[1]
Gargantua, Lyon, 1534

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Première publication : 21/05/2015





[2] [page blanche]

Au Lecteurs.

[Le verso de la page de titre aurait dû sans doute porter le poème Aux lecteurs qui figure bien dans 1535, texte revu et réaligné d’après BnF Y2_2130 (1535) - MLD]


Amis lecteurs qui ce livre lisez.
Despoüillez vous de toute affection.
Et le lisants[sic] ne vous scandalisez.
Il ne contient mal ne infection.
Vray est qu’icy peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire.
Aultre argument ne peut mon cueur elire.
Voiant le dueil qui vous mine & consomme.
Mieulx est de ris que de larmes escrire.
Pource que rire est le propre de l’homme.


VIVEZ JOYEUXIOYEVX





[3]

Prologue de l’auteur.


BEuveurs tresillustres
& vous Veroles trespre
cieux (car a vous non a
aultres sont dediez mes
escriptz) Alcibiades en
un dialoge de Platon,
intitulé Le bancquet, louant son precepteur
Socrates
sans controverse prince des
philosophes: entre aultres paroles le dict
estre semblable es Silenes. Silenes estoyent
jadis petites boites telles que voyons de present
es bouticques des apothecaires, pinctes au
dessus de figures joyeuses et frivoles, com
me de Harpies, Satyres, oysons bridez, lie
vres cornuz, canes bastees, boucqs volans
cerfz limonniers, & aultres telles pinctures
contrefaictes a plaisir pour exciter le monde
a rire, Quel fut Silene maistre du bon
Bacchus. Mais au dedans l’onlon reser-
voit les fines drogues, comme Baulme/
Ambre gris/ Amomon/ Musc/ zivette/
pierreries/ et aultres choses precieuses.
Tel disoit estre Socrates: parce que le
voyans au de horsdehors, & l’estimanslestimans par l’exte-
riore
lexte-
riore
apparence, n’en eussiez donne un
coupeau d’oignondoignon: tant laid il estoit de corps
& ridicule en son maintien, le nez pointu,
le reguard d’undun taureau: le visaige d’undun
fol: simple en meurs, rusticq en vestemens
pauvre de fortune, infortuné en femmes,
inepte a tous offices de la republicque:

A ii




[4]
tousjours riant, tousjours beuvant d’au-
tant a un chascun, tousjours se guabe-
lant, tousjours dissimulant son divin sca-
voir. Mais ouvrans ceste boite, eussiez
au dedans trouvé une celeste & imprecia
ble drogue: entendement plus que humain,
vertus[sic] [A l’imitation du latin uirtus, Rabelais dote ce mot d'un s - Pleiade 1994] merveilleuse, couraige invincible,
sobresse non pareille, contentement cer-
tain, asseurance parfaicte, desprisement
incroyable de tout ce pourquoy les hu-
mains tant veiglent, courent, travaillent,
navigent & bataillent. A quel propos en
vostre advis, tend ce prelude, & coup d’es-
say?
des-
say?
Par autant que vous mes bons di
sciples, & quelques aultres folz de sejour
lisans les joyeux tiltres d’aulcuns livres
de nostre invention, comme Gargantua/
Pantagruel/ Fessepinthe/ La dignite
des braguettes/ Des poys au lard cum com-
mento
&c jugez trop facilement ne estre
au dedans traicté que mocqueries, fola-
teries, & menteries joyeuses: veu que l’en-
seigne
len-
seigne
exteriore (c’est le tiltre) sans plus
avant enquerir, est communement repceu
a derision et gaudisserie. Mais par telle
legiereté ne convient estimer les oeuvres
des humains. Car vous mesmes dictes, que
l’habitlhabit ne faict poinct le moine: & tel est ve-
stu d’habitdhabit monachal, qui au dedans n’est
rien moins que moyne: & tel vestu de cappe
Hispanole, qui en son couraige nullement
affiert a Hispane, C’estCest pourquoy fault
ouvrir le livre: et soigneusement peser ce



[5]
que y est deduict. Lors congnoistrez que
la drogue dedans contenue est bien d’aultredaultre
valeur, que ne promettoit la boitte. C’estCest a
dire que les matieres icy traictees ne sont
tant folastres, comme le tiltre au dessus pre-
tendoit. Et posé le cas, qu’auquau sens literal
vous trouvez matieres assez joieuses & bien
correspondentes au nom, toutesfois pas de
mourer la ne fault, comme au chant des
Sirenes: ains a plus hault sens interpreter
ce que par adventure cuidiez dict en guaieté
de cueur. Crochetastez vous oncques bou-
teiles
bou-
teilles
? CaisgnêCaisgne [L’accent circonflexe est également bien visible sur l’exemplaire BnF Rés Y2 2130 (Lyon, François Juste, 1535) - MLD]. Reduisez a memoire la
contenence qu’aviezquaviez. Mais veistez vous oncques
chien rencontrant quelque os medullare? C’estCest come
dict Platon li. 2. de rep. la beste du monde
plus philosophe. Si veu l’avezlavez: vous avez
peu noter de quelle devotion il le guette:
de quel soing il le guarde: de quel ferveur il le tient
de quelle prudence il l’entomme: de quelle affecti
on il le brise: et de quelle diligence il le sugce:
Qui l’induictlinduict a ce faire? Quel est l’espoirlespoir
de son estude? quel bien y pretendtpretend il? Rien plus q’unqun
peu de mouelle. Vray est que ce peu, plus est
delicieux que le beaucoup de toutes aultres
pour ce que la mouelle est aliment elabouré a
perfection de nature, comme dict Galen. 3. facu.
natural. & .ii..vi. de usu particu.partiu. A l’exemplelexemple d’icelluydicelluy
vous convient estre saiges pour fleurer sentir &
estimer ces beaux livres de haulte gresse,
legiers au prochaz: & hardiz a la rencontre.
Puis par curieuse leczon, & meditation fre
quente rompre l’oslos, & sugcer la substantificque
A iii




[6]
mouelle. C’estCest a dire: ce que j’entendsjentends par
ces symboles Pythagoricques. avecques es
poir certain d’estre faictz escors & preux a
ladicte lecture. Car en icelle bien aultre
goust trouverez, & doctrine plus absconce
que vous revelera de tresaultztreshaultz sacremens
& mysteres horrificques, tant en ce que con
cerne nostre religion, que aussi l’estat poli-
ticq & vie oeconomicque. Croiez vous en vo
stre foy qu’oncques Homere escrivent L’ili-
ade & Odyssee, pensast es allegories, les-
quelles de luy ont beluté Plutarche,
Heraclides Ponticq, Eustatie, & Phornute: &
ce que d’iceulxdiceulx Politian a desrobèdesrobe? Si le croi
ez: vous n’aprochez ne de pieds ny de mains
a mon opinion: qui decrete icelles aussi peu
avoir esté songeez d’Homere, que d’Ovide
en ses metamorphoses, les sacremens de l’e-
vangile
le-
vangile
: lesquelz un frere Lubin vray croque
lardon s’est efforcé demonstrer, si d’adven-
ture il rencontroit gens aussi folz que luy: & (come
dict le proverbe) couvercle digne dndigne du chau-
dron. Si ne le croiez: quelle caussecause est, pour-
quoy autant n’en ferez de ces joyeuses et
nouvelles chronicques? Combien que les dictant
n’yny pensasse enplus non plus que vous qui paradventure beviez
comme moy. Car a la composition de ce li-
vre seigneurial, je ne perdiz ny emploiay
oncques plus ni aultre temps, que celluy
qui estoit estably a prendre ma refection
corporelle: scavoir est, beuvant et mangeant.
Aussi est ce la juste heure, d’escrire ces
haultes matieres et sciences profundes.



[7]
Com meComme bien faire scavoit Homere pa-
ragon de tous philologes, et Ennie pe-
re des poëtes latins, ainsi que tesmoigne
HorateHorace , quoy q’unqun malautru ait dict, que
ses carmes sentoyent plus le vin que l’hui-
le
lhui-
le
, Autant en dist un Tirelupin de mes
livres, mais bren pour luy. L’odeurLodeur du vin
ò combien plus est friant/ riant/ priant/ plus
celeste, & delicieux qneque d’huiledhuile Et prendray
autant a gloire qu’onquon die de moy, que plus
en vin aye despendu que en huyle, que feist
Demosthenes, quand de luy on disoit,
que plus en huyle que en vin despendoit.
A moy n’estnest que honneur et gloire, d’estredestre
dict et reputé bon gaultier et bon com-
paignon: & en ce nom suis bien venu en
toutes bonnes compaignies de Panta-
gruelistes: a Demosthenes fut reproche
par un chagrin que ses oraisons sentoy-
ent comme la serpilliere d’undun hord & sale
huilier. Pourtant interpretrezinterpretez tous mes
faictz et mes dictz en la perfectissime par
tie/ ayez en reverence le cerveau caseifor-
me qui vous paist de ces belles billes ve-
zees/ et a vostre povoyr tenez moy tous-
jours
tous-
iours
joyeux. Or esbaudissez vous mes
amours, & guayement lisez le reste: tout
a l’aiselaise du corps et au profict des reins.

Mais escoutazescoutez vietz d’azesdazes, que le mau
lubec vous trousque: vous soub-
vieigne de boyre a my pour la
pareille: et je vous plegeray
tout ares metys.


A iiii





[8]

¶De la genealogie & antiquité de Gargantua Chapitre. i.


JE vous remectz a la gran-
de chronicque Pantagrue-
line recongnoistre la genea-
logie & antiquitè, dont nous
est venu Gargantua. En
icelle vous entendrez plus au long com-
ment les geans nasquirent en ce monde:
et comment d’iceulxdiceulx par lignes directes
yssit Gargantua pere de Pantagruel:
et ne vous faschera, si pour le present
je m’enmen deporte. Combien que la chose soit
telle: que tant plus seroit remembree,
tant plus elle plairoit a vos seigneuries:
comme vous avez l’autorité lautoritèlautorité de Flacce, qui
dict estre aulcuns propos, telz que ceulx
cy, qui plus sont delectables, quand plus
souvent sont redictz. Pleust a dieu q’un
chascun sceust aussi certainement sa ge-
nealogie, depuis l’archelarche de Noë jusques
a cest eage. Je pense que plusieurs sont
aujourdhuy empereurs, roys, ducz, prin-
ces, et papes, en la terre, lesquelz sont de-
scenduz de quelques porteurs de roga-
tons & de coustretz. Comme au rebours
plusieurs sont gueux de l’hostiairelhostiaire, souf-
freteux, & miserables: lesquelz sont descen-
duz de sang & ligne de grandz roys & em-
pereurs: attendu l’admirable transport des
regnes & empires: des Assyriens es Me-
des, des Medes es Perses, des Per-
ses es Macedones, des Macedones es



[9]
Romains, des Romains es Grecz, des
Grecz es Francoys. Et pour vous don-
ner a entendre de moy qui parle, je cuyde
que soye descendu de quelque riche roy ou
prince on temps jadis. Car oncques ne
veistes homme, qui eust plus grande affe-
ction d’estre roy & riche que moy: affin de
faire grand chere et pas ne travailler, et
bien enrichir mes amis & tous gens de bien
& de scavoir. Mais en ce je me reconfor
te que en l’aultrelaultre monde je le seray: voyre
plus grand que de present ne l’auseroye
soubhaiter. Vous en telle ou meilleure
pensee reconfortez vostre malheur, & beu-
vez fraiz si faire ce peut. Retournant a
nos moutons, je vous diz que par un don
souverain de dieu nous a esté reservee
l’antiquitélantiquité & genealogie de Gargantua,
plus entiere que nulle aultre. de dieu
je ne parle, car il ne me appartient,
aussy les diables (ce sont les caffars)
se y opposent. Et fut trouvee par Jean
Audeau
, en un prè qu’ilquil avoit pres l’ar
ceau
lar
ceau
gualeau
au dessoubz de L’oliveLolive , ti-
rant a Narsay. Duquel faisant lever
les fossez, toucherent les piocheurs de
leurs marres, un grand tombeau de bron-
ze long sans mesure: car oncques n’ennen
trouverent le bout, par ce qu’ilquil entroit
trop avant les excluses de Vienne.
Icelluy ouvrans en certain lieu signé au
dessus d’undun goubelet, a lentour du quel
estoit escript en letres Ethrusques.



[10]
HIC BIBITUR, trouverent neuf
flaccons en tel ordre qu’on assiet les quil-
les en Guascoigne. Des quelz celluy qui
on my lieu estoit, couvroit un gros/ gras
grand/ gris/ joly/ petit/ moisy/ livret, plus
mais non mieux sentent que roses. En icel
luy fut la dicte genealogie trouvee escri-
pte au long, de letres cancelleresques, non
en papier, non en parchemin, non en cere:
mais en escorce d’OlmeauD’ulmeau, tant toutes-
foys usees par vetustè, qu’a poine en
povoit on trois recongnoistre de ranc. Je
(combien que indigne) y fuz appellé: et a
grand renfort de bezicles practicant l’artlart
dont on peut lire lettres non apparentes,
come enseigne Aristotele, la translatay, ainsi
que veoir pourrez en Pantagruelisants1535 porte "es Pantagruelisants", 1542 "en Pantagruelisant",
c’est a dire, beuvants a gré, et lisants les hi-
stes
ge-
stes
horrificques de Pantagruel. A la
fin du livre estoit un petit traictè/ intitu-
lè, Les Fanfreluches antidotees. Les
ratz & blattes ou (affin que je ne mente)
aultres malignes bestes avoient brousté
le commencement, le reste j’ay cy dessoubz
adjousté, par reverence de l’antiquaille.

¶Les Fanfreluches antidotees trovees en un monument antique. chap. ii.


u[unclear]enu le grand dompteur des Cimbres
,"[unclear]sant par l’aerlaer, de peur de la rousee,
sa venue on a remply les timbres
beurre fraiz, tombant par une housee
uquel[sic] quand fut la grand mere arrousee



[11]
Cria tout hault, hers par grace peschez le.
Car sa barbe est pres que toute embousee:
Ou pour le moins, tenez luy une eschelle.



Aulcuns disoient, que leicher sa pantoufle
Estoit meilleur que guaigner les pardons:
Mais il survint un affecté Marroufle,
Sorti du creux ou l’onlon pesche aux gardons
Qui dist, messieurs pour dieu nous en gardons
L’anguilleLanguille y est, & en cest estau musse.
La trouverez (si de pres reguardons)
Une grand’tare au. fond de son aumusse.



Quand fut au poinct du[sic] de lire le chapitre,
On n’yny trouva que les cornes d’undun veau.
Je (disoyt il) sens le fond de ma mitre
Si froyd, que autour me morfond le cerveau.
On l’eschaufaleschaufa d’undun parfunct de naveau.
Et fut content de soy tenir es atres,
Pourveu qu’on feist un limonnier nouveau
A tant de gents qui sont acariatres.



Leur propos fut du trou de sainct Patrice,
De Gilbathar, & de mile aultres trous:
S’on les pourroit reduire a cicatrice,
Par tel moien, que plus n’eussent la tous.
Veu qu’il sembloit impertinent a tous:
Les veoir ainsi a chascun vent baisler.
Si d’adventure ilz estoient a poinct clous.
On les pourroit pour houstage bailler.



En cest arrest le corbeau fut pelé
Par Hercules, qui venoit de Libye.



[12]
Quoy? dist Minos, que n’yny suis je appellé
Excepté moy tout le monde on convie.
Et puis l’onlon veult que passe mon envie,
A les fournir d’huytres & de grenoilles.
Je donne au diable en cas que de ma vie
Preigne a mercy leur vente de quenoilles.



Pour les matter survint Q.B. qui clope,
Au saufconduit des mistes Sansonnetz.
Le tamiseur, cousin du grand Cyclope,
Les massacra. Chascun mousche son nez.
En ce gueret peu de bougrins sont nez,
Qu’on n’ait berné sus le moulin a tan.
Courrez y tous: & a l’armelarme son nez[sic] 1535 : sonnez.
Plus y aurez, que n’yny eustes antan.



Bien peu apres, l’oyseauloyseau de Juppiter
Delibera pariser pour le pire.
Mais les voyant tant fort se despitter,
Craignit qu’onquon mist ras/ jus/ bas/ mat/ l’empilempi (re
Et mieulx aima le feu du ciel empire
Au tronc ravir ou l’onlon vend les soretz:
Que l’aerlaer serain, contre qui l’onlon conspire,
AssubjectirAssubiectir es dictz des Massoretz.



Le tout conclud fut a poincte affilee,
Maulgrè Atè, la cuisse heronniere.
Que la s’asist, voyant Pentasilee
Sus ses vieulx ans prinse pour cressoniere
Chascun crioyt, villaine charbonniere
T’apartient il toy trouver par chemin:
Tu la tolluz la Rhomaine baniere,
Q’uonQu’on avoit faict au traict du parchemin.






[13]
Ne fust Juno, que dessoubz l’arclarc celeste
Avecq son duc tendoit a la pippee:
On luy eust faict un tour si tresmoleste
Que de tous poincts elle eust esté frippee.
L’accord fut tel, que d’icelle lippee
Elle en auroit deux oeufz de Proserpine.
Et si jamais elle y estoit grippee,
On la lieroit au mont de l’albespinelalbespine .



Sept moys apres, houstez en vingt & deux
Cil qui jadis anihila Cartage,
Courtoysement se mist en mylieu d’eulxdeulx
Les requerent d’avoir son heritage:
Ou bien qu’on feist justement le partage
Scelon la loy que l’onlon tire au rivet.
Distribuent un tatin du potage
A ses amis, qui firent le brevet.



Mais l’anlan viendra signé d’undun arc turquoys,
De cinq fuseaux, & trois culz de marmite:
On quel le dos d’undun roy trop peu courtoys
Poivrè sera soubz un habit d’hermite.
O la pitié. Pour une chattemite
Laisserez vous engouffrer tant d’arpens?
Cessez/ Cessez/ ce masque nul n’imite.
Retirez vous au frere des serpens.



Cest an passé, cil qui est, regnera.
PaissiblementPaisiblement avecq ses bons amis.
Ny Brusq, ny Smach lors ne dominera
Tout bon vouloir aura son compromis.
Et le soulas qui jadis fut promis
Es gens du ciel, viendra en son befroy.



[14]
Lors les haratz qui estoient estommys
Triumpheront en royal palefroy.



Et durera ce temps de passepasse
Jusques a tant que Mars ayt les empas.
Puis en viendra un qui tous aultres passe
Dilitieux1535 : Delitieux, plaisant, beau sans compas.
Levez vos cueurs: tendez a ce repas
Tous mes feaulx. Car tel est trespassé
Qui pour tout bien ne retourneroit pas,
Tant sera lors clamé le temps passé,



Finablement celluy qui fut de cyre
Sera logé au gond du Jacquemart.
Plus ne sera reclame, cyre, cyre,
Le brimbaleur, qui tient le coquemart.
Heû, qui pourroit saisir son braquemart?
Tout seroient netz les tintouins cabus:
Et pourroit on a fil de poulemart
Tout baffouer le maguazin d’abus.

¶Comment Gargantua fut unze moys porté au ventre de sa mere. Chap. iii.


GRandgouzier estoit bon rail
lard en son temps, aymant a
boyre net autant que homehomme
qui pour lors feust on mon
de, & mangeoyt volentiers
salé. A ceste fin avoit ordinairement bon
ne munition de jambons de Magence et
de Baionne, force langues de .beufbeuf fumees,
abondance de andouilles en la saison et
beuf salé a la moustarde. Renfort de bou
targues, provision de saulcisses, non de



[15]
Bouloigne (car il craignoit ly bouconé
de Lombard) mais de Bigorre, de Lon-
quaulnay
, de la Brene, & de Rouargue.
En son eage virile espousa Gargamelle
fille du roy des Parpaillos, belle gouge
et de bonne troigne. Et faisoient eulx
deux souvent ensemble la beste a deux
douz, joyeusementioieusement se frotans leur lard, tant
qu’ellequelle engroissa d’undun beau filz, et le por-
ta jusques a l’unziesmelunziesme mois. Car autant,
voire d’adventagedadventage, peuvent les femmes ven
tre porter, mesmement quand c’estcest quelque chef
d’oeuvredoeuvre, & personnage qui doibve en son temps
fairesfaire grandes prouesses. Come dict Homere
que l’enfantlenfant (du quel Neptune engroissa la nym-
phe) nasquit l’anlan apres revolu: ce fut le dou-
ziesme mois, car (come dict Aule Gelle lib.
3.) ce long temps convenoit a la majesté de
Neptune, affin qu’enquen icelluy l’enfantlenfant feust
forme a perfection. A pareille raison JupiterIupiter
feist durer .xlviii heures la nuyct qu’ilquil
coucha avecques Alcmene. Car en moins
de temps n’eust nuestneust il peu forger Hercules:
qui nettoia le monde de monstres & tirans.
Messieurs les anciens Pantagruelistes
ont conformè ce que je dis, & ont declairé
non seulement possible, mais aussi legitime
l’enfantlenfant nè de femme l’unziesmelunziesme moys
apres la mort de son mary. Hyppocrates
lib. de alimento. Pline,
li. 7 cap. 5. Plau-
te
in Cistellaria.
Marcus Varro en la
satyre inscripte, Le Testament, allegant
l’autoritèlautoritè d’AristotelesdAristoteles a ce propous.



