Oeuvres, Lyon, 1555

Courtesy of Gallica
EUVRESEVVRES


DE
LOUISE LABÉLOVÏZE LABE'
LIONNOIZE.



A LION
PAR JEAN DE TOURNESIAN DE TOVRNES .

M.D.LV.

AvecAuec PrivilegePriuilege du Roy.

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Centre d'Études Supérieures de la Renaissance
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Première publication : 23/07/2009
Dernière mise à jour : 19/03/2014





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3


A M. C. D. B. L.Mademoiselle Clémence de Bourges Lyonnaise


ESTANT le tems venu, Ma-
damoiselle, que les severes
loix des hommes n’empes-
chent plus les femmes de
s’apliquer aus sciences &
disciplines: il me semble
que celles qui ont la commodité, doivent
employer cette honneste liberté que notre
sexe ha autre fois tant desiree, à icelles apren-
dre: & montrer aus hommes le tort qu’ils nous
faisoient en nous privant du bien & de l’hon
neur qui nous en pouvoit venir: Et si quel-
cune parvient en tel degré, que de pouvoir
mettre ses concepcions par escrit, le faire
songneusement & non dédaigner la gloire,
& s’en parer plustot que de chaines, anneaus,
& somptueus habits: lesquels ne pouvons
vrayement estimer notres, que par usage.
Mais l’honneur que la science nous procu- a 2 rera,



4
rera, sera entierement notre: & ne nous
pourra estre oté, ne par finesse de larron, ne
force d’ennemis, ne longueur du tems.
Si j’eusse esté tant favorisee des Cieus, que d’a-
voir l’esprit grand assez pour comprendre ce
dont il ha ù envie, je servirois en cet endroit
plus d’exemple que d’amonicion. Mais ayant
passé partie de ma jeunesse à l’exercice de la
Musique, & ce qui m’a resté de tems l’ayant
trouvé court pour la rudesse de mon enten-
dement, & ne pouvant de moymesme satis-
faire au bon vouloir que je porte à notre se-
xe, de le voir non en beauté seulement, mais
en science & vertu passer ou egaler les hom-
mes: je ne puis faire autre chose que prier
les vertueuses Dames d’eslever un peu leurs
esprits par dessus leurs quenoilles & fuseaus,
& s’employer à faire entendre au monde
que si nous ne sommes faites pour comman
der, si ne devons nous estre desdaignees pour
compagnes tant es afaires domestiques que
publiques, de ceus qui gouvernent & se font
obeïr. Et outre la reputacion que notre sexe
en recevra nous aurons valù au publiq, que
les hommes mettront plus de peine & d’e-
stude aus sciences vertueuses, de peur qu’ils n’ayent



5
n’ayent honte de voir preceder celles, des-
quelles ils ont pretendu estre tousjours supe-
rieurs quasi en tout. Pource, nous faut il ani-
mer l’une l’autre à si louable entreprise: De
laquelle ne devez eslongner ny espargner
votre esprit, jà de plusieurs & diverses graces
acompagné: ny votre jeunesse, & autres fa-
veurs de fortune, pour aquerir cet honneur
que les lettres & sciences ont acoutumé por-
ter aus personnes qui les suyvent. S’il y ha
quelque chose recommandable apres la gloi-
re et l’honneur, le plaisir que l’estude des let-
tres ha acoutumé donner nous y doit cha-
cune inciter: qui est autre que les autres re-
creacions: desquelles quand on en ha pris
tant que lon veut, on ne se peut vanter d’au-
tre chose, que d’avoir passé le tems. Mais
celle de l’estude laisse un contentement de
soy, qui nous demeure plus longuement:
Car le passé nous resjouit, & sert plus que le
present: mais les plaisirs des sentimens se per-
dent incontinent, & ne reviennent jamais,
& en est quelquefois la memoire autant fa-
cheuse, comme les actes ont esté delectables.
Davantage les autres voluptez sont telles,
que quelque souvenir qui en vienne, si ne a 3 nous



6
nous peut il remettre en telle disposicion
que nous estions: & quelque imaginacion
forte que nous imprimions en la teste, si
connoissons nous bien que ce n’est qu’une
ombre du passé qui nous abuse & trompe.
Mais quand il avient que mettons par escrit
nos concepcions, combien que puis apres
notre cerveau coure par une infinité d’afai-
res & incessamment remue, si est ce que long
tems apres reprenans nos escrits, nous reve-
nons au mesme point, & à la mesme disposi-
cion ou nous estions. Lors nous redouble
notre aise, car nous retrouvons le plaisir passé
qu’avons ù ou en la matiere dont escrivions,
ou en l’intelligence des sciences ou lors estions
adonnez. Et outre ce, le jugement que font
nos secondes concepcions des premieres,
nous rend un singulier contentement. Ces
deus biens qui proviennent d’escrire vous y
doivent inciter, estant asseuree que le pre-
mier ne faudra d’acompagner vos escrits, com-
me il fait tous vos autres actes & façons de
vivre. Le second sera en vous de le prendre,
ou ne l’avoir point: ainsi que ce dont vous
escrivez vous contentera. Quant à moy tant
en escrivant premierement ces jeunesses que en les



7
en les revoyant depuis, je n’y cherchois au-
tre chose qu’un honneste passetems & moyen
de fuir oisiveté: & n’avois point intencion
que personne que moy les dust jamais voir.
Mais depuis que quelcuns de mes amis ont
trouvé moyen de les lire sans que j’en susse
rien, & que (ainsi comme aisément nous
croyons ceus qui nous louent) ils m’ont fait
à croire que les devois mettre en lumiere: je
ne les ay osé esconduire, les menassant ce
pendant de leur faire boire la moitié de la
honte qui en proviendroit. Et pource que
les femmes ne se montrent volontiers en pu-
bliq seules, je vous ay choisie pour me servir
de guide, vous dediant ce petit euvre, que ne
vous envoye à autre fin que pour vous acer-
tener du bon vouloir lequel de long tems je
vous porte, & vous inciter & faire venir en-
vie en voyant ce mien euvre rude & mal
bati, d’en mettre en lumiere un autre qui
soit mieus limé & de meilleure grace.
Dieu vous maintienne en santé.
De Lion ce 24. Juillet
1555.
Vostre humble amie Louïze Labé.

a 4




[8] [page blanche]



9


DEBAT DE Folie
ET D'AMOUR,
PAR
LOUÏSE LABÉ
LIONNOIZE.


ARGUMENT.


JUPITER faisoit un grand festin, ou estoit comman-
dé à tous les Dieus se trouver. Amour & Folie arrivent
en mesme instant sur la porte du Palais: laquelle estant jà
fermee, & n’ayant que le guichet ouvert, Folie voyant
Amour jà prest à mettre un pied dedens, s’avance &
passe la premiere. Amour se voyant poussé, entre en co-
lere: Folie soutient lui apartenir de passer devant. Ils
entrent en dispute sur leurs puissances, dinitez & pré-
seances. Amour ne la pouvant veincre de paroles, met
la main à son arc, & lui lasche une flesche, mais en vain:
pource que Folie soudein se rend invisible: & se voulant
venger, óte les yeus à Amour. Et pour couvrir le lieu
ou ils estoient, lui mit un bandeau, fait de tel artifice,
qu’impossible est lui óter. Venus se pleint de Folie, Jupi-
ter veut entendre leur diferent. Apolon & Mercure de-
batent le droit de l’une & l’autre partie. Jupiter les ayant
longuement ouiz, en demande l’opinion aus Dieus: puis
prononce sa sentence.

a 5



[10]



Les Personnes


FOLIE, AMOUR,


VENUS, JUPITER,


APOLON, MERCURE.




DISCOURS I.



FOLIE.


A Ce que je voy, je seray la
derniere au festin de Jupi-
ter, ou je croy que lon m’at-
ent. Mais je voy, ce me
semble, le fils de Venus, qui
y va aussi tart que moy. Il
faut que je le passe: à fin que lon ne m’a-
pelle tardive & paresseuse.


AMOUR Qui est cette fole qui me pous-
se si rudement? quelle grande háte la presse?
si je t’usse aperçue, je t’usse bien gardé de
passer.

FOLIE Tu ne m’usses pù empescher,
estant si jeune & foible. Mais à Dieu te com-
mand’, je vois devant dire que tu viens tout
à loisir.

AM. AMOUR Il n’en ira pas ainsi: car avant que tu m’escha



DE FOLIE ET D’AMOUR 11
m’eschapes, je te donneray à connoitre que
tu ne te dois atacher à moy.

FOL. FOLIE Laisse moy aller, ne m’arreste point:
car ce te sera honte de quereler avec une
femme. Et si tu m’eschaufes une fois, tu
n’auras du meilleur.

AM. AMOUR Quelles menasses sont ce cy? je n’ay
trouvé encore personne qui m’ait menassé
que cette fole.

FOL. FOLIE Tu montres bien ton indiscrecion,
de prendre en mal ce que je t’ay fait par jeu:
& te mesconnois bien toymesme, trouvant
mauvais que je pense avoir du meilleur si tu
t’adresses à moy. Ne vois tu pas que tu n’es
qu’un jeune garsonneau? de si foible taille
que quand j’aurois un bras lié, si ne te crein-
drois je gueres.

AM. AMOUR Me connois tu bien?

FOL. FOLIE Tu es Amour, fils de Venus.

AM. AMOUR Comment donques fais tu tant la
brave aupres de moy, qui, quelque petit que
tu me voyes, suis le plus creint & redouté
entre les Dieus & les hommes? & toy fem-
me inconnue, oses tu te faire plus grande
que moy? ta jeunesse, ton sexe, ta façon de
faire te dementent assez: mais plus ton igno- rance,



12 DEBAT
rance, qui ne te permet connoitre le grand
degré que je tiens.

FOL. FOLIE Tu trionfes de dire. Ce n’est à moy
à qui tu dois vendre tes coquilles. Mais di
moy, quel est ce grand pouvoir dont tu te
vantes?

AM. AMOUR Le ciel & la terre en rendent témoi-
gnage. Il n’y ha lieu ou n’aye laissé quelque
trofee. Regarde au ciel tous les sieges des
Dieus, & t’interrogue si quelcun d’entre eus
s’est pù eschaper de mes mains. Commence
au vieil Saturne, Jupiter, Mars, Apolon, &
finiz aus Demidieus, Satires, Faunes & Sil-
vains. Et n’auront honte les Deesses d’en
confesser quelque chose. & ne m’a Pallas es-
poventé de son bouclier: mais ne l’ay voulu
interrompre de ses sutils ouvrages, ou jour
et nuit elle s’employe. Baisse toy en terre, &
di si tu trouveras gens de marque, qui ne
soient ou ayent esté des miens. Voy en la
furieuse mer, Neptune & ses Tritons, me
prestans obeïssance. Penses tu que les infer-
naus s’en exemptent? ne les áy je fait sortir
de leurs abimes, & venir espoventer les hu-
mains, & ravir les filles à leurs meres: quel-
ques juges qu’ils soient de tels forfaits & transg



DE FOLIE ET D’AMOUR 13
transgressions faites contre les loix? Et à fin
que tu ne doutes avec quelles armes je fay
tant de prouesses, voila mon Arc seul &
mes flesches, qui m’ont fait toutes ces con-
questes. Je n’ay besoin de Vulcan qui me
forge de foudres, armet, escu, & glaive. Je ne
suis acompagné de Furies, Harpies & tour-
menteurs de monde, pour me faire creindre
avant le combat. Je n’ay que faire de cha-
riots, soudars, hommes darmes & grandes
troupes de gens: sans lesquelles les hommes
ne trionferoient la bas, estant d’eus si peu de
chose, qu’un seul (quelque fort qu’il soit &
puissant) est bien empesché alencontre de
deus. Mais je n’ay autres armes, conseil, mu-
nicion, ayde, que moymesme. Quand je voy
les ennemis en campagne, je me presente
avec mon Arc: & laschant une flesche les
mets incontinent en route: & est aussi tot la
victoire gaignee, que la bataille donnee.

FOL. FOLIE J’excuse un peu ta jeunesse, autre-
ment je te pourrois à bon droit nommer le
plus presomptueus fol du monde. Il semble-
roit à t’ouir que chacun tienne sa vie de ta
merci: & que tu sois le vray Signeur & seul
souverein tant en ciel qu’en terre. Tu t’es mal



14 DEBAT mal adressé pour me faire croire le contraire
de ce que je say.

AMOUR. C’est une estrange façon de
me nier tout ce que chacun confesse.

FOL. FOLIE Je n’ay afaire du jugement des au-
tres: mais quant à moy, je ne suis si aisee à
tromper. Me penses tu de si peu d’entende-
ment, que je ne connoisse à ton port, & à
tes contenances, quel sens tu peus avoir? &
me feras tu passer devant les yeus, qu’un es-
prit leger comme le tien, & ton corps jeu-
ne & flouet, soit dine de telle signeurie, puis-
sance & autorité, que tu t’atribues? & si
quelques aventures estranges, qui te sont
avenues, te deçoivent, n’estime pas que je
tombe en semblable erreur, sachant tresbien
que ce n’est par ta force & vertu, que tant de
miracles soient avenuz au monde: mais par
mon industrie, par mon moyen & diligence:
combien que tu ne me connoisses. Mais si tu
veus un peu tenir moyen en ton courrous, je
te feray connoitre en peu d’heure ton arc,
& tes flesches, ou tant tu te glorifies, estre
plus molz que paste, si je n’ay bandé l’arc,
& trempé le fer de tes flesches.

AM. AMOUR Je croy que tu veus me faire perdre pacien



DE FOLIE ET D’AMOUR 15 pacience. Je ne sache jamais que personne
ait manié mon arc, que moy: & tu me veus
faire à croire, que sans toy je n’en pourrois
faire aucun effort. Mais puis qu’ainsi est que
tu l’estimes si peu, tu en feras tout à cette
heure la preuve.

Folie se fait invisible, tellement, qu’Amour
ne la peut assener.



AM. AMOUR Mais qu’es tu devenue? comment
m’es tu eschapee? Ou je n’ay sù t’ofenser,
pour ne te voir, ou contre toy seule ha re-
bouché ma flesche: qui est bien le plus estran-
ge cas qui jamais m’avint. Je pensois estre
seul d’entre les Dieus, qui me rendisse invi-
sible à eus mesmes quand bon me sembloit:
Et maintenant ay trouvé qui m’a esbloui les
yeus. Aumoins di moy, quiconque sois, si
à l’aventure ma flesche t’a frapee, & si elle
t’a blessee.

FOL. FOLIE Ne t’avois je bien dit, que ton arc
& tes flesches n’ont effort, que quand je suis
de la partie. Et pourautant qu’il ne m’a plu
d’estre navree, ton coup ha esté sans effort. Et
ne t’esbahis si tu m’as perdue de vuë, car quand
bon me semble, il n’y ha oeil d’Aigle, ou de
serpent Epidaurien, qui me sache apercevoir. Et



16 DEBAT Et ne plus ne moins que le Cameleon, je
pren quelquefois la semblance de ceus au-
pres desquelz je suis.

AM. AMOUR A ce que je voy, tu dois estre quel-
que sorciere ou enchanteresse. Es tu point
quelque Circe, ou Medee, ou quelque Fée?

FOL. FOLIE Tu m’outrages tousjours de paro-
les: & n’a tenu à toy que ne l’aye esté de fait.
Je suis Deesse, comme tu es Dieu: mon nom
est Folie. Je suis celle qui te fay grand, &
abaisse à mon plaisir. Tu lasches l’arc, & get-
tes les flesches en l’air: mais je les assois aus
coeurs que je veus. Quand tu te penses plus
grand qu’il est possible d’estre, lors par quel-
que petit despit je te renge & remets avec le
vulgaire. Tu t’adresses contre Jupiter: mais
il est si puissant, & grand, que si je ne dressois
ta main, si je n’avois bien trempé ta flesche,
tu n’aurois aucun pouvoir sur lui. Et quand
toy seul ferois aymer, quelle seroit ta gloire
si je ne faisois paroitre cet amour par mille
invencions? Tu as fait aymer Jupiter: mais
je l’ay fait transmuer en Cigne, en Taureau, en
Or, en Aigle: en danger des plumassiers, des
loups, des larrons, & chasseurs. Qui fit pren-
dre Mars au piege avec ta mere, si non moy, qui



DE FOLIE ET D’AMOUR. 17 qui l’avois rendu si mal avisé, que venir faire
un povre mari cocu dedens son lit mesme?
Qu’ust ce esté, si Paris n’ust fait autre chose,
qu’aymer Heleine? Il estoit à Troye, l’autre
à Sparte: ils n’avoient garde d’eus assembler.
Ne lui fis je dresser une armee de mer, aller
chez Menelas, faire la court à sa femme,
l’emmener par force, & puis defendre sa que-
rele injuste contre toute la Grece? Qui ust
parlé des Amours de Dido, si elle n’ust fait
semblant d’aller à la chasse pour avoir la
commodité de parler à Enee seule à seul, &
lui montrer telle privauté, qu’il ne devoit
avoir honte de prendre ce que volontiers
elle ust donné, si à la fin n’ust couronné son
amour d’une miserable mort? On n’ust
non plus parlé d’elle, que de mile autres
hotesses, qui font plaisir aus passans. Je croy
qu’aucune mencion ne seroit d’Artemise, si
je ne lui usse fait boire les cendres de son
mari. Car qui ust sù si son affeccion ust passé
celle des autres femmes, qui ont aymé, & re-
gretté leurs maris & leurs amis? Les effets
& issues des choses les font louer ou mespri-
ser. Si tu fais aymer, j’en suis cause le plus
souvent. Mais si quelque estrange aventure, b ou



18 DEBAT ou grand effet en sort, en celà tu n’y as rien:
mais en est à moy seule l’honneur. Tu n’as
rien que le coeur: le demeurant est gouverné
par moy. Tu ne scez quel moyen faut tenir.
Et pour te declarer qu’il faut faire pour com-
plaire, je te meine & condui: & ne te ser-
vent tes yeus non plus que la lumiere à un
aveugle. Et à fin que tu me reconnoisses
d’orenavant, & que me saches gré quand je
te meneray ou conduiray: regarde si tu vois
quelque chose de toymesme?


Folie tire les yeus à Amour.


AM. AMOUR O Jupiter! ô ma mere Venus! Jupi-
ter, Jupiter, que m’a servi d’estre Dieu, fils de
Venus tant bien voulu jusques ici, tant au
ciel qu’en terre, si je suis suget à estre inju-
rié & outragé, comme le plus vil esclave ou
forsaire, qui soit au monde? & qu’une fem-
me inconnue m’ait pù crever les yeus? Qu’à
la malheure fut ce banquet solennel institué
pour moy. Me trouveráy je en haut avec-
ques les autres Dieus en tel ordre? Ils se res-
jouiront, & ne feray que me pleindre. O fem-
me cruelle! comment m’as tu ainsi acoutré.

FOL. FOLIE Ainsi se chatient les jeunes & pre-
somptueus, comme toy. Quelle temerité ha un



DE FOLIE ET D’AMOUR. 19 un enfant de s’adresser à une femme, & l’in-
jurier & outrager de paroles: puis de voye
de fait tacher à la tuer. Une autre fois esti-
me ceus que tu ne connois estre, possible,
plus grans que toy. Tu as ofensé la Royne
des hommes, celle qui leur gouverne le cer-
veau, coeur, & esprit: à l’ombre de laquelle
tous se retirent une fois en leur vie, & y de-
meurent les uns plus, les autres moins, selon
leur merite. Tu as ofensé celle qui t’a fait
avoir le bruit que tu as: & ne s’est souciee
de faire entendre au Monde, que la meilleu-
re partie du loz qu’il te donnoit, lui estoit
due. Si tu usses esté plus modeste, encore que
je te fusse inconnue: cette faute ne te fust
avenue.

AM. AMOUR Comment est il possible porter hon-
neur à une personne, que lon n’a jamais vuë?
Je ne t’ay point fait tant d’injure que tu dis,
vù que ne te connoissois. Car si j’usse sù qui
tu es, & combien tu as de pouvoir, je t’usse
fait l’honneur que merite une grand’Dame.
Mais est il possible, s’ainsi est que tant m’ayes
aymé, & aydé en toutes mes entreprises, que
m’ayant pardonné, me rendisses mes yeus?

FOL. FOLIE Que tes yeus te soient renduz, ou b 2 non,



20 DEBAT
non, il n’est en mon pouvoir. Mais je t’acou-
treray bien le lieu ou ils estoient, en sorte que
lon n’y verra point de diformité.

Folie bande Amour, & lui met des esles.


Et ce pendant que tu chercheras tes yeus,
voici des esles que je te preste, qui te con-
duiront aussi bien comme moy.


AM. AMOUR Mais ou avois tu pris ce bandeau si
à propos pour me lier mes plaies?

FOL. FOLIE En venant j’ay trouvé une des Par-
ques, qui me l’a baillé, & m’a dit estre de telle
nature, que jamais ne te pourra estre oté.

AM. AMOUR Comment oté! je suis donq aveugle
à jamais. O meschante & traytresse! il ne te
sufit pas de m’avoir crevé les yeus, mais tu
as oté aus Dieus la puissance de me les pou-
voir jamais rendre. O qu’il n’est pas dit sans
cause, qu’il ne faut point recevoir present de
la main de ses ennemis. La malheureuse m’a
blessé, & me suis mis entre ses mains pour
estre pensé. O cruelles Destinees! O noire
journee! O moy trop credule! Ciel, Terre,
Mer, n’aurez vous compassion de voir Amour
aveugle? O infame & detestable, tu te vante-
ras que ne t’ay pù fraper, que tu m’as oté les
yeus, & trompé en me fiant en toy. Mais que me



DE FOLIE ET D’AMOUR 21 me sert de plorer ici? Il vaut mieus que me
retire en quelque lieu apart, & laisse passer
ce festin. Puis s’il est ainsi que j’aye tant de
faveur au Ciel ou en Terre: je trouveray
moyen de me venger de la fausse Sorciere,
qui tant m’a fait d’outrage.


DISCOURS II.

Amour sort du Palais de Jupiter, & va
resvant à son infortune.



AMOUR.


ORES suis je las de toute chose. Il
vaut mieus par despit descharger
mon carquois, & getter toutes
mes flesches, puis rendre arc &
trousse à Venus ma mere. Or aillent, ou elles
pourront, ou en Ciel, ou en Terre, il ne m’en
chaut: Aussi bien ne m’est plus loisible faire
aymer qui bon me semblera. O que ces bel-
les Destinees ont aujourdhui fait un beau
trait, de m’avoir ordonné estre aveugle, à
fin qu’indiferemment, & sans accepcion de
personne, chacun soit au hazard de mes
traits & de mes flesches. Je faisois aymer les

b 3 jeunes



22 DEBAT


jeunes pucelles, les jeunes hommes: j’acom-
pagnois les plus jolies des plus beaus & plus
adroits. Je pardonnois aus laides, aus viles &
basses personnes: je laissois la vieillesse en
paix: Maintenant, pensant fraper un jeune,
j’asseneray sus un vieillart: au lieu de quel-
que beau galand, quelque petit laideron à
la bouche torse: & aviendra qu’ils seront les
plus amoureus, & qui plus voudront avoir
de faveur en amours: & possible par impor-
tunité, presens, ou richesses, ou disgrace de
quelques Dames, viendront au dessus de
leur intencion: & viendra mon regne en
mespris entre les hommes, quand ils y ver-
ront tel desordre & mauvais gouvernement.
Baste: en aille comme il pourra. Voilà tou-
tes mes flesches. Tel en soufrira, qui n’en
pourra mais.


VENUS. Il estoit bien tems que je te trou-
vasse, mon cher fils, tant tu m’as donné de
peine. A quoy tient il, que tu n’es venu au
banquet de Jupiter? Tu as mis toute la com-
pagnie en peine. Et en parlant de ton ab-
sence, Jupiter ha ouy dix mile pleintes de
toy d’une infinité d’artisans, gens de labeur,
esclaves, chambrieres, vieillars, vieilles eden- tees,



DE FOLIE ET D’AMOUR. 23
tees, crians tous à Jupiter qu’ils ayment: &
en sont les plus aparens fachez, trouvant
mauvais, que tu les ayes en cet endroit ega-
lez à ce vil populaire: & que la passion pro-
pre aus bons esprits soit aujourdhui familie-
re & commune aus plus lourds & grossiers.

AM. AMOUR Ne fust l’infortune, qui m’est ave-
nue, j’usse assisté au banquet, comme les au-
tres, & ne fussent les pleintes, qu’avez ouyes,
esté faites.

VEN.VENUS Es tu blessé, mon fils? Qui t’a ainsi
bandé les yeus?

AM. AMOUR Folie m’a tiré les yeus: & de peur
qu’ils ne me fussent renduz, elle m’a mis ce
bandeau qui jamais ne me peut estre oté.

VEN.VENUS O quelle infortune! he moy mise-
rable! Donq tu ne me verras plus, cher en-
fant? Au moins si te pouvois arroser la plaie
de mes larmes.


Venus tache à desnouer la bande.


AM. AMOUR Tu pers ton tems: les neuz sont in-
dissolubles.

VEN.VENUS O maudite ennemie de toute sa-
pience, ô femme abandonnee, ô à tort nom-
mee Deesse, & à plus grand tort immortelle.
Qui vid onq telle injure? Si Jupiter, & les b 4 Dieus



24 DEBAT
Dieus me croient. A tout le moins que ja-
mais cette meschante n’ait pouvoir sur toy,
mon fils.

AM. AMOUR A tard se feront ces defenses, il les
failloit faire avant que fusse aveugle: main-
tenant ne me serviront gueres.

VEN.VENUS Et donques Folie, la plus miserable
chose du monde, ha le pouvoir d’oter à Ve-
nus le plus grand plaisir qu’elle ust en ce
monde: qui estoit quand son fils Amour la
voyoit. En ce estoit son contentement, son
desir, sa felicité. Helas fils infortuné! O des-
astre d’Amour! O mere desolee! O Venus
sans fruit belle! Tout ce que nous aque-
rons, nous le laissons à nos enfans: mon tre-
sor n’est que beauté, de laquelle que chaut il
à un aveugle? Amour tant cheri de tout le
monde, comme as tu trouvé beste si furieu-
se, qui t’ait fait outrage! Qu’ainsi soit dit,
que tous ceus qui aymeront (quelque fa-
veur qu’ils ayent) ne soient sans mal, & in-
fortune, à ce qu’ils ne se dient plus heureus,
que le cher fils de Venus.

