avecauec ses enfans priat ce-
luy qui l’y surprint, de n’en rien dire jus-
ques
ius-
ques
a ce qu’il fut pere luy mesme, esti-
mant



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270 ESSAIS DE M. DE MONTA.
mant que la passion qui luy naistroit lors
en l’ame le rendroit jugeiuge equitable d’u-
ne
v-
ne
telle action: jeie souhaiterois aussi par-
ler a des gens qui eussent essayé ce que
jeie dis. Mais sçachant combien c’est cho-
se eslongnée du commun usagevsage qu’unevne
telle amitié, & combien elle est rare, jeie
ne m’attensattēs pas d’en trouvertrouuer nul bon jugeiuge.
Car les discours mesmes que l’antiqui-
té nous a laissé sur ce subjectsubiect me semblentsemblēt
laches au pris du goust que ji’en ay. Et en
ce seul point les effectz surpassent les
preceptes mesmes de la philosophie.
Nil ego contulerim iucundo sanus amico.
L’antienantiē MenanderMenāder disoit celui-la heureux,
qui avoitauoit peu rencontrerrencōtrer seulementseulemēt l’ombreōbre
d’unvn ami: il avoitauoit certes raison de le dire,
mesme s’il en avoitauoit tasté: car a la verité si
jeie compare tout le reste de ma vie, quoy
que par la grace de Dieu jeie l’aye passée
douce, aisée, & sauf la perte d’unvn tel ami,
exempte



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LIVRE PREMIER. 271
exempte d’affliction poisante, pleine de
contentemant & de tranquillité d’esprit,
ayant prins en paiemant mes commo-
dités naturelles & origineles sans en re-
chercher d’autres. Si jeie la compare dis-jeie
toute aux quatre ou cinq années qu’il
m’a esté donné de jouïriouïr de la douce com-
pagnie
cō-
pagnie
& societé de ce personnage, ce
n’est que fumée, ce n’est qu’unevne nuit ob-
scure & ennuyeuse, depuis le jouriour que jeie
le perdi

quem semper acerbum
Semper honoratum (sic dii voluistis)
habebo,


jeie ne fay que trainer languissant, & les
plaisirs mesmes qui se offrent a moy, au
lieu de me consoler me redoublentredoublēt le re-
gret de sa perte. Nous estions a moitié
de tout. Il me semble que jeie luy des-
robe sa part,
Nec fas esse vlla me voluptate hic frui
Decreui,



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272 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Decreui, tantisper dum ille abest meus
particeps.

JI’estois des-jaia si faict & accoustumé a e-
stre deuxiesme par tout, qu’il me semble
n’estre plus qu’a demy: il n’est action ou
imaginationimaginatiō, ou jeie ne le trouvetrouue a dire, com-
me
cō-
me
si eut il bien faict a moy: car de mes-
me qu’il me surpassoit d’unevne distance in-
finie en toute autre suffisance & vertu,
aussi faisoit il au devoirdeuoir de l’amitié.

Quis desiderio sit pudor aut modus


Tam chari capitis?

O misero frater ademte mihi:
Omnia tecumtecū vna perieruntperierūt gaudia nostra
Quae tuus in vita dulcis alebat amor.
Tu mea, tu moriensmoriēs fregisti commodacōmoda frater
TecumTecū unavna tota est nostra sepulta anima,
Cuius ego interitu tota de mente fugaui
Haec studia, atque omnes delicias animi
Alloquar? audiero nunquam tua ver-
ba loquentem,


Nunquam



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LIVRE PREMIER 273

Nunquam ego te, vita frater ama
bilior


AspiciamAspiciā posthac? at certe semper amabo.

Mais oions unvn peu parler ce garson de
dixhuict ans.
***E82 *****
Parce que ji’ay trouvétrouué que cet ouvrageouurage a
esté depuis mis en lumiere & a mauvaisemauuaise
fin, par ceux qui cherchent a troubler &
changerchāger l’estat de nostre police sanssās se sou-
cier s’ils l’amenderont, qu’ils ont melé a
d’autres escris de leur farine jeie me suis de
dit de le loger icy. Et affin que la memoire
de l’auteur n’enē soit interessée en l’endroitēdroit
de ceux qui n’ont peu connoistrecōnoistre de pres
ses opinions & ses actions: jeie les adviseaduise
que ce subjectsubiect fut traité par luy en son
enfance par maniere d’exercitation seu-
lement, comme subjectsubiect vulgaire & tra-
cassé en mille endroicts des livresliures. JeIe ne
fay nul doubte qu’il ne creut ce qu’il es-
S



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274 ESSAIS DE M. DE MONTA.
escrivoitescriuoit: car il estoit asses conscientieux
pour ne mentir pas mesmes en se jou-
ant
iou-
ant
, & sçay d’avantageauantage que s’il eut eu a
choisir il eut mieux aymé estre nay a
Venise qu’a Sarlac, maisLAL qu’a Sarlac, et avoitauoit raison maisE82 qu’a Sarlac, & avoitauoit raison: mais il avoitauoit unvn’au-
tre maxime souverainementsouuerainement empreinte
en son ame, d’obeir & de se soubmettre
tres-religieusementreligieusemēt aus loix sous lesquel-
les il estoit nay. Il ne fut jamaisiamais unvn meil-
leur citoyen, ny plus affectionné au re-
pos de sa patrie, ny plus ennemy des re-
muemens & nouvelleteznouuelletez de son temps:
il eut bien plustost employé sa suffisance
a les esteindre que a leur fournir dequoi
les emouvoiremouuoir davantagedauantage: il avoitauoit son es-
prit moulé au patron d’autres siecles
que ceux cy. Or en eschange de cet ou-
vrage
ou-
urage
serieux ji’en substitueray unvn autre
produit en céte mesme saison de son aa-
ge plus gaillard & plus enjoüéenioüé, ce sont
vint



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LIVRE PREMIER. 275
vint & neuf sonnets que le sieur de Poi-
ferré homme d’affaires & d’entende-
ment, qui le connoissoit longtemps a-
vant
a-
uant
moy a retrouvéretrouué par fortune ches
luy parmy quelques autres papiers, &
me les vientviēt d’envoierenuoier, dequoy jeie luy suis
tres-obligé, & souhaiterois que d’autres
qui detiennent plusieurs lopins de ses
escris par cy patpar la en fissent de mesmes.


CHAP. VINTHHUITIESMEVINTHVITIESMEVINTiXe
Vingt neuf sonnetz d’Estienne de
la Boëtie a Madame de Gram-
mont contesse de Guisen.



MAdame jeie ne vous offre rien du
mien, ou par ce qu’il est des-jaia
vostre, ou par ce que jeie n’y trouvetrouue
rien digne de vous. Mais ji’ay voulu
que ces vers en quelque lieu qu’ils
S 2



Fac-similé BVH

276 ESSAIS DE M. DE MONTA.
se vissentvissēt, portassent vostre nom en teste,
pour l’honneur que ce leur sera d’avoirauoir
pour guide céte grandegrāde Corisande d’An-
doins. Ce present m’a semblé vous estre
propre, d’autant qu’il est peu de dames
en France, qui jugentiugent mieus & se serventseruent
plus a propos que vous de la poësie: &
puis qu’il n’en est point qui la puissent
rendre viveviue & animée, comme vous fai-
tes par ces beaus & riches accords de-
quoy parmi unvn milion d’autres beautés
nature vous a estrenée, Madame, ces
vers meritent que vous les cherissez: car
vous serez de mon advisaduis, qu’il n’en est
point sorty de Gascoigne qui eussenteussēt plus
d’inventioninuention & de gentilesse, & qui tes-
moignent estre sortis d’unevne plus riche
main. Et n’entrezētrez pas en jalousieialousie, dequoy
vous n’avezauez que le reste de ce que pieça
ji’en ay faict imprimer sous le nom de
monsieur de Foix vostre bon parent: car
certes



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 277
certes ceus cy ont jeie ne sçay quoy de
plus vif & de plus bouillant: comme il
les fit en sa plus verte jeunesseieunesse, & eschau-
fé d’unevne belle & noble ardeur que jeie
vous diray, Madame, unvn jouriour a l’oreille.
Les autres furent faictz despuis comme
il estoit a la poursuite de son mariage, en
faveurfaueur de sa fame, & sentent des-jaia jeie ne
sçay quelle froideur maritale. Et moy jeie
suis de ceux qui tiennent que la poësie
ne rid point ailleurs: comme elle faict en
unvn subjectsubiect folatre & des-reglé.
S 3





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[278]

SONET.

I.


PARDON AMOURAMOVR, pardon: ô sei-
gneur jeie te voüe

Le reste de mes ans, ma voix & mes escris,
Mes sanglots, mes souspirs, mes larmes & mes cris:
Rien, rien, tenir d’aucun, que de toy jeie n’advoüeaduoüe.
Helas comment de moy, ma fortune se joüeioüe.
De toy n’a pas long temps, amour, jeie me suis ris.
JI’ay failly, jeie le voy, jeie me rends, jeie suis pris.
JI’ay trop gardé mon coeur, or jeie le desaduoüedesadvoüe.
Si ji’ay pour le garder retardé ta victoire,
Ne l’enē traite plus mal, plus grande en est ta gloire.
Et si du premier coup tu ne m’as abbatu,
Pense qu’unvn bon vainqueur & nay pour estre grandgrād,
Son nouveaunouueau prisonnier, quand unvn coup il se rend,
Il prise & l’ayme mieux, s’il a bien combatu.


II.


C’est amour, c’est amour, c’est luy seul, jeie le sens:
Mais le plus vif amour, la poison la plus forte
A qui onq pauvrepauure coeur ait ouverteouuerte la porte.
Ce cruel n’a pas mis unvn de ses traictz perçans,
Mais arcq, traits & carquois, & luy tout, dansdās mes senssēs.
Encor unvn mois n’a pas, que ma franchise est morte,
Que ce venin mortel dans mes veines jeie porte,
Et des-jaia ji’ay perdu, & le coeur & le sens.
Et quoy? si cet amour a mesure croissoit,
Qui en si grand tourment dedans moy se conçoit.
O croistz, si tu peuz croistre, & amande en croissant.
Tu te nourris de pleurs: des pleurs jeie te prometz.
Et pour te refreschir, des souspirs pour jamaisiamais.
Mais que le plus grand mal soit au moings en naissantnaissāt.





Fac-similé BVH

[279]

III


C’est faict mon coeur, quitons la liberté.
Dequoy mes’huy serviroitseruiroit la deffence,
Que d’agrandir & la peine & l’offence?
Plus ne suis fort, ainsi que ji’ay esté.
La raison feust unvn temps de mon costé.
Or revoltéereuoltée elle veut que jeie pense
Qu’il faut servirseruir, & prendre en recompence
Qu’oncq d’unvn tel neud nul ne feust arresté.
S’il se faut rendre, alors il est saison,
Quand on n’a plus deversdeuers soy la raison.
JeIe voy qu’amour, sans que jeie le deservedeserue,
Sans aucun droict, se vient saisir de moy?
Et voy qu’encor il faut a ce grand Roy
Quand il a tort, que la raison luy serveserue.


IIII-IIII


C’estoit alors, quand les chaleurs passées,
Le sale automne aux cuvescuues va foulant
Le raisin gras dessoubz le pied coulant,
Que mes douleurs furent encommencées.
Le paisan bat ses gerbes amassées,
Et aux caveauscaueaus ses bouillans muis roulant,
Et des fruitiers son autonne croulant,
Se vange lors des peines advancéesaduancées.
Seroit ce point unvn presage donné
Que mon espoir est des-jaia moissonné?
Non certes, non. Mais pour certain jeie pense,
JI’auray si bien a devinerdeuiner ji’entends,
Si l’on peut rien prognostiquer du temps,
Quelque grand fruict de ma longue esperance.
S 4





Fac-similé BVH

[280]

V


JI’ay veu ses yeux perçans, ji’ay veu sa face claire
(Nul jamaisiamais sans son dam ne regarde les dieux)
Froit, sans coeur me laissa son oeil victorieux,
Tout estourdy du coup de sa forte lumiere.
CommeCōme unvn surpris de nuit aux champs quandquād il esclaire,
Estonné, se pallist si la fleche des cieux
Sifflant, luy passe contre, & luy serre les yeux,
Il tremble, & veoit, transi, JupiterIupiter en colere.
Dy moy Madame au vray, dy moy, si tes yeux vertz
Ne sontsōt pas ceux qu’on dit que l’amonramour tienttiēt couvertscouuerts?
Tu les avoisauois, jeie croy, la fois que jeie t’ay veüe.
Au moins il me souvientsouuient, qu’il me feust lors advisaduis
Qu’amour, tout a unvn coup, quandquād premier jeie te vis,
Desbanda dessus moy, & son arc, & sa veüe.


VI.


Ce dict maint unvn de moy, dequoy se plaint il tant,
Perdant ses ans meilleurs en chose si legiere?
Qu’a il tant a crier si encore il espere?
Et s’il n’espere rien, pourquoy n’est il content?
Quand ji’estois libre & sain ji’en disois bien autant:
Mais certes celuy la n’a la raison entiere,
Ains a le coeur gasté de quelque rigueur fiere,
S’il se plaint de ma plainte, & mon mal il n’entendentēd.
Amour tout a unvn coup de cent douleurs me point.
Et puis lon m’advertitaduertit que jeie ne crie point.
Si vain jeie ne suis pas que mon mal ji’agrandisse
A force de parler: son m’en peut exempter,
JeIe quitte les sonnetz, jeie quitte le chanter.
Qui me deffend le deuil, celuy la me guerisse.
Qui[sic]





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[281]

VII.


Quant a chanter ton los, parfois jeie m’adventureaduenture,
Sans ozer ton grand nom, dans mes vers exprimer
Sondant le moins profond de ceste large mer,
JeIe trembetremble de m’y perdre, & aux rivesriues m’assure.
JeIe crains en loüant mal, que jeie te face injureiniure.
Mais le peuple estonné d’ouir tant t’estimer,
Ardant de te cognoistre, essaie a te nommer,
Et cerchant ton sainct nom ainsi a l’adventureaduenture,
Esbloui n’attaint pas a veoir chose si claire,
Et ne te trouvetrouue point ce grossier populaire,
Qui n’aiant qu’unvn moien, ne veoit pas celuy la:
C’est que s’il peut trier, la comparaison faicte,
Des parfaictes du monde, unevne la plus parfaicte,
L’ors, s’il a voix, qu’il crie hardimant la voyla.


VIII.


Quand viendra ce jouriour la, que ton nom au vray passe
Par France, dans mes vers? combien & quantesfois
S’en empresse mon coeur, s’en demangentdemāgent mes doits?
SouventSouuēt dans mes escris de soy mesme il prend place.
Maulgré moy jeie t’escris, maulgré moy jeie t’efface.
Quand astree viendroit & la foy & le droit,
Alors, joyeuxioyeux ton nom, au monde se rendroit.
Ores c’est a ce temps, que cacher Ilil te face.
C’est a ce temps maling unevne grande vergoigne:
Donc Madame tandis tu seras ma Dourdouigne.
Toutes fois laisse moy, laisse moy ton nom mettre,
Ayez pitie du temps si au jouriour jeie te metz,
Si le temps te cognoist, lors jeie te le prometz,
Lors il sera doré, s’il le doit jamaisiamais estre.
S 5





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[282]

IX.


O entre tes beautez, que ta constance est belle.
Cest ce coeur asseuré, ce courage constant,
C’est parmy tes vertus, ce que lon prise tant:
Aussi qu’est il plus beau, qu’unevne amitié fidelle?
Or ne charge donc rien de ta soeur infidele,
De Vesere ta soeur: elle va s’escartant
TousjoursTousiours flotant mal seure, en son cours inconstantinconstāt.
Voy tu comme a leur gré les vans se joüentioüent d’elle?
Et ne te repent point pour droict de ton aisnage
D’avoirauoir des-jaia choisi la constance en partaige.
Mesme race porta l’amitié souverainesouueraine
Des bon jumeauxiumeaux, desquelz l’unvn a l’autre despart
Du ciel & de l’enfer la moitié de sa part,
Et l’amour diffamé de la trop belle Heleine.


X.


JeIe voy bien, ma Dourdouigne, encor humble tu vas:
De te monstrer Gasconne, en France, tu as honte.
Si du ruisseau de Sorgue, on fait ores grand conte,
Si a il bien esté quelque fois aussi bas.
Voys tu le petit Loir comme il haste le pas?
Comme des-jaia parmy les plus grands il se conte?
CommeCōme il marche hautain d’unevne course plus prompteprōpte
Tout a costé du Mince, & il ne s’en plaint pas?
UnVn seul OlivierOliuier d’arne enté au bord de Loire,
Le faict courir plus bravebraue & luy donne sa gloire.
Laisse, laisse moy faire, Et unvn jouriour ma Dourdouigne,
Si jeie devinedeuine bien, on te cognoistra mieux:
Et Garonne, & le Rhone, & ces autres grandsgrāds dieux
En auront quelque envieenuie, & possible vergoigne.





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[283]

XI.


Toy qui oys mes souspirs, ne me sois rigoureux
Si mes larmes apart, toutes mienes jeie verse,
Si mon amour ne suit en sa douleur diversediuerse
Du Florentin transi, les regretz languoreux.
Ny de Catulle aussi, le foulastre amoureux,
Qui le coeur de sa dame en chatouillant luy perce,
Ny le sçavantsçauant amour du migregeois Properce.
Ils n’aiment pas pour moy, jeie n’ayme pas pour eux.
Qui pourra sur autruy ses douleurs limiter,
Celuy pourra d’autruy les plaintes imiter:
Chacun sent son tourment, & sçait ce qu’il endure.
Chacun parla d’amour ainsi qu’il l’entendit.
JeIe dis ce que mon coeur, ce que mon mal me dict.
Que celuy ayme peu, qui ayme a la mesure.


XII.


Quoy? qu’est ce? ô vans, ô nues, ô l’orage?
A point nommé, quand moy d’elle aprochant
Les bois, es monts, les baisses vois tranchant,
Sur moy d’aguest vous passez vostre rage.
Ores mon coeur s’embrase d’avantageauantage.
Allez, allez faire peur au marchant
Qui dans la mer, les thresors va cherchant:
Ce n’est ainsi, qu’on m’abbat le courage.
Quand ji’oy les ventz, leur tempeste, & leurs cris,
De leurs malice, en mon coeur jeie me ris.
Me pensent ils pour cela faire rendre?
Face le ciel du pire, & l’air aussi
JeIe veux, jeie veux, & le declaire ainsi
S’il faut mourir, mourir comme Leandre.





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[284]

XIII.


Vous qui aimer encore ne sçavezsçauez,
Ores m’oyant parler de mon Leandre,
Ou jamaisiamais non, vous y debuez aprendre,
Si rien de bon dans le coeur vous avezauez.
Il oza bien branlant ses bras lavezlauez.
Armé d’amour, contre l’eau se deffendre,
Qui pour tribut la fille voulut prendre,
Ayant le frere, & le mouton sauvezsauuez.
UnVn soir vaincu par les flos rigoureux,
Voyant des-jaia, ce vaillant amoureux,
Que l’eau maistresse a son plaisir le tourne:
Parlant aux flos, leur jectaiecta ceste voix:
Pardonnez moy maintenant que ji’y veois,
Et gardez moy la mort, quand jeie retourne.


XIIII.


O coeur leger, o courage mal seur,
Penses tu plus que souffrir jeie te puisse?
O bonté creuze, o couvertecouuerte malice,
Traitre beaute, venimeuse doulceur.
Tu estois donc tousjourstousiours seur de ta soeur?
Et moy trop simple il failloit[sic] que ji’en fisse
L’essay sur moy? & que tard ji’entendisse
Ton parler double & tes chantz de chasseur?
Despuis le jouriour que ji’ay prins a t’aimer,
JI’eusse vaincu les vagues de la mer.
Qu’est ce meshuy que jeie pourrois attendre?
Comment de toy pourrois ji’estre content?
Qui apprendra ton cœur d’estre constant,
Puis que le mien ne le luy peut aprendre?





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[285]

XV.


Ce n’est pas moy que l’on abuze ainsi:
Qu’a quelque enfant ses ruzes on emploie,
Qui n’a nul goust, qui n’entend rien qu’il oye:
JeIe sçay aymer, jeie sçay hayr aussi.
Contente toi de m’avoirauoir insqu’icijusquiusqu’ici
Fermé les yeux, il est temps que ji’y voie:
Et que meshui, las & honteux jeie soye
D’avoirauoir mal mis mon temps & mon souci.
Oserois tu m’ayant ainsi traicté
Parler a moi jamaisiamais de fermeté?
Tu prendz plaisir a ma douleur extreme:
Tu me deffends de sentir mon tourment:
Et si veux bien que jeie meure en t’aimant.
Si jeie ne sens, commant veux tu que ji’aime?


XVI.


O l’ai jeie dict? helas l’ai jeie songé?
Ou si pour vrai ji’ai dict blaspheme telle?
ÇaS’a faulce langue, il faut que l’honneur d’elle
De moi, par moi, desus moi, soit vangé.
Mon coeur chez toi, O madame, est logé:
Lá donne lui quelque geine nouvellenouuelle:
Fais lui souffrir quelque peine cruelle:
Fais, fais lui tout, fors lui donner congé.
Or seras tu (jeie le sçai) trop humaine,
Et ne pourras longuement voir ma peine.
Mais unvn tel faict, faut il qu’il se pardonne?
A tout le moings hault jeie me desdiray
De mes sonnetz, & me desmentiray,
Pour ces deux faulx, cinq cent vrais jeie t’en donne.





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[286]

XVII.


Si ma raison en mot s’est peu remettre,
Si recouvrerrecouurer asthure jeie me puis,
Si ji’ai du sens, si plus homme jeie suis,
JeIe t’en mercie, o bien heureuse lettre.
Qui m’eust (helas) qui m’eust sceu recognoistre
Lors qu’enragé vaincu de mes ennuys,
En blasphemant madame jeie poursuis?
De loing, honteux, jeie te vis lors paroistre,
O sainct papier, alors jeie me revinsreuins,
Et deversdeuers toy toi devotementdeuotementE82 toy devotementdeuotement je ie vins.
JeIe te donrois unvn autel pour ce fait
Qu’on vist les traictz de ceste main divinediuine.
Mais de les veoir aucun homme n’est digne
Ni moi aussi s’elle ne m’en eust faict.


XVIII.


JI’estois prest d’encourir pour jamaisiamais quelque blasme,
De colere eschaufé mon courage brusloit,
Ma fole voix au gré de ma fureur branloit,
JeIe despitois les dieux, & encore madame.
Lors qu’elle de loing jecteiecte unvn brefvetbrefuet dans ma flamme:
JeIe le sentis soudain comme il me rabilloit,
Qu’aussi tost devantdeuant lui ma fureur s’en alloit,
Qu’il me rendoit vainqueur a sa place, mon ame,
Entre vous qui de moy, ces merveillesmerueilles oiés.
Que me dites vous d’elle? & jeie vous prie voiez
S’ainsi comme jeie fais, adorer jeie la dois?
Quels miracles en moi, pensés vous qu’elle fasse
De son oeil tout puissant, ou d’unvn rai de sa face
Puis qu’en moi firent tant les traces de ses doigtz?





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[287]

XIX.


JeIe tremblois devantdeuant elle, & attendois, transi,
Pour venger mon forfaict quelque justeiuste sentence,
A moi mesme consent du poids de mon offence,
Lors qu’elle me dict, va, jeie te prens a merci.
Que mon loz desormais par tout soit esclarci:
Emploie la tes ans: & sans plus, meshuy pence
D’enrichir de mon nom par tes vers nostre FranceFrāce,
CouvreCouure de vers ta faulte & paie moi ainsi.
Sus donc ma plume, il faut pour jouiriouir de ma peine
Courir par sa grandeur, d’unevne plus large veine.
Mais regarde a son oeil, qu’il ne nous abandonne.
Sans ses yeux, nos espritz se mourroient languissanslāguissans.
IlIls nous donnent le coeur, ilz nous donnent le sens
Pour se paier de moy, il faut qu’elle me donne.


XX.


O vous mauditz sonnetz, vous qui prinstes l’audace
De toucher a madame: o malings & perversperuers,
Des muses le reproche, & honte de mes vers:
Si jeie vous feis jamaisiamais, il faut que jeie me fasse
Ce tort de confesser vous tenir de ma race,
Lors pour vous, les ruisseaux ne furent pas ouvertsouuerts
D’Appollon le doré, des muses aux yeux vertz,
Mais vous receut naissants Tisiphoné[sic] en leur place
Si ji’ay oncq quelque part a la posterité
JeIe veux que l’unvn & l’autre en soit desherité.
Et si au feu vangeur des or[sic] jeie ne vous donne,
C’est pour vous diffamer, vivezviuez chetifz, vivezviuez,
VivezViuez aux yeux de tous, de tout honneur privezpriuez:
Car c’est pour vous punir, qu’ores jeie vous pardonnepardōne.





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[288]

XXI.


N’aiés plus mes amis, n’aiez plus ceste envieenuie
Que jeie cesse d’aimer, laissés moi obstiné,
VivreViure & mourir ainsi puis qu’il est ordonné:
Mon amour c’est le fil, auquel se tient ma vie.
Ainsi me dict la fée: ainsi en Aeagrie
Elle feit Meleagre a l’amour destiné:
Et alluma sa souche a l’heure qu’il fust né,
Et dict, toy, & ce feu, tenez vous compagnie.
Elle le dict ainsi: & la fin ordonnée
SuyvitSuyuit apres le fil de ceste destinée.
La souche (ce dict lon) au feu fut consommée.
Et des lors (grand miracle) en unvn mesme momant
On veid tout a unvn coup, du miserable amant
La vie & le tison, s’en aller en fumée?


XXII,XXII.


Quand tes yeux conquerans estonné jeie regarde,
JI’y veoy dedans a clair tout mon espoir escript:
JI’y veoy dedans amour, lui mesme qui me rit,
Et m’y monstremōstre mignard le bon heur qu’il me garde.
Mais quand de te parler par fois jeie me hazarde,
C’est lors que mon espoir desseiché se tarit.
Et d’avouerauouer jamaisiamais ton oeil qui me nourrit
D’unvn seul mot de faveurfaueur, cruelle tu n’as garde.
Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que jeie dis,
Ce sont ceux la, sans plus a qui jeie me rendis.
Mon Dieu quelle querelle en toi mesme se dresse,
Si ta bouche & tes yeux se veulent desmentir?
Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les
despartir:

Et que jeie prenne au mot de tes yeux la promesse.





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[289]

XXIII.


Ce sont tes yeux tranchans qui me font le courage.
JeIe veoy saulter dedans la gaïe[sic] liberté,
Et mon petit archer, qui mene a son costé,
La belle gaillardise & plaisir le volage.
Mais apres, la rigueur de ton triste langage
Me monstre dans ton coeur la fiere honesteté.
Et condemné jeie veoy la dure chasteté,
gravementgrauement assise & la vertu sauvagesauuage,
Ainsi mon temps diversdiuers par ces vagues se passe.
Ores son oeil m’appelle, or sa bouche me chasse.
Helas, en c’estcest estrif, combien ay jeie enduré.
Et puis qu’onō pense avoirauoir d’amour quelque asseuranceasseurāce
Sans cesse nuict & jouriour a la servirseruir jeie pense:
Ny encor de mon mal, ne puis estre assuréassuré.


XXIIII.


Or dis jeie bien, mon esperance est morte.
Or est ce faict de mon aise & mon bien.
Mon mal est clair: maintenant jeie veoy bien,
JI’ay espousé la douleur que jeie porte.
Tout me court sus rien ne me reconforte,
Tout m’abandonne & d’elle jeie n’ay rien,
Sinon tousjourstousiours quelque nouveaunouueau soustien,
Qui rend ma peine & ma douleur plus forte.
Ce que ji’attends, c’est unvn jouriour d’obtenir
Quelques souspirs des gens de l’adveniraduenir:
Quelqu’unvn dira dessus moy par pitié:
Sa dame & luy nasquirent destinés,
Egalement de mourir obstinés,
L’unvn en rigueur, & l’autre en amitié.
T





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[290]

XXV.


JI’ay tant vescu, chetif, en ma langueur,
Qu’or ji’ay veu rompre, & suis encor en vie,
Mon esperance avantauant mes yeux ravyerauye,
Contre lesqueulhl’esqueulhE88 l’escueil de sa fiere rigueur.
Que m’a servyseruy de tant d’ans la longueur?
Elle n’est pas de ma peine assouvieassouuie:
Elle s’en rit, & n’a point d’autre envieenuie
Que de tenir mon mal en sa vigueur.
Donques ji’auray, mal’heureux. enmal’heureux en aimant
TousjoursTousiours unvn coeur, tousjourstousiours nouveaunouueau tourment.
JeIe me sens bien que ji’en suis hors d’alaine,
Prest a laisser la vie soubz le faix:
Qui feroit on sinon ce que jeie fais?
Piqué du mal, jeie m’obstine en ma peine.


XXVI.


Puis qu’ainsi sont mes durésdures destinées,
JI’en saouleray, si jeie puis, mon soucy.
Si ji’ay du mal, elle le veut aussi.
JI’accompliray mes peines ordonnées.
Nymphes des bois qui avezauez, estonnées,
De mes douleurs, jeie croy, quelque mercy,
Qu’en pensez vous? puis-jeie durer ainsi,
Si a mes maux tresvestresues ne sont données?
Or si quelqu’unevne a m’escouter s’encline,
Oyés pour Dieu ce qu’orez jeie devinedeuine.
Le jouriour est prez que mes forces jaia vaines
Ne pourront plus fournir a mon tourment.
C’est mon espoir, si jeie meurs en aimant,
A donc, jeie croy, failliray jeie a mes peines.





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[291]

XXVII.


Lors que lasse est de me lasser ma peine,
Amour d’unvn bien mon mal refrechissant,
Flate au coeur mort ma plaie languissant,
Nourrit mon mal, & luy faict prendre alaine.
Lors jeie conçoy quelque esperance vaine:
Mais aussi tost, ce dur tiran, s’il sent
Que mon espoir se renforce en croissant,
Pour lestoufer, cent tourmans il m’ameine,
Encor tous frez: lors jeie me veois blasmant
D’avoirauoir esté rebelle a mon tourmant.
ViveViue le mal, o dieux, qui me devoredeuore,
ViveViue a son gré mon tourmant rigoureux.
O bien heureux, & bien heureux encore
Qui sans relasche est tousjourstousiours mal’heureux.


XXVIII.


Si contre amour jeie n’ay autre deffence
JeIe m’en plaindray, mes vers le maudiront,
Et apres moy les roches rediront
Le tort qu’il faict a ma dure constance.
Puis que de luy ji’endure ceste offence,
Au moings tout haut, mes rithmes le diront.
Et nos neveusneueus, alors qu’ilz me liront,
En loutrageant, m’en feront la vengeance.
Ayant perdu tout laise que jiavoisauois,
Ce sera peu: que de perdre ma voix.
S’on sçait l’aigreur de mon triste soucy,
Et fut celuy qui m’a faict ceste playe,
Il en aura, pour si dur coeur qu’il aye,
Quelque pitié, mais non pas de mercy.
T 2





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[292]

XXIX.


JaIa reluisoit la benoiste journéeiournée
Que la nature au monde te devoitdeuoit,
Quand des thresors qu’elle te reservoitreseruoit
Sa grande clef, te feust abandonnée.
Tu prins la grace a toy seule ordonnée,
Tu pillas tant de beautez qu’elle avoitauoit:
Tant qu’elle, fiere, alors qu’elle te veoit
En est par fois, elle mesme estonnée.
Ta main de prendre en fin se contenta:
Mais la nature encor te presenta
Pour t’enrichir, ceste terre ou nous sommes.
Tu n’en prins rien: mais en toy tu t’en ris:
Te sentant bien en avoirauoir assez pris
Pour estre icy royne du coeur des hommes.