[16]
Censorinus li. de die natali. Aristoteles lib.
vii. cap. iii & iiii. de nat. animalium. Gellius li.
iii. ca. xvi.
Et mile aultres folz. Le nom-
bre desquelz a esté par les legistes acreu. ff. de
suis & legit. l. Intestato. § fi. Et in autent.
de restitut & ea que parit in. vi. mens.
D’abon-
dant
Dabon-
dant
en ont chaffourre leur robidilardicque
loy Gallus. ff. de lib. & posthu. & l. Septi
mo. ff. de stat. homi.
& quelques aultres, que pour
le present dire n’ausenause. Moienans lesquelles
loys, les femmes veuves peuvent fran-
chement jouer du serrecropiere a tous en-
viz & toutes restes, deux moys apres le
trespas de leurs mariz. Je vous prie par
grace vous aultres mes bons averlans,
si d’icellesdicelles en trouvez que vaillent le des
braguetter, montez dessus & me les ame-
nez. Car si on troisiesme moys elles en
groissent: leur fruict sera heritier du def
funct. Et la groisse congneue, poussent
hardiment oultre, & vogue la gualee, puis
que la panse est pleine. Comme Julie fil
le de l’empereurlempereur Octavian ne se abandon-
noyt a ses taboureurs, sinon quand elle se
sentoyt grosse, a la forme que la navire
ne recoyt son pilot, que premierement
ne soyt callafatee & chargee. Et si personne
les blasme de soy faire rataconniculer
ainsi suz leur groisse: veu que les bestes
suz leurs ventrees n’endurentnendurent jamais le mas
le masculant: elles responderont que ce
sont bestes, mais elles sont femmes: bien
entendentes les beaulx & joyeux menuz




[17]
droictz de superfetation: come jadis respondit
Populie scelon le raport de Macrobe li. ii
Saturnal. Si le diavol ne vieultveult qu’ellesquelles
engroissent, il fauldra tortre le douzil, et
bouche clause.

¶Comment Gargamelle estant grousse de Gargantua se porta a manger tripes ch 4


L’Occasion LOccasion & maniere comment
Gargamelle enfanta fut
telle. Et si ne le croiez, le fon
dement vous escappe. Le fon-
dement luy escappoit une
apres disnee le iii. jour de Febvrier, par trop
avoir mangé de gaudebillaux. Gaudebil
laux: sont grasses tripes de coiraux. Coi
raux: sont beufz engressez a la creche & prez
guimaulx. Prez guimaux: sont qui portent
herbe deux fois l’anlan. D’iceulxDiceulx gras beufz
avoient faict tuer trois cens soixante sept
mile et quatorze, pour estre a mardy gras
sallez: affin qu’en la prime vere ilz eussent
beuf de saison a tas, pour mieulx entrer en
vin. Les tripes furent copieuses, come enten-
dez: & tant friandes estoient, que chascun en lei-
choit ses doigtz. Mais la grande diable-
rie a quatre personnaiges estoit bien en ce que
possible n’estoit longuement les reserver.
Car elles feussent pourries. Ce que sem
bloit indecent. Dont fut conclud.[unclear] qu’ilzquilz les
bauffreroient sans rien y perdre A ce faire
convierent tous les citadins de Sainnais, de
Suille/ de la Rocheclermaud/ de
Vaugaudry/ sans laisser arriere le Coudray/
B




[18]
Monpensier/ le Guè de Vede & aultres voi
sins: tous bons beveurs, bons compaignons,
& beaux joueurs de quillela. Le bon hom-
me Grandgousier y prenoit plaisir bien
grand, & commendoit que tout allast par escuelles
Disoit toutesfois a sa femme, qu’ellequelle en man-
geast le moins, veu qu’ellequelle aprochoit de son
terme, & que ceste tripaille n’estoit viande
moult louable. Celluy (disoit il) a grande
envie de mascher merde, qui d’icelle le sac
mangeuemangeve. Non obstant ces remonstrances,
elle en mangea seze muiz/ deux bussars/ et
six tepins ô belle matiere fecale, que doi-
voit boursoufler en elle Apres disner tous
allerent (pelle/melle) a la saulaie: & la sus
l’herbelherbe drue dancerent au son des joyeux
flageolletz, et doulces cornemuses: tant
baudement, que c’estoit passetemps celeste
les veoir ainsi soy riguoller. Puis entre-
rent en propos de ressjeunerressieuner on propre li
eu. Lors flaccons d’aller, jambons de tro-
ter, goubeletz de voler, breusses de tinter.
Tire, baille, tourne, brouille. Boutte a
moy, sans eau, ainsi mon ami, fouette moi
ce verre gualentement, produiz moi du clai-
ret, verre pleurant Treves de soif Hà fau
lce fiebvre, ne t’en iras tu pas? Par ma
foy ma commere je ne peuz entrer en bette
Vous estez morfondue m’amie. Voire.
Ventre sainct Qenet parlons de boire.
Ceste main vous guaste le nez. O, quants
aultres y entreront, avant que cestui cy en sor
te. Boire a si petit gué: c’est pour rompre



[19]
son poictral. Cecy s’appelle pippee a fla
cons. Quelle difference est entre bouteille
et flaccon? grande, car bouteille est fermee
a bouchon, & flac con a vitz. Nos peres
beurent bien & vuiderent les potz. C’estCest bien
chien chanté, beuvons. Voulez vous rien man-
der a la riviere? cestui cy va laver les tri
pes Je boy come un templier, & je tanquam sponsus
& moi sicut terra sine aqua.
Un synony
me de jambon? c’estcest un poulain. Par le
poulain on descend le vin en cave, & par le
jambon: en le stomach. Or cza a boire
boire cza. Il n’y a poinct charge. Respice
personam: pone pro duos: bus non est in usu.

Si je montois aussi bien comme j’avalle, je
feusse piecza hault en l’aerlaer. Mais si ma
couille pissoit telle urine, la voudriez vous
bien sugcer? Je retiens apres. paige baille, je
t’insinue ma nomination en mon tour. Hu-
me Guillot, encores y en a il on pot. Re
mede contre la soif? Il est contraire a celluy
qui est contre morsure de chien. courrez tous-
jours
tous
iours
apres le chien, jamais ne vous mordera:
bevez tousjours avant la soif, & jamais ne
vous adviendra. Du blanc. verse tout. verse
de par le diable, verse. decza/ tout plein, la lan
gue me pele. Lans triguetringue, a toy compaing de
hayt/dehayt. la/la/la. c’estcest morfiaillemorfiaillé cela
O, lachrima Christi, c’estcest de la Devini-
ere
, c’est vin pineau. O, le gentil vin blanc. et
par mon ame ce n’est que vin de tafetas Hen
hen/ il est a une aureille, bien drappé, & de
bonne laine. Diriez vous q’unequ’une mousche y
B ii




[20]
eust beu? A la mode de Bretaigne. Net/
net/ a ce pyot. Avallez, ce sont herbes.

¶Comment Gargantua nasquit en faczon bien estrange. Chap v.


EUlx tenens ces menuz
propos de beuverie, Gar-
gamelle
commenczacommenca se por-
ter mal du bas. Dont
Grandgousier se leva
dessus l’herbelherbe, & la recon-
fortoit honestement, pensant que ce feust mal
d’enfantdenfant, & luy disant, qu’ellequelle s’estoit la her-
bee soubz la saullaye, & qu’en brief elle fe
roit piedz neufz, par ce luy convenoit pren-
dre couraige nouveau au nouvel adve-
nement de son poupon, & encores que la
douleur luy feust quelque peu en fasche
rie: toutesfoys que ycelle seroit briefve, et
la joye qui toust succederoit, luy tolliroit
tout cest ennuy: en sorte que seulement ne
luy en resteroit la soubvenence. Je le
prouve (disoit il) dieu (cest nostre saulveur)
dicidicit en l’evangilelevangile. Joan 16. La femme qui
est a l’heurelheure de son enfantement, a tristes-
se: mais lors qu’elle a enfanté, elle n’a soub
venir aulcun de son angoisse. Hâ (dist
elle) vous dictes bien, et ayme beaucoup
mieulx ouyr telz propos de l’evangilelevangile, et
mieulx m’en trouve, que de ouyr la vie de
saincte Marguarite, ou quelque aultre
capharderie. Mais pleust a dieu que vous
l’eussiez coupé. Quoy: dist Grandgosier?
Hâ (dist elle) que vous estes bon homme,



[21]
vous l’entendezlentendez bien. Mon membre (dist
il)? Sang de les cabres, s’ilsil vous semble
bon, faictez apporter un cousteau. Ha
(dist elle) iaja dieu ne plaise, dieu me le par
doyent je ne le dis pas de bon cueur: et
pour ma parolle n’ennen faictez ne pysplus ne
moins. Mais je auray prou d’affairesdaffaires
aujourduyauiourduy, si dieu ne me ayde, et tout
par vostre membre, que vous feussiez
bien ayse. Couraige, couraige (dist il) ne
vous[unclear] souciez au reste/ & laissez fayre aux
quatre boeufz de davant. Je m’enmen voys
boyre encores quelque veguade. Si ce
pendant vous survenoyt quelque mal,
je me tiendray pres, huschant en paul-
me je me rendray a vous. Peu de temps
apres elle commencza de lamenter/et
cryer. Et soubdain vindrent a tas sai-
ges femmes de tous coustez. Et la ta-
stant par le bas, trouverent quelques
pellauderies, assez de maulvais goust,
et pensoyent que ce feust l’enfantlenfant, mais
c’estoitcestoit le fondement qui luy escappoit,
a la mollification du droict intestine, le-
quel vous appellez le boyau cullier,
par trop avoir mange des tripes, dont
avons parle cy dessus. Dont une horde
vieigle de la compaignie, laquelle avoit
la reputation d’estredestre grande medicine et
la estoit venue de Brizepaille d’aupresdaupres
de Sainctgenou davant soixante ans,
luy feist un restrinctif si horrible, que
tous ses larrys tant feurent oppilez et
B iii




[22]
reserrez, que a grande pene avecques les
dentz, vous les eussiez eslargiz, qui est
chose bien horrible a penser: mesmement
que le diable a la messe de sainct Mar-
tin
escripvent le caquet de deux gualoi-
ses, a belles dentz allongea son parche-
min. Par cest inconvenient feurent au
dessus relaschez les cotyledons de la ma
trice, par lesquelz sursaulta l’enfantlenfant, et
entra en la vene creuse, et gravant par
le diaphragme jusques au dessus des e-
spaules (ou la dicte vene se part en deux)
print son chemin a gausche, et sortit par
l’aureillelaureille senestre. Soubdain qu’ilquil feut
ne, il ne crya pas comme les aultres en-
fans/ mies/ mies/ mies. Mais a haulte
voix s’escrioytsescrioyt, a boyre, a boyre, a boyre.
Comme invitant tout le monde a boyre.
Je me doubte que ne croyez asseurement
ceste estrange nativite. Si ne le croyez,
je ne m’enmen soucye pas, mais un homme
de bien, un homme de bon sens croyt tous-
jours
tous-
iours
ce qu’onquon luy dict, et ce qu’ilquil trouve
par escript. Ne dict pas Solomon pro-
verbiorum. 14? Innocens credit omni
verbo &c.
Et sainct Paul , prime Corin
thio. 13. Charitas omnia credit. Pour-
quoy ne le croyriez vous? Pource (dictez
vous) qu’ilquil n’yny a nulle apparence. Je vous
dicz, que pour ceste seule cause, vous le
debvez croyre en foy parfaicte. Car les
Sorbonistes disent, que foy est argument
des choses de nulle apparence. Est ce



[23]
contre nostre loy, nostre foy, contre rai-
son, contre la saincte escripture? De ma
part je ne trouve rien escript es bibles
sainctes, qui soyt contre cela. Mais si
le vouloir de dieu estoyt tel, diriez vous
qu’ilquil ne l’eustleust peu fayre? Ha pour grace,
ne emburelucocquez jamais vos espritz
de ces vaines pensees. Car je vous diz,
que a dieu rien n’estnest impossible. Et s’ilsil
vouloit les femmes auroyent doresna-
vant ainsi leurs enfans par l’aureillelaureille,
Bacchus ne feut il pas engendre par la
cuisse de Juppiter? Rocquetaillade
nasquit il pas du talon de sa mere? Mi-
nerve
, ne nasquit elle pas du cerveau
par l’aureillelaureille de Juppiter? Mais vous
seriez bien d’advantaigedadvantaige esbahys & eston-
nez, si je vous expousoys presentement
tout le chapitre de Pline, on quel parle
des enfantemens estranges, et contre

nature. Et toutesfoys je ne suis
poinct menteur, tant asseure
comme il a este. Lisez le
on septiesme de sa
naturelle hi-
stoyre, ca
pi. 3. & ne m’enmen
tabustez plus l’entendementlentendement.

¶Comment le nom fut impose a Gargantua: et comment il humoyt le piot. Chapitre. vi.


B iiii




[24]


LE bon homme Grant
gousier
beuvant, et se
rigollant avecques les
aultres entendit le cris[sic]
horrible que son filz a-
voit faict entrant en lu
miere de ce monde, quant il brasmoit de-
mandant a boyre/ a boyre/ a boyre/ dont
il dist, que grant tu as, supple le gousier.
Ce que oyans les assistans, dirent que
vrayement il debvoit avoir par ce le nom
Gargantua, puis que telle avoyt este
la premiere parole de son pere a sa na-
tivite, a l’imitationlimitation et exemple des an-
ciens Hebreux. A quoy fut condescen-
du par ycelluy, & pleut tresbien a sa me-
re. Et pour l’appaiserlappaiser, luy donnerent a
boyre a tyrelarigot, et feut porte sus les
fonts/ et la baptise, comme est la cou-
stume des bons christians. Et luy feu-
rent ordonnees dix et sept mille neuf cens
vaches de Pautille, et de Brehemond:
pour l’alaicterlalaicter ordinairement, car de trou-
ver nourrice convenente n’estoytnestoyt possi-
ble en tout le pais, considere la gran-
de quantite, de laict requis pour ycel-
luy alimenter. Combien qu’aulcunsquaulcuns do
cteurs Scotistes ayent afferme que sa
mere l’alaictalalaicta, et qu’ellequelle pouvoit trayre
de ses mammelles qnatorzequatorze cens pippes
de laict pour chascune fois. Ce que n’estnest
vray semblable. Et a este la proposition
declaree par Sorbone scandaleuse, et



[25]
des pitoyables aureilles offensive, et
sentant de loing heresie. En cest estat
passa jusques a un an et dix moys, en
quel temps par le conseil des medicins
on commencza le porter, & fut faicte une
belle charrette a boeufz par l’inventionlinvention
de Jean denyau , et la dedans on le
pourmenoit par cy/ par la, joyeusement
& le faisoyt bon veoir car il portoit bon-
ne troigne, et avoyt presque dix et huyt
mentons: & ne crioyt que bien peu, mais
il se couchioytconchioyt a toutes heures, car il
estoit merveilleusement phlegmaticque
des fesses, tant de sa complexion natu-
relle, que de la disposition accidentale
qui luy estoit advenue par trop humer
de puree Septembrale. Et n’ennen humoyt
poinct sans cause. Car s’ilsil advenoyt
qu’ilquil feust despit, courrousse, fache, ou mar
ry, s’ilsil trepignoyt/ s’ilsil pleuroyt, s’ilsil crioyt,
luy aportant a boyre, l’onlon le remettoyt
en nature, & soubdain demouroyt quoy
et joyeux. Une de ses gouvernantes m’ama
dict, que de ce fayre il estoyt tant coustu-
mier, qu’auquau seul son des pinthes & flac-
cons, il entroyt en ecstase, comme s’ilsil gou-
stoyt les joyes de paradis. En sorte qu’el
les
quel
les
considerant ceste complexion divine
pour le resjouyr au matin faisoyent da-
vant luy sonner des verres avecques
un cousteau, ou des flaccons avecques
leur toupon, ou des pinthes avecques
leur couvercle. Auquel son il s’esguayoitsesguayoit,



[26]
il tressailloit, & luy mesmes se bressoit en
dodelinant de la teste, monichordisant
des doigtz, & baritonant du cul.

¶Comment on vestit Gargantua. Chapitre. vii.


LUy estant en cest aage,
son pere ordonna qu’onquon
luy feist des habillemens
a sa livree: laquelle e-
stoit de blanc et bleu.
De faict on y besoigna
et furent faictz, taillez et cousuz a la mo-
de qui pour lors couroyt. Par les ancien-
nes pantarches, qui sont en la chambre
des comptes a Montsoreau, je trouve
qu’ilquil feut vestu en la faczon que s’ensuytsensuyt.
Pour sa chemise, furent leveez neuf cens
aulnes de toille de Chasteleraud, et
deux cens pour les coussons en sorte de
carreaux / lesquelz on mist soubz les es-
selles. Et n’estoitnestoit poinct froncee, car la
fronseure des chemises n’ana poinct este in
ventee, si non depuis que les lingieres,
lors que la poincte de leur aigueille estoit
rompue, ont commence a besoigner du cul.
Pour son pourpoint feurent leveez huyt
cens treize aulnes de satin blanc, & pour
les agueillettes quinze cens neuf peaux
et demye de chiens, lors commencza le
monde de attacher les chausses au pour-
point, & non le pourpoint aux chausses,
car c’estcest chose contre nature.





[27]


Pour ses chausses feurent leveez unze
cens cinq aulnes, et un tiers d’estametdestamet
blanc, et feurent deschicqueteez en for-
me de columnes strieez, et crenelees par
le darriere, affin de n’eschauferneschaufer les reins.
Et flocquoit par dedans la deschicque-
teure, de damas bleu, tant que besoing
estoit. Et notez qu’ilquil avoit tresbelles grief-
ves, & bien proportionnees au reste de la
stature.


Pour la braguette, feurent leveez sei-
ze aulnes un quartier d’icelluydicelluy mesmes
drap, et feut la forme d’icelledicelle comme d’undun
arc boutant, bien estachee joyeusement a
deux belles boucles d’ordor, que prenoyent
deux crochetz d’esmaildesmail, en un chascun
desquelz estoit enchassee une grosse es-
meraugde de la grosseur d’unedune pomme
d’orangedorange. Car (ainsi que dict Orpheus
libro de lapidibus, et Pline lib. ultimo)
elle a vertus erective et confortative du
membre naturel. L’exitureLexiture de la bragu-
ette estoyt a la longueur d’unedune canne,
deschicquettee comme les chausses, avec
ques le damas bleu flottant comme da-
vant. Mais voyans la belle brodeure
de canetille, et les plaisans entrelatz d’or
feverie
dor
feuverie
dor
feverie
, guarniz de fins diamens/ fins ru
biz/ fines turquoises/ fines esmeraugdes/
& unions Persicques, vous l’eussiezleussiez compa
ree a une belle corne d’abondancedabondance, telles que
voyez es antiquailles, & telle que donna
Rhea, es deux nymphes Adrastea, & Ida



[28]
nourrices de Juppiter. Tousjours gua
lante/ succulente/ resudante/ tousjours ver-
doyante, tousjours fleurissante, tousjours
fructifiante, plene d’humeursdhumeurs, plene de
fleurs, plene de fruictz, plene de toutes
delices. Je advoue dieu s’ilsil ne la faisoyt
bon veoyr. Mais je vous en exposeray
bien dadventaige on livre que j’ayjay faict
de la dignite des braguettes. D’unDun cas
vous advertis, que si elle estoit bien
longue & bien ample, si estoyt elle bien
guarnie au dedans & bien avitaillee, en
riens ne ressemblant les hypocriticques
braguettes d’undun tas de muguetz, qui ne
sont plenes que de vent, au grant inte-
rest du sexe feminin.


Pour ses souliers furent leveez quatre
cens six aulnes de velours bleu cramoy
si, & furent deschicquettez a barbe d’escredescre
visse bien mignonnement. Pour la quar-
releure d’iceulxdiceulx furent employez unze
cens peaulx de vache brune, taillee a
queues de merluz.


Pour son saye furent leveez dix & huyct
cens aulnes de velours bleu tainct en
grene, brode a l’entourlentour de belles vignettes
& par le mylieu de pinthes d’argentdargent de ca
netille, enchevestrees de verges d’ordor avec
ques force perles, par ce denotant qu’ilquil se-
roit un bon fessepinthe en son temps.
Sa ceincture fut de troys cens aulnes &
demye de cerge de soye, moytie blanche
et moytie bleue.





[29]
¶Son espase"espée" en languedocien ne fut Valentienne, ny
son poignart Sarragossoys, car son pe-
re haissoyt tous ces Indalgos Bourra-
chous marranisez comme diables, mais
il eut la belle espee de boys, et le poi-
gnart de cuyr bouilly, pinctz et dorez com-
me un chascun soubhaiteroit.

¶Sa bourse fut faicte de la couille
d’undun Oriflant, que luy donna Her Pra
contal
proconsul de Lybie.

¶Pour sa robbe furent levees neuf mille
six cens aulnes moins deux tiers de ve-
lours bleu comme dessus, tout porfilé d’ordor
en figure diagonale, dont par juste perspe
ctive issoit une couleur innommee, telle
que voyez es coulz des tourterelles, qui
resjouissoitresiouissoit merveilleusement les yeulx
des spectateurs.

¶Pour son bonnet feurent levees troys
cens deux aulnes un quart de velours
blanc, et fut la forme d’icelluydicelluy large & ron-
de a la capacité du chief. Car son pere
disoit que ces bonnetz a la Marrabeise
faictz comme une crouste de pasté por-
teroyent quelque jour mal’ encontre a
leurs tonduz.

¶Pour son plumart portoit une belle
grande plume bleue prise d’un Onocrotal
du pays de Hircanie la saulvaige, bien
mignonnement pendente suz l’aureille
droicte.