AM. AMOUR Cesse tes pleintes douce mere: &
ne me redouble mon mal te voyant en-
nuiee. Laisse moy porter seul mon infor- tune



DE FOLIE ET D’AMOUR. 25
tune: & ne desire point mal à ceus qui me
suivront.

VEN.VENUS Allons mon fils, vers Jupiter, &
lui demandons vengeance de cette malheu-
reuse.


DISCOURS III.



VENUS.


SI ONQUES tu uz pitié de moy,
Jupiter, quand le fier Diomede
me navra, lors que tu me voyois
travailler pour sauver mon fils
Enee de l’impetuosité des vents, vagues, &
autres dangers, esquels il fut tant au siege de
Troye, que depuis: si mes pleurs pour la
mort de mon Adonis te murent à compas-
sion: la juste douleur, que j’ay pour l’injure
faite à mon fils Amour, te devra faire avoir
pitié de moy. Je dirois que c’est, si les larmes
ne m’empeschoient. Mais regarde mon fils
en quel estat il est, & tu connoitras pour-
quoy je me pleins.


JUP.JUPITER Ma chere fille, que gaignes tu avec
ces pleintes me provoquer à larmes? Ne b 5 scez



26 DEBAT
scez tu l’amour que je t’ay portee de toute
memoire? As tu defiance, ou que je ne te
veuille secourir, ou que je ne puisse?

VEN.VENUS Estant la plus afligee mere du mon-
de, je ne puis parler, que comme les afligees.
Encore que vous m’ayez tant montré de fa-
veur & d’amitié, si est ce que je n’ose vous
suplier, que de ce que facilement vous otroi-
riez au plus estrange de la terre. Je vous de-
mande justice, & vengeance de la plus mal-
heureuse femme qui fust jamais, qui m’a mis
mon fils Cupidon en tel ordre que voyez.
C’est Folie, la plus outrageuse Furie qui on-
ques fut es Enfers.

JUP.JUPITER FOLIE! ha elle esté si hardie d’atenter
à ce, qui plus vous estoit cher? Croyez que si
elle vous ha fait tort, que telle punicion en
sera faite, qu’elle sera exemplaire. Je pensois
qu’il n’y ust plus debats & noises qu’entre les
hommes: mais si cette outrecuidee ha fait
quelque desordre si pres de ma personne, il
lui sera cher vendu. Toutefois il la faut ouir, à
fin qu’elle ne se puisse pleindre. Car encore
que je puisse savoir de moymesme la verité
du fait, si ne véus je point mettre en avant
cette coutume, qui pourroit tourner à con- sequen



DE FOLIE ET D’AMOUR. 27
sequence, de condamner une personne sans
l’ouir. Pource, que Folie soit apelee.

FOLIE. Haut & souverein Jupiter, me
voici preste à respondre à tout ce qu’Amour
me voudra demander. Toutefois j’ay une re-
queste à te faire. Pource que je say que de
premier bond la plus part de ces jeunes Dieus
seront du coté d’Amour, & pourront faire
trouver ma cause mauvaise en m’interrom-
pant, & ayder celle d’Amour accompagnant
son parler de douces acclamacions: je te su-
plie qu’il y ait quelcun des Dieus qui parle
pour moy, & quelque autre pour Amour: à
fin que la qualité des personnes ne soit plus
tot consideree, que la verité du fait. Et pour-
ce que je crein ne trouver aucun, qui, de
peur d’estre apelé fol, ou ami de Folie, veuil-
le parler pour moy: je te suplie commander
à quelcun de me prendre en sa garde & pro-
teccion.

JUP.JUPITER Demande qui tu voudras, & je le
chargeray de parler pour toy.

FOL. FOLIE Je te suplie donq que Mercure en
ait la charge. Car combien qu’il soit des
grans amis de Venus, si suís je seure, que s’il
entreprent parler pour moy, il n’oublira rien qui



28 DEBAT
qui serve à ma cause.

JUP.JUPITER Mercure, il ne faut jamais refuser de
porter parole pour un miserable & afligé:
Car ou tu le mettras hors de peine, & sera ta
louenge plus grande, d’autant qu’auras moins
ù de regard aus faveurs & richesses, qu’à la
justice & droit d’un povre homme: ou ta
priere ne lui servira de rien, & neanmoins
ta pitié, bonté & diligence, seront recom-
mandees. A cette cause tu ne dois diferer
ce que cette povre afligee te demande: Et
ainsi je veus & commande que tu le faces.

MERC.MERCURE C’est chose bien dure à Mercure
moyenner desplaisir à Venus. Toutefois,
puis que tu me contreins, je feray mon de-
voir tant que Folie aura raison de se con-
tenter.

JUP.JUPITER Et toy, Venus, quel des Dieus choi-
siras tu? l’affeccion maternelle, que tu portes
à ton fils, & l’envie de voir venger l’injure,
qui lui ha esté faite, te pourroit transporter.
Ton fils estant irrité, & navré recentement,
n’y pourroit pareillement satisfaire. A cette
cause, choisi quel autre tu voudras pour par-
ler pour vous: & croy qu’il ne lui sera besoin
lui commander: & que celui, à qui tu t’adres- seras



DE FOLIE ET D’AMOUR. 29
seras, sera plus aise de te faire plaisir en cet
endroit, que toy de le requerir. Neanmoins
s’il en est besoin, je le lui commanderay.

VEN.VENUS Encor que lon ait semé par le mon-
de, que la maison d’Apolon & la mienne ne
s’accordoient gueres bien: si le croís je de si
bonne sorte qu’il ne me voudra esconduire
en cette necessité, lui requerant son ayde à
cestui mien extreme besoin: & montrera
par l’issue de cette afaire, combien il y ha
plus d’amitié entre nous, que les hommes
ne cuident.

APOL.APOLON Ne me prie point, Deesse de
beauté: & ne fais dificulté que ne te veuille
autant de bien, comme merite la plus belle
des Deesses. Et outre le témoignage, qu’en
pourroient rendre tes jardins, qui sont en Cy-
pre & Ida, si bien par moy entretenus, qu’il
n’y ha rien plus plaisant au monde: encore
connoitras tu par l’issue de cette querelle
combien je te porte d’affeccion & me sens
fort aise que, te retirant vers moy en cet afai-
re, tu declaires aus hommes comme fausse-
ment ils ont controuvé, que tu avois conju-
ré contre toute ma maison.

JUP.JUPITER Retirez vous donq un chacun, & reven



30 DEBAT
revenez demain à semblable heure, & nous
mettrons peine d’entendre & vuider vos
querelles.


DISCOURS IIII.

Cupidon vient donner le bon jour
à Jupiter.



JUPITER.


QUE dis tu petit mignon? Tant que
ton diferent soit terminé, nous
n’aurons plaisir de toy. Mais ou
est ta mere?


AM. AMOUR Elle est allee vers Apolon, pour l’a-
mener au consistoire des Dieus. Ce pendant
elle m’a commandé venir vers toy te donner
le bon jour.

JUP.JUPITER Je la plein bien pour l’ennui qu’elle
porte de ta fortune. Mais je m’esbahi com-
me, ayant tant ofensé de hauts Dieus &
grans Signeurs, tu n’as jamais ù mal que par
FOLIE!

AM. AMOUR C’est pource que les Dieus & hom-
mes, bien avisez, creingnent que ne leur fa-
cepis. Mais Folie n’a pas la consideracion &



DE FOLIE ET D’AMOUR. 31
& jugement si bon.

JUP.JUPITER Pour le moins te devroient ils haïr,
encore qu’ils ne t’osassent ofenser. Toute-
fois tous tant qu’ils sont t’ayment.

AM. AMOUR Je serois bien ridicule, si ayant le pou-
voir de faire les hommes estre aymez, ne
me faisois aussi estre aymé.

JUP.JUPITER Si est il bien contre nature, que
ceus qui ont reçu tout mauvais traitement
de toy, t’ayment autant comme ceus qui
ont ù plusieurs faveurs.

AMOUR. En ce se montre la grandeur
d’Amour, quand on ayme celui dont on est
mal traité.

JUP.JUPITER Je say fort bien par experience, qu’il
n’est point en nous d’estre aymez: car, quel-
que grand degré ou je sois, si áy je esté bien
peu aymé: & tout le bien qu’ay reçu, l’ay
plus tot ù par force & finesse, que par
amour.

AM. AMOUR J’ay bien dit que je fais aymer enco-
re ceus, qui ne sont point aymez: mais si es
il en la puissance d’un chacun le plus sou-
vent de se faire aymer. Mais peu se treuvent,
qui facent en amour tel devoir qu’il est re-
quis.
JUP.



32 DEBAT
JUP.JUPITER Quel devoir?

AM. AMOUR La premiere chose dont il faut s’en-
querir, c’est, s’il y ha quelque Amour impri-
mee: & s’il n’y en ha, ou qu’elle ne soit encor
enracinee, ou qu’elle soit desja toute usee,
faut songneusement chercher quel est le natu-
rel de la personne aymee: &, connoissant le
notre, avec les commoditez, façons, & quali-
tez estre semblables, en user: si non, le chan-
ger. Les Dames que tu as aymees, vouloient
estre louees, entretenues par un long tems,
priees, adorees: quell’Amour penses tu qu’el-
les t’ayent porté, te voyant en foudre, en Sa-
tire, en diverses sortes d’Animaus, & con-
verti en choses insensibles? La richesse te fe-
ra jouir des Dames qui sont avares: mais
aymer non. Car cette affeccion de gaigner
ce qui est au coeur d’une personne, chasse la
vraye & entiere Amour: qui ne cherche son
proufit, mais celui de la personne, qu’il ay-
me. Les autres especes d’Animaus ne pou-
voient te faire amiable. Il n’y ha animant cour-
tois & gracieus que l’homme, lequel puisse
se rendre suget aus complexions d’autrui, aug-
menter sa beauté & bonne grace par mile
nouveaus artifices: plorer, rire, chanter, & pas- sionner



DE FOLIE ET D’AMOUR. 33
sionner la personne qui le voit. La lubricité
& ardeur de reins n’a rien de commun, ou
bien peu, avec Amour. Et pource les fem-
mes ou jamais n’aymeront, ou jamais ne fe-
ront semblant d’aymer pour ce respect. Ta
magesté Royale encores ha elle moins de
pouvoir en ceci: car Amour se pleintplait de
choses egales. Ce n’est qu’un joug, lequel
faut qu’il soit porté par deus Taureaus sem-
blables: autrement le harnois n’ira pas droit.
Donq, quand tu voudras estre aymé, descens
en bas, laisse ici ta couronne & ton sceptre,
& ne dis qui tu es. Lors tu verras en bien ser-
vant & aymant quelque Dame, que sans
qu’elle ait egard à richesse ne puissance, de
bon gré t’aymera. Lors tu sentiras bien un
autre contentement, que ceus que tu as uz
par le passé: & au lieu d’un simple plaisir, en
recevras un double. Car autant y ha il de
plaisir à estre baisé & aymé, que de baiser &
aymer.

JUP.JUPITER Tu dis beaucoup de raisons: mais
il y faut un long tems, une sugeccion gran-
de, & beaucoup de passions.

AM. AMOUR Je say bien qu’un grand Signeur se
fache de faire longuement la court, que ses c afaires



34 DEBAT
afaires d’importance ne permettent pas qu’il
s’y assugettisse, & que les honneurs qu’il re-
çoit tous les jours, & autres passetems sans
nombre, ne lui permettent croitre ses pas-
sions, de sorte qu’elles puissent mouvoir
leurs amies à pitié. Aussi ne doivent ils aten-
dre les grans & faciles contentemens qui
sont en Amour, mais souventefois j’abaisse
si bien les grans, que je les fay à tous, exem-
ple de mon pouvoir.

JUPITER. Il est tems d’aller au consi-
stoire: nous deviserons une autrefois plus à
loisir.


DISCOURS V.



APOLON.


SI onques te falut songneusement
pourvoir à tes afaires, souverein
Jupiter, ou quand avec l’ayde de
Briare tes plus proches te vou-
loient mettre en leur puissance, ou quand
les Geans, fils de la Terre, mettans montai-
gne sur montaigne, deliberoient nous venir
combatre jusques ici, ou quand le Ciel & la

Terre



DE FOLIE ET D’AMOUR. 35


Terre cuiderent bruler: à cette heure, que la
licence des fols est venue si grande, que d’ou-
trager devant tes yeus l’un des principaus de
ton Empire, tu n’a moins d’ocasion d’a-
voir creinte, & ne dois diferer à donner
pront remede au mal ja commencé. S’il
est permis à chacun atenter sur le lien qui
entretient & lie tout ensemble: je voy en
peu d’heure le Ciel en desordre, je voy les
uns changer leurs cours, les autres entrepren-
dre sur leurs voisins une consommacion uni-
verselle: ton sceptre, ton trone, ta magesté
en danger. Le sommaire de mon oraison se-
ra conserver ta grandeur en son integrité, en
demandant vengeance de ceus qui outra-
gent Amour, la vraye ame de tout l’univers,
duquel tu tiens ton sceptre. D’autant donq
que ma cause est tant favorable, conjointe
avec la conservacion de ton estat, & que
neanmoins je ne demande que justice: d’au-
tant plus me devras tu atentivement escou-
ter. L’injure que je meintien avoir esté fai-
te à Cupidon, est telle: Il venoit au festin
dernier: & voulant entrer par une porte,
Folie acourt apres lui, & lui mettant la main
sur l’espaule le tire en arriere, & s’avance,&

c 2 passe



36 DEBAT


passe la premiere. Amour voulant savoir qui
c’estoit, s’adresse à elle. Elle lui dit plus d’in-
jures, quilqu’il n’apartient à une femme de bien
à dire. De là elle commence se hausser en pa-
roles, se magnifier, fait Amour petit. Lequel
se voyant ainsi peu estimé, recourt à la
puissance, dont tu l’as tousjours vù, & per-
mets user contre toute personne. Il la veut
faire aymer: elle evite au coup: & feingnant
ne prendre en mal, ce que Cupidon lui avoit
dit, recommence à deviser avec lui: & en par-
lant tout d’un coup lui leve les yeus de la te-
ste. Ce fait, elle se vient à faire si grande sur
lui, qu’elle lui fait entendre de ne lui estre
possible le guerir, s’il ne reconnoissoit qu’il
ne lui avoit porté l’honneur qu’elle meritoit.
Que ne feroit on pour recouvrer la joyeuse
vuë du Soleil? Il dit, il fait tout ce qu’elle
veut. Elle le bande, & pense ses plaies en
atendant que meilleure ocasion vinst de lui
rendre la vuë. Mais la traytresse lui mit un
tel bandeau, que jamais ne sera possible lui
oter: par ce moyen voulant se moquer de
toute l’ayde que tu lui pourrois donner: &
encor que tu lui rendisse les yeus, qu’ils
fussent neanmoins inutiles. Et pour le mieus

acout



DE FOLIE ET D’AMOUR. 37


acoutrer lui ha baillé de ses esles, a fin d’estre
aussi bien guidé comme elle. Voila deus in-
jures grandes & atroces faites à Cupidon.
On l’a blessé, & lui ha lon oté le pouvoir &
moyen de guerir. La plaie se voit, le delit est
manifeste: de l’auteur ne s’en faut enque-
rir. Celle qui ha fait le coup, le dit, le pres-
che, en fait ses contes par tout. Interrogue
la: plus tot l’aura confessé que ne l’auras de-
mandé. Que reste il? Quand il est dit: qui
aura tiré une dent, lui en sera tiré une autre:
qui aura arraché un oeil, lui en sera sembla-
blement crevé un, celà s’entent entre per-
sonnes egales. Mais quand on ha ofensé
ceus, desquels depend la conservacion de
plusieurs, les peines s’aigrissent, les loix s’ar-
ment de severité, & vengent le tort fait au
publiq. Si tout l’Univers ne tient que par
certeines amoureuses composicions, si elles
cessoient, l’ancien Abime reviendroit. Otant
l’amour, tout est ruïné. C’est donq celui, qu’il
faut conserver en son estre: c’est celui, qui
fait multiplier les hommes, vivre ensemble,
& perpetuer le monde, par l’amour & soli-
citude qu’ils portent à leurs successeurs. Inju-
rier cet Amour, l’outrager, qu’est ce, sinon

c 3 vouloir



38 DEBAT


vouloir troubler & ruïner toutes choses?
Trop mieus vaudroit que la temeraire se fust
adressee à toy: car tu t’en fusses bien donné
garde. Mais s’estant adressee à Cupidon, elle
t’a fait dommage irreparable, & auquel n’as
ù puissance de donner ordre. Cette injure
touche aussi en particulier tous les autres
Dieus, Demidieus, Faunes, Satires, Silvains,
Deesses, Nynfes, Hommes, & Femmes: &
croy qu’il n’y ha Animant, qui ne sente mal,
voyant Cupidon blessé. Tu as donq osé, ô
detestable, nous faire à tous despit, en outra-
geant ce que tu savois estre de tous aymé.
Tu as ù le coeur si malin, de navrer celui qui
apaise toutes noises & querelles. Tu as osé
atenter au fils de Venus: & ce en la court
de Jupiter: & as fait qu’il y ha ù ça haut
moins de franchise, qu’il n’y ha la bas entre
les hommes, es lieus qui nous sont consa-
crez. Par tes foudres, ô Jupiter, tu abas les ar-
bres, ou quelque povre femmelette gardant
les brebis, ou quelque meschant garsonneau,
qui aura moins dinement parlé de ton nom:
& cette cy, qui, mesprisant ta magesté, ha vio
lé ton palais, vit encores! & ou? au ciel: & est
estimee immortelle, & retient nom de Deesse!

Les



DE FOLIE ET D’AMOUR. 39


Les roues des Enfers soutiennent elles une
ame plus detestable que cette cy? Les mon-
taignes de Sicile couvrent elles de plus exe-
crables personnes? Et encores n’a elle hon-
te de se presenter devant vos divinitez: & lui
semble (si je l’ose dire) que serez tous si fols,
que de l’absoudre. Je n’ay neanmoins char-
ge par Amour de requerir vengeance & pu-
nicion de Folie. Les gibets, potences, roues,
couteaus, & foudres ne lui plaisent, encor
que fust contre ses malveuillans, contre les-
quels mesmes il ha si peu usé de son ire, que,
oté quelque subit courrous de la jeunesse qui
le suit, il ne se trouva jamais un seul d’eus,
qui ait voulu l’outrager, fors cette furieuse.
Mais il laisse le tout à votre discrecion, ô
Dieus: & ne demande autre chose, sinon que
ses yeus lui soient rendus, & qu’il soit dit, que
Folie ha ù tort de l’injurier & outrager. Et
à ce que par ci apres n’avienne tel desordre,
en cas que ne veuillez ensevelir Folie sous
quelque montaigne, ou la mettre à l’aban-
don de quelque aigle, ce qu’il ne requiert,
vous vueillez ordonner, que Folie ne se trou-
vera pres du lieu ou Amour sera, de cent
pas à la ronde. Ce que trouverez devoir

c 4 estre



40 DEBAT


estre fait, apres qu’aurez entendu de quel
grand bien sera cause Amour, quand il aura
gaigné ce point: & de combien de maus il
sera cause, estant si mal acompagné, mesmes
à present qu’il ha perdu les yeus. Vous ne
trouverez point mauvais que je touche en
brief en quel honneur & reputacion est
Amour entre les hommes, & qu’au demeu-
rant de mon oraison je ne parle guere plus
que d’eus. Donques les hommes sont faits
à l’image & semblance de nous, quant aus
esprits: leurs corps sont composez de plu-
sieurs & diverses complexions: & entre eus
si diferens tant en figure, couleur & forme,
que jamais en tant de siecles, qui ont passé,
ne s’en trouva, que deus ou trois pers, qui se
ressemblassent: encore leurs serviteurs & do-
mestiques les connoissoient particulierement
l’un d’avec l’autre. Estans ainsi en meurs, com-
plexions, & forme dissemblables, sont nean-
moins ensemble liez & assemblez par une
benivolence, qui les fait vouloir bien l’un
à l’autre: & ceus qui en ce sont les plus ex-
cellens, sont les plus reverez entre eus. Delà
est venue la premiere gloire entre les hom-
mes. Car ceus qui avoient inventé quelque

chose



DE FOLIE ET D’AMOUR. 41


chose à leur proufit, estoient estimez plus
que les autres. Mais faut penser que cette
envie de proufiter en publiq, n’est procedee
de gloire, comme estant la gloire posterieure
en tems. Quelle peine croyez vous, qu’a ù
Orphee pour destourner les hommes barba-
res de leur acoutumee cruauté? pour les fai-
re assembler en compagnies politiques? pour
leur mettre en horreur le piller & robber l’au
trui? Estimez vous que ce fust pour gain? du-
quel ne se parloit encores entre les hom-
mes, qui n’avoient fouillé es entrailles de la
terre? La gloire, comme j’ay dit, ne le pouvoit
mouvoir. Car n’estans point encore de gens
politiquement vertueus, il n’y pouvoit estre
gloire, ny envie de gloire. L’amour qu’il por-
toit en general aus hommes, le faisoit travail-
ler à les conduire à meilleure vie. C’estoit la
douceur de sa Musique, que lon dit avoir
adouci les Loups, Tigres, Lions: attiré les
arbres, & amolli les pierres: & quelle pierre
ne s’amolliroit entendant le dous presche-
ment de celui qui amiablement la veut aten-
drir pour recevoir l’impression de bien &
honneur? Combien estimez vous que Pro-
methee soit loué là bas pour l’usage du feu,

c 5 qu’il



42 DEBAT


qu’il inventa? Il le vous desroba, & encou-
rut votre indinacion. Estoit ce qu’il vous
voulust ofenser? je croy que non: mais l’a-
mour, qu’il portoit à l’homme, que tu lui
baillas, ô Jupiter, commission de faire de ter-
re, & l’assembler de toutes pieces ramassees
des autres animaus. Cet amour que lon por-
te en general à son semblable, est en telle re-
commandacion entre les hommes, que le plus
souvent se trouvent entre eus qui pour sau-
ver un païs, leur parent, & garder l’honneur
de leur Prince, s’enfermeront dedens lieus
peu defensables, bourgades, colombiers: &
quelque asseurance qu’ils ayent de la mort,
n’en veulent sortir à quelque composicion
que ce soit, pour prolonger la vie à ceus que
lon ne peut assaillir que apres leur ruïne.
Outre cette afeccion generale, les hommes
en ont quelque particuliere l’un envers l’au-
tre, & laquelle, moyennant qu’elle n’ait
point le but de gain, ou de plaisir de soymes-
me, n’ayant respect à celui, que lon se dit ay-
mer, est en tel estime au monde, que lon ha
remarqué songneusement par tous les sie-
cles ceus, qui se sont trouvez excellens en icel-
le, les ornant de tous les plus honorables

titres



DE FOLIE ET D’AMOUR. 43


titres que les hommes peuvent inventer.
Mesmes ont estimé cette seule vertu estre sufi
sante pour d’un homme faire un Dieu. Ainsi
les Scythes deïfierent Pylade & Oreste, &
leur dresserent temples & autels, les ape-
lans les Dieus d’amitié. Mais avant iceus
estoit Amour, qui les avoit liez & uniz en-
semble. Raconter l’opinion, qu’ont les
hommes des parens d’Amour, ne seroit hors
de propos, pour montrer qu’ils l’estiment
autant ou plus, que nul autre des Dieus.
Mais en ce ne sont d’un acord, les uns le
faisant sortir de Chaos & de la Terre: les
autres du Ciel & de la Nuit: aucuns de Di-
scorde & de Zephire: autres de Venus la
vraye mere, l’honorant par ces anciens pe-
res & meres, & par les effets merveilleus que
de tout tems il ha acoutumé montrer. Mais
il me semble que les Grecs d’un seul surnom
qu’ils t’ont donné, Jupiter, t’apelant amia-
ble, témoignent assez que plus ne pouvoient
exaucer Amour, qu’en te faisant participant
de sa nature. Tel est l’honneur que les plus
savans & plus renommez des hommes don-
nent à Amour. Le commun populaire le
prise aussi & estime pour les grandes expe-

riences



44 DEBAT


riences voit des commoditez, qui pro-
viennent de lui. Celui qui voit que l’homme
(quelque vertueus qu’il soit) languit en sa
maison, sans l’amiable compagnie d’une fem
me, qui fidelement lui dispense son bien,
lui augmente son plaisir, ou le tient en bride
doucement, de peur qu’il n’en prenne trop,
pour sa santé, lui ote les facheries, & quel-
quefois les empesche de venir, l’appaise, l’a-
doucit, le traite sain & malade, le fait avoir
deus corps, quatre bras, deus ames, & plus
parfait que les premiers hommes du ban-
quet de Platon, ne confessera il que l’amour
conjugale est dine de recommandacion? &
n’atribuera cette felicité au mariage, mais à
l’amour qui l’entretient. Lequel, s’il defaut
en cet endroit, vous verrez l’homme force-
né, fuir & abandonner sa maison. La fem-
me au contraire ne rit jamais, quand elle n’est
en amour avec son mari. Ilz ne sont jamais
en repos. Quand l’un veut reposer, l’autre crie.
Le bien se dissipe, & vont toutes choses au
rebours. Et est preuve certeine, que la seule
amitié fait avoir en mariage le contente-
ment, que lon dit s’y trouver. Qui ne dira
bien de l’amour fraternelle, ayant veu Ca-