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LIVRE PREMIER. 294293


CHAP. VINTNEUFIESMEVINTNEVFIESMEXXX.
De la moderation.



COmme si nous avionsauions l’attouche-
ment infaict, nous corrompons par
nostre maniement les choses, qui d’elles
mesmes sont belles & bonnes. Nous
pouvonspouuons saisir la vertu: de façon qu’elle
en deviendradeuiendra vicieuse. Comme il advientaduiēt
quand nous l’embrassons d’unvn desir
trop aspre & trop violant. Ceux qui di-
sent qu’il n’y a jamaisiamais d’exces en la ver-
tu, d’autant que ce n’est plus vertu si l’ex-
ces y est, ils se joüentioüent de la subtilité des
parolles
Insani sapienssapiēs nomen ferat, aquusaequus iniqui,
Vltra quam satis est virtutem si petat

ipsam.


C’est unevne subtille considerationconsideratiō de la phi-
losophie. On peut & trop aimer la ver-
tu, & se porter immoderementimmoderemēt en unevne a-
T 3



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295294 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ctionctiō justeiuste & vertueuse. A ce biaiz se peut
accommoderaccōmoder la parolle divinediuine, Ne soyez
pas plus sages qu’il ne faut: mais soyez
sobrementsobremēt sages
. L’amitié que nous por-
tons a nos femmes, elle est tres legitime,
la theologie ne laisse pas de la brider
pourtantpourtāt, & de la restraindre. Il me sem-
ble avoirauoir leu autres-fois ches saint Tho-
mas, en unvn[sic] endroit ou il condempnecondemne les
mariages des parantes es degrés deffan-
dus, ceste raison parmy les autres: qu’il y
a danger que l’amitié qu’on porte a unevne
telle femme soit immoderée. Car si l’af-
fection maritalle s’y trouvetrouue entiere &
parfaicte, comme elle doit, & qu’on la
surcharge encore de celle qu’on doit a
la parantelle: il n’y a point de doubte,
que ce surcroist n’emporte unvn tel mary
hors les barrieres de la raison, soit en l’a
mitié, soit aux effaitz de la jouissanceiouissance. Les
sciencessciēces qui reglentreglēt les meurs des hommeshōmes,
comme la religion & la philosophie, elles
se meslent de tout. Il n’est null’action si



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 296295
privéepriuée & si secrette, qui se desrobe de leur
cognoissance & jurisdictioniurisdictiō. JeIe veux doncdōc
de leur part apprandre encore cecy aux
maris (car il y a grandgrād dangier qu’ils ne se
perdent en ce debordement) c’est que
les plaisirs mesmes qu’ilz ont a l’acoin-
tance de leurs femmes ils sont merveil-
leusement
merueil-
leusemēt
reprouvezreprouuez, si la moderationmoderatiō n’y
est observéeobseruée: & qu’il y a dequoy faillir en
licence & desbordement en ce sujetsuiet la,
comme en unvn sujectsuiect estrangier & illegi-
time. C’est unevne religieuse liaison & de-
vote
de-
uote
que le mariage, voila pourquoy le
plaisir qu’onō en tire, ce doit estre unvn plaisir
retenu, serieus & meslé a quelque peu de se-
verite
se-
uerite
. Ce doit estre unevne volupte aucune
ment
aucune
mēt
conscientieusecōscientieuse. Et par ce que sa principa
le fin c’est la generationgeneratiō, il y en a qui met-
tent
met-
tēt
en doute, si lors que nous sommessōmes sans
l’esperance de cet usagevsage, commecōme lors que
les femmesfēmes sont hors d’aage, ou enceinteenceintes,
il est permis d’enē recerherrecercher céte acointanceacointāce.
T 4



Fac-similé BVH

297296 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Cela tiens jeie pour certain qu’il est beau-
coup plus saintE82 E88 sainct[sic] de s’en abstenir. Les
Roys de Perse appelloint leurs femmes
a la compaignie de leurs festins: mais
quand le vin venoit a les eschaufer en
bon escient, & qu’il falloit tout a fait las-
cher la bride a la desbauche, ils les ren-
voioint
ren-
uoioint
[sic]
en leur privépriué, pour ne les faire
participantes des excez, de leurs appe-
tits desreglez & immoderez, & faisoient
venir en leur lieu des femmes, ausquel-
les ils n’eussent point cete obligationobligatiō &
ce respect. Aelius Verus l’Empereur res-
pondit a sa femme sur ce propos, com-
me elle se plaignoit dequoy il se laissoit
aler a l’amitié d’autres femmes, qu’il le
faisoit par occasion conscientieuse, d’au-
tant que le mariage estoit unvn nom d’hon
neur

neur
& dignité, non de folastre & lasci-
ve
lasci-
ue
volupté. Il n’est en somme nulle si
justeiuste volupté, en laquelle l’excez & l’in-
tempe



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 298297
temperance ne nous soit reprochable:
mais a parler en bon escient, est ce pas
unvn miserable animal que l’hommehōme? a pei-
ne est il en son pouvoirpouuoir par sa condition
naturelle, de gouter unvn seul plaisir entier
& pur: encore se met il en peine de le re-
trencher par discours. Il n’est pas assez
chetif, si par art & par estude il n’augmen-
te
augmē-
te
sa misere. Quoi que nos medecins spi-
rituels & corporels, comme par complotcōplot
fait entre eux, ne trouventtrouuent nulle voye a
la guerison, ny remede aus maladies du
corps & de l’ame, que par le torment,
la douleur & la peine. Les veilles, les
jeusnesieusnes, les haires, les exils lointains & so
litaires, les prisons perpetuelles, les ver-
ges & autres aflictionsaflictiōs ont esté introdui-
tes pour cela. Mais en telle condition
que ce sontLAL 82 sointE88 soyent veritablement aflictions, &
qu’il y ait de l’aigreur poignante. Car
a qui le jeusneieusne aisguiseroit la santé & l’a-
T 5



Fac-similé BVH

299298 ESSAIS DE M. DE MONT.
legresse a qui le poisson seroit plus appe
tissant que la chair, ce ne seroit plus re-
cepte salutaire, non plus qu’en l’autre me-
decine les drogues n’ont point d’effect a
l’endroitēdroit de celuy, qui les prendprēd avecauec goust
& plaisir. L’amertume & la difficulté sont
circonstances servantsseruants a leur operation.
Le naturel qui accepteroit la rubarbe
comme familiere, en corromproit l’usa-
ge
vsa-
ge
: il faut que ce soit chose qui blesse no-
stre estomac pour le guerir. Et icy faut
la regle commune Que les choses se
guerissent par leurs contraires: car le mal
y guerit le mal.


CHAP. TRENTIEMEXXXI
Des Cannibales.



QUandQVād le roy Pyrrhus passa en Italie,
apres qu’il eut reconu l’ordonnan-
ce de l’armée que les Romains luy en-



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 300299
voiointuoioint au devantdeuāt, jeie ne sçay, dit il, quelz
barbares sont ceus cy (car les Grecs toutes les nationsnatiōs barbares) mais
la disposition de céte armée, que jeie voy,
n’est aucunement barbare. Autant en
dirent les Grecs de celle que Flaminius
fit passer en leur païs. Voila comment il
se faut garder de s’atacher aus opinions
vulgaires, & faut jugeriuger les choses par la
voie de la raison non de la voix communecōmune.
JI’ay eu long temps avecauec moy unvn hommehōme
qui avoitauoit demeuré dix ou douze ans en
cet autre monde, qui a esté descouvertdescouuert
en nostre siecle en l’endroit ou Vilegai-
gnon print terre, qu’il surnomma la
France Antartique . Céte descouvertedescouuerte
d’unvn païs infini de terre ferme, semble
de grande consideration. JeIe ne sçay si jeie
me puis respondre que céte cy soit en-
core la derniere qui se fera
LAL qu’il ne s’en face à l’ad-
venir
ad-
uenir
quelqu’ aultre
E82 qu’il ne s’en face à l’adveniraduenir quelqu’autre, tant de grandsgrāds
personnagespersōnages ayansayās esté trompez en l’autreLAL ceste-cyE82 ceste-ci



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301300 ESSAIS DE M. DE MONTA.
JI’ay peur que nous avonsauons les yeus plus
grands que le ventre, comme on dict,
& le dit on de ceus, ausquels l’appetit &
la faim font plus desirer de viande, qu’ils
n’en peuventpeuuent empocher. JeIe crains aussi
que nous avonsauōs beaucoup plus de curiosité
que nous n’avonsauōs de capacité. nousE82 Nous embras-
sons tout: mais jeie crains que nous n’es-
treignons rien que du vent. Platon in-
troduit Solon racontant avoirauoir apris des
prestres de la ville de Saïs en Aegypte,
que jadisiadis & avantauant le deluge, il y avoitauoit
unevne grande Isle nommée Athlantide,
droict a la bouche du destroit de Gibal-
tar[sic]
, qui tenoit plus de païs que l’Afrique
& l’Asie toutes deux ensemble: & que
les rois de céte contrée la, qui ne posse-
doint pas seulemeutseulement céte isle, mais s’e-
stoint estendus dans la terre ferme si a-
vant
a-
uant
, qu’ilz tenoint de la largeur d’Afri-
que, jusquesiusques en Aegypte, & de la lon-
gueur



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LIVRE PREMIER. 302301
gueur de l’Europe, jusquesiusques en la Tosca-
ne: entreprindrent d’enjambereniamber jusquesiusques
sur l’Asie, & subjuguersubiuguer toutes les nationsnatiōs
qui bordent la mer Mediterranée jus-
ques
ius-
ques
au golfe de la mer MajourMaiour, & pour
cet effect traverserenttrauerserent les Espaignes, la
Gaule, L’Italie jusquesiusques en la Grece, ou
les Atheniens les soustindrent: mais que
quelque temps apres & les Atheniens &
eus & leur Isle furentfurēt engloutis par le delu
ge. Il est bien vrai-semblable que cet ex-
treme ravagerauage d’eaux ait faict des chan-
gemens estranges aus habitations de la
terre, comme on tient que la mer a re-
tranche
re
tranché
la Sycile d’avecauec l’Italie, Chipre
d’avecauec la Surie, l’Isle de Negrepont de
la terre ferme de la Beoce: & jointioint ail-
leurs les terres qui estoint diviséesdiuisées com-
blant de limon & de sable les fossez d’en-
tre
ē-
tre
-deus.
Sterilisque diu palus aptáque remis
Vicinas



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303302 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Vicinas vrbes alit & graue sentitsētit aratrumaratrū.

mais il n y a pas grande apparenceapparēce que céte
Isle soit ce monde nouveaunouueau, que nous
venons de descouvrirdescouurir: car elle touchoit
quasi l’Espaigne, & ce seroit unvn effect
incroyable d’inundation, de l’en avoirauoir
reculée, comme elle est, de plus de dou-
ze censcēs lieues, outre ce que les navigationsnauigatiōs
des modernes ont des-jaia presque des-
couvert
des-
couuert
, que ce n’est point unevne isle, ains
terre ferme & continentecōtinente avecauec l’Inde ori-
entale d’unvn costé, & avecauec les terres qui
sont sous les deux poles d’autre part: ou
si elle en est separée que c’est d’unvn si petit
destroit & intervalleinterualle, qu’elle ne merite
pas d’estre nomméenōmée isle pour cela. L’autre
tesmoignage de l’antiquité, auquel on
veut raporter céte descouvertedescouuerte est dans
Aristote, au moins si ce petit livretliuret des
merveillesmerueilles inouies est a luy. Il raconte la
que certains Cartaginois s’estant jetteziettez au
traverstrauers de la mer AthlantiqueAthlātique hors le de
stroit de Gibaltar, & naviguénauigué long tempstēps



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[303]
avointauoint descouvertdescouuert enfin unevne grande isle
fertile toute revestuereuestue de bois, & arrousée
de grandesgrādes & profondesprofōdes rivieresriuieres fort esloi-
gnées de toutes terres fermes: & qu’eus &
autres depuis atirez par la bontébōté & fertili-
té du terroir s’i enē allerentallerēt avecauec leurs femmesfēmes
& enfans & commencerentcōmencerent a s’i habituer.
Les seigneurs de Cartage voiansvoiās que leur
païs se depeuploit peu a peu, firent deffen-
ce
deffē-
ce
expresse sur peine de mort que nul n’eut
plus a aller la, & en chasserentchasserēt ces nouve-
aus
nouue-
aus
habitans, craignantscraignāts, a ce que l’on dit,
que par succession de tempstēps ils ne vinsentvinsēt a
multiplier tellementtellemēt qu’ils les suplantassentsuplātassent
eus mesmes & ruinassent leur estat. Cé-
te narration d’Aristote n’a non plus de[sic]
accord avecauec nos terres neufvesneufues. Cet hom-
me
hō-
me
que jiavoyauoy, estoit hommehōme simplesīple & gros-
sier, qui est unevne conditioncōdition propre a rendrerēdre
veritable tesmoignage. Car les fines gensgēs
remerquentremerquēt bienbiē plus curieusementcurieusemēt & plus
de choses, mais ils les glosentglosēt: & pour faire
valoir leur interpretation & la persua-
der, ils ne se peuventpeuuent garder d’alterer



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305304 ESSAIS DE M. DE MONTA.
unvn peu l’histoire. Ils ne vous represen-
tent jamaisiamais les choses pures, ils les incli-
nent & masquent selon le visage qu’ils
les ont goustées: & pour donner credit a
leur jugementiugement & vous y attirer, prestent
volontiersvolōtiers de ce costé la a la matiere, l’a-
longent & l’amplifient. Ou il faut unvn hom-
me
hō-
me
tres fidele, ou si simple qu’il n’ait pas
de quoy bastir & donner de la vrai-sem-
blance a des inventionsinuentions fauces: & qui
n’ait rien espousé. Le mien estoit tel: &
outre cela il m’a fait voir a diversesdiuerses fois
plusieurs matelotz & marchans qu’il a-
voit
a-
uoit
cogneus en ce voyage. Ainsi jeie me
contente de céte information, sans m’en-
querir
ē-
querir
de ce que les cosmografes en di-
sent. Il nous faudroit des topohraphestopographes
qui nous fissent des narrations particu-
lieres des endroitz, ou ils ont esté. Mais
pour avoirauoir cet avantageauantage sur nous, d’a-
voir
a-
uoir
veu la Palestine, ilz veulent avoirauoir ce
privilegepriuilege



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LIVRE PREMIER. 306305
privilegepriuilege de nous contercōter nouvelesnouueles de tout
le demeurantdemeurāt du monde. JeIe voudroy que
chacunchacū escrivitescriuit ce qu’il sçait, & autant qu’il
en sçait, non en cela seulementseulemēt, mais en tous
autres subjectzsubiectz. Car tel peut avoirauoir quel-
que particuliere science ou experiance
de la nature d’unevne riviereriuiere ou d’unevne fon-
taine, qui ne sçait au reste, que ce que cha-
cun sçait. Il entreprendra toutes fois pour
faire courir ce petit lopin, d’escrire toute
la physique. De ce vice sourdentsourdēt plusieurs
grandes incommoditez. Or jeie trouvetrouue,
pour reueuirrevevir a mon propos, qu’il n’y a
rien de barbare & de sauvagesauuage en céte
nation a ce qu’on m’en a rapporté: sinonsinō
que chacun appelle barbarie ce qui n’est
pas de son usagevsage, comme de vray il sem-
ble, que nous n’avonsauons autre touche de la
verité, & de la raison, que l’exemple &
idée des opinions & usancesvsances du païs
ou nous sommes. La est tousjourstousiours la
V



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307306 ESSAIS DE M. DE MONTA.
perfaicte religion, la perfaite poli-
ce, perfect & accomply usagevsage de
toutes choses. Ils sont sauvagessauuages de
mesme que nous appelons sauvagessauuages les
fruits que nature de soy & de son pro-
grez ordinaire a produitz. La ou a la ve-
rité ce sont ceus que nous avonsauons alterez
par nostre artifice, & detournez de l’or
dre commun, que nous devrionsdeurions appel-
ler plustost sauvagessauuages. En ceus la sont vi-
ves
vi-
ues
& vigoureuses les vrayes & plus uti-
les
vti-
les
, & naturelles vertus & proprietés, les-
quelles nous avonsauons abastardies en ceus
cy, & les avonsauons seulement accommodéesaccōmodées
au plaisir de nostre goust corrompu. Ce
n’est pas raison que l’art gaigne le point
d’honneur sur nostre grandegrāde & puissante
mere nature. Nous avonsauōs tanttāt rechargé la
beauté & richesse de ses ouvragesouurages par
noz inventionsinuentiōs, que nous l’avonsauōs du tout
estoufée. Si est ce que par tout ou sa
pureté



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LIVRE PREMIER. 308307
pureté reluyt, elle fait unevne merveilleusemerueilleuse
honte a nos vaines & frivolesfriuoles entreprin
ses. Tous nos efforts ne peuventpeuuent seule-
ment arriverarriuer a representer le nid du
moindre oyselet, sa contexture, sa beau
té, & l’utilité de son usagevsage: non pas la tis-
sure de la chetivechetiue & vile araignée. Ces
nations me semblent donq ainsi barba-
res, pour avoirauoir receu fort peu de façon
de l’esprit humain, & estre encore fort
voisines de leur naifveténaifueté originelle. Les
lois naturelles leur commandent enco-
re fort peu abastardies par les nostres.
mais c’est en telle pureté, qu’il me prendprēd
quelque fois desplaisir, dequoy la con-
noissance n’en soit venue plustost, du
temps qu’il y avoitauoit des hommes qui en
eussent sçeu mieus jugeriuger que nous. Il
me desplait que Licurgus & Platon ne
l’ayent euë. Car il me semble que ce
que nous voyons par experience en
V 2



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309308 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ces nationsnatiōs la, surpasse non seulement tou-
tes les peintures, dequoi la poesie a em-
bely l’age doré, & toutes ses inventionsinuentiōs a
feindre unevne heureuse conditioncōdition d’hommes:
mais encore la conception & le desir
mesme de la philisophiephilosophie. Ils n’ont peu
imaginer unevne naifveténaifueté si pure & si sim-
ple, comme nous la voyons par expe-
rience, ny n’ont peu croire que nostre
societé se péutpeut maintenir avecauec si peu
d’artifice & de soudeure humaine. C’est
unevne nation, diroy jeie a Platon, en laquelle
il n’y a nulle espece de trafique, nulle co
gnoissance de lettres, nulle science de
nombresnōbres, nul nom de magistrat ni de su-
periorité politique, nul goust de serviceseruice,
de richesse, ou de pauvretépauureté nuls contratscōtrats,
nulles successions, nuls partages, nulles
occupations qu’oisivesoisiues, nul respect de
parenté que commun, nuls vestemens
nulle agriculture, nul metal, nul usagevsage de
vin



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LIVRE PREMIER 310309
vin ou de bled. Les paroles mesmes, qui
signifient la mensonge, la trahison, la dis-
simulation, l’avariceauarice, l’envieenuie, la detractiondetractiō,
le pardon, inouies. Combien trouveroittrouueroit
il la republique qu’il a imaginée esloignée
de céte perfection? Au demeurant, ils vi-
vent
vi-
uent
en unevne contrée de païs tres-plai-
sante & tres-bien temperée: de façon
qu’a ce que m’ont dit mes tesmoins, il est
rare d’y voir unvn homme malade: & m’ontōt
asseuré n’en y avoirauoir veu nul tremblant,
chassieus, edenté, ou courbé de vieillesse.
Ils sont assis le long de la mer, & fermez
du costé de la terre de grandes & hau-
tes montaignes, ayant entre deus, cent
lieues ou environenuiron d’estendueestēdue en large. Ils
ont grande abondance de poisson & de
chairE82 chairs, qui n’ont nulle ressemblance aus
nostres, & les mangent sans aucun autre
artifice que de les cuyre. Le premier qui
y mena unvn chevalcheual, qui les avoitauoit prati-
V 3



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311310 ESSAI S DE M. DE MONTA.
quez a plusieurs autres voyages, il leur
fit tant d’horreur en cete assiete, qu’ils le
mirent en pieces a coups de traict, avantauant
que le pouvoirpouuoir recognoistre. Leurs ba-
stimens sont fort longs & capables de
deus ou trois cens ames, estofés d’escor-
se de grands arbres, tenans a terre par
unvn bout & se soustenans & appuyansappuyās l’unvn
contrecōtre l’autre par le feste, a la mode d’au-
cunes de nos granges, desquelles la cou
verture
cou
uerture
pend jusquesiusques a terre, & sert de
flanq & de paroy. Ils ont du bois si dur
& si ferme, qu’ilz en coupent & en font
leurs espées, & des grilles a cuyre leur
viande. Leurs litz sont d’unvn tissu de co-
ton, suspenduz contre le toict, comme
ceus de nos naviresnauires, a chacun le sien.
Car les femmesfēmes couchentcouchēt a part des maris.
Ils se leventleuent avecauec le soleil, & mengent
soudein apres s’estre levezleuez, pour toute
la journéeiournée: car ils ne font autre repas
que



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LIVRE PREMIER. 312311
que celuy la. Ils ne boyventboyuent pas lors,
mais ilz boyventboyuent a plusieurs fois sur
jouriour, & d’autantautāt. Leur breuvagebreuuage est faict
de quelque racine, & est de la couleur
de nos vins clairets. Ils ne le boyventboyuent
pas autrement que tiede. Ce breuva-
ge
breuua-
ge
ne se conserveconserue que deus ou trois
joursiours. Il a le goust unvn peu piquant,
nullement fumeus, salutaire a l’esto-
mac, & laxatif a ceus qui ne l’ont guere
accoustumé. C’est unevne boisson tresa-
greable a ceus qui y sont duits. Au lieu
du pain ilz mengent d’unevne certaine ma-
tiere blanche, comme du coriandre con
fit. JI’en ay tasté, il a le goust dous & unvn
peu fade. Toute la journéeiournée se passe a
dancer. Les plus jeunesieunes vont a la chasse
des bestes, a tout des arcs. UneVne partie
des femmes s’amusent ce pendantpēdant a chau
fer leur breuvagebreuuage, qui est le princi-
pal office qu’ilz reçoiventreçoiuent d’elles.
V 4



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313312 ESSAIS DE M. DE MONT.
Il y a quelqu’unvn des vieillars, qui le ma-
tin avantauant qu’ils se mettent a menger, les
presche en commun toute unevne grangée,
en se promenant d’unvn bout a autre, &
redisant unevne mesme clause a plusieurs
fois, jusquesiusques a ce qu’il ayt achevéacheué le tour
(car ce sont bastimens qui ont bien cent
pas de longeurlongueur) il ne leur recommande
que deus choses, la vaillance contre les
ennemis, & l’amitié a leurs femmes. Et
ne faillent jamaisiamais de remerquer céte o-
bligation pour leur refrein, que ce sont
celleselles qui leur maintiennentmaintiennēt leur boisson
tiede & assaisonnéeassaisōnée. Il se void en plusieurs
lieus, & entres autres chez moy, la forme
de leurs lits, de leurs cordonscordōs, de leurs es-
pées, & brasseletz de bois, de quoy ils
couvrentcouurēt leurs poignets aus combatscōbats, & des
grandes cannes ouvertesouuertes par unvn bout,
par le son desquelles ils soustiennent la
cadence de leur dance. Ils sont ras par
tout



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LIVRE PREMIER. 314313
tout, & se font le poil beaucoup plus net-
tement
net-
temēt
que nous, sans rasoüer. Ils croyentcroyēt
les ames eternelles, & celles qui ont bienbiē
merité des dieus estre logeéslogées a l’endroit
du ciel ou le soleil se leveleue: les maudites,
du costé de l’occident. Ils ont jeie ne sçay
quels prestres & profetes qui se presen-
tent bien rarement au peuple, ayantayāt leur
demeure aus montaignes. A leur arri-
vee
arri-
uee
il se faict unevne grande feste & assem-
blee solenne de plusieurs villages (cha-
que grange comme jeie l’ay descrite, faict
unvn village, & sont environenuirō a unevne lieue Fran-
çoise
Frā-
çoise
l’unevne de l’autre). Ce profete parle
a eus en public, les exhortantexhortāt a la vertu &
a leur devoirdeuoir: mais toute leur science
ethique ne contientcōtient que ces deus articles,
de la resolution a la guerre, & affection a
leurs femmes. Cetuy cy leur prognosti-
que les choses a venir & les evenemanseuenemans
qu’ils doiventdoiuent esperer de leurs entreprin
V 5



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315314 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ses: les achemine ou destourne de la
guerre. Mais c’est en telle condition,
que s’il faut a bien devinerdeuiner, & s’il leur
advientaduient autrement qu’il ne leur a predit,
il est haché en mille pieces s’ils l’atrapentatrapēt
& condamné pour faus profete. A
céte cause celuy qui s’est unevne fois mes-
conté on ne le void plus. Ils ont leurs
guerres contre les nations qui sont au-
dela de leurs montaignes, plus avantauant en
la terre ferme, ausquelles ils vont tous
nuds, na’yantn’ayant autres armes que des arcs
ou cesE82 des espées apointées par unvn bout a la
mode des langues de noz espieuz. C’est
chose esmerveillableesmerueillable que de la fermeté
de leurs combats, qui ne finissent jamaisiamais
que par meurtre & effusion de sang. carE82 E88 , car
de routes & d’effroy ils ne sçaventsçauent que
c’est. chacunE82 Chacun raporte pour son trophée
la teste de l’ennemy qu’il a tué, & la plan
te a l’entrée de son logis. Apres avoirauoir
long



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LIVRE PREMIER. 316315
long temps bien traité leurs prisonniers
& de toutes les commoditez dont ils
se peuventpeuuent adviseraduiser, celuy qui en est le
maistre faict unevne grande assemblée de
ses cognoissans. Il atache unvn cordonE82 E88 unevne corde a
l’unvn des bras du prisonnier, & donne
au plus fidele de ses amis l’autre bras a
tenir de mesme, & eus deus en presen-
ce de toute l’assemblée l’assomment a
coups d’espée. Apres cela ils le rostissent
& en mengentmēgent en communcōmun, & en envoyentenuoyēt
des lopins a ceus de leurs amis qui sont
absens. Ce n’est pas comme on pense
pour s’en nourrir, ainsi que faisoint an-
ciennement les Scytes, c’est, pour
representer unevne extreme vengeance.
Et qu’il soit ainsi: ayant apperceu
que les Portuguois qui s’estoint ra-
liez a leurs adversairesaduersaires, usointvsoint d’unevne
autre sorte de mort contre eus, quand
ils les prenoint, qui estoit de les
en-



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317316 ESSAIS DE M. DE MONTA.
enterrer jusquesiusques a la ceinture, & tirer au
demeurant du corps force coups de
traict, & les pendre apres: ils penserent
que ces gens icy de l’autre monde, com
me ceux qui avointauoint semé la cognoissan-
ce de beaucoup de vices parmi leur voi-
sinage, & qui estoint beaucoup plus
grandz maistres qu’eus en toute sorte
de malice, ne prenoint pas sans occasionoccasiō
céte sorte de vengeance, & qu’elle de-
voit
de-
uoit
estre plus aigre que la leur, commen-
cerent
cōmen-
cerent
de quitter leur façon antienne
pour suivresuiure céte cy. JeIe ne suis pas marri
que nous remerquons l’horreur barba-
resque, qu’il y a en unevne telle action: mais
ouy bien dequoy jugeansiugeans bien de leur
fautes nous soions si aveuglezaueuglez aus no-
stres. JeIe pense qu’il y a plus de barbarie
a menger unvn hommehōme vivantviuant, qu’a le men-
ger mort, a deschirer par tourmans &
par geines unvn corps encore plein de sen-
timent



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LIVRE PREMIER. 318317
timent, le faire rostir par le menu, le faire
mordre & meurtrir aus chiens & aus
porceaux: comme nous l’avonsauōs, non seu-
lement leu, mais veu de fresche memoi-
re, non entre des ennemis anciens, mais
entre des voisins & concitoyens, & qui
pis est sous pretexte de pieté & de reli-
gion, que de le rostir & menger apres
qu’il est trespassé. Chrisippus & Zenon
chefs de la secte Stoicque, ont bienbiē pen-
sé qu’il n’y avoitauoit nul mal de se servirseruir de
nostre charoigne a quoy que ce fut pour
nostre besoing, & d’en tirer de la nour-
riture: comme nos ancestres estans assie
gez par Caesar en la ville de Alexia se re-
solurent de soustenir la faim de ce siege
par les corps des vieillardz, des femmes
& toutes autres personnes inutiles au
combat. Et les medecins ne creignent
pas de s’en servirseruir a toute sorte d’usagevsage
pour nostre santé, soit pour l’apliquer au
dedans



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319318 ESSAIS DE M. DE MONTA.
dedansdedās ou au dehors: mais il ne s’y trouvatrouua
jamaisiamais nulle opinion si desreglée qui ex-
cusat la trahison, la desloiauté, la tyran-
nie, la cruauté, qui sont nos fautes ordi-
naires. Nous les pouvonspouuōs donq bien ap-
peller barbares eu esgard aus regles de
la raison: mais non pas eu esgard a nous
qui les surpassons en toute sorte de bar-
barie. Leur guerre est toute noble & ge-
nereuse, & a autant d’excuse & de beau-
té que céte maladie humaine en peut re-
cevoir
re-
ceuoir
. Elle n’a autre fondement parmi
eus que la seule jalousieialousie de la vertu. Ils ne
sont pas en debat de la conqueste de
nouvellesnouuelles terres: car ils jouissentiouissent enco-
re de céte ubertévberté naturelle qui les four-
nit sans travailtrauail & sans peine de toutes
choses necessaires en telle abondance,
qu’ilz n’ont que faire d’agrandir leurs li-
mites. Ils sont encore en cet heureux
point de ne desirer qu’autautautant que leurs
necessi-



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LIVRE PREMIER. 230319
necessitez naturelles leur ordonnentordonnēt: tout
ce qui est au dela est superflu pour eus.
Ils s’entrapelent generalement ceus de
mesme aage freres, enfans ceus qui sont
au dessous, & les vieillartz sont peres a
tous les autres. Ceux cy laissent a leurs
suivanssuiuans & enfans en communcōmun céte plaine
possession de biens par indivisindiuis, sans autre
titre que celui tout pur que nature donnedōne
a ses creatures les produisant au monde.
Si leurs voisins passent les montaignes
pour les venir assaillir & qu’ils emportentemportēt
la victoire sur eus, l’aquest du victorieus
c’est la gloire, & l’avantageauantage d’estre de-
meuree
de
meuré
maistre en valleur & en vertu.
Car autrement ils n’ont que faire des
biens des vaincus, & s’en retournentretournēt a leur
païs, ou ils n’ont faute de nulle chose ne-
cessaire: ny faute encore de céte grande
partie de sçavoirsçauoir heureusement jouiriouir
de leur condition, & s’en conten-
ter. Autant en font ceux cy a leur



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321320 ESSAIS DE M. DE MONTA.
tour. Ils ne demandentdemādent a leurs prisonniers
autre rançon que la confession & reco-
gnoissance d’estre vaincus. Mais il ne s’enē
trouvetrouue pas unvn en tout unvn siecle, qui n’ai-
me mieus la mort, que de relascher, ny
par contenance ny de parole, unvn seul
point d’unevne grandeur de courage invin-
cible
inuin-
cible
. Il ne s’en void nul qui n’ayme
mieus estre tué & mangé, que de reque-
rir seulement de ne l’estre pas. Ils les trai-
ctent en toute liberté, & leur fournissentfournissēt
de toutes les commoditez de quoy ilz se
peuventpeuuent adviseraduiser, affin que la vie leur soit
d’autant plus chere: & les entretiennent
communementcōmunement deE88_198 des menasses de leur mort
future, des tourmens qu’ils y auront a
souffrir, des aprests qu’on dresse pour
cet effect, du detranchement de leurs
membres, & du festin qui se fera a leurs
despans. Tout cela se faict pour céte
seule fin d’arracher de leur bouche quel-
que