¶Pour son imaige avoit en une platai-
ne d’ordor pesant soixante & huyct marcs, une



[30]
figure d’esmail competent en laquelle
estoit portraict un corps humain ayant
deux testes, l’unelune viree vers l’aultrelaultre, qua-
tre bras, quatre piedz, & deux culz, tel que
dict Platon in Symposio, avoir esté l’hu
maine
lhu
maine
nature a son commencement mystic &
au tour estoit escript en letres Ioniques,

Η ΑΓΑΠΗ ΟΥ ΖΗΤΕΙ
ΤΑ ΕΑΥΤΗΣ
.



¶Pour porter au col: eut une chaine
d’ordor pesante vingt et cinq mille soixante &
troys marcs d’ordor, faicte en forme de gros-
ses bacces, entre lesquelles estoyent en
oeuvre gros Jaspes verds, engravez et
taillez en Dracons tous environnez de
rayes et estincelles, comme les portoit ja
dis le roy Nechepsos. Et descendoit jus-
que a la boucque du petit ventre. Dont
toute la vie en eut l’emolument lemulumentlemolument tel que
scavent les medicins Gregoys.

¶Pour ses guands furent mises en oeuvre
seize peaulx de lutins, et troys de loups
guarous pour la brodeure d’iceulxdiceulx. Et de
telle matiere luy feurent faictz par l’ordon
nance
lordon
nance
des Cabalistes de Sainlouand.

¶Pour ses aneaulx (lesquelz voulut
son pere qu’ilquil portast pour renouveller le
signe antique de noblesse) il eut on doigt
indice de sa main gausche une escarbou-
cle grosse comme un oeuf d’austruchedaustruche, en
chassee en or de seraph bien mignonne-
ment. On doigt medical d’icelledicelle, eut un



[31]
aneau faict des quatre metaulx ensem-
blea:
ensem-
ble:
en la plus merveilleuse faczon: que
jamais feust veue, sans que l’acierlacier frois-
sast l’orlor, sans que l’argentlargent foullast le cuy-
vre. Le tout fut faict par le capitaine
Chappuys
et Alcofribas son bon fa-
cteur. On doigt medical de la dextre eut
un aneau faict en forme spirale, on quel
estoyent enchassez un balay en perfe-
tion
perfe-
ction
, un diament en poincte, et une es-
meraulde de Physon, de pris inestima-
ble. Car Hans Carvel grand lapidaire
du roy de Melinde les estimoit a la
valeur de soixante neufz millions huict
cens nonante et quatre mille moutons
a la grand’ laine, autant l’estimerentlestimerent les
Fourques D’auxbourg Dauxbourg .

¶Des couleurs et livree de Gargantua. Chapitre. viii.


LEs couleurs de Gargan-
tua
feurent blanc & bleu:
comme cy dessus avez peu
lire. Et par icelles vouloit
son pere qu’onquon entendist que
ce luy estoit une joye celeste. Car le blanc
luy signifioyt joye, plaisir, delices, et res-
jouyssance
res-
iouyssance
.[sic] & le bleu: choses celestes. J’en
tends
Jen
tends
bien que lisans ces motz, vous moc-
quez du vieil beuveur, et reputez l’exposi-
tion
lexposi-
tion
des couleurs par trop indague, et
abhorrente: & dictes que blanc signifie
foy: et bleu, fermeté. Mais sans vous
mouvoir, courroucer, eschaufer, ny alte-



[32]
rer, car le temps est dangereux respondez moy
si bon vous semble. D’aultre contraincte
ne useray envers vous, ny aultres quelz
qu’ilzquilz soyent. Seulement vous diray un mot
de la bouteille. Qui vous meut? qui vous
poinct? qui vous dict? que blanc signifie
foy: et bleu fermeté? Un (dictez vous)
livre trepelu, qui se vend par les bi-
souars et porteballes on tiltre. Le bla-
son des couleurs. Qui l’ala faict? Qui-
conques il soyt, en ce a estè prudent,
qu’ilquil n’yny a poinct mis son nom. Mais au
reste, je ne scay quoy premier en luy je
doibve admirer, ou son oultrecuydan-
ce, ou sa besterie. Son oultrecuydance,
qui sans raison/ sans cause/ & sans appa
rence, a ausè prescrire de son autorite pri-
vee quelles choses seroient denotees par
les couleurs: ce que est l’usancelusance des tirans
qui voulent leur arbitre tenir lieu de rai-
son: non des saiges & scavens qui par rai-
sons manifestes contentent les lecteurs
Sa besterie: qui a existimé que sans aultres
demonstrations & argumens valables
le monde reigleroyt ses divises par ses
impositions badaudes. De faict (comme
dict le proverbe, a cul brenous tousjours
abonde merde) il a trouve quelque reste
de niays du temps des haultz bonnetz:
lesquelz ont eu foy a ses escriptz. Et sce-
lon yceulx ont taillé leurs apophtheg-
mes et dictez: en ont enchevestrè leurs
muletz: vestu leurs pages : escartelè leurs



[33]
chausses: brode leurs guandz: frange leurs
lictz: painct leurs enseignes: compose
chansons: et (que pis est) faict impostures
& lasches tours clandestinement entre les
pudicques matrones. En pareilles tene
bres sont comprins ces glorieux de court,
lesquelz voulens en leurs divises signi-
fier espoir, font protrayre une sphere: des
pennes d’oiseauxdoiseaux, pour penes: de L’ancho
lie
Lancho
lie
, pour melancholie: la Lune bicorne,
pour vivre en croissant: un bancq rom-
pu, pour bancque roupte: non & un alcret:
pour non durhabit. Que sont homony-
mies tant ineptes, tant fades, tant rustic-
ques & barbares, que l’onlon doibvroyt ata
cher une queue de renard, au collet, & fai
re un masque d’unedune bouze de vache a un
chascun d’iceulxdiceulx, qui en vouldroyt dore-
navant user en France. Par mesmes rai
sons (si raisons les doibz nommer, & non
resveries) feroys je paindre un penier: de
notant qu’onquon me faict pener. Et un pot
a moustarde, que c’estcest mon cueur a qui moult
tarde. Et un pot a pisser, c’estcest un official.
Et le fond de mes chausses, c’estcest un vais
seau de petz, et ma braguette, c’estcest le gref-
fe des arrestz. Et un estront de chien, c’estcest
un tronc de ceans, ou gist l’amourlamour de m’a
mye
ma
mye
. Bien aultrement faisoient en temps
jadys les saiges de Egypte, quant ilz
escripvoient par letres, qu’ilzquilz appelloyent
hieroglyphicques. Lesquelles nul n’en
tendoyt
nen
tendoyt
qui n’entendistnentendist: & un chascun en-
C




[34]
tendoyt qui entendist la vertus[sic]/ proprie-
te/ et nature des choses par ycelles figu-
res. Desquelles Orus Apollon a en
Grec compose deux livres, & Polyphile
on songe d’amoursdamours en a d’adventagedadventage ex-
pose. En France vous en avez quelque
transon en la devise de monsieur L’ad
miral
Lad
miral
: laquelle premier porta Octavien
Auguste
. Mais plus oultre ne fera voi
le mon esquif entre ces gouffres et guez
mal plaisans. Je retourne faire scalle
au port dont suys yssu. Bien ay je espoir
d’enden escripre quelque jour plus ample-
ment: & monstrer tant par raisons philo
sophicques, que par autoritez repceues &
approvees de toute anciennete, quelles et
quantes coleurs sont en nature: & quoy
par une chascune peut estre designe, si le
prince le veult & commende: cil qui en commen
dant ensemble donne & povoir & scavoir.

¶De ce qu’estquest signifie par les coleurs blanc et bleu. Chap. ix.


LE blanc doncques signi-
fie joye/ soulas/ et liesse: et
non a tord le signifie, mais
a bon droict & juste tiltre.
Ce que pourrez verifier si
arriere mises vos affections voulez en-
tendre ce que presentement je vous expo-
seray. Aristotele dict que supposent deux



[35]
choses contraires en leur espece: comme
bien & mal: vertus & vices: froit & chauld:
blanc et noir: volupte & douleur: dueil
& tristesse, & ainsi des aultres: si vous les
coublez en telle faczon, qun q’un qu’un contraire d’u
ne
du
ne
espece conviegne raisonnablement a
l’unlun contraire d’unedune aultre: il est conse-
quent, que l’autrelautre contraire compete avec-
ques l’autrelautre residu. Exemple. Vertus
& vice sont contraires en une espece: aussy
sont bien & mal. Si l’unlun des contraires
de la premiere espereespece convient a l’unlun de
la seconde, comme vertus & bien: car il est
sceur, que vertus est bonne, ainsi feront
les deux residuz, qui sont: mal & vice. car
vice est maulvays. Ceste reigle logicale
entendue, prenez ces deux contraires,
joye et tristesse: puys ces deux, blanc et
noir. Car ilz sont contraires physicale-
ment. Si ainsi doncques est que noir si-
gnifie dueil, a bon droict, blanc signifiera
joye. Et n’estnest poinct ceste signifiance par
imposition humaine institue mais repce
ue par consentement de tout le monde, que
les philosophes nomment jus gentium, droict
universel valable par toutes contrees.
Come assez scavez, que tous peuples, toutes
nations (je excepte les antiques Syracou-
sans & quelques Argives, qui avoient l’amelame de
travers) toutes langues voulens exte-
riorement demonstrer leur tristesse, portent
habit de noir: et tout dueil est faict par
noir. Lequel consentement universel n’estnest
C ii




[36]
faict, que nature n’ennen donne quelque argument
& raison: laquelle un chascun peut soub
dain par soy comprendre saussans aultrement
estre instruict de persone, laquelle nous
appellons droict naturel. Par le blanc
a mesmes induction de nature tout le
monde a entendu joye/ liesse/ soulas/ plai-
sir et delectation. On temps passe les
Thraces & Cretes signoyent les jours
bien fortunez et joyeux, de pierres blan-
ches: les tristes & defortunez, de noires.
La nuyct n’estnest elle pas funeste/ triste/ et
melancholieuse? Elle est noyre & obscure
par privation. La clarte n’esjouitnesjouit elle
pas toute nature? Elle est blanche plus
que chose que soyt. A quoy prouver je
vous pourroys renvoyer au livre de
Laurens Valle contre Bartole, mays
le tesmoignage evangelicque vous con-
tentera. Matth. 17. est dict que a la trans
figuration de nostre seigneur: vestimen-
ta eius facta sunt alba sicut lux
, ses ve-
stemens feurent faictz blancs comme la
lumiere. Par laquelle blancheur lumineu-
se donnoyt entendre a ses troys apostres
l’ideelidee & figure des joyes eternelles. Car
par la clarte sont tous humains esjouyzesiouyz.
Comme vous avez le dict d’unedune vieille qui
n’avoytnavoyt dens en gueulle, encores disoit
elle Bona lux. Et Thobie, cap. v. quant
il eut perdu la veue, lors que Raphael
le salua, respondit il pas?[sic] Quelle joye
pourray je avoir moy qui poinct ne voy



[37]
la lumiere du ciel? En telle couleur tes-
moignerent les anges la joye de tout l’u
nivers
lu
nivers
a la resurrection du saulveur. Jo.
xx. & a son ascension. Act. i. De sembla
ble parure veist sainct Jean evangeliste
Apocal. 4. & 7. les fideles vestuz en la
celeste & beatifiee Hierusalem. Lisez les
histoyres antiques tant Grecques que
Romaines, vous trouverez que la ville
de Albe premier patron de Rome feut &
construicte & appellee a l’inventionlinvention d’u
ne
du
ne
truye blanche. Vous trouverez que
si a aulcun apres avoir eu des ennemis
victoyre, estoyt decrete qu’ilquil entrast Ro-
me
en estat triumphant, il y entroyt sur
un char tire par chevaulx blancs. Au-
tant celluy qui y entroit en ovation. Car
par signe ny couleur ne povoyent plus
certainement exprimer la joye de leur
venue, que par la blancheur. Vous trou-
verez que Pericles duc des Atheniens
voulut celle part de ses gensdarmes es
quelz par sort estoyent advenues les feb-
ves blanches, passer toute la journee en
joye, soulas, et repos: ce pendent que
ceulx de l’aultrelaultre part batailleroient. Mil
le aultres exemples et lieux a ce pro-
pos vous pourroys je exposer, mais ce
n’estnest ycy le lieu. Moyennant laquelle in-
telligence povez resouldre un probleme,
lequel Alexandre Aphrodise a repute
insoluble. Pourquoy le Leon, qui de son
seul cry et rugissement espovante tous
C iii




[38]
animaulx, seulement crainct & revere le
coq blanc? Car (ainsi que dict Proclus
lib. de sacrificio et magia) c’estcest par ce que
la presence de la vertus du Soleil, qui
est l’organelorgane et promptuaire de toute lu-
miere terrestre et syderale, plus est sym-
bolisante et competente au coq blanc:
tant pour ycelle couleur, que pour sa pro-
priete & ordre specificque: que au Leon.
Plus dict/ que en forme Leonine ont
este diables souvent veuz, lesquelz a la
presence d’undun coq blanc soubdainement
sont disparuz. Ce est la cause pourquoy
Gali (ce sont les Francoys ainsi appel-
lez par ce que blancs sont naturellement
come laict, que les Grecz nommenomment ga-
la) volentiers portent plumes blanches
sus leurs bonnetz. Car par nature, ilz
sont joyeux/ candides/ gratieux et bien
amez: et pour leur symbole et enseigne
ont la fleur plus que nulle aultre blan-
che: c’estcest le Lys. Si demendez comment
par couleur blanche nature nous induict
entendre joye et liesse: je vous responds,
que l’analogielanalogie et conformite est telle.
Car comme le blanc exteriorement dis-
grege et espart la veue, dissolvent mani
festement les esperitz visifz, selon l’opi-
nion
lopi-
nion
de Aristote en ses problemes, & des
perspectifz, et le voyez par experience:
quand vous passez les montz couvers de
neige: en sorte que vous plaignez de ne
povoir bien reguarder, ainsi que Xeno-



[39]
phon escript estre advenu a ses gens: et
comme Galen expose amplement libr.
x. de usu partium
: tout ainsi le cueur
par joye excellente est interiorement espart
et patist manifeste resolution des espe-
ritz vitaulx. Laquelle tant peut estre
acreue: que le cueur demoureroit spolie
de son entretien, & par consequent seroit
la vie estaincte, comme demonstre le-
dict Galen li. v. de locis affectis/ & li. ij. de
symptomaton causis
. Et come estre au temps
passe advenu tesmoignent Marc Tulle
li. j. questio. Tuscul/ Verrius/ Aristotele/
Tite Live / apres la bataille de Can-
nes
/ Pline lib. 7. c. 32. & 53. A. Gellius
li. 3. c. 15
. & aultres, a Diagoras Rodius /
Chilo/ Sophocles/ Dionysius tyrans
de Sicile/ Philippides/ Philemon/ Po
lycrata
/ Philistion/ M. Juventius / et
aultres, qui moururent de joye. Et comme
dict Avicenne in. 2. canone, & lib. de viribus
cordis
, du zaphran. lequel tant esjouist le
cueur, qu’ilquil le despouille de vie si on en prend
en dose excessifve, par resolution & dilata
tion superflue. J’entreJentre plus avant en ceste
matiere, que ne establissoys au commence
ment. ycy doncques calleray mes voilles,
remettant le reste au livre en ce consomme
du tout. Et diray en un mot que le bleu
signifie certainement le ciel & choses cele-
stes, par mesmes symboles que le blanc
signifioit joye & plaisir.

¶De l’adolescenceladolescence de Gargantua.
C iiii




[40] Chapitre. x.


GArgantua depuys les
troys jusques a cinq ans
feut nourry et institue
en toute discipline conve
nente par le commande-
ment de son pere, et cel-
luy temps passa comme les petitz enfans du
pais, c’estcest assavoir a boyre/ manger/ & dor-
mir, a manger/ dormir/ & boyre, a dormir/
boyre/ & manger. Tousjours se vaultroyt
par les fanges, se mascaroyt le nez, se
chaffourroyt le visage. Et aculoyt ses
souliers & baisloit souvent aux mousches
& couroyt voulentiers apres les parpail
lons, desquelz son pere tenoyt l’empirelempire.
Il pissoyt suz ses souliers, il chyoit en
sa chemise, il morvoyt dedans sa soupe.
Et patrouilloit par tout. Les petitz chiens
de son pere mengeoyent en son escuelle.
Luy de mesmes mengeoit avecques eulx:
il leurs mordoyt les aureilles. Ils luy
graphignoyent le nez. Il leurs souffloyt
au cul: Ils luy leschoyent les badigoin-
ces. Et sabez quey hillotz, que mau de pi-
pe vous vyre
, ce petit paillard tousjours
tastonnoyt ses gouvernantes cen dessus
dessoubz, cen devant derriere, harry bour-
riquet: et desja commenzcoitcommenczoit exercer sa
braguette. Laquelle un chascun jour ses
gouvernantes ornoyent de beaux bouc-
ques
bouc-
quets
, de beaux rubans, de belles fleurs,
de beaux flocquars: & passoyent leur temps



[41]
a la fayre revenir entre leurs mains, com-
me la paste dedans la met. Puys s’es-
claffoyent
ses-
claffoyent
de ryre quant elle levoyt les
aureilles, comme si le jeu leur eust pleu.
L’uneLune la nommoit ma petite dille, l’aul-
tre
laul-
tre
ma pine, l’autrelaultre ma branche de cou-
ral, l’autrelautre mon bondon, mon bouchon,
mon vibrequin, mon possouer, ma terie-
re, ma petite andouille vermeille, ma pe
tite couille bredouille. Elle est a moy di-
soyt l’unelune. C’estCest la mienne, disoyt l’aultrelaultre.
Moy, (disoyt l’aultrelaultre) n’yny auray je rien?
par ma sayfoy je la couperay doncques.
Ha couper, (disoyt l’aultrelaultre) vous luy fe-
riez mal ma dame, coupez vous la cho-
se aux enfans? Et pour s’esbatresesbatre comme
les petitz enfans de nostre pays luy fei-
rent un beau virollet des aesles d’undun mou
lin a vent de Myrebalays.

¶Des chevaulx factices de Gargantua. Chap. xi.


PUis affin que toute sa
vie feust bon chevaul-
cheur, l’onlon luy feist un
beau grand cheval de
boys, lequel il faisoyt
penader, saulter, volti-
ger: ruer & dancer tout ensemble, aller le
pas le trot, l’entrepaslentrepas, le gualot, les am-
bles, le hobin, le traquenard, le camelin,
& l’onagrierlonagrier. Et luy faisoyt changer de



[42]
poil, comme font les moines de courti-
baux selon les festes, de bailbrun, d’ale-
zan
dale-
zan
, de gris pommelle, de poil de rat, de
cerf/ de rouen/ de vache, de zencle, de pe-
cile/ de pye/ de leuce. Et luy mesmes d’u-
ne
du-
ne
grousse traine, feist un aultre che-
val pour la chasse/ et un aultre d’undun fust
de pressouer a tous les jours, et d’undun
grand chaisne une mulle avecques la
housse pour la chambre. Encores en
eut il dix ou douze a relays, & sept pour
la poste. Et tous mettoit coucher au-
pres de soy. Un jour le seigneur de Pai-
nensac
visita son pere, en gros train et
apparat, on quel jour l’estoyentlestoyent sembla-
blement venuz veoyr le duc de Franc-
repas
& le comte de Mouillevent, Par
ma foy le logis feut un peu estroict pour
tant de gens, et singulierement les esta-
bles: dont le maistre d’hosteldhostel et fourrier
dudict seigneur de Painensac pour sca-
voir si ailleurs en la maison estoyent e-
stables vacques: s’adresserentsadresserent a Gar-
gantua
jeune garsonnet, luy deman-
dans secrettement ou estoyent les esta-
bles des grands chevaulx, pensans que
voulentiers les enfans decellent tout.
Lors il les mena par les grands degrez
du chasteau passant par la seconde sal-
le en une grande gualerie, par laquel-
le entrerent en une grosse tour, et eulx
montans par d’aultresdaultres degrez, dist le
fourrier au maistre d’hosteldhostel, cest enfant



[43]
nous abuse, car les estables ne sont ja-
mais au hault de la maison. C’estCest (dist
le maistre d’hosteldhostel) mal entendu a vous.
Car je scay des lieux a Lyon, a la Bas
mette
, a Chaisnon et alleurs[sic], ou les
estables sont au plus hault du logis,
ainsi peult estre que darriere y a yssue
au montouer. Mais je le demanderay
plus asseurement. Lors demanda a
Gargantua. Mon petit mignon, ou
nous menez vous? A l’establelestable (dist il)
de mes grands chevaulx. Nous y som-
mes tantoust, montons seulement ces
eschallons. Puis les passant par une
aultre grande salle, les mena en sa
chambre, et retyrant la porte, voycy
(dist il) les estables que demandez, voy
la mon Genet, voy la mon Guildin,
mon Lavedan, mon Tracquenard,
& les chargeant d’undun gros livier, je vous
donne (dist il) ce Phryzon, je l’aylay eu de
Francfort. Mais il sera vostre, il est
bon petit chevallet, et de grand peine,
avecques un tiercelet D’autourDautour/ de-
mye douzaine D’hespanolzDhespanolz/ et deux
levriers/ vous voy la roy des Per-
drys et Lievres pour tout cest hyver.
Par sainct Jean (dirent ilz) nous en
sommes bien, a ceste heure avons nous
le moine. Devinez ycy du quel des deux
ilz avoyent plus matiere, ou de soy ca-
cher pour leur honte: ou de ryre, pour le
passetemps? Eulx en ce pas descendens



[44]
tous confus, il demanda. Voulez vous
une aubeliere? Qu’estQuest ce? disent ilz. Ce
sont (respondit il) cinq estroncz pour vous
faire une museliere. Pource jour dhuy
(dist le maistre d’hosteldhostel) si nous sommes
roustiz, ja au feu ne bruslerons, car nous
sommes lardez a poinct, en mon advis.
O petit mignon, tu nous a baille foin
en corne: je te voirray quelque jour pa-
pe. Je l’entendslentends (dist il) ainsi. Mais lors
vous serez papillon: & ce gentil papeguay,
sera un papelard tout faict. Voyre/ voy
re/ dist le fourrier. Mais (dist Gargan-
tua
) divinez combien y a de poincts d’a
gueille
da
gueille
en la chemise de ma mere? Seize,
dist le fourrier. Vous (dist Gargantua)
ne dictez pas l’evangilelevangile. Car il y en a sens
davant & sens darriere: & les comptastez
trop mal. Quant? dist le fourrier. Alors
(dist Gargantua) qu’onquon feist de vostre nez
une dille, pour tirer un muy de merde: et
de vostre guorge un entonnouoir, pour la
mettre en aultre vaisseau: car les fondz
estoyent esventez. Cor dieu (dist le mai-
stre d’hosteldhostel) nous avons trouve un cau-
seur. Monsieur le jaseur dieu vous guard
de mal, tant vous avez la bouche frai-
sche. Ainsi descendens a grand haste
soubz l’arceaularceau des degrez, laisserent tom
ber le gros livier, qu’ilquil leurs avoit char-
ge: dont dist Gargantua. Que diantre
vous estez maulvais chevaucheurs: vo-
stre courtault vous fault au besoing.