stor



DE FOLIE ET D’AMOUR. 45


stor & Pollux, l’un mortel estre fait immor-
tel à moitié du don de son frere? Ce n’est pas
estre frere, qui cause cet heur (car peu de
freres sont de telle sorte) mais l’amour gran-
de qui estoit entre eus. Il seroit long à di-
scourir, comme Jonathas sauva la vie à Da-
vid: dire l’histoire de Pythias & Damon: de
celui qui quitta son espouse à son ami la pre-
miere nuit, & s’en fuit vagabond par le
monde. Mais pour montrer quel bien vient
d’amitié, j’allegueray le dire d’un grand Roy,
lequel, ouvrant une grenade, interrogué de
quelles choses il voudroit avoir autant, com-
me il y avoit de grains en la pomme, Res-
pondit: de Zopires. C’estoit ce Zopire, par
le moyen duquel il avoit recouvré Babilone.
Un Scyte demandant en mariage une fille,
& sommé de bailler son bien par declara-
cion, dit: qu’il n’avoit autre bien que deus
amis, s’estimant assez riche avec telle posses-
sion pour oser demander la fille d’un grand
Signeur en mariage. Et pour venir aus fem-
mes, ne sauva Ariadne la vie à Thesee?
Hypermnestreà Lyncee? Ne se sont trouvees
des armees en danger en païs estranges, &
sauvees par l’amitié que quelques Dames

port



46 DEBAT


portoient aus Capiteines? des Rois remiz
en leurs principales citez par les intelligen-
ces, que leurs amies leur avoient pratiquees
secretement? Tant y ha de povres soudars,
qui ont esté eslevez par leurs amies es Con-
tez, Duchez, Royaumes qu’elles possedoient.
Certeinement tant de commoditez prove-
nans aus hommes par Amour ont bien aydé
à l’estimer grand. Mais plus que toute chose,
l’afeccion naturelle, que tous avons à aymer,
nous le fait eslever & exalter. Car nous vou-
lons faire paroitre, & estre estimé ce à quoy
nous nous sentons enclins. Et qui est celui des
hommes, qui ne prenne plaisir, ou d’aymer,
ou d’estre aymé? Je laisse ces Mysanthropes,
& Taupes cachees sous terre, & enseveliz
de leurs bizarries, lesquels auront par moy
tout loisir de n’estre point aymez, puis qu’ils
ne leur chaut d’aymer. S’il m’estoit licite, je
les vous depeindrois, comme je les voy des-
crire aus hommes de bon esprit. Et nean-
moins il vaut mieus en dire un mot, à fin de
connoitre combien est mal plaisante & mi-
serable la vie de ceus, qui se sont exemptez
d’Amour. Ils dient que ce sont gens mornes,
sans esprit, qui n’ont grace aucune à parler,

une



DE FOLIE ET D’AMOUR. 47


une voix rude, un aller pensif, un visage de
mauvaise rencontre, un oeil baissé, creintifs,
avares, impitoyables, ignorans, & n’estimans
personne: Loups garous. Quand ils entrent
en leur maison, ils creingnent que quelcun
les regarde. Incontinent qu’ils sont entrez,
barrent leur porte, serrent les fenestres, men-
gent sallement sans compagnie, la maison
mal en ordre: se couchent en chapon le
morceau au bec. Et lors à beaus gros bon-
nets gras de deus doits d’espais, la camisole
atachee avec esplingues enrouillees jusques
au dessous du nombril, grandes chausses de
laine venans à mycuisse, un oreiller bien
chaufé & sentant sa gresse fondue: le dor-
mir acompagné de toux, & autres tels excre-
mens dont ils remplissent les courtines. Un
lever pesant, s’il n’y ha quelque argent à re-
cevoir: vieilles chausses repetassees: souliers
de païsant: pourpoint de drap fourré: long
saye mal ataché devant: la robbe qui pend
par derriere jusques aus espaules: plus de four
rures & pelisses: calottes & larges bonnets
couvrans les cheveus mal pignez: gens plus
fades à voir, qu’un potage sans sel à humer.
Que vous en semble il? Si tous les hommes

estoient



48 DEBAT


estoient de cette sorte, y auroit il pas peu de
plaisir de vivre avec eus? Combien plus tot
choisiriez vous un homme propre, bien en
point, & bien parlant, tel qu’il ne s’est pù fai-
re sans avoir envie de plaire à quelcun? Qui
ha inventé un dous & gracieus langage en-
tre les hommes? & ou premierement ha il
esté employé? ha ce esté à persuader de faire
guerre au païs? eslire un Capiteine? acuser
ou defendre quelcun? Avant que les guerres
se fissent, paix, alliances & confederacions
en publiq: avant qu’il fust besoin de Capi-
teines, avant les premiers jugemens que fites
faire en Athenes, il y avoit quelque ma-
niere plus douce & gracieuse, que le com-
mun: de laquelle userent Orphee, Amphion,
& autres. Et ou en firent preuve les hom-
mes, sinon en Amour? Par pitié on baille à
manger à une creature, encore qu’elle n’en
demande. On pense à un malade, encore
qu’il ne veuille guerir. Mais qu’une femme
ou homme d’esprit, prenne plaisir à l’afec-
cion d’une personne, qui ne la peut descou-
vrir, lui donne ce qu’il ne peut demander,
escoute un rustique & barbare langage: &
tout tel qu’il est, sentant plus son comman-

dement,



DE FOLIE ET D’AMOUR. 49


dement, qu’amoureuse priere, celà ne se peut
imaginer. Celle, qui se sent aymee, ha quel-
que autorité sur celui qui l’ayme: car elle voit
en son pouvoir, ce que l’Amant poursuit,
comme estant quelque grand bien & fort
desirable. Cette autorité veut estre reveree
en gestes, faits, contenances, & paroles. Et de
ce vient, que les Amans choisissent les façons
de faire, par lesquelles les personnes aymees
auront plus d’ocasion de croire l’estime &
reputacion que lon ha d’elles. On se com-
pose les yeus à douceur & pitié, on adoucit le
front, on amollit le langage, encore que de
son naturel l’Amant ust le regard horrible,
le front despité, & langage sot & rude: car il
ha incessamment au coeur l’object de l’amour,
qui lui cause un desir d’estre dine d’en rece-
voir faveur, laquelle il scet bien ne pouvoir
avoir sans changer son naturel. Ainsi entre
les hommes Amour cause une connoissance
de soymesme. Celui qui ne tache à com-
plaire à personne, quelque perfeccion qu’il
ait, n’en ha non plus de plaisir, que celui qui
porte une fleur dedens sa manche. Mais ce-
lui qui desire plaire, incessamment pense à
son fait: mire & remire la chose aymee: suit

d les



50 DEBAT


les vertus, qu’il voit lui estre agreables, &
s’adonne aus complexions contraires à soy-
mesme, comme celui qui porte le bouquet
en main, donne certein jugement de quelle
fleur vient l’odeur & senteur qui plus lui est
agreable. Apres que l’Amant ha composé
son corps & complexion à contenter l’esprit
de l’aymee, il donne ordre que tout ce qu’el-
le verra sur lui, ou lui donnera plaisir, ou
pour le moins elle n’y trouvera à se facher.
De là ha ù source la plaisante invencion des ha-
bits nouveaus. Car on ne veut jamais venir
à ennui & lasseté, qui provient de voir tous-
jours une mesme chose. L’homme ha tous-
jours mesme corps, mesme teste, mesme
bras, jambes, & piedz: mais il les diversifie de
tant de sortes, qu’il semble tous les jours estre
renouvelé. Chemises parfumees de mile &
mile sortes d’ouvrages: bonnet à la saison,
pourpoint, chausses jointes & serrees, mon-
trans les mouvemens du corps bien disposé:
mile façons de bottines, brodequins, escar-
pins, souliers, sayons, casaquins, robbes, rob-
bons, cappes, manteaus: le tout en si bon or-
dre, que rien ne passe. Et que dirons nous
des femmes, l’habit desquelles, & l’ornement





DE FOLIE ET D’AMOUR. 51


de corps, dont elles usent, est fait pour plai-
re, si jamais rien fut fait. Est il possible de
mieus parer une teste, que les Dames font
& feront à jamais? avoir cheveus mieus do-
rez, crespes, frizez? acoutrement de teste
mieus seant, quand elles s’acoutreront à l’Es-
pagnole, à la Françoise, à l’Alemande, à l’Ita-
lienne, à la Grecque? Quelle diligence met-
tent elles au demeurant de la face? Laquel-
le, si elle est belle, ilselles contregardent tant bien
contre les pluies, vents, chaleurs, tems &
vieillesse, qu’elles demeurent presque tous-
jours jeunes. Et si elle ne leur est du tout tel-
le, qu’elles la pourroient desirer, par hon-
neste soin la se procurent: & l’ayant moyen-
nement agreable, sans plus grande curiosité,
seulement avec vertueuse industrie la conti-
nuent, selon la mode de chacune nacion, con-
tree, & coutume. Et avec tout celà, l’habit
propre comme la feuille autour du fruit. Et
s’il y ha perfeccion du corps ou lineament
qui puisse, ou doive estre vù & montré, bien
peu le cache l’agencement du vétement: ou,
s’il est caché, il l’est en sorte, que lon le cuide
plus beau & delicat. Le sein aparoit de tant
plus beau, qu’il semble qu’elles ne le veuil-

d 2 lent



52 DEBAT


lent estre vù: les mamelles en leur rondeur
relevees font donner un peu d’air au large
estomac. Au reste, la robbe bien jointe, le
corps estreci ou il le faut: les manches ser-
rees, si le bras est massif: si non, larges & bien
enrichies: la chausse tiree: l’escarpin façon-
nant le petit pié (car le plus souvent l’amou-
reuse curiosité des hommes fait rechercher
la beauté jusques au bout des piez:) tant de
pommes d’or, chaines, bagues, ceintures,
pendans, gans parfumez, manchons: & en
somme tout ce qui est de beau, soit à l’acou-
trement des hommes ou des femmes, Amour
en est l’auteur. Et s’il ha si bien travaillé pour
contenter les yeus, il n’a moins fait aus au-
tres sentimens: mais les ha tous emmiellez
de nouvelle & propre douceur. Les fleurs
que tu fiz, ô Jupiter, naitre es mois de l’an
les plus chaus, sont entre les hommes faites
hybernalles: les arbres, plantes, herbages,
qu’avois distribuez en divers païs, sont par
l’estude de ceus qui veulent plaire à leurs
amies, rassemblez en un verger: & quelque-
fois suis contreint, pour ayder à leur afec-
cion, leur departir plus de chaleur que le
païs ne le requerroit. Et tout le proufit de ce,

n’est



DE FOLIE ET D’AMOUR. 53


n’est que se ramentevoir par ces petis presens
en la bonne grace de ces amis & amies. Di-
ráy je que la Musique n’a esté inventee que par
Amour? & est le chant & harmonie l’effect
& signe de l’Amour parfait. Les hommes en
usent ou pour adoucir leurs desirs enflam-
mez, ou pour donner plaisir: pour lequel di-
versifier tous les jours ils inventent nouveaus
& divers instrumens de Luts, Lyres, Citres,
Doucines, Violons, Espinettes, Flutes, Cor-
nets: chantent tous les jours diverses chan-
sons: & viendront à inventer madrigalles,
sonnets, pavanes, passemeses, gaillardes, &
tout en commemoracion d’Amour: com-
me celui, pour lequel les hommes font plus
que pour nul autre. C’est pour lui que lon
fait des serenades, aubades, tournois, com-
bats tant à pié qu’à cheval. En toutes les-
quelles entreprises ne se treuvent que jeunes
gens amoureus: ou s’ils s’en treuvent autres
meslez parmi, ceus qui ayment emportent
tousjours le pris, & en remercient les Da-
mes, desquelles ils ont porté les faveurs. Là
aussi se raporteront les Comedies, Trage-
dies, Jeux, Montres, Masques, Moresques.
Dequoy allege un voyageur son travail, que

d 3 lui



54 DEBAT


lui cause le long chemin, qu’en chantant
quelque chanson d’Amour, ou escoutant de
son compagnon quelque conte & fortune
amoureuse? L’un loue le bon traitement de
s’amie: l’autre se pleint de la cruauté de la
sienne. Et mile accidens, qui interviennent
en amours: lettres descouvertes, mauvais
raports, quelque voisine jalouse, quelque
mari qui revient plus tot que lon ne vou-
droit: quelquefois s’apercevant de ce qui se
fait: quelquefois n’en croyant rien, se fiant
sur la preudhommie de sa femme: & à fois
eschaper un souspir avec un changement de
parler: puis force excuses. Brief, le plus grand
plaisir qui soit apres amour, c’est d’en parler.
Ainsi passoit son chemin Apulee, quelque
Filozofe qu’il fust. Ainsi prennent les plus se-
veres hommes plaisir d’ouir parler de ces
propos, encores qu’ils ne le veuillent con-
fesser. Mais qui fait tant de Poëtes au mon-
de en toutes langues? n’est ce pas Amour?
lequel semble estre le suget, duquel tous Poë-
tes veulent parler. Et qui me fait atribuer la
poësie à Amour: ou dire, pour le moins,
qu’elle est bien aydee & entretenue par son
moyen? c’est qu’incontinent que les hom-

mes



DE FOLIE ET D’AMOUR. 55


mes commencent d’aymer, ils escrivent vers.
Et ceus qui ont esté excellens Poëtes, ou en
ont tout rempli leurs livres, ou, quelque au-
tre suget qu’ils ayent pris, n’ont osé toute-
fois achever leur euvre sans en faire hono-
rable mencion. Orphee Musee, Homere, Li-
ne, Alcee, Saphon, & autres Poëtes & Filo-
zofes: comme Platon, & celui qui ha ù le
nom de Sage, ha descrit ses plus hautes conce-
pcions en forme d’amourettes. Et plu-
sieurs autres escriveins voulans descrire au-
tres invencions, les ont cachees sous sem-
blables propos. C’est Cupidon qui ha gai-
gné ce point, qu’il faut que chacun chante
ou ses passions, ou celles d’autrui, ou couvre
ses discours d’Amour, sachant qu’il n’y ha
rien, qui le puisse faire mieus estre reçu. Ovi-
de ha tousjours dit qu’il aymoit. Petrarque
en son langage ha fait sa seule afeccion apro
cher à la gloire de celui, qui ha representé
toutes les passions, coutumes, façons, & na-
tures de tous les hommes, qui est Homere.
Qu’a jamais mieus chanté Virgile, que les
amours de la Dame de Carthage? ce lieu
seroit long, qui voudroit le traiter comme il
meriteroit. Mais il me semble qu’il ne se

d 4 peut



56 DEBAT


peut nier, que l'Amour ne soit cause aus
hommes de gloire, honneur, proufit, plaisir:
& tel, que sans lui ne se peut commodément
vivre. Pource est il estimé entre les humains,
l’honorans & aymans, comme celui qui leur
ha procuré tout bien & plaisir. Ce qui lui ha
esté bien aisé, tant qu’il ha ù ses yeus. Mais au-
jourdhui, qu’il en est privé, si Folie se mesle
de ses afaires, il est à creindre, & quasi inevi-
table, qu’il ne soit cause d’autant de vilenie,
incommodité, & desplaisir, comme il ha esté
par le passé d’honneur, proufit, & volupté.
Les grans qu’Amour contreingnoit aymer
les petis & les sugetz qui estoient sous eus,
changeront en sorte qu’ils n’aymeront plus
que ceus dont ils en penseront tirer service.
Les petis, qui aymoient leurs Princes & Si-
gneurs, les aymeront seulement pour faire
leurs besongnes, en esperance de se retirer
quand ils seront pleins. Car ou Amour vou-
dra faire cette harmonie entre les hautes &
basses personnes, Folie se trouvera pres, qui
l’empeschera: & encore es lieus ou il se sera
ataché. Quelque bon & innocent qu’il soit,
Folie lui meslera de son naturel: tellement
que ceus qui aymeront, feront tousjours

quelq



DE FOLIE ET D’AMOUR. 57


quelque tour de fol. Et plus les amitiez se-
ront estroites, plus s’y trouvera il de desor-
dre quand Folie s’y mettra. Il retournera
plus d’une Seramis, plus d’une Biblis,
d’une Mirrha, d’une Canace, d’une Phedra.
Il n’y aura lieu saint au monde. Les hauts
murs & treilliz garderont mal les Vestales.
La vieillesse tournera son venerable & pa-
ternel amour, en fols & juvenils desirs. Hon-
te se perdra du tout. Il n’y aura discrecion
entre noble, païsant, infidele, ou More, Da-
me, maitresse, servante. Les parties seront si
inegales, que les belles ne rencontreront les
beaus, ains seront conjointes le plus souvent
avec leurs dissemblables. Grands Dames ay-
meront quelquefois ceus dont ne daigne-
roient estre servies. Les gens d’esprit s’abu-
seront autour des plus laides. Et quand les
povres & loyaus amans auront langui de
l’amour de quelque belle: lors Folie fera
jouir quelque avolé en moins d’une heure
du bien ou l’autre n’aura pù ateindre. Je lais-
se les noises & querelles, qu’elle dressera par
tout, dont s’en ensuivra blessures, outrages,
& meurtres. Et ay belle peur, qu’au lieu, ou
Amour ha inventé tant de sciences, & pro-

d 5 duit



58 DEBAT


duit tant de bien, qu’elle n’ameine avec soy
quelque grande oisiveté acompagnee d’igno-
rance: qu’elle n’empesche les jeunes gens
de suivre les armes & de faire service à leur
Prince: ou de vaquer à estudes honorables:
qu’elle ne leur mesle leur amour de paroles
detestables, chansons trop vileines, ivron-
gnerie & gourmandise: qu’elle ne leur su-
scite mile maladies, et mette en infiniz dan-
gersde leurs personnes. Car il n’y ha point
de plus dangereuse compagnie que de Fo-
lie. Voila les maus, qui sont à creindre, si Fo-
lie se trouve autour d’Amour. Et s’il avenoit
que cette meschante le voulust empescher ça
haut, que Venus ne voulust plus rendre un
dous aspect avec nous autres, que Mercure
ne voulust plus entretenir nos alliances,
quelle confusion y auroit il? Mais j’ay pro-
mis ne parler que de ce qui se fait en terre.
Or donq, Jupiter, qui t’apelet’apeles pere des hom-
mes, qui leur es auteur de tout bien, leur
donnes la pluie quand elle est requise, sei-
ches l’humidité superabondante: considere
ces maus qui sont preparez aus hommes,
si Folie n’est separee d’Amour. Laisse Amour
se resjouir en paix entre les hommes: qu’il

soit



DE FOLIE ET D’AMOUR. 59


soit loisible à un chacun de converser privé-
ment & domestiquement les personnes qu’il
aymera, sans que personne en ait creinte ou
soupson: que les nuits ne chassent, sous pre-
texte des mauvaises langues, l’ami de la mai-
son de s’amie: que lon puisse mener la fem-
me de son ami, voisin, parent, ou bon sem-
blera, en telle seurté que l’honneur de l’un
ou l’autre n’en soit en rien ofensé. Et à ce
que personne n’ait plus mal en teste, quand
il verra telles privautez, fais publier par tou-
te la Terre, non à son de trompe ou par ata-
ches mises aus portes des temples, mais en
metant au coeur de tous ceus qui regarde-
ront les Amans, qu’il n’est possible qu’ils
vousissent faire ou penser quelque Folie.
Ainsi auras tu mis tel ordre au fait avenu,
que les hommes auront ocasion de te louer
& magnifier plus que jamais, & feras beau-
coup pour toy & pour nous. Car tu nous
auras delivrez d’une infinité de pleintes, qui
autrement nous seront faites par les hom-
mes, des esclandres que Folie amoureuse fe-
ra au monde. Ou bien si tu aymes mieus re-
mettre les choses en l’estat qu’elles estoient,
contreins les Parques & Destinees (si tu y

as



60 DEBAT


as quelque pouvoir) de retourner leurs fu-
seaus, & faire en sorte qu’à ton commande-
ment, & à ma priere, & pour l’amour de Ve-
nus, que tu as jusques ici tant cherie & ay-
mee, & pour les plaisirs & contentemens
que tous tant que nous sommes, avons reçuz
& recevons d’Amour, elles ordonnent, que
les yeus seront rendus à Cupidon, & la ban-
de otee: à ce que le puissions voir encore un
coup en son bel & naïf estre, piteus de tous
les cotez dont on le sauroit regarder, &
riant d’un seulement. O Parques, ne soyez
à ce coup inexorables que lon ne die que
vos fuseaus ont esté ministres de la cruelle
vengeance de FOLIE. Ceci n’empeschera
point la suite des choses à venir. Jupiter com-
posera tous ces trois jours en un, comme il
fit les trois nuits, qu’il fut avec Alcmene.
Je vous apelle, vous autres Dieus, & vous
Deesses, qui tant avez porté & portez
d’honneur à Venus. Voici l’endroit ou lui
pouvez rendre les faveurs que d’elle avez
reçues. Mais de qui plus doís je esperer, que
de toy, Jupiter? laisseras tu plorer en vain la
plus belle des Deesses? n’auras tu pitié de
l’angoisse qu’endure ce povre enfant dine de

meil



DE FOLIE ET D’AMOUR. 61


meilleure fortune? Aurons nous perdu nos
veuz & prieres? Si celles des hommes te peu
vent forcer, & t’ont fait plusieurs fois tom-
ber des mains, sans mal faire, la foudre que
tu avois contre eus preparee: quel pouvoir
auront les notres, ausquels as communiqué
ta puissance & autorité? Et te prians pour
personnes, pour lesquelles toymesme (si tu
ne tenois le lieu de commander) prierois
volontiers: & en la faveur desquelles (si je
puis savoir quelque secret des choses futu-
res) feras, possible, apres certeines revolu-
cions, plus que ne demandons, assugetissant
à perpetuité Folie à Amour, & le faisant plus
cler voyant que nul autre des Dieus. J’ay dit.



Incontinent qu’Apolon ut finison acusacion, toute
la compagnie des Dieus par un fremissement, se
montra avoir compassion de la belle Deesse là pre-
sente, & de Cupidon son fils. Et ussent volontiers
tout sur l’heure condamné la Deesse Folie: Quand
l’equitable Jupiter par une magesté Imperiale
leur commanda silence, pour ouir la defense de
FOLIE, enchargee à Mercure, lequel commença à
parler ainsi:

MERCURE. N’atendez point, Jupi-
ter, & vous autres Dieus immortels, que je
commence mon oraison par excuses (com- me



62 DEBAT
me quelquefois font les Orateurs, qui crein-
gnent estre blamez, quand ils soutiennent
des causes apertement mauvaises,) de ce qu’ay
pris en main la defense de Folie, & mesmes
contre Cupidon, auquel ay en plusieurs en-
drois porté tant d’obeïssance, qu’il auroit
raison de m’estimer tout sien: & ay tant ay-
mé la mere, que n’ay jamais espargné mes
allees & venues, tant qu’ay pensé lui fai-
re quelque chose agreable. La cause, que je
defens, est si juste, que ceus mesmes qui ont
parlé au contraire, apres m’avoir ouy, chan-
geront d’opinion. L’issue du diferent, com-
me j’espere, sera telle, que mesme Amour
quelque jour me remercira de ce service, que
contre lui je fay à Folie. Cette question est
entre deus amis, qui ne sont pas si outrez
l’un envers l’autre, que quelque matin ne se
puissent reconcilier, & prendre plaisir l’un
de l’autre, comme au paravant. Si à l’apetit
de l’un, vous chassez l’autre, quand ce desir
de vengeance sera passé (laquelle inconti-
nent qu’elle est achevee commence à des-
plaire:) si vous ordonnez quelque cas contre
FOLIE, Amour en aura le premier regret. Et
n’estoit cette ancienne amitié & aliance de ces



DE FOLIE ET D’AMOUR. 63
ces deus, meintenant aversaires, qui les fai-
soit si uniz & conjoins, que jamais n’avez
fait faveur à l’un, que l’autre ne s’en soit sen-
ti: je me defierois bien que puissiez donner
bon ordre sur ce diferent, ayans tous suivi
Amour fors Pallas: laquelle estant ennemie
capitale de Folie, ne seroit raison qu’elle vou-
lust juger sa cause. Et toutefois n’est Folie si
inconnue ceans, qu’elle ne se ressente d’avoir
souventefois esté la bien venue, vous apor-
tant tousjours avec sa troupe quelques cas
de nouveau pour rendre vos banquets &
festins plus plaisans. Et pense que tous ceus
de vous, qui ont aymé, ont aussi bonne sou-
venance d’elle, que de Cupidon mesme.
Davantage elle vous croit tous si equitables
& raisonnables, qu’encores que ce fait fust le
votre propre, si n’en feriez vous que la raison.
J’ay trois choses à faire. Defendre la teste de
FOLIE, contre laquelle Amour ha juré: respon
dre aus acusacions que j’entens estre faites à
FOLIE: & à la demande qu’il fait de ses yeus.
Apolon, qui ha si long tems ouy les causeurs
à Romme, ha bien retenu d’eus à conter
tousjours à son avantage. Mais Folie, comme
elle est tousjours ouverte, ne veut point que j’en



64 DEBAT
j’en dissimule rien: & ne vous en veut dire
qu’un mot sans art, sans fard & ornement
quelconque. Et, à la pure verité, Folie se
jouant avec Amour, ha passé devant lui pour
gaigner le devant, & pour venir plus tot
vous donner plaisir. Amour est entré en co-
lere. Lui & elle se sont pris de paroles. Amour
lal’a taché navrer de ses armes qu’il portoit.
Folie s’est defendue des siennes, dont elle ne
s’estoit chargee pour blesser personne, mais
pource que ordinairement elle les porte. Car,
comme vous savez, ainsi qu’Amour tire au
coeur, Folie aussi se gette aus yeus & à la
teste, & n’a autres armes que ses doits. Amour
ha voulu montrer qu’il avoit puissance sur le
coeur d’elle. Elle lui ha fait connoitre qu’elle
avoit puissance de lui oter les yeus. Il ne se
pleingnoit que de la deformité de son visa-
ge. Elle esmue de pitié la lui ha couvert d’une
bande à ce que lon n’aperçust deus trous
vuides d’iceus, enlaidissans sa face. On dit
que Folie ha fait double injure à Amour: pre-
mierement, de lui avoir crevé les yeus: se-
condement, de lui avoir mis ce bandeau. On
exaggere le crime fait à une personne aymee
d’une personne, dont plusieurs ont afaire. Il faut