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 322321
que parole molle ou rabaissée, ou de
leur donner envieenuie de s’enfuyr, pour
gaigner cet avantageauantage de les avoirauoir es-
pouvantez
es-
pouuantez
, & d’avoirauoir fait force a leur
vertu & leur constance: car aussi a le bienbiē
prendre c’est a ce seul point que consiste
la vraye & solide victoire. Tous les au-
tres avantagesauantages que nous gaignons sur
nos ennemis, ce sont avantagesauantages emprun-
tez
emprū-
tez
, ils ne sont pas nostres. C’est la quali-
té d’unvn portefaix non de la vertu, d’avoirauoir
les bras & les jambesiambes plus roides. C’est
unevne qualité morte & corporelle que la
disposition: c’est unvn coup de la fortune
de faire broncher nostre ennemy & de
luy faire siller les yeux par la lumiere du
Soleil: c’est unvn tour d’art & de science,
& qui peut tumber en unevne personne la-
che & de neant d’estre suffisant a l’escri-
me. L’estimation & le pris d’unvn home
consiste au coeur & en la volonté. C’est X



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321322 ESSAIS DE M. DE MONTA.
la ou gist son vrai honneur. La vaillance
c’est la fermeté non pas des jambesiambes &
des bras, mais du courage & de l’ame.
Elle ne consistecōsiste pas en la valeur de nostre
chevalcheual, ny de nos armes, mais en la no-
stre. Celuy qui tombetōbe obstiné en son cou-
rage, qui pour quelque dangier de la
mort voisine ne relasche nul point de sa
constance & asseurance, qui regarde en-
cores en rendant l’ame son ennemy d’u
ne
v
ne
veüe ferme & desdaigneuse, il est batu
non pas de nous, mais de la fortune: il est
vaincu par effect, & non pas par raison:
c’est son malheur qu’on peut accuser non
pas sa lácheté. Pour revenirreuenir a nostre hi-
stoire, il s’en faut tant que ces prisonniers
se rendentrendēt pour tout ce qu’onō leur fait, qu’-
au rebours pendant ces deus ou trois
mois qu’on les garde, ilz portent unevne con
tenance

tenance
gaye, ils pressent leurs maistres
de se haster de les mettre en céte espreu-
veue,



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LIVRE PREMIER. 322323
veue: ilz les deffient, les injurientiniurient, leur re-
prochent leur lacheté & le nombre des
batailles perdues contre les leurs. l’ay
unevne chanson faicte par unvn prisonnier, ou
il y a ce traict: qu’ilz viennent hardiment
tretous & s’assemblentassēblent pour disner de luy,
car ilz mangeront quant & quant leurs
peres & leurs aieus qui ont servyseruy d’ali-
ment & de nourriture a son corps: ces
muscles, dict il, céte cherE95 chair & ces veines, ce
sont les vostres, pauvrespauures folz que vous e-
stez, vous ne recognoissez pas que la sub
stance des membres de voz ancestres
s’y tient encore. SavourezSauourez les bien, vous
y trouvereztrouuerez le goust de vostre propre
chair. Qui est unevne inventioninuention qui ne sent
nullement la barbarie. Ceus qui les pei-
gnent mourans, & qui representent céte
action quand on les assomme, ilz
peignent le prisonnier crachant au
visage de ceux qui le tuent, & leur fai-
sant la moüe. De vray ilz ne cessent
X 2



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325324 ESSAIS DE M. DE MONTA.
jusquesiusques au dernier souspir de les braverbrauer
& deffier de parole & de contenance.
Sans mentir, au pris de nous voila des
hommeshōmes bien sauvagessauuages: car ou il faut qu’ilz
le soint bien a bon escient, ou que nous
le soions: car ilE82 : il y a unevne merveilleusemerueilleuse distan-
ce
distā-
ce
entre leur constance & la nostre. Les
hommes y ont plusieurs femmes: & en
ont d’autant plus grand nombre, qu’ilz
sont en meilleure reputation de vaillan-
ce. C’est unevne beauté remercable en leurs
mariages que la mesme jalousieialousie que nos
femmes ont pour nous empescher de
l’amitié & bien-vaillancebien-veuillance d’autres fem-
mes, les leurs l’ont toute pareille pour la
leur acquerir. Estans plus soigneuses de
l’honneur de leur maris que de toute au-
tre chose, cerchent & mettent toute leur
solicitude a avoirauoir le plus de compagnes
qu’elles peuventpeuuent, d’autant que c’est unvn
tesmoignage de la valeur du mary, d’a-
voiruoir



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LIVRE PREMIER. 326325
voiruoir plusieurs espousées
E82 [Supprimé]. Et afin qu’on
ne panse point que tout cecy se face par
unevne simple & servileseruile obligation a leur
usancevsance, & par l’impression de l’hautho-
rité
autho
rité
de leur ancienne constumecoustume, sans dis-
cours & sans jugementiugement, & pour avoirauoir
l’ame si stupide que de ne pouvoirpouuoir pren-
dre autre parti: il faut alleguer quelques
traitz de leur suffisance. Outre celuy que
jeie vien de reciter de l’unevne de leurs chan-
sons guerrieres, ji’en ay unevne autre amou-
reuse qui commencecōmence en ce sens: ColeuvreColeuure
arreste toy, arreste toy coleuvrecoleuure, afin
que ma soeur tire sur le patronpatrō de ta pein-
rure
pein-
ture
, la façon & l’ouvrageouurage d’unvn riche
cordon? que jeie puisse donner a m’amie:
ainsi soit en tout temps ta beauté & ta
disposition preferée a tous les autres ser-
pens. Ce premier couplet c’est le refrain
de la chanson. or ji’ay assez de commercecōmerce
avecauec la poësie pour jugeriuger cecy, que non
X 3



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327326 ESSAIS DE M. DE MONT.
seulement il n’y a rien de barbarie en cé-
te imagination, mais qu’elle est tout a
fait Anacreontique. Leur langagelāgage au de-
meurant, c’est le plus dous langage du
monde, & qui a le son le plus agreable a
l’oreille. Il retire fort aux terminaisons
grecques. Trois d’entre eux, ignorans
combien coutera unvn jouriour a leur repos &
a leur bon heur, la conoissance des cor-
ruptions de deça, & que de ce com-
merce naistra leur ruine, comme jeie pre-
supose qu’elle soit des-jaia avancéeauancée, bien
miserables de s’estre laissés piper au desir
de la nouvelleténouuelleté, & avoirauoir quitté la dou-
ceur de leur ciel, pour venir voir le no-
stre, furent a Roüan du temps que le feu
Roy Charles neufiesme y estoit. Le roy
parla a eus long temps, on leur fit voir
nostre façon, nostre pompe, la forme
d’une belle ville. Apres cela, quelqu’unvn
leur en demanda leur avisauis, & voulut sça-
voiruoir deus[sic]



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LIVRE PREMIER. 328327
voiruoir d’eus, ce qu’ils y avointauoint trouvétrouué de
plus admirable: ils respondirentrespondirēt trois cho-
ses, d’ou ji’ay perdu la troisiesme, & en
suis bien marry, mais ji’en ai encore deus
en memoire. Ilz dirent qu’ilz trouvointtrouuoint
en premier lieu fort estrange, que tant
de grandz hommes portans barbe, roi-
des, fortz & armez, qui estoint au tour
du roy (il est vraisembablevray-semblable que ilz parloint
des Souisses de sa garde) se soubzmissent
a obeir a unvn enfant, & qu’on ne choisis-
soit plus tost quelqu’unvn d’entre eux pour
commander: Secondement (ilz ont unevne
façon de leur langage telle qu’ils nom-
ment les hommes moitié les unsvns des au-
tres) qu’ilz avointauoint aperceu qu’il y avoitauoit
parmy nous des hommes pleins & gor-
gez de toute sorte de commoditez, &
bien soulz, & que leurs moitiez estoint
mendians a leurs portes, décharnez de
faim & de pauvretépauureté, & trouvointtrouuoint
estrange



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ESSAIS DE M. DE MONT.
estrange comme ces moitiez icy ne-
cessiteuses pouvointpouuoint souffrir unevne telle
injusticeiniustice, qu’ilz ne prinsent les au-
tres a la gorge, ou missent le feu a leurs
maisons. JeIe parlay a l’unvn d’eus fort long
temps: mais jiavoisauois unvn truchement qui
me suyvoitsuyuoit si mal, & qui estoit si empes-
ché a recevoirreceuoir mes imaginations par sa
bestise, que jeie n’en peus tirer guiere de
plaisir. Sur ce que jeie lui demanday quel
fruit il recevoitreceuoit de la superiorité qu’il a-
voit
a-
uoit
parmy les siens (car c’estoit unvn ca-
pitaine, & nos matelots le nommoint
roy) il me dict que c’estoit marcher le
premier a la guerre: de combien d’hom-
mes il estoit suivisuiui: il me montra unevne espa-
ce de lieu, pour signifier que c’estoit au-
tant qu’il en pourroit en unevne telle espace:
ce pouvoitpouuoit estre quatre ou cinq mille
hommes: si hors la guerre toute son au-
thorité estoit expirée: il dict qu’il luy en
restoit



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LIVRE PREMIER. 330329
restoit cela, que quand il visitoit les vila-
ges qui dépendoint de luy, on luy dres-
soit des sentiers au traverstrauers des haies de
leurs bois, par ou il peut passer bien a l’ai-
se. Tout cela ne va pas trop mal. Mais
quoy, ils ne portent point de haut de
chausses.


CH. TRENTEDEUXIEMETRENTEDEVXIEME.
Qu’il faut sobrement se mesler de jugeriuger
des ordonnances divinesdiuines.



LE vray champ & subjectsubiect de l’impo-
sture sont les choses inconnüesincōnües, d’au-
tant qu’en premier lieu l’estrangeté mes-
me donne credit, & puis n’estant point
subjectessubiectes a nos discours ordinaires elles
nous ostent le moyen de les combatre,
d’ou il advientaduient qu’il n’est rien creu si fer-
mement que ce qu’on sçait le moins, ny
gens si asseurés que ceux qui nous con-
X 5



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331330 ESSAIS DE M. DE MONTA.
tenttēt des fables, commecōme Alchimistes, Prog-
nostiqueurs, JudiciairesIudiciaires, ChiromantiensChiromantiēs,
Medecins, id genus omne. Ausquelz jeie
joindroisioindrois volontiers, si ji’osois, unvn tas de
gens interpretes & contrerolleurs ordi-
naires des dessains de Dieu, faisans estat
de trouvertrouuer les causes de chasque accidentaccidēt,
& de veoir dans les secretz de la volon-
divinediuine, les motifs incomprehensibles
de ses operations. Et quoy que la varie-
té & discordancediscordāce continuelle des evene-
mens
euene-
mens
les rejettereiette de coin en coin, & d’o-
rient en occident, ils ne laissent de suivresuiure
pourtant leur esteuf, & de mesme creon
peindre le blanc & le noir. Suffit a unvn
Crestien croire toutes choses venir de
Dieu, les recevoirreceuoir avecauec reconnaissance
de sa divinediuine & inscrutable sapience,
pourtant les prendre en bonne part en
quelque visage & goust qu’elles lui soint
envoyéesenuoyées. Mais jeie trouvetrouue mauvaismauuais ce
que jeie voy en usagevsage de chercher a fermir



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LIVRE PREMIER. 332331
& appuyer nostre religion par le bon
heur & prosperité de nos entreprises.
Nostre creance a assez d’autres fonde-
mens sans l’authoriser par les evene-
mens
euene-
mens
. Car le peuple accoutumé a ces
argumens plausibles & proprement de
son goust, il est dangier, quand les eve-
nemens
eue-
nemens
viennent a leur tour contraires
& desavantageusdesauantageus, qu’il en esbranleesbrāle sa foi:
commecōme aux guerres ou nous sommes pour
la religion, ceux qui eurent l’advantageaduantage
au rencontre de la Rochelabeille saisansfaisans
grand feste de cet accident, & se ser-
vans
ser-
uans
de céte fortune pour certaine ap-
probation de leur party: quand ils vien-
nent apres a excuser leurs defortunes de
MontcontourMontcōtour & de JarnacIarnac, sur ce que ce
sontsōt verges & chastiemens paternelz, s’ilz
n’ont unvn peuple du tout a leur mercy ilz
luy font assez aisément sentir que c’est
prendre d’unvn sac deux mouldures, & de
mesme bouche souffler le chaud & le



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333332 ESSAIS DE M. DE MONTA.
froid. Il vaudroit mieux l’entretenir des
vrays fondemens de la verité. C’est unevne
belle bataille navalenauale qui s’est gaignée ces
mois passez contre les Turcs sous la con-
duite
cō-
duite
de don JoanIoan d’Austria, mais il a
bien pleu a Dieu en faire autres-fois voir
d’autres telles a nos despens. Somme il
est mal aysé de ramener les choses divi-
nes
diui-
nes
a nostre suffisance, qu’elles n’y souf-
frent du deschet. Et qui voudroit rendre
raison de ce que Arrius & Leon son Pa-
pe chefs principaux de céte heresie
moururent en diversdiuers temps de mors si
pareilles & si estranges (Car retirés
de la dispute par douleur de ventre a
la garderobe tous deux rendirent su-
bitement l’ame) & exagerer céte ven-
geance
ven-
geāce
divinediuine par la circonstancecirconstāce du lieu,
y pourroit bienbiē encore adjousteradiouster la mort
de Heliogabalus, qui fut aussi tué en unvn
retraict. Mais quoy? le martyr Irenée se
trouvetrouue



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LIVRE PREMIER. 334333
trouvetrouue engagé en mesme fortune. Som-
me il se faut contenter de la lumiere qu’il
plait au Soleil nous communiquer par
ses rayons: & qui esleveraesleuera ses yeux pour
en prendre unevne plus grande dans son
corps mesme, qu’il ne trouvetrouue pas estran-
ge si pour la peine de son outrecuidan-
ce il y perd la veüe.


CH. TRENTETROISIEME.
De fuir les voluptés au pris de
la vie.



JIAvoisAuois bien veu convenirconuenir en cecy la
pluspart des anciennes opinions,
qu’il est heure de mourir lors qu’il y a
plus de mal que de bien a vivreviure: & que
de conserverconseruer nostre vie a nostre tour-
ment & incommodité c’est choquer
les reigles mesmes de nature, comme
disent ces vieilles reigles,



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335334 ESSAIS DE M. DE MONT.
ζήνζῆν αλύπωϛἀλύπωϛ, θανεῖν ἐυδαιμόνωϛεὐδαιμόνωϛ
ΚαλόνΚαλὸν θνήσκειν ὁιϛοἱϛ ῦβρινὕβριν τὸ ζῆν φὲρειφέρει
Κρεῖσσον τὸ μημὴ ζῆν ε῀στὶνἐστὶν ζηνζῆν αθλίωϛἀθλίωϛ

Mais de pousser le mespris de la mort
jusquesiusques a tel degré que de l’employer
pour se distraire des honneurs, richesses,
grandeurs, & autres faveursfaueurs & biens que
nous appellons de la fortune, comme si
la raison n’avoitauoit pas assez affaire a nous
persuader de les abandonner, sans y ad-
jouter
ad-
iouter
céte nouvellenouuelle recharge, jeie ne l’a-
vois
a-
uois
veu ny commander ny pratiquer,
jusquesiusques lors que ce passage de Seneca
me tomba entre mains: auquel conseil-
lant a Lucilius personnage puissant & de
grandegrāde authorité autour de l’Empereur,
de changer céte vie voluptueuse & tu-
multuaire, & de se retirer de céte presse
du monde, a quelque vie solitaire tran-
quille & philosophique: Surquoy Luci-
lius alleguoit quelques difficultez. JeIe suis
d’advisaduis



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LIVRE PREMIER. 336335
d’advisaduis (dict il) que tu quites céte vie la,
ou la vie tout a faict. Bien te conseille-jeie
de suivresuiure la plus douce voye, & de desta-
cher plus tot que de rompre ce que tu as
mal noüé, pourveupourueu que s’il ne se peut au-
trement destacher, tu le rompes. Il n’y a
homme si couard qui n’ayme mieux tom-
ber
tō-
ber
unevne fois, que de demeurer tousjourstousiours
en branle. JI’eusse trouvétrouué ce conseil sorta-
ble a la rudesse Stoique: mais il est plus e-
strange qu’il soit emprunté d’Epicurus,
qui escrit a ce propos, choses toutes pa-
reilles a Idomeneus. Si est ce que jeie pen-
se avoirauoir remerqué quelque traict sem-
blable parmi nos gens, mais avecauec la mo-
deration
mo-
deratiō
ChrestienneChrestiēne. S. Hilaire evesqueeuesque de
Poitiers, ce fameux ennemy de l’here-
sie Arriene estantestāt en Syrie fut advertiaduerti qu’A
brasa fille uniquevnique, qu’il avoitauoit laissée pardeça
avecquesauecques sa mere estoit poursuiviepoursuiuie en
mariage par les plus apparens seigneurs
du pais, comme fille tresbien nourrie,



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337336 ESSAIS DE M. DE MONTA.
belle, riche, & en la fleur de son aage. Il
luy escrivitescriuit (comme nous voyonsvoyōs) qu’el-
le ostat son affection de tous ces plaisirs
& advantagesaduantages qu’onō luy presentoit: qu’il
luy avoitauoit trouvétrouué en son voiage unvn parti
bien plus grand & plus digne, d’unvn ma-
ry de bien autre pouvoirpouuoir & magnificen-
ce
magnificē-
ce
, qui luy feroit presens de robes & de
joyauxioyaux de pris inestimable. Son dessain
estoit de luy faire perdre le goust & l’v-
sage
u-
sage
des plaisirs mondains pour la join-
dre
ioin-
dre
toute a Dieu. Mais a cela le plus
court & plus certain moien luy semblantsemblāt
estre la mort de sa fille, il ne cessa par
veus, prieres, & oraisons de faire reque-
ste a Dieu de l’oster de ce monde, & de
l’apeller a soy: commecōme il advintaduint. car bien-
tost apres son retour elle luy mourut,
dequoy il monstra unevne singuliere alle-
gresse. Cestuy cy semble encherir sur les
autres de ce qu’il s’adresse a ce moyen
de pri-



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LIVRE PREMIER. 338337
de prime face, qu’ilz ne prennent que
subsidieremant, & puis que c’est a l’en-
droit de sa fille uniquevnique. Mais jeie ne veux
obmettre le bout de céte histoire, enco-
re qu’il ne soit pas de mon propos. La
femme de sainct Hilaire ayant entendu
par luy, comme la mort de leur fille s’e-
stoit conduitecōduite par son dessain & volonté,
& combien elle avoitauoit plus d’heur d’estre
deslogée de ce monde, que d’y estre:
print unevne si viveviue apprehension de la bea-
titude eternelle & celeste, qu’elle solicita
son mary avecauec extreme instance, d’en
faire autant pour elle. Et Dieu a leurs
prieres communes l’ayant retirée a soy
bien tost apres, il ne fut jamaisiamais mort em-
brassée avecauec si grand contentement.

Y




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338 ESSAIS DE M. DE MONT.


CH. TRENTE QUATRIEMEQVATRIEME.
La fortune se rencontre souventsouuent au train
de la raison.


L’Inconstance du bransle diversdiuers de la
fortune faict qu’elle nous doivedoiue pre-
senter toute espece de visages: y a il nulle
action de justiceiustice plus expresse que celle
icy? Le Duc de Valentinois ayant envieenuie
d’empoisonner Adrian cardinal de Cor-
nete, ches qui le Pape Alexandre sixies-
me son pere & luy alloient souper au
Vatican, envoyaenuoya devantdeuant quelque bou-
teille de vin empoisonné, & commanda
au someillier[sic] qu’il la gardast bien soi-
gneusement. Le pape y estant arrivéarriué a-
vant
a-
uant
le fis, & ayant demandé a boire, ce
sommelier qui pensoit ce vin ne luy a-
voir
a-
uoir
esté recommandé que pour sa
bonté, en servitseruit au Pape, & le duc mes-
me y arrivantarriuant sur le point de la collation
& se



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LIVRE PREMIER. 339
& se fiant qu’on n’auroit pas touché a sa
bouteille, en prit a son tour, en maniere
que le pere en mourut soudain, & le fis
apres avoirauoir esté longuement tourmen-
té de maladie, fut reservéreserué a vnun’ autre pire
fortune. Quelque fois il semble a point
nommé qu’elle se joüeioüe a nous. Le sei-
gneur d’Estrée lors guidon de monsieurmōsieur
de Vandome & le seigneur de Liques
lieutenant de la compagnie du Duc
d’Ascot estantsestāts tous deux serviteursseruiteurs de la
soeur du sieur de FounguesellesFoūgueselles, quoique
de diversdiuers partis (comme il advientaduient aux
voisins de la frontiere) le sieur de Lic-
ques l’emporta: mais le mesme jouriour
des nopces, & qui pis est, avantauant le
coucher, le marié ayant envieenuie de rom-
pre unvn bois en faveurfaueur de sa nouvellenouuelle es-
pouse, sortit a l’escarmouche pres de
sainct Omer, ou le sieur d’Estrée se trou-
vant
trou-
uant
le plus fort le feit son prisonnier,
Y 2



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340 ESSAIS DE M. DE MONTA.
& pour faire valoir son advantageaduantage en-
core fausit il que la demoiselle

Coniugis ante coacta noui dimittere col-
lum,
Quam veniens vna atque altera
rursus hyems
Noctibus in longis auidum saturasset
amorem,
Posset vt abrupto viuere coniugio,



luy fit elle mesme requeste par courtoi-
sie de luy rendre son prisonnier, comme
il feit, la noblesse Françoise ne refusant
jamaisiamais rien aux Dames. Quelque fois il
luy plait envierenuier sur nos miracles. Nous
tenons que le roy ClovisClouis assiegeantassiegeāt An-
goulesme, les murailles chevrentcheurent d’elles
mesmes par faveurfaueur divinediuine. Et Bouchet
emprunteemprūte de quelque autheur que le roy
Robert assiegeant unevne ville, & s’estant
desrobé du siege pour aller a Orleans
solemni-



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LIVRE PREMIER. 341
solemnizer la feste de Sainct Aignan, com-
me
cō-
me
il estoit en devotiondeuotiō sur certain point
de la messe, les murailles de la ville assie-
gée s’enē allerent sans aucun effort en rui-
ne. Elle fit tout a contrepoilcōtrepoil en nos guer-
res de Milan. Car le capitaine ReuséRense as-
siegeaut
as
siegeant
pour nous la ville d’Eronne, &
ayant fait mettre la mine soubz unvn grandgrād
pan de murailleLAL E88 E95 mur, & le mur en estant brus
quement enlevéenleué hors de terre, recheut
toutes-fois tout empanné si droit dans
son fondementfondemēt, que les assiegez n’en vau-
sirent pas moins. Quelque fois elle faict
la medecine. JasonIason Phereus estant aban-
donné
abā-
donné
des medecins pour unevne apostu-
me, qu’il avoitauoit dans la poitrine, ayant
envieenuie de s’en défaire au moins par la
mort, se jettaietta en unevne bataille a corps per-
du dans la presse des ennemis, ou il fut
blessé a traverstrauers le corps si a point que
son apostume en crevacreua & guerit. Sur-
Y 3



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342 ESSAIS DE M. DE MONTA.
passa elle pas Protogenes en la science
de son art? Cestuy cy estoit peintre, &
ayant parfaict l’image d’unvn chien las &
recreu, a son contentement en toutes
les autres parties, mais ne pouvantpouuant re-
presenter a son gré l’escume & la bavebaue,
despité contre sa besongne prit son es-
ponge, & comme elle estoit abrevéeabreuée de
diversesdiuerses peintures, la jettaietta contre pour
tout effacer. La fortune porta tout a
point le coup a l’endroit de la bouche
du chien, & y parfournit ce a quoy l’art
n’avoitauoit peu attaindre. N’adresse elle pas
quelque fois nos conseils & les corige?
Isabel royne d’Angleterre ayantayāt a repas-
ser de Zelande en son royaume avecauec unevne
armée en faveurfaueur de son fils contre son
mary, estoit perdue si elle fut arrivéearriuée au
port qu’elle avoitauoit proieté, y estant at-
tendue par ses ennemis. Mais la fortune
la print en mer, laE82 , & la jetta ietta contre son vou-
loir ail-



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LIVRE PREMIER. 343
loir ailleurs, ou elle print terre en toute
seurté. Et cet ancien qui ruant la pierre a
unvn chien en assena & tua sa marastre, eut
il pas raison de prononcer ce vers
Ταυτόματον ἡμῶν καλλίω βουλέυεταιβουλεύεται
la fortune a meilleur advisaduis que nous.


CH. TRETECINQUIESMETRETECINQVIESMETRENTECINQUIESME
D’unvn defaut de nos polices.


FEu mon pere home pour n’estre
aydé que de l’experience & du natu-
rel, d’unvn jugementiugement bien net, m’a dict au-
tre fois, qu’es commandemens qui luy
estoient tombez en main il avoitauoit desiré
de mettre en train, que il y eut certain
lieu designé, auquel ceux qui eussent be-
soing de quelque chose, se peussent ren-
dre, & faire enregistrer leur affaire a unvn
officier estably pour cet effect, comme,
tel cherche compagnie pour aller a Pa-
ris, tel cherche unvn serviteurseruiteur de telle qua-
lité, tel cherche unvn maistre, tel demande
unvn ouvrierouurier, qui cecy, qui cela, chacun
Y 4



Fac-similé BVH

344 ESSAIS DE M. DE MONTA
selon son besoing. Et semble que ce
moyen de nous entr’advertiraduertir apporte-
roit non legiere commodité au com-
merce publique. Car a tous les coups il
y a des conditions, qui s’entrecherchententrecherchēt:
& pour ne se pouvoirpouuoir rencontrer laissentlaissēt
les hommes en extreme necessité. JI’en-
tens avecauec unevne grand’hontehōte de nostre sie-
cle qu’a nostre veüe deux tres-excellens
personnages en sçavoirsçauoir sont morts en
estat de n’avoirauoir pas leur soul a menger:
Lilius Gregorius Giraldus en Italie, &
Sebastianus Castalio en Allemagne. Et
croy qu’il y a mil’hommes qui les eussenteussēt
appellez avecauec tres-advantageusesaduantageuses con-
ditions, s’ilz l’eussent sceu. Le monde
n’est pas si generalementgeneralemēt corrompu que
jeie ne scache tel hommehōme, qui souhaiteroit
de bien grande affection, que les moiensmoiēs
que les siens luy ont mis en main, se peus
sent employer tant qu’il plaira a la for-
tune



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LIVRE PREMIER. 345
tune qu’il en jouisseiouisse, a mettre a l’abry de
la necessité les personnesE82 E88 personnages rares & remar
quables en quelque sorte de valeur, que
le mal’heur combat quelque fois jus-
ques
ius-
ques
a l’extremité: & qui les mettroientmettroit
pour le moins en tel estat, qu’il ne tien-
droit qu’a faute de bon discours s’ilz n’e-
stoient contens.


CHA. TRENTESIXIESME.
De l’usagevsage de se vestir.



OUOV que jeie veuille donner il me faut
forcer quelque barriere de la cou-
stume, si soigneusement a elleLAL si tant elle a soigneusementE82 E88 si tant ell’a soigneusement bridé
toutes nos avenuesauenues. JeIe devisoydeuisoy en céte
saison frileuse, si la façon d’aller tout nud
de ces nations dernierement trouvéestrouuées
est unevne façon forcée par la chaude tem-
perature de l’air, comme nous disons
des Indiens, & des Mores, ou si c’est
Y 5



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346 ESSAIS DE M. DE MONTA.
l’originele des hommesLAL l’originele du mondeE82 l’origine des hommesE88 oginele des hommes. Les gens d’en-
tendement, d’autant que tout ce qui est
soubz le ciel, comme dit la saincte parol-
le, est subjectsubiect a mesmes loix, ont accou-
stumé en pareilles considerations a cel-
les icy, ou il faut distinguer les loix natu-
reles des controuvéescō dtrouuées, de recourir a la ge-
nerale police des hommes, ou il n’y peut
avoirauoir rien de contrefaict. Or tout estant
exactement fourny ailleurs de filet &
d’eguille pour maintenir son estre, il est a
la verité mécreable que nous soionssoiōs seuls
produitz en estat defectueus & indigentindigēt
& en estat qui ne se puisse maintenir sans
secours estrangier. Ainsi jeie tiens que com-
me
cō-
me
les plantes, arbres, animaux & tout
ce qui vit, se treuvetreuue naturelement equipé
de suffisante couverturecouuerture pour se defen-
dre de l’injureiniure du temps.

Proptereáque fere res omnes aut corio
sunt
Aut





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LIVRE PREMIER 347

Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cor-
tice tectae.


AussiE82 aussi estions nous: mais comme ceux,
qui esteignent par artificielle lumiere ce-
le du jouriour, nous avonsauons esteint & estouf-
fé nos propres moyens par les moyens
empruntez & estrangiers. Et est aysé a
voir que c’est la coustume qui nous
faict impossible ce qui ne ne l’est pasne l’est pas.
Car de ces nations qui n’ont aucune con-
noissance
cō-
noissance
de vestemens, il s’en trouvetrouue
d’assises environenuiron soubz mesme ciel, que
le nostre: & puis la plus delicate partie
de nous est celle, qui se tient tousjourstousiours
descouvertedescouuerte. Si nous fussions nés avecauec
condition de cotillons & de gregues-
ques, il ne faut faire doubte que nature
n’eut armé d’unevne peau plus espoisse ce
qu’elle eut abandonné a la baterie
des saisons, comm’ ell’ a garny le
bout des doigts & plante des pieds. JeIe
ne sçay



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348 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ne sçay qui demandoitdemādoit a unvn de nos gueus
qu’il voyoit en chemise en plain hiverhiuer
aussi scarrabillat que tel qui se tient am-
mitoné dansdās les martes jusquesiusques aux oreil-
les, comme il pouvoitpouuoit avoirauoir patience. Et
vous monsieurmōsieur, respondit il, vous avezauez bienbiē
la face descouvertedescouuerte, or moy jeie suis tout
face. Les Italiens content du fol du Duc
de Florence, ce me semble, que son mai-
stre s’enquerant comment ainsi mal ve-
stu il pouvoitpouuoit porter le froid, a quoy il
estoit bien empesché luy mesme: suivezsuiuez
dict il, ma recepte de charger sur vous
tous vos accoustremens, comme jeie fay
les miens, vous n’en souffrirez non plus
que moy. Le roy Massinissa jusquesiusques a
l’extreme viellesse ne peut estre induit
a aller la teste couvertecouuerte par froid, orage,
& pluye qu’il fit, & le roy Agesilaus ob-
serva
ob-
serua
jusquesiusques a sa decrepitude de porter
pareille vesture en hiverhiuer qu’en esté. Cae-
sar, dict



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LIVRE PREMIER. 349
sar, dict Suetone, marchoit tousjourstousiours de-
vant
de-
uant
sa troupe, & le plus souventsouuent a pied,
la teste descouvertedescouuerte, soit qu’il fit Soleil,
ou qu’il pleut & autant en dict on de
Hannibal.
Tum vertice nudo
Excipere insanos imbres caelique ruinamruinā.
E82 Tum vertice nudo
Excipere insanos imbres caelique ruinam.
Celuy que les Polonnois
ont choisi pour leur Roy apres le
nostre, qui est a la verité unvn des
plus grans Princes de nostre siecle,
ne porte jamaisiamais gans, ny ne change
pour l’hiverhiuer & temps qu’il face, le
mesme bonnet qu’il porte au
couvertcouuert.