[45]
Se il vous failloit aller d’icydicy a Cahu-
sac
, que aymeriez vous mieulx, ou che-
vaulcher un oyson, ou mener une truye
en laisse? J’aymeroisJaymerois mieulx boyre, dist
le fourrier. Et ce disant entrerent en la
sale basse, ou estoit toute la briguade, et
contans ceste uouvellenouvelle histoyre les fei-
rent rire comme un tas de mousches.

¶Comment Grantgousier congneut l’esperitlesperit merveilleux de Gargantua a l’in ventionlin vention d’undun torchecul. Chap. xii.


SUs la fin de la quinte
annee Grantgousier re-
tournant de la defaicte
des Canarriens visita
son filz Gargantua. La
feut resjouyresiouy, comme un
tel pere povoit estre voyant un sien tel
enfant. Et le baisant & accollant l’inter
rogeoyt
linter
rogeoyt
de petitz propos pueriles en di-
verses sortes. Et beut d’autantdautant avecques
luy et ses gouvernantes: esquelles par
grand soing demandoit entre aultres cas,
silz s’ilz si elles l’avoyentlavoyent tenu blanc & nect? A ce
Gargantua feist responce, qu’ilquil y avoit donne
tel ordre, qu’enquen tout le pays n’estoytnestoyt guar
son plus nect que luy. Comment cela?
(dist Grantgousier.) J’ayJay (respondit
Gargantua) par longue & curieuse experience
invente un moyen de me torcher le cul,
le plus royal, le plus seigneurial/ le plus



[46]
excellent, le plus expedient, que jamais feut
veu. Quel? dist Grantgouzier. Comme
vous le raconteray (dist Gargantua) pre-
sentement. Je me torchay une foys d’undun
cachelet de velours de voz damoiselles: &
le trouvay bon: car la mollice de la soye
me causoyt au fondement une volupte
bien grande. une aultre foys d’undun cha-
pron d’ycellesdycelles, & feut de mesmes. Une aul
tre foys d’undun cachecoul, une aultre foys
des aureilles de satin cramoysi: mais la
doreure d’undun tas de spheres de merde qui
y estoyent, m’escorcherentmescorcherent tout le darrie-
re, que le feu sainct Antoyne arde le boyau
cullier de l’orfebvrelorfebvre qui les feist: et de la
damoiselle, qui les portoyt. Ce mal pas
sa me torchant d’undun bonnet de paige bien
emplume a la Souice. Puis fiantant
darriere un buisson, trouvay un chat de
Mars. D’icelluyDicelluy me torchay, mais ses
gryphes me exulcererent tout le perinee.
De ce me gueryz au lendemain me tor-
chant des guands de ma mere bien par-
fumez de maujoinmauioin. Puis me torchay de
Saulge/ de Fenoil/ de Aneth/ de Mar-
jolaine
Mar-
iolaine
/ de roses/ de fueilles de Cour-
les/ de Choulx/ de Bettes/ de Pampre/
de Guymaulves/ de Verbasce (qui est
escarlatte de cul) de Lactues/ de fueilles
de Espinards. Le tout me feist grand bien
a ma jambe: de Mercuriale, de Persi-
guiere, de Orties, de Consoulde: mais
j’enjen eu la cacquesangue de Lombard.



[47]
Dont feu guary me torchant de ma bra
guette. Puis me torchay aux linceux/ a
la couverture/ aux rideaux/ d’undun coissin/
d’undun tapiz/ d’undun verd/ d’unedune mappe/ d’undun
couvrechief/ d’undun mouschenez/ d’undun pei-
gnouoir. En tout je trouvay de plaisir
plus que ne ont les roigneux quant on
les estrille. Voyre mais (dist Grantgou-
sier
) lequel torchecul trouvas tu meilleur?
Je y estoys (dist Gargantua) & bien tout
en scaurez le tu autem. Je me torchay de
foin/ de paille/ de bauduffe/ de bourre/ de
laine/ de papier: Mais
Tousjours laisse aux couillons esmorche:
Qui son hord cul de papier torche.
Quoy? dist Grantgousier, mon petit
couillon, as tu prins au pot? veu que tu ri-
me desja. Ouy dea (respondit-
Gargantua) mon roy, je rime tant & plus: & en ri-
mant souvent m’enrimemenrime. Escoutez que
dict nostre retraict aux fianteurs.

Chiart
Foirart
Petart
Brenous,
Ton lard
Chapart
S’espartSespart
Sus nous.
Hordous
Merdous
Esgous
Le feu de sainct Antoine te ard:




[48]
Sy tous
Tes trous
Esclous
Tu ne torche avant ton depart.
En voulez vous dadventaige? Ouy dea, dist Grantgousier. Adoncq dist Gargantua.


En chiant l’aultrelaultre hyer senty
La guabelle que a mon cul doibs,
L’odeurLodeur feut aultre que cuydois:
J’enJen feuz du tout empuanty.


O si quelq’unquelqun eust consenty
M’amenerMamener une que attendoys.

En chiant.


Car je luy eusse assimenty
Son trou d’urinedurine/ a mon lourdoys.
Ce pendant eust avecq ses doigtz
Mon trou de merde guarenty.

En chiant.


Or dictez maintenant que je n’yny scay
rien. Par la mer de je ne les ay faict
mie, Mais les oyant reciter a dame grand
que voyez cy, les ay retenu en la gibbes-
siere de ma memoyre. Retournons (dist
Grantgousier) a nostre propos. Quel? (dist
Gargantua.) Chier? Non, dist Grant-
gosier
. Mais torcher le cul. Mais (dist
Gargantua) voulez vous payer un bus
sat
bus
sart
de vin Breton, si je vous foys qui-
nault en ce propos? Ouy vrayement, dist
Grantgousier. Il n’estnest, dist Gargantua,
poinct besoing de torcher le cul, sinon qu’ilquil
y ayt ordure. Ordure n’yny peut estre, si on



[49]
n’ana chie: Chier doncques nous fault da
vant que le cul torcher. O (dist Grant-
gouzier
) que tu as bon sens petit guarson-
net. Ces premiers jours je te feray pas-
ser docteur en Sorbone par dieu, car tu
as de raison plus que d’aagedaage. Or pour-
suyz ce propos torcheculatif, je t’enten prie.
Et par ma barbe pour un bussart tu au
ras soixante pippes J’entendsJentends de ce bon
vin breton, lequel poinct ne croist en-
Bretaigne, mais en ce bon pays de Verron.
Je me torchay apres (dist Gargantua)
d’undun couvrechief, d’undun aureiller, d’unedune pan
toufle, d’unedune gibbessiere, d’undun panier.
Mais o, le malplaisant torchecul. Puis
d’undun chappeau. & notez que des chappeaux
les uns sont ras, les aultres a poil, les aul
tres velouttez, les aultres taffetassez, les
aultres satinizez. Le meilleur de tous est
celluy de poil. Car il faict tres bonne ab-
stersion de la matiere fecale. Puis me
torchay d’unedune poulle, d’undun coq, d’undun poulet,
de la peau d’undun veau, d’undun lievre, d’undun pi-
geon, d’undun cormaran, d’undun sac d’advocatdadvocat,
d’unedune barbute, d’unedune coyphe, d’undun leurre,
Mais concluent je dys & mantiens[sic], qu’ilquil
n’yny a tel torchecul que d’un nydun oyzon bien du
mete, pourveu qu’onquon luy tieigne la teste
entre les jambes. Et m’enmen croyez suz mon
honeur. Car vous sentez au trou du
cul une volupte mirificque, tant par la
doulceur d’icelluydicelluy dumet, que par la cha
leur temperee de l’oizonloizon, laquelle facille-
D




[50]
ment est communicquee au boyau cul-
lier & aultres intestines, jusques a venir
a la region du cueur & du cerveau. Et
ne pensez poinct que la beatitude des He
roes & semidieux qui sont par les champs
Elysiens
soit en leur Asphodele ou Am
brosie ou Nectar, comme disent ces vieil
les ycy. Elle est selon mon opinion en
ce qu’ilzquilz se torchent le cul d’undun oyzon.

¶Comment Gargantua feut in- stitue par un theologien en le- tres latines. Chap. xiii.


CEs propous entenduz
le bon homme Grant-
gouzier
fut ravy en ad-
miration considerant le
hault sens & merveilleux
entendement de son filz
Gargantua. Et dist a ses gouvernan-
tes. Philippe roy de Macedone con-
gneut le bon sens de son filz Alexandre,
a manier dextrement un cheval. Car
ledict cheval estoit si terrible et efrene
que nul ne ouzoyt monter dessus: par ce
que a tous ses chevaucheurs il bailloit
la saccade: a l’unlun rompant le coul, a l’aul-
tre
laul-
tre
les jambes, a l’aultrelaultre la cervelle, a l’aul
tre
laul
tre
les mandibules. Ce que considerant
Alexandre en l’hippodromelhippodrome (qui estoit le
lieu ou l’onlon pourmenoit & voultigeoit les
chevaulx) advisa que la fureur du che-



[51]
val ne venoit que de frayeur qu’ilquil pre-
noit a son umbre. Dont montant dessus
le feist courir encontre le Soleil, si que
l’umbrelumbre tumboit par darriere, et par ce
moien rendit le cheval doulx a son vou
loir. A quoy congneut son pere le divin
entendement qui en luy estoit. & le feist tres-
bien endoctriner par Aristotele, qui pour
lors estoit estime suz tous philosophes de
Grece. Mais je vous diz, qu’enquen ce seul
propous que j’ayjay presentement davant
vous tenu a mon filz Gargantua, je con-
gnois que son entendement participe de
quelque divinite: tant je le voy agu, sub-
til. profond, & serain. Et ne foys doubte
aulcun, qu’ilquil ne parvieigne quelques foys
a un degre souverain de sapience, s’ilsil est
bien institue. Par ainsi je vieulxveulx le bail
ler a quelque homme scavant pour l’en-
doctriner
len-
doctriner
selon sa capacite. Et n’yny veulx
rien espargner. De faict l’onlon luy enseigna
un grand docteur en theologie nomme
maistre Thubal Holoferne , qui luy aprint
sa chartrecharte si bien qu’ilquil la disoit par cueur
au rebours: & il fut cinq ans & troys moys
puis luy leut le Donat le facet le Theo
dolet/ et Alanus in parabolis
: et y feut
treze ans et six moys. Mais notez que
ce pendent il luy aprenoit a escripre Got
ticquement & escripvoit tous ses livres.
Car l’artlart d’impressiondimpression n’estoitnestoit poinct enco
res en usaige. Et portoit ordinairement
un gros escriptoire pesant plus de sept
D ii




[52]
mille quintaulx, du quel le gualimart
estoit aussi gros & grand que les gros pil
liers de Enay, et le cornet y pendoit a
grosses chaisnes de fer, a la capacite d’undun
tonneau de marchandise. Puis luy leugt
de modis significandi, avecques les commens
de Hurtebize, de fasquin, de tropditeulx,
de Gualehault, de Jehan le veau , de
Billonio, BrelingnandusBrelinguandus , et un tas d’aul
tres
daul
tres
, & y feut plus de dixhuyt ans & unze
moys. Et le sceut si bien que au coupelaud
il le rendoit par cueur a revers. Et prou-
voit sus ses doigts a sa mere que de modis
significandi non erat scientia
. Puis luy leut
le compost, ou il feut bien seize ans & deux
moys/ lors que son dict precepteur mourut:
& fut l’anlan mil quatre cens & vingt, de la ve
rolle qui luy vint. Apres en eut un aul-
tre vieulx tousseux, nomme maistre Jobe
lin bride
, qui luy leugt. Hugutio. Hebrard,
Grecisme, le doctrinal, les pars/ le quid
est, le supplementum. Marmotret, de mori
bus in mensa servandis. Seneca de qua
tuor virtutibus cardinalibus, Passavan
tus cum commento. Et dormi secure
pour les
festes. Et quelques aultres de semblable fa
rine, a la lecture desquelz il devint aussi sai
ge qu’onquesquonques puis ne fourneasmez nous.

¶Comment Gargantua fut mys soubz aultres pedaguoges Chapi. xiiii.


A Tant son pere aperceut, que
vrayment il estudioyt tresbien
et y mettoyt tout son temps,



[53]
toutesfoys qu’enquen rien ne prouffitoyt.
Et que pys est, qu’ilquil en devenoyt fou
niays tout reveux et rassote. Dequoy
se complaignant a don Philippe des
Marays
Viceroy de Papelygosse en
tendit, que mieulx luy vauldroit rien n’a
prendre
na
prendre
que telz livrelivres Soubz telz precepteurs
aprendre. Car leur scavoir n’estoytnestoyt que
besterye, et leur sapience n’estoytnestoyt que mou
fles, abastardisant les bons et nobles
esperitz, et corrumpent toute fleur de jeu-
nesse. Et qu’ainsyquainsy soyt, prenez (dist il) quel-
q’un
quel-
qun
de ces jeunes gens du temps present,
qui ayt seulement estudie deux ans/ on
cas qu’ilquil ne ayt meilleur jugement, meil
leurs
meil
leures
parolles, meilleur propos que vo-
stre filz, et meilleur entretien et honneste-
te entre le monde, reputez moy a jamais
en taillebacon de la Brene. Ce que a
Grantgosier pleut tresbien, et commenda
qu’ainsiquainsi feust faict. Au soir en soupant,
ledict des Marays introduict un sien
jeune paige de Villegongys nomme Eu-
demon
tant bien testonne, tant bien ty-
re, tant bien espoussete, tant honneste en
son maintien, que mieulx resembloyt quel
que petit angelot qu’unquun homme. Puis dist
a Grantgosier. Voyez vous ce jeune en-
fant? il n’ana pas encore seize ans/ voyons si
bon vous semble quelle difference y a en-
tre le scavoir de vos resveurs mateolo-
giens du temps jadis, & les jeunes gens de main
tenant, l’essaylessay pleut a Grantgosier, et
D iii




[54]
commenda que le page propouzast. Alors
Eudemon demendant congie de ce fai-
re audict viceroy son maistre, le bonnet
au poing/ la face ouverte/ la bouche ver
meille/ les yeulx asseurez, & le regard as
sys suz Gargantua/ avecques modestie
juvenile se tint suz ses pieds, et commen
cza le louer & glorifier, premirementpremierement de sa
vertus et bonnes meurs, secondement de
son scavoir, tiercement de sa noblesse,
quartement de sa beaulte corporelle. Et
pour le quint doulcement l’exhortoytlexhortoyt a
reverer son pere en toute observance/ le
quel tant s’estudioytsestudioyt a bien le faire instruy-
re, a la fin le prioit a ce qu’ilquil le voulsist
retenir pour le moindre de ses serviteurs
Car aultre don pour le present ne re-
queroyt des cieulx, sinon qu’ilquil luy feust
faict grace de luy complaire en quelque
service agreable. Et le tout feut par ycel-
luy profere, avecques gestes tant propres/
pronunciation tant distincte/ voix tant
eloquente/ et languaige tant aorne & bien
latin, que mieulx resembloyt un Grac
chus
, un Ciceron ou un Emylius/ du
temps passe, qu’unqun jouvenceau de ce siecle,
Mais toute la contenence de Gargan-
tua
fut/ qu’ilquil se print a pleurer comme une
vache, et se cachoyt le visaige de son bon-
net. Et ne fut possible de tyrer de luy
une parolle, non plus q’unqun pet d’undun asne
mort. Dont son pere fut tant courrous-
se, qu’ilquil voulut occire maistre Jobelin.



[55]
Mais ledict des Marais l’enguardalenguarda par
belles remonstrances qu’ilquil luy feist: en
maniere que fut son ire moderee. Puis
commenda qu’ilquil feust paye de ses guai-
ges, et qu’onquon le feist bien chopiner theolo
galement, ce faict qu’ilquil allast a tous les
diables. Au moins (disoyt il) pour le jour
dhuy ne coustera il gueres a son hoste,
si d’aventuredaventure il mouroyt ainsi sou com-
me un Angloys. Maistre Jobelin par
ty de la maison, consulta Grantgou-
sier
avecques le Viceroy quel precepteur
l’onlon luy pourroyt bailler: et feut advise
entre eulx, que a cest office seroyt mis
Ponocrates pedaguoge de Eudemon,
et que tous ensemble iroient a Paris,
pour congnoistre quel estoyt l’estudelestude des
jouvenceaux de france pour ycelluy temps.

¶Comment Gargantua fut envoye a Paris, et de l’enormelenorme jument que[sic] le porta, & comment elle deffist les mous- ches bovines de la Beauce. cha. xv.


EN ceste mesmes saison
Fayoles quart roy de
Numidie envoya du
pays de Africque a Grant
gousier
une jument la
plus enorme et la plus
grande que feut oncques veue, & la plus
monstreuse. Comme assez scavez, que
Africque aporte tousjours quelque cho
re
cho
se
de nouveau. Car elle estoyt grande
comme six Oriflans, et avoyt les pieds
D iiii




[56]
fenduz en doigtz, comme le cheval de Ju-
les Cesar
/ les aureilles ainsi pendentes/
comme les chevres de Languedoc, & une
petite corne au cul, Au reste avoyt poil
d’alezandalezan toustade entreillize de grises
pommellettes. Mays suz tout avoyt la
queue horrible. Car elle estoyt poy plus/
poy moins grosse comme la pile sainct
Mars
aupres de Langest: et ainsi quar-
ree, avecques les brancars ny plus ny
moins ennicrochez, que sont les espicz on
bled. Si de ce vous esmerveillez: esmer-
veillez vous daventaige de la queue des
beliers de Scythie: que pesoyt plus de
trente livres, et des moutons de Surie,
es quelz fault (si Tenaud dict vray) af-
fuster une charrette au cul, pour la por-
ter tant elle est longe & pesante. Vous
ne l’avezlavez pas telle, vous aultres paillards
de plat pays, Et fut amenee par mer
en troys carracques & un brigantin, jus-
ques au port de Olone en Thalmon-
doys
. Lors que Grantgousier la veit,
Voycy (dist il) bien le cas pour porter
mon filz a Paris. Orcza de par dieu, tout
yra bien. Il sera grand clerc on temps
advenir. Si n’estoientnestoient messieurs les be-
stes, nous vivrions comme cleresclers. Au len
demain apres boyre comme entendez prin
drent chemin, Gargantua, son precepteur
Ponocrates
et ses gens, ensemble eulx
Eudemon le jeune page. Et par ce que
c’estoytcestoyt en temps serain et bien attrem-



[57]
pe, son pere luy feist faire des botes fau-
ves. Babin les nomme brodequins. Ainsi
joyeusement passerent leur grant che-
min: et tousjours grant chere: jusques
au dessus de Orleans. On quel lieu
estoyt une horrible forest de la longueur
de trente et cinq lieues & de largeur dix
& sept ou environ. Icelle estoyt horrible
ment fertile & copieuse en mousches bovi
nes & freslons: en sorte que c’estoytcestoyt une
vraye briguanderye pour les paovres ju-
mens/ asnes/ & chevaulx. Mais la ju-
ment de Gargantua vengea honeste-
ment tous les oultrages en ycelle perpe
trees sus les bestes de son espece, par un
tour, du quel ne se doubtoient mie. Car
soubdain qu’ilzquilz feurent entrez en la dicte
forest: et que les freslons luy eurent li-
vre l’assaultlassault, elle desguaina sa queue: et
si bien s’escarmouschantsescarmouschant les esmouscha,
qu’ellequelle en abatyt tout le boys, a tords/
a travers/ decza/ dela/ par cy/ par la/ de
lonlong/ de large/ dessuz/ dessoubz/ abatoyt
boys comme un fauscheur faict d’her-
bes
dher-
bes
. En sorte que depuis n’yny eut ne boys
ne freslons. Mais feut tout le pays re-
duict en campaigne. Quoy voyant Gar-
gantua
, y print plaisir bien grand, sans
aultrement s’ensen vanter Et dist a ses gens.
Je trouve beau ce. Dont fut depuis ap
pelle ce pays la Beauce. Finablement
arriverent a Paris. On quel lieu se re-
fraischyt deux ou troys jours, faisant



[58]
chere lye avecques ses gens, & s’enquestantsenquestant
quelz gens scavens estoient pour forslors en
la ville: & quel vin on y beuvoyt.