DE FOLIE ET D’AMOUR. 65
faut respondre à ces deus injures. Quant à
la premiere, Je dy: que les loix & raisons
humaines ont permis à tous se defendre
contre ceus qui les voudroient ofenser, tel-
lement que ce, que chacun fait en se defen-
dant, est estimé bien & justement fait. Amour
ha esté l’agresseur. Car combien que Folie
ait premierement parlé à Amour, ce n’estoit
toutefois pour quereler, mais pour s’esbatre,
& se jouer à lui. Folie s’est defendue. Duquel
coté est le tort? Quand elle lui ust pis fait, je
ne voy point comment on lui en ust pù rien
demander. Et si ne voulez croire qu’Amour
ait esté l’agresseur, interroguez le. Vous ver-
rez qu’il reconnoitra verité. Et n’est chose
incroyable en son endroit de commencer
tels brouilliz. Ce n’est d’aujourdhui, qu’il ha
esté si insuportable, quand bon lui ha semblé.
Ne s’ataqua il pas à Mars, qui regardoit Vul-
can forgeant des armes, & tout soudein le
blessa? & n’y ha celui de cette compagnie,
qui n’ait esté quelquefois las d’ouir ces bra-
vades. Folie rit tousjours, ne pense si avant
aus choses, ne marche si avant pour estre la
premiere, mais pource qu’elle est plus pronte
& hative. Je ne say que sert d’alleguer la cou- e tume



66 DEBAT
tume toleree à Cupidon de tirer de son arc
ou bon lui semble. Car quelle loy ha il plus
de tirer à Folie, que Folie n’a de s’adresser à
Amour? Il ne lui ha fait mal: neanmoins il
s’en est mis en son plein devoir. Quel mal
ha fait Folie, rengeant Amour, en sorte qu’il
ne peut plus nuire, si ce n’est d’aventure?
Que se treuve il en eus de capital? y ha il
quelque guet à pens, ports darmes, congre-
gacions illicites, ou autres choses qui puis-
sent tourner au desordre de la Republique?
C’estoit Folie & un enfant, auquel ne falloit
avoir egard. Je ne say comment te prendre
en cet endroit, Apolon. S’il est si ancien, il
doit avoir apris à estre plus modeste, qu’il
n’est: & s’il est jeune, aussi est Folie jeune, &
fille de Jeunesse. A cette cause, celui qui est
blessé, en doit demeurer là. Et dorenavant
que personne ne se prenne à Folie. Car elle
ha, quand bon lui semblera, dequoy venger
ses injures: &.& n’est de si petit lieu, qu’elle
doive soufrir les jeunesses de Cupidon. Quant
à la seconde injure, que Folie lui ha mis un
bandeau, ceci est une pure calomnie. Car en
lui bandant le dessous du front, Folie jamais ne
pensa lui agrandir son mal, ou lui oter le re- mede



DE FOLIE ET D’AMOUR. 67
mede de guerir. Et quel meilleur témoigna-
ge faut il, que de Cupidon mesme? Il ha
trouvé bon d’estre bandé: il ha connu qu’il
avoit esté agresseur, & que l’injure prove-
noit de lui: il ha reçu cette faveur de Folie.
Mais il ne savoit pas qu’il fust de tel pou-
voir. Et quand il ust sù, que lui ust nuy de le
prendre? Il ne lui devoit jamais estre oté: par
consequent donq ne lui devoient estre ses
yeus rendus. Si ses yeus ne lui devoient estre
rendus, que lui nuit le bandeau? Que bien
tu te montres ingrat à ce coup, fils de Ve-
nus, quand tu calomnies le bon vouloir que
t’ay porté, & interpretes à mal ce que je
t’ay fayfait pour bien. Pour agraver le fait, on
dit que c’estoit en lieu de franchise. Aussi
estoit ce en lieu de franchise, qu’Amour
avoit assailli. Les autels et temples ne sont
inventez à ce qu’il soit loisible aus meschans
d’y tuer les bons, mais pour sauver les infor-
tunez de la fureur du peuple, ou du cour-
rous d’un Prince. Mais celui qui pollue la
franchise, n’en doit il perdre le fruit? S’il ust
bien succedé à Amour, comme il vouloit, &
ust blessé cette Dame, je croy qu’il n’ust pas
voulu que lon lui ust imputé ceci. Le sem- e 2 blable



68 DEBAT
blable faut qu’il treuve bon en autrui. Folie
m’a defendu que ne la fisse miserable, que ne
vous supliasse pour lui pardonner, si faute y
avoit: m’a defendu le plorer, n’embrasser vos
genous, vous adjurer par les gracieus yeus,
que quelquefois avez trouvez agreables ve-
nans d’elle, ny amener ses parens, enfans,
amis, pour vous esmouvoir à pitié. Elle vous
demande ce que ne lui pouvez refuser, qu’il
soit dit: qu’Amour par sa faute mesme est
devenu aveugle. Le second point qu’Apo-
lon ha touché, c’est qu’il veut estre faites de-
fenses à Folie de n’aprocher dorenavant
Amour de cent pas à la ronde. Et ha fondé
sa raison sur ce, qu’estant en honneur & re-
putacion entre les hommes, leur causant
beaucoup de bien & plaisirs, si Folie y estoit
meslee, tout tourneroit au contraire. Mon
intencion sera de montrer qu’en tout cela
Folie n’est rien inferieure à Amour, & qu’A-
mour ne seroit rien sans elle: & ne peut estre,
& regner sans son ayde. Et pource qu’Amour
ha commencé à montrer sa grandeur par
son ancienneté, je feray le semblable: & vous
prieray reduire en memoire comme incon-
tinent que l’homme fut mis sur terre, il com- menç



DE FOLIE ET D’AMOUR. 69
mença sa vie par Folie: & depuis ses succes-
seurs ont si bien continué, que jamais Da-
me n’ut tant bon credit au monde. Vray est
qu’au commencement les hommes ne fai-
soient point de hautes folies, aussi n’avoient
ils encores aucuns exemples devant eus.
Mais leur folie estoit à courir l’un apres l’au-
tre: à monter sus un arbre pour voir de plus
loin: rouler en la vallee: à menger tout leur
fruit en un coup: tellement que l’hiver n’a-
voient que menger. Petit à petit ha cru Fo-
lie avec le tems. Les plus esventez d’entre
eus, ou pour avoir escous des loups & au-
tres bestes sauvages, les brebis de leurs voi-
sins & compagnons, ou pour avoir defendu
quelcun d’estre outragé, ou pource qu’ils se
sentoient ou plus forts, ou plus beaus, se sont
fait couronner Rois de quelque feuillage de
Chesne. Et croissant l’ambicion, non des
Rois, qui gardoient fort bien en ce tems les
Moutons, Beufs, Truies & Asnesses, mais de
quelques mauvais garnimens qui les sui-
voient, leur vivre ha esté separé du commun.
Il ha fallu que les viandes fussent plus deli-
cates, l’habillement plus magnifique. Si les
autres usoient de laiton, ils ont cherché un e 3 metal



70 DEBAT
metal plus precieus, qui est l’or. Ou l’or estoit
commun, ils l’ont enrichi de Perles, Rubis,
Diamans, & de toutes sortes de pierreries.
Et, ou est la plus grand’FOLIE, si le commun
ha ù une loy, les grans en ont pris d’autres
pour eus. Ce qu’ils ont estimé n’estre licite
aus autres, se le sont pensé estre permis. Fo-
lie ha premierement mis en teste à quelcun
de se faire creindre: Folie ha fait les autres
obeïr. Folie ha inventé toute l’excellence,
magnificence & grandeur, qui depuis à cet-
te cause s’en est ensuivie. Et neanmoins, qui
ha il plus venerable entre les hommes, que
ceus qui commandent aus autres? Toymes-
me, Jupiter, les apelles pasteurs de Peuples:
veus qu’il leur soit obeï sous peine de la vie:
& neanmoins l’origine est venue par cette
Dame. Mais ainsi que tousjours as acoutu-
méfaire, tu as converti à bien ce que les
hommes avoient inventé à mal. Mais, pour
retourner à mon propos, quels hommes sont
plus honorez que les fols? Qui fut plus fol
qu’Alexandre, qui se sentant soufrir faim,
soif, & quelquefois ne pouvant cacher son
vin, suget à estre malade & blessé, nean-
moins se faisoit adorer comme Dieu? Et que



DE FOLIE ET D’AMOUR. 71
quel nom est plus celebre entre les Rois:
quelles gens ont esté pour un tems en plus
grande reputacion, que les Filozofes? Si en
trouverez vous peu, qui n’ayent esté abruvez
de Folie. Combien pensez vous qu’elle ait
de fois remué le cerveau de Chrysippe? Ari-
stote ne mourut il de dueil, comme un fol,
ne pouvant entendre la cause du flus & re-
flus de l’Euripe? Crate, getant son tresor en
la mer, ne fit il un sage tour? Empedocle qui
se fust fait immortel sans ses sabots d’erain,
en avoit il ce qui lui en failloit? Diogene
avec son tonneau: & Aristippe qui se pen-
soit grand Filozofe, se sachant bien ouy d’un
grand Signeur, estoient ils sages? Je croy qui
regarderoit bien avant leurs opinions, que
lon les trouveroit aussi crues, comme leurs
cerveaus estoient mal faits. Combien y ha il
d’autres sciences au monde, lesquelles ne
sont que pure resverie? encore que ceus qui
en font professions, soient estimez grans per-
sonnages entre les hommes? Ceus qui font
des maisons au Ciel, ces geteurs de points,
faiseurs de characteres, & autres semblables,
ne doivent ils estre mis en ce reng? N’est à
estimer cette fole curiosité de mesurer le e 4 Ciel,



72 DEBAT
Ciel, les Estoiles, les Mers, la Terre, consu-
mer son tems à conter, getter, aprendre mile
petites questions, qui de soy sont foles: mais
neanmoins resjouissent l’esprit: le font apa-
roir grand & subtil autant que si c’estoit en
quelque cas d’importance. Je n’aurois ja-
mais fait, si je voulois raconter combien
d’honneur & de reputacion tous les jours se
donne à cette Dame, de laquelle vous dites
tant de mal. Mais pour le dire en un mot:
Mettez moy au monde un homme totale-
ment sage d’un coté, & un fol de l’autre: &
prenez garde lequel sera plus estimé. Mon-
sieur le sage atendra que lon le prie, & de-
meurera avec sa sagesse tout seul, sans que
lon l’apelle à gouverner les Viles, sans que
lon l’apelle en conseil: il voudra escouter, al-
ler posément ou il sera mandé: & on ha afai-
re de gens qui soient pronts & diligens, qui
faillent plut tot que demeurer en chemin.
Il aura tout loisir d’aller planter des chous.
Le fol ira tant & viendra, en donnera tant à
tort & à travers, qu’il rencontrera en fin
quelque cerveau pareil au sien qui le pous-
sera: & se fera estimer grand homme. Le fol
se mettra entre dix mile harquebuzades, & possib



DE FOLIE ET D’AMOUR. 73
possible en eschapera: il sera estimé, loué,
prisé, suivi d’un chacun. Il dressera quelque
entreprise escervelee, de laquelle s’il retour-
ne, il sera mis jusques au ciel. Et trouverez
vray, en somme, que pour un homme sage,
dont on parlera au monde, y en aura dix mi-
le fols qui seront à la vogue du peuple. Ne
vous sufit il de ceci? assembleráy je les maus
qui seroient au monde sans Folie, & les com
moditez qui proviennent d’elle? Que dureroit
mesme le monde, si elle n’empeschoit que lon
ne previt les facheries & hazars qui sont en
mariage? Elle empesche que lon ne les voye &
les cache: à fin que le monde se peuple tous-
jours à la maniere acoutumee. Combien du-
reroient peu aucuns mariages, si la sottise des
hommes ou des femmes laissoit voir les vi-
ces qui y sont? Qui ust traversé les mers,
sans avoir Folie pour guide? se commettre
à la misericorde des vents, des vagues, des
bancs, & rochers, perdre la terre de vuë, al-
ler par voyes inconnues, trafiquer avec gens
barbares et inhumains, dont est il premiere-
ment venu, que de Folie? Et toutefois par
là, sont communiquees les richesses d’un
païs à autre, les sciences, les façons de faire, e 5 & ha



74 DEBAT
& ha esté connue la terre, les proprietez, &
natures des herbes, pierres & animaus. Quel-
le folie fust ce d’aller sous terre chercher le
fer & l’or? combien de mestiers faudroit il
chasser du monde, si Folie en estoit bannie?
la plus part des hommes mourroient de faim:
Dequoy vivroient tant d’Avocats, Procu-
reurs, Greffiers, Sergens, Juges, Menestriers,
Farseurs, Parfumeurs, Brodeurs, & dix mile
autres mestiers? Et pource qu’Amour s’est
voulu munir, tant qu’il ha pù, de la faveur
d’un chacun, pour faire trouver mauvais que
par moy seule il ait reçu quelque infortune,
c’etc’est bien raison qu’apres avoir ouy toutes ses
vanteries, je lui conte à la verité de mon
fait. Le plaisir, qui provient d’Amour, con-
siste quelquefois ou en une seule personne,
ou bien pour le plus, en deus, qui sont, l’a-
mant & l’amie. Mais le plaisir que Folie don-
ne, n’a si petites bornes. D’un mesme passe-
tems elle fera rire une grande compagnie.
Autrefois elle fera rire un homme seul de
quelque pensee, qui sera venue donner à la
traverse. Le plaisir que donne Amour, est
caché & secret: celui de Folie se commu-
nique à tout le monde. Il est si recreatif, que le



DE FOLIE ET D’AMOUR. 75
le seul nom esgaie une personne. Qui verra
un homme enfariné avec une bosse derriere
entrer en salle, ayant une contenance de fol,
ne rira il incontinent? Que lon nomme
quelque fol insigne, vous verrez qu’à ce nom
quelcun se resjouira, & ne pourra tenir le ri-
re. Tous autres actes de Folie sont tels, que
lon ne peut en parler sans sentir au coeur
quelque allegresse, qui desfache un homme
& le provoque à rire. Au contraire, les cho-
ses sages et bien composees, nous tiennent
premierement en admiracion: puis nous sou
lent & ennuient. Et ne nous feront tant de
bien, quelques grandes que soient & ceri-
monieuses, les assemblees des grans Signeurs
& sages, que fera quelque folatre compagnie
de jeunes gens deliberez, & qui n’auront en-
semble nul respet & consideracion. Seule-
ment icelle voir, resveille les esprits de l’ame,
& les rend plus dispos à faire leurs naturelles
operacions: Ou, quand on sort de ces sages
assemblees, la teste fait mal: on est las tant
d’esprit que de corps, encore que lon ne soit
bougé de sus une sellette. Toutefois, ne faut
estimer que les actes de Folie soient tousjours
ainsi legers comme le saut des Bergers, qu’ils font



76 DEBAT
font pour l’amour de leurs amies: ny aussi de-
liberez comme les petites gayetez des Sa-
tires: ou comme les petites ruses que font les
Pastourelles, quand elles font tomber ceus
qui passent devant elles, leur donnant par
derriere la jambette, ou leur chatouillant leur
sommeil avec quelques branche de chesne.
Elle en ha, qui sont plus severes, faits avec
grande premeditacion, avec grand artifice,
& par les esprits plus ingenieus. Telles sont
les Tragedies que les garçons des vilages
premierement inventerent: puis furent avec
plus heureus soin aportees es viles. Les
Comedies ont de là pris leur source. La salta-
cion n’a ù autre origine: qui est une repre-
sentacion faite si au vif de plusieurs & diver-
ses histoires, que celui, qui n’oit la voix des
chantres, qui acompagnent les mines du
joueur, entent toutefois non seulement l’hi-
stoire, mais les passions & mouvemens: &
pense entendre les paroles qui sont conve-
nables & propres en tels actes: &, comme
disoit quelcun, leurs piez & mains parlans.
Les Bouffons qui courent le monde, en tien-
nent quelque chose. Qui me pourra dire,
s’il y ha chose plus fole, que les anciennes fables



DE FOLIE ET D’AMOUR. 77
fables contenues es Tragedies, Comedies, &
Saltacions? Et comment se peuvent exem-
pter d’estre nommez fols, ceus qui les repre-
sentent, ayans pris, & prenans tant de pei-
nes à se faire sembler autres qu’ils ne sont? Est
il besoin reciter les autres passetems, qu’a
inventez Folie pour garder les hommes de
languir en oisiveté? N’a elle fait faire les
somptueus Palais, Theatres, & Amphithea-
tres de magnificence incroyable, pour lais-
ser témoignage de quelle sorte de folie cha-
cun en son tems s’esbatoit? N’a elle esté in-
ventrice des Gladiateurs, Luiteurs, & Athle-
tes? N’a elle donné la hardiesse & dexterité
telle à l’homme, que d’oser, & pouvoir com-
batre sans armes un Lion, sans autre necessi-
té ou atente, que pour estre en la grace &
faveur du peuple? Tant y en ha qui assail-
lent les Taureaus, Sangliers, & autres bestes,
pour avoir l’honneur de passer les autres en
folie: qui est un combat, qui dure non seu-
lement entre ceus qui vivent de mesme
tems, mais des successeurs avec leurs prede-
cesseurs. N’estoit ce un plaisant combat d’An-
toine avec Cleopatra, à qui dépendroit le
plus en un festin? Et tout celà seroit peu, si les



78 DEBAT
les hommes ne trouvans en ce monde plus
fols qu’eus, ne dressoient querelle contre les
mors. Cesar se fachoit qu’il n’avoit encore
commencé à troubler le monde en l’aage,
qu’ Alexandre le grand en avoit vaincu une
grande partie. Combien Luculle & autres,
ont ils laissé d’imitateurs, qui ont taché à les
passer, soit à traiter les hommes en grand
apareil, à amonceler les plaines, aplanir les
montaignes, seicher les lacs, mettre ponts sur
les mers (comme Claude Empereur), faire
Colosses de bronze & pierre, arcs trionfans,
Pyramides? Et de cette magnifique folie en
demeure un long tems grand plaisir entre
les hommes, qui se destournent de leur che-
min, font voyages expres, pour avoir le con-
tentement de ces vieilles folies. En somme,
sans cette bonne Dame l’homme seicheroit
& seroit lourd, malplaisant & songeart. Mais
Folie lui esveille l’esprit, fait chanter, danser,
sauter, habiller en mile façons nouvelles, les-
quelles changent de demi an en demi an,
avec tousjours quelque aparence de raison,
& pour quelque commodité. Si lon invente
un habit joint & rond, on dit qu’il est plus
seant & propre: quand il est ample & lar- ge,



DE FOLIE ET D’AMOUR. 79
ge, plus honneste. Et pour ces petites folies,
& invencions, qui sont tant en habillemens
qu’en contenances & façons de faire, l’hom-
me en est mieus venu, & plus agreable aus
Dames. Et comme j’ay dit des hommes,
il y aura grand’diference entre le recueil
que trouvera un fol, & un sage. Le sage sera
laissé sur les livres, ou avec quelques ancien-
nes matrones à deviser de la dissolucion des
habits, des maladies qui courent, ou à de-
mesler quelque longue genealogie. Les jeu-
nes Dames ne cesseront qu’elles n’ayent en leur
compagnie ce gay & joly cerveau. Et com-
bien qu’il en pousse l’une, pinse l’autre,
descoiffe, leve la cotte, & leur face mile maus:
si le chercheront elles tousjours. Et quand
ce viendra à faire comparaison des deus, le
sage sera loué d’elles, mais le fol jouira du
fruit de leurs privautez. Vous verrez les Sa-
ges mesmes, encore qu’il soit dit que lon
cherche son semblable, tomber de ce coté.
Quand ils feront quelque assemblee, tousjours
donneront charge que les plus fols y soient,
n’estimant pouvoir estre bonne compagnie,
s’il n’y ha quelque fol pour resveiller les au-
tres. Et combien qu’ils s’excusent sur les fem- mes



80 DEBAT
mes & jeunes gens, si ne peuvent ils dissimu-
ler le plaisir qu’ils y prennent, s’adressans
tousjours à eus, & leur faisant visage plus
riant, qu’aus autres. Que te semble de Fo-
lie, Jupiter? Est elle telle, qu’il la faille ense-
velir sous le mont Gibel, ou exposer au lieu
de Promethee, sur le mont de Caucase? Est
il raisonnable la priver de toutes bonnes
compagnies, ou Amour sachant qu’elle sera,
pour la facher y viendra, & conviendra que
Folie, qui n’est rien moins qu’Amour, lui
quitte la place? S’il ne veut estre avec Folie,
qu’il se garde de s’y trouver. Mais que cette
peine, de ne s’assembler point, tombe sur el-
le, ce n’est raison. Quel propos y auroit il,
qu’elle ust rendu une compagnie gaie & de-
liberee, & que sur ce bon point la fallust des-
loger? Encore s’il demandoit que le premier
qui auroit pris la place, ne fust empesché par
l’autre, & que ce fust au premier venu, il y auroit
quelque raison. Mais je lui montreray que
jamais Amour ne fut sans la fille de Jeunesse,
& ne peut estre autrement: & le grand dom-
mage d’Amour, s’il avoit ce qu’il demande.
Mais c’est une petite colere, qui lui ronge le
cerveau, qui lui fait avoir ces estranges afec- cions:



DE FOLIE ET D’AMOUR. 81
cions: lesquelles cesseront quand il sera un peu
refroidi. Et pour commencer à la belle
premiere naissance d’Amour, quiqu’y ha il plus
despourvu de sens, que la personne à la
moindre ocasion du monde vienne en Amour,
en recevant une pomme comme Cydipee?
en lisant un livre, comme la Dame Francis-
que de Rimini? en voyant, en passant, se
rende si tot serve & esclave, & conçoive es-
perance de quelque grand bien sans savoir
s’il en y ha? Dire que c’est la force de l’œil
de la chose aymee, & que de là sort une su-
tile evaporacion, ou sang, que nos yeus re-
çoivent, & entre jusques au coeur: ou, com-
me pour loger un nouvel hoste, faut pour
lui trouver sa place, mettre tout en desordre.
Je say que chacun le dit: mais s’il est vray,
j’en doute. Car plusieurs ont aymé sans avoir
ù cette ocasion, comme le jeune Gnidien,
qui ayma l’euvre fait par Praxitelle. Quelle
influxion pouvoit il recevoir d’un oeil mar-
brin? Quelle sympathie y avoit il de son
naturel chaud & ardent par trop, avec une
froide & morte pierre? Qu’est ce donq qui
l’enflammoit? Folie, qui estoit logee en son
esprit. Tel feu estoit celui de Narcisse. Son f oeil



82 DEBAT
oeil ne recevoit pas le pur sang & sutil de
son coeur mesme: mais la fole imaginacion
du beau pourtrait, qu’il voyoit en la fontei-
ne, le tourmentoit. Exprimez tant que vou-
drez la force d’un oeil: faites le tirer mile
traits par jour: n’oubliez qu’une ligne qui
passe par le milieu, jointe avec le sourcil, est
un vray arc: que ce petit humide, que lon
voit luire au milieu, est le trait prest à partir: si
est ce que toutes ces flesches n’iront en au-
tres coeurs, que ceus que Folie aura prepa-
rez. Que tant de grans personnages, qui ont
esté & sont de present, ne s’estiment estre
injuriez, si pour avoir aymé je les nomme
fols. Qu’ils se prennent à leurs Filozofes,
qui ont estimé Folie estre privacion de sages-
se, & sagesse estre sans passions: desquelles
Amour ne sera non plus tot destitué, que la
Mer d’ondes & vagues: vray est, qu’aucuns
dissimulent mieus leur passion: & s’ils s’en trou
vent mal, c’est une autre espece de Folie.
Mais ceus qui montrent leurs afeccions
estans plus grandes que les secrets de leurs
poitrines, vous rendront & exprimeront
une si vive image de Folie, qu’Apelle ne la
sauroit mieus tirer au vif. Je vous prie ima- giner



DE FOLIE ET D’AMOUR. 83
giner un jeune homme, n’ayant grand afai-
re, qu’à se faire aymer: pigné, miré, tiré, par-
fumé: se pensant valoir quelque chose, sor-
tir de sa maison le cerveau embrouillé de
mile consideracions amoureuses: ayant dis-
couru mile bons heurs, qui passeront bien
loin des cotes: suivi de pages & laquais ha-
billez de quelque livree representant quel-
que travail, fermeté, & esperance: & en
cette sorte viendra trouver sa Dame à l’Egli-
se: autre plaisir n’aura qu’a geter force oeil-
lades, & faire quelque reverence en passant.
Et que sert ce seul regard? Que ne va il en
masque pour plus librement parler? Là se
fait quelque habitude, mais avec si peu de
demontrance du coté de la Dame, que rien
moins. A la longue il vient quelgue privau-
té: mais il ne faut encore rien entreprendre,
qu’il n’y ait plus de familiarité. Car lors on
n’ose refuser d’ouir tous les propos des hom-
mes, soient bons ou mauvais. On ne creint
ce que lon ha acoutumé voir. On prent plai-
sir à disputer les demandes des poursuivans.
Il leur semble que la place qui parlemente,
est demi gaignee. Mais s’il avient, que, com-
me les femmes prennent volontiers plaisir à f 2 voir



84 DEBAT
voir debatre les hommes, elles leur ferment
quelquefois rudement la porte, & ne les
apellent à leurs petites privautez, com-
me elles souloient, voilà mon homme aussi
loin de son but comme n’a gueres s’en pen-
soit pres. Ce sera à recommencer. Il fau-
dra trouver le moyen de se faire prier d’a-
compagner sa Dame en quelque Eglise, aus
jeus, & autres assemblees publiques. Et ce
pendant expliquer ses passions par soupirs
& paroles tremblantes: redire cent fois une
mesme chose: protester, jurer, promettre à
celle qui possible ne s’en soucie, & est tour-
nee ailleurs & promise. Il me semble que
seroit folie parler des sottes & plaisantes
Amours vilageoises: marcher sur le bout du
pié, serrer le petit doit: apres que lon ha
bien bu, escrire sur le bout de la table avec
du vin, & entrelasser son nom & celui de
s’amie: la mener premiere à la danse, & la
tourmenter tout un jour au Soleil. Et enco-
re ceus, qui par longues alliances, ou par en-
trees ont pratiqué le moyen de voir leur amie
en leur maison, ou de leur voisin, ne
viennent en si estrange folie, que ceus qui
n’ont faveur d’elles qu’aus lieus publiques & fes