Et puis que nous sommes sur le froid &
François acoustumés a nous biguarrer,
adjoustonsadioustons d’unevne autre piece, que le ca-
pitaine Martin du Bellay dict au voyage
de Luxembourg avoirauoir veu les gelées si
ápres, que le vin de la munition se cou-
poit a coups de hache & de coignée,
se debitoit aux soldats par poix, & qu’ilz
l’emportoient dans des paniers. & Ovi-
de
Oui-
de
a deux doigtdoigts prez

Nudaque consistunt formam seruantia
testae
Vina, nec hausta meri sed data fru-
sta bibunt.





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350 ESSAIS DE M. DE MONTA.


CHA. TRENTESETIESME.
Du jeuneieune Caton.


JEIE n’ay point céte erreur communecōmune de
jugeriuger d’autruy selon moy, & de rap-
porter la condition des autres hommes
a la mienne. JeIe croy ayséement d’autruy
beaucoup de choses, ou mes forces ne
peuventpeuuent attaindre. La foiblesse que jeie
sens en moy, n’altere aucunement les o-
pinions que jeie dois avoirauoir de la vertu &
valeur de ceux qui le meritent. RampantRampāt
au limon de la terre jeie ne laisse pas de
remerquer jusquesiusques dans les nuës la hau-
teur d’aucunes ames heroiques. C’est
beaucoup pour moy d’avoirauoir le juge-
ment
iuge-
ment
reglé, si les deffautzLAL effectzE82 E88 effects ne le peuventpeuuent
estre, & maintenir au moins céte mai-
stresse partie exempte de la corruption
& debauche. C’est quelque chose d’a-
voir
a-
uoir
la volonté bonne, quand les jambesiambes
me faillent. Ce siecle auquel nous vi-
vonsuons au-



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LIVRE PREMIER. 351
vonsuons, au moins pour nostre climat, est si
plombé, que le goust mesme de la vertu
en est a dire, & semble que ce ne soit au-
tre chose qu’unvn jargoniargon de colliege: ◊ LAL virtutem verba putant vt lucum ligna◊ E82 Virtutem
verba putant vt lucum ligna:
il ne
se reconnoit plus d’action purementpuremēt ver-
tueuse. Celles qui en portent le visage el-
les n’en ont pas pourtant l’essence. Car
le profit, la gloire, la crainte, l’acoutuman-
ce
acoutumā-
ce
, & autres telles causes estrangeres
nous acheminent a les produire. La ju-
stice
iu-
stice
, la vaillance, la debonnaireté, que
nous exerçons lors, elles peuventpeuuent estre
dictes telles pour la consideration d’au-
truy, & du visage qu’elles portent en pu-
bliq, mais ches l’ouvrierouurier ce n’est nulle-
ment
nulle-
mēt
vertu. Il y a unevne autre fin proposée.
Elle n’avoüeauoüe rien que ce qui se faict en sa
considerationconsideratiō & pour elle seule. Qui plus
est, nos jugemensiugemēs sontsōt encores malades &
suiventsuiuent la corruption de nos meurs. JeIe
voy la pluspart des esprits de mon temps
faire les ingenieus a obscurcir la gloire



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352 ESSAIS DE M. DE MONTA.
des belles & genereuses actions ancien-
nes, leur donnant quelque interpreta-
tion vile, & leur controuvanscontrouuans des occa-
sions & des causes vaines, soit par mali-
ce, ou par ce vice de ramener leur crean-
ce
creā-
ce
a leur portée, dequoi jeie viens de par-
ler: soit, comme jeie pense plustost, pour
n’avoirauoir pas la veüe assez forte & assez
nette pour imaginer & concevoirconceuoir la
splendeursplēdeur de la vertu en sa pureté naifvenaifue:
comme Plutarque dict, que de son tempstēps
il y en avoitauoit qui attribuoient la cause de
la mort du jeuneieune Caton a la crainte qu’il
avoitauoit eu de Caesar, dequoy il se picque
avecquesauecques raison. Et peut on jugeriuger par la,
combien il se fut encore plus offencé de
ceux qui l’ont attribuée a l’ambition: &
de ceux qui font l’honneur la fin de tou-
tes actions vertueuses. Ce personnage
la fut veritablement unvn patron, que na-
ture choisit pour monstrer jusquesiusques ou
l’humaine



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LIVRE PREMIER. 353
l’humaine fermeté & constanceconstāce pouvoitpouuoit
atteindre. Mais jeie ne suis pas icy a mes-
mes pour traiter ce riche argument. JeIe
veux seulement faire luiter ensemble les
traitz de cinq poëtes Latins sur la loüan-
ge de Caton.
Sit Cato dum viuit sane vel Caesare maior,
dit l’unvn. Et inuictuminuictū deuicta morte CatonemCatonē
dict l’autre. & l’autre parlant des guer-
res civilesciuiles d’entre Caesar & Pompeius,

VistrixVictrix causa dijs placuit, sed victa
Catoni.


Et le quatriesme sur les loüanges de
Caesar

Et cuncta terrarum subacta
Praeter atrocem animum Catonis.


Et le maistre du choeur apres avoirauoir éta-
lé les noms des plus grands Romains en
sa peinture finit en céte maniere:

his dantem iura Catonem.


Z




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354 ESSAIS DE M. DE MONTA.


CHA. TRENTEHUITIEMETRENTEHVITIEME.
Comme nous pleurons & rions d’unevne
mesme chose.


QUandQVand nous rencontrons dans les
histoires qu’Antigonus sceut tres-
mauvaismauuais gré a son fis de luy avoirauoir presen-
presē-
la teste du Roy Pyrrus son ennemy,
qui venoit sur l’heure mesme d’estre
tué combatant contre luy: & que l’ay-
ant veüe il se print bien fort a pleurer: &
que le Duc René de Lorreine pleura
aussi la mort du duc Charles de Bour-
gogne qu’il venoit de deffaire, & en
porta le deuil en son enterrement: & qu’-
en la bataille d’Auroy, que le conte de
Montfort gaigna contre Charles de
Blois sa partie pour la Duché de Bretai-
gne, le victorieux rencontrant le corps



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LIVRE PREMIER. 355
de son ennemy trespassé en mena grand
deuil, il ne faut pas s’ecrier soudain

Et cosi avenauen che lanimo ciascnuaciascuna
Sua passion sotto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor’ chiara hor

bruna.


Quand on presenta a Caesar la teste de
Pompeius les histoires disentdisēt qu’il en dé-
tourna sa veüe commecōme d’unvn vilain & mal
plaisant spectablespectacle. Il y avoitauoit eu entre eus
unevne si longue intelligence & societé au
manimant des affaires publiquepubliques tant de
communauté de fortunes tant d’offices
reciproques & d’alliance, qu’il ne faut
pas croire que céte contenance fut tou-
te fauce & contrefaicte comme estime
cet autre

Tutúmque putauit
Iam bonus esse socer, lachrimas non spon-
te cadentes


Z 2



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356 ESSAIS DE M. DE MONTA.

Effudit, gemitúsque expressit pectore
laeto.


Car bien que a la verité la pluspart de
nos actions ne soientsoiēt que masque & fard,
& qu’il puisse quelque fois estre vray,
Haeredis fletus sub persona risus est.
Si est ce qu’au jugementiugement de ces accidensaccidēs
il faut considerer comme nos ames se
trouventtrouuent souventsouuēt agitées de diversesdiuerses pas-
sions. Et tout ainsi qu’en nos corps ils
disent qu’il y a unvn’assamblée de diversesdiuerses
humeurs, desquelles celle la est maistres-
se, qui commande le plus ordinairement
en nous, selon nos complexions: aussi
en nos ames bien qu’il y ait diversdiuers mou-
vemens
mou-
uemens
qui l’agitent, si faut il qu’il y en
ait unvn a qui le champ demeure. Mais ce
n’est pas avecauec si entier avantageauantage que
pour la volubilité & soupplesse de nostre
ame les plus foibles par occasion ne re-
gaignent encor la place & ne facent unevne
courte



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LIVRE PREMIER. 357
courte charge a leur tour. D’ou nous
voions non seulemant aus enfans qui
vont tout nayfuement apres la nature,
pleurer & rire souventsouuent de mesme chose:
mais nul d’entre nous ne se peut vanter,
quelque voyage qu’il face a son souhait,
que encore au départir de sa famille &
de ses amis il ne se sente frissonner le
courage, & si les larmes ne lui en eschap-
pent tout a faict: au moins met il le pied
a l’estrieul’estrié d’unvn visage morne & contri-
ste
contri
sté
. Et quelque gentille flame qui eschau
fe le coeur des filles bien nées, encore les
desprend on a force du col de leurs me-
res pour les rendre a leur espous, quoy
que die ce bon compaignon.

Est ne nouis nuptis adeoodio venus, anne pa-
rentum
FrustranturFrustrātur falsis gaudia lachrimulis,
Vbertim thalami quas intra limina fun-
dunt?


Z 3



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358 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Non ita me diui, vera gemunt, iuuerint.

Ainsi il n’est pas estrange de plaindre ce-
luy la mort qu’on ne voudroit nullementnullemēt
estre en vie. On dict que la lumiere du
Soleil n’est pas d’unevne piece continue:
mais qu’il nous elance si dru sans cesse
nouveausnouueaus rayons les unsvns sur les autres
que nous n’en pouvonspouuons apercevoiraperceuoir l’en-
tredeux. Nous avonsauons poursuivypoursuiuy avecauec
resolue volonté la vengeance d’unevne in-
jure
in-
iure
& resenti unvn singulier contente-
ment de la victoire, nous en pleurons
pourtant. Ce n’est pas de cela que nous
pleurons. Il n’y a rien de changé, mais
nostre ame regarde la chose d’unvn autre
oeil, & se la represente par unvn autre visa-
ge. Car chaque chose a plusieurs biais &
plusieurs lustres. La parenté, les ancien-
nes acointances & amities saisissent son
imagination, & la passionnent pour
l’heure



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LIVRE PREMIER. 359
l’heure selon leur condition, mais le
contour en est si brusque, qu’il nous es-
chappe: & a céte cause voulant de toute
céte suite continuer unvn corps, nous nous
trompons. Quand Timoleon pleure le
meurtre qu’il avoitauoit commis d’unevne si
meure & genereuse deliberation, il ne
pleure pas la liberté rendue a sa patrie, il
ne pleure pas le Tyran, mais il pleure
son frere. L’unevne partie de son devoirdeuoir est
joüéeioüée, laissons luy en joüerioüer l’autre.


CHA. TRENTENEUFIEMETRENTENEVFIEME
De la solitude.



LAissons a part céte longue comparai-
son
cōparai-
de la vie solitaire a l’activeactiue: & quantquāt
Z 4



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360 ESSAIS DE M. DE MONTA.
a ce beau mot, dequoy se couvrecouure l’am-
bition & l’avariceauarice, que nous ne sommes
pas nés pour nostre particulier, ains
pour le publicq: r’apportons nous en
hardiment a ceux qui sont en la danse, &
qu’ils s’ebattent sur la comscience[sic]Yale Chicago E82 se battent sur la conscienceEB E95 se battent la conscience si au
rebours les estats, les charges & cete
tracasserie du monde ne se recherche
plus tot pour tirer du publicq son proffit
particulier. Les mauvaismauuais moyens par ou
on s’y pousse en nostre siecle monstrentmōstrēt bienbiē
que la fin n’en vaut gueres. RespondonsRespondōs
a l’ambition que c’étE82 c’est elle mesme qui
nous donne goust de la solitude, car que
fuit elle tant que la societé, que cherche
elle tanttāt que ses coudées franchesfrāches & point
de compaignon. Il y a dequoy bien &
mal faire par tout. Toutefois si le mot
de Bias est vray. Que la pire part c’est la
plus grande, ou ce que dit l’Ecclesiasti-
que, Que de mille il n’en est pas unvn bon,
la



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LIVRE PREMIER. 361
la contagion est tresdangereuse en la
presse. Il faut ou imiter les vitieus ou les
hair. ToutTous les deux sont dangereus, &
de leur resambler par ce qu’il sont beau
coup, & d’en hair beaucoup parce qu’ils
sont dissemblables. Ce n’est pas que le
sage ne puisse par tout vivreviure content
voire & seul en la foule d’unvn palais. Mais
s’il est a chosirchoisir il enfuiuraen fuira dit il, mesmes la
veüe. Il portera s’il est besoing cela, mais
s’il est en lui il eslira cecy. Il ne lui semble
point suffissammentsuffisamment s’estre deffaict des
vices, s’il faut encores qu’il conteste a-
vec
a-
uec
ceux d’autryd’autruy. Or la fin ce crois-jeie
en est tout unevne: d’en vivreviure plus a loisir &
a son ayse. Mais on n’en cherche pas
tousjourstousiours bien le chemin. SouventSouuent on
pense avoirauoir quitté les affaires on ne les a
que changéchāgé. Il n’y a guere moins de tour
ment au gouvernementgouuernement d’unevne famille
qu’en unvn estat entier. Ou que lame soit
Z 5



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362 ESSAIS DE M. DE MONTA.
empeschée, elle y est toute: & pour estre
les occupationsoccupatiōs domestiques moins im-
portantes, elles n’ens ontn’en sont pas moins im-
portunés
im-
portunes
pourtant. DavantageDauantage, pour
nous estre deffaicts de la Court & du
marché, nous ne sommes pas deffaicts
des principaus tourmens de nostre
vie.

Ratio & prudentia curas,


Non locus effusi latè maris arbiter au-
fert.
L’ambition, l’avariceauarice, l’irresolution, la
peur & les concupiscenses ne nous aban-
donnent
abā-
donnent
point pour changer de con-
trée.

Et post equitem sedet atra cura.


Elles nous suiventsuiuent souventsouuent jusquesiusques dans
les cloistres, & dans les escoles de philiso
phie
philoso
phie
. Ni les desers, ny les rochers creusés,
ny la here, ny les jeunesieunes ne nous en de-
mélent.



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LIVRE PREMIER. 363

Haeret lateri laetalis arundo.


On disoit a Socrates que quelqu’unvn ne
s’estoit nullement amendé a son voiage.
JeIe croy bien, dit il, il s’estoit emporté a-
vecques
a-
uecques
soy.

Quid terras alio calentes
Sole mutamus? patriaepatria quis exul
Se quoque fugit?


Si on ne se descharge premierement &
son ame du fais qui la presse, le remue-
ment la faira fouler davantagedauantage: comme
en unvn navirenauire les charges empeschent
moins quand elles sont rassises. Vous
faites plus de mal que de bien au
malade de luy faire changer de place,
vous ensachés le mal en le remuant.
E82 remuant. Comme les pals s’enfoncent plus avantauant,
& s’affermissent en les branlant & les secouant.
Parquoy ce n’est pas assés de s’estre
escarté du peuple, ce n’est pas as-
sés de changer de place, il se fault
escar-



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364 ESSAIS DE M. DE MONT.
escarter des conditions populaires, qui
sont en nous: il se faut sequestrer & r’avoirauoir
de soy. Nostre mal nous tient en l’ame.
Or elle ne se peut echaper a elle mesme.

In culqaculpa est animus qui se non effugit vn-
quam.


Ainsi il la faut ramener & retirer en soi:
c’est la vraye solitude & qui se peut
jouiriouir au milieu des villes & des cours
des rois, mais elle se jouytiouyt plus com-
modement a part. Or puis que nous en-
treprenons de vivreviure seulz, & de nous
passer de compagnie, faisons que nostre
contentement dépende de nous. Des-
prenons nous de toutes les liaisons qui
nous attachent a autruy. Gaignons sur
nous de pouvoirpouuoir a bon escientesciēt vivreviure seulz
& y vivreviure a nostre aise. Stilpon estant es-
chappé de l’embrasementembrasemēt de sa ville, ou il
avoitauoit perdu femme, enfans & chevancecheuance:
Démetrius Poliorcetes, le voiant en unevne
si



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LIVRE PREMIER. 365
si grande ruine de sa patrie le visage non
effrayé luy demanda, s’il n’avoitauoit pas eu
du dommage, il respondit que non, &
qu’il n’y avoitauoit Dieu mercy rien perdu
du sien. Certes l’homme d’entendemententendemēt
n’a rien perdu s’il a soy mesme. Quand
la ville de Nole, fut ruinée par les Barba-
res, Paulinus qui en estoit EvesqueEuesque y ay-
ant tout perdu, & leur prisonnier, prioit
ainsi Dieu. Seigneur garde moy de sen-
tir céte perte, car tu sçais qu’ilz n’ont en
encore rien touché de ce qui est a moy.
Les richesses qui le faisoient riche, & les
biens qui le faisoient bon, estoient enco-
re en leur entier. Voila que c’est de bien
choisir les thresors qui se puissent garan-
tir de l’injureiniure, & de les cacher en lieu ou
personne n’aille, & qui ne puisse e-
stre trahi que par nous mesmes. Il faut a-
voir
a-
uoir
femmes, enfans, biens & sur tout de
la santé qui peut, mais non pas s’y atta-
cher



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366 ESSAIS DE M. DE MONTA.
cher en maniere que nostre bon heur en
despende. Il se faut reserverreseruer unevne arriere-
boutique toute nostre, toute fran-
che, en laquelle nous establissons nostre
vraye liberté & principale retraicte &
solitude. En céte cy faut il prendre no-
stre ordinaire entretien de nous a nous
mesmes, & si priuéeprivé, que nulle acointan-
ce ou communication estrangiere n’y
trouvetrouue place: discourir & y rire, comme
sans fame, sans enfans, & sans biens, sans
train, & sans valetz: affin que quand l’oc-
casion adviendraaduiēdra de leur perte, il ne nous
soit pas nouveaunouueau de nous en passer.
Nous avonsauons unevne ame contournable en
soy mesme, elle se peut faire compagnie,
elle a dequoy assaillir & dequoy defen-
dre, dequoy recevoirreceuoir, & dequoy don-
ner. Ne craignons pas en céte solitu-
de nous croupir d’oisivetéoisiueté ennuyeuse.
En nos actions accoustumées, de mille



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LIVRE PREMIER. 367
il n’en est pas unevne qui nous regarde.
Celuy que tu vois grimpant contre-
mont les ruines de ce mur, furieux &
hors de soy, en bute de tant de harque-
bouzades: & cet autre tout cicatricecicatricé
transi & pasle de fain deliberé, defain, deliberé de cre-
ver
cre-
uer
plustost que de luy ouvrirouurir la porte,
pense[sic] tu qu’ilz y soient pour eux: pour
tel adventureaduentureLAL tel à l’adventureaduentureE82 tel a l’adventureaduenture qu’ilz ne virent onques,
& qui ne se donne nulle peine, de leur
faict, plongé ce pendant en l’oisivetéoisiueté &
aus delices. Cestuy-cy tout pituiteux,
chassieux & crasseux, que tu vois sortir
apres minuit d’unvn estude, penses tu qu’il
cherche parmy les livresliures, comme il se
rendra plus home de bien, plus con-
tent & plus sage, nulles nouvellesnouuelles. Il y
mourra ou il apprendra a la posterité la
mesure des vers de Plaute, & la vraye
orthographie d’unvn mot latin. Qui ne



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368 ESSAIS DE M. DE MONT.
contreschange volontiers la santé, le re-
pos, & la vie a la reputation & a la gloi-
re, la plus inutile vaine & fauce monnoie
qui soit en nostre usagevsage? Nostre mort
ne nous faisoit pas assez de peur, char-
geons nous encore de celle de nos fa-
mes, de nos enfans & de nos gens.
Nos affaires ne nous donnoient pas
assez de peine, prenons encore a nous
tourmenter & rompre la teste de ceux
de nos voisins & amis.

vali quenquamnevah quemquamne hominem in animum
institucroinstituere aut
Parare quod sit charius, quam ipse
est sibi?


Or c’est assez vescu pour autruy, vinonsvivonsviuons
pour nous au moins ce bout de vie.
Ramenons a nous & a nostre vray pro-
fit nos cogitations & nos intentions.
Ce n’est pas unevne legiere partie que de
faire seurement sa retraite, elle nous em-
pesché
em-
pesche




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LIVRE PREMIER. 369
pesche assez sans y mesler d’autres en-
treprinses. Puis que Dieu nous donne
loisir de disposer de nostre deslogementdeslogemēt,
preparons nous y, plionspliōs bagage, prenonsprenōs
de bon’heure congé de la compagnie,
despetrons nous de ces violentesviolētes prinses
qui nous engagent ailleurs, & esloignentesloignēt
de nous. Il faut desnoüer ces obligationsobligatiōs
si fortes. Et meshuy aymer cecy & cela,
mais n’espouser rien que soy. C’est a
dire le reste soit a nous, mais non pas
jointioint & colé en façon qu’on ne le puisse
desprendre sans nous escorcher & arra-
cher ensemble quelque piece du nostre.
La plus grande chose du monde c’est de
sçavoirsçauoir estre a soy. Il y a des complexionscomplexiōs
plus propres a ce precepte les unesvnes que
les autres. Celles qui ont l’apprehension
molle & láche, & unvn’affection & volon-
té difficille, & qui ne se prend pas aysée-
ment: desquelz jeie suis, & par naturelle con-
Aa



Fac-similé BVH

370 ESSAIS DE M. DE MONT.
dition & par discours: ilz se plieront plus
aiséementaiséemēt a ce conseil, que les ames acti-
ves
acti-
ues
& tendues, qui embrassent tout, &
s’engagentengagēt par tout, qui se passionnent de
toutes choses, qui s’offrentoffrēt, qui se presen-
tent & qui se donnent a toutes occasionsoccasiōs.
Il se faut servirseruir de ces commoditescommodités acci-
dentales & hors de nous, en tant qu’elles
nous sont plaisantes, mais sans en faire
nostre principal fondement: ce ne l’est
pas, ny la raison, ny la nature ne le veu-
lent. Pourquoy contre ses loix asservironsasseruirōs
nous nostre contentement a la puissan-
ce d’autruy? D’anticiper aussi les accidensaccidēs
de fortune, se priverpriuer des commoditez
qui nous sont en main, commecōme plusieurs
ont faict par devotiondeuotion, & quelques phi-
losophes par discours, se servirseruir soy mes-
mes, coucher sur la dure, se crevercreuer les
yeux, jetterietter ses richesses emmy la riviereriuiere,
rechercher la douleur, ceux la pour par
le tour-



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 371
le tourment de céte vie en acquerir la bea
titude d’unvn autre: ceux cy pour s’estant
logez en la plus basse marche se mettre
en seurté de nouvellenouuelle cheute: c’est l’actionactiō
d’unevne vertu excessiveexcessiue: les natures plus roi-
des & plus fortes facentfacēt leur cachete mes-
mes glorieuse & exemplaire.

Tuta & paruula laudo
Cum res deficiunt, satis inter vilia fortis,
Verum vbi quid melius contingit & vn-
ctius, idem
Hos sapere, & solos aio bene viuere, quorumquorū
ConspiciturCōspicitur nitidis fundatafūdata pecunia villis.


Il y a pour moy assez affaire sans aller si
avantauāt. Il me suffit sous la faveurfaueur de la for-
tune me preparer a sa défaveurdéfaueur, & me
representer estantestāt a mon aise, le mal adve-
nir
adue-
nir
autantautāt que l’imaginationimaginatiō y peut atteindre:
tout ainsi que nous nous accoustumonsaccoustumōs aux
joutesioutes & tournois & contrefaisonscōtrefaisōs la guer-
re en pleine paix. JeIe vois jusquesiusques a quelz
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372 ESSAIS DE M. DE MONTA.
limites va la necessité naturelle, & consi-
derant
consi-
derāt
le pauvrepauure mandiantmandiāt a ma porte sou-
vent
sou-
uent
plus enjouéenioué & plus sain que moy,
jeie me planteplāte en sa place: ji’essaye de chaus-
ser mon ame a son biaiz. Et courant ain-
si par les autres exemples, quoy que jeie
pense la mort, la pauvretépauureté, le mespris, &
la maladie a mes talons, jeie me resous
aisement de n’entrer en effroy de ce qu’-
unvn moindre que moy prend avecauec telle
patience: & ne puis croire que la bassesse
de l’entendement puisse plus que la vi-
gueur, ny que les effects du discours ne
puissentpuissēt arriverarriuer aux effectz de l’accoustu-
mance. Et connoissant combien ces com-
modités
cō-
modités
accessoires tiennent a peu, jeie
ne laisse pas en pleine jouissanceiouissance de sup-
plier Dieu pour ma souverainesouueraine requeste
qu’il me rende content de moy mesme,
& des biens qui naissent de moy. JeIe voy
des jeunesieunes hommes gaillards qui ne lais
sent pas de porter dans leurs coffres unevne



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LIVRE PREMIER. 373
masse de pillules pour s’en servirseruir quandquād le
rheume les pressera, lequel ils craignent
d’autant moins qu’ils en pensent avoirauoir
le remede plus a main. Ainsi faut il faire,
& encore si on se sent sujectsuiect a quelque
maladie plus forte, se garnir de ces me-
dicamens qui assopissent & endorment
la partie. L’occupationoccupatiō qu’il faut choisir a
unevne telle vie, ce doit estre unevne occupa-
tion non penible ny ennuyeuse, autre-
ment pour neant ferions nous estat d’y
estre venus chercher le sejourseiour. Cela dé-
pend du goust particulier d’unvn chacun:
le mien ne s’accomode nullement au
ménage. Ceux qui l’aiment ilz s’y doi-
vent
doi-
uent
adonner avecauec moderation.
Conentur sibi res non se submittere rebus.
C’est autrement unvn office servileseruile que la
mesnagerie, comme le nomme Saluste:
ell’a des parties plus nobles & excusa-
bles, comme le soing des jardinagesiardinages que
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374 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Xenophon atrribueattribue a Cyrus. Et se peut
trouvertrouuer unvn moyen entre ce bas & vile
soing, tandu & plein de solicitude qu’onō
voit aux hommes qui s’y plongent du
tout: & céte profonde & extreme non-
chalance laissant tout aller a l’abandon
qu’on voit en d’autres.

Democriti pecus edit agellos
Cultaque, dum peregre est animus sine
corpore velox.


Mais oyons le conseil que donne le jeu-
ne
ieu-
ne
Pline a Cornelius Rufus son amy sur
ce propos. JeIe te conseille en céte pleine
& grasse retraite, ou tu es, de quitter a
tes gens ce bas & abjectabiect soing du mes-
nage, & t’adonner a l’estude des lettres,
pour en tirer quelque chose qui soit tou-
te tienne: il entend la reputation, d’unevne
pareille humeur a celle de Cicero, qui
dict vouloir employer sa solitude & se-
jour
se-
iour
des affaires publiques a s’en ac-
querir



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LIVRE PREMIER. 375
querir par ses escris unevne vie immortelle.
Ny la fin ny le moyenmoyē de ce conseilcōseil ne me
contante. Nous retombons tous-joursiours
de la fievrefieure en chaud mal. Premiere-
ment, cet’occupation des livresliures si ell’a
faute de regle & de mesure, elle est aussi
penible que nulle autre, & aussi ennemie
de la santé, qui doit estre principalement
considerée. Et ne se faut point laisser
endormir au plaisir qu’on y prend: c’est
ce mesme plaisir qui perd le mesnagier,
l’avaricieusauaricieus, & le voluptueux, & l’ambi-
tieux. Les sages nous apprennent assez a
nous garder de la trahison de nos appe-
tis, & a discerner les vrays plaisirs & en-
tiers, des plaisirs meslez & bigarrez de
plus de peine. Car la pluspart des plaisirs di
sent
di
sēt
ils, nous chatouillentchatouillēt & embrassentembrassēt pour
nous estranglerestrāgler, commecōme faisoient les larronslarrōs
que les Aegyptiens appelloientappelloiēt Philistas.
Et si la douleur de teste nous venoit avantauāt
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376 ESSAIS DE M. DE MONTA.
l’ivresseiuresse, nous nous garderions de trop
boire: mais la volupté pour nous trom-
per marche devantdeuant & nous cache sa sui-
te. Les livresliures sont plaisans, mais si de leur
frequentation nous en perdons en fin
la gaïeté & la santé nos meilleurs pie-
ces, quittons les. JeIe suis de ceux qui pen-
sent que leur fruict ne sçauroit contre-
poiser céte perte. Comme les hommes
qui se sentent de long temps affoiblis
par quelque indisposition, se rengent a la
fin a la mercy de la medecine, & se font
desseigner par art certaines regles de vi-
vre
vi-
ure
pour ne les plus outrepasser: aussi
celuy qui se retire ennuié & dégousté de
la vie communecōmune, doit former céte cy aux
regles de la raison, l’ordonner & renger
par premeditation & discours. Il doit a-
voir
a-
uoir
prins congé de toute espece de
tourment, quelque visage qu’il porte, &
fuir en general les passions qui empes-
chent



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LIVRE PREMIER. 377
chent la tranquillité du corps & de l’a-
me. Au menage, a l’estude, a la chasse, &
tout autre exercice il faut donnerdōner jusquesiusques
aux limites du plaisir, & garder de s’en-
gager plus avantauant, ou la peine comman-
ce a se mesler parmy. Il faut reserverreseruer d’en-
besoingnement
ē-
besoingnement
& d’occupation autant
seulementseulemēt qu’il en est besoing pour nous
tenir en haleine, & pour nous garantir
des incommoditez que tire apres soy
l’autre extremité d’unevne molle oysivetéoysiueté
& assopie. Il y a des sciences seches & é-
pineuses & la plus part forgées pour le
serviceseruice de la presse. Il les faut laisser a
ceux qui sont au serviceseruice du monde. JeIe
n’ayme pour moi que des livresliures ou plai-
sans & faciles, qui me chatouillent, ou
ceux qui me consolent, & conseillent a
regler ma vie & ma mort.
TacitumTacitū syluas inter reptare salubres
Curantem quidquid dignum sapientesapiēte bo-
A 5Aa 5



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378 ESSAIS DE M. DE MONTA.

nóque est.


Les gens plus sages peuventpeuuent se forger unvn
repos tout spirituel ayant l’ame forte &
vigoreuse. Moy qui l’ay molle & com-
mune, il faut que ji’ayde a me soutenir
par les commoditez corporelles: & l’aa-
ge m’ayant tantost desrobé celles qui e-
stoient plus selon mon goust, ji’instruis
& aiguise mon appetit a celles qui re-
stent plus sortables a céte autre saison.
Il faut retenir a tout nos dens & nos grif-
fes l’usagevsage des plaisirs de la vie que nos
ans nous arrachent des poingz les unsvns
apres les autres: & les alonger de toute
nostre puissance.

Quamcumque Deus tibi fortunaue-
rit horam,
Grata sume manu, nec dulcia differ in an
num.