¶Comment Gargantua paya sa bien venue es Parisiens: & comment il print les grosses cloches de l’egliseleglise nostre dame . Chapi. xvi.


QUelques jours apres
qu’ilzquilz se feurent refrai-
chiz, il visita la ville: et
fut veu de tout le mon
de en grande admira-
tion. Car le peuple de
Paris est tant sot/ tant badault/ & tant
inepte de nature: q’unqun basteleur/ un por-
teur de rogatons/ un mulet avecques ses
cymbales/ un vielleux on mylieu d’undun
carrefou[sic] assemblera plus de gens,
que ne feroyt un bon prescheur evangelicque.
Et tant molestement le poursuyvirent: qu’ilquil
feut contrainct soy reposer suz les tours
de l’egliseleglise nostre dame. On quel lieu estant,
& voyant tant de gens a l’entourlentour de soy:
dist clerement. Je croy que ces marrou-
fles volent que je leur paye icy ma bien
venue & mon proficiat. C’estCest raison. Je
leur voys donner le vin. Mais ce ne se
ra que par rys. Lors en soubryant desta-
cha sa belle braguette: & tyrant sa men-
tule en l’airlair, les compissa sy aigrement,
qu’ilquil en noya deux cens soixante mille,



[59]
quatre cens dix & huyt. Sans les fem-
mes & petitz enfans. Quelque nombre
d’yceulxdyceulx evada ce pisseffort a legierete
des pieds. Et quand furent au plus hault
de l’universiteluniversite, suans, toussans, crachans
& hors d’haleinedhaleine, commencerent a renier et
jurer, les plagues dieu. Je renye dieu,
Frandiene vez tu ben/ la merde/ po cab
de bious
/ das dich gots leyden schend/
pote de christo/ ventre sainct Quenet/
vertus guoy/ par sainct Fiacre de Brye /
sainct Treignant/ je soys veu a sainct
Thibaud/ Pasques dieu, le bon jour
dieu, le diable m’emportmemport/ foy de gentilho-
me/ Par sainct Andouille/ par sainct
Guodegrin qui feut martyrize de pomes
cuyttes/ par sainct Foutin l’apostrelapostre/ par
sainct Vit/ par saincte mamye/ nous som
mes baignez par rys. Dont feut depuis
la ville nommee Paris, laquelle au par-
avant on appelloyt Leucece. Comme
dict Strabo. lib. 4. C’estCest a dire en grec/
Blanchette, pour les blanches cuysses
des dames dudict lieu. Et par autant
que a ceste nouvelle imposition du nom
tous les assistans jurerent chascun les
saincts de sa paroisse: les Parisiens, qui
sont faictz de toutes gens et toutes pie-
ces, sont par nature et bons jureurs et
bons juristes: & quelque peu oultrecuy-
dez. Dont estime Joaninus de Barran-
co
libro. de copiositate reverentiarum,
que sont dictz Parrhesiens en Greci-



[60]
sme, c’estcest a dire fiers en parler. Ce faict
consydera les grosses cloches qu’estoientquestoient
esdictes tours: & les feist sonner bien har-
monieusement. Ce que faisant luy vint
en pensee qu’ellesquelles serviroient bien de cam-
panes au coul de sa jument, laquelle il
vouloyt renvoyer a son pere toute char
gee de fromaiges de Brye et de harans
frays. De faict les emporta en son lo-
gys. Ce pendant vint un commendeur
jambonnier de sainct Antoine pour fai
re sa queste suille: lequel pour se faire en
tendre de loing, et faire trembler le lard
on charnier les voulut emporter furti-
vement. Mais par honestete les laissa
non par ce qu’ellesquelles estoient trop chauldes,
mais par ce qu’ellesquelles estoient quelque peu
trop pesantes a la portee. Cil ne feut
pas celluy de Bourg. Car il est trop de
mes amys. Toute la ville feut esmeue
en sedition, comme vous scavez que a ce ilz
sont tant faciles, que les nations estran-
ges s’esbahissentsesbahissent de la patience, ou (pour
mieulx dire) de la stupidite des Roys de
France, lesquelz aultrement par bonne
justice ne les refrenent: veuz les inconve-
niens qui en sortent de jour en jour. Pleust
a dieu, que je sceusse l’officinelofficine en laquelle
sont forgez ces schismes & monopoles, pour
veoir si je n’yny feroys pas de beaulx plac
quars de merde. Croyez que le lieu on quel
convint le peuple tout solfre[sic] & habaline,
feut Sorbone, ou lors estoit, maintenant



[61]
n’estnest plus, l’oracleloracle de Lucece. La feut pro-
pose le cas, & remonstre l’inconvenientlinconvenient des
cloches transportees. Apres avoir bien
ergote pro & contra, feut conclud en Ba
ralipton
, que l’onlon envoiroyt le plus vieulx
& suffisant de la faculte theologale vers
Gargantua pour luy remonstrer l’hor-
rible
lhor-
rible
inconvenient de la perte d’icellesdicelles
cloches. Et nonobstant la remonstran
ce d’aulcunsdaulcuns de l’universiteluniversite, qui alleguoient
que ceste charge mieulx competoyt a un
orateur, que a un theologien, feut a cest
affaire esleu nostre maistre Janotus de
Bragmardo
.

¶Comment Janotus de Bragmardo feut ennvoyeenvoye pour recouvrir de Gargantua les grosses cloches. Chapi. xvii.


MAistre Janotus tondu a
la Cesarine, & vestu de son
lyripipion theologal, & bien
antidote l’estomaclestomac de cou
dignac de four, et eau be-
niste de cave/ se transporta au logys de
Gargantua, touchant davant soy troys
vedeaulx[sic] a rouge muzeau, & trainnant
apres cinq ou six maistres inertes bien
crottez a profit de mesnaige. A l’entreelentree
les rencontra Ponocrates: & eut frayeur
en soy les voyant ainsi desguisez, & pen
soyt que feussent quelques masques hors



[62]
du sens. Puis s’enquestasenquesta a quelq’unquelqun de
dictz
des
dictz
maistres inertes de la bande, que
queroyt ceste mommerye? Il luy feut re-
spondu, qu’ilzquilz demandoient les cloches
leurs estre rendues. Soubdain ce propos
entendu Ponocrates alla dire les nou-
velles a Gargantua: affin qu’ilquil feust prest
de la responce, & deliberast sur le champ
ce que estoyt de fayre. Gargantua ad-
moneste du cas appelleappella a part Pono-
crates
son precepteur, Philotime son mai-
stre d’hosteldhostel, Gymnaste son escuyer, et
Eudemon, & sommairement confera avec
ques eulx suz ce que estoyt tant a fayre
que a respondre. Tous feurent d’advisdadvis que
on les menast au retraict du goubelet &
la on les feist boyre theologalement, & af
fin que ce tousseux n’entrastnentrast en vaine
gloire pour a sa requeste avoir rendu les
cloches, l’onlon mandast ce pendent qu’ilquil cho
pineroyt querir le Prevost de la ville, le
Recteur de la faculte, & le Vicaire de l’e
glise
le
glise
: es quelz, davant que le theologien
eust propose sa commission, l’onlon delivre-
royt les cloches. Apres ce yceulx presens
l’onlon oyroyt sa belle harangue. Ce que
feut faict, & les susdictz arrivez, le theolo
gien feut en plene salle introduict, & com-
mencza comme s’ensuytsensuyt en toussant.

¶La harangue de Maistre Janotus de Bragmardo faicte a Gargantua pour recouvrer les cloches.



[63] Chapi,Chapi. xviii,.


EHen/ hen/ hen, Mna
dies
Monsieur, Mna
dies. Et vobis
messi-
eurs. Ce ne seroyt que
bon que nous rendissiez
nos cloches. Car elles
nous font bien besoing. Hen/ hen/ hasch.
Nous en avions bien aultrefoys refu
se de bon argent de ceulx de Londres en
Cahors, sy avions nous de ceulx de
Bourdeaulx en Brye, qui les vouloient
achapter pour la substantificque quali
te de la complexion elementare, que est
intronificquee en la terrestreite de leur
nature quidditative pour extraneizer les
halotz et les turbines suz nos vignes,
vrayement non pas nostres, mays d’icydicy
aupres. Car si nous perdons le piot: nous
perdons tout et sens & loy. Si vous nous
les rendez a ma requeste, je y guaingneray
six pans de saulcices, et une bonne paire
de chausses, que me feront grand bien a mes jam
bes: ou ilz ne me tiendront pas promesse. Ho
par dieu domine, une paire de chausses sont
bonnes. Et vir sapiens non abhorrebit eam.
Advisez domine, il y a dix huyt jours que je
suis a matagraboliser ceste belle haran
gue. Reddite que sunt Cesaris Cesari, &
que sunt dei deo
. Par ma foy domine, si voulez
souper avecques moy, par le cor dieu in came-
ra, charitatis nos faciemus bonum cherubin.
Ego occidi unum porcum, & ego habet bonum vinum




[64]
Mays de bon vin l’onlon ne peult faire
maulvays latin, Or sus de parte dei,
date nobis clochas nostras
. Tenez je
vous donne de par la faculte un sermo
nes de Utino, que utinam
vous nous
baillez nos cloches. Vultis etiam par-
donos? per diem vos habebitis/ et nihil
poyabitis
. O monsieur domine, clochi-
donna minor nobis. Dea est bonum urbis
.
Tout le monde s’ensen sert. Si vostre ju-
ment s’ensen trouve bien: aussi faict nostre
faculte, que comparata est jumentis insi-
pientibus: & similis facta est eis, psalmo.
nescio quo
, si l’avoyslavoys je bien quotte en mon
paperat. Hen/ hen/ ehen/ hasch. Cza je
vous prouve que me les doibvez bailler.
Ego sic argumentor. Omnis clocha clo-
chabilis in clocherio clochando clochans
clochativo clochare facit clochabiliter
clochantes. Parisius habet clochas.
Ergo gluc
, Ha/ ha/ ha. C’estCest parle cela.
Il est in tertio prime en Darii ou ailleurs.
Par mon ame, j’ayjay veu le temps que je
faisoys diables de arguer. Mays de pre
sent je ne fais plus que resver. Et ne me
fault plus dorenavant, que bon vin/ bon
lict/ le doux au feu: le ventre a table, et
escuelle bien profonde. Hay, domine: je
vous pry in nomine patris & filii & spiri
tus sancti Amen
, que vous rendez nos
cloches: & dieu vous guard de mal, & nos
stre dame de sante, qui vivit & regnat per
omnia secula seculorum, Amen, hen, hasch



[65]
ehasch grrenhenhasch. Verumenim vero
quando quidem dubio procul Edepol quo-
niam ita certe meus deus fidius
, une vil
le sans cloches, est comme un aveuigle
sans baston/ uneun asne sans cropiere, et
une vacche[sic] sans cymbales. Jusques a
ce que nous les aiez rendues nous ne ces-
serons de crier apres vous, comme un aveui
gle qui a perdu son baston/ de braisler, com-
me un asne sans cropiere/ et de bramer,
comme une vacche[sic] sans cymbales. Un
quidam latinisateur demourant pres de
l’hostellhostel dieu, dist une foys, allegant l’au-
torite
lau-
torite
d’undun Taponnus, je faulx: c’estoytcestoyt
Pontanus poete seculier, qu’ilquil desyroit
qu’elles quellequelles feussent de plume, & le batail feust
d’unedune queue de renard: pour ce qu’ellesquelles luy
engendroient la chronicque aux tripes du
cerveau, quant il composoyt ses vers car
miniformes. Mais nac, petetin petetac
ticque
/ torche lorgne, il feut declare he-
reticque. Nous les faisansfaisons comme de ci-
re. Et plus n’ennen dict le deposant. Vale-
te & plaudite. Calepinus recensui
.

¶Comment le theologien emporta son drap, & comment il eut proces contre les Sorbonistes. Chapi. xix.


LE theologien n’eutneut poinct
si toust acheve, que Po-
nocrates
& Eudemon s’e-
sclafferent
se-
sclafferent
de rire tant pro-
E




[66]
fondement, que en riant cuyderent ren-[unclear]
dre l’amelame a dieu, ny plus ny moins que Cras-
sus
voyant un asne couillart qui mau-
geoyt
man-
geoyt
des chardons: & comme Philemon
voyant un asne qui mangeoyt des figues
qu’onquon avoyt apreste pour le disner, mou
rut de force de rire. Ensemble eulx com
mencza de rire maistre Janotus/ a qui
mieulx/ mieulx, tant que les larmes leurs
venoyent es yeulx: par la vehemente con
cution de la substance du cerveau: a la-
quelle feurent exprimees ces humiditez
lachrymales, & transcoullees par les nerfz
optiques, Ces rys du tout sedez, consul-
ta Gargantua avecques ses gens sur ce
qu’estoytquestoyt de faire. La feut Ponocrates
d’advisdadvis, qu’onquon feist reboyre ce bel orateur.
Et veu qu’ilquil leurs avoit donne de passe
temps, & plus faict rire que n’eustneust
Songecreux, qu’onquon luy baillast les dix pans
de saulcice mentionnez en la joyeuse ha-
rangue, avecques une paire de chausses
troys cens de gros boys de moulle/ vingt
& cinq muiz de vin/ un lict a triple cou-
che de plume anserine/ & une escuelle bien
capable & profonde, lesquelles disoit estre
a sa vieillesse necessaires. Le tout feut
faict ainsi que avoit este delibere. Exce
pte que Gargantua doubtant qu’onquon ne trou
va[sic]
a l’heurelheure chausses commodes pour ses
jambes: luy feist livrer sept aulnes de drap
noir/ et troys de blanchet pour la dou-
bleure. Le boys feut porte par les guain
gnedeniers, les maistres es ars porterent



[67]
les saulcices & escuelle, Maistre Janot
voulut porter le drap, Un desdictz mai-
stres nomme maistre Jousse Bandouille
luy remonstroit que ce n’estoitnestoit honeste ny de
cent l’estatlestat theologal, & qu’ilquil le baillast a quel-
q’un
quel-
qun
d’entredentre eulx. Ha (dist Janotus) Baudet
Baudet, tu ne concluds poinct in modo & figu
ra
, Voy la de quoy servent les supposi-
tions, & parva logicalia. Pannus pro quo sup-
ponit
? Confuse (dist Bandouille) & distribu
tive. Je ne te demande pas (dist Janotus)
Baudet, quomodo supponit, mais pro quo. C’estCest
Baudet pro tibiis meis. Et pour ce le porte
ray je egomet, sicut suppositum portat ad
positum
. Ainsi l’emportalemporta en tapinoys, comme
feist Patelin son drap. Le bon feut quand
le tousseux glorieusement en plein acte de
Sorbone requist ses chausses & saulcices,
Car peremptoirement luy feurent denieez,
par autant qu’ilquil les avoit eu de Gargantua se
lon les informations sur ce faictes. Il leurs
remonstra que ce avoit este de gratis/ & de sa
liberalite, par laquelle ilz n’estoientnestoient mie ab-
soubz de leurs promesses. Ce nonobstant luy
feut respondu qu’ilquil se contentast de raison, & que
aultre bribe n’ennen auroit. Raison? (dist
Janotus). Nous n’ennen usons poinct ceans. Trai
stres malheureux vous ne valez rien. La
terre ne porte poinct gens plus meschans que
vous estes. Je le scay bien: ne clochez pas
davant les boyteux. J’ayJay exerce la me
schancete avecques vous. Par la rate
dieu, je advertiray le Roy des enormes[unclear]
E ii




[68]
abus que sont forgez ceans, et par vos
mains et meneez. Et que je soye ladre,
s’ilsil ne vous faict tous vifz brusler comme
bougres traistres/ heretiques/ & seducteurs
ennemys de dieu & de vertus. A ces motz
prindrent articles contre luy. Luy de l’aul-
tre
laul-
tre
coste les feist adjourner. Somme, le
proces feut retenu par la court, & y est en-
cores. Le SorbonicolesLes Sorbonicoles [Var. Les magistres] sur ce poinct fei-
rent veu de ne soy descroter: maistre
Janot
avecques ses adherens feist veu de
ne se mouscher, jusques a ce qu’enquen feust
dict par arrest deffinitif. Par ces veuz
sont jusques a present demourez & cro-
teux & morveux, car la court n’ana encores
bien grabele toutes les pieces. L’arrestLarrest
sera donne es prochaines Calendes grec
ques. C’estCest a dire: jamays. Comme vous
scavez qu’ilzquilz font plus que nature, & con
tre leurs articles propres. Les articles
de Paris, chantent que dieu seul peult
fayre choses infinies. Nature, rien ne
faict immortel: car elle mect fin & perio-
de a toutes choses par elle produictes.
Car omnia orta cadunt &c. Mays ces
avalleurs de frimars font les proces da
vant eulx pendens, & infiniz/ & immortelz.
Ce que faisans ont donne lieu, & veri-
fie le dict de Chilon Lacedemonien con
sacre en Delphes, disant misere estre com
paigne de proces: & gens playdoiens mi-
serables. Car plus tost ont fin de leur
vie, que de leur droict pretendu.





[69]

L’estudeLestude & diete de Gargantua, scelon la discipline de ses precepteurs Sorbonagres. Chap. xx.


LEs premiers jours ain-
si passez, & les cloches
remises en leur lieu:
les citoiens de Paris
par recongnoissance de
ceste honnestete se offri-
rent d’entretenirdentretenir & nourrir sa jumenttantjument tant qu’ilquil
luy plairoit. Ce que Gargantua print bien
a gre. Et l’envoyerentlenvoyerent vivre en la forest de
Biere. Ce faict voulut de tout son sens
estudier a la discretion de Ponocrates:
Mais icelluy pour le commencement ordon-
na, qu’ilquil feroyt a sa maniere acoustumee:
affin d’entendredentendre par quel moien en sy long
temps ses antiques precepteurs l’avoientlavoient rendu
tant fat/ niays/ & ignorant. Il dispensoyt
doncques son temps en telle faczon, que ordi-
nairement il s’esveiloitsesveiloit entre huyct & neuf
heures, feust il jour ou non, ainsi l’avoientlavoient
ordonne ses regens theologiques, alleguans
ce que dict David. Vanum est vobis ante
lucem surgere
. Puis se guambayoit/ pena-
doyt/ & paillardoit par my le lict quelque
temps, pour mieulx esbaudir ses esperitz
animaulx, & se habiloit selon la saison,
mays voulentiers portoyt il une grande &
longue robbe de grosse frize fourree de re
nards: apres se peignoyt du peigne de
Almain, c’estoytcestoyt des quatre doigtz & le poulce
Car ses precepteurs disoient, que soy aultre
E iii




[70]
ment peigner, laver, & nettoyer, estoit per-
dre temps en ce monde. Puis fiantoit, pis-
soyt, rendoyt sa gorge, rottoyt, esternuoit,
et se morvoyt en archidiacre/ & des-
jeunoyt pour abatre la rouzee & maul-
vays aer: belles tripes frites, belles car
bonnades, beaux jambons, belles cabiro
tades, & force soupes de prime. Pono-
crates
luy remonstroit, que tant soubdain
ne debvoit repaistre au partir du lict,
sans avoir premierement faict quelque
exercice. Gargantua respondit Quoy?
N’ayNay je pas faict bel exercice? Je me
suis vaultre six ou sept tours par my
le lict, davant que me lever. Est ce pas
assez? Le pape Alexandre ainsi faisoit
par le conseil de son medicin Juif: et
vesquit jusques a la mort, en despit des
envieux: mes premiers maistres me y
ont acoustume, disans que le desjeuner
faisoit bonne memoire, pourtant y beu
voient les premiers. Je m’enmen trouve fort
bien, & n’ennen disne que mieulx. Et me di-
soit maistre Tubal (qui feut premier de
sa licence a Paris) que ce n’estnest pas tout
l’adventaigeladventaige de courir bien toust, mais
bien de partir de bonne heure: aussi n’estnest
ce la sante totale de nostre humanite,
boyre a tas, a tas, a tas comme canes:
mais ouy bien de boyre matin: unde versus.
Lever matin, n’estnest pas bon heur,
Boire matin est le meilleur
Apres avoir bien a poinct desjeunedesieune, al-



[71]
loit a l’eccliselecclise, & luy portoit on dedans un
grand penier un gros breviaire empan-
toufle, pesant tant en gresse que en fre-
moirs & parchemin poy plus poy moins
unze quintaulx. La oyoit vingt & six ou
trente messes, & ce pendent venoit son di
seur d’heuresdheures en place, empaletocque com
me une duppe, & tresbien antidote son
alaine a force syropt vignolat. Avecques
icelluy marmonnoit toutes ces kyriel-
les: & tant curieusement les espluschoit,
qu’ilquil n’ennen tomboit un seul grain en terre.
Au partir de l’eglise leccliseleglise , on luy amenoit
sur une traine a beufz un faratz de pa-
tenostres de sainct Claude , aussi gros-
ses chascune, qu’estquest le moulle d’undun bon-
net: & se pourmenant par les cloistres,
galeries, ou jardin en disoit plus que seize
hermites. Puis estudioyt quelque mes
chante demye heure, les yeulx assis des-
sus son livre, mais (comme dict le Co
micque) son ame estoit en la cuysine.
Pissant doncq plein official, se asseoyt
a table. Et par ce qu’ilquil estoit uaturelle-naturelle-
ment phlegmaticque, commencoit son re
pas, par quelques douzaines de jam-
bons, de langues de beuf fumees/ de bou
targues, d’andouillesdandouilles, & telz aultres avant
coureurs de vin. Ce pendent quatre de
ses gens, luy gettoient en la bouche l’unlun
apres l’aultrelaultre continuement de la moustar
de a pleines palerees puis beuvoit un
horrificque traict de vin blanc, pour luy
E iiii