DE FOLIE ET D’AMOUR. 85
& festins: qui de cent soupirs n’en peuvent
faire connoitre plus d’un ou deus le mois:
& neanmoins pensent que leurs amies les
doivent tous conter. Il faut avoir tousjours
pages aus escoutes, savoir qui va, qui vient,
corrompre des chambrieres à beaus deniers,
perdre tout un jour pour voir passer Mada-
me par la rue, & pour toute remuneracion,
avoir un petit adieu avec quelque souzris,
qui le fera retourner chez soy plus content,
que quand Ulysse vid la fumee de son Itaque.
Il vole de joye: il embrasse l’un, puis l’autre:
chante vers: compose, fait s’amie la plus
belle qui soit au monde, combien que pos-
sible soit laide. Et si de fortune survient quel-
que jalousie, comme il avient le plus sou-
vent, on ne rit, on ne chante plus: on de-
vient pensif & morne: on connoit ses vices
& fautes: on admire celui que lon pense
estre aymé: on parangonne sa beauté, gra-
ce, richesse, avec celui duquel on est jalous:
puis soudein on le vient à despriser: qu’il
n’est possible, estant de si mauvaise grace,
qu’il soit aymé: qu’il est impossible qu’il face
tant son devoir que nous, qui languissons,
mourons, brulons d’Amour. On se pleint, on f 3 apelle



86 DEBAT
apelle s’amie cruelle, variable: lon se la-
mente de son malheur & destinee. Elle n’en
fait que rire, ou lui fait acroire qu’à tort il se
pleint: on trouve mauvaises ses querelles,
qui ne viennent que d’un coeur soupson-
neus & jalous: & qu’il est bien loin de son
conte: & qu’autant lui est de l’un que de
l’autre. Et lors je vous laisse penser qui ha du
meilleur. Lors il faut connoitre que lon ha
failli par bien servir, par masques magnifi-
ques, par devises bien inventees, festins, ban-
quets. Si la commodité se trouve, faut se fai-
re paroitre par dessus celui dont on est ja-
lous. Il faut se montrer liberal: faire present
quelquefois de plus que lon n’a: incontinent
qu’on s’aperçoit que lon souhaite quelque
chose, l’envoyer tout soudein, encores qu’on
n’en soit requis: & jamais ne confesser que
lon soit povre. Car c’est une tresmauvaise
compagne d’Amour, que Povreté: laquelle
estant survenue, on connoit sa folie, & lon
s’en retire à tard. Je croy que ne voudriez
point ressembler encore à cet Amoureus,
qui n’en ha que le nom. Mais prenons le cas
que lon lui rie, qu’il y ait quelque recipro-
que amitié, qu’il soit prié se trouver en quel- que



DE FOLIE ET D’AMOUR. 87
que lieu: il pense incontinent qu’il soit fait,
qu’il recevra quelque bien, dont il est bien
loin: une heure en dure cent: on demande
plus de fois quelle heure il est: on fait semblant
d’estre demandé: & quelque mine que lon
face, on lit au visage qu’il y ha quelque pas-
sion vehemente. Et quand on aura bien cou-
ru, on trouvera que ce n’est rien, & que
c’estoit pour aller en compagnie se prome-
ner sur l’eau, ou en quelque jardin: ou aussi
tot un autre aura faveur de parler à elle que
lui, qui ha esté convié. Encore ha il ocasion
de se contenter, à son avis. Car si elle n’ust
plaisir de le voir, elle ne l’ust demandé en sa
compagnie. Les plus grandes et hazardeu-
ses folies suivent tousjours l’acroissement
d’Amour. Celle qui ne pensoit qu’à se jouer
au commencement, se trouve prise. Elle se
laisse visiter à heure suspecte. En quels dan-
gers? D’y aller acompagné, seroit declarer
tout. Y aller seul, est hazardeus. Je laisse les
ordures & infeccions, dont quelquefois on
est parfumé. Quelquefois se faut desguiser
en portefaix, en cordelier, en femme: se faire
porter dens un coffre à la merci d’un gros
vilain, que s’il savoit ce qu’il porte, le lairroit f 4 tomber



88 DEBAT
tomber pour avoir sondé son fol faix. Quel-
quefois ont esté surpris, batuz, outragez, &
ne s’en ose lon vanter. Il se faut guinder par
fenestres, par sus murailles, & tousjours en
danger, si Folie n’y tenoit la main. Encore
ceus cy ne sont que des mieus payez. Il y en
ha qui rencontrent Dames cruelles, desquel-
les jamais on n’obtient merci. Autres sont si
rusees, qu’apres les avoir menez jusques au-
pres du but, les laissent là. Que font ils? apres
avoir longuement soupiré, ploré & crié, les
uns se rendent Moynes: les autres abandon-
nent le païs: les autres se laissent mourir. Et
penseriez vous, que les amours des femmes
soient de beaucoup plus sages? les plus froi-
des se laissent bruler dedens le corps avant
que de rien avouer. Et combien qu’elles vou-
sissent prier, si elles osoient, elles se laissent
adorer: & tousjours refusent ce qu’elles vou-
droient bien que lon leur otast par force.
Les autres n’atendent que l’ocasion: & heu-
reus qui la peut rencontrer: Il ne faut avoir
creinte d’estre esconduit. Les mieus nees ne
se laissent veincre, que par le tems. Et se con-
noissant estre aymees, & endurant en fin le
semblable mal qu’elles ont fait endurer à au- trui,



DE FOLIE ET D’AMOUR. 89
trui, ayant fiance de celui auquel elles se des-
couvrent, avouent leur foiblesse, confessent
le feu qui les brule: toutefois encore un peu
de honte les retient, & ne se laissent aller,
que vaincues, & consumees à demi. Et aussi
quand elles sont entrees une fois avant, elles
font de beaus tours. Plus elles ont resisté à
Amour, & plus s’en treuvent prises. Elles fer-
ment la porte à raison. Tout ce qu’elles crein-
gnoient, ne le doutent plus. Elles laissent
leurs ocupacions muliebres. Au lieu de filer,
coudre, besongner au point, leur estude est
se bien parer, promener es Eglises, festes, &
banquets pour avoir tousjours quelque ren-
contre de ce qu’elles ayment. Elles prennent
la plume & le lut en main: escrivent & chan-
tent leurs passions: & en fin croit tant cette
rage, qu’elles abandonnent quelquefois pere,
mere, maris, enfans, & se retirent ou est leur
coeur. Il n’y ha rien qui plus se fache d’estre
contreint, qu’une femme: & qui plus se con
treingne, ou elle ha envie montrer son afec-
cion. Je voy souventefois une femme, laquel-
le n’a trouvé la solitude & prison d’environ
sept ans longue, estant avec la personne
qu’elle aymoit. Et combien que nature ne f 5 lui



90 DEBAT
lui ust nié plusieurs graces, qui ne la faisoient
indine de toute bonne compagnie, si est ce
qu’elle ne vouloit plaire à autre qu’à celui
qui la tenoit prisonniere. J’en ay connu une
autre, laquelle absente de son ami, n’alloit ja-
mais dehors qu’acompagnee de quelcun
des amis & domestiques de son bien aymé:
voulant tousjours rendre témoignage de la
foy qu’elle lui portoit. En somme, quand
cette afeccion est imprimee en un coeur ge-
nereus d’une Dame, elle y est si forte, qu’à
peine se peut elle efacer. Mais le mal est,
que le plus souvent elles rencontrent si mal:
que plus ayment, & moins sont aymees. Il y
aura quelcun, qui sera bien aise leur donner
martel en teste, & fera semblant d’aymer
ailleurs, & n’en tiendra conte. Alors les po-
vrettes entrent en estranges fantasies: ne
peuvent si aisément se defaire des hommes,
comme les hommes des femmes, n’ayans la
commodité de s’eslongner & commencer au-
tre parti, chassans Amour avec autre Amour.
Elles blament tous les hommes pour un.
Elles apellent foles celles qui ayment. Mau-
dissent le jour que premierement elles ayme-
rent. Protestent de jamais n’aymer: mais celà ne leur



DE FOLIE ET D’AMOUR. 91
leur dure gueres. Elles remettent inconti-
nent devant les yeus ce qu’elles ont tant ay-
mé. Si elles ont quelque enseigne de lui, elles
la baisent, rebaisent, sement de larmes, s’en
font un chevet & oreiller, & s’escoutent
elles mesmes pleingnantes leurs miserables
destresses. Combien en vóy je, qui se reti-
rent jusques aus Enfers, pour essaier si elles
pourront, comme jadis Orphee, revoquer
leurs amours perdues? Et en tous ces actes,
quels traits trouvez vous que de Folie? Avoir
le coeur separé de soymesme, estre meinte-
nant en paix, ores en guerre, ores en treves:
couvrir & cacher sa douleur: changer visa-
ge mile fois le jour: sentir le sang qui lui
rougit la face, y montant: puis soudein s’en-
fuit, la laissant palle, ainsi que honte, espe-
rance, ou peur, nous gouvernent: chercher
ce qui nous tourmente, feingnant le fuir.
Et neanmoins avoir creinte de le trouver:
n’avoir qu’un petit ris entre mile soupirs: se
tromper soymesme: bruler de loin, geler de
pres: un parler interrompu: un silence ve-
nant tout à coup: ne sont ce tous signes d’un
homme aliené de son bon entendement?
Qui excusera Hercule devidant les pelo- tons



92 DEBAT
tons d'Omphale? Le sage Roy Hebrieu
avec cette grande multitude de femmes?
Annibal s’abatardissant autour d’une Dame?
& mains autres, que journellement voyons
s’abuser tellement, qu’ils ne se connoissent
eus mesmes. Qui en est cause, sinon Folie?
Car c’est celle en somme, qui fait Amour
grand & redouté: & le fait excuser, s’il fait
quelque chose autre que de raison. Recon-
nois donq, ingrat Amour, quel tu es, & de
combien de biens je te suis cause? Je te fay
grand: je te fay eslever ton nom: voire & ne
t’ussent les hommes reputé Dieu sans moy.
Et apres que t’ay tousjours acompagné, tu
ne me veus seulement abandonner, mais me
veus renger à cette sugeccion de fuir tous
les lieus ou tu seras. Je croy avoir satisfait à
ce qu’avois promis montrer: que jusques ici
Amour n’avoit esté sans Folie. Il faut passer
outre, & montrer qu’impossible est d’estre
autrement. Et pour y entrer: Apolon, tu me
confesseras, qu’Amour n’est autre chose
qu’un desir de jouir, avec une conjonccion,
& assemblement de la chose aymee. Estant
Amour desir, ou, quoy que ce soit, ne pou-
vant estre sans desir: il faut confesser qu’in- contin



DE FOLIE ET D’AMOUR. 93
continent que cette passion vient saisir l’hom-
me, elle l’altere & immue. Car le desir in-
cessamment se demeine dedens l’ame, la
poingnant tousjours & resveillant. Cette agi
tacion d’esprit, si elle estoit naturelle, elle
ne l’afligeroit de la sorte qu’elle fait: mais,
estant contre son naturel, elle le malmeine,
en sorte qu’il se fait tout autre qu’il n’estoit.
Et ainsi en soy n’estant l’esprit à son aise,
mais troublé & agité, ne peut estre dit sage
& posé. Mais encore fait il pis: car il est
contreint se descouvrir: ce qu’il ne fait que
par le ministere & organe du corps & mem-
bres d’icelui. Et estant une fois acheminé, il
faut que le poursuivant en amours face deus
choses: qu’il donne à connoitre qu’il ayme:
& qu’il se face aymer. Pour le premier, le
bien parler y est bien requis: mais seul ne
suffira il. Car le grand artifice, & douceur
inusitee, fait soupsonner pour le premier
coup, celle qui l’oit: & la fait tenir sur ses
gardes. Quel autre témoignage faut il? Tous-
jours l’ocasion ne se presente à combatre
pour sa Dame, & defendre sa querelle. Du
premier abord vous ne vous ofrirez à lui
ayder en ses afaires domestiques. Si faut il faire



94 DEBAT
faire à croire que lon est passionné. Il faut
long tems, & long service, ardentes prieres,
& conformité de complexions. L’autre point,
que l’Amant doit gaigner, c’est se faire ay-
mer: lequel provient en partie de l’autre.
Car le plus grand enchantement, qui soit
pour estre aymé, sc’est aymer. Ayez tant de
sufumigacions, tant de characteres, adjura-
cions, poudres, & pierres, que voudrez:
mais si savez bien vous ayder, montrant &
declarant votre amour: il n’y aura besoin
de ces estranges receptes. Donq pour se fai-
re aymer, il faut estre aymable. Et non sim-
plement aymable, mais au gré de celui qui
est aymé: auquel se faut renger, & mesurer
tout ce que voudrez faire ou dire. Soyez
paisible & discret. Si votre Amie ne vous
veut estre telle, il faut changer voile, & navi-
guer d’un autre vent: ou ne se mesler point
d’aymer. Zethe & Amphion ne se pouvoient
acorder, pource que la vacacion de l’un ne
plaisoit à l’autre. Amphion ayma mieus
changer, & retourner en grace avec son fre-
re. Si la femme que vous aymez est avare,
il faut se transmuer en or, & tomber ainsi en
son sein. Tous les serviteurs & amis d’Ata- lanta



DE FOLIE ET D’AMOUR. 95
lanta estoient chasseurs, pource qu’elle y pre
noit plaisir. Plusieurs femmes, pour plaire à
leurs Poëtes amis, ont changé leurs paniers
& coutures, en plumes & livres. Et certes il
est impossible plaire, sans suivre les afec-
cions de celui que nous cherchons. Les tri-
stes se fachent d’ouir chanter. Ceus, qui ne
veulent aller que le pas, ne vont volontiers
avec ceus qui tousjours voudroient courir.
Or me dites, si ces mutacions contre notre
naturel ne sont vrayes folies, ou non exem-
ptes d’icelle? On dira qu’il se peut trouver
des complexions si semblables, que l’Amant
n’aura point de peine de se transformer es
meurs de l’Aymee. Mais si cette amitié est
tant douce & aisee, la folie sera de s’y plaire
trop: en quoy est bien dificile de mettre
ordre. Car si c’est vray amour, il est grand
& vehement, & plus fort que toute raison.
Et, comme le cheval ayant la bride sur le
col, se plonge si avant dedens cette douce
amertume, qu’il ne pense aus autres parties
de l’ame, qui demeurent oisives: & par une
repentance tardive, apres un long tems
témoigne à ceus qui l’oyent, qu’il ha esté
fol comme les autres. Or si vous ne trouvez folie



96 DEBAT
folie en Amour de ce coté là, dites moy en-
tre vous autres Signeurs, qui faites tant
profession d'Amour, ne confessez vous, que
Amour cherche union de soy avec la chose
aymee? qui est bien le plus fol desir du mon-
de: tant par ce, que le cas avenant, Amour
faudroit par soymesme, estant l’Amant &
l’Aymé confonduz ensemble, que aussi il est
impossible qu’il puisse avenir, estant les es-
peces & choses individues tellement separees
l’une de l’autre, qu’elles ne se peuvent plus
conjoindre, si elles ne changent de forme.
Alleguez moy des branches d’arbres qui s’u-
nissent ensemble. Contez moy toutes sortes
d’Antes, que jamais le Dieu des jardins in-
venta. Si ne trouverez vous point que deus
hommes soient jamais devenuz en un: & y
soit le Gerion à trois corps tant que voudrez.
Amour donq ne fut jamais sans la compa-
gnie de Folie: & ne le sauroit jamais estre.
Et quand il pourroit ce faire, si ne le devroit
il pas souhaiter: pource que lon ne tiendroit
conte de lui à la fin. Car quel pouvoir au-
roit il, ou quel lustre, s’il estoit pres de sages-
se? Elle lui diroit, qu’il ne faudroit aymer
l’un plus que l’autre: ou pour le moins n’en faire



DE FOLIE ET D’AMOUR. 97
faire semblant de peur de scandaliser quel-
cun. Il ne faudroit rien faire plus pour l’un
que pour l’autre: & seroit à la fin Amour ou
aneanti, ou devisé en tant de pars, qu’il se-
roit bien foible. Tant s’en faut que tu doives
estre sans Folie, Amour, que si tu es bien
conseillé, tu ne redemanderas plus tes yeus.
Car il ne t’en est besoin, & te peuvent nuire
beaucoup: desquels si tu t’estois bien regar-
dé quelquefois, toymesme te voudrois mal.
Pensez vous qu’un soudart, qui va à l’assaut,
pense au fossé, aus ennemis, & mile har-
quebuzades qui l’atendent? non. Il n’a autre
but, que parvenir au haut de la bresche: &
n’imagine point le reste. Le premier qui se
mit en mer, n’imaginoit pas les dangers qui
y sont. Pensez vous que le joueur pense jamais
perdre? Si sont ils tous trois au hazard d’estre
tuez, noyez, & destruiz. Mais quoy, ils ne
voyent, & ne veulent voir ce qui leur est dom
mageable. Le semblable estimez des Amans:
que si jamais ils voyent, & entendent clere-
ment le peril ou ils sont, combien ils sont
trompez & abusez, & quelle est l’esperance
qui les fait tousjours aller avant, jamais n’y
demeureront une seule heure. Ainsi se per- g droit



98 DEBAT
droit ton regne, Amour: lequel dure par
ignorance, nonchaillance, esperance, & ce-
cité, qui sont toutes damoiselles de Folie, lui
faisans ordinaire compagnie. Demeure donq
en paix, Amour: & ne vien rompre l’ancien-
ne ligue qui est entre toy & moy: combien
que tu n’en susses rien jusqu’à present. Et
n’estime que je t’aye crevé les yeus, mais que
je t’ay montré, que tu n’en avois aucun usa-
ge auparavant, encore qu’ils te fussent à la
teste que tu as de present. Reste de te prier,
Jupiter, & vous autres Dieus, de n’avoir
point respect aus noms (comme je say que
n’aurez) mais regarder à la verité & dinité
des choses. Et pourtant, s’il est plus honora-
ble entre les hommes dire un tel ayme, que,
il est fol: que celà leur soit imputé à igno-
rance. Et pour n’avoir en commun la vraye
intelligence des choses, n’yny pù donner noms
selon leur vray naturel, mais au contraire
avoir baillé beaus noms à laides choses, & laids
aus belles, ne delaissez, pour ce, à me con-
server Folie en sa dinité et grandeur. Ne
laissez perdre cette belle Dame, qui vous ha
donné tant de contentement avec Genie,
Jeunesse, Bacchus, Silene, & ce gentil Gar- dien



DE FOLIE ET D’AMOUR. 99
dien des jardins. Ne permetez facher celle,
que vous avez conservee jusques ici sans
rides, & sans pas un poil blanc. Et n’otez, à
l’apetit de quelque colere, le plaisir d’entre
les hommes. Vous les avez otez du Royau-
me de Saturne: ne les y faites plus entrer: &,
soit en Amour, soit en autres afaires, ne les
enviez, si pour apaiser leurs facheries, Folie
les fait esbatre & s’esjouir. J’ay dit.


Quand Mercure ut fini la defense de Folie, Jupiter
voyant les Dieus estre diversement afeccionnez &
en contrarietez d’opinions, les uns se tenans du coté
de Cupidon, les autres se tournans à aprouver la
cause de Folie: pour apointer le diferent, và pro-
noncer un arrest interlocutoire en cette maniere:

Pour la dificulté & importance de vos di-
ferens, & diversité d’opinions, nous avons re-
mis votre afaire d’ici à trois fois, sept fois, neuf
siecles. Et ce pendant vous commandons vi-
vre amiablement ensemble, sans vous outra-
ger l’un l’autre. Et guidera Folie l’aveugle
Amour, & le conduira par tout ou bon lui
semblera. Et sur la restitucion de ses yeus, apres
en avoir parlé aus Parques, en sera ordonné.



Fin du debat d’Amour & de Folie.


g 2




100


ELEGIES.


ELEGIE I.


Au tems qu'Amour, d’hommes & Dieus vainqueur,
Faisoit bruler de sa flamme mon coeur,
En embrassantembrasant de sa cruelle rage
Mon sang, mes os, mon esprit & courage:
Encore lors je n’avois la puissance
De lamenter ma peine et ma souffrance.
Encor Phebus, ami des Lauriers vers,
N’avoit permis que je fisse des vers:
Mais meintenant que sa fureur divine
Remplit d’ardeur ma hardie poitrine,
Chanter me fait, non les bruians tonnerres
De Jupiter, ou les cruelles guerres,
Dont trouble Mars, quand il veut, l’Univers.
Il m’a donné la lyre, qui les vers
Souloit chanter de l’Amour Lesbienne:
Et à ce coup pleurera de la mienne.
O dous archet, adouci moy la voix.,
Qui pourroit fendre et aigrir quelquefois,
En recitant tant d’ennuis et douleurs,
Tant de despits fortunes et malheurs.
Trempe l’ardeur, dont jadis mon coeur tendre
Fut en brulant demi reduit en cendre.

Je sen



ELEGIES. 101


Je sen desja un piteus souvenir,
Qui me contreint la larme à l’oeil venir.
Il m’est avis que je sen les alarmes,
Que premiers j’u d’Amour, je voy les armes,
Dont il s’arma en venant m’assaillir.
C’estoit mes yeus, dont tant faisois saillir
De traits, à ceus qui trop me regardoient,
Et de mon arc assez ne se gardoient.
Mais ces miens traits ces miens yeus me defirent,
Et de vengeance estre exemple me firent.
Et me moquant, & voyant l’un aymer,
L’autre bruler & d’Amour consommer:
En voyant tant de larmes espandues,
Tant de soupirs et prieres perdues,
Je n’aperçu que soudein me vint prendre
Le mesme mal que je soulois reprendre:
Qui me persa d’une telle furie,
Qu’encor n’en suis apres long tems guerie:
Et meintenant me suis encor contreinte
De rafreschir d’une nouvelle pleinte
Mes maus passez. Dames, qui les lirez,
De mes regrets avec moy soupirez.
Possible, un jour je feray le semblable,
Et ayderay votre voix pitoyable
A vos travaus & peines raconter,
Au tems perdu vainement lamenter.
Quelque rigueur qui loge en votre coeur,
Amour s’en peut un jour rendre vainqueur.
Et plus aurez lui esté ennemies,
Pis vous fera, vous sentant asservies.

g 3 N’estimez



102 ELEGIES.


N’estimez point que lon doive blamer
Celles qu’àqu’a fait Cupidon enflamer.
Autres que nous, nonobstant leur hautesse,
Ont enduré l’amoureuse rudesse:
Leur coeur hautein, leur beauté, leur lignage,
Ne les ont sù preserver du servage
De dur Amour: les plus nobles esprits
En sont plus fort et plus soudain espris.
Semiramis, Royne tant renommee,
Qui mit en route avecques son armee
Les noirs squadrons des Ethiopiens,
Et en montrant louable exemple aus siens
Faisoit couler de son furieus branc
Des ennemis les plus braves le sang,
Ayant encor envie de conquerre
TansTous ses voisins, ou leur mener la guerre,
Trouva Amour, qui si fort la pressa,
Qu’armes & loix veincue elle laissa.
Ne meritoit sa Royalle grandeur
Au moins avoir un moins fascheus malheur
Qu’aymer son fils? Royne de Babylonne
Ou est ton coeur qui es combaz resonne?
Qu’est devenu ce fer & cet escu,
Dont tu rendois le plus brave veincu?
Ou as tu mis la Marciale creste,
Qui obombroit le blond or de ta teste?
Ou est l’espee, ou est cette cuirasse,
Dont tu rompois des ennemis l’audace?
Ou sont fuiz tes coursiers furieus,
Lesquels trainoient ton char victorieus?

Ta



ELEGIES. 103


T’a pù si tot un foible ennemi rompre?
Ha pù si tot ton coeur viril corrompre,
Que le plaisir d’armes plus ne te touche:
Mais seulement languis en une couche?
Tu as laissé les aigreurs Marciales,
Pour recouvrer les douceurs geniales.
Ainsi Amour de toy t’a estrangee,
Qu’on te diroit en une autre changee,
Donques celui lequel d’amour esprise
Pleindre me voit, que point il ne mesprise
Mon triste deuil: Amour, peut estre, en brief
En son endroit n’aparoitra moins grief.
Telle j’ay vù qui avoit en jeunesse
Blamé Amour: apres en sa vieillesse
Bruler d’ardeur, & pleindre tendrement
L’ápre rigueur de son tardif tourment.
Alors de fard & eau continuelle
Elle essayoit se faire venir belle
Voulant chasser le ridé labourage,
Que l’aage avoit gravé sur son visage.
Sur son chef gris elle avoit empruntee
Quelque perruque, & assez mal antee:
Et plus estoit à son gré bien fardee,
De son Ami moins estoit regardee:
Lequel ailleurs fuiant n’en tenoit conte,
Tant lui sembloit laide, & avoit grand’ honte
D’estre aymé d’elle. Ainsi la povre vieille
Recevoit bien pareille pour pareille.
De maints en vain un tems fut reclamee,
Ores qu’elle ayme, elle n’est point aymee.

g 4 Ainsi



104 ELEGIES.


Ainsi Amour prend son plaisir, à faire
Que le veuil d’un soit à l’autre contraire.
Tel n’ayme point, qu’une Dame aymera:
Tel ayme aussi, qui aymé ne sera:
Et entretient, neanmoins, sa puissance
Et sa rigueur d’une vaine esperance.


ELEGIE II.