Or quant a la fin que Pline & Cicero nous
proposent, de la gloire, c’est bienbiē loing de
mon



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LIVRE PREMIER. 379
mon conpteconte. La plus contraire humeur
a la retraite c’est l’ambition. La gloire &
le repos sont choses, qui ne peuventpeuuent lo-
ger en mesme giste. A ce que jeie voi ceux
cy n’ont que les bras & les jambesiambes hors
de la presse: leur ame, leur intention y de-
meure engagée plus que jamaisiamais. Ils se
sont seulement reculez pour mieux sau-
ter, & pour d’unvn plus fort mouvementmouuemēt fai-
re unevne plus viveviue faucée dans la trouppe.
Vous plaict il voir commecōme ilz tirent court
d’unvn grain: mettonsmettōs au contrepoiscōtrepois l’advisaduis de
deux philosophes, & desde deux sectes tres
differentes, escrivansescriuans l’un a Idomeneus,
l’autre a Lucilius leurs amis, pour du ma-
niement des affaires & des grandeurs
les retirer a la solitude. Vous avezauez (disent
ilz) vescu nageantnageāt & flotantflotāt jusquesiusques a pre-
sent, venez vous en mourir au port. Vous
avezauez donné le reste de vostre vie a la lu-
miere, donnezdōnez cecy a l’ombreōbre. Il est impos-
sible de quiter les occupationsoccupatiōs, si vous n’enē



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380 ESSAIS DE M. DE MONT.
quites le fruict. A céte cause défaites
vous de tout soing de nom & de gloire.
Il est dangier que la lueür de voz actionsactiōs
passées ne vous esclaire que trop, & vous
suivesuiue jusquesiusques dans vostre taniere. Qui-
tés avecqauecq les autres voluptez celle qui
vient de l’approbation d’autruy: & quantquāt
a vostre science & suffisance, ne vous
chaille, elle ne perdera pas son effect, si
vous en valez mieux vous mesme. Sou-
vienne
Sou-
uienne
vous de celuy, a qui comme on
demandat a quoy faire il se penoit[sic] si fort
en unvn art, qui ne pouvoitpouuoit venir a la con-
noissance de guiere de gens: ji’en ay as-
sez de peu, respondit il, ji’en ay assez d’unvn,
ji’en ay assez de pas unvn. Il disoit vray:
vous & unvn compaignon estez assez suf-
fisant theatre l’unvn a l’autre, ou vous a
vous mesmes. Que le peuple vous soit
unvn, & unvn vous soit tout le peuple. C’est
unevne lasche ambition de vouloir tirer
gloire



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LIVRE PREMIER. 381
gloire de son oysivetéoysiueté & de son repos. Il
faut faire comme les animaux, qui effa-
cent la trace a la porte de leur tanierestaniere.
Ce n’est plus ce qu’il vous faut chercher,
que le monde parle de vous, mais com-
me il faut que vous parliés a vous mes-
mes. Retirez vous en vous, mais prepa-
rez vous premierement de vous y rece-
voir
rece-
uoir
. Ce seroit folie de vous fier a vous
mesmes, si vous ne vous sçavezsçauez gouver-
ner
gouuer-
ner
. Il y a moyen de faillir en la solitude
comme en la compagnie. JusquesIusques a ce
que vous vous soiez rendu tel devantdeuant
qui vous n’osiez clocher: & jusquesiusques a ce
que vous ayez honte & respect de vous
mesmes, presentés vous tousjourstousiours en l’i-
magination, Caton, Phocion & Aristi-
des, en la presence desquelz les fols mes-
mes cacheroient leurs fautes, & establis-
sez les contrerolleurs de toutes voz in-
tentions, si elles se detraquent, leur reve-
rence
reue-
rence




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382 ESSAIS DE M. DE MONTA.
rence les remettra en train. Il vous con-
tiendront en céte voie de vous conten-
ter de vous mesmes, de n’emprunter
rien que de vous, d’arrester & fermir vo-
stre ame en certaines, & limitées cogita-
tions, ou elle se pusse plaire, & ayant en-
tendu les vrays biens, desquelz on jouïtiouït
a mesure qu’on les entend, s’en conten-
ter, sans desir de prolongement de vie
ny de nom. Voila le conseil de la vraye
& naifvenaifue philosophie, non d’unevne philo-
sophie ostentatrice & parliere, comme
est celle des deux premiers.


CHAP. QUARANTIESME.QVARANTIESME
Consideration sur Ciceron.



ENcor’unvn traict a la comparaison de
ces coublesE82 couples: Il se tire des escris de Ci-
cero & de ce Pline nullement retirant a
mon advisaduis aux humeurs de son oncle,
infinis



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LIVRE PREMIER 383
infinis tesmoignages de nature outre
mesure ambitieuse. entreE88 : Entre autres qu’ilz
sollicitent au sceu de tout le monde les
historiens de leur temps de ne les oblier
en leurs registres: & la fortune comme
par despit a faict durer jusquesiusques a nous la
vanité de ces requestes, & pieça faict
perdre ces histoires. Mais cecy surpasse
toute bassesse de coeur en personnes de
tel rang, d’avoirauoir voulu tirer quelque
principale gloire du caquet & de
la parlerie, jusquesiusques a y employer les let-
tres privéespriuées écriptes a leurs amis: en ma-
niere, que aucunes ayant failli leur saison
pour estre enuoieésenvoyées, ils les font ce neant-
moins
neāt-
moins
publier avecauec céte digne excuse,
qu’ils n’ont pas voulu perdre leur travailtrauail
& veilleésveillées. Sied il pas bienbiē a deux consuls
Romains, souverainssouuerains magistras de la
chose publique emperiere du monde,
d’employer leur loisir a ordonner & fa-
goter



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384 ESSAIS DE M. DE MONT.
goter gentiment unevne belle missivemissiue, pour
en tirer la reputation de bien entendre
le langage de leur nourrisse? Que feroit
pis unvn simple maistre d’école qui en gai-
gnat sa vie? Si les gestes de Xenophon &
de Caesar n’eussent de bien loing surpas-
se
surpas
leur eloquence, jeie ne croy pas qu’ils
les eussent jamaisiamais escrits. Ils ont cherché
a recommander non leur dire, mais leur
faire, & si la perfection du bien parler
pouvoitpouuoit apporter quelque gloire sorta-
ble a unvn grand personnage, certainementcertainemēt
Scipion & Laelius n’eussent pas resigné
l’honneur de leurs comedies & toutes
les mignardises & delices du langage
Latin a unvn serf Afriquain: car que cet ou-
vrage
ou-
urage
soit leur, sa beauté & son excellen-
ce
excellē-
ce
le maintient assez, & Terence l’ad-
voüe
ad-
uoüe
luy mesme. C’est unevne espece de
moquerie & d’injureiniure de vouloir faire
valoir unvn homme par des qualitez mes-
avenantesauenantes



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LIVRE PREMIER. 385
avenantesauenātes a son rang, quoy qu’elles soientsoiēt
autrement loüables, & par les qualitez
aussi qui ne doiventdoiuent pas estre les siennes
principales. Comme qui loüeroit unvn roi
d’estre bon peintre, ou bon architecte,
ou encore bon arquebouzier, ou bon
coureur de bague: ces louanges ne font
honneur, si elles ne sont presentées en
foule, & a la suite de celles qui luy sont
plus propres: a sçavoirsçauoir de la justiceiustice, & de
la sciencesciēce de conduire son peuple en paix
& en guerre. De céte façon faict hon-
neur a Cirus l’agriculture, & a Charle-
maigne l’eloquence, & connoissance
des bonnes lettres. Plutarque dict d’a-
vantaige
a-
uantaige
que de paroistre si excellent en
ses parties moins necessaires, c’est pro-
duire contre soy le tesmoignage d’a-
voir
a-
uoir
mal dispencé son loisir, & l’estude
qui devoitdeuoit estre employé a choses plus
necessaires & utilesvtiles. De façon que Phi-
Bb



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386 ESSAIS DE M. DE MONTA.
lippus roy de Macedoine ayant ouy ce
grand Alexandre son filz chanter en unvn
festin a l’envyenuy des meilleurs musiciens,
n’as tu pas honte, luy dict il, de chanter si
bien? Et a ce mesme Philippus unvn musi-
cien avecquesauecques qui il debatoit de son art,
ia DieuIa a Dieu ne plaise Sire, luy dit il, qu’il t’ad-
vienne
ad-
uienne
jamaisiamais tant de mal que tu enten-
dez
enten
des
ces choses la mieux que moi. Et An-
tisthenes prit pour argument de peu de
valeur en Ismenias dequoi on le vantoit
d’estre excellentexcellēt joueurioueur de flutes: & disent
les sages que pour le regard du sçavoirsçauoir
il n’est que la philosophie, & pour le re-
gard des effetz que la vertu, qui genera-
lement soit propre a tous degrez & a
tous ordres. Il y a quelque chose de
pareil en ces autres deux philoso-
phes: car ilz promettent aussi eternité
aux lettres qu’ilz escriventescriuent a leurs amis,
mais c’est d’autre façon, & s’accommo-
dant



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 387
dant pour unevne bonnebōne fin a la vanité d’au-
truy. Car ilz leur mandentmādent que si le soing de
se faire connoistre aux siecles adveniraduenir &
de la renommée les arreste encore au
maniement des affaires, & leur fait crain
dre la solitude & la retraicte, ou ilz les
veulent appeller, qu’ilz ne s’en donnent
plus de peine. Car ilz ont assez de credit
avecauec la posterité pour leur respondre,
que ne fut que par les lettres qu’ilz leur
escriventescriuent ils rendrontrēdront leur nom aussi con-
nu
cō-
nu
& fameus que pourroient faire leurs
actions publiques. Et outre céte diffe-
rence encore ne sont ce pas lettres vui-
des & descharnées, qui ne se soutienent
que par unvn delicat chois de motz entassez
& rangezrāgez a unevne justeiuste cadence, ains farcies
& pleines de beaux discours de sapien-
ce, par lesquelles on se rend non plus elo
quent
elo
quēt
, mais plus sage, & qui nous aprenentaprenēt
Bb 2



Fac-similé BVH

388 ESSAIS DE M. DE MONTA.
non a bien dire mais a bien faire. Fy de
l’eloquence qui nous laisse envieenuie de soy,
non des choses. Si ce n’est qu’on die que
celle de Cicero estant en si extreme per-
fection se donne corps elle mesme. JIad-
jouteray
ad-
iouteray
encore unvn conte que nous li-
sons de luy a ce propos, pour nous faire
toucher au doit son naturel. Il avoitauoit a o-
rer en public, & estoit unvn peu pressé du
temps pour se preparer a son ayse. Eros
l’unvn de ses serfs le vint advertiraduertir que l’au-
dience estoit remise au l’endemain: il en
fut si ayse qu’il lui donna liberté pour cé-
te bonne nouvellenouuelle.


CH. QUARENTEUNIEMEQVARENTEVNIEME.
De communiquerDe ne communiquer sa gloire.



DE toutes les resveriesresueries du monde la
plus receüe & plus universellevniuerselle est le
soing de la reputation & de la gloire, que
nous



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 389
nous espousons jusquesiusques a quitter les ri-
chesses, le repos, la vie & la santé, qui sont
biens effectuelz & substantiaux, pour
suivresuiure céte vaine image, & céte simple
voix, qui n’a ny corps ny prise: ◊ E82 La fama ch’inuaghisce a un dolce suono
Gli superbi mortali, & par si bella,
E unvn echo, unvn sogno, anzi d’unvn sogno unvn ombra
Ch’ad ogni vento si dilegua & sgombra.
& des hu-
meurs des-raisonnables des hommes, il
semble que les philosophes mesmes se
défacent plus tard & plus enuis de céte
cy, que de nulle autre. Car comme dit
Cicero, ceux mesmes qui la combatent,
encores veulent ilz, que les livresliures, qu’ilz
en escriventescriuent portent au front leur nom:
& se veulent rendre glorieux de ce qu’ilz
ont mesprisé la gloire. Toutes autres
choses tombent en commerce. Nous
prestonsprestōs nos biens & nos vies au besoing
de nos amis. Mais de communiquer son
honneur & d’estrener autruy de sa gloi-
re, il ne se voit guieres. Catulus Lucta-
tius en la guerre contre les Cymbres,
ayant faict tous ses effortz d’arrester ses
Bb 3



Fac-similé BVH

390 ESSAIS DE M. DE MONT.
soldatz qui fuyontfuyoient devantdeuant les ennemis,
se mit luy mesmes entre les fuiardz, &
contrefit le coüard: affin qu’ilz s’emblas-
sent
semblas
sent
plustost suivresuiure leur capitaine que
fuyr l’ennemy. C’estoit abandonner sa
reputation pour couvrircouurir la honte d’au-
truy. Quand l’Empereur Charles cin-
quiesme passa en ProvenceProuence lanl’an 1537.
on tient que AuthoineAnthoine de LeveLeue voyant
son maistre resolu de ce voyage, & l’e-
stimant luy estre merveilleusementmerueilleusement glo-
rieux, opinoit toutefois le contraire, &
le desconseilloit: a céte fin que toute la
gloire & honneur de ce conseil en fut
attribué a son maistre, & qu’il fut dict
son bon advisaduis & sa prevoiancepreuoiance avoirauoir e-
sté telle, que contre l’opinion de tous il
eut mis en fina fin unevne si belle entreprinse, qui
estoit l’honnorer a ses despens. Les Am-
bassadeurs Thraciens consolanscōsolans Achileo-
nide mere de Brasidas de la mort de son
filz, &



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 391
filxfilz, & le haut louans jusquesiusques a dire qu’il
n’avoitauoit pas laissé son pareil, elle refusa cé-
te louange privéepriuée & particuliere pour
la rendre au public: ne me dites pas cela,
fit elle, jeie sçay que la ville de Sparte a
plusieurs citoiens plus grandzgrādz & plus vail-
lans qu’il n’estoit. En la bataille de Cre-
cy le prince de Gales encores fort jeu-
ne
ieu-
ne
avoitauoit l’avantauant-garde a conduire, le
principal effort du rencontre fut en cet
endroit: les seigneurs qui l’accompagnoientaccōpagnoiēt
se trouvanstrouuans en dur party d’armes, man-
darent au roy Edouard de s’approcher
pour les secourir. Il s’enquit de l’estat de
son filz, & luy ayantayāt esté respondu qu’il e-
stoit vivantviuāt & a chevalcheual: jeie luy ferois, dit il,
tort de luy aller maintenant desrobber
l’honneur de la victoire de ce combatcōbat, qu’il
a si longlōg temps soustenu: quelque hazard
qu’il y ait, elle sera toute siennesiēne, & n’y vou
lut aller ny envoierenuoier, sçachant s’il y fut al-
lé qu’onō eut dict que tout estoit perdu sanssās
Bb 4



Fac-similé BVH

392 ESSAIS DE M. DE MONTA.
son secours, & qu’on luy eut attribué l’a-
vantage
a-
uantage
de tout cet exploit.


CH. QUARANTEDEUXIEME.QVARANTEDEVXIEME
De l’inequalité qui est entre nous.



PLutarque dit en quelque lieu qu’il ne
trouvetrouue point si grande distance de
beste a beste, comme il trouvetrouue d’hom-
me a hommehōme. Il parle de la suffisance de l’a-
me & qualitez internes. Car quant a la
forme corporelle il est bien evidenteuident, que
les especes des bestes sont distinguées de
bien plus apparente differencedifferēce, que nous
ne sommes les unsvns des autres.
E82 [Supprimé] A la veri-
jeie trouvetrouue si loing d’Epaminundas, com-
me
cō-
me
jeie l’imagine, jusquesiusques a tel que jeie con-
nois, jeie dy capable de senssēs commun (car
les folz & insensez par accident ne sont
pas hommes entiers)
E82 [Supprimé] que ji’encherirois
volontiers sur Plutarque: & pense qu’il y
a plus



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 393
a plus de distance de tel a tel homme,
qu’il n’y a de tel homme a telle beste.
C’est a dire, que le plus excellent animal
est plus approchant de l’homme de la
plus basse marche, que n’est cet homme
d’unvn autre homme grand & excellent.
Mais a propos de l’estimationestimatiō des homes,
c’est merveillemerueille que sauf nous nulle cho-
se s’estime que par ses propres qualitez.
Nous loüons unvn chevalcheual de ce qu’il est vi-
goureux & adroit, non de son harnois:
unvn levrierleurier de sa vitesse non de son colier:
unvn oyseau de son aille, non de ses lon-
ges & sonettes. Pourquoy de mesmes
n’estimons nous unvn homme par ce qui
est sien? Il a unvn grandgrād train, unvn beau palais,
tant de credit, tant de rente: tout cela est
autour de luy, non en luy. Vous n’ache-
tez pas unvn chat en poche. Si vous mar-
chandez unvn chevalcheual vous luy ostez ses
bardes, vous le voyez nud & a descou-
Bb 5



Fac-similé BVH

394 ESSAIS DE M. DE MONTA.
vertuert: ou s’il est couvertcouuert, comme on les
presantoit antiennement aux princes a
vandre, c’est par les parties moins neces-
saires, affin que vous ne vous amusez pas
a la beauté de son poil, ou largeur de sa
croupe, & que vous vous arrestez prin-
cipalement a considerer les jambesiambes, les
yeux & le pied, qui sont les membres les
plus nobles, & les plus utilesvtiles,

Regibus hic mos est, vbi equos mercan-
tur
mercā-
tur
, opertos
Inspiciunt, ne si facies vt saepe decora
Molli fulta pede est, emptorem inducat
hiantem,
Quod pulchrae clunes, breue quod caput,
ardua ceruix.



Pourquoy estimant unvn homme l’esti-
mez vous tout enveloppéenueloppé & empacque-
té? Il ne nous faict monstre que des par-
ties,



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 395
ties, qui ne sont nullement sienes: &
nous cache celles par lesquelles seules
on peut vrayement jugeriuger de son estima-
tion. C’est le pris de l’espée que vous
cherches non de la guaine. Vous n’en
donnerez a l’adventureaduēture pas unvn quatrain,
si vous l’avezauez despouillé: il le faut jugeriuger
par luy mesme, non par ses atours. Et
comme dit tresplaisamment unvn ancien,
sçavezsçauez vous pourquoy vous l’estimez
grand? vous y comptez la hauteur de
ses patins: la base n’est pas de la statue.
Mesures le sans ses eschaces: qu’il mette
a part ses richesses & honneurs. Qu’il se
presente en chemise. A il le corps
propre a ses functions, sain & allegréallegre?
qu’elle ame a il? Est elle belle, capa-
ble, & heureusement garnie de tou-
tes ses pieces? Est elle riche du siensiē, ou de
l’autruy? La fortune n’y a elle que voir?
si les



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396 ESSAIS DE M. DE MONT.
si les yeux ouvertzouuertz elle attend les espëes
traites. S’il ne lui chaut par ou lui sorte la
vie, par la bouche ou par le gosier. Si elle
est rassise equable & contente: c’est ce
qu’il faut veoir, & jugeriuger par la les extre-
mes differences qui sont entre nous.
Est il

sapiens, sibíque imperiosus,
Quem neque pauperies, neque mors, ne-
que vincula terrent,
Responsare cupidinibus, contemnere ho-
nores
Fortis, & in seipso totus teres atque ro-,
tundus,
Externi nequid valeat per laeue morari,
In quem manca ruit semper fortuna.


UnVn tel homme est cinq cens brasses au
dessus des royaumes & des duchez. Il
est luy mesmes a soy son empire & ses
richesses. Il vit satis-faict, content & al-
legre. Et a qui a cela, que reste il?
Nonne



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LIVRE PREMIER. 397

Nonne videmus
Nil aliud sibi naturam latrare, nisi vt
quoi
Corpore seiunctus dolor absit, mente
fruatur
Iucundo sensu cura semotus metuque?


Comparez a celuy la la tourbe de nos
hommes ignorante, stupide & endor-
mie, basse, servileseruile, pleine de fiebvrefiebure & de
frayeur, instable & continuellement flo-
tante en l’orage des passions diversesdiuerses,
qui la poussent & tempestent, pendant
toute d’autruy. Il y a plus desloignementdesloignemētd’esloignement
que du ciel a la terre: & toutefois l’aveu-
glement
aueu-
glement
de nostre usagevsage est tel, que nous
en faisons peu ou point d’estat. La ou si
nous considerons unvn paisan & unvn roy,
il se presente soudain a noz yeux unevne ex-
treme disparité, qui ne sont differentz
par maniere de dire qu’enē leurs chausses.
Car comme les joueursioueurs de comedies
vous



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398 ESSAIS DE M. DE MONT.
vous les voyez sur l’eschaffaut faire unevne
mine de duc & d’Empereur: mais tan-
tot apres les voila devenusdeuenus valetz, &
crocheteurs miserables, qui est leur naif-
ve
naif-
ue
& originelle conditionconditiō. Aussi l’Empe-
reur, duquel la pompe vous esblouit en
public, voiez le derriere le rideau, ce
n’est rien qu’unvn homme commun, & a
l’adventureaduenture plus vile que le moindre de
ses subjectzsubiectz. La coüardise, l’irresolu-
tion, l’ambition, le despit & l’envieenuie l’a-
gitent comme unvn autre.
Non enim gazae neque consularis
Summouet lictor miseros tumultus
Mentis & curas laqueata circum
Tecta volantes.

La fiebvrefiebure, la migraine & la goutte l’es-
pargnent
es-
pargnēt
elles non plus que nous? QuandQuād
la viellesse luy sera sur les espaules, les ar-
chiers de sa garde l’en deschargeront ils?
Quand la frayeur de la mort le transira,
se rasseu-



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LIVRE PREMIER. 399
se r’asseurera il par l’assistance des gen-
til’hommes de sa chambre? Quand il
sera en jalousieialousie & caprice, nos bonnet-
tades le remettront elles? Ce ciel de lict
de velours tout enflé d’or & de perles
n’a nulle vertu a rappaiser les tranchées
d’unevne verte colique.

Nec calidae citius decedunt corpore
febres,
Textilibus si in picturis ostróque ru-
benti
Lacteris, quam si plebeia in veste cu-
bandum est.


Les flateurs du grand Alexandre luy fai-
soient a croire qu’il estoit fils de JupiterIupiter.
UnVn jouriour estantestāt blessé, regardantregardāt escouler le
sang de sa plaie, & bienbiē qu’en dites vous?
fit il, est ce pas icy unvn sang vermeil & pu-
rement humain? Il n’est pas de la façon
de celuy que Homere fait escouler de la
plaie des dieux. Hermodorus le poëte a-
voituoit



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400 ESSAIS DE M. DE MONTA.
voituoit faict des vers en l’honneur d’Anti-
gonus, ou il l’appelloit filz du Soleil: &
luy au contraire celuy, dict il, qui vuide
ma chaize percée, sçait bien qu’il n’en est
rien. C’est unvn homme pour tous pota-
ges. Et si de soy mesmes c’est unvn hom-
me mal né, l’empire de l’universvniuers ne le
sçauroit rabiller. Les biens de la fortune
tous tels qu’ilz sont, encores faut il avoirauoir
du goust pour les savourersauourer: c’est le jouiriouir
non le posseder, qui nous rend heureux.

Non domus & fundus, non aeris aceruus
& auri,
Aegroto domini deduxit corpore febres,
Non animo curas, valeat possessor opor-
tet.
Qui comportatis rebus bene cogitat vti,
Qui cupit, aut metuit, iuuat illum sic do-
mus aut res,
Vt lippum pictae tabulae, fomenta po-
dagram.


Syncerum



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LIVRE PREMIER 401

Syncerum est nisi vas, quodcunque in-
fundis acescit.


Il est unvn sot, son goust est mousse & he-
beté, il n’en jouitiouit non plus qu’unvn mor-
fondu de la douceur du vin Grec, ou qu’-
unvn chevalcheual de la richesse du harnois, du-
quel on l’a paré. Et puis, ou le corps &
l’esprit sont en mauvaismauuais estat, a quoy fai-
re ces commoditez externes: veu que
moindre picqueure d’espingle, veu que la
la moindre passion de l’ame est suffisan-
te a nous oster le plaisir de la monarchie
du monde? A la moindre strette que lui
donne la goutte perd il pas le souvenirsouuenir
de ses palais & de ses grandeurs? S’il est
en colere sa principauté le garde elle de
rougir, de paslir, de grincer les dens com-
me
cō-
me
unvn fol? Or si c’est unvn habille homme
& bien né, la royauté n’adjouteadioute rien a
son bon’heur.

Si ventri bene, si lateri est pedibúsque


Cc



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402 ESSAIS DE M. DE MONTA.

tuis, nil
Diuitiae poterunt regales addere maius.


Il voit que ce n’est que biffe & piperie.
Voire a l’adventureaduenture il sera de l’advisaduis du
roy Seleucus, que qui sçauroit le poix
d’unvn sceptre ne daigneroit l’amasser
quand il le trouveroittrouueroit a terre. Il le disoit
pour les grandes & penibles charges,
qui touchenttouchēt unvn bon roy. Certes ce n’est
pas peu de chose que d’avoirauoir a regler au-
truy, puis qu’a regler nous mesmes il se
presante tant de difficultés. Quant au
commander, qui semble estre si doux:
considerant l’imbecillité du jugementiugement
humain, & la difficulté du chois es cho-
ses nouvellesnouuelles & douteuses, jeie suis fort de
cet advisaduis, qu’il est bien plus aise & plus
plaisant de suivresuiure que de guider, & que
c’est unvn grand sejourseiour d’esprit de n’avoirauoir
a tenir qu’unevne voie tracée, & a res-
pondre que de soy. Mais le roy Hieron
en Xe-



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LIVRE PREMIER. 403
en Xenophon dict davantagedauantage, qu’a la
jouissanceiouissance des voluptez mesmes, ilz sont
de pire condition, que les privezpriuez: d’autantautāt
que laisancelaisācel’aisance & la facilité leur oste l’aigre-
douce pointe que nous y trouvonstrouuons.
Pensons nous que les enfans de coeur
prennent grand plaisir a la musicque. La
satieté la leur rend plustost ennuyeuse.
Les festins, les danses, les masquarades,
les tournois rejouissentreiouissent ceux qui ne les
voient pas souventsouuent, & qui ont desiredesiré de
les voir, mais a qui en faict ordinaire, le
goust en devientdeuient fade & mal plaisant: ny
les dames ne chatouillent celuy qui en
jouitiouit a coeur saoul. Qui ne se donne loi-
sir d’avoirauoir soif ne sçauroit prendre plai-
sir a boire. Les farces des báteleurs nous
res-jouissentiouissent: mais aux joueursioueurs elles ser-
vent
ser-
uent
de corvéecoruée. Et qu’il soit ainsi, ce sont
delices aux princes, & c’est leur feste de
se pouvoirpouuoir quelque fois travestirtrauestir & démet
(tre a Cc 2



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404 ESSAIS DE M. DE MONT.
la façon de vivreviure basse & populaire
Plerúmque gratae principibus vices
Mundaeque paruo sub lare pauperum
Caenae sine aulaeis & ostro
Sollicitam explicuere frontem.

Et outre cela, jeie croy a dire la verité que
ce lustre de grandeur apporte non le-
gieres incommoditez a la jouissanceiouissance des
principales voluptez. Ils sont trop esclai-
rés & trop en butte. Voila pourquoy les
poëtes feignent les amours de JupiterIupiter
conduites sous autre visage que le sien,
& de tant de praticques amoureuses
qu’ilz luy attribuent, il n’en est qu’unevne
seule, ce me semble, ou il se trouvetrouue en sa
grandeur & majestémaiesté. Mais revenonsreuenons a
Hieron. Il recite aussi combien il sent
d’incommoditez en sa royauté pour ne
pouvoirpouuoir aller & voiager en liberté, estantestāt
commecōme prisonnier dans les limites de son
païs: & qu’en toutes ses actions il se trou
veue en-



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LIVRE PREMIER. 405
veue enveloppéenueloppé d’unevne fácheuse presse. De
vray a voir les nostres tous seuls a table
assiegez de tant de regardans inconusinconus,
ji’en ay eu souventsouuent plus de pitié que d’en
vie
en
uie
: & ne m’est jamaisiamais tombé en fantasie
que ce fut quelque notable commodité
a la vie d’unvn homme d’entendemant,
d’avoirauoir unevne vintaine de contrerolleurs a
sa chaise percée: ny que les servicesseruices d’unvn
homme qui a dix mille livresliures de renterēte, ou
qui a pris Casal, ou defendu Siene, luy
soint plus commodes & acceptables
que d’unvn bon valet & bien experimenté.
Mais sur tout Hieron faict cas de quoy
il se voit privépriué de toute amitié & societé
mutuelle. En laquelle amitié consiste le
plus parfait & dous fruit de la vie humaine.
Car quel tesmoignage d’affection & de
bonnebōne volontévolōté puis-jeie tirer de celui, qui me
doit veuille il ou non, tout ce qu’il peut?
Puis-jeie faire estat de son humble parler
Cc 3



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406 ESSAIS DE M. DE MONTA.
& courtoise reverencereuerence, veu qu’il n’est
pas en luy de me la refuser? L’honneur que
nous recevonsreceuons de ceux qui nous crai-
gnent, ce n’est pas honneur: ces respects
se doiventdoiuent a la royauté non a moy. Voi-
jeie pas que le meschant, le bon roy, celuy
qu’on hait, celuy qu’on ayme, autant en
a l’unvn que l’autre. De mesmes apparences
de mesme cerimonie, estoit servyseruy mon
predecesseur & le sera mon successeur.
Si mes subjectzsubiectz ne m’offencent pas, ce
n’est pas tesmoignage d’aucune bonne
affection. Pourquoy le jeie en cé-
te part la puis qu’ilz ne pourroient quandquād
ilz voudroient. Nul ne me suit pour l’a-
mitié, qui soit entre luy & moy: car il ne
s’y sçauroit coudre amitié, ou il y a si
peu de relation & de correspondance.
Ma hauteur, m’a mis hors du commer-
ce des hommes: il y a trop de disparité
& de



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LIVRE PREMIER. 407
& de disproportion. Ilz me suiventsuiuent par
contenance & par coustume, ou pour
en tirer leurs aggrandissemens & com-
moditez particulieres. Tout ce qu’ils me
dient, tout ce qu’ilz me font ce n’est
que fard & piperie: leur liberté estantestāt tou-
te bridée par la grande puissance que
ji’ay sur eux: jeie ne voy rien autour de
moy que couvertcouuert & masqué. Ses courti-
sans louoient unvn jouriour JulienIulien l’Empereur
de faire bonne justiceiustice: jeie m’en orguille-
rois volontiers, dict il, de ces loüanges,
si elles venoient de personnes qui osas-
sent accuser ou mesloüer mes actions
contraires, quand elles y seroient. QuandQuād
le roy Pyrrhus entreprenoit de passer
en Italie, Cyneas son sage conseiller
luy voulant faire sentir la vanité de son
ambition, & bien Sire, luy demanda il,
a qu’elle fin dressez vous céte grand’
Cc 4



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408 ESSAIS DE M. DE MONTA.
entreprise? Pour me faire maistre de l’Ita
lie, responditrespōdit il soudain. Et puis, suivitsuiuit Cy-
neas cela faict? JeIe passeray dict l’autre,
en Gaule & en Espaigne. Et apres? jeie
m’en iray subjuguersubiuguer l’Afrique. Et en fin?
Quand ji’auray mis le mondemōde en ma sub-
jection
sub-
iection
, jeie me reposeray & vivrayviuray con-
tent & a mon aise. Pour Dieu Sire, fit
lors Cyneas, dictes moy, a quoy il tient
que vous ne soiez des a present si vous
voulez en cet estat? Pourquoy ne vous
logez vous des céte heure, ou vous ditésdictes
aspirer, & vous espargnes tant de travailtrauail
& de hazard que vous jetteziettez entre deux?

Nimirum quia non bene norat quae esset
habendi
Finis, & omnino quoad crescat vera
voluptas.


JeIe m’en vais clorre ce pas par unvn verset
ancien, que jeie trouvetrouue singulierement
beau a ce propos:
Mores



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LIVRE PREMIER. 408409
Mores cuique sui fingunt fortunam.


CH. QUARANTETROISIEMEQVARANTETROISIEME.
Des loix sumptuaires.