[72]
soulaiger les roignons. Apres mangoit
selon la saison viandes a son appetit, & lors
cessoit de manger quand le ventre luy ti-
roit. A boire n’avoitnavoit poinct de fin, ny de
canon. Car il disoit que les metes et
bournes de boyre estoient quand la per-
sonne beuvant, le liege de ses pantofles
enfloit en hault d’undun demy pied. Puis
tout lourdement grignotant d’undun transon de
graces, se lavoit les mains de vin frais,
s’escuroitsescuroit les dens avec un pied de porc,
& devisoit joyeusement avec ses gens. puis
le verd estendu l’onlon desployoit force char
tes, force dez, & renfort de tabliers. La
jouoyt au fleuxflux, au cent, a la prime, a la
vole, a lela pille, a la triumphe: a la
picardie, a l’espinaylespinay, a trente & un, a la condem-
nade, a la carte virade, au moucontentmaucontent, au
cocu, a qui a si parle, a pille: nade: jocque:
fore, a mariage, au gay, a l’opinionlopinion, a qui
faict l’unglung faict l’aultrelaultre, a la sequence, aux
luettes, au tarau, a qui gaigne perd, au
beline, a la ronfle, an glicau glic, aux honneurs
a lamourrela mourre, aux eschetz, au renard, aux
marrelles, aux vasches, a la blanche,
a la chance, a troys dez, aux talles, a la
nicnocque. A lourche, a la renette, au
barignin, au trictrac, a toutes tabiestables,
aux tables rabatues, au reniguebleu.
au force, aux dames: a la babou, a pri-
mus secundus
, au pied du cousteau, aux
clefz, au franc du carreau, a parpair ou sou,
a croix ou pille, aux pingres, a la bille, a



[73]
la vergette, au palet, au j’en suisjensuis, a fouc-
quet, aux quilles, au rampeau, a la boul-
le plate, au pallet, a la courte boulle, a,
la griesche, a la recoquillette, au cassepot,
au montalent, a la pyrouete, aux jonchees,
au court baston, au pyrevollet, a cline
mussete, au picquet, a la seguette, au
chastelet, a la rengee, a la foussete, au ron-
flart, a la trompe, au moyne, au tenebry,
a l’esbahylesbahy, a la soulle, a la navette, a
fessart, au ballay, a sainct Cosme je te
viens adorer, au chesne forchu, au che-
vau fondu, a la queue au loup, a pet en
gueulle, a guillemin baille my ma lance,
a la brandelle, au trezeau, a la mousche,
a la migne migne beuf, au propous, a
neuf mains, au chapifou, aux ponts
cheuz, a colin bride, a la grolle, au coc-
quantin, a collin maillard, a myrelimou-
fle, a mouschart, au crapault, a la cros-
se, au piston, au bille boucquet, au roy-
nes, aux mestiers, a teste a teste beche-
vel, a laver la coiffe ma dame, au belu-
steau, a semer l’avoynelavoyne, a briffault, au
molinet, a defendo, a la virevouste, a la
baculle, au laboureur, a la cheveche, aux
escoublettes enraigees, a la beste morte
a montemonte l’escheletteleschelette, au pourceau mo
ry, a cul salle, au pigeonnet, au tiers, a la
bourree, au sault du buysson, a croyzer, a
la cutte cache, a la maille bourse en cul
au nic de la bondree, au passavant, a la
figue, aux petarrades, a pillemoustardpillemoustarde,



[74]
aux allouettes, aux chinquenaudes.
Apres avoir bien joue & belute temps, il
convenoit boire quelque peu, c’estoientcestoient un-
ze peguadz pour homme. & soubdain apres
bancqueter c’estoitcestoit sus un beau banc, ou
en beau plein lict s’estendresestendre & dormir deux
ou troys heures sans mal penser, ny mal
dire. Luy esveille secouoyt un peu les
aureilles: ce pendent estoit aporte vin frais,
la beuvoit mieulx que jamais.
Ponocrates luy remonstroit, que c’estoitcestoit maul-
vaise diete, ainsi boyre apres dormir.
C’estCest (respondit Gargantua) la vraye vie
des peres. Car de ma nature je dors
salle: & le dormir m’ama valu autant de jam-
bon. Puis commenceoit estudier quelque peu,
& patenostres en avant, pour lesquelles
mieulx en forme expedier, montoit sus
une vieille mulle, laquelle avoit servy
neuf Roys, ainsi marmonant de la bou
che & dodelinant de la teste alloit veoir
prendre quelque connil aux filletz. Au retour
se transportoit en la cuysine pour scavoir
quel roust estoit en broche. Et souppoit
tresbienpartresbien par ma conscience: & volentiers con-
vioit quelques beuveurs de ses voisins,
avec lesquelz beuvant d’autantdautant, comptoient des
vieulx jusques es nouveaulx. Entre
autres avoit pour domesticqueslesdomesticques les seigneurs
du Fou .[unclear] de Gourville & de Marigny.
Apres souper venoient en place lesbeauxles beaux
evangiles de boys, c’estcest a dire force ta-
bliers, ou le beau flux, un, deux, troys:



[75]
ou a toutes restes pour abregier, ou bien
alloient veoir les garses d’entourdentour: & petitz
bancquetz par my: collations & arrierecol
lations. Puis dormoit sans desbrider
jusques au lendemain huict heures.

¶Comment Gargantua feut institue par Ponocrates en telle discipline, qu’ilquil ne perdoit heure du jour. Chap. xxi.


QUand Ponocrates congneut
la vitieuse maniere de vivre
de Gargantua, delibera de
aultrement le instituer en letres
mais pour les premiers jours le tolera:
considerant que nature ne endure poinct
mutations soubdaines, sans grande violen
ce. Pour doncques mieulx son oeuvre
commencer, supplya un scavant medicin de
celluy temps, nomme Seraphin Calobar [Pseudonyme anagrammatique de François Rabelais - MLD]
sy: a ce qu’ilquil considerast si possible estoit
remettre Gargantua en meilleure voye.
Lequel le purgea canonicquement avec
Elebore de Anticyre, & par ce medicament
luy nettoya toute l’alterationlalteration & perverse
habitude du cerveau. Par ce moyen aus
si Ponocrates luy feist oublier tout ce
qu’ilquil avoit aprins soubz ses antiques precep-
teurs, comme faisoit Timothe a ses dis/
ciples qui avoient este instruictz soubz aul-
tres musiciens. Pour mieulx ce faire, l’in-
troduisoyt
lin-
troduisoyt
es compaignies des gens sca-
vans, qui la estoient, a l’emulationlemulation desquelz
luy creust l’esperitlesperit & le desir de estudier
aultrement & se faire valoir. Apres en tel



[76]
train d’estudedestude le mist qu’ilquil ne perdoit heu-
re quelconques du jour: ains tout son temps
consommoit en letres & honeste scavoir.
Se esveilloit doncques Gargantua en-
viron quatre heures du matin. Ce pen-
dent qu’onquon le frotoit, luy estoit leue quelque
pagine de la divine escripture haulte-
ment & clerement avec pronunciation competente
a la matiere. & a ce estoit commis un jeune
page natif de Basche, nomme Anagno-
stes
. Selon le propos & argument de ceste
leczon, souventesfoys se adonnoit a reve-
rer/ adorer/ prier & supplier le bon Dieu: du
quel la lecture monstroit la majeste & juge-
mens merveilleux. Puys s’ensen alloit es
lieux secretz fayre excretion des digestions
naturelles. La son precepteur repetoit ce
que avoit este leu: luy exposant les poinctz
plus obscurs & difficiles. Eulx retornans
consideroient l’estatlestat du ciel, si tel estoyt come
l’avoientlavoient note au soir precedent: & quelz signes
entroit le Soleil, aussi la Lune pour
icelle journee. Ce faict estoit habille,
peigne/ testonne/ acoustre/ & parfume, du-
rant lequel temps on luy repetoit les leczons
du jour d’avantdavant. Luy mesmes les disoyt
par cueur: & y fondoit quelques cas practi-
ques & concernens l’estatlestat humain, lesquelz ilz
estendoient aucunesfoys jusques deux ou
troys heures/ mais ordinairement cessoient
lors qu’ilquil estoit du tout habille. Puis par
troys bonnes heures luy estoit faicte le-
cture. ce fait yssoient hors, tousjours conferens
des propoz de la lecture: & se desportoient en



[77]
Bracque ou es prez, & jouoient a la balle,
ou a la paulme, galentement se exercens
les corps, comme ilz avoient les ames au
paravant. Tout leur jeu n’estoytnestoyt qu’enquen
liberte: car ilz laissoient la partie quand
leur plaisoyt, & cessoient ordinarement
lors que suoient par my le corps, ou estoient
aultrement las. Adoncq estoient tresbien
essuez, & frottez, changeoient de chemise:
et doulcement se pourmenans alloient
veoir sy le disner estoyt prest. La atten-
dens recitoient clerement & eloquente-
ment quelques sentences retenues de la
lezconleczon. Ce pendent monsieur l’appetitlappetit ve
noyt: et par bonne oportunite s’asseoientsasseoient
a table. Au commencement du repas e-
stoyt leue quelque histoire plaisante des
anciennes prouesses: jusques a ce qu’ilquil
eust print son vin. Lors (sy bon sembloyt)
on continuoyt la lecture: ou commenceoient
a diviser joyeusement ensemble, parlans
pour les premiers moys de la vertus, pro
priete/ efficace/ & nature, de toustout ce que
leur estoyt servy a table. Du pain/ du
vin/ de l’eauleau/ du sel/ des viandes/ poissons/
fruictz/ herbes/ racines/ et de l’aprestlaprest d’y-
celles
dy-
celles
. Ce que faisant aprint en peu de
temps tous les passaiges a ce competens
en Pline, Atheneus, Dioscorides,
Galen, Porphyrius, Opianus, Polybius,
Heliodorus, Aristotele, Aelianus, & aul
tres. Iceulx propos tenens faisoient sou
vent, pour plus estre asseurez, apporter



[78]
les livres susdictz a table. Et si bien & en
tierement retint en sa memoire les choses
dictes, que pour lors n’estoitnestoit medicin, qui en
sceust a la moytie tant comme ilz faisoientil faisoit,
Depuis par apres devisoient des leczons
leues au matin, & parachevant leur re-
pas par quelque confection de cotoniat, s’escusescu
roit les dens avecques un trou de Lentisce,
se lavoit les mains & les yeulx de belle
eau fraische: & rendoient graces a dieu par
quelques beaux cantiques faictz a la louange
de la munificence & benignite divine. Ce
faict on aportoit des chartes, non pour
jouer, mais pour y apprendre mille peti-
tes gentilesses, & inventions nouvelles. Les
quelles toutes yssoient de Arithmeticque.
En ce moyen entra en affection de ycel
le science numeralle, & tous les jours apres
disner & souper y passoient temps aussi plai
santement, qu’ilquil souloyt es dez ou es char-
tes. A tant sceut d’icelledycelle & theoricque et
practicque, sy bien que Tunstal Angloys,
qui en avoit amplement escript, confessa que
vrayement en comparaison de luy il n’yny en
tendoyt que le hault Alemant. Et non seule-
ment d’ycelledycelle, mais des aultres sciences ma
thematicques, comme Geometrie. Astrono
mie, & Musicque. Car attendans la concoc-
tion & digestion de son past, ilz faisoient
mille joyeulx instrumens & figures Geo
metricques, & de mesmes practiquoentpractiquoient les
canons Astronomicques. Apres se esbaudis
soient a chanter musicalement a quatre et



[79]
cinq parties, ou suz un theme a plaisir de
guorge. Et au reguard des instrumens de
musicque, il aprint jouer du luc, de l’espinet
te
lespinet
te
, de la harpe, de la flutte de Alemant et
a neuf trouz, de la viole & de la sacquebout
te, Ceste heure ainsi employee, la digestion
parachevee, se purgoit des excremens natu
relz: puis se remettoit a son estude principa
le par troys heures ou davantaige: tant a repe-
ter la lecture matutinale, que a poursuyvre
le livre entreprins, que aussi a escripre & bien
traire & former les antiques & Rhomaines
lettres. Ce faict yssoient hors leur hostel,
avecques eulx un jeune gentilhome de
Touraine nomme l’escuyerlescuyer Gymnaste, lequel
luy monstroit l’artlart de chevalerie. Chan-
geant doncques de vestemens monstoit sus un
coursier/ sus un roussin/ sus un genet/
sus un cheval legier: & luy donnoyt cent
quarrieres, le faisoit voltiger en l’airlair, fran
chir le fosse, saulter le palys, court tour
ner en un cercle, tant a dextre comme a se-
nestre. La rompoyt non poinct la lance. Car
c’estcest la plus grande resverye du monde, dire,
J’ayJay rompu dix lances en tournoy, ou en
bataille: un charpentier le feroit bien.
Mais louable gloire est d’unedune lance avoir
rompu dix de ses ennemys. De sa lance doncq
asseree, verde & roidde, rompoyt un huys,
enfonczoyt un arnoys, aculloyt une ar
bre, enclavoyt un aneau, enlevoyt une
selle d’armesdarmes, un aubert, un guantelet. Le
tout faisoit arme de pied en cap, Au re-



[80]
guard de fanfarer & fayre les petitz po-
pismes sus un cheval nul ne le feist mi
eulx que luy. Le voltigeur de Ferrare
n’estoytnestoyt q’unqun cinge en comparaison. Sin-
gulierement estoyt aprins a saulter ha
stivement d’undun cheval sus l’aultrelaultre sans
prendre terre. Et nommoyt on ces che-
vaulx/ desultoyres, & de chascun couste
la lance on poing monter sans estrivie-
re, et sans bride guyder le cheval a son
plaisir. Car telles choses servent a di-
scipline militaremilitaire. Un aultre jour se ex-
erceoyt a la hasche. Laquelle tant bien
coulloyt: tant vertement de tous pics re
serroyt, tant soupplement avalloyt en
taille ronde, qu’ilquil feut passe chevalier d’ar-
mes
dar-
mes
en campaigne, & en tous essays. Puis
bransloyt la picque, sacquoyt de l’espeelespee a
deux mains, de l’espeelespee bastarde, de l’espa
gnole
lespa
gnole
de la dague & du poignart, arme,
non arme, au boucler, a la cappe, a la
rondelle. Couroyt le cerf, le chevreuil,
l’ourslours, le daim, le sanglier, le lievre la per
drys, le faisant, l’otardelotarde. JouerJouoyt a la gros
se balle, & la faisoyt Bondirbondir en l’airlair au-
tant du pied, que du poing. Luctoyt cour-
royt saultoyt, non a troys pas un sault
non a clochepied, non au sault d’alemantdalemant.
Car (disoyt Gymnaste) telz saulx sont
inutiles, & de nul bien en guerre Mays
d’undun sault persoyt un fousse, volloit sus
une haye montoyt six[unclear] pas encontre une
muraille & rempoyt en ceste faczon a une



[81]
fenestre de la hauleurhaulteur d’unedune lance. Na-
geoyt en parfonde eau, a l’endroictlendroict, a l’en
vers
len
vers
, de couste, de tout le corps, des seulz
pieds, une main en l’airlair, en laquelle tenant
un livre transpassoyt toute la riviere de
Loyre
a Montsoreau sans le mouiller
& tyrant par les dens son manteau, comme fai-
soyt Jules Cesar , puis d’unedune main en-
troyt par grande force en un basteau: d’icel
luy
dicel
luy
se gettoyt de rechief en l’eauleau la teste
la premiere, sondoyt le parfond, creuzoyt
les rochiers & goufres de la fosse de Sa
vigny
. Puis ycelluy basteau il tour-
noyt/ gouvernoyt/ menoyt hastivement
lentement, a fil d’eaudeau contre cours, le retenoyt
en plene escluse, d’unedune main le guidoyt.
de l’aultrelaultre s’escrymoytsescrymoyt avecq un grand
aviron, tendoyt le vele, montoyt au matz
par les traictz, couroyt sus les brancquars,
adjustoyt la boussole, contreventoyt les
boulines, bendoyt le gouvernail. Issant
de l’eauleau roydement montoyt encontre la
montaigne, & devalloyt ausseaussi franche-
ment, gravoyt es arbres comme un chat.
saultoyt de l’unelune en l’aultrelaultre comme un escu
rieux, abastoyt les gros rameaux comme
un aultre Milo: avec deux poignars
asserez, & deux poinssons esprovez, mon-
toyt au hault d’unedune maison comme un rat,
descendoit puys du hault en bas en telle
composition des membres, que de la cheute
n’estoytnestoyt aulcunement greve. Jectoyt le
dart, la barre, la pierre, la javeline, l’ele
F




[82]
spieu, la halebarde, enfonceoyt l’arclarc, ban-
doyt es reins les fortes arbalestes de pas
se, visoyt de l’harquebouselharquebouse a l’oeilloeil affeu-
stoyt le canon, tyroit a la butte, au papa-
gay du bas en mont, d’amontdamont en val, da
vant, de coste, et en arriere, comme les Par
thes. L’onLon luy atachoyt un cable en quelque
haulte tour pendent en terre: par icelluy
avecques deux mains montoyt, puys
devaloyt sy roidement, & sy asseurement, que
plus ne pourriez parmy un pre bien egual-
le. L’onLon luy mettoyt une grosse perche
apoyee a deux arbres a ycelle se pendoyt
par les mains, & d’ycellesdycelles alloyt & venoyt
sans des pieds a rien toucher, que a grande
course on ne l’eustleust peu aconcepvoir. Et
pour se exercer le thorax & poulmons,
crioyt comme tous les diables. Je l’ouylouy une
foys appelant Eudemon depuis la porte
de Besse jusques a la fontaine de Narsay
Stentor n’eutneut oncques telle voix a la
bataille de Troye Et pour gualantir les
nerfz l’onlon luy avoyt faict deux grosses
saulmones de plomb chascune du poys
de huys mille sept cens quintaulx les-
quelles il nommoyt alteres. Icelles pre-
noyt de terre en chascune main & les ele
voyt en l’airlair au dessus de la teste, et les
tenoyt ainsy sans soy remuer troys quars
d’heuredheure & davantaige qui estoyt une force
inimitable. Jouoyt aux barres avecques
les plus fors. Et quand le poictpoinct advenoyt
se tenoit sus ses pieds tant roiddement qu’ilquil
se abandonnoyt es plus fors en cas qu’ilzquilz



[83]
le feissent mouvoir de sa place. Comme
jadys faisoyt Milo. A l’imitationlimitation du quel
aussy tenoyt une pomme de grenade en sa
main, & la donnoyt a qui luy pourroyt hou
ster. Le temps ainsi employe luy frotte,
nettoye, & refraischy d’habillemensdhabillemens/ tout
doulcement s’ensen retournoyt & passans par
quelques prez, ou aultres lieux herbuz
visitoient les arbres & plantes, les conferens
avec les livres des anciens qui en ont escript
comme Theophraste, Dioscorides,
Marinus, Pline, Nicander, Macer, & Galen.
Et en emportoient leurs plenes mains au lo-
gis, desquelles avoyt la charge un jeune
page nomme Rhizotome, ensemble des
marrochons, des pioches, cerfouettes,
beches, tranches, & aultres instrumens
requis a bien arborizer. Eulx arrivez au
logis ce pendent qu’onquon aprestoyt le soupper
repetoient quelques passaiges de ce qu’avoytquavoyt
este leu & s’asseoientsasseoient a table. Notez ycy, que
son disner estoit sobre & frugal, car tant
seulement mangeoyt pour refrener les ha
boys de l’estomachlestomach, mays le souper estoyt
copieux & large. Car tant en prenoyt que
luy estoyt de besoing a soy entretenir &
nourrir. Ce que est la vraye diete prescripte
par l’artlart de bone & sceure medicine, quoy
q’unqun tas de badaulx medicins herselez
en l’officinelofficine des Arabes conseilent le con
traire. Durant ycelluy repas estoyt con-
tinuee la leczon du disner, tant que bon sem
bloyt, le reste estoyt consomme en bons pro-
F ii




[84]
pous tous letrez & utiles. Apres graces
rendues se adonnoient a chanter musical-
lement, a jouer d’instrumensdinstrumens harmonieux,
ou de ces petitz passetemps qu’onquon faict
es chartes, es dez & goubeletz, & la demou
roient faisans grand chere & s’esbaudissanssesbaudissans
aulcunesfoys jusques a l’heurelheure de dormir,
quelque foys alloient visiter les compaignies
des gens letrez, ou de gens que eussent veu
pays estranges. En pleine nuyct davant
que soy retyrer alloient enon lieu de leur lo
gys le plus descouvert veoir la face du
ciel, & la notoient les cometes sy aulcu-
nes estoient, les figures, situations, aspectz
oppositions & conjonctionsconionctions des astres.
Puis avecques son precepteur recapitu-
loyt briefvement a la mode des Pithago
ricques tout ce qu’ilquil avoyt leu, veu, sceu
faict & entendu on decours de toute la
journee. Si prioient dieu le createur en l’a
dorant
la
dorant
, & ratiffiant leur foy envers luy, &
le glorifiant de sa bonte immense, & luy ren
dant graces de tout le temps passe, se recom
mendoient a sa divine bonte pour tout l’ad-
venir
lad-
venir
. Ce faict entroient en leur repous.