D’un tel vouloir le serf point ne desire
La liberté, ou son port le navire,
Comme j’atens, helas, de jour en jour
De toy, Ami, le gracieus retour.
Là j’avois mis le but de ma douleur,
Qui fineroit, quand j’aurois ce bon heur
De te revoir: mais de la longue atente,
Helas, en vain mon desir se lamente.
Cruel, Cruel, qui te faisoit promettre
Ton brief retour en ta premiere lettre?
As tu si peu de memoire de moy,
Que de m’avoir si tot rompu la foy?
Comme ose tu ainsi abuser celle
Qui de tout tems t’a esté si fidelle?
Or’ que tu es aupres de ce rivage
Du Pau cornu, peut estre ton courage
S’est embrasé d’une nouvelle flame,
En me changeant pour prendre une autre Dame:
Jà en oubli inconstamment est mise
La loyauté que tu m’avois promise.
S’il est ainsi, & que desja la foy
Et la bonté se retirent de toy:

il



ELEGIES. 105


Il ne me faut esmerveiller si ores
Toute pitié tu as perdu encores.
O combien ha de pensee & de creinte,
Tout aparsoy, l’ame d’Amour ateinte!
Ores je croy. vù notre amour passee,
Qu’impossible est, que tu m’aies laissee:
Et de nouvel ta foy je me fiance,
Et plus qu’humeine estime ta constance.
Tu es, peut estre, en chemin inconnu
Outre ton gré malade retenu.
Je croy que non: car tant suis coutumiere
De faire aus Dieus pour ta santé priere,
Que plus cruels que tigres ils seroient,
Quand maladie ils te prochasseroient:
Bien que ta fole & volage inconstance
Meriteroit avoir quelque soufrance.
Telle est ma foy, qu’elle pourra sufire
A te garder d’avoir mal & martire.
Celui qui tient au haut Ciel son Empire
Ne me sauroit, ce me semble, desdire:
Mais quand mes pleurs & larmes entendroit
Pour toy prians, son ire il retiendroit.
J’ay de tout tems vescu en son service,
Sans me sentir coulpable d’autre vice
Que de t’avoir bien souvent en son lieu
DamourD’amour forcé, adoré comme Dieu.
Desja deus fois depuis le promis terme,
De ton retour, Phebe ses cornes ferme,
Sans que de bonne ou mauvaise fortune
De toy, Ami, j’aye nouvelle aucune.

g 5 si



106 ELEGIES.


Si toutefois, pour estre enamouré
En autre lieu, tu as tant demeuré,
Si sáy je bien que t’amie nouvelle
A peine aura le renom d’estre telle,
Soit en beauté, vertu, grace & faconde,
Comme plusieurs gens savans par le monde
M’ont fait à tort, ce cróy je, estre estimee.
Mais qui pourra garder la renommee?
Non seulement en France suis flatee,
Et beaucoup plus, que ne veus, exaltee.
La terre aussi que Calpe & Pyrenee
Avec la mer tiennent environnee,
Du large Rhin les roulantes areines,
Le beau païs auquel or’ te promeines,
Ont entendu (tu me l’as fait à croire)
Que gens d’esprit me donnent quelque gloire.
Goute le bien que tant d’hommes desirent:
Demeure au but ou tant d’autres aspirent:
Et croy qu’ailleurs n’en auras une telle.
Je ne dy pas qu’elle ne soit plus belle:
Mais que jamais femme ne t’aymera,
Ne plus que moy d’honneur te portera.
Maints grans Signeurs à mon amour pretendent,
Et à me plaire & servir prets se rendent,
Joutes & jeus, maintes belles devises
En ma faveur sont par eus entreprises:
Et neanmoins, tant peu je m’en soucie,
Que seulement ne les en remercie:
Tu es tout seul, tout mon mal & mon bien:
Avec toy tout, & sans toy je n’ay rien:

Et



ELEGIES. 107


Et n’ayant rien qui plaise à ma pensee,
De tout plaisir me treuve delaissee,
Et pour plaisir, ennui saisir me vient.
Le regretter & plorer me convient,
Et sur ce point entre en tel desconfort,
Que mile fois je souhaite la mort.
Ainsi, Ami, ton absence lointeine
Depuis deus mois me tient en cette peine,
Ne vivant pas, mais mourant d’une Amour
Lequel m’occit dix mile fois le jour.
Revien donq tot, si tu as quelque envie
De me revoir encor’ un coup en vie.
Et si la mort avant ton arrivee
Ha de mon corps l’aymante ame privee,
Au moins un jour vien, habillé de dueil,
Environner le tour de mon cercueil.
Que plust à Dieu que lors fussent trouvez
Ces quatre vers en blanc marbre engravez.


PAR TOY, AMI, TANT VESQUI ENFLAMMEE,
QU’EN LANGUISSANT PAR FEU SUIS CONSUMEE,
QUI COUVE ENCOR SOUS MA CENDRE EMBRAZEE,
SI NE LA RENS DE TES PLEURS APAIZEE.


ELEGIE III.


Quand vous lirez, ô Dames Lionnoises,
Ces miens escrits pleins d’amoureuses noises,
Quand mes regrets, ennuis, despits & larmes
M’orrez chanter en pitoyables carmes,
Ne veuillez pas condamner ma simplesse,
Et jeune erreur de ma fole jeunesse,

si



108 ELEGIES.


Si c’est erreur: mais qui dessous les Cieus
Se peut vanter de n’estre vicieus?
L’un n’est content de sa sorte de vie,
Et tousjours porte à ses voisins envie:
L’un forcenant de voir la paix en terre,
Par tous moyens tache y mettre la guerre:
L’autre croyant povreté estre vice,
A autre Dieu qu’Or, ne fait sacrifice:
L’autre sa foy parjure il emploira
A decevoir quelcun qui le croira:
L’un en mentant de sa langue lezarde.,
Mile brocars sur l’un & l’autre darde:
Je ne suis point sous ces planettes nee,
Qui m’ussent pù tant faire infortunee.
Onques ne fut mon oeil marri, de voir
Chez mon voisin mieus que chez moy pleuvoir.
Onq ne mis noise ou discord entre amis:
A faire gain jamais ne me soumis.
Mentir, tromper, & abuser autrui,
Tant m’a desplu, que mesdire de lui.
Mais si en moy rien y ha d’imparfait,
Qu’on blame Amour: c’est lui seul qui l’a fait.
Sur mon verd aage en ses laqs il me prit,
Lors qu’exerçoiexerçois mon corps & mon esprit
En mile & mile euvres ingenieuses,
Qu’en peu de tems me rendit ennuieuses.
Pour bien savoir avec l’esguille peindre
J’usse entrepris la renommee esteindre
De celle là, qui plus docte que sage,
Avec Pallas comparoit son ouvrage.

Qui



ELEGIES. 109


Qui m’ust vu lors en armes fiere aller,
Porter la lance & bois faire voler,
Le devoir faire en l’estour furieus,
Piquer, volter le cheval glorieus,
Pour Bradamante, ou la haute Marphise,
Seur de Roger, il m’ust, possible, prise.
Mais quoy? Amour ne put longuement voir,
Mon coeur n’aymant que Mars & le savoir:
Et me voulant donner autre souci,
En souriant, il me disoit ainsi:
Tu penses donq, ô Lionnoise Dame,
Pouvoir fuir par ce moyen ma flame:
Mais non feras, j’ai subjugué les Dieus
Es bas Enfers, en la Mer & es Cieus.
Et penses tu que n’aye tel pouvoir
Sur les humeins, de leur faire savoir
Qu’il n’y ha rien qui de ma main eschape?
Plus fort se pense & plus tot je le frape.
De me blamer quelquefois tu n’as honte,
En te fiant en Mars dont tu fais conte:
Mais meintenant, voy si pour persister
En le suivant me pourras resister.
Ainsi parloit, & tout eschaufé d’ire
Hors de sa trousse une sagette il tire,
Et decochant de son extreme force,
Droit la tira contre ma tendre escorce,
Foible harnois, pour bien couvrir le coeur,
Contre l’Archer qui tousjours est vainqueur.
La bresche faite, entre Amour en la place,
Dont le repos premierement il chasse:

Et de



110 ELEGIES.


Et de travail qui me donne sans cesse,
Boire, menger, & dormir ne me laisse.
Il ne me chaut de soleil ne d’ombrage:
Je n’ay qu’Amour & feu en mon courage,
Qui me desguise, & fait autre paroitre,
Tant que ne peu moymesme me connoitre.
Je n’avois vù encore seize Hivers,
Lors que j’entray en ces ennuis divers:
Et jà voici le treiziéme Esté
Que mon coeur fut par Amour arresté.
Le tems met fin aus hautes Pyramides,
Le tems met fin aus fonteines humides:
Il ne pardonne aus braves Colisees,
Il met à fin les viles plus prisees:
Finir aussi il ha acoutumé
Le feu d’Amour tant soit il allumé:
Mais, las! en moy il semble qu’il augmente
Avec le tems, & que plus me tourmente.
Paris ayma Oenone ardemment,
Mais son amour ne dura longuement:
Medee fut aymee de Jason,
Qui tot apres la mit hors sa maison.
Si meritoient elles estre estimees,
Et pour aymer leurs Amis, estre aymees.
S’estant aymé on peut Amour laisser
N’est il raison, ne l’estant, se lasser?
N’est il raison te prier de permettre,
Amour, que puisse à mes tourmens fin mettre?
Ne permets point que de Mort face espreuve,
Et plus que toy pitoyable la treuve:

Ma



ELEGIES. 111


Mais si tu veus que j’ayme jusqu’au bout,
Fay que celui que j’estime mon tout,
Qui seul me peut faire plorer & rire,
Et pour lequel si souvent je soupire,
Sente en ses os, en son sang, en son ame,
Ou plus ardente, ou bien egale flame.
Alors ton faix plus aisé me sera,
Quand avec moy quelcun le portera.


FIN.





112


SONNETS.


I.


Non havria Ulysse o qualunqu’altro mai
Piu accorto fù, da quel divino aspetto
Pien di gratie, d’honor & di rispetto
Sperato qual i sento affanni e guai.


Pur, Amour, co i begliochi tu fatt’hai
Tal piaga dentro al mio innocente petto,
Di cibo & di calor gia tuo tuo ricetto,
Che rimedio non v’e si tu n’el dai.


O sorte dura, che mi fa esser quale
Punta d’un Scorpio, & domandar riparo
Contr’el velen’ dall’istesso animale.


Chieggo li sol’ancida questa noia,
Non estingua el desir à me si caro,
Che mancar non potra ch’i non mi muoia.


II.


O beaus yeus bruns, O regars destournez,
O chaus soupirs, ô larmes espandues,
O noires nuits vainement atendues,
O jours luisans vainement retournez:


O tristes pleins, ô desirs obstinez,
O tems perdu, ô peines despendues,
O mile morts en mile rets tendues,
O pires maus contre moy destinez.


O ris, ô front, cheveus, bras, mains & doits:
O lut pleintif, viole, archet & vois:
Tant de flambeaus pour ardre une femmelle!


De toy me plein, que tant de feus portant,
En tant d’endrois d’iceus mon coeur tatant,


N’en est sur toy volé quelque estincelle.

O lon




SONNETS. 113


III.


O longs desirs, ô esperances vaines,
Tristes soupirs & larmes coutumieres
A engendrer de moy maintes rivieres,
Dont mes deus yeus sont sources & fontaines:


O cruautez, o durtez inhumaines,
Piteus regars des celestes lumieres:
Du coeur transi o passions premieres,
Estimez vous croitre encore mes peines?


Qu’encor Amour sur moy son arc essaie,
Que nouveaus feus me gette & nouveaus dars:
Qu’il se despite, & pis qu’il pourra face:


Car je suis tant navree en toutes pars,
Que plus en moy une nouvelle plaie,
Pour m’empirer ne pourroit trouver place.


IIII.


Depuis qu’Amour cruel empoisonna
Premierement de son feu ma poitrine,
Tousjours brulay de sa fureur divine,
Qui un seul jour mon coeur n’abandonna.


Quelque travail, dont assez me donna,
Quelque menasse & procheine ruïne:
Quelque penser de mort qui tout termine,
De rien mon coeur ardent ne s’estonna.


Tant plus qu’Amour nous vient fort assaillir,
Plus il nous fait nos forces recueillir,
Et toujours frais en ses combats fait estre:


Mais ce n’est pas qu’en rien nous favorise,
Cil qui les Dieus & les hommes mesprise:
Mais pour plus fort contre les fors paroitre.

h Clere




114 SONNETS.


V.


Clere Venus, qui erres par les Cieus,
Entens ma voix qui en pleins chantera,
Tant que ta face au haut du Ciel luira,
Son long travail & souci ennuieus.


Mon oeil veillant s’atendrira bien mieus,
Et plus de pleurs te voyant gettera.
Mieus mon lit mol de larmes baignera,
De ses travaus voyant témoins tes yeus.


Donq des humains sont les lassez esprits
De dous repos & de sommeil espris.
J’endure mal tant que le Soleil luit:


Et quand je suis quasi toute cassee,
Et que me suis mise en mon lit lassee,
Crier me faut mon mal toute la nuit.


VI.


Deus ou trois fois bienheureus le retour
De ce cler Astre, & plus heureus encore
Ce que son oeil de regarder honore.
Que celle là recevroit un bon jour,


Qu’elle pourroit se vanter d’un bon tour
Qui baiseroit le plus beau don de Flore,
Le mieus sentant que jamais vid Aurore,
Et y feroit sur ses levres sejour!


C’est à moy seule à qui ce bien est du,
Pour tant de pleurs & tant de tems perdu:
Mais le voyant, tant lui feray de feste,


Tant emploiray de mes yeus le pouvoir,
Pour dessus lui plus de credit avoir,
Qu’en peu de temps feray grande conqueste.

On




SONNETS. 115


VII.


On voit mourir toute chose animee,
Lors que du corps l’ame sutile part:
Je suis le corps, toy la meilleure part:
Ou es tu donq, o ame bien aymee?


Ne me laissez par si long temps pámee,
Pour me sauver apres viendrois trop tard.
Las, ne mets point ton corps en ce hazart:
Rens lui sa part & moitié estimee.


Mais fais, Ami, que ne soit dangereuse
Cette rencontre & revuë amoureuse,
L’acompagnant, non de severité,


Non de rigueur: mais de grace amiable,
Qui doucement me rende ta beauté,
Jadis cruelle, à present favorable.


VIII.


Je vis, je meurs: je me brule & me noye.
J’ay chaut estreme en endurant froidure:
La vie m’est & trop molle & trop dure.
J’ay grans ennuis entremeslez de joye:


Tout à un coup je ris & je larmoye,
Et en plaisir, maint grief tourment j’endure:
Mon bien s’en va, & à jamais il dure:
Tout en un coup je seiche & je verdoye.


Ainsi Amour inconstamment me meine:
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me treuve hors de peine.


Puis quand je croy ma joye estre certeine,
Et estre au haut de mon desiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

h 2 Tout




116 SONNETS.


IX.


Tout aussi tot que je commence à prendre
Dens le mol lit le repos desiré,
Mon triste esprit hors de moy retiré
S’en va vers toy incontinent se rendre.


Lors m’est avis que dedens mon sein tendre
Je tiens le bien, ou j’ay tant aspiré,
Et pour lequel j’ay si haut souspiré,
Que de sanglots ay souvent cuidé fendre.


O dous sommeil, o nuit à moy heureuse!
Plaisant repos, plein de tranquilité,
Continuez toutes les nuiz mon songe:


Et si jamais ma povre ame amoureuse
Ne doit avoir de bien en verité,
Faites au moins qu’elle en ait en mensonge.


X.


Quand j’aperçoy ton blond chef couronné
D’un laurier verd, faire un Lut si bien pleindre,
Que tu pourrois à te suivre contreindre
Arbres & rocs: quand je te vois orné,


Et de vertus dix mile environné,
Au chef d’honneur plus haut que nul ateindre,
Et des plus hauts les louenges esteindre:
Lors dit mon coeur en soy passionné:


Tant de vertus qui te font estre aymé,
Qui de chacun te font estre estimé,
Ne te pourroient aussi bien faire aymer?


Et ajoutant à ta vertu louable
Ce nom encor de m’estre pitoyable,
De mon amour doucement t’enflamer?

O dous




SONNETS. 117


XI.


O dous regars, o yeus pleins de beauté,
Petis jardins, pleins de fleurs amoureuses
Ou sont d'Amour les flesches dangereuses,
Tant à vous voir mon oeil s’est arresté!


O coeur felon, o rude cruauté,
Tant tu me tiens de façons rigoureuses,
Tant j’ay coulé de larmes langoureuses,
Sentant lardeurl’ardeur de mon coeur tourmenté!


Donques, mes yeus, tant de plaisir avez,
Tant de bons tours par ses yeus recevez:
Mais toy, mon cœur, plus les vois s’y complaire,


Plus tu languiz, plus en as de souci,
Or devinez si je suis aise aussi,
Sentant mon oeil estre à mon coeur contraire.


XII.


Lut, compagnon de ma calamité,
De mes soupirs témoin irreprochable,
De mes ennuis controlleur veritable,
Tu as souvent avec moy lamenté:


Et tant le pleur piteus t’a molesté,
Que commençant quelque son delectable,
Tu le rendois tout soudein lamentable,
Feingnant le ton que plein avoit chanté.


Et si te veus efforcer au contraire,
Tu te destens & si me contreins taire:
Mais me voyant tendrement soupirer,


Donnant faveur à ma tant triste pleinte:
En mes ennuis me plaire suis contreinte,
Et d’un dous mal douce fin esperer.

h 3 O si




118 SONNETS.


XIII.


Oh si j’estois en ce beau sein ravie
De celui là pour lequel vois mourant:
Si avec lui vivre le demeurant
De mes cours jours ne m’empeschoit envie:


Si m’acollant me disoit, chere Amie,
Contentons nous l’un l’autre, s’asseurant
Que ja tempeste, Euripe, ne Courant
Ne nous pourra desjoindre en notre vie:


Si de mes bras le tenant acollé,
Comme du Lierre est l’arbre encercelé,
La mort venoit, de mon aise envieuse:


Lors que souef plus il me baiseroit,
Et mon esprit sur ses levres fuiroit,
Bien je mourrois, plus que vivante, heureuse.


XIIII.


Tant que mes yeus pourront larmes espandre,
A l’heur passé avec toy regretter:
Et qu’aus sanglots & soupirs resister
Pourra ma voix, & un peu faire entendre:


Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignart Lut, pour tes graces chanter:
Tant que l’esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toy comprendre:


Je ne souhaitte encore point mourir.
Mais quand mes yeus je sentiray tarir,
Ma voix cassee, & ma main impuissante,


Et mon esprit en ce mortel sejour
Ne pouvant plus montrer signe d’amante:
Prirey la Mort noircir mon plus cler jour.

Pour




SONNETS. 119


XV.


Pour le retour du Soleil honorer,
Le Zephir, l’air serein lui apareille:
Et du sommeil l’eau & la terre esveille,
Qui les gardoit l’une de murmurer,


En dous coulant, l’autre de se parer
De mainte fleur de couleur nompareille.
Ja les oiseaus es arbres font merveille,
Et aus passans font l’ennui moderer:


Les Nynfes ja en mile jeus s’esbatent
Au cler de Lune, & dansans l’herbe abatent:
Veus tu Zephir de ton heur me donner,


Et que par toy toute me renouvelle?
Fay mon Soleil devers moy retourner,
Et tu verras s’il ne me rend plus belle.


XVI.


Apres qu’un tems la gresle & le tonnerre
Ont le haut mont de Caucase batu,
Le beau jour vient, de lueur revétu.
Quand Phebus ha son cerne fait en terre,


Et l’Ocean il regaigne à grand erre:
Sa seur se montre avec son chef pointu.
Quand quelque tems le Parthe ha combatu,
Il prent la fuite & son arc il desserre.


Un tems t’ay vù & consolé pleintif,
Et defiant de mon feu peu hatif:
Mais maintenant que tu m’as embrasee,


Et suis au point auquel tu me voulois:
Tu as ta flame en quelque eau arrosee,
Et es plus froit qu’estre je ne soulois.

h 4 Je suis




120 SONNETS.


XVII.


Je fuis la vile, & temples, & tous lieus,
Esquels prenant plaisir à t’ouir pleindre,
Tu peus, & non sans force, me contreindre
De te donner ce qu’estimois le mieus.


Masques, tournois, jeus me sont ennuieus,
Et rien sans toy de beau ne me puis peindre:
Tant que tachant à ce desir esteindre,
Et un nouvel obget faire à mes yeus,


Et des pensers amoureus me distraire,
Des bois espais sui le plus solitaire:
Mais j’aperçoy, ayant erré maint tour,


Que si je veus de toy estre delivre,
Il me convient hors de moymesme vivre,
Ou fais encor que loin sois en sejour.


XVIII.


Baise m’encor, rebaise moy & baise:
Donne m’en un de tes plus savoureus,
Donne m’en un de tes plus amoureus:
Je t’en rendray quatre plus chaus que braise.


Las, te pleins tu? ça que ce mal j’apaise,
En t’en donnant dix autres doucereus.
Ainsi meslans nos baisers tant heureus
Jouissons nous l’un de l’autre à notre aise.


Lors double vie à chacun en suivra.
Chacun en soy & son ami vivra.
Permets m’Amour penser quelque folie:


Tousjours suis mal, vivant discrettement,
Et ne me puis donner contentement,
Si hors de moy ne fay quelque saillie.

Diane




SONNETS. 121


XIX.


Diane estant en l’espesseur d’un bois,
Apres avoir mainte beste assenee,
Prenoit le frais, de Nynfes couronnee:
J’allois resvant comme fay maintefois,


Sans y penser: quand j’ouy une vois,
Qui m’apela, disant, Nynfe estonnee,
Que ne t’es tu vers Diane tournee?
Et me voyant sans arc & sans carquois,


Qu’as tu trouvé, o compagne, en ta voye,
Qui de ton arc & flesches ait fait proye?
Je m’animay, respons je, à un passant,


Et lui getay en vain toutes mes flesches
Et l’arc apres: mais lui les ramassant
Et les tirant me fit cent & cent bresches.


XX.


Predit me fut, que devoit fermement
Un jour aymer celui dont la figure
Me fut descrite: & sans autre peinture
Le reconnu quand vy premierement:


Puis le voyant aymer fatalement,
Pitié je pris de sa triste aventure:
Et tellement je forçay ma nature,
Qu’autant que lui aymay ardentement.


Qui n’ust pensé qu’en faveur devoit croitre
Ce que le Ciel & destins firent naitre?
Mais quand je voy si nubileus aprets,


Vents si cruels & tant horrible orage:
Je croy qu’estoient les infernaus arrets,
Qui de si loin m’ourdissoient ce naufrage.

h 5 Quelle




122 SONNETS.


XXI.


Quelle grandeur rend l’homme venerable?
Quelle grosseur? quel poil? quelle couleur?
Qui est des yeus le plus emmieleur?
Qui fait plus tot une playe incurable?


Quel chant est plus à l’homme convenable?
Qui plus penetre en chantant sa douleur?
Qui un dous lut fait encore meilleur?
Quel naturel est le plus amiable?


Je ne voudrois le dire assurément,
Ayant Amour forcé mon jugement:
Mais je say bien & de tant je m’assure,


Que tout le beau que lon pourroit choisir,
Et que tout l’art qui ayde la Nature,
Ne me sauroient acroitre mon desir.


XXII.


Luisant Soleil, que tu es bien heureus,
De voir tousjours de t’Amie la face:
Et toy, sa seur, qu’Endimion embrasse,
Tant te repais de miel amoureus.


Mars voit Venus: Mercure aventureus
De Ciel en Ciel, de lieu en lieu se glasse:
Et Jupiter remarque en mainte place
Ses premiers ans plus gays & chaleureus.


Voilà du Ciel la puissante harmonie,
Qui les esprits divins ensemble lie:
Mais s’ils avoient ce qu’ils ayment lointein,


Leur harmonie & ordre irrevocable
Se tourneroit en erreur variable,
Et comme moy travailleroient en vain.

Las







SONNETS. 123


XXIII.


Las! que me sert, que si parfaitement
Louas jadis & ma tresse doree,
Et de mes yeus la beauté comparee
A deus Soleils, dont Amour finement


Tira les trets causez de ton tourment?
Ou estes vous, pleurs de peu de duree?
Et Mort par qui devoit estre honoree
Ta ferme amour & iteré serment?


Donques c’estoit le but de ta malice
De m’asservir sous ombre de service?
Pardonne moy, Ami, à cette fois,


Estant outree & de despit & d’ire:
Mais je m’assure, quelque part que tu sois,
Qu’autant que moy tu soufres de martire.


XXIIII.


Ne reprenez, Dames, si j’ay aymé:
Si j’ay senti mile torches ardentes,
Mile travaus, mile douleurs mordentes:
Si en pleurant, j’ay mon tems consumé,


Las que mon nom n’en soit par vous blamé.
Si j’ay failli, les peines sont presentes,
N’aigrissez point leurs pointes violentes:
Mais estimez qu’Amour, à point nommé,


Sans votre ardeur d’un Vulcan excuser,
Sans la beauté d’Adonis acuser,
Pourra, s’il veut, plus vous rendre amoureuses:


En ayant moins que moy d’ocasion,
Et plus d’estrange & forte passion.
Et gardez vous d’estre plus malheureuses.


FIN DES EUVRES DE LOUÏZE
LABE’ LIONNOIZE.





124


AUS POËTES
DE LOUÏZE LABÉ.


SONNET.


Vous qui le los de Louïze escrivez,
Et qui avez, par gaye fantasie,
Cette beauté, votre suget, choisie,
Voyez quel bien pour vous, vous poursuivez.


Elle des dons des Muses cultivez,
S’est pour soymesme et pour autrui saisie:
Tant qu’en louant sa dine Poësie,
Mieus que par vous par elle vous vivez.


Laure ut besoin de faveur empruntee,
Pour de renom ses graces animer:
Louïze, autant en beauté reputee,


Trop plus se fait par sa plume estimer.
Et de soymesme elle se faisant croire,
A ses loueurs est cause de leur gloire.





125


ESCRIZ DE
divers Poëtes, à la louenge de
Louïze Labé Lion-
noize.

[Poème en grec]
[...]


De Aloysae Labaeae Osculis.


Jam non canoras Pegasidas tuis
Assuesce votis, nil tibi Cynthius
Fontis’ve Dircæi recessus
Profuerint, vel manisinanis Evan.

sed



126


Sed tu Labaeae basia candidae
Imbuta poscas nectare, quae rosas
Spirant amaracosque molles,
Et violas, Arabumque succos.