LA façon dequoy nos loix essaient a
regler les foles & vaines despences des
tables & vestemens, semble estre con-
traire
cō-
traire
a sa fin. Le vray moyen, ce seroit
d’engendrer aux hommes le mespris de
l’or & de la soye, comme de choses vai-
nes & inutiles: & nous leur augmentonsaugmentōs
l’honneur & le pris, qui est unevne bien in-
epte façon pour en dégouster les hom-
mes. Car dire ainsi, qu’il n’y aura que les
princes qui puissent porter du velours &
de la tresse d’or, & l’interdire au peuple,
qu’est ce autre chose que mettre en cre-
dit ces vanitez la, & faire croistre l’envieenuie
a chacun d’en uservser? Que les rois quittent
hardiment ces marques de grandeur, ilz
Cc 5



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410 ESSAIS DE M. DE MONTA.
en ont assez d’autres, & par l’exemple
de plusienrsplusieurs nations nous pouvonspouuons ap-
prendre assez de meilleures façons de
nous distinguer exterieurement & nos
degrez (ce que ji’estime a la verité estre
bienbiē requis en unvn estat) sans nourrir pour
cet effect céte corruption & incommo-
dité si apparente. C’est merveillemerueille com-
me la coustume en ces choses indiffe-
rentes plante aiséement & soudain le
pied de son authorité. A peine fusmes
nous unvn an pour le dueil du roy Henry
second a porter du drap a la court, il est
certain que des-jaia a l’opinionopiniō d’unvn chacunchacū
les soyes estoient venues a telle vilité
que si vous en voyez quelqu’unvn vestu,
vous en faisiez soudain argument que
c’estoit quelque homme de neant. Elles
estoient demeurées en partage aux me-
decins & aux chirurgiens. Et quoy qu’-
unvn chacun fut a pluspeu pres vestu de mes-
me, si



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LIVRE PREMIER. 411
me, si y avoitauoit il d’ailleurs assez de distin-
ctions apparentesapparētes des qualitez des hom-
mes. Que les rois & les princes commen-
cent
commē-
cent
a quitter ces despances, ce sera faict
en unvn mois sans edit & sans ordonnan-
ce: nous irons tretous apres. La loy de-
vroit
de-
uroit
dire tout au rebours. Que le cra-
moisi & l’orfeverieorfeuerie est defendue a toute
espece de gens, sauf aus báteleurs & aus
courtisanes. De pareille inventioninuētion corri-
gea ce grand Zeleucus les meurs cor-
rompues des Locriens. Ses ordonnan-
ces estoient telles, Que la fame de con-
dition libre ne puisse mener apres elle
plus d’unevne chambriere, sinon lors qu’elle
sera yvreyure: ny ne puisse sortir hors de la vil-
le de nuict, ny porter joyauxioyaux d’or a l’en-
tour de sa personne, ny robbe enrichie
de broderie, si elle n’est publique & pu-
tain. Que sauf les ruffiensruffiēs a l’hommehōme ne loi-
se porter en son doigt aneau d’or, ni rob-
be deli-



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412 ESSAIS DE M. DE MONTA.
be delicate, commecōme sont celles des draps
tissus en la ville de Milet. Et ainsi par sesLAL E82 E88 ces
exceptions honteuseshōteuses il divertissoitdiuertissoit inge-
nieusement les personnes des superflui-
tez & delices pernicieuses.


CH. QUARANTEQUATRIEMEQVARANTEQVATRIEME.
Du dormir.



LA raison nous ordonne bien d’aller
tousjourstousiours mesme chemin, mais non
toutesfois mesme train. Et ores que le
sage ne doivedoiue pas donner aux passions
humaines de se fourvoierfouruoier de la droicte
carriere, il peut bien sans interest de son
devoirdeuoir leur quitter aussi d’en haster ou
retarder son pas, & ne se planter pas com-
me
cō-
me
unvn Colosse immobile & impassible.
Quand la vertu mesme seroit incarnée,
jeie croy que le poux luy battroit plus fort
allant a l’assaut, qu’allant disner. Voire il
est ne-



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LIVRE PREMIER. 413
est necessaire qu’elle s’eschauffe & s’es-
meuve
es-
meuue
. A céte cause ji’ay remarqué pour
chose rare de voir quelquefois les grandzgrādz
personnages, aux plus hautes entreprin-
ses & importansimportās affaires, se tenir si entiers
en leur assiete, que de n’en accourcir pas
seulement leur sommeil. Alexandre le
grand le jouriour assigné a céte furieuse ba-
taille contre Darius dormit si profon-
dement, & si haute matinée, que Par-
menion fut contraint d’entrer en sa cham-
bre
chā-
bre
, & approchant de son lict l’appeller
deux ou trois fois par son nom, pour l’es-
veiller
es-
ueiller
, le temps d’aller au combat le pres
sant. L’Empereur Othon ayant resolu
de se tuer, & céte mesme nuict, apres a-
voir
a-
uoir
mis ordre a ses affaires domesti-
ques, party son argent a ses serviteursseruiteurs, &
affileaffilé le tranchant d’unevne espée, dequoy
il se vouloit donner, n’attendantattendāt plus qu’a
sçavoirsçauoir si chacun de ses amis s’estoit re-
tiré en



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414 ESSAIS DE M. DE MONTA.
tiré en seurté, se print si profondement
a dormir, que ses valetz de chambre l’en-
tendoient
ē-
tendoient
ronfler. La mort de cet
Empereur a beaucoup de choses pareil-
les a celle du grand Caton, & mesmes
cecy: car Caton estant pret a se dé-
faire, ce pendant qu’il attendoit qu’on
luy rapportat nouvellesnouuelles si les senateurs
qu’il faisoit retirer, s’estoient elargis du
port d’UtiqueVtique, se mit si fort a dormir qu’onō
l’oyoit souffler de la chambre voisine: &
celuy qu’il avoitauoit envoyéenuoyé vers le port l’ai-
ant esveilléesueillé pour luy dire que la tourmen-
te
tourmē-
te
empeschoit les senateurs de faire voi-
le a leur aise, il y en renvoyarenuoya encore unvn
autre, & se r’enfonsant dans le lict se re-
mit encore a sommeiller, jusquesiusques a ce
que ce dernier l’asseura de leur parte-
ment. Encore avonsauons nous dequoy le
comparercōparer au faict d’Alexandre en ce grandgrād
& dangereuxdāgereux orage, qui le menassoit par
la sedition du Tribun Metellus voulant



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LIVRE PREMIER. 415
publier le decret du rappel de Pompeius
dans la ville avecquesauecques son armée lors de
l’émotion de Catilina: auquel decret
Caton seul insistoit, & en avoientauoiēt eu Me-
tellus & luy de grosses parolles & ◊ E82 grands me-
nasses au Senat. Mais c’estoit au lende-
main en la place qu’il failloit venir a l’exe
cution, ou Metellus outre la faveurfaueur du
peuple & de Caesar conspirant lors aux
advantagesaduantages de Pompeius se devoitdeuoit trou-
ver
trou-
uer
accompagné de force esclavesesclaues estran-
giers
estrā-
giers
& escrimeurs a outrance, & CatonCatō
fortifié de sa seule coustanceconstance: de sorte
que ses parens, ses domestiques & beau-
coup de gens en estoient en grand sou-
cy. Et en y eut qui passarent la nuict
ensemble, sans vouloir reposer, ni boire,
ny manger, pour le dangierdāgier qu’ilz luy voi-
oint preparé, mesme sa fame & ses soeurs
ne faisoient que pleurer & se tourmen-
ter en sa maison: la ou luy au con-
traire reconfortoit tout le monde,



Fac-similé BVH

416 ESSAIS DE M. DE MONTA.
& apres avoirauoir souppé comme de cou-
stume, s’en alla coucher & dormit de
fort profond sommeil, jusquesiusques au matin
que l’unvn de ses compagnons au Tribu-
nat, le vint esveilleresueiller pour aller a l’escar-
mouche. La connoissance, que nous a-
vons
a-
uons
de la grandeur de courage de ces
trois hommeshōmes par le reste de leur vie, nous
peut faire jugeriuger en toute seurté que ce-
cy leur partoit d’unevne ame si loing enle-
vée
enle-
uée
au dessus de telz accidensaccidēs, qu’ilz n’en
daignoient entrer en nulle emotion, non
plus que d’accidens ordinaires. En la ba-
taille navalenauale que Augustus gaigna contre
Sextus PompeiusPōpeius en Sicile sur le point d’al-
ler au combat, il se trouvatrouua pressé d’unvn si
profond sommeil, qu’il fausit que ses a-
mis l’esveillassentesueillassent, pour donner le signe
de la bataille. Cela donnadōna occasion a M.
Antonius de luy reprocher despuis
qu’il n’avoitauoit pas eu le coeur seulement
de regar-



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 417
de regarder les yeux ouversouuers l’ordon-
nance de son armée, & de n’avoirauoir osé se
presenter aus soldatz, jusquesiusques a ce qu’A-
grippa luy vint annoncer la nouvellenouuelle de
la victoire qu’il avoitauoit eu sur ses ennemis.
Mais quant au jeuneieune Marius, qui fit en-
core pis, car le jouriour de sa derniere jour-
née
iour-
née
contre Sylla, apres avoirauoir ordonné
son armée & donné le mot & signe de
la bataille, il se coucha dessous unvn arbre
a l’ombre pour se reposer, & s’endormit
si serré qu’a peine se peut il esveilleresueiller de la
route & fuite de ses gens, n’ayant rien
veu du combat: ilz disentdisēt que ce fut pour
estre si extremement aggravéaggraué de travailtrauail
& de faute de dormir, que nature n’en
pouvoitpouuoit plus. Et a ce propos les mede-
cins aviserontauiseront si le dormir est si necessai-
re que nostre vie en dépende. Car nous
trouvonstrouuons bien qu’on fit mourir le roy
Perseus de Macedoine prisonnier a Ro-
Dd



Fac-similé BVH

418 ESSAIS DE M. DE MONTA.
me luy empeschantempeschāt le sommeil. Mais Pli-
ne en allegue, qui ont vescu long temps
sans dormir unevne seule goute.


CH. QUARANTETROISIEMEQVARANTETROISIEMEXLV.
De la bataille de Dreux.


IL y eut tout plein de rares accidens en
nostre bataille de Dreux: mais ceux
qui ne favorisentfauorisent pas fort a la reputation
de monsieur de Guyse, mettent volon-
tiers en avantauant que il ne se peut excuser
d’avoirauoir faict alte & temporisé avecauec les
forces qu’il commandoit, ce pendantpendāt
qu’on enfonçoit monsieur le Connesta-
ble chef de l’armée, avecquesauecques l’artillerie:
& qu’il valloit mieux se hazarder prenant
l’ennemy par flanc, qu’attendant l’avan-
tage
auan-
tage
de le voir en queüe souffrir unevne si
lourde perte. Mais outre ce que l’issue en
tesmoigna, qui en debattra sans passion,
me confessera aiséement, a mon advisaduis,
que le but & la visée non seulementseulemēt d’unvn



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 419
capitaine, mais de chasque soldat doit
regarder seulement la victoire en gros,
& que nulles occurrences particulieres,
quelque interest qu’il y ait, ne le doi-
vent
doi-
uent
divertirdiuertir de ce point la. Philopoe-
men en unevne rencontre contre Machani-
das ayant envoyéenuoyé devantdeuant pour attaquer
l’escarmouche bonne troupe d’archiers
& gens de traict, & l’ennemy apres les
avoirauoir renversezrenuersez s’amusant a les poursui-
vre
poursui-
ure
a toute bride, & coulant apres sa vi-
ctoire le long de la bataille ou estoit Phi-
lopoemen, quoy que ses soldatz s’en
emeussent, il ne fut d’advisaduis de bouger de
sa place, ny de se presenter a l’ennemy
pour secoutirsecourir ses gens: ains les ayant lais-
sé chasser & mettre en pieces a sa veüe,
commença la charge sur les ennemis au
bataillonbataillō de leurleurs gensgēs de pied, lors qu’il les
vit tout a fait abandonnés de leurleurs gensgēs de
chevalcheual: & bienbiē que ce fussentfussēt LacedemoniensLacedemoniēs,
Dd 2



Fac-similé BVH

420 ESSAIS DE M. DE MONT.
d’autant qu’il les prit a heure que pour
tenir tout gaigné ilz commençoient a
se desordonner, il en vint aisémentaisémēt a bout,
& cela faict se mit a poursuivrepoursuiure Macha-
nidas. Ce faict est germain a celuy de
Monsieur de Guise.


CH. QUARENTECINQUIEMEQVARENTECINQVIEMEXLVI.
Des noms.



QUelqueQVelque diversitédiuersité d’herbes qu’il y
ait, tout s’envelopeenuelope sous le nom de
salade. De mesmes sous la consideration
des noms, jeie m’en voy faire icy unevne ga-
limafrée de diversdiuers articles. Chasque na-
tion a quelques noms qui se prennent
jeie ne sçay comment en mauvaisemauuaise part:
& a nous JeanIean, Guillaume, Benoit. Item
il semble y avoirauoir en la generalogiegenealogie des
princes certains noms fatalemant affe-
ctez: commecōme des Ptolomées a ceux d’Ae-
gypte



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 421
gypte, de HenrisHēris en Angleterre, Charles
en France, Baudoins en Flandres, & en
nostre ancienne Aquitaine des Guillau-
mes, d’ou l’on dict que le nom de Guien-
ne
Guiē-
ne
est venu par unvn froid rencontre, s’il
n’en y avoitauoit d’aussi crus dansdās Platon mes-
me. Item c’est unevne chose legiere, mais
toutefois digne de memoire pour son
estrangeté, & escripte par tesmoing o-
culaire, que Henri duc de Normandie
fils de Henri second Roy d’Angleterre,
faisant unvn festin en France, l’assemblée
de la noblesse y fut si grande que pour
passetemps s’estant diviséediuisée en bandes
par la ressemblance des noms, en la pre-
miere troupe qui fut des Guillaumes, il
se trouvatrouua cent dix chevalierscheualiers assis a ta-
ble portans ce nom, sans mettre en com-
pte
cō-
pte
les simples gentilsgētils-hommes & servi-
teurs
serui-
teurs
. ItemItē il se dit qu’il faict bon avoirauoir bon
nom, c’est a dire credit & reputation,
Dd 3



Fac-similé BVH

422 ESSAIS DE M. DE MONT.
mais encore a la verité est il commode
d’avoirauoir unvn nom beau & qui aisément se
puisse comprendrecomprēdre & mettre en memoi-
re: car les rois & les grandz nous en con-
noissent
cō-
noissent
plus aiséement & oublient plus
mal volentiers: outre ce qu’a la verité de
ceux mesmes qui nous serventseruent, nous
commandons plus ordinairement &
emploions ceux desquelz les noms se
presentent le plus facilement en la bou-
che. JI’ay veu le roy Henry second ne
pouvoirpouuoir jamaisiamais nommer a droit unvn gen-
til’hommehōme de ce quartier de Guascogne,
& a unevne fille de la roine il fut luy mes-
me d’advisaduis de donner le nom general
de la race, par ce que celuy de la maison
paternelle luy sembla trop diversdiuers. Item
on dit que la fondationfondatiō de nostre Dame
la grandgrād a Poitiers, prit origine de ce que
unvn jeuneieune homme debauché logé en cet
endroit, aiant recouvrérecouuré unevne garce, & luy
ayant



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER 423
ayant d’arrivéearriuée demandé son nom,
qui estoit Marie, se sentit si vivementviuement es-
pris de religion & de respect de ce nom
sacrosainct de la vierge mere de nostre
SauveurSauueur, que non seulemant il la chassa sou
dain, mais en amanda tout le reste de sa
vie, & qu’en consideration de ce miracle
il fut basti en la place ou estoit la maison
de ce jeuneieune hommehōme unevne chappelle au nom
de nostre Dame, & depuis l’Eglise que
nous y voionsvoiōs. Item dira pas la posterité
que nostre reformation d’aujourd’huyauiourd’huy
ait esté delicate & exacte, de n’avoirauoir pas
seulement combatucōbatu les erreurs & les vices
& rempli le monde de devotiondeuotion, d’hu-
milité, d’obeissance, de paix & de toute
espece de vertu? mais d’avoirauoir passé jus-
que
ius-
que
a combatrecōbatre ces anciens noms de nos
baptesmes, Charles, Loys, FrançoisFrāçois, pour
peupler le monde de Mathusalem, Eze-
chiel, Malachie, beaucoup mieux sentanssentās
Dd 4



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424 ESSAIS DE M. DE MONTA.
de la foy. UnVn gentil’hommehōme mienmiē voisin e-
stimant
e-
stimāt
les commoditezcōmoditez du vieux temps au
◊ LAL E82 E88 pris du nostre, n’oblioit pas de mettre en conte
la fierté & manificence des noms de la
noblesse de ce temps, Don GrumeganGrumedan,
Quedragan, Agesilan, & qu’a les ouir
seulement sonner il se sentoit qu’ils a-
voient
a-
uoient
esté bien autres gens que Pierre,
Guillot, & Michel. Item jeie sçay bon gré
a JacquesIacques Amiot d’avoirauoir laissé dans le
cours d’unvn’oraison Françoise les noms
Latins tous entiers, sans les bigarrer &
changer, pour leur donner unevne cadence
Françoise. Cela sembloit unvn peu rude au
commancement: mais des-jaia l’usagevsage par
le credit de son Plutarque nous en a o-
sté toute l’estrangeté. JI’ay souhaité sou-
vent
sou-
uent
que ceux qui escriventescriuent les histoires
en Latin nous laissassent nos noms tous
tels qu’ilz sont. Car en faisant de Vaude-
mont Vallemontanus & les Metamor-



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 425
phosant pour les garber a la Grecque
ou a la Romaine, nous ne sçavonssçauons ou
nous en sommes, & en perdons la con-
noissance. Pour clorre nostre conte c’est
unvn vilain usagevsage & de tresmauvaisetresmauuaise con-
sequence en nostre France d’appeller
chacunchacū par le nom de sa terre & seigneu-
rie. EtLAL , etE82 E88 , & la chose du monde qui faict plus
mesler & mesconnoistre les races d’unvnLAL races d’UnVnE82 E88 races. UnVn
cabdet de bonne maison ayant eu pour
son appanage unevne terre, sous le nom de
laquelle il a esté connu & honoré ne
peut honnestement l’abandonner: dix
ans apres sa mort la terre s’en va a unvn
estrangier, qui en fait de mesmes: de-
vinés
de-
uinés
ou nous sommes de la connoissan-
ce
connoissā-
ce
de ces hommes. Il ne faut pas aller
querir d’autres exemples que de nostre
maison royalle, ou autant de partages
autant de surnoms, ce pendant l’origi-
Dd 5



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426 ESSAIS DE M. DE MONTA.
nel de la tige nous est eschappé. Mais cé-
te consideration me tire par force a unvn
autre champ. SondonsSondōs unvn peu de prés, &
pour Dieu regardons, a quel fondement
nous attachons céte gloire & reputationreputatiō
pour laquelle se bouleversebouleuerse le mondemōde. Ou
asseons nous céte renommée que nous
allons questantquestāt avecauec si grand peine? C’est
en somme Pierre ou Guillaume, qui la
porte, prend en garde, & a qui elle tou-
che. Et ce Pierre ou Guillaume qu’est ce
qu’unevne voix parpour tous potages? ou trois
ou quatre traictz de plume, premiere-
ment si aisez a varier, que jeie demanderoisdemāderois
volontiers a qui touche l’honneur de tanttāt
de victoires a Guesquin, a Glesquin, ou
a Gueaquin. Il y auroit bien plus d’appa-
rence icy qu’en Lucien que Σ. mit Τ. en
procez: car

Non leuia aut ludicra petuntur


Praemia.
Il y va



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LIVRE PREMIER. 427
Il y va de bon, il est question laquelle de
ces lettres doit estre paiée de tant de sie-
ges, batailles, blessures, prisons & servi-
ces
serui-
ces
faictz a la couronne de France par
ce sien fameux connestable. Nicolas
Denisot n’a eu soing que des lettres de
son nom, & en a changéchāgé toute la contex-
ture, pour en bastir le conte d’Alsinois,
qu’il a estrené de la gloire de sa poësie &
peinture. Et l’historien Suetone n’a ay-
mé que le sens du sien, & en ayant privépriué
Lenis, qui estoit le surnom de son pere, a
laissé Tranquillus successeur de la repu-
tation de ses escriptz. Qui croiroit que le
capitaine Baiard n’eut honneur, que ce-
luy qu’il a emprunté des faictz de Pierre
Terrail? & qu’Anthoine Escalin se laisse
voler a sa veüe tant de navigationsnauigations &
charges par mer & par terre au Capi-
taine Poulin, & au Baron de la Garde?
Seconde-



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428 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Secondement ce sont traictz de plume
communs a mill’hommes. Combien y
a il en toutes les races de personnes de
mesme nom & surnom? Et puis qui em-
pesche mon palefrenier de s’appeller
Pompée le grand? mais apres tout, quels
moiens, quelz ressors y a il qui attachentattachēt
a mon palefrenier trespassé, ou a cet au-
tre homme qui eut la teste tranchée en
Aegypte, & qui joingnentioingnēt a eux céte voix
glorifiée, & ces traicts de plume ainsi
honnorez, pour qu’ilz s’en advantagentaduantagēt. ◊ E82 Id cinerem & manes credis curare sepultos?
Toutefois

ad haec se
Romanus Graiúsque & barbarus indu-
perator
Erexit, causas discriminis atque laboris
Inde habuit, tanto maior famae sitis est,
quam virtutis.

LIVRE PREMIER. 429



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CH. QUARANTESIXIEMEQVARANTESIXIEMEXLVII.
De l’incertitude de nostre jugementiugement.



C’est bien ce que dict ce vers,
ΕπέωνἘπέων δὲ πολὺϛ νόμοϛνομὸϛ ἔνθα καὶ ἔνθα
il y a prou loy de parler par tout & pour
& contre. Pour exemple
Vinse Hannibal & non seppe usarvsar’ poi
Ben la vittoriosa sua ventura
,
Qui voudra estre de ce party, & faire va-
loir avecquesauecques nos gens la faute de n’a-
voir
a-
uoir
dernierementdernieremēt poursuivipoursuiui nostre poin-
te a Montcontour, ou qui voudra accu-
ser le Roy d’Espaigne, de n’avoirauoir sceu se
servirseruir de l’advantageaduantage qu’il eut contre
nous a sainct QuintinQuentin, il pourra dire céte
faute partir d’unevne ame enyvréeenyurée de sa bon-
ne
bō-
ne
sortunefortune, & d’unvn courage lequel plein
& gorgé de ce commencement de bon
heur, perd le goust de l’accroistre des-jaia
par trop



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430 ESSAIS DE M. DE MONTA.
par trop empesché a digerer ce qu’il en
a: il en a sa brassée toute comble, il n’en
peut saisir d’avantageauantage, indigne que la
fortune luy aye mis unvn tel bien entre
mains: car quel profit en sent il: si-ce[sic]
neantmoinsneātmoins
E88 si neanmoins il donnedōne a son ennemy moienmoiē
de se remettre sus. Qu’ell’esperance[sic] peut
on avoirauoir qu’il ose unvn’autrefois attaquer
ceux cy ralliez & remis, & de nouveaunouueau
armés de despit & de vengeance, qui ne
les a osé ou sceu poursuivrepoursuiure tous rom-
pus & effrayez?

Dum fortuna calet, dum conficit omnia
terror.


Mais en fin que peut il attendre de
mieux, que ce qu’il vient de perdre? Ce
n’est pas comme a l’escrime ou le nom-
bre de touches donne gain. Tant que
l’ennemy est en pieds, c’est a recommen-
cer
recommē-
cer
de plus belle: ce n’est pas victoire, si
elle ne met fin a la guerre. En céte es-
carmou-



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LIVRE PREMIER. 431
carmouche ou Caesar eut du pire pres la
ville d’OricumOricū, il reprochoit aus soldatz de
Pompeius, qu’il eut esté perdu si leur capi
taine eut sceu vaincre: & luy chaussa bienbiē
autrement les esperons, quand ce fut a
son tour. Mais pourquoy ne dira lon
aussi au contraire? que c’est l’effect d’unvn
esprit precipitant & insatiable de ne sça-
voir
sça-
uoir
mettre fin a sa convoitiseconuoitise: que c’est
abuser des faveursfaueurs de Dieu, que de leur
vouloir faire perdre la mesure qu’il leur a
prescripte: & que de se rejetterreietter au dan-
gier apres la victoire, c’est la remettre
encore unvn coup a la mercy de la fortu-
ne: que l’unevne des plus grandes sagesses
en l’art militaire c’est de ne pousser pas
son ennemy au desespoir. Sylla & Marius
en la guerre sociale ayantayāt défaict les Mar-
ses, en voyant encore unevne trouppe de
reste qui par d’esespoirdesespoir se revenoitreuenoit jetterietter
a eux comme bestes furieuses, ne feurentfeurēt
pas d’avisauis



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432 ESSAIS DE M. DE MONT.
pas d’advisaduis de les attandre. Si l’ardeur de
monsieur de Foix ne l’eut emporté a
poursuivrepoursuiure trop asprement les restes de
la victoire de RavenneRauēne, il ne l’eut pas souil-
lée de sa mort. Toutefois encore servitseruit
la recente memoire de son exemple, a
conserverconseruer monsieur d’Anguien de pa-
reil inconvenientinconuenient a Serisoles. Il faict dan-
gereux assaillir unvn homme a qui vous a-
vez
a-
uez
osté tout autre moien deschapperd’eschapper
que par les armes: car c’est unevne violente
maistresse d’escole que la necessité. Clo-
domire roy d’Aquitaine apres sa victoi-
re poursuivantpoursuiuāt Gondemar roy de Bour-
gogne vaincu & fuiant, le força de tour-
ner teste, mais son opiniatreté luy osta
le fruict de sa victoire, car il y mourut.


Pareillement qui auroit a choisir ou
de tenir ses soldatz richement & som-
ptueusement armés, ou armés seulementseulemēt
pour la necessité: il se presenteroit en
faveurfaueur



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LIVRE PREMIER. 433
faveurfaueur du premier party, duquel estoit
Sertorius, Philopoemen, Brutus, Caesar
& autres, que c’est tousjourstousiours unvn éguillon
d’honneur & de gloire au soldat de se
voir paré, & unvn’occasion de se rendrerēdre plus
obstiné au combat, ayant a sauversauuer ses ar-
mes, comme ses biens & heritages. Mais
il soffriroits’offriroit aussi de l’autre part, qu’on
doit plustost oster au soldat le soing de
se conserverconseruer, que de le luy accroistre: &
qu’il craindra par ce moien doublementdoublemēt
a se hazarder: jointioint que c’est augmenter
a l’ennemy l’envieenuie de la victoire, par ses
riches despouilles. Et a l’on remarqué
que d’autre fois cela encouragea mer-
veilleusement
mer-
ueilleusement
les Romains a l’encontre
des Samnites. Licurgus deffendoit aus
siens non seulement la sumptuosité en
leur equipage, mais encore de despouil-
ler leurs ennemis vaincus, voulant, disoit
il, que la pauvretépauureté & frugalité reluisit a-
Ee



Fac-similé BVH

434 ESSAIS DE M. DE MONTA.
vecuec le reste de sa bataille.


Aus sieges & ailleurs ou l’occasionoccasiō nous
approche de l’ennemyēnemy, nous donnonsdōnons vo-
lontiers
vo-
lōtiers
licence aus soldatz de le braverbrauer,
desdeigner, & injurieriniurier de toutes façonsfaçōs de
reproches: & non sans apparenceapparēce de rai-
son
rai-
. Car ce n’est pas faire peu que de leur
oster toute esperance de grace & de com-
position
cō-
position
, en leur representant qu’il n’y a
plus ordre de l’attendre de celuy qu’ilz
ont si fort outragé, & qu’il ne reste reme-
de que de la victoire. Si est ce qu’il en
mesprit a Vitellius, car ayant affaire a O-
thon plus foible en valeur de soldatz des-
acoustumez de longue main du faict de
la guerre, & amollis par les delices de la
ville, il les agassa tant en fin par ses parol-
les piquantes, leur reprochant leur pu-
sillanimité, & le regret des Dames & fe-
stes qu’ilz venoient de laisser a Rome,
qu’il leur remit par ce moien le coeur au
ventre,



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 435
ventrevētre. ceE88 , ce que nuls enhortemensenhortemēs n’avoientauoiēt
sceu faire: & les attira luy mesme sur ses
bras, ou l’onō ne les pouvoitpouuoit pousser. Et de
vray quandquād ce sont injuresiniures qui touchenttouchēt au
vif, elles peuventpeuuēt faire ayséement que ce-
luy qui alloit láchement a la besogne
pour la querelle de son roy, y aille d’unvn[sic]
autre affection pour la sienne propre.


A considerer de combien d’impor-
tance est la conservationconseruatiō d’unvn chef en unvn’-
armée, & que la visée de l’ennemy re-
garde principalementprincipalemēt céte teste, a laquel-
le tiennenttiēnent toutes les autres & en depen-
dent: il semble qu’on ne puisse mettre en
doubte ce conseil, que nous voionsvoiōs avoirauoir
esté pris par plusieurs grands chefs, de se
travestirtrauestir & desguiser sur le point de
la meslée. Toutefois l’inconvenientinconuenient
qu’on encourt par ce moyen n’est
pas moindre que celuy qu’on pense
fuir. Car le capitaine venant a estre
Ee 2



Fac-similé BVH

436 ESSAIS DE M. DE MONTA.
mesconu[sic] des sienssiēs, le courage qu’ils pre-
nent de son exemple & de sa presence,
vient aussi quant & quant a leur faillir, &
perdant la veüe de ses merques & ensei-
gnes accoustumées, ils le jugentiugēt ou mort,
ou s’estre desrobé desesperantdesesperāt de l’affaire.
Et quant a l’experience nous luy voionsvoiōs
favoriserfauoriser tantost l’unvn tantost l’autre par-
ty. L’accident de Pyrrhus en la bataille
qu’il eut contre le consul LevinusLeuinus en Ita-
lie nous sert a l’unvn & a l’autre visage. car
pour s’estre voulu cacher sous les armes
de Demogacles & luy avoirauoir donné les
siennes, il sauvasauua bien sans doute sa vie,
mais aussi il en cuida encourir l’autre
inconvenientinconuenient de perdre la bataille.


A la bataille de Pharsale entre autres
reproches qu’on donnedōne a Pompeius, c’est
d’avoirauoir arresté son armée pied coy at-
tendant l’ennemy. Pour autant que ce-
la (jeie des-roberay icy les motz mesmes
de no-



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER 437
de nostre Plutarque qui valent mieux
que les miens) affoiblit la violence que
le courir donne aus premiers coups, &
quant & quant oste l’eslancement des
combatans les unsvns contre les autres, qui
a accoustumé de les remplirrēplir d’impetuosi-
té & de fureur plus que nulle autre cho-
se, quand ils viennentviennēt a s’entrechoquer de
roideur, leur augmentantaugmentāt le courage par
le cry & la course: & rend la chaleur des
souldats en maniere de dire refroidie &
figée. Voila ce qu’il dict pour ce rolle.
Mais si Caesar eut perdu, qui n’eut peu
aussi bien dire, qu’au contraire la plus
forte & roide assiete c’est celle en laquel-
le on se tient planté sans bouger, & que
qui est en sa démarche arresté reserrant
& espargnant pour le besoing sa force
en soy mesmes, a grand avantageauantage con-
tre celuy qui est esbranlé, & qui a des-jaia
emploié a la course la moitié de son ha-
Ee 3



Fac-similé BVH

438 ESSAIS DE M. DE MONTA.
leine. Outre ce que l’armée estant unvn
corps de tant de diversesdiuerses pieces, il est im-
possible qu’elle s’esmeuveesmeuue en céte furie,
d’unvn mouvementmouuement si justeiuste qu’elle n’en al-
tere ou rompe son ordonnance: & que
le plus dispost ne soit aus prises avantauant
que son compagnon le secoure. D’au-
tres ont reglé ce doubte en leur armée
de céte maniere. Si lés ennemis vous
courent sus attendésattēdés les de pied quoy, s’ils
vous attendentattēdent de pied coi courés leur sus.