¶Comment Gargantua emploioyt le temps quand l’airlair estoit pluvieux. Chap. xxii.


S’Il SIl advenoyt que l’airlair feust
pluvienxpluvieux & intempere, tout
le temps d’avantdavant disner
estoyt employe comme
de coustume, excepte qu’ilquil



[85]
faisoyt allumer un beau et clair feu/
pour corriger l’intemperielintemperie de l’airlair. Mays
apres disner en lieu des exercitations,
ilz demouroient en la maison & estudioient
en l’artlart de painctrie, & sculpture: ou re-
vocquoient en usaige l’anticquelanticque jeu des ta-
les, ainsy qu’enquen a escript Leonicus, & com-
me y joue nostre bon amy Lascaris. En
y jouant recoloient les paissages des au-
teurs anciens es quelz est faicte mention
ou prinse quelque metaphore sus ycelluy
jeu: ou alloient veoir comment on tiroyt les
metaulx, ou comme on fondoyt l’artille-
rye
lartille-
rye
: ou alloient veoir les lapidaires, or-
fevres & tailleurs de pierreries, ou les
Alchimistes & monoyeurs, ou les haul
telissiers, les tissotiers, les velotiers,
les horologiers, miralliers, imprimeurs
organistes, tincturiers, & aultres telles
sortes d’ouvriersdouvriers, & par toustout donnans le vin,
aprenoient, & consideroient l’industrielindustrie & in-
vention des mestiers. Alloient ouir les
leczons publicques, les actes solennelz
les repetitions, les declamations, les
playdoiez des gentilz advocatz, les con-
cions des prescheurs evangelicques. Pas-
soyt par les salles & lieux ordonnez pour
l’escrimelescrime, & la contre les maistres essayoit
de tous bastons, & leur monstroyt par
evidence, que autant voyre plus en scavoyt
que iceulx. Et au lieu de arborizer, visi-
toient les bouticques des drogueurs, her-
biers & apothecaires, & soigneusement con
F iii




[86]
sideroyent les fruictz, racines, feueilles
semences axunges peregrines, ensem-
ble aussy comment on les adulteroyt,
Alloyt veoir les basteleurs, trejectairestreiectaires
& theriacleurs, & consideroyt leurs gestes,
leurs ruses, leurs soubressaulx, et beau
parler singulierement de ceulx de
Chaunys en Picardie, car ilz sont de nature
grands jaseurs & beaux bailleurs de bal
livernes. Eulx retournez pour soupper,
mangeoient plus sobrement que es aul
tres jours, & viandes plus desiccatives &
extenuantes: affin que l’intemperielintemperie humide
de l’airlair, communicquee au corps par neces
sayre confinite, feust par ce moien corri-
gee & ne leurs feust incommode par ne soy
estre exercitez: comme avoient de coustume.
Ainsy fut gouverne Gargantua & conti-
nuoyt ce proces de jour en jour, en profi
tant comme entendez que peut fayre un
jeune homme de bon sens en tel exercice
ainsi continue. Lequel combien que semblast
pour le commencement difficile, en la conti
nuation tant doulx fut/ legier/ & delecta-
ble, que mieulx ressembloyt un passetemps
de roy, que l’estudelestude d’undun escholier. Toutes
foys Ponocrates pour le sejournerseiourner de ceste
vehemente intention des esperitz advisoyt
une foys le moys quelque jour bien clair
& serain, on quel bougeoient au matin de
la ville, & alloient ou a Gentilly, ou a
Boloigne, ou a Montrouge, ou au pont Cha-
ranton
, ou a Vanves ou a sainct Clou.



[87]
Et la passoient toute la journee a fayre
la plus grande chere, dont ilz se povoient
adviser, raillanrs gaudissans, beuvanrs d’aul
tant
daul
tant
, jouanz, chantant, dansanrs, se voytrans en
quelque beau pre, denigeans des passereaulx/
prenanrs des cailles, peschans aux grenoil-
les, & escrevisses. Mais encores que ycelle
journee feust passee sans livres & lectu-
res, poinct elle n’estoytnestoyt passee sans pro
fit. Car en beau pre ilz recoloient par cueur
quelques plaisans vers de l’agricultu-
re
lagricultu-
re
de Virgile, de Hesiode, du Rustice de
Politian, descryvoient quelquequelques plaisans
epigrammes en latin: puys les mettoient
par rondeaux & balades en langue fran
coise, En bancquetant du vin aisgue sepa
roient l’eauleau, comme l’enseignelenseigne Cato de re
rust
. & Pline, avecques un goubelet de
Lyerre, lavoient le vin en plain bassin d’eaudeau
puys le retiroient avec un embut faisoient
aller l’eauleau d’undun verre en aultre, bastis-
soient plusieurs petitz engins automates,
c’estcest a dyre, soy movens eulx mesmes.

¶Comment feist meu entre les fouaciers de Lerne, & ceulx dndu pays de Gargantua le grand debat, dont furent faictes
grosses guerres. Chap. xxiii.


EN cestuy temps, qui feut la sai-
son de vendanges on commen-
cement de Automne, les ber-
giers de la contree estoient a
guarder les vignes, & empescher que les
estourneaux ne mangeassent les raisins.
F iiii




[88]
En quel temps les fouaciers de Lerne pas
soient le grand quarroy menans dix ou
douze charges de fouaces a la ville.
Lesdictz bergiers les requirent courtoise-
ment leurs en bailler pour leur arengtargent
au pris du marche. Car notez que c’estcest
viande celeste, manger a desjeuner des rai-
sins avecq la fouace fraiche, mesmement
des pineaulx, des fiers, des musca-
deaux, de la bicane, & des foyrars pour
ceulx qui sont constipez de ventre. Car ilz
les font dasleraller long comme un vouge: et
souvent cuydans peter ilz se couchoentconchient, dont
sont nommez les cuidez de vendanges. A
leur requeste ne feurent aulcunement encli-
nez
encli-
nez
, les fouaciers, mais (que pys est) les
oultragerent grandement en les appellant,
Tropditeulx, Breschedens, Plaisans
rousseaulx, Galliers, Riennevaulx,
Rustres, Challans, Hapelopins, Trai-
negeinnesnegaines, gentilz Floquetz, copieux, Lan-
dores, Malotruz, Dendins, Baugears,
Tezez, Gaubregeux, Gogueluz, Cla-
cledens, Boyers d’etronsdetrons. Bergiers de
merde, & aultres telz epithetes diffama
toyres, adjoustans que poinct a eulx n’apar
tenoit
napar
tenoit
manger de ces belles fouaces:
mais qu’ilzquilz se debvoient contenter de gros pain
balle, & de tourte. Auquel oultraige un
d’entr’eulxdentreulx nomme Frogier, bien honeste hom-
me de sa personne, & notable bacchelier
respondit doulcettement. Depuis quand
avez vous prins les cornes, qu’estezquestez tantant



[89]
rogues devenuz? Dea vous nous en
soulliez volentiers bailler, & maintenant
y refussez? Ce n’estnest pas faict de bons voi-
sins, & ainsi ne vous faisons nous, quand
vous venez icy achapter nostre beau
froment: dont vous faictes vos gasteaux
& fouaces: encores par le marche, vous
eussions nous donne de nos raisins.
mais par la mer de vous en pourriez re
pentir, & aurez quelque jour affaire de
nous, lors nous ferons envers vous a
la pareille, & vous en soubveigne Adoncq
Marquet grand bastonnier de la con-
frarie des fouaciers, luy dist. Vrayement
tu es bien acreste a ce matin: tu mengeas
arsoir trop de mil. vien cza/ vien cza, je te
donneray de ma fouace. Lors Forgier
en toute simplesse aprochea tyrant un
unzain de son baudrier: pensant que
Marquet luy deust deposcher de ses
fouaces, mais il luy bailla de son fouet
a travers les jambes si rudement que les
nouz y apparoissoient: puis voulut gai
gner a la fuyte: mais Forgier s’escryasescrya, au
meurtre, & a la force tant qu’ilquil peut, en-
semble luy getta un gros tribard qu’ilquil por
toit soubz son escelle, & le attainct par la
joincture coronale de tala teste, sur l’arte-
re
larte-
re
crotaphique, du couste dextre: en sor
te que Marquet tombit de dessus sa ju-
ment, mieulx semblant un homme mort
que vif. Ce pendent les mestaiers, qui
la aupres challoient les noiz, accouru-



[90]
rent avec leurs grandes gaules & frape
rent sus ces fouaciers comme sus seigle
verd. Les aultres bergiers & bergieres,
ouyans le cry de Forgier, y vindrent avec
leurs fondes & brassiers, & les suyverent
a grands coups de pierres tant menuz
qu’ilquil sembloit que ce feust gresle. Fina-
blement les aconpceurent, & housterent
de leurs fouaces environ quatre ou cinq
douzaines, toutesfoys ilz les payerent
au pris acoustume, & leurs donnerent un
cent de quecas, & troys panerees de francfrancs
aubiers. Ce faict les fouaciers ayderent
a monter Marquet, qui estoit villain-
nement blesse, & s’ensen retournerent a Ler
-ne
sans poursuyvre le chemin de Pa-
rille
: menassans fort & ferme les boviers
bergiers/ & mestaiers de Seuille & de
Synays. Ce faict & bergiers & bergie-
res feirent chere lye avecques ces foua
ces & beaulx raisins/ & se rigollerent en
semble au son de la belle bouzine: se moc-
quans de sesces beaux fouaciers glorieux,
qui avoient trouve male encontre, par
faulte de s’estresestre seignez de la bonne main
au matin. Et avec gros raisins che-
nins estuverent les jambes de Forgier
mignonnement, si bien qu’ilquil feut tantost
guery.

¶Comment les habitans de Lerne par le commandement de Picrochole leur roy assaillerent au despourveu les bergiers de Gargantua. Chap. xxiiii.





[91]


LEs fouaciers retournez a
Lerne soubdain davant boy
re ny manger se transporterent
au capitoly, & la davant leur
roy nomme Picrochole, tiers de ce nom,
proposerent leur complaincte, monstrans
leurs paniers rompuz, leurs robbes des-
sirees, leurs fouaces destroussees, & sin
gulierement Marquet blesse enorme-
ment/ disans le tout avoir este faict par
les bergiers & mestaiers de
Grandgousier, au pres du grand carroy par dela
Seuille. Lequel incontinent entra en
courroux furieux, & sans plus oultre
se interroguer quoy ne comment feist
cryer par son pays ban & arriere ban, &
que un chascun sur peine de la hart con-
vint en armes en la grand place, devant
le chasteau, a heure de midy, pour mieux
confermer son entreprinse, envoya son
ner le tabourin a l’entourlentour de la ville, luy
mesmes ce pendent qu’onquon aprestoit son
disner, alla faire affuster son artillerie,
& desploier son enseigne & oriflant, & char
ger force munitions, tant de harnoys
d’armesdarmes que de gueulles. En disnant
bailla les commissions & feut par son
esdict constitue le seigneur Grippemi-
naud
sus l’avantguardelavantguarde, en laquelle feu
rent contez seize mille hacquebutiers,
vingt cinq mllemille avanturiers. A l’artil-
lerie
lartil-
lerie
feut commis le grand escuyer Touc
quedillon
, en laquelle feurent contees



[92]
neuf cens quatorze grossegrosses pieces de bron-
ze, en canons, doubles canons, baselicz
serpentines, coulevrinescouleurines, bombardes,
foulconsfaulcons, passevolans, spiroles, & aul-
tres pieces. L’arriereLarriere guarde fut baillee
au duc de Raquedenare. En la ba-
taille se tint le roy & les princes de son
royaulme. Ainsi sommairement acou
strez davant que se mettre en voye, en-
voyerent troys cens chevaulx legiers
soubz la conduicte du capitaine En-
goulevent
, pour descouvrir le pays, et
scavoir s’ilsil y avoit nulle embusche par
la contree. Mais avoir diligemment
recherche trouverent tout le pays a l’en-
viron
len-
viron
en paix & silence, sans assemblee
quelconques. Ce que entendent Picro-
chole
commenda que chascun marchast
soubz son enseigne hastivement. Adonc-
ques sans ordre & mesure prindrent les
champs les uns par my les aultres,
guastans & dissipans tout par ou ilz pas
soient, sans espargner ny pouvre ny ri-
che, ny lieu sacre, ny prophane, emme-
noient beufz, vaches, taureaux, veaulx,
genisses, brebis, moutons, chevres et
boucqs: poulles, chapons, poulletz, oy-
zons, jards, oyes, porcs, truyes, guorretz,
abastans les noix, vendangeans les vi-
gnes, emportans les seps, croullans tous
les fruicts des arbres. C’estoitCestoit un desor
dre incomparable de ce qu’ilzquilz faisoient.
Et ne trouverent personne quelzcon-quelcon-



[93]
ques leur resistast, mais un chascun se
mettoit a leur mercy, les suppliant estre
traictez plus humainement, en considera-
tion de ce qu’ilzquilz avoient de tous temps estez
bons & amiables voisins, & que jamais en-
vers eulx ne commisrent exces ne oultrai-
ge, pour ainsi soubdainement estre par iceulx
mal vexez, & que dieu les en puniroit de
brief. Es quelles remonstrances, rien plus
ne respondoient, si non quil qu’ilz qu’ilz leurs vou-
loient aprendre a manger de la fouace.

¶Comment un moyne de Seuille saulva le cloz de l’abbayelabbaye du sac des ennemys. Chap. xxv.


TAnt feirent et tracas-
serent en pillant & lar-
ronnant, qu’ilzquilz arrive-
rent a Seuille: et de-
trousserent hommes &
femmes, et prindrent
ce qu’ilzquilz peurent: rien ne leurs feut ny
trop chaud ny trop pesant. Combien
que la peste y feust par la plus grande
part des maisons, ilz entroient par tout,
& ravissoient tout ce qu’estoytquestoyt dedans,
& jamais nul n’ennen print dangier. Qui
est cas assez merveilleux. Car les curez
vicaires, prescheurs, medicins, chirur-
giens & apothecaires, qui alloient visiter
penser, guerir, prescher, & admonester les
malades, estoient tous mors de l’infectionlinfection
& ces diables pilleurs & meurtriers onc-
ques n’yny prindrent mal. Dont vient cela



[94]
messieurs? pensez y je vous pry. Le bourg
ainsi pille, se transporterent en l’abbayelabbaye
avecques horrible tumulte, mays la trou
verent bien reserree & fermee: dont l’ar-
mee
lar-
mee
principale marcha oultre vers le
gue de Vede , exceptez sept enseignes de
gens de pied & deux cens lances qui la
resterent & rompirent les murailles du
cloux affin de guaster toute la vendan
ge. Les pouvres diables de moynes ne
scavoient auquel de leurs saincts se vouer/
a toutes adventures feirent sonner ad
capitulum capitulantes
: la feut decrete qu’ilzquilz
feroient une belle procession, renforcee de
beaux prechans & letanies contra hostium
insidias
, & beaux responds pro pace. En
l’abbayelabbaye estoyt pour lors un moyne clau
strier nomme frere Jan des entommeures ,
jeune, guallant, frisque, dehayt, bien a dex
tre, hardy, adventureux delibere, hault,
maigre, bien fendu de geule, bien advan
tage en nez, beau depescheur d’heuresdheures beau
debrideur de messes, pour tout dire, un
vray moyne si oncques en feut depuys
que le monde moyna. Icelluy entendent
le bruyt que faisoyent les ennemys par le
clous de leur vigne, sortit hors pour veoir
ce qu’ilzquilz faisoient. Et advisant qu’ilzquilz ven-
dangeoient leursleur clous, on quel estoyt leur
boyte de tout l’anlan fondee, s’ensen retourne
au cueur de l’egliseleglise ou estoient les aultres
moynes tous estonnez comme fondeurs de
cloches, lesquelz voyant chanter, Im. im.



[95]
im/pe/e/e/e/e/e/tum/um/in/i/ni/i/mi/co/o/
o/o/o/o/rum/um./ C’estCest, dist il, bien chien
chante. Vertus dieu, que ne chantez vous
A dieu paniers, vendanges sont faictez?
Je me donne au diable, s’ilzsilz ne sont en
nostre clous, & tant bien couppent & seps
& raisins, qu’ilquil n’yny aura par le corps dieu
de quatre annees que halleboter dedans.
Ventre sainct Jacques que boyrons nous
cependent, nous aultres pauvres diables?
Seigneur dieu da mihi potum. Lors dist
le prieur claustral. Que fera cest hyvroi-
gne ycy? Qu’onQuon me le mene en prison,
troubler ainsi le service divin? Mays,
dist le moine, le service du vin faisons
tant qu’ilquil ne soyt trouble, car vous mes
mes monsieur le prieur, aymez boyre
du meilleur, sy faict tout homme de bien,
Jamays homme noble ne hayst le bon
vin. Mais ces responds que chantez
ycy ne sont par dieu pas de saison. Pour
quoy sont nos heures en temps de mois-
sons & de vendanges courtes, & en L’adventLadvent
& tout l’hyverlhyver tant longues? Feu de bonne
memoyre frere Mace Pelosse , vray zela-
teur, ou je me donne au diable, de nostre
religion, me dist, il m’enmen soubvient, que la
raison estoyt, affin qu’enquen ceste saison nous
facions bien serrer & fayre le vin & qu’enquen
hyver nous le humons. Escoutez mes-
sieurs vous aultres: qui ayme le vin le
cor dieu sy neme suyve. Car hardiment que
sainct Antoine me arde sy ceulx tastent



[96]
du pyot, qui n’aurontnauront secouru la vigne
Ventre dieu, les biens de l’egliseleglise? ha non
non. Diable sainct Thomas l’angloyslangloys
voulut bien pour yceux mourir, si je y
mouroys ne seroys je pas sainct de mes-
mes? Je n’yny mourray ja pourtant, car c’estcest
moy qui le foys es aultres. Ce disant
mist bas son grand habit, & se saisit du ba
ston de la croix, qui estoyt de cueur de cor
mier long comme une lance, rond a plain
poing & quelque peu seme de fleurs de lys
toutes presque effacees. Ainsi sortit en
beau sayon & mist son froc en escharpe.
Et de son baston de la croix donna sy
brusquement sus les ennemys qui sans
ordre ny enseigne, ny trompette, ny ta-
borin par my le clous vendangoient: Car les
porteguydons & portenseignes avoient
mys leurs guidons & enseignes l’oreeloree des
meursmurs, les tabourineurs avoient defon-
cez leurs tabouirnstabourins d’undun couste, pour les
emplir de rasinsraisins, les trompettes estoient
chargez de moussines, chascun estoyt des
raye, Il chocqua doncques si roydement
sus eulx sans dyre guare, qu’ilquil les renver
soyt comme porcs frapant a tors & a travers
a la vieille escrime, es uns escarbouil-
loyt la cervelle, es aultres rompoyt bras
& jambes, es aultres deslochoyt les spon
dyles du coul, es aultres demoulloyt
les reins, avalloyt le nez, poschoyt les
yeulx, fendoyt les mandibules, enfoncoyt
les dens en la gueule, descroulloyt les



[97]
omoplates, spaceloytsphaceloyt les greves, desgon-
doit les ischies/ debezilloit les faucilles.
Si quelq’unquelqun se vouloyt cascher entre les
seps plus espes, a icelluy freussoit toute
l’arestelareste du doux: & l’esrenoitlesrenoit come un chien.
Si aulcun saulver se vouloyt en fuyant,
a ycelluy faisoyt voler la teste en pieces
par la commissure lambdoide. Sy quelq’unquelqun
gravoyt en une arbre pensant y estre en
seurete, ycelluy de son baston empaloyt
par le fondement. Si quelq’unquelqun de sa vieil-
le congnoissance luy crioyt. Ha frere Jean
mon amy, frere Jean je me rend. Il t’esttest
(disoit il) bien force. Mays ensemble tu
rendras l’amelame a tous les diables. Et soub-
dain luy donnoit dronos. Et si persone tant
feust esprins de temerite qu’ilquil luy voulust
resister en face, la monstroyt il la force de
ses muscles. Car il leurs transpercoyt
la poictrine par le mediastine & par le cueur
a d’aultresdaultres donnant suz la faulte des cou-
stes, leurs subvertissoyt l’estomachlestomach, & mou
roient soubdainement, es aultres tant fie-
rement frappoyt par le nombril.[unclear] qu’il quilzquil leurs
faisoyt sortir les tripes, es aultres par
my les couillons persoyt le boiau cul-
lier. Croiez que c’estoitcestoit le plus horrible spe-
ctacle qu’onquon veit oncques, les uns cryoient
saincte Barbe, les aultres sainct Geor
ges
, les aultres saincte Nytouche, les
aultres nostre Dame de Cunault , de
Laurette, de bonnes nouvelles / de la le
nou
/ de riviere . Les uns se vouoyent
G




[98]
a sainct Jacques , les aultres au sainct
Suaire de Chambery, mays il brusla
troys moys apres si bien qu’onquon n’ennen peut
salver un seul brin. Les aultres a Ca-
douyn
, Les aultres a sainct Jean d’an
gely
dan
gely
. Les aultres a sainct Eutrope de
Xainctes
, a sainct Mesmes de Chinon ,
a sainct Martin de Candes , a sainct
Clouaud de Sinays
: es reliques de Ja-
vrezay
Ja-
urezay
: & mille aultres bons petits sainctz
Les uns mouroient sans parler, les
aultres cryoient a haulte voix. Con-
fession. Confession. Confiteor. Mise-
rere. In manus
. Tant fut grand le crys
des navrez. que le prieur de l’abbayelabbaye avec-
ques tous ses moines sortirent, Lesquelz
quand apperceurent ces pauvres gens
ainsi ruez par my la vigne & blessez a mort
en confesserent quelques uns. Mays ce
pendent que les prestres se amusoient a
confesser: les petitz moinetons coururent
au lieu onou estoyt frere Jean , luy deman
derent en quoy il vouloyt qu’ilzquilz luy ay-
dassent, A quoy respondit, qu’ilzquilz esguor-
getassent ceulx qui estoient portez par
terre. Adoncques laissans leurs grandes
cappes sus une treille au plus pres, com-
mencerent d’esguorgeterdesguorgeter/ & achever ceulx
qu’ilquil avoit desja meurtryz. Scavez vous
de quelz ferremens? A beaux gouetz, qui
sont petitz demy cousteaux dont les pe
titz enfans de nostre pays cernent leles noix
Puys a tout son baston de croix, guain-



[99]
gna la breche qu’avoientquavoient faict les enne-
mys. Aulcuns des moinetons empor-
terent les enseignes & guydons en leurs
chambres pour en faire des jartiers. Mays
quand ceulx qui s’estoientsestoient confessez vou-
leurent sortir par ycelle bresche, Le moy-
ne les assomoyt de coups, disant ceulx
cy sont confes & repentans. & ont guai-
gne les pardons: ilz s’ensen vont en Para-
dis
aussy droict comme une faucille, & com-
me est le chemin de Faye. Ainsi par sa
prouesse feurent desconfiz tous ceulx de
l’armeelarmee qui estoient entrez dedans le clous
jusques au nombre de treze mille six cens
vingt & deux, Jamays Maugis her-
mite ne se porta sy vaillamment a tout son
bourdon contre les Sarrasins des quelz
est escript es gestes des quatre filz Hay-
mon
, comme feist le moyne a l’encontrelencontre des
ennemys avecq le baston de la croix.