Non illa summis dispereunt labris,
Sed quà reclusis obicibus patet
Inerme pectus, suaveolentis
Oris aculeolo calescit.


Illo medullæ protinus æstuant,
Et dissolutis spiritus omnibus
Nodis in ore suaviantis
Lenius emoritur Labaeae.


Hoc plenus oestro (dicere seu lubet
Sectis puellas unguibus acriter
Depræliantes, aut inustam
Dente notam labijs querenteis:


Coeli’ve motus & redeuntia
Anni vicissim tempora: nec suo
Fulgore lucentem Dianam,
Syderibus’ve polos micanteis,


Dignum Labææ basiolis melos
Quod voce mistis cum fidibus canat)
Dices coronatus quod aureis
Cecropias Latiasque pungat.


En grace du Dialogue d’Amour, & de Folie,
Euvre de D.Dame Louïze Labé
Lionnoize.


Amour est donq pure inclinacion
Du Ciel en nous, mais non necessitante:

Ou



127


Ou bien vertu, qui nos coeurs impuissante
A resister contre son accion?


C’est donq de l’ame une alteracion
De vain desir legerement naissante
A tout objet de l’espoir perissante,
Comme muable à toute passion?


Ja ne soit crù, que la douce folie
D’un libre Amant d’ardeur libre amollie
Perde son miel en si amer Absynte,


Puis que lon voit un esprit si gentil
Se recouvrer de ce Chaos sutil,
Ou de Raison la Loy se laberynte.


NON SI NON LA.




En contemplacion de D.Dame Louïze Labé.


Quel Dieu grava cette magesté douce
En ce gay port d’une pronte allegresse?
De quel liz est, mais de quelle Deesse
Cette beauté, qui les autres destrousse?


Quelle Syrene hors du sein ce chant pousse,
Qui decevroit le caut Prince de Grece?
Quels sont ces yeus, mais bien quel Trofee est ce,
Qui tient d’Amour l’arc, les trets & la trousse?


Ici le Ciel liberal me fait voir
En leur parfait, grace, honneur, & savoir,
Et de vertu le rare témoignage:


Ici le traytre Amour me veut surprendre:
Ah! de quel feu brule un coeur ja en cendre?
Comme en deus pars se peut il mettre en gage?


P. D. T.Pontus de Tyard





128


A D.Dame Louïze Labé, sur son portrait.


Jadis un Grec sus une froide image,
Que consacra Praxitele à Cyprine,
Rafreschissant son ardente poitrine
Rendit du maitre admirable l’ouvrage.


Las! peu s’en faut qu’à ce petit ombrage,
Reconnoissant ta bouche coralline,
Et tous les trais de ta beauté divine,
Je n’aye autant porté de témoignage.


Qu’ust fait ce Grec si cette image nue
Entre ses bras fust Venus devenue?
Que suís je lors quand Louïze me touche,


Et l’accollant d’un long baiser me baise?
L’ame me part, & mourant en cet aise,
Je la reprens ja fuiant en sa bouche.


SONNET.


Je laisse apart Meduse, & sa beauté,
Qui transmuoit en pierre froide & dure,
Ceus qui prenoient à la voir trop de cure,
Pour admirer plus grande nouveauté:


Et reciter la douce cruauté
De BELLE A SOY, qui fait bien plus grand’ chose,
Lors qu’en son tout grace naïve enclose,
Veut eslargir sa douce privauté.


Car d’un corps fait au comble de son mieus,
Du vif mourant contournement des yeus,
A demi clos tournans le blanc en vuë:


Puis d’un soupir mignardement issant,
Avant l’apas d’un souzris blandissant,
Les regardans en soymesme transmue.


DEVOIR DE VOIR.





129


A celle qui n’est seulement à soy belle.


Si le soleil ne peut tousjours reluire,
Fuir ne faut pourtant tout ce qui luit,
Car si au Ciel quelqu’autre flamme duit,
Sans le Soleil peut bien la clarté luire.


Mais quoy? sans lui, las! on la veut reduire
Au seul plaisir d’un Astre radieus,
Qui autre part d’esclairer envieus,
Par ce moyen peut à la clarté nuire.


Las! quel Climat lui sera donq heureus,
N’ayant faveur que par l’Astre amoureus,
Ou vive meurt cette lueur premiere?


Si d’autre espoir de sa propre vertu
N’est par effet son lustre revétu,
Sous tel Phebus s’esteindra sa lumiere.


DEVOIR DE VOIR.


Autre à elle mesme.


Voyez, Amans, voyez si la pitié
A mon secours or’ à tort je reclame:
Du haut, ou bas, rien n’est, fors ma povre ame,
Qui n’ait gouté quelque fruit d’amitié.


Par quel destin, las! toute autre moitié
La mienne fuit? suivant l’ingrate trace
De celle là, dont esperant la grace,
Acqui je n’ay que toute inimitié?


O douce Mort (à tous plus qu’à soy belle)
A ta clarté ne sois ainsi rebelle,
Ains doucement la fais en toy mourir:


Si tu ne veus par façon rigoureuse
Sans aliment la rendre tenebreuse:
Car ja l’esteint , qui la peut secourir.

i A D.







130


A D.Dame Louïze, des Muses ou premiere ou
diziéme couronnante la
troupe.


Nature ayant en ses Idees pris
Un tel suget, qu’il surpassoit son mieus:
De grace ell’ ut pour l’illustrer des Dieus
Otroy entier du plus supernel pris:


Dont elle put l’Univers rendre espris,
Ouvrant l’amas des influz bienheureus,
Duquel le rare epuré par les Cieus
Atire encor le bien né des esprits.


Dieus qui soufrez flamboyer tel Soleil
A vous egal, à vous le plus pareil,
Témoin le front de sa beauté premiere,


Permettrez vous chose si excellente
Patir l’horreur d’Atrope palissante,
Ne la laissant immortelle lumiere?


D’IMMORTEL ZELE.


SONETTO.


Qui dove in braccio al Rodano si vede
Girne la Sona queta, si ch’ à pena
Scorger si puo là dove l’onde mena,
Si lenta muove entr’ al suo letto il piede:


Giunsi punto d’Amor, cinto di Fede,
Di speme privo, e colmo de la pena,
Ch’ all’ Alma (pria d’ogni dolcezza piena)
Fa di tutto il piacere aperte prede ;

E mov



131


E movendo i sospiri à chiamar voi
(Lungi dal vostro puro aër’ sereno)
Sperai vinto dal sonno alta quiete:


Ma tosto udii dirmi da voi: Se i tuoi
Occhi son tristi e molli, i miei non meno,
Così sempre per noi pianto si miete.


SONETTO.


Ardo d’un dolce fuoco, e quest’ ardore
Smorzar non cerco; anzi m’è caro tanto,
Che lieto in mezo de le fiamme io canto
Le vostre lodi e’1 sopran vostre honore;


E chieggio in guiderdone al mio Signore
Che non mi dia cagion d’eterno pianto;
Ma d’un’ istesso fuoco hoggi altrettanto
Vi porga si ch’ogn’ hor n’avvampi il cuore.


Amor seco ogni ben mai sempre apporta,
Quando d’un par disio due Petti invoglia:
Ma s’un ne lascia, è morte atroce e ria:


Siatemi dunque voi sicura scorta:
Svegliate homai questa gravosa spoglia,
Ch’ à voi consacrero la penna mia.


Avventurosi fiori,
Che così dolce seno,
Che così care chiome in guardia haveste ;
Benedetto il sereno
Aër’ dove nasceste ;
E’ que’ mille colori
Di cui natura in voi vaga si piacque: i 2 Ben’



132
Ben’ fù dolce destino
Il vostro, e’ quel’ mattino
Che si felice al morir’ vostro nacque:
Vinchino hor’ vostri odori
Gli odorosi Sabei, gli Arabi honori.


Dolce Luisa mia
Che tanto bella sete,
Quanto esser’ vi volete: E’ come il core
Havete sculto amore, e cortesia:
Tal’ ne gli occhi di lor’ si scorge traccia;
Da queste dolci braccia
Da questi ardenti baci, anima bella,
Morte sola mi svella
Ne unqua mai fra noi maggior’ si sia
Paura e’ gelosia.


Altra luce non veggio:
Altro sole, alma bella,
Fuor’ che i vostri occhi santi
Non hò: e’ questi hor’ chieggio
Sol’ per mia guida e’ stella
Sempre come hor’ sereni.
A voi beati amanti
Altra invidia, altro zelo
Non havrò mai: se il cielo
Vuol’ che io mia vita meni
In cosi fatta guisa
A i dolci raggi lor’ dolce Luisa.

Estreines







133


Estreines, à Dame Louïze Labé.


Louïze est tant gracieuse & tant belle,
Louïze à tout est tant bien avenante,
Louïze ha l’oeil de si vive estincelle,
Louïze ha face au corps tant convenante,
De si beau port, si belle & si luisante,
Louïze ha voix que la Musique avoue,
Louïze ha main qui tant bien au lut joue,
Louïze ha tant ce qu’en toutes on prise,
Que je ne puis que Louïze ne loue,
Et si ne puis assez louer Louïze.


A D. L. L.Dame Louise Labé


Ton lut hersoir encor se resentoit
De ta main douce, & gozier gracieus,
Et sous mes doits sans leur ayde chantoit:
Quand un Demon, ou sur moy envieus,
Ou de mon bien se feingnant soucieus,
Me dit: c’est trop sus un lut pris plaisir.
N’aperçois tu un furieus desir
Cherchant autour de toy une cordelle,
Pour de ton coeur la Dame au lut saisir?
Et, ce disant, rompit ma chanterelle.


Epitre à ses amis, des gracieusetez
de D. L. L.Dame Louise Labé


Que faites vous, mes compagnons,
Des cheres Muses chers mignons?
Av’ous encore en notre absence i 3 De



134
De votre Magny souvenance?
Magny votre compagnon dous,
Qui ha souvenance de vous
Plus qu’assez, s’une Damoiselle
Sa douce maitresse nouvelle
Qui l’estreint d’une estroite Foy
Le laisse souvenir de soy.
Mais le Povret qu’Amour tourmente
D’une chaleur trop vehemente,
En oubli le Povret ha mis
Soymesme & ses meilleurs amis:
Et le Povret à rien ne pense,
Et si n’a de rien souvenance,
Mais seulement il lui souvient
De la maitresse qui le tient,
Et rien sinon d’elle il ne pense
N’ayant que d’elle souvenance.
Et tout brulé du feu d’amours
Passe ainsi les nuits & les jours,
Sous le joug d’une Damoiselle
Sa douce maitresse nouvelle,
Qui le fait ore esclave sien,
Ataché d’un nouveau lien:
Qui le coeur de ce miserable
Brule d’un feu non secourable,
Si le secours soulacieus
Ne lui vient de ses mesmes yeus,
Qui premiers sa flamme alumerent,
Qui premierpremiers son coeur enflammerent,
Et par qui peut estre adouci Lamour



135
L’amoureus feu de son souci.
Mais ny le vin ny la viande,
Tant soit elle douce & friande,
Ne lui peuvent plus agreer.
Rien ne pourroit le recreer,
Non pas les gentilesses belles
De ces gentiles Damoiselles,
De qui la demeure lon met
Sur l’Heliconien sommet,
Qu’il avoit tousjours honorees,
Qu’il avoit tousjours adorees
Des son jeune aage nouvelet,
Encores enfant tendrelet.
Adieu donq Nynfes, adieu belles,
Adieu gentiles Damoiselles,
Adieu le Choeur Pegasien,
Adieu l’honneur Parnasien.
Venus la mignarde Deesse,
De Paphe la belle Princesse,
Et son petit fils Cupidon
Me maitrisent de leur brandon.
Vos chansons n’ont point de puissance
De me donner quelque allegeance
Aus tourmens qui tiennent mon cœur,
Genné d’une douce langueur
Je n’ay que faire de vous, belles:
Adieu, gentiles Damoiselles:
Car ny pour voir des monceaus d’or
Assemblez dedens un tresor,
Ny pour voir flofloter le Rone, i 4 Ny



136
Ny pour voir escouler la Sone,
Ny le gargouillant ruisselet,
Qui coulant d’un bruit doucelet,
A dormir, d’une douce envie,
Sur la fresche rive convie:
Ny par les ombreus arbrisseaus
Le dous ramage des oiseaus,
Ny violons, ny espinettes,
Ny les gaillardes chansonnettes,
Ny au chant des gaies chansons
Voir les garces et les garçons
Fraper en rond, sans qu’aucun erre,
D’un branle mesuré, la terre.
Ny tout celà qu’a de joyeus
Le renouveau delicieus,
Ny de mon cher Givés (qui m’ayme
Comme ses yeus) le confort mesme.
Mon cher Givés, qui comme moy
Languit en amoureus émoy,
Ne peuvent flater la langueur
Qui tient genné mon povre coeur:
Bien que la mignarde maitresse,
Pour qui je languis en détresse,
Contre mon amoureus tourment
Ne s’endurcisse fierement:
Et bien qu’ingrate ne soit celle,
Celle gentile damoiselle
Qui fait d’un regard bien humain,
Ardre cent feus dedens mon sein.
Mais que sert toute la caresse Que



137
Que je reçoy de ma maitresse?
Et que me vaut passer les jours
En telle esperance d’amours,
Si les nuiz de mile ennuiz pleines
Rendent mes esperances veines?
Et les jours encor plein d’ennuiz,
Qu’absent de la belle je suiz?
Quand je meurs, absent de la belle,
Ou quand je meurs present pres d’elle
N’osant montrer (o dur tourment!)
Comment je l’ayme ardantement?
Celui vraiment est miserable
Qu’amour, voire estant favorable,
Rend de sa flame langoureus.
Chetif quiconque est amoureus,
Par qui si cher est estimee
Une si legere fumee
D’un plaisir suivi de si pres
De tant d’ennuiz qui sont apres.
Si áy je aussi cher estimee
Une si legere fumee,,


Des beautez de D. L. L.Dame Louise Labé


Ou print l’enfant Amour le fin or qui dora
En mile crespillons ta teste blondissante?
En quel jardin print il la roze rougissante
Qui le liz argenté de ton teint colora?


La douce gravité qui ton front honora, i 5 Les



138
Les deus rubis balais de ta bouche allechante,
Et les rais de cet oeil qui doucement m’enchante
En quel lieu les print il quand il t’en decora?


D’ou print Amour encor ces filets & ces lesses
Ces hains & ces apasts que sans fin tu me dresses
Soit parlant ou riant ou guignant de tes yeus?


Il print d’Herme, de Cypre, & du sein de l’Aurore,
Des rayons du Soleil, & des Graces encore,
Ces atraits & ces dons, pour prendre hommes et Dieus.


A elle mesme.


O ma belle rebelle,
Las que tu m’es cruelle!
Ou quand d’un dous souzris
Larron de mes esprits,
Ou quand d’une parole
Si mignardement mole,
Ou quand d’un regard d’yeus
Traytrement gracieus,
Ou quand d’un petit geste
Non autre que celeste,
En amoureuse ardeur
Tu m’enflammes le coeur.
O ma belle rebelle,
Las que tu m’es cruelle!
Quand la cuisante ardeur
Qui me brule le coeur,
Veut que je te demande
A sa brulure grande
Un rafrechissement D’un



139
D’un baiser seulement.
O ma belle rebelle,
Que tu serois cruelle!
Si d’un petit baiser
Ne voulois l’apaiser,
Au lieu d’alegement
Acroissant mon tourment.
Me puisse-je un jour, dure,
Vanger de cette injure:
Mon petit maitre Amour
Te puisse outrer un jour,
Et pour moy langoureuse
Il te face amoureuse,
Comme il m’a langoureus
Pour toy fait amoureus.
Alors par ma vengeance
Tu auras connoissance
Que vaut d’un dous baiser
Un Amant refuser.
Et si je te le donne,
Ma gentile mignonne,
Quand plus fort le desir
En viendroit te saisir:
Lors apres ma vengeance,
Tu auras connoissance
Quel bien fait, d’un baiser
L’Amant ne refuser.





140


Double Rondeau, à elle.


Estant navré d’un dard secrettement.,
Par Cupidon, & blessé à outrance,
Je n’osois pas declairer mon tourment
Saisir de peur, delaissé d’esperance,
Mais celui seul, qui m’avoit fait l’ofense,
M’a asseuré, disant, que sans ofense
Je pouvois bien mon ardeur deceler,
Ce que j’ay fait sans plus le receler,

Estant navré.


A une donq povrement assuré,
Creingnant bien fort d’elle estre refusé,
Ay declairé du tout ma doleance:
Et sur mon mal hardiment excusé
Lui supliant me donner allegeance,
Ou autrement je perdrois pacience

Estant navré.


Au mien propos ha si bien respondu
Celle que j’ay plus chere, que mon ame,
Et mon vouloir sagement entendu,
Que je consens qu’il me soit donnedonné blame
Si je l’oublie: car elle m’a rendu
Les sens, l’esprit, l’honneur, le coeur & l’ame

Estant navré.

Ode




141


Ode en faveur de D.Dame Louïze Labé,
à son bon Signeur.
D. M. De Magny


Muses, filles de Jupiter,
Il nous faut ores aquiter
Vers ce docte & gentil Fumee,
Qui contre le tems inhumain
Tient vos meilleurs trets en sa main,
Pour paranner sa renommee.


Je lui dois, il me doit aussi:
Et si j’ay ores du souci
Pour faire mon payment plus dine,
Je le voy ores devant moy
En un aussi plaisant émoy
Pour faire son Ode Latine.


Mais par ou commencerons nous?
Dites le, Muses: car sans vous
Je ne fuis l’ignorante tourbe,
Et sans vous je ne peu chanter
Chose, qui puisse contenter
Le pere de la lyre courbe.


Quand celui qui jadis naquit
Dens la tour d’erein, que conquit
Jupiter d’une caute ruse,
Ut trenché le chef qui muoit
En rocher celui qu’il voyoit,
Le chef hideus de la Meduse:

Adon



142


Adonques par l’air s’en allant,
Monté sur un cheval volant,
Il portoit cette horrible teste:
Et ja desja voisin des Cieus
Il faisoit voir en mile lieus
La grandeur de cette conqueste.


Tandis du chef ainsi trenché
Estant freschement arraché,
Distiloit du sang goute à goute:
Qui soudein qu’en terre il estoit,
Des fleurs vermeilles enfantoit,
Qui changeoient la compagnecampagne toute,


Non en Serpent, non en ruisseau,
Non en Loup, & non en oiseau,
En pucelle, Satire ou Cyne:
Mais bien en pierre: faisant voir
Par un admirable pouvoir
La vertu de leur origine.


Et c’est aussi pourquoy je crois,
Que fendant l’air en mile endrois
Sur mile estrangeres campagnes,
A la fin en France il vola,
Ou du chef hideus s’escoula
Quelque sang entre ces montagnes:


Mesmement aupres de ce pont
Opposé viz à viz du mont, Du



143
Du mont orguilleus de Forviere:
En cet endroit ou je te vois
Egaier meinte & meintefois
Entre l’une & l’autre riviere.


Car deslors que fatalement
J’en aprochay premierement,
Je vis des la premiere aproche
Je ne say quelle belle fleur:
Qui soudein mesclavant le cœur
Le fit changer en une roche.


Je viz encor tout à lentour
Mile petis freres d’Amour,
Qui menoient mile douces guerres,
Et mile creintifs amoureus
Qui tous comme moy langoureus
Avoient leurs coeurs changez en pierres.


Depuis estant ainsi rocher,
Je viz pres de moy aprocher
Une Meduse plus acorte
Que celle dont s’arme Pallas,
Qui changea jadis cet Atlas
Qui le Ciel sur l’eschine porte.


Car elle ayant moins de beautez,
De ces cheveus enserpentez
Faisoit ces changemens estranges:
Mais cetteci, d’un seul regard De



144
De son oeil doucement hagard
Fait mile plus heureus eschanges.


Celui qui voit son front si beau
Voit un Ciel, ainçois un tableau
De cristal, de glace, ou de verre:
Et qui voit son sourcil benin,
Voit le petit arc hebenin,
Dont Amour ses traits nous desserre.


Celui qui voit son teint vermeil,
Voit les roses qu’à son réveil
Phebus épanit & colore:
Et qui voit ses cheveus encor,
Voit dens Pactole le tresor
Dequoy ses sablons il redore.


Celui qui voit ses yeus jumeaus,
Voit au Ciel deus heureus flambeaus,
Qui rendent la nuit plus cereneserene:
Et celui qui peut quelquefois
Escouter sa divine voix
Entend celle d’une Sirene.


Celui qui fleure en la baisant
Son vent si dous & si plaisant,
Fleure l’odeur de la Sabee:
Et qui voit ses dens en riant
Voit des terres de l’Orient
Meinte perlette desrobee.

Celui



145


Celui qui contemple son sein
Large, poli, profond & plein,
De l'Amour contemple la gloire,
Et voit son teton rondelet,
Voit deus petis gazons de lait,
Ou bien deus boulettes d’ivoire.


Celui qui voit sa belle main,
Se peut asseurer tout soudein
D’avoir vu celle de l’Aurore:
Et qui voit ses piez si petis,
S’asseure que ceus de Thetis
Heureus il ha pù voir encore.


Quant à ce que l’acoutrement
Cache, ce semble, expressement
Pour mirer sur ce beau chef d’euvre,
Nul que l’Ami ne le voit point:
Mais le grasselet embonpoint
Du visage le nous descoeuvre.


Et voilà comment je fuz pris
Aus rets de l’enfant de Cypris,
Esprouvant sa douce pointure:
Et comme une Meduse fit,
Par un dommageable proufit,
Changer mon coeur en pierre dure.


Mais c’est au vray la rarité
De sa grace & de sa beauté,
Qui ravit ainsi les personnes: k Et



146
Et qui leur óte cautement
La franchise & le sentiment,
Ainsi que faisoient les Gorgonnes.


Le Tems cette grand’ fauls tenant
Se vét de couleur azuree,
Pour nous montrer qu’en moissonnant
Les choses de plus de duree,
Il se gouverne par les Cieus:
Et porte ainsi la barbe grise,
Pour faire voir qu’Hommes et Dieus
Ont de lui leur naissance prise.


Il assemble meinte couleur
Sur son azur, pource qu’il treine
Le plaisir apres la douleur
Et le repos apres la peine:
Montrant qu’il nous faut endurer
Le mal, pensant qu’il doit fin prendre,
Comme l’Amant doit esperer,
Et merci de sa Dame atendre.


Il porte sur son vétement,
Un milier d’esles empennees,
Pour montrer comme vitement
Il s’en vole avec nos annees:
Et s’acompagne en tous ses faits
De cette gente Damoiselle,
Confessant que tous ses efets
N’ont grace ne vertu sans elle.


Elle s’apelle Ocasion, Qui



147
Qui chauve par derriere porte,
Sous une docte allusion,
Ses longs cheveus en cette sorte:
A fin d’enseigner à tous ceus
Qui la rencontrent d’aventure,
De ne se montrer paresseus
A la prendre à la chevelure.


Car s’elle se tourne & s’en fuit,
En vain apres on se travaille:
Sans espoir de fruit on la suit.
Le Tems ce dous loisir nous baille,
De pouvoir gayement ici
Dire & ouir meintes sornettes,
Et adoucir notre souci,
En contant de nos amourettes.


Le Tems encore quelquefois,
Admirant ta grace eternelle,
Chantera d’une belle voix
D’Avanson ta gloire eternelle:
Mais or’ l’ocasion n’entend
Que plus long tems je l’entretienne,
Creingnant perdre l’heur qui m’atend
Ou qu’autre masque ne survienne.


MADRIGALE.


Arse cosi per voi, Donna, il mio core
Il primo di ch’intento vi mirai,
Che certo mi pensai
Che nò potesse in me crescere piu ardore:
Ma in voi belta crescendo d’hor’ in hora, k 2 Cresc’



148
Cresc’ in me il fuoco ancora,
Il qual nò potra mai crescer’ si pocco
Ch’ altro nò saro piu che fiamme e fuoco.


ODE.


Toute bonté abondante
Aus gouverneurs des Saints Cieus,
Un, qui de main foudroyante
Estonne mortels & Dieus,
Ensemença ces bas lieus
De diversité d’atomes
Formez de ce vertueus
Surpassant celui des hommes.


Lesquels d’une destinee
Sous quelque fatal heureus,
Pour former une bien nee
Furent ensemble amoureus:
Et goutant le savoureus,
Lequel ou l’Amour termine,
Ou le rend plus doucereus,
La font voir chose divine.


Mesmement si familiere
A la troupe des neuf Seurs,
Qu’elleelles l’ont pour leur lumiere
Fait lampeger en leurs choeurs:
Là recevant les honneurs
De ceus, qu’on n’a laissé boire
Aus sourses & cours donneurs
De perpetuelle gloire.

Elle



149


Elle le fait aparoitre
Au docte de ses escriz,
Qu’on voit journellement naitre,
Et devancer les esprits,
Qui avoient gaigné le pris
D’estre mieus luz en notre aage.
O feminin entrepris
De l’immortalité gage!


Qui une flame amoureuse,
Qui mieus les passionnez,
Et de veine plus heureuse
Discerne les aptes nez,
Et à l’Amour fortunez,
De ceus, lesquels à outrance
Seront tousjours mal menez,
Et repuz d’une esperance?


Qui de langue plus diserte
Fait le Musagete orer
Contre l’eloquence experte
Du Dieu, qui peut atirer
Par le caut de son parler
L’erreur à la vraye trace?
Qui pres d’eus peut sommeiller,
Comme elle, sur le Parnasse?


Donq que sur ses temples vole
Ce vert entortillonné
Pris de la ramure mole
De la fuyarde Daphné, k 3 Et



150
Et doctement façonné
Pour orner la seur de celle,
Qui sortit, le coup donné
En armes, de la cervelle,.


Sonnet à D. L. L.Dame Louise Labé par A. F. R. Antoine Fumée


Si de ceus qui ne t’ont connue, qu’en lisant
Tes Odes & Sonnets, Louïze, & honoree:
Si ta voix de ton lut argentin temperee,
D’arrester les passans est moyen sufisant:


Et si souvent destes yeus d’un seul rayon luisant
Ont meinte ame en prison pour t’adorer serree:
Tu te peus bien de moy tenir toute asseuree.
Car si jamais ton oeil sus un coeur fut puissant,


Il ha esté sur moy, & fait meinte grand’ playe:
Telle grace à chanter, baller, sonner te suit,
Qu’à rompre ton lien ou fuir je n’essaye.