Au passage que l’Empereur Charles
cinquiesme fit en ProvenceProuence, le Roy Fran-
çois
Frā-
çois
fut au propre d’eslire ou de luy aller
au devantdeuant en Italie, ou de l’attendre en
ses terres. Et bien qu’il considerast com-
bien c’est d’advantageaduantage de conserverconseruer sa
maison pure & nette de troubles de la
guerre, afin qu’entiere en ses forces, elle
puisse continuellement fournir deniers
& secours au besoing: Que la necessité
des



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 439
des guerres porreporte a tous les coups, de
faire le degast, ce qui ne se peut faire bon-
nement
bō-
nement
en nos biensbiēs propres, & si le pai-
sant ne porte pas si doucementdoucemēt ce ravagerauage
de ceus de son party, que de l’ennemyēnemy: en
maniere qu’il s’en peut aysémentaysémēt allumer
des seditionsseditiōs & des troubles parmi nous:
Que la licence de desrober & de piller,
qui ne peut estre permise en son pais,
est unvn grand support aus ennuis de la
guerre: Et qui n’a autre esperence de
gaing que sa solde, il est mal aisé qu’il soit
tenu en office estant a deux pas de sa
femme & de sa retraicte: Que celuy qui
met la nappe tombe tousjourstousiours des des-
pens: Qu’il y a plus d’allegresse a assail-
lir qu’a deffendre: Et que la secousse de
la perte d’unevne bataille dans nos entrail-
les est si violente qu’il est malaisé qu’elle
ne crolle tout le corps, attandu que il
n’est passion contagieuse, comme
celle de la peur, ny qui se preigne si
Ee 4



Fac-similé BVH

440 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ayséement a credit, & qui s’espande
plus brusquement: & que les villes qui
auront ouy l’esclat de céte tempeste a
leurs portes, qui auront recueilli leurs ca-
pitaines & soldatz tremblans encore &
hors d’haleine, il est dangereuxdāgereux sur la chau
de qu’ils ne se jettentiettent a quelque mauvaismauuais
party. Si est ce qu’il choisit de r’appeller
les forces qu’il avoitauoit de la les mons & de
voir venir l’ennemy. Car il peut imagi-
ner au contraire, qu’estant ches luy &
entre ses amis il ne pouvoitpouuoit faillir d’avoirauoir
planteplanté de toutes commoditez. Les ri-
vieres
ri-
uieres
, les passages a sa devotiondeuotiō luy con-
duiroient sans cesse & vivresviures & deniers
en toute seurté & sans besoing d’escor-
te: Qu’il auroit ses subjetzsubietz d’autant plus
affectionnez qu’ils auroient le dangier
plus pres: Qu’ayant tant de villes & de
barrieres pour sa seurté, ce seroit a lui de
donner loy au combat selon son opor-
tunité



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 441
tunité & advantageaduantage, & s’il luy plaisoit de
temporizer: Qu’a labri & a son aise il
pourroit voir morfondre son ennemy
& se défaire soy mesmes, par les difficul
tez qui le combatroientcōbatroiēt engagé en unevne ter-
re estrangiere, ou il n’auroit devantdeuant ny
derriere luy, ny a costé, rien qui ne luy fit
guerre: nul moien de refréchir ou eslar-
gir son armée si les maladies s’y mettoientmettoiēt,
ny de loger a couvertcouuert ses blessés, nuls de-
niers, nulz vivresviures, qu’a pointe de lance,
nul loisir de se reposer & prendre halei-
ne, nulle science desE82 E88 de lieux & du pais, qui
le sceut deffendre d’embuches & surpri-
ses: & s’il venoit a la perte d’unevne bataille,
nul moien d’en sauversauuer les reliques. Et
n’avoitauoit pas faute d’exemples pour l’unvn
& pour l’autre parti. Scipion trouvatrouua bien
meilleur d’aller assaillir les terres de son
ennemy en Afrique, que de deffendre
les siennes & le combatre en Italie, ou
Ee 5



Fac-similé BVH

442 ESSAIS DE M. DE MONT.
il estoit, doud’ou bien lui en prit. Mais au con-
traire
cō-
traire
, Hannibal en céte mesme guerre
se ruina de avoirauoir abandonné la con-
queste d’unvn païs estrangerestrāger pour aller def-
fendre le sien. Les Atheniens ayant lais-
sé l’ennemy en leurs terres pour passer
en la Sicile eurent la fortune contraire,
mais Agathocles roy de Siracuse l’eut
favorablefauorable ayant passé en Afrique & lais-
sé la guerre ches soy. Ainsi nous avonsauons
bien accoustumé de dire avecauec raison
que les advenemensaduenemensE82 E88 evenementseuenements & issues dependentdependēt
mesme en la guerre pour la pluspart de
la fortune. Laquelle ne se veut pas ren-
ger & assujetirassuietir a nostre discours & pru-
dence, comme disent ces vers

Et male consultis pretium est pruden-
tia fallax,
Nec fortuna probat causas sequiturque
merentes:
Sed vaga per cunctos nullo discrimine


fertur,



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 443

fertur.
Scilicet est aliud quod nos cogatque re-
gatque
Maius, & in proprias ducat mortalia leges


Mais a le bien prendreprēdre, il semble que nos
conseils & deliberations en dépendent
bien autant, & que la fortune n’est pas
plus incertaine & temeraire que nos discours.


CHA. QUARANTEHUITIEMEQVARANTEHVITIEME.


Des destriersE82 E88 destriesE95 destriers.


ME voicy devenudeuenu grammairiengrāmairien, moy
qui n’apprins jamaisiamais nulle langue
que par routine, & qui ne sçay encore
que c’est d’adjectifadiectif, conjunctifconiunctif, &
d’ablactifLAL E82 E88 ablatif. Il me semble avoirauoir ouy dire
que les Romains avoientauoient des chevauscheuaus
qu’ils appelloientappelloiēt funales ou dextrarios,
qui se menoientmenoiēt a dextre ou a relais pour
les prendre tous frez au besoin: & de la
vient que nous appellons destriers les
chevauxcheuaux



Fac-similé BVH

444 ESSAIS DE M. DE MONTA.
chevauscheuaus de serviceseruice. Et nos Romans di-
sent ordinairement adestrer pour accom-
paigner
accō-
paigner
. Ils appelloient aussi desultorios
equos
des chevauscheuaus qui estoientestoiēt dressés de
façon que courans de toute leur roi-
deur acouplés coté a coté l’unvn de l’autre,
sans bride, sans selle, les gentils-hommes
Romains, voire tous armesarmés au milieu de
la course se jettoientiettoient & rejettoientreiettoient de
l’unvn a l’autre. On dict de Caesar & aussi
du grand Pompeius que parmy leurs
autres excellentes qualitez ils estoient
fort bien a chevalcheual: & de Caesar, qu’en sa
jeunesseieunesse monté a dos sur unvn chevalcheual &
sans bride il luy faisoit prendre carriere,
les mains tournées derriere le dos. Com-
me
Cō-
me
nature a voulu faire de ce personna-
ge la & d’Alexandre deux miracles en
l’art militaire, vous diries qu’elle s’est aus-
si efforcée a les armer extraordinaire-
ment. Car chácun sçait du chevalcheual d’A-
lexandre



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LIVRE PREMIER. 445
lexandre Bucefal, quiLAL E82 E88 qu’il avoit auoit la teste reti-
rant a celle d’unvn toreau quiLAL E82_274 E88 qu’il ne se souf-
froit montermōter a personne qu’a son maistre,
ne peut estre dressé que par luy mesme,
fut honoré apres sa mort, & unevne ville ba-
stie en son nom. Caesar en avoitauoit aussi unvn
autre qui avoitauoit les piedz de devantdeuant com
me unvn homme, ayant l’ongle coupée[sic] en
forme de doigts qui ne peut estre mon-
té ny dressé que par Caesar, lequel dedia
son image apres sa mort a la deesse Ve-
nus. JeIe ne démonte pas volontiers quandquād
jeie suis a chevalcheual. Car c’est l’assiete en la-
quelle jeie me trouvetrouue le mieux & sain &
malade. Aussi dit Pline qu’elle est tres-sa-
lutaire a l’estomac & aus jointuresiointures. Pour
suivons
Pour
suiuons
donc, puis que nous y sommes.
On lict en Xenophon la loy de Cyrus
deffendant de voyager a pied a homme
qui eut chevalcheual. Trogus & JustinusIustinus di-
sent que les Parthes avoientauoient accoustu-
mé de



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446 ESSAIS DE M. DE MONT.
mé de faire a chevalcheual non seulement la
guerre, mais aussi tous leurs affaires pu-
bliques & privéspriués, marchander, parlemen-
ter
parlemē-
ter
, s’entretenir, & se promener: & que
la plus notable difference des libres &
des serfs parmi eux c’est que les unsvns vontvōt a
chevalcheual & les autres a pié. Il y a plusieurs
exemples en l’histoire Romaine (& Sue-
tone le remarque plus particulierement
de Caesar) des capitaines qui comman-
doient a leurs gens de chevalcheual de mettre
pied a terre, quand ilz se trouvoienttrouuoient pres
sez de l’occasion, pour oster aus soldatz
toute esperance de fuite. Mais nos an-
cestres & notamment du temps de la
guerre des Anglois en tous les com-
batz solemnelz & journéesiournées assignées ilz
se mettoient tous a pié, pour ne se fier a
nulle autre chose, qu’a leur force propre
& vigueur de leur courage & de leurs
membres,



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LIVRE PREMIER. 447
membres, de chose si chere que l’hon-
neur & la vie. Vous engagés vostre va-
leur & vostre fortune a celle de vostre
chevalcheual. Ses playes & sa mort tirent la vo-
stre en consequence, son effray[sic] ou sa fu-
reur vous rendent ou temeraire ou la-
che. S’il a faute de bouche ou d’espe-
ron c’est a vostre honneur a en respon-
dre. A céte cause jeie ne trouvetrouue pas estran-
ge que ces combatz la fussent plus fer-
mes & plus furieux que ceux qui se font
a chevalcheual. Et chose que nous appellons a
la societé d’unvn si grand hazard doit estre
en nostre puissance le plus qu’il se peut.
Comme jeie conseilleroy de choisir les
armes les plus courtes & celles dequoy
nous nous pouvonspouuons le mieux respon-
dre. Il est bien plus seur de s’asseurer d’u-
ne
v-
ne
espée que nous tenonstenōs au poing, que du
boulet qui eschappe de nostre pistole,
en laquelle il y a plusieurs pieces, la pou-
dre, la



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448 ESSAIS DE M. DE MONTA.
la pierre, le roüet, desquelles la moindre
qui viendra a faillir vous fera faillir vostre
fortune. Mais quant a cet’arme la ji’en
parleray plus largement ou jeie feray com-
paraison
cō-
paraison
des armes anciennes aus no-
stres, & sauf l’estonnement des oreilles,
a quoy meshuy chacun est apprivoiséappriuoisé,
jeie croy que c’est unvn’arme de fort peu
d’effect, & espere que nous en quit-
terons bien tost l’usagevsage. Encore ne faut
il pas oblier la plaisante assiete qu’avoitauoit
a chevalcheual unvn maistre Pierre Pol docteur
en theologie, que Monstrelet recite avoirauoir
accoustumé se promener par la ville de
Paris & ailleurs assis de costé comme les
fames. Il dit aussi ailleurs que les Gascons
avoientauoient des chevauscheuaus terribles accoustu-
mez de virer en courant, dequoy les
François, Piccars, Flamens & Braban-
çons faisoient grand miracle pour n’a-
voir
a-
uoir
accoustumé de le voir. Ce sont ses
mots.



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LIVRE SECOND 449
mots. JeIe ne sçay quel manimentmanimēt ce pou-
voit
pou-
uoit
estre, si ce n’est celuy de noz passa-
des. Caesar parlantparlāt de ceus de Suede, Aus
rencontres qui se font a chevalcheual, dict il,
ils se jettentiettent souventsouuent a terre pour com-
battre a pié, ayant acoustumé leurs che-
vaus
che-
uaus
de ne bouger ce pendant de la pla
ce, ausquels il recourent promptementpromptemēt
s’il en est besoing. Et selon leur coustu-
me, il n’est rien si vilain & si láche que
d’uservser de selles. &Yale , &E82 & bardelles, & mesprisent ceux qui
en usentvsent: de maniere que fort peu en
nombre ilz ne craignent pas d’en assail-
lir plusieurs. Le roy Alphonce, celuy qui
dressa en Espaigne l’ordre des cheval-
liers
cheual-
liers
de la Bande ou de L’escharpe, leur
donna entre autres regles de ne montermōter
ny mule ny mulet, sur peine d’unvn marc
d’argentargēt d’amende, commecōme jeie viens d’ap-
prendre dans les lettres de GuevaraGueuara,
desquelles ceux qui les ont appellées
Ff



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450 ESSAIS DE M. DE MONT.
dorées, faisoint jugementiugement bien autre
que celuy que ji’en fay.


CH. QUARENTENEUFIESMEQVARENTENEVFIESME.
Des coustumes anciennes.



JI’Excuserois volontiersvolōtiers en nostre peu-
ple de n’avoirauoir autre patron & regle
de perfection que ses propres meurs
& usancesvsances: car c’est unvn commun vice,
non du vulgaire seuleumentseulement, mais quasi
de tous hommes, d’avoirauoir leur visée &
leur arrest sur le train auquel ils sont nais.
JeIe suis content quand il veraverra Fabritius
ou Scipion, qu’il leur trouvetrouue la conte-
nance & le port barbare, puis qu’ils ne
sont ny vestus ny façonnezfaçōnez a nostre mo-
de. Mais jeie me plains de sa particuliere
indiscretion, de se laisser si fort piper &
aveugleraueugler a l’hautorité de l’usagevsage present
qu’il soit capable de changer d’opinion
& d’ad-



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LIVRE PREMIER 451
& d’advisaduis tous les mois, s’il plait a la cou
stume, & qu’il jugeiuge si diversementdiuersement de
soy mesmes. Quand il portoit le busc de
son pourpoin[sic] entre les mamelles, il main-
tenoit par vivesviues raisons qu’il estoit tres-
bienbiē. Quelques années apres le voila ava-
aua-
jusquesiusques entre les cuisses, il se moque
de son autre usagevsage, le trouvetrouue inepte &
insupportable. La façon de se vestir pre-
sente luy faict incontinent condemner
& mespriser l’ancienne, d’unevne resolutionresolutiō
si grande, & d’unvn consentement si uni-
versel
vni-
uersel
que vous diriez que c’est unevne vraie
manie qui luy roule ainsi son entende-
ment. Par ce que nostre changement
est si subit & si prompt en cela que l’in-
vention
in-
uention
de tous les tailleurs du monde
ne sçauroit fournir assés de nouvelleteznouuelletez.Yale nouvelleteznouuelletez :
il est force que bien souventsouuent les formes
mesprisées reviennentreuiennēt en credit, & celles
la mesmes tumbent en mespris tantost
Ff 2



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452 ESSAIS DE M. DE MONTA.
apres, & qu’unvn mesme jugementiugement prei-
gne en l’espace de quinze ou vingt ans
deus ou trois, non diversesdiuerses seulement,
mais contraires opinions, d’unevne incon-
stance & legereté incroiable. JeIe veus icy
entasser aucunes coustumes anciennes
que ji’ay en memoire, les unesvnes de mes-
me les nostres, les autres differentesdifferētes: afin
qu’ayant en l’imagination céte conti-
nuelle variation des choses humaines
nous en ayons le jugementiugement plus esclair-
cy & plus ferme. Ce que nous disons
de combatre l’espée & la cape, il s’usoit
encores entre les Romains, ce dict Cae-
sar, Sinistris sagos inuoluunt gladiósque
distringuntdistringūt
: & remerque des lors en no-
stre nation ce vice, qui est encore, d’ar-
rester les passans que nous rencontrons
en chemin, & de les forcer de nous dire
quyqui ils sont, & de prendre a injureiniure & oc-
casion de querelle, s’ilz refusent de nous
respon-



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LIRVELIVRE PREMIER. 453
respondre. Aus bains que les anciensanciēs pre-
noient tous les joursiours avantauant le repas, &
les prenoient aussi ordinairement que
nous faisons de l’eau a laverlauer les mains,
ilz ne se lavointlauoint du commencementcommencemēt que
les bras & les jambesiambes: mais depuis & d’u-
ne
v-
ne
coustume qui a duré plusieurs siecles:
& en la plus part des nations du mondemōde,
ilz se lavointlauoint tous nudz d’eau mixtion-
née & parfumée: de maniere qu’ilz pre-
noint pour tesmoignage de grandegrāde sim-
plicité de se laverlauer d’eau simple. Les plus
affetés & delicatz se parfumoint bien
trois ou quatre fois par jouriour tout le
corps. Ilz se faisoient souvantsouuant pinceter
le poil par tout, commecōme les femmes Fran-
çoises ont pris en usagevsage depuis quelque
temps de faire leur front,
Quod pectus, quod crura tibi, quod bra-
chia vellis
,
Quoy qu’ilz eussent des oignemens qui
Ff 3



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454 ESSAIS DE M. DE MONTA.
servointseruoint a cela de faire tumber le poil
qu’ilz appelloint Psilotrum.
Psilotro nitet, aut arida latet abdita
creta.

Ilz aimoint a se coucher mollement, &
alleguent pour preuvepreuue de patience de
coucher sur des materas. Ilz mangointmangeoint
couchez sur des litz, a peu prez en mes-
me assiete que les TursTurcs de nostre tempstēps.
Inde thoro pater Aeneas sic orsus ab al-
to.
Et dit on du jeuneieune Caton, que des-
puis la bataille de Pharsale, estant entré
en deuil du mauvaismauuais estat des affaires pu-
bliques il mangea tousjourstousiours assis prenantprenāt
unvn train de vie plus austere. Ilz baisoint
les mains auaus grands pour les honorer
& caresser. Et entre les amis ilz s’entre-
baisoint en se saluant ◊ E82 E88 comme font les Venitiens.
Gratatúsque daremdarē cum dulcibus oscula verbis
Ilz mangeoint comme nous le fruict a
l’issue de table. Ilz se torchoint le cul (il
faut



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LIVRE PREMIER 455
faut laisser aus femmes céte vaine super-
stition
super-
stitiō
de parolles) avecauec unevne espongeespōge. Voi-
la pourquoy, spongia, est unvn mot ob-
scoene en Latin: & estoit céte esponge
atachée au bout d’unvn baston, comme
tesmoigne l’histoire de celuy qu’on me-
noit pour estre presenté aus bestes de-
vant
de-
uant
le peuple, qui demanda congé d’al-
ler a ses affaires, & la n’aiant autre moienmoiē
de se tuer, il se fourra ce baston & espon-
ge
espō-
ge
dans le gosier & s’en estoufa. Ilz s’es-
suyoint le catze de laine perfumée, quandquād
ilz en avointauoint faict,
At tibi nil faciam, sed lota mentulamētula lana.
Il y avoitauoit aus carrefours a Rome des
vaisseaus & demy cuvescuues pour y aprester
a pisser aus passans.
PulsiPusi saepe lacumlacū propter se ac dolia curta
Somno deuincti credunt extollere vestemvestē

Ilz faisoint collation entre les repas. & y
avoitauoit en esté des vendeurs de nege pour
Ff 4



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456 ESSAIS DE M. DE MONTA.
refrechir le vin: & en y avoitauoit qui se ser-
voint
ser-
uoint
mesme de céte nege en hyverhyuer, ne
trouvanstrouuans pas le vin encore lors assez
froid: les grands avointauoint leurs eschançonseschançōs
& tranchans, & leurs folz pour leur don-
ner
dō-
ner
du plaisir. onE82 : onE88 . On leur servoitseruoit en hyverhyuer la
viande sur des fouyers qui se portoint
sur la table: & avointauoint des cuisines porta-
tives
porta-
tiues
, dans lesquelles tout leur serviceseruice se
trainoit apres eux.
Has vobis epulas habete lautasLAL lautjE82 E88 lauti,.
Nos offendimur ambulante coena.

Et en esté ilz faisoint souventsouuent en leurs sa-
les basses couler de l’eau fresche & claire
dans des canaus au dessous d’eus, ou il y
avoitauoit force poisson en vie que les assistansassistās
choisissoint & prenoint en la main pour
le faire aprester chacun a son goust. Car
le poisson a tousjourstousiours eu ce privilegepriuilege, com-
me
cō-
me
il a encores, que les grandsgrāds se meslentmeslēt
de le sçavoirsçauoir aprester. Car aussi en est le
goust



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LIVRE SECOND. 457
goust beaucoup plus exquis, que de la
chair, au moins pour moi. Mais en toute
sorte de magnificence, de desbauche
& d’inventionsinuentions voluptueuses, de mol-
lesse & de sumptuosité, nous y faisonsE82 E88 nous faisons a
la verité ce que nous pouvonspouuons pour les
égaler: car nostre volonté est bien aussi
gastée que la leur: mais laE82 nostre suffisance ne
les peut ègaler[sic]
E82 E88 n’y peut arriverarriuer: nos forces ne sont non
plus capables de les joindreioindre en ces par-
ties la vitieuses, qu’aux vertueuses. Car
les unesvnes & les autres partent d’unevne vi-
gueur d’esprit qui estoit sans comparaisoncōparaison
plus grandegrāde en eus qu’enē nous: & les ames
a mesure qu’elles sont moins fortes, elles
ont d’autant moins de moyen de faire
ny fort bien, ny fort mal. Le haut bout
d’entre eus c’estoit le milieu. Le devantdeuant
& derriere n’avointauoint en escrivantescriuant & par-
lant aucune signification de grandeur,
comme il se voit evidemmenteuidemment par leurs
Ff 5



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458 ESSAIS DE M. DE MONT.
escris: ilz diront Oppius & Caesar, aussi
volontiers, que Caesar & Oppius: & di-
ront moy & toy indifferemmentindifferemmēt, com-
me toy & moy. Voyla pourquoy ji’ay
autrefois remerqué en la vie de Flami-
nius de Plutarque François unvn endroit
ou il semble que l’autheur perlantparlant de la
jalousieialousie de gloire qui estoit entre les
Aetoliens & les Romains pour le gain
d’unevne bataille qu’ilz avointauoint obtenu en
communcommū face quelque pois de ce qu’aus
chansonschāsons Grecques on nommoitnōmoit les Aetho-
liens avantauant les Romains, s’il n’y a de l’am-
phibologie
ā-
phibologie
aux motz François. Les da-
mes estansestās aus estuvesestuues y recevointreceuoint quant
& quantquāt des hommeshōmes & se servointseruoint la mes-
me de leurs valets a les frotter & oindre.
Inguina succinctus nigra tibi seruus aluta
Stat quoties calidis nuda foueris aquis

Elles se saupoudroint de quelque pou-
dre pour reprimer les sueurs. lesE82 Les anciens
Gaulois,



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LIVRE PREMIER. 459
Gaulois, dict Sidonius Apollinaris, por-
toint le poil long par le devantdeuant & le der-
riere de la teste tondu, qui est céte façon
qui vient étre renouvelléerenouuellée par l’usagevsage ef-
feminé & láche de ce siecle. Les Ro-
mains payoint ce qui estoit deu aux ba-
teliers pour leur voiture des l’entrée du
bateau, ce que nous faisons apres estre
rendus a port
Dum as exigitur, dum mula ligatur
Tota abit hora.

Les femmes couchoint au lict du costé
de la ruelle. Voila pourquoy on appel-
loit Caesar spondam Regis Nicomedis:
mais il y a des livresliures entiers faicts sur cet
argument.


CHA. CINQUANTIESMECINQVANTIESME
De Democritus & Heraclitus.


LE jugementiugement est unvn utilvtil a tous subjetssubiets
& se mesle par tout. A céte cause aus
essais



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460 ESSAIS DE M. DE MONT.
essais, que jienē fay icy, ji’y employe toute
sorte d’occasion. Si c’est unvn subjetsubiet, que jeie
n’entende point, a cela mesme jeie l’essaie,
sondantsondāt le gué de bienbiē loing, & puis le trou
vant
trou
uant
trop profond pour ma taille, jeie me
tientiē a la riveriue, & ceste reconnoissance de
ne pouvoirpouuoir passer outre, c’est unvn traict
de son effect, voire de ceux, dequoy il se
vante le plus. Tantost a unvn subjectsubiect vain
& de neant ji’essaye voir s’il trouveratrouuera de
quoy luy donner corps, & dequoy l’ap-
puier & estançonner. Tantost jeie le pro-
mene a unvn subjectsubiect noble & fort tracassé,
auquel il n’a rien a trouvertrouuer de soy mes-
me, le chemin en estant si frayé & si batu
qu’il ne peut marcher que sur la piste
d’autruy. La il fait son jeuieu a trier la route
qui luy semble la meilleure, & de mille
sentiers, il dit que cetuy cy, ou celuy la a
esté le mieux choisi. Au demeurant jeie
laisse la fortune me fournir elle mes-
me les



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LIVRE PREMIER 461
me les sujectzsuiectz: d’autant qu’ilz me sont e-
galement bons. Et si n’entrepransētreprans pas de
les traiter entiers & a fons de cuvecuue. De
mille visages qu’ils ont chacun, ji’en pransprās
celuy qu’il me plait. JeIe les saisis volontiersvolōtiers
par quelque lustre extraordinaire & fan-
tasque. JI’en trieroy bien de plus riches &
plains si jiavoyauoy quelque autre fin propo-
sée que celle que ji’ay. Toute action est
propre a nous faire connoistrecōnoistre céte mes-
me ame de Caesar, qui se faict voir a or-
donner & dresser la bataille de Pharsale:
elle se fait aussi voir a dresser des parties
oysivesoysiues & amoureuses. On jugeiuge unvn che-
val
che-
ual
, non seulement a le voir manier sur
unevne carriere, mais encore a luy voir al-
ler le pas, voire & a le voir en repos a l’e-
stable. Democritus & Heraclytus ont
esté deux philosophes, desquelz le pre-
mier trouvanttrouuant vaine & ridicule l’humai-
ne condition ne sortoit guiere en pu-
blic qu’a-



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462 ESSAIS DE M. DE MONTA.
blic qu’avecauec unvn visage moqueur & riantriāt.
Heraclitus, aiant pitié & compassion de
céte mesme condition nostre, en por-
toit le visage continuellement atristé &
les yeux chargés de larmes. JI’aime
mieux la premiere humeur: non par ce
qu’il est plus plaisant de rire que de pleu-
rer, mais par ce qu’elle est plus desdai-
gneuse, & qu’elle nous acuse plus que
l’autre. Et il me semblesēble que nous ne pou-
vons
pou-
uons
jamaisiamais étre assés mesprisesmesprisez selonselō no-
stre meritémerite. La plainte & la commiserationcōmiseratiō
elles sont meslées a quelque estimation
de la chose qu’on plaint. Les choses de-
quoy on se moque, on les estime vaines
& sans pris. JeIe ne pense point qu’il y ait
tant de malheur en nous, comme il y a
de vanité, ny tanttāt de malice commecōme de so-
tise. Nous ne sommes pas tanttāt pleins de
mal, comme d’inanité. Nous ne som-
mes pas tant miserables, comme nous
sommes



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LIVRE PREMIER. 463
sommes viles. Ainsi Diogenes, qui ba-
guenaudoit a part soy roulant son ton-
neau & hochant du nez le grand A-
lexandre, nous estimant trestous des
mouches, ou des vesiesvessies pleines de vent,
il estoit bien jugeiuge plus aigre & plus pi-
quant
pi-
quāt
, & par consequent plus justeiuste a mon
humeur que Timon, celuy qui fut sur-
nommé le haisseur des hommes. Car ce
qu’on hait on le prend a coeur. Cetui ci
nous souhaitoit du mal, estoit passion-
né du desir de nostre ruine, fuioit nostre
conversationconuersation commecōme dangereuse, de mes-
chans
mes-
chās
& de nature depravéedeprauée. L’autre nous
estimoit si peu que nous ne pourrionspourriōs ny
le troubler ny l’alterer par nostre conta-
gion
cōta-
gion
. Nous laissoit de compagnie, non
pour la crainte, mais pour le desdain de
nostre commercecōmerce. Il ne nous estimoit ca-
pables ny de bien ny de mal faire. De
mesme marque fut la responcerespōce de Stati-
lius,



Fac-similé BVH

464 ESSAIS DE M. DE MONT.
lius, auquel Brutus parla pour le joindreioindre
a la conspiration contre Caesar: il trouvatrouua
l’entreprinse justeiuste, mais il ne trouvatrouua pas
les hommes dignes pour lesquelz on se
mit aucunement en peine.


CH. CINQUANTEUNIESMECINQVANTEVNIESME.
De la vanité des parolles.



UNVN rhetoricien du temps passé disoit
que son mestier estoit de choses pe-
tites les faire paroistre & trouvertrouuer gran-
des. On luy eut faict donner le foët en
Sparte, de faire profession d’unvn’art pipe-
resse & mensongere. Ceus qui masquentmasquēt
& fardent les femmes, font moins de
mal. carE82 Car c’est chose de peu de perte de ne
les voir pas en leur naturel, la ou ceus cy
font estat de tromper, non pas nos yeux,
mais nostre jugementiugement: & d’abastardir &
corrompre l’essence des choses. Les re-
publi-



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 465
publiques qui se sont maintenues en unvn
estat reglé & policé, comme la Cre-
tense ou la Lacedemonienne, elles n’ont
pas faict grand conte d’orateurs. c’estE82 C’est un vn
utilvtil inventéinuenté pour manier & agiter unevne
tourbe & unevne commune desreiglée, &
utilvtil qui ne s’emploie qu’aus estatz ma-
lades, comme la medecine. En ceus ou
le peuple, ou les ignorans, ou tous ont
tout peu, comme celuy d’Athenes, de
Rhodes & de Rome: & ou les choses
ont esté en perpetuelle tempeste, la ont
foisonné les orateurs. Et a la verité il se
void peu de personnages en ces republi-
ques la, qui se soint poussez en grandgrād cre-
dit sans le secours de l’eloquence. Pom-
peius, Caesar, Crassus, Lucullus, Lentu-
lus, Metellus ont pris de la leur plus grandgrād
appui a se monter a céte grandeur d’au-
thorité, ou ilz sont en fin arrivezarriuez: & s’en
sont aydez plus que des armes. On re
Gg



Fac-similé BVH

466 ESSAIS DE M. DE MONTA.
marque aussi que l’art d’eloquenceeloquēce a fleu-
ri le plus, lors que les affaires ont esté
en plus mauvaismauuais estat, & que l’orage des
guerres civilesciuiles les a agitez: comme unvn
champ libre & indontéindōté porte les herbes
plus gaillardes. Il semble par la que les
estatz qui dependent d’unvn monarque en
ont moins de besoin que les autres. Car
la bestise & facilité qui se trouvetrouue en la
commune, & qui la rend subjectesubiecte a e-
stre maniée & contournée par les oreil-
les au dous son de céte harmonie, sans
venir a poiser & connoitre la verité des
choses par la force de la raison, céte de-
faillance, ne se trouvetrouue pas si aiséement
en unvn seul, & est plus aisé de le garentir
par bon conseil de l’impression de cé-
te poison. On n’a pas veu sortir de Ma-
cedoine ny de Perse nul orateur de re-
nom. JI’en ay dict ce mot sur le subjectsubiect
d’unvn Italien, que jeie vien d’entretenir, qui
a servyseruy



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 467
a servyseruy le feu cardinal Carraffe de mai-
stre d’hostel jusquesiusques a sa mort. JeIe luy fai-
soy conter de sa charge: il m’a faict unvn
discours de céte science de gueule, avecauec
unevne gravitégrauité & contenance magistrale,
commecōme s’il m’eust parlé de quelque grand
point de theologie. Il m’a dechifré unevne
differance de goustz: celui qu’onō a a jeunieun,
qu’on a apres le segond & tiers serviceseruice:
les moyens tantost de luy plaire simple-
ment, tantost de l’eveillereueiller & piquer: la
police de ses sauces, premierement en
general, & puis particularisant les quali-
tez des ingrediens & leurs effectz: les
differences des salades selon leur saison,
celle qui doit estre reschaufée, celle qui
veut estre servieseruie froide, la façon de les or-
ner & embellir pour les rendre encores
plaisantes a la veüe. Apres cela il est en-
tré sur l’ordre du serviceseruice plein de mille
Gg 2



Fac-similé BVH

468 ESSAIS DE M. DE MONTA.
belles & importantes considerations. Et
tout cela enflé de riches & magnifiques
parolles, & celles mesmes qu’on em-
ploie a traiter du gouvernementgouuernement d’unvn
empire. Il m’est souvenusouuenu de mon hommehōme

Hoc salsum est, hoc adustum est, hoc lau-
tum est parum,
Illud recte, iterum sic memento, sedulo
Moneo quae possum pro mea sapientia.
Postremo tanquam in speculum, in pati-
nas Demea
Inspicere iubeo, & moneo quid facto
vsus sit.