¶Comment Picrochole print d’asaultdassault la roche Clermaud & le regret & difficulte que feist Grandgousier de entreprendre guerre. Chap. xxvi.


CE pendent que le moyne
s’escarmouchoitsescarmouchoit comme avons
dict contre ceulx qui avoient
entre le clous., Picrochole
a grande hastivete passa le
gue de Vede avecques ses gens & assaillit
la roche Clermaud, on quel lieu ne luy
feut faicte resistance quelconques, & par
ce qu’ilquil estoyt ja nuyct delibera en ycelle
G ii




[100]
ville se hebregerheberger soy & ses gens, & refras-
chir
refrais-
chir
de sa cholere pungitive[sic]. Au matin
prit d’assaultdassault les boullevars & chasteau
& le rempara tresbien: & le proveut de muni-
tions requises, pensant la fayre sa retraicte
si d’ailleursdailleurs estoyt assailly. Car le lieu
estoyt fort & par art & par nature, a cau
se de sa situation, & assiete. Or laissons
les la, & retournons a nostre bon-
Gargantua qui est a Paris bien instant a
l’estudelestude de bonnes letres & exercitations
athleticques, & le vieulx bon homme Grand
gousier
son pere, qui apres souper se chauf
fe les couiles a un beau clair & gransgrand feu
& attendent graisler des chastaignes
escript on foyer avec un baston brusle
d’undun bout, dont on escharbotte le feu:
faisant a sa femme & famille de beaux
contes du temps jadys. Un des ber-
giers qui guardoient les vignes nom-
me Pillot: se transporta devers luy
en ycelle heure, & raconta entierement les
exces & pillaiges que faisoyt Picrochole
roy de Lerne en ses terres & dommaines,
& comment il avoyt pille/ guaste/ sacage
tout le pays, excepte le clous de Seuille
que frere Jean des entommeures avoyt
saulve a son honneur, & de present estoyt
ledit roy en la roche clermaud: ou a gran
de instance se remparoyt, luy & ses gens.
Holos/ Holos dist Grandgousier, qu’estquest
cecy bonnes gens? Songe je ou si vray est
ce qu’onquon me dict? Picrochole mon amy



[101]
ancien, de tout temps, de toute race & al-
liance me vient il assaillir? Qui le meut?
qui le poinct? qui le conduict? qui l’ala ainsi
conseille? Ho/ ho/ ho/ ho/ ho. Mon dieu
mon saulveur, ayde moy, inspire moy,
conseille moy a ce qu’estquest de faire. Je pro
teste, je jure davant toy, ainsy me soys
tu favorable, sy jamais a luy desplaisir
ne a ses gens dommage, ne en ses terres je
feys pillerie, mais bien au contrayre, je
l’aylay secouru de gens, d’argentdargent, de faveur
& de conseil, en tous cas, que ay peu con
gnoistre son adventaige. Qu’ilQuil me ayt
doncques en ce poinct oultrage, ce ne peut
estre que par l’espritlesprit maling. Bon dieu tu
cognoys mon couraige, car a toy rien ne
peut estre cele. Si par cas il estoyt devenu
furieux, & que pour luy rehabilliter son cer-
veau tu me l’eusseleusse ycy envoye: donne
moy & povoir/ & scavoir le rendre au jouc
de ton sainct vouloir par bonne disci-
pline. Ho/ ho/ ho. Mes bonnes gens mes
amys, & mes feaulx serviteurs, fauldra
il que je vous empesche a me y ayder?
Las, ma vieillesse ne requeroyt dorena-
vant que repous, & toute ma vye n’aynay rien
tant procure que paix. Mais il fault,
je le voy bien, que maintenant de harnoys
je charge mes pauvres espaules lasses
& foibles, & en ma main tremblante je prei
gne la lance & la masse: pour secourir &
guarantir mes pauvres subjectzsubiectz. La rai-
son le veult ainsi, car de leur labeur je
G iii




[102]
suys entretenu, & de leur sueur je suys
nourry moy, mes enfans & ma famile.
Ce non obstant, je n’entreprendraynentreprendray poinct
guerre, que je n’ayenaye essaye tous les ars &
moyens de paix, la je me resolus. Adonc
ques feist convocquer son conseil & propousa
l’affayrelaffayre tel comme il estoyt. Et feut con-
clut qu’onquon envoyroyt quelque homme pru
dent devers Picrochole, scavoir pour-
quoy ainsi soubdainement estoyt party
de son repous, & envahy les terres, es quel
les n’avoytnavoyt droict quiconques. Davan
taige qu’onquon envoyast querir Gargantua
& ses gens, affin de maintenir le pays, &
defendre a ce besoing. Le tout pleut a
Grandgousier & commenda que ainsi
feust faict. Dont sus l’heurelheure envoya le
Basque son laquays querir a toute di-
ligence Gargantua Et luy escryvit com
me s’ensuytsensuyt.

Le[sic] teneur des letres que- Grandgousier escryvoyt a Gargantua. Chap. xxvii.


LA ferveur de tes estudes re-
queroyt que de long temps ne te
revocasse de cestuy philo-
sophicque repous, sy la con-
fiance de nos amys & anciens
confederez n’eustneust de present frustre la seu-
rete de ma viellesse. Mays puis que tel-
le est cette fatale destinee, que par yceulx
soye inquiete: es quelz plus je me repou
soye, force me est te rappeller au subside



[103]
des gens & biens qui te sont par droict
naturel affiezassiez. Car ainsi comme debiles
sont les armes au dehors, si le conseil
n’estnest en la maison: aussi vaine est l’estu-
de
lestu-
de
& le conseil inutile: qui en temps opor
tun par vertus n’estnest execute & son effect
reduict. Ma deliberation n’estnest poinct de
provocquer, mays de apayser, d’assaillirdassaillir
mays defendre: de conquester, mays de guar
der mes feaulx subjectzsubiectz & terres heredi-
taires. Es quelles est hostilement entre
Picrochole, sans cause ny occasion, et
de jour en jour porsuyt sa furieuse entre
prinse avecques exces non tolerables
a persones liberes. Je me suis en debvoir
mys pour moderer sa cholere tyrannic
que luy offrent tout ce que je pensoys
luy povoir estre en contentement, & par
plusieurs foys ay envoye amiablement
devers luy pour entendre en quoy, par
qui, & comment il se sentoyt oultrage, mays
de luy n’aynay eu responce que de voluntai-
re deffiance, & que en mes terres preten-
doyt seulement droict de bien seance. Dont
j’ayjay congneu que dieu eternel l’ala laisse au
gouvernail de son franc arbitre & propre
sens, qui ne peut estre qneque meschant sy
par grace divine n’estnest continuellement
guyde: & pour le contenir en office & re-
duyre a congnoissance me l’ala ycy envoye
a molestes enseignes. Pourtant mon
filz bien ame le plus toust que fayre pour-
as ces letres veues retourne a diligen-
G iiii




[104]
ce secourir non tant moy (ce que toutesfoys
par pitie naturellement tu doibs) que les
tiens, lesquelz par raison tu peuz saul-
ver et guarder. L’exploictLexploict sera faict a
moindre effusion de sang que sera possi-
ble. Et si possible est par engins plus ex-
pediens, cauteles & ruzes de guerre nous
saulverons toutes les ames: & les en-
voyerons joyeux a leurs domiciles. Tres
chier filz la paix de Christ nostre redem-
pteur soyt avecques toy. Salue
Ponocrates, Gymnaste, & Eudemon de par
moy. Du vingtiesme de Septembre.
Ton pere Grandgousier.

¶Comment Ulrich Gallet fut envoye devers Picrochole. Cap. xxviii.


LEs letres dictees & signe
es, Grandgouzier ordon-
na que Ulrich Gallet ,
maistre de ses requestes
homme saige & discret, du
quel en divers & contencieux affaires il
avoyt esprouve la vertus & bon advys
allast devers Picrochole, pour luy re-
monstrer ce que par eulx avoit este de-
crete. En celle heure partit le bon hom-
me Gallet, & passe le gue demanda au
meusnier, de l’estatlestat de Picrochole: lequel
luy feist responce que ses gens ne luy
avoient laisse ny coq ny geline & qu’ilzquilz s’e-
stoient
se-
stoient
enserrez en la roche Clermaud, &



[105]
qu’ilquil ne luy conseilloyt poinct de proce-
der oultre de peur du guet, car leur fu-
reur estoyt enorme. Ce que facilement
il creut, & pour celle nuict hebergea avec
ques le meusnier. Au lendemain matin,
se transporta avecques la trompette a
la porte du chasteau, & requist es guar-
des, qu’ilzquilz le feissent parler au roy pour
son profit. Les parolles annoncees au
roy ne consentit aulcunement qu’onquon luy
ouvrist la porte, mays se transporta sus
le boulevard, & dist a l’embassadeurlembassadeur. Qu’iQui
a il de nouveau? que voulez vous dyre?
Adoncques l’embassadeurlembassadeur propousa com
me s’ensuytsensuyt.

¶La harangue faicte par Gallet a Picrochole. Chap. xxix.


PLus juste cause de dou
leur naistre ne peut en-
tre les humains que si du
lieu dont par droicture
esperoient grace & bene-
volence, ilz repcevent en-
nuy & dommaige. Et non sans cause (com-
bien que sans raison) plusieurs venuz en
tel accident, ont ceste indignite moins
estime tolerable, que leur vie propre, & en
cas que par force ny aultre engin ne l’ontlont
peu corriger, se sont eulx mesmes privez
de ceste lumiere. Doncques merveille
n’estnest si le roy Grandgouzier mon mai-
stre est a ta furieuse & hostile venue saisy
de grand desplaisir & perturbe en son en-



[106]
tendement, merveille seroit si ne l’avoientlavoient
esmeu les exces incomparables, qui en
ses terres/ & subjectzsubiectz ont este par toy/ et
tes gens commis, es quelz n’ana este ob-
mis nul exemple d’inhumanitedinhumanite. Ce que
luy est tant grief de soy par la cordiale
affection/ de laquelle a chery ses subjectzsubiectz,
que a mortel homme plus estre ne scau
roit, toutesfoys sus l’estimationlestimation humai-
ne plus grief luy est/ en tant que par
toy/ et les tiens ont este ces griefz/ et
tords faictz. Qui de toute memoyre et
anciennete aviez toy & tes peres une
amitie avecques luy/ & tous cesses ancestres
conceue, laquelle jusques a present com-
me sacreeesacree ensemble aviez inviolable-
ment maintenue/ guardee/ & entretenue,
si bien que non luy seullement, ny les
siens, mais les nations Barbares/
Poictevins/ Bretons/ Manseaux, et
ceulx qui habitent oultre les isles de
Canarre
/ & Isabella, ont estime aussi
facile demollir le firmament/ & les abys-
mes eriger au dessus des nues, que de-
semparer vostre alliance: & tant le ontl’ont
redoubtee en leurs entreprinses, que
n’ontnont jamais ouze provoquer/ irriter/ ny
endommaiger l’unlun par craincte de l’aultrelaultre.
Plus y a. Ceste sacree amytie tant a
emply ce ciel, que peu de gens sont au-
jourdhuy
au-
iourdhuy
habitans par tout le continent
& isles de L’oceanLocean, qui ne ayent ambi-
tieusement aspire estre receuz en icelle



[107]
a pactes par vous mesmes condition-
nez: autant estimant vostre confedera-
tion que leurs propres terres/ & dommai-
maines. En sorte que de toute memoy-
re n’ana este prince ny ligue tant efferee/
ou superbe qui ait ouze courir sus, je ne
dys pas vos terres, mais celles de vos
confederez. Et si par conseil precipite/
ont encontre eulx attempte quelque cas
de nouvellete, le nom & tiltre de vostre
alliance entendu, ont soubdain desiste
de leurs entreprinses. Quelle furie donc-
ques vous esmeut maintenant, toute
alliance brisee, toute amytie conculquee,
tout droit trespasse/ envahir hostilement
ses terres, sans en rien avoir este par
luy ny les siens endommaige, irrite, ny
provoque? Ou est foy? ou est loy? ou
est raison? ou est humanite, ou est crain-
cte de dieu? Cuyde tu ces oultraiges
estre recellees es espritz eternelz/ & au
Dieu souverain, qui est juste retributeur
de nos entreprinses? Si le cuyde, tu te
trompe, car toutes choses viendront a
son jugement. Sont ce fatales destinees,
ou influences des astres qui voulent
mettre fin a tes ayzes & repous? Ainsi
ont toutes choses leur fin & periode. Et
quand elles sont venues a leur poinct
supellatif, elles sont en bas ruinees, car
elles ne peuvent long temps en tel estat
demourer: C’estCest la fin de ceulx qui leurs
fortunes & prosperitez ne peuvent par



[108]
raison & temperance moderer. Mais si
ainsi estoit phee, & deust ores ton heur
& repos prendre fin, failloit il que ce feust
en incommodant a mon roy: celluy
par lequel tu estoys estably? Si ta
maison debvoit ruiner, failloit il qu’enquen
sa ruyne elle tombast suz les atres de
celluy qui l’avoytlavoyt aornee? La chose est
tant hors les mettes de raison, tant ab-
horrente de sens commun/ que a pene
peut elle estre par humain entendement
conceue: & tant demourera non creable
entre les estrangiers, jusques a ce que
l’effectleffect asseure & tesmoigne leur donne a
entendre, que rien n’estnest ny sainct, ny sa-
cre a ceulx qui se sont emancipez de dieu
& raison, pour suyvre leurs affections
perverses. Si quelque tort eust este par
nous faict en tes subjectzsubiectz/ & dommai-
nes, si par nous eust este porte faveur a
tes mal vouluz, si en tes affaires ne
te eussions secouru, si par nous ton
nom et honneur eut este blesse: Ou
pour mieulx dyre, si l’esperitlesperit calumnia-
teur tentant a mal te tyrer eust par fal-
laces especes/ & phantasmes ludifica-
toyres mys en ton entendement, que
envers toy eussions faict chose non
digne de nostre ancienne amytie, Tu
debvoys premier te enquerir de la ve-
rite, puis nous en admonnnesteradmonnester. Et
nous eussions tant a ton gre satis-
faict, que eusse eu occasion de toy con-



[109]
tenter. Mais (o dieu eternel) quelle
est ton entreprinse? Vouldroys tu
comme tyrant perfide piller ainsi/ & dis-
siper le royaulme de mon maistre? Le
as tu esprouve tant ignave/ & stupide, qu’ilquil
ne voulust: ou tant destitue de gens/ d’ar-
gent
dar-
gent
/ de conseil/ & d’artdart militare, qu’ilquil ne
peust resister a tes iniques assaulx?
Depars d’icydicy presentement, & demain pour
tout le jour soye retyre en tes terres,
sans par le chemin faire aulcun tumul-
te ny force. Et paye mille bezans d’ordor
pour les dommaiges que tu as faict en ces
terres. La moytie bailleras demain,
l’aultrelaultre moytie payeras es Ides de
May prochainement venant: nous de-
laissant ce pendent pour houstaige les
Ducs de Tournemoule/ de Basdefes-
ses
/ & de Menuail, ensemble le prince de
Gratelles
/ & le viconte de Morpiaille.

¶Comment Grandgouzier pour achapter paix feist rendre les fouaces. Cap. xxx.


ATant se teut le bon hom
me Gallet, mays Pi-
crochole
a tous ses propos ne
respondit aultre chose, si non
Venez les querir: venez les
querir. Ilz ont belle couille & molle. Ilz
vous brayeront[sic] de la fouace. Adoncques
s’ensen retourne vers Grandgousier, lequel
trouva a genous, teste nue, encline en un
petit coing de son cabinet, pryant dieu



[110]
qu’il quilzquil vouzist amollir la cholere de Pi-
crochole
/ & le mettre au poinct de rai-
son, sans y proceder par force. Quand
veit le bon homme de retour il luy de-
manda. Ha moymon amy mon amy, quelles
nouvelles m’apportezmapportez vous? Il n’yny a, dist
Gallet, ordre, cest homme est du tout hors
du sens, & delaisse de dieu. Voyre mays
dist Grandgousier, mon amy quelle cau-
se pretend il de cest exces? Il ne me a,
dist Gallet, cause queconques expose.
Sy non qu’ilquil m’ama dict en cholere quelques
motz de fouaces. Je ne scay si l’onlon au-
royt poinct faict d’oultrage daultragedoultrage a ses foua-
ciers, Je le vieulxveulx, dist Grandgousier,
bien entendre davant qu’aultrequaultre chose deli
berer sur ce que seroyt de fayre. Allors man
da scavoir de cest affayre, & trouva pour
vray qu’onquon avoyt prins par force quelques
fouaces de ses gens, & que Marquet avoyt
eu un coup de tribard sus la teste. Tou
tesfoys que le tout avoyt este bien paye, &
que ledict Marquet avoyt premier bles
se Forgier de son fouet par les jambes. Et
sembla a tout son conseil que en toute for
ce il se doibvoyt defendre. Ce non obstant.
dist Grandgouzier. Puys qu’ilquil n’estnest que-
stion que de quelques fouaces, je assaye
ray le contenter, car il me desplaist par
trop de lever guerre. Adoncques s’enque-
sta
senque-
sta
combien on avoyt prins de fouaces et
entendent quatre ou cinq douzaines, com-
menda qu’onquon en feist cinq charretees en



[111]
icelle nuyct, & que l’unelune feust de foua-
ces faictes a beau beurre, beaux moy-
eux d’eufzdeufz. beau saffran, & belles espices
pour estre distribueedistribuees a Marquet, & que pour
ses interestz, il luy donnoyt sept cens mille
Philippus pour payer les barbiers qui
l’auroientlauroient pense, & d’abondantdabondant luy don-
noyt la mestayrie de la Pomardiere a
perpetuite franche pour luy & les siens
Pour le tout conduyre & passer fut en-
voye Gallet. Lequel par le chemin, feist
cuillir pres de la saulloye force grands ra
meaux de cannes & rouzeaux & en feist
armer autour leurs charrettes, & chas-
cun des chartiers, & luy mesmes en tint
un en sa main: par ce voulant donner a
congnoistre qu’ilzquilz ne demandoient que
la paix, & qu’ilzquilz venoyent pour l’achapterlachapter
Eulx venuz a la porte requirent parler
a Picrochole de par Grandguosier. Picro
chole
ne voulut oncques les laisser en-
trer, ny aller a eulx parler, & leur manda
qu’ilquil estoyt empesche, mays qu’ilzquilz dissent
ce qu’ilzquilz vouldroient au capitaine
Toucquedillon
lequel affeustoyt quelque pie
re
pie
ce
sus les murailles. Adoncq luy dist le
bon homme. Seigneur pour vous recinderrescinder
toute ance de debat & houster toute ex-
cuse que ne retournez en nostre premiere
alliance, nous vous rendons presente-
ment les fouaces, dont est la controver
se. Cinq douzaines en prindrent nos gens
elles furent tresbien payeez, nous aymons



[112]
tant la paix que nous en rendons cinq charet-
tes: desquelles ceste icy sera pour Marquet,
qui plus se plainct. Dadventaige pour le
contenter entierement, voy la sept cens mille
Philippus que je luy livre, & pour l’interestlinterest qu’ilquil
pourroyt pretendre, je luy cede la mestayrie
de la Pomardiere
, a perpetuite pour luy
& les siens, possedable en franc alloy.
voyez cy le contract de la transaction.
Et pour dieu vivons dorenavant en
paix, & vous retirez en vos terres joyeu-
sement, cedant ceste place icy, en laque-
le n’aveznavez droict quelconques, comme bien
le confessez Et amys comme par avant.
Toucquedillon raconta le tout a Pi-
crochole
, & de plus en plus envenima