Tant tes vers amoureus t’ont donné los & bruit,
Qu’heureus me sens t’avoir non le premier aymee,
Mais prisé ton savoir avant la renommee.


A Dame Louïze Labé, Lionnoize, la
comparant aus Cieus.


Sept feus on voit au Ciel, lesquels ainsi
Sont tous en toy meslez ensemblement.
Phebé est blanche: & tu es blanche aussi.
Mercure est docte: & toy pareillement.


Venus tousjours belle: semblablement
Belle tousjours à mes yeus tu te montre.
Tout de fin or est le chef du Soleil:
Le tien au sien je voy du tout pareil.
Mars est puissant: mais il creint ta rencontre.

Jupiter



151


Jupiter tient les Cieus en sa puissance:
Ta grand’ beauté tient tout en son pouvoir.
Saturne au Ciel ha la plus haute essence:
Tu as aussi la douce jouissance
Du plus haut heur qu’autre pourroit avoir.


Donq qui veut voir les grands dons, que les Dieus
Ont mis en toy, qu’il contemple les Cieus.


Des louenges de Dame Louïze Labé,
Lionnoize.


Il ne faut point que j’apelle
Les hauts Dieus à mon secours,
Ou bien la bande pucelle
Pour m’ayder en mon discours.
Puis que les Dieus, de leur grace,
Les saintes Muses, les Cieus,
Ont tant illustré la face,
Le corps, l’esprit curieus
De celle, dont j’apareille
La louenge nompareille,
Je congnoy bien clerement
Que toute essence divine
Me favorise, & s’encline
A ce beau commencement.


Sus sus donq, blanche senestre,
Fay tes resonans effors:
Et toy, ô mignarde destre,
Chatouille ses dous acors:
Chantons la face angelique,
Chantons le beau chef doré,
Si beau, que le Dieu Delphique k 4 D’un



152
D’un plus beau n’est decoré.
Noublions en notre metre
Comme elle osa s’entremettre
D’armer ses membres mignars:
Montrant au haut de sa teste
Une espouventable creste
Sur tous les autres soudars.


O noble, ô divin chef d’euvre
Des Dieus hauteins tous puissans,
Au moins meintenant descoeuvre
Tes yeus tous resjouissans,
Pour voir ma Muse animee,
Qui de sa robuste main
Haussera ta renommee,
Trop mieus que ce vieil Rommain,
Qui sa demeure ancienne,
La terre Saturnienne
Delaissa pour ta beauté,
A fin qu’à toy rigoureuse
Il fut hostie piteuse
En sa ferme loyauté.


La Muse docte divine
Du vieillard audacieus,
Par le vague s’achemine
Pour t’enlever jusqu’aus Cieus:
Mais la Parque naturelle
Dens les Iberiens chams,
Courut desemplumer l’aile
De ses pleurs, & de ses chams: Envoyant



153
Envoyant en sa vieillesse,
Mal seant en ta jeunesse,
Son corps, au tombeau ombreus:
Et son ame enamouree
En l’obscure demouree
Des Royaumes tenebreus.


Dieus des voutes estoilees,
Qui en perdurable tour
Retiennent emmantelees
Les terres, tout à l’entour:
Permetez moy que je vive
Des ans le cours naturel,
A fin qu’à mon gré j’escrive
En un ouvrage eternel,
De cette noble Deesse
La beauté enchanteresse,
Ce qu’elle ha bien merité:
Et qu’en sa gloire immortelle,
On voye esbahie en elle
Toute la posterité.


Ainsi que Semiramide,
Qui feingnant estre l’enfant
De son mari, print la guide
Du Royaume trionfant,
Puis démantant la Nature,
Et le sexe feminin,
Hazarda à l’aventure
Son corps jadis tant benin,
Courant furieuse en armes k 5 Parmi



154
Parmi les Mores gendarmes,
Et es Indiques dangers
De sa rude simeterre
Renversant dessus la terre
Les escadrons estrangers.


Ainsi qu’es Alpes cornues
(Qui, soit Hiver soit Esté,
Ont tousjours couvert de nues
Le front au Ciel arresté)
On voit la superbe teste
D’un roc de** aphrese
pour sapins.
pins emplumé,

Ravie par la tempeste
De son corps acoutumé,
En roullant par son orage
Froisser tout le labourage,
Des Beufs les ápres travaus,
Ne laissant rien en sa voye
Qu’en pieces elle n’envoye,
Cherchant les profondes vaux.


Ou comme Penthasilee,
Qui pour son ami Hector
Combatoit entremeslee
Par les Grecs, aus cheveus d’or,
Ores de sa roide lance
Enferrant l’un au travers,
Or’ du branc en violance
Trebuchant l’autre à l’envers:
Et ainsi que ces pucelles
Qui l’une de leurs mammelles Se



155
Se bruloient pour s’adestrer
Aus combas & entreprises
Aus bons guerroyeurs requises,
Pour l’ennemi rencontrer:


Louïze ainsi furieuse
En laissant les habiz mols
Des femmes, & envieuse
De bruit, par les Espagnols
Souvent courut, en grand’ noise,
Et meint assaut leur donna,
Quand la jeunesse Françoise
Parpignan environna.
Là sa force elle desploye,
Là de sa lance elle ploye
Le plus hardi assaillant:
Et brave dessus la celle
Ne demontroit rien en elle
Que d’un chevalier vaillant.


Ores la forte guerriere
Tournoit son destrier en rond:
Ores en une carriere
Essayoit s’il estoit pront:
Branlant en flots son panache,
Soit quand elle se jouoit
D’une pique, ou d’une hache,
Chacun Prince la louoit:
Puis ayant à la senestre
L’espee ceinte, à la destre
La dague, enrichies d’or, En



156
En s’en allant toute armee
Ell’ sembloit parmi l’armee
Un Achile, ou un Hector.


L’orguilleus fils de Clymene
Nous peut bien avoir apris
Qu’il ne faut par gloire vaine
Qu’un grand trein soit entrepris.
L’entreprise qui est faite
Sans le bon conseil des Dieus
N’a point, ainsi qu’on souhaite,
Son dernier efet joyeus:
Ainsi cette belliqueuse
Ne fut jamais orguilleuse:
Telle au camp elle n’alla:
Ains ce fut à la priere
De Venus, sa douce mere,
Qui un soir lui en parla.


Un peu plus haut que la plaine,
Ou le Rone impetueus
Embrasse la Sone humeine
De ses grans bras tortueus,
De la mignonne pucelle
Le plaisant jardin estoit,
D’une grace & façon telle
Que tout autre il surmontoit:
En regardant la merveille
De la beauté nompareille
Dont tout il estoit armé,
Celui bien on l’ust pù dire Du



157
Du juste Roy de Corcyre
En pommes tant renommé.


A l’entree on voyoit d’herbes,
Et de thin verflorissant,
Les lis & croissans superbes
De notre Prince puissant:
Et tout autour de la plante
De petits ramelets vers
De marjoleine flairante
Estoient plantez ces six vers:
DU TRESNOBLE ROY DE FRANCE
LE CROISSANT NEUVE ACROISSANCE
DE JOUR EN JOUR REPRENDRA,
JUSQUES A TANT QUE SES CORNES
JOINTES SANS AUCUNES BORNES
EN UN PLEIN ROND IL RENDRA.


Tout autour estoient des treilles
Faites avec un tel art,
Qu’aucun n’ust sù sans merveilles
Là espandre son regard:
La voute en estoit sacree
Au Dieu en Inde invoqué,
Car elle estoit acoutree
Du sep au raisin musqué:
Les coulomnes bien polies
Estoient autour enrichies
De Romarins & rosiers,
Lesquels faciles à tordre
S’entrelassoient en bel ordre En



158
En mile neus fais d’osiers.


Au milieu, pour faire ombrage
Estoient meints arceaus couvers
De Coudriers, & d’un bocage
Fait de cent arbres divers:
Là l’Olive palissante
Qu’Athene tant reclama,
Et la branche verdissante
Qu’Apolon jadis ayma:
Là l’Arbre droit de Cibelle,
Et le cerverin rebelle
Au plaisir venerien:
Avec l’obscure ramee
Par Phebe jadis formee
Du corps Cyparissien.


Sous cette douce verdure,
Soit en la gaye saison,
Ou quand la triste froidure
Nous renferme en la maison,
Tarins, Rossignols, Linotes
Et autres oiseaus des bois
Exercent en gayes notes
Les dous jargons de leurs voix:
Et la vefve tourterelle
Y pleint & pleure à par elle
Son amoureus tout le jour:
De sa parole enrouee
A pleints & à pleurs vouee
Efroyant l’air tout autour.

Et



159


Et à fin qu’a beauté telle
Rien manquer on ne pust voir,
De la beauté naturelle
Qu’un beau jardin peut avoir,
Il y ut une fonteine,
Dont l’eau coulant contre val
En sautant hors de sa veine
Sembloit au plus cler cristal:
Elle ne fut point ornee,
Ny autour environnee
De beaus mirtes Cipriens,
Ny de buis, ny d’aucun arbre,
Ny de ce precieus marbre
Qu’on taille es monts Pariens:


Mais elle estoit tapissee
Tout l’environ de ses bors,
Ou son onde courroucee
Murmuroit ses dous acors,
D’herbe tousjours verdoyante,
Peinte de diverses fleurs,
Qui en l’eau dousondoyante
Mesloient leurs belles couleurs.
Qui ust regardé la teste
D’un Narcisse qui s’arreste
Tout panchant le col sur l’eau,
On ust dit que son courage
Contemploit encor l’image
Qui trop & trop lui fut beau.


Aussi par cette verdure Estoit



160
Estoit le jaune Souci,
Qui encor la peine dure
De ses feus n’a adouci:
Ains toujours se vire et tourne
Vers son Ami qu’il veut voir,
Soit au matin, qu’il ajourne,
Ou quand il est pres du soir.
Là aussi estoient Brunettes,
Mastis, damas, violettes
Ça & là sans nul compas:
Avec la fleur, en laquelle
Hiacinte renouvelle
Son nom apres son trespas.


Le ruisseau de cette sourse
A par soy s’ebanoyant,
D’une foible & lente course
Deça dela tournoyant
Faisoit une protraiture
Du lieu ou fut enfermé
Le monstre contre nature
En Pasiphae formé ;
Puis son onde entrelassee,
De longues erreurs lassee,
Par un beau pré s’espandoit:
Ou maugré toute froidure
Une plaisante verdure
Eternelle elle rendoit.


Titan laissant sa campagne
Peu à peu sous nous couloit, Et



161
Et dens la tiede eau d’Espagne
Son char il desateloit:
Quand en ce lieu de plaisance
Louïse estoit pour un soir,
Qui cherchant resjouissance
Pres la font se vint assoir:
Elle ayant assez du pouce
Taté l’harmonie douce
De son lut, sentant le son
Bien d’acord, d’une voix franche
Jointe au bruit de sa main blanche,
Elle dit cette chanson:


La forte Tritonienne,
Fille du Dieu Candien,
Et la vierge Ortygienne,
Seur du beau Dieu Cynthien,
Sont les deus seules Deesses
Ou j’ay mis tout mon desir,
Et que je sù pour maitresses
Des mon enfance choisir.
Si Venus m’a rendu belle,
Et toute semblable qu’elle,
Avec sa divinité,
Que pourtant elle ne pense,
Qu’en un seul endroit j’ofense
Ma chaste virginité.


La pucelle Lionnoize
Fredonnant meints tons divers,
Au son plein de douce noise, l N’ut



162
N’ut deus fois chanté ces vers,
Qu’un sommeil de course lente
Descendant parmi les Cieus,
Finit sa voix excellente
Et son jeu melodieus.
Sur la verdure espandue
Tous dous il l’a estendue,
Flatant ses membres dispos:
Dessus ses yeus il se pose,
Et tout son corps il arrose
D’un tresgracieus repos.


En dormant tout devant elle
Sa mere se presenta,
En son beau visage telle
Qu’alors qu’elle s’acointa
D’Anchise, pres du rivage
Du Simoent Phrygien:
Dont naquit le preus courage
Qui au camp Hesperien
Renouvella la memoire,
Et la trionfante gloire
Du sang Troyen abatu,
Qui devoit en rude guerre
Tout le grand rond de la Terre
Conquerir par sa vertu.


Ell’ regarde par merveille
Son visage nompareil,
Son haut front, sa ronde oreille,
Son teint freschement vermeil, Le vif



163
Le vif coral de sa bouche,
Ses sourcis tant gracieus,
Que doucement elle touche
Pour voir les rais de ses yeus:
Non sans contempler encore
Celle beauté qui decore
La rondeur de son tetin,
Qui ni plus ni moins soupire
Qu’au printems le dous Zephire
Alenant l’air du matin.


Apres que la Cyprienne
Ut son regard contenté,
Voyant de la fille sienne
La plus qu’humeine beauté,
Esbahie en son courage
De sa grand’ perfeccion,
Elle augmenta davantage
Vers ell’ son afeccion:
Puis toute gaye & joyeuse,
D’une voix tresgracieuse,
Pour descouvrir son souci,
Tenant les vermeilles roses
De sa bouche un peu descloses
Elle parola ainsi:


Les Dieus n’ont voulu permettre
Aus vains pansers des mortels,
Que d’eus ils se pussent mettre
A fin: bien que leurs autels
Soient tous couvers de fumee, l 2 Ou



164
Ou pour gagner leur faveur,
Ou pour leur ire animee
Faire tourner en douceur,
Tous les veus pas ils n’entendent
Qui davant leurs yeus se rendent:
Ains les ont à nonchaloir,
Veu ni priere qu’on face
N’y font rien, si de leur grace
Ils n’ont un mesme vouloir.


Que penses tu fille chere?
Penses tu bien resister
Contre les dars de ton frere
S’il lui plait t’en molester?
II scet domter tout le monde
De son arc audacieus:
L’Ocean, la Terre ronde,
L’Air, les Enfers, & les Cieus.
Onq fille n’ut la puissance
De lui faire resistance,
Et ses fiers coups soutenir:
Mais je te veus faire entendre
Pourquoy j’ay voulu descendre
Du Ciel, pour à toy venir.


Les hommes, pleins d’ignorance,
Citoyens de ces bas lieus,
Te pensent de leur semence,
Et non de celle des Dieus:
Mais par trop ils se deçoivent
(Bien qu’ils le tiennent pour seur) Et



165
Et assez ils n’aperçoivent
De ta beauté la grandeur.
Qui diroit, voyant ta face,
Que tu fusses de la race
D’un homme simple & mortel?
La Terre sale & immunde,
Ne sauroit aus yeus du monde
De soy produire riens tel.


Tout ainsi la beauté rare
D’Heleine, chacun pensoit
Engendree de Tyndare:
Car on ne la connoissoit.
Toutefois si estoit elle
Fille du Dieu haut tonnant,
Qui sa maison supernelle,
Le haut Ciel, abandonnant,
Atourné d’un blanc plumage,
Semblant l’Oiseau qui presage,
En chantant, sa proche mort,
En Lede fille de Theste
De sa semence celeste,
Le conçut par son effort,


Avecques deus vaillans freres,
Dont l’un alaigre escrimeur
Domta les menasses fieres,
Et la trop ápre rigueur
Du cruel Roy de Bebrice ,
Acoutumé d’outrager,
Et meurtrir par sa malice l 3 Chacun



166
Chacun soudart estranger:
L’autre de hardi courage,
Inventa premier l’usage
De joindre au char le coursier:
Ou il se roula grand’ erre,
Effroyant toute la terre
Des deus ronds bornez d’acier.


Ainsi, bien qu’on ne te donne
L’honneur d’estre de mon sang,
Et du fier Dieu qui ordonne
Les puissans soudars en rang,
Si m’est ce chose asseuree,
Que de Gradive le fort
En moy tu fus engendree,
Joingnant le gracieus bord,
Ou la Sone toute quoye
Fait une paisible voye
S’en allant fendre Lion:
Dens lequel on voit encore Le mont de Four
viere ancienne-
ment apelé fo-
rum Veneris

Un mont, ou lon me decore,
Qui retient de moy son nom.


Le lieu ou tu fus conçue
Ne fut vile ny chateau,
Ains une forest tissue
De meint plaisant arbrisseau,
Dont je veus (en témoignage
De ta race) te pourvoir,
Ainsi que d’un heritage
Que je tiens en mon pouvoir.



167
Là autour sont meintes plaines,
Esquelles les blondes graines
De Ceres pourras cueillir,
Et la liqueur qui agree
A Bachus, & meinte pree
Ou l’herbe ne peut faillir.


Là aussi sont meints bocages
Deça delà espandus,
Ou en tout tems les ramages
Des Oiseaus sont entendus.
Par fois tu y pourras tendre
Le ret rare, à ton desir,
Et quelque gibier y prendre
Pour acroitre ton plaisir:
Ou t’exerçant à la chasse
Tu poursuivras à la trace
Les Lievres fuians de peur,
De chiens autour toute armee,
Vagans dessous la ramee
Se guidans à la senteur.


Et si par trop tu te peines
En trop violent effort,
De meintes cleres fonteines
Tu pourras avoir confort:
L’eau sortante de leur sourse
Tes membres refreschira,
Et la murmurante course
A son bruit t’endormira:
Apres chargee de proye, l 4 Tu



168
Tu te pourras mettre en voye
Pour à ton chateau tourner,
Qu’en brief batir je veus faire,
Sufisant pour te complaire
S’il te plait y sejourner.


Sur tout (fille) je t’avise,
Que d’un coeur tant odieus
Ton frere tu ne mesprise,
C’est le plus puissant des Dieus.
En ta beauté excellente
Meint homme il rendra transi,
Mais sa main ne sera lente
A te tourmenter aussi.
Prens bien à ce propos garde,
Car ja desja il te darde
Son tret ápre & rigoureus:
Dont il t’abatra par terre,
Rendant d’un homme de guerre
Ton tendre coeur amoureus.


En ce il prendra bien vengeance
Du bon Poëte Rommain,
Auquel sans nulle allegeance
Ton coeur est trop inhumein.
Bien prendra à ta jeunesse
Avoir apris à soufrir
Des durs harnois la rudesse,
Et à meint travail s’ofrir:
Souvent seras rencontree
Depuis la tarde vespree Jusqu’au



169
Jusqu’au point du prochein jour,
Parmi les bois languissante,
Et tendrement gemissante
La grand’ cruauté d’Amour.


Alors pour estre asseuree
Point en femme tu n’iras,
Ains d’une lance paree
Chevalier tu te diras.
Ja en ton harnois bravante
Je te regarde assaillir
Meint chevalier, qui se vante
Hors de l’arçon te saillir:
Puis dextrement aprestee,
Ayant ta lance arrestee
Le desarçonner en bas,
Lui tout froissé, à grand’peine
Lever son arme incerteine,
Chancelant à chacun pas.


A si grans travaus ton frere
Durement te contreindra,
Jusqu’à ce qu’à la premiere
Liberté il te rendra:
Alors laissant les alarmes,
Et les hazars perilleus,
Tu rueras jus les armes,
Et le courage orguilleus,
Dont tu soulois mettre en terre
Meint vaillant homme de guerre
Renversé sous son escu, l 5 Qui



170
Qui repentant en sa face,
De sa premiere menasse
Tout haut se crioit vaincu.


Donq laissant dague & espee
Ton habit tu reprendras,
A plus dous jeus ocupee
Ton dous lut tu retendras:
Et lors meints nobles Poëtes,
Pleins de celestes esprits,
Diront tes graces parfaites
En leurs tresdoctes escriz:
Marot, Moulin, la Fonteine,
Avec la Muse hauteine
De ce Sceve audacieus,
Dont la tonnante parole,
Qui dens les astres carole,
Semble un contrefoudre es Cieus.


Toutefois leur fantasie
Ton loz point tant ne dira,
Comme d’un la Poësie,
Qui de l’onde sortira
Du petit Clan, dont la rive
Privee de flots irez,
Ha en tout tems l’herbe vive
Autour des bors retirez.
De cil la Muse nouvelle
Rendra ta grace immortelle:
Du Ciel il est ordonné
Qu’à lui le bruit de la gloire De



171
De t’avoir mise en memoire,
Entierement soit donné.


Qu’à ton coeur tousjours agree
Du Poëte le labeur:
Son escriture est sacree
A tout immortel bonheur.
Ayant qui ton loz escrive,
Mourir ne peus nullement:
Ainsi Laure, ainsi Olive
Vivent eternellement.
Un Bouchet en façon telle,
Met en memoire immortelle
De son Ange le beau nom:
Sacrant l’Angelique face,
Sa beauté, sa bonne grace,
Au temple du saint renom.


A tant la Deesse belle
Mit fin à son dous parler:
Son chariot elle atelle
Toute preste à s’en voler:
Les mignonnes colombelles
Par le vague doucement
Esbranlent leurs blanches esles
D’un paisible mouvement.
Louïze estant esveillee
Resta toute esmerveillee
De la sainte vision:
Ignorante si son songe
Est verité ou mensonge, Ou



172
Ou quelque autre illusion.


Son corps droit, sa bonne grace,
Son dur teton, ses beaus yeus,
Les divins traits de sa face,
Son port, son ris gracieus,
Le front serein, la main belle,
Le sein comme albastre blanc
Montrent evidemment qu’elle
Sortit du Ciprien flanc.
Puis sa vaillance & prouesse,
Son courage, son adresse,
Et la force du bras sien
De grand heur acompagnee,
La montrent de la lignee
Du Gradive Thracien.


Mais d’autre part, sa doctrine,
Sa sagesse, son savoir,
La pensee aus arts encline
Autant qu’autre onq put avoir.
Les vers doctes qu’elle acorde,
En les chantant de sa voix,
A l’harmonieuse corde,
Fretillante sous ses doits:
Et la chasteté fidelle,
Qui tousjours est avec elle,
Nous rendent quasi tous seurs
Qu’elle ut la naissance sienne
De la couple Cynthienne,
Ou de l’une des neuf Seurs.

Toutefois



173


Toutefois il nous faut croire
Ce que nous disent les Dieus,
Qui par la nuitee noire
Se montrent aus dormans yeus.
Ainsi Hector à Enee
En un songe s’aparut,
Et la sienne destinee
En songe il lui discourut.
Souvent la future chose
Du sain esprit qui repose
Est prevuë de bien loin:
Ce songe presque incroyable,
Qui apres fut veritable,
En pourra estre témoin.


Mais il est tems douce Lire
Que tu cesse tes acors.
Si assez tu n’as pù dire,
Si as tu fait tes effors.
Celle harpe Methimnoise,
Qui peut la mer esmouvoir,
N’ut la Ninfe Lionnoize
Chanté selon son devoir:
Non pas toute la Musique
De celle bende Lirique
Qui (long tems ha) florissoit
En la Grece: qui meint Prince,
Meint païs, meinte Province,
De son chant resjouissoit.


FIN.





[174]


FAUTES A CORRIGER
en l’impression.

Page 33. lig. 7. lis plait, pour pleint
Page 67. lig. 15. lis fait, pour fay
Page 102. lig. 16. lis Tous ses voisins
Page 141. lig. 5. lis Il nous faut ores aquiter



Achevé d’imprimer ce 12. Aoust,
M. D. LV.





[175]


Le Privilege du Roy.


HENRI, par la grace de Dieu Roy de France.
A notre Prevot de Paris, et Seneschal de Lionnois, ou
leurs Lieutenants, & à chacun d’eus si comme à lui appar-
tiendra, Salut et dileccion. Reçue avons l’humble suppli-
cacion de notre chere & bien aymee Louïze Labé, Lion-
noize, contenant qu’elle auroit des long tems composé quel-
que Dialogue de Folie & d’Amour: ensemble plusieurs
Sonnets, Odes & Epistres, qu’aucuns ses Amis auroient
souztraits, & iceus encores non parfaits, publiez en di-
vers endroits. Et doutant qu’aucuns ne les vousissent fai-
re imprimer en cette sorte, elle les ayant revuz & corri-
gez à loisir les mettroit volontiers en lumiere, à fin de su-
primer les premiers exemplaires: mais elle doute que les
Imprimeurs ne se vousissent charger de la despense sans
estre asseurez qu’autres puis apres n’entreprendront sur
leur labeur.
POURCE EST IL: que nous incli-
nant liberalement à la requeste de ladite supliante, lui
avons de notre grace speciale donné Privilege, congé, licen-
ce & permission de pouvoir faire imprimer sesdites Eu-
vres ci dessus mencionnees, par tel Imprimeur que bon
lui semblera. Avec inibicions & defenses à tous Librai-
res, Imprimeurs & tous autres qu’il apartiendra, de non
imprimer ne faire Imprimer, vendre ne faire vendre &
distribuer ledit Livre cy dessus declairé, sans le vouloir
& consentement de ladite supliante, & de celui à qui
premierement elle en aura donné la charge, dens le tems de cinq



[176]
de cinq ans consecutifs, faits & acomplis: commençans
au jour & date que ledit livre sera achevé d’imprimer,
sans qu’il soit libre à autres Imprimeurs ou Libraires, &
autres personnes quels qu’ils soient & pour quelque im-
pression que ce soit: soit grande ou petite forme, les pou-
voir imprimer ou faire imprimer, & exposer en vente,
sinon de ceus que ladite supliante aura fait ou fera faire
imprimer, que lesdis cinq ans ne soient expirez, finiz &
accomplis. Et ce, sur peine de confiscacion desdis Livres &
d’amende arbitraire. De ce faire vous avons donné pou-
voir & mandement special par ces presentes. Mandons
& commandons à tous nos Justiciers, Officiers & sugets,
que à vous ce faisant soit obeï: car tel est notre plaisir.
Donné à Fonteinebleau, le XIII jour de Mars, Lan de
grace mile cinq cens cinquantequatre. Et de notre regne
le VIII.


Par le Roy en son conseil.


Robillart.

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Première publication : 23/07/2009