Si est ce que les Grecs mesme louerent
grandement l’ordre & la disposition que
Paulus Aemilius observaobserua au festin qu’il
leur fit au retour de Macedoine, mais jeie
ne parle point icy des effects, jeie parle des
motz. JeIe ne sçay s’il en advientaduient aus au-
tres comme a moy: mais jeie ne me puis
garder



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LIVRE PREMIER. 479469
garder quand ji’oy noz architectes s’en-
fler de ces gros motz de pilastres, ar-
chitraves
ar-
chitraues
, cornices d’ouvrageouurage Corin-
thien & Dorique & semblables de leur
jargoniargon, que mon imagination ne se sai-
sisse incontinent du palais d’Apolidon.
Et par effet jeie trouvetrouue que ce sont les che-
tives
che-
tiues
pieces de la porte de ma cuisine.
C’est unevne piperie voisine a céte cy, d’a-
peller les offices de nostre estat par les
titres superbes des Romains, encore que
ilz n’ayent nulle ressemblance de char-
ge, & encores moins d’authorité & de
puissance. Et céte cy aussi (qui serviraseruira a
mon advisaduis unvn jouriour de tesmoignage d’u-
ne
v-
ne
singuliere vanité de nostre siecle) d’em-
ploier
ē-
ploier
vainement & sans aucune consi-
deration les surnoms les plus glorieus,
dequoi l’ancienetéācieneté ait honoré unvn ou deus
personnages en plusieurs siecles, a qui
gsit[sic] Gg 3



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470 ESSAIS DE M. DE MONTA.
bon nous semble. Platon a emporté ce
surnom de divindiuin par unvn consentement
universelvniuersel, que nul n’a essayé de luy en-
vier
en-
uier
, & les Italiens qui se vantent, &
avecquesauecques raison, d’avoirauoir commune-
ment l’esprit plus esveilléesueillé & le discours
plus sain que les autres nations de leur
temps, en viennent d’étrener l’Are-
tin. auquelE82 Auquel sauf unevne façon de parler bouf-
fie & bouillonnée de pointes, ingenieu-
ses a la verité, mais recerchées de loin &
fantasques, & outre l’eloquence en fin,
telle qu’elle puisse estre, jeie ne voy pas qu’-
il y ait rien au dessus des communs au-
theurs de son siecle: tant s’en faut qu’il
aproche de céte divinitédiuinité ancienne. Et
le surnom de grand nous l’attachons
a des princes, qui n’ont eu rien au des-
sus de la grandeur commune.
CHAP.





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LIVRE PREMIER. 471


CH. CINQUANTEDEUXIEMECINQVANTEDEVXIEME.
De la parsimonie des anciens.



ATtilius Regulus general de l’armée
Romaine en Afrique, au milieu de
sa gloire & de ses victoires contre les
Carthaginois, escrivitescriuit a la chose publi-
que qu’unvn valet de labourage qu’il avoitauoit
laissé seul au gouvernementgouuernemēt de son bien,
qui estoit en tout, sept arpensarpēs de terre, s’en
estoit enfuy ayantayāt desrobé ses utilzvtilz de la-
bourage, & demandoit congé pour s’en
retourner ◊ E82 E88 & y pourvoirpouruoir, de peur que sa
femme & ses enfans n’en eussent a souf-
frir. Le Senat pourveutpourueut a commettre unvn
autre a la conduite de ses biens, & luy
fit restablir ce qui luy avoitauoit esté desrobé,
& ordonna que sa femmefēme & enfansenfās seroint
nourris aus despens du public. Le vieus
Gg 4



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472 ESSAIS DE M. DE MONTA.
Caton revenantreuenant d’Espaigne consul ven-
dit son chevalcheual de serviceseruice pour espargner
l’argent qu’il eut cousté a le ramener par
mer en Italie. Et estant au gouvernementgouuernemēt
de Sardaigne faisoit ses visitationsvisitatiōs a pied,
n’ayant avecauec luy nulle autre suite que
d’unvn officier de la chose publique, qui le
suivoitsuiuoit, luy portant sa robe & unvn vase a
faire des sacrifices: & le plus souventsouuent il
portoit sa male luy mesme. Il se vantoit
de n’avoirauoir jamaisiamais porté robe qui eust
cousté plus de dix escuz, ny avoirauoir envoiéenuoié
au marché plus de dix solz pour unvn jouriour:
& des maisons qu’il avoitauoit aux champs,
qu’il n’en avoitauoit nulle qui fut crepie &
enduite par dehors. Scipion Aemilianus
apres deux triomphestriōphes & deux consulatz a
la en legation avecauec sept serviteursseruiteurs seule-
ment. On tient qu’Homere n’en eust
jamaisiamais qu’unvn, Platon trois, Zenon le chef
de la



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LIVRE PREMIER 473
de la secte Stoique pas unvn.


CH. CINQUANTETROISIEMECINQVANTETROISIEME
D’unvn mot de Caesar.



SI nous nous amusions par fois a nous
considerercōsiderer, & le temps que nous met-
tons a contreroller autruy & a connoi-
stre les choses qui sont hors de nous, que
nous l’amploissions a nous sonder nous
mesmes, nous sentirions aisément com-
bien toute céte nostre contexturecōtexture est ba-
stie de pieces foibles & defaillantesdefaillātes. N’est
ce pas unvn singulier tesmoignage d’im-
perfection de ne pouvoirpouuoir rassoir nostre
contentement en nulle chose, & que par
desir mesme & imagination il soit hors
de nostre puissance de choisir ce qu’il
nous faut? Dequoy porte bon tesmoi-
gnage céte grande & noble dispute qui
a tousjourstousiours esté entre les philosophes
Gg 5



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474 ESSAIS DE M. DE MONTA.
pour trouvertrouuer le souverainsouuerain bien de l’hom
me, & qui dure encore & durera eter-
nellement
eter-
nellemēt
sans resolution & sans accord.
Quoy que ce soit qui tombe en nostre
connoissance & jouissanceiouissance, nous sentonssentōs
qu’il ne nous satisfaict pas, & allons
beant apres les choses avenir & inco-
nues, d’autant que les presentes ne nous
soulent pas. Non pas a mon advisaduis qu’el-
les n’ayent assez dequoy nous souler:
mais c’est que nous les saisissons d’unevne
prise malade & desreglée: nostre goust
est irresolu & incertain: il ne sçait rien te-
nir ny rien jouiriouir de bonne façon. L’hom-
me
hō-
me
, estimant que ce soit le vice des choses,
il se remplitrēplit & se plaitE82 paitE88 paist d’autres choses qu’il
ne sçait point & qu’il ne cognoit point,
ou il applique ses desirs & ses esperan-
ces: les prend en honneur & reverancereuerance,
comme dict Caesar, Communi fit vitio
naturae, vt inuisis, latitantibus atque in-



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LIVRE PREMIER 475
cognitis rebus magis confidamus, ve-
hementiusque exterreamur
. Il se faict
par unvn vice ordinaire de nature, que
nous ayons & plus de fiance & plus de
crainte des choses que nous n’avonsauons pas
veu & qui sont cachées & inconnues.


CH. CINQUANTEQUATRIEMECINQVANTEQVATRIEME
Des vaines subtilitez.



IL est de ces subtilitez frivolesfriuoles & vai-
nes, par le moyen desquelles les hom-
mes cerchent quelque fois de la recom-
mandation: comme les poëtes qui font
des ouvragesouurages entiers de vers commen-
çans par unevne mesme lettre. Nous voionsvoiōs
des oeufz, des boules, des aisles, des ha-
ches façonnéesfaçōnées ancienementancienemēt par les Grecs
avecauec la mesure de leurs vers en les alon-
geant
alon-
geāt
ou accoursissant: en maniere qu’ilz
viennent a representer telle ou telle fi-
gure



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476 ESSAIS DE M. DE MONTA.
gure. Telle estoit la science de celuy, qui
s’amusa a conter en combien de sortes
se pouvointpouuoint renger les lettres de l’alpha-
bet, & y en trouvatrouua ce nombre incroya-
ble, qui se void dans Plutarque. JeIe trou-
ve
trou-
ue
bonne l’opinion de celuy, a qui on
presenta unvn homme apris a jetterietter de la
main unvn grain de mil avecauec telle indu-
strie, que sans faillir il le passoit tousjourstousiours
dans le trou d’unevne esguille: & luy de-
manda lon apres quelque present pour
loyer d’unevne si rare suffisance: sur quoy il
ordonna bien plaisamment & justementiustemēt
a mon advisaduis, qu’on fit donner a cet ou-
vrier
ou-
urier
deux ou trois minotz de mil, afin
qu’unevne si belle art ne demeurast sans ex-
ercice. C’est unvn tesmoignage de la foi-
blesse de nostre jugementiugement de recomman-
der
recommā-
der
les choses par la rarité ou nouvelle-
nouuelle-
, ou encore par la difficulté, si la bonté
& utivti-



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LIVRE PREMIER. 477
& utilitévtilité n’y sont joinctesioinctes. Nous venons
presentement de nous joüerioüer chez moy,
a qui pourroit trouvertrouuer plus de choses
qui se tiennent par les deux boutz extre-
mes, comme, Sire, c’est unvn titre qui se don-
ne
dō-
ne
a la plus eslevéeesleuée personne de nostre
estat, qui est le Roy, & se donne aussi au
vulgaire, comme aux marchans, & ne
touche point ceux d’entreētre deus. Les fem-
mes de qualité on les nommenōme Dames, les
moyennesmoyēnes Damoiselles, & Dames enco-
re celles de la plus basse marche. Demo-
critus disoit, que les dieus & les bestes
avointauoint les sentimens plus aiguz que les
hommes, qui sont au moyen estage. Les
Romains portoint mesmes acoutremensacoutremēsLAL E82 E88 mesme acoutrement
les joursiours de deuil & les joursiours de feste. Il
est certain que la peur extreme, & l’ex-
treme ardeur de courage troublent es-
galement le ventre & le laschent. La foi-
blesse



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478 ESSAIS DE M. DE MONT.
blesse qui nous vient de froideur & des-
goutement aux exercices de Venus, el-
le nous vient aussi d’unvn appetit trop ve-
hement
ve-
hemēt
& d’unevne chaleur desreglée. L’ex-
treme froideur & l’extreme chaleur cui-
sent & rotissent. Aristote dict que les
cueus[sic] de plomplomb se fondent & coulent de
froid & de la rigueur de l’hyverhyuer, comme
d’unevne chaleur vehementevehemēte. La bestise & la
sagesse se rencontrent en mesme point
de goust & de resolution a la souffrance
des accidensaccidēs humains. Les sages gourman
dent
gourmā
dent
& commandent le mal, & les au-
tres l’ignorent. Ceus cy sont, par manie-
re de dire, au deça des accidens: les
autres au dela, lesquels apres en avoirauoir
bien poisé & consideré les qualitez, les
avoirauoir mesurez & jugeziugez telz qu’ilz sont,
ils s’eslancenteslancēt au dessus par force d’unvn vi-
goreus courage. Ilz les desdaignent &
foulent



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LIVRE PREMIER. 479
foulentfoulēt aus pieds, ayant unevne ame forte &
solide: contrecōtre laquelle les traitz de la fortu
ne venant a donnerdōner, il est force qu’ils reja-
lissent
reia-
lissent
& s’emoussent trouvanttrouuāt unvn corps,
dans lequel ilz ne peuventpeuuent faire impres-
sion. L’ordinaire & moyenne condition
des hommes loge entre ces deux extre-
mitez, qui est de ceux qui aperçoiventaperçoiuent
les maux, les goustent, & ne les peuventpeuuent
supporter. L’enfanceēfance & la decrepitude se
rencontrent en imbecilité de cerveaucerueau.
L’avariceauarice & la profusion en pareil desir
d’attirer & d’acquerir. Mais par ce que
apres que le pas a esté ouvertouuert a l’esprit,
ji’ay trouvétrouué, comme il advientaduient ordinaire-
ment, que nous avionsauions pris pour unvn ex-
ercice malaisé & d’unvn rare subjectsubiect, ce
qui ne l’est aucunement, & qu’apres que
nostre inventioninuention a esté eschaufée, elle
descouvredescouure unvn nombre iufinyinfini de pareilz
exemples



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480 ESSAIS DE M. DE MONT.
exemples, jeie n’en adjouterayadiouteray que cetuy
cy: que si ces essais estoint dignes qu’on
en jugeatiugeat, il en pourroit adveniraduenir a mon
advisaduis, qu’ilz ne plairoint guiere aus es-
pritz grossiers & ignorans, ny guiere
aus delicatz & savanssauans
E82 communs & vulgaires, ni guiere aux singuliers & excellens. Ceux la ny enten-
droint pas assez, ceux cy y entendroint
trop. ◊ LAL Ilz trouveroienttrouueroient place entre ces deux extremités.◊ E82 E88 Ils pouroint vivoterviuoter en la moyenne region.


CH. CINQUANTECINQUIEMECINQVANTECINQVIEME
Des senteurs.



IL se dict d’aucuns, comme d’Alexan-
dre
Alexā-
dre
le grand, que leur sueur espandoit
unevne odeur soefvesoefue par quelque rare &
extraordinaire complexioncomplexiō: dequoy Plu-
tarque & autres recerchentrecerchēt la cause. Mais
la commune façon des corps est au con-
traire
cō-
traire
, & la meilleure condition qui soit
en cela, c’est de ne sentir a rien de mau-
vais
mau-
uais
. Et la douceur mesmes des halaines
les plus



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LIVRE PREMIER. 481
les plus pures elle n’a rien de plus excel-
lent que d’estre simple & sans aucune o-
deur, qui nous offence, comme sont
celles des enfans bien sains. Voila pour-
quoy dict Plaute,
Mulier tum bene olet, vbi nihil olet.
La plus parfaicte senteur d’unevne femme
c’est ne sentir a rien. Et les bonnes sen-
teurs estrangieres, on a raison de les te-
nir pour suspectes a ceus qui s’en serventseruēt,
& d’estimer qu’elles soient emploiées
pour couvrircouurir quelque defaut naturel de
ce costé la. D’ou naissent ces rencontresrencōtres
des poëtes anciens, c’est puir que de
sentir a bon
Rides nos Coracine nil olentes.
Malo quam bene olere, nil olere
. Et
ailleurs
Posthume non bene olet, qui henebene sem-
per olet.


Hh




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482 ESSAIS DE M. DE MONT.


CH. CINQUANTESIXIESMECINQVANTESIXIESME.
Des prieres.



◊ E82-297
JEIE propose icy des fantasies informes & ir-
resolues, comme font ceux qui publient des
questions doubteuses a debattre aus escoles,
non pour establir la verite, mais pour la cher-
cher: & les soubmetz au jugementiugement de ceux, a qui
il touche de regler non seulement mes actions
& mes escris, mais encore les pensées. Esga-
lement m’en sera acceptable & utilevtile la condem-
nation, comme l’approbation. Et pourtant me
remettant tousjourstousiours a l’authorité de leur cen-
sure, qui peut tout sur moy, jeie me mesle ainsin
temerairement a toute sorte de propos, comme
icy:
JEIE ne sçay si jeie me trompe: mais puis
que par unevne faveurfaueur particuliere de la
bonté divinediuine, certaine façon de priere
nous a esté prescripte & dictée mot a
mot par la bouche de Dieu, il m’a tous-
jours
tous-
iours
semblé que nous en devionsdeuiōs avoirauoir
l’usagevsage plus ordinaire que nous n’avonsauōs:
& si ji’en estoy creu a l’entréeētrée & a l’issue de
nos tables, a nostre leverleuer & coucher, & a
toutes actionsactiōs particulieres, ausquelles on
a accoustumé de mesler des prieres, jeie
voudroy que ce fut le seul patenostre que
les Chrestiens y emploiassent. L’Eglise
peut estendreestēdre & diversifierdiuersifier les prieres selonselō
le besoin de nótre instruction, car jeie sçai
bien, que c’est tousjourstousiours mesme substancesubstāce &
mesme chose: mais on devoitdeuoit donner a
celle la ce privilegepriuilege que le peuple l’eut conticōti-
nuelle-



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LIVRE PREMIER. 483
nuellementnuellemēt en la bouche: car il est certain
qu’elle dit tout ce qui nous sert, & qu’el-
le est trespropre a toutes occasions. JIa-
voy
a-
uoy
presentementpresentemēt en la pensée, d’ou nous
venoit cet’erreur de recourir a Dieu en
tous nos desseins & entreprinses. Il est
bien nostre seul & uniquevnique protecteur,
mais encore qu’il daigne nous honorer
de céte douce aliance paternelle, il est
pourtantpourtāt autant justeiuste, commecōme il est bon: &
nous favorisefauorise selonselō la raison de sa justiceiustice,
non selon nos inclinations & volontez.
Sa justiceiustice & sa puissance sont insepara-
bles. Pour neant implorons nous sa for-
ce en unevne mauvaisemauuaise cause. Il faut avoirauoir
l’ame nette au moins en ce tempstēps la, au-
quel nous le prions, & deschargée des
passions vitieuses: autrement nous luy
presentons nous mesmes les verges,
dequoy nous chastier. Au lieu de ra-
biller nostre faute, nous la redoublons
Hh 2



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484 ESSAIS DE M. DE MONT.
presentans a celuy, a qui nous avonsauons a
demander pardon, unevne affection plei-
ne d’irreveranceirreuerāce & de haine. Voila pour-
quoy jeie ne loüe pas volontiers ceux,
que jeie voy prier Dieu plus souventsouuent &
plus ordinairement, si les actions voisi-
nes de la priere ne me tesmoignent
quelque amendement & reformation.
Nous prions par usagevsage & par coustu-
me: ou pour mieus dire, nous lisons ou
prononçons nos prieres: ce n’est en
fin, que contenance. Ce n’est pas sans
grande raison, ce me semble, que l’Egli-
se catholique défend l’usagevsage promiscue,
temeraire & indiscret des sainctes & di-
vines
di-
uines
chansons, que le sainct esprit a
dicté en DavidDauid. Il ne faut mesler Dieu
en noz actions qu’avecqueauecque reverencereuerence
& attention pleine d’honneur & de
respect. Céte vois est trop divinediuine, pour
n’avoirauoir autre usagevsage que d’exercer les
poul-



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LIVRE SECOND. 485
poulmons & plaire a nos oreilles. C’est
de la consciencecōsciēce qu’elle doit estre produi-
cte, & non pas de la langue. Ce n’est pas
raison qu’onō permette qu’unvn garson de
boutique parmy sesE82 cesE88 ses vains & frivolesfriuoles
pensemenspēsemens s’en entretienneentretiēne & s’en joueioue.
On m’a dict que ceux mesmes, qui ne
sont pas de nostre advisaduis en cela, defan-
dent pourtantpourtāt entre eux l’usagevsage du nom
de Dieu, en leurs propos communscōmuns. Ilz ne
veulentveulēt pas qu’on s’en serveserue par unevne ma-
niere d’interjectioninteriection, ou d’exclamation,
ny pour tesmoignage, ny pour compa-
raison. en quoy jeie trouvetrouue qu’ilz ont rai-
son. Et en quelque maniere que ce soit,
que nous appellons Dieu a nostre com-
merce
cō-
merce
& societé, il faut que ce soit serieu-
sement & religieusement. Il y a, ce me
semble, en Xenophon unvn tel discours,
ou il montre que nous devonsdeuons plus rare
ment prier Dieu: d’autant qu’il n’est pas
Hh 3



Fac-similé BVH

488486 ESSAIS DE M. DE MONTA.
aisé, que nous puissions si souvantsouuant remet
tre nostre ame en céte assiete reglée, re-
formée, & devotieusedeuotieuse, ou il faut qu’elle
soit pour ce faire: autrement nos prieres
ne sont pas seulementseulemēt vaines & inutiles,
mais vitieuses & detestables. Pardonne
nous, disons nous, comme nous par-
donnons a ceux qui nous ont offencez.
Que disons nous par la, sinon que nous
luy offrons nostre ame exempte de ven-
geance
vē-
geance
& de rancune? Toutefois jeie voi
qu’en nos vices mesmes nous appellonsappellōs
Dieu a nostre aide & au complotcōplot de nos
fautes. L’avaricieusauaricieus le prie pour la con-
servation
con-
seruation
vaine & superflue de ses tre-
sors: l’ambitieux pour ses victoires & con-
duite
cō-
duite
de sa fortune, le voleur l’emploie
a son ayde, pour franchir le hazart & les
difficultez, qui s’oposent a l’execution
de ses meschantes entreprinses, ou le re-
mercie de l’aisance qu’il a trouvétrouué a des-
gosiller unvn passant. La Roine de NavarreNauarre



Fac-similé BVH

LIVRE SECOND. 487
Marguerite recite d’unvn jeuneieune prince, &
encore qu’elle ne le nommenōme pas, sa grandeurgrādeur
l’a rendurēdu assez connoissablecōnoissable, qu’alant a unevne
assignationassignatiō amoureuse & coucher avecauec la
femmefēme d’unvn advocataduocat de Paris, son chemin
s’adonnant au traverstrauers d’unevne Eglise, qu’ilil
ne passoit jamaisiamais en ce lieu saint alant ou
retournantretournāt de son entreprinse, qu’il ne fit
ses prieres & oraisons. JeIe vous laisse a pen-
ser
pē-
ser
l’ame pleine de ce beau desir, a quoy
il emploioit la faveurfaueur divinediuine. Toutesfois
elle alegue cela pour unvn tesmoignage
de singuliere devotiondeuotiō. Mais ce n’est pas
par céte preuvepreuue seulementseulemēt qu’onō pourroit
verifier que les femmes ne sont guiere
propres a traiter les mysteres de la theo-
logie. UneVne vraye priere, & unevne religieu-
se reconciliation de nous a Dieu, elle ne
peut tumbertūber en unevne ame impure & submi
se lors mesmes a la domination de SatanSatā.
Celuy qui appelle Dieu a son assistanceassistāce pen- Hh 4



Fac-similé BVH

488 ESSAIS DE M. DE MONTA.
dant qu’il est dans le train du vice, il faict
comme le coupeur de bourse, qui appel
leroit la justiceiustice a son aide, ou commecōme ceux
qui produissent le nom de Dieu en tes-
moing
E82 en tesmoignage de mensonge. Il est peu d’hom-
mes qui osassent mettre en evidanceeuidance &
presenter en public les requestes, & prie-
res secretes qu’ilz font a Dieu.

Haud cuiuis promptum est murmurque
humilesque susurros,
Tollere de templistēplis & aperto viuere voto.


Voila pourquoy les Pythagoriens vou-
loint que les prieres qu’onō faisoit a Dieu,
fussent publiques & ouyes d’unvn chacun:
afin qu’on ne le requit pas de chose in-
decente & injusteiniuste, comme faisoit celuy
la,

Clare cum dixi Appollo
Labra mouet metuens audiri: pulchra
Lauerna
Da mihi fallere, da iustum sanctumque
videri



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 489
videri,
Noctem peccatis, & fraudibus obijce
nubem.


Il semble a la verité que nous nous ser-
vons
ser-
uons
de nos prieres, comme ceux qui
emploient les paroles sainctes & divi-
nes
diui-
nes
a des sorceleries & effectz magi-
ciens, & que nous facions nostre conte
que ce soit de la contexturecōtexture, ou son, ou suite
des mots que depende leur effect. Car
aiant l’ame pleine de concupiscencecōcupiscence, non
touchée de repentancerepentāce, ni d’aucune nou-
velle
nou-
uelle
reconciliation enversenuers Dieu, nous
luy alons presenter ces paroles que la
memoire preste a nostre langue: & es-
perons en tirer unevne expiation generale
de nos fautes. Il n’est rien si aisé, si dous,
& si favorablefauorable que la loi divinediuine, elle nous
appelle a soy, ainsi fautiers & detestables
comme nous sommes. Elle nous tend
les bras & nous reçoit en son girongirō, pour
Hh 5



Fac-similé BVH

490 ESSAIS DE M. DE MONTA.
vilains, ordz & bourbeus que nous
soyons, & que nous ayons a estre a l’ad-
venir
ad-
uenir
. Mais encore en recompense la
faut il regarder de bon oeil, encore
faut il recevoirreceuoir ce pardon avecauec action
de graces: & au moins pour cet instant
que nous nous adressons a elle, avoirauoir l’a-
me desplaisante de ses fautes & enne-
mie des concupiscences, qui nous ont
poussez a l’offencer.


CH. CINQUANTESETIESMECINQVANTESETIESME.
De l’aage.



JEIE ne puis recevoirreceuoir la façon dequoy
nous establissons la durée de nostre
vie. JeIe voy que les sages l’accoursissent
bien fort au pris de la commune opinionopiniō.
Comment, dict le jeuneieune Caton, a ceux
qui le veulentLAL vouloientE82 vouloint empescher de se tuer, suis
ji’a céte heure en aage ou on me puisse
reprocher d’abandonnerabandōner trop tost la vie?
Si n’a-



Fac-similé BVH

LIVRE PREMIER. 491
Si n’avoitauoit il que quarante huict ans. Il e-
stimoit cet aage la bien meur & bien a-
vancé
a-
uancé
, considerant combien peu d’hom-
mes
hō-
mes
y arriventarriuent. Et ceux qui se consolent
en ce que jeie ne sçay quel cours qu’ils
nommentnommēt naturel promet quelques an-
néees
an
nées
au dela, ilz le pourroint faire, s’ilz
avointauoint privilegepriuilege qui les exemptat d’unvn si
grand nombre d’accidens ausquelz cha
cun de nous est en bute par unevne natu-
relle subjectionsubiection, qui peuventpeuuent interrom-
pre ce cours qu’ilz se promettent. Quel-
le resverieresuerie est ce de s’atendre de mourir
d’unevne defaillance de forces, que l’extre-
me veillesseE82 vieillesse apporte, & de se proposer
ce but a nostre durée, veu que c’est la
façon de mort la plus rare de toutes, &
la moins en usagevsage. Nous l’appellonsappellōs seu-
le naturelle, commecōme si c’estoit contrecōtre natu-
re de voir unvn homme se rompre le col
d’unevne cheute, s’estoufer d’unvn naufrage,
se lais-



Fac-similé BVH

492 ESSAIS DE M. DE MONT.
se laisser surprendre a la peste ou a unvn
pleuresi, & comme si nostre condition
ordinaire ne nous presentoit point a tous
ces inconveniensinconueniens. Ne nous flatonsflatōs point
de ces beaus mots: on doit a l’aventureauenture
appeller plus tost naturel ce qui est ge-
neral, commun, & universelvniuersel. Mourir de
vieillesse c’est unevne mort rare, singuliere
& extraordinaire, & d’autant moins na-
turelle que les autres, c’est la derniere &
extreme sorte de mourir: plus elle est es-
loignée de nous, d’autant est elle moins
esperable: c’est bien la borne, au dela de
laquelle nous n’yrons pas, & que la loy
de nature a prescript pour n’estre point
outre-passée. Mais c’est unvn siensiē rare privi-
lege
priui-
lege
de nous faire durer jusquesiusques la. C’est
unevne exemptionexemptiō qu’elle donne par faveurfaueur
particuliere a unvn seul en l’espace de deus
ou trois siecles, le deschargeant des tra-
verses
tra-
uerses
& difficultez qu’elle a jettéietté entre-
deus



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LIVRE PREMIER. 493
deus en céte longue carriere: Par ainsi
mon opinionopiniō est de regarder que l’aage
auquel nous sommes arrivezarriuez, c’est unvn
aage auquel peu de gens arriventarriuent. Puis
que d’unvn train ordinaire les hommes ne
viennent pas jusquesiusques la, c’est signe que
nous sommes bien avantauant. Et puis que
nous avonsauons passé les limites accoustu-
mez, qui est la vraye mesure de nostre
vie, nous ne devonsdeuons esperer d’aller guie-
re outre. Ayant eschapé tant d’occasionsoccasiōs
de mourir, ou nous voyonsvoyōs trebucher le
monde, nous devonsdeuons recognoitre qu’-
unevne fortune extraordinaire comme cel-
le la qui nous maintient, & hors de l’usa-
ge
vsa-
ge
commun, ne nous doit guiere durer.
C’est unvn vice des lois mesme d’avoirauoir
céte fauce imagination: elles ne veulent
pas qu’unvn homme soit capable du ma-
niment
ma-
nimēt
de ses biens qu’il n’ayt vingt cinq
ans: & a peine conserveraconseruera il jusquesiusques lors
le mani-



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494 ESSAIS DE M. DE MONTA.
le maniment de sa vie. Auguste retran-
cha cinq ans des anciennes ordonnan-
ces Romaines, & declaira qu’il suffisoit
a ceux qui prenoint charge de judicatu-
re
iudicatu-
re
d’avoirauoir trante ans. ServiusSeruius Tullius dis-
pensa
dis-
pēsa
les chevalierscheualiers qui avointauoint passé qua-
rante sept ans des courvéescouruées de la guerre.
Auguste les remit a quarantequarāte cinq. De ren-
voyer
rē-
uoyer
les hommes au sejourseiour avantauant cin-
quante cinq ou soixante ans, il me sem-
ble n’y avoirauoir pas grande apparence. JeIe
serois d’advisaduis qu’on estandit nostre va-
cation & occupation autantautāt qu’on pour-
roit pour la commodité publique. Mais
jeie trouvetrouue la faute en l’autre costé de ne
nous y embesoigner pas assez tost. Ce-
tuy cy avoitauoit esté jugeiuge universelvniuersel du mon-
de
mō-
de
a dixneuf ans, & veut que pour jugeriuger
de la place d’unevne goutiere on en ait tran-
te
trā-
te
. Quand a moy ji’estime que nos ames
sont dénoüées a vingt ans, ce qu’elles le
doiventdoiuent



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LIVRE PREMIER. 495
doiventdoiuent
E82 elles doiventdoiuent estre: & qu’elles peuventpeuuent tout
ce qu’elles pourront jamaisiamais. JamaisIamais a-
me qui n’ait donné en céte aage la
preuvepreuue plusE82 bien evidente euidente & certaine de sa
force & valeur, ne la donna dépuis.
Les qualitez & vertus naturelles pro-
duisent dans ce terme la ou jamaisiamais, ce
qu’elles ont de vigoreus & de beau.
De toutes les belles actions humaines
qui sont venues a ma cognoissance, de
quelque sorte qu’elles soint, jeie pense-
rois en avoirauoir plus grande part, a nom-
brer celles qui ont esté produites & aus
siecles anciens & au nostre, avantauant l’aa-
ge de trente ans, que celles qui l’ont
esté apres. Quant a moy jeie tiens pour
certain que dépuis cet’aage la & mon
esprit & mon corps ont plus diminué
qu’augmanté, & plus reculé que avan-
auan-
: il est possible qu’a ceux qui emploient
bien le temps, la science & l’experian-
ce crois-



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496 ESSAIS DE M. DE MONTA.
ce croissent avecauec la vie: mais la vivacitéviuacité,
la promptitude, la fermeté & autres par-
ties bien plus nostres, plus importantes
& essentieles se fanissent & s’alanguisentalāguisent.
JeIe me pleins donc des lois, non pas de-
quoi elles nous laissent trop long temps
a la besoigne, mais dequoy elles nous
employent trop tard. Il me semble que
considerant la foiblesse de nostre vie, &
a combien d’escueilz ordinaires & na-
turelz elle est opposée, on n’en devroitdeuroit
pas faire si grande part a la naissance, a
l’oisivetéoisiueté & a l’aprentissage.

Fin du premier livreliure.

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Première publication : 18/04/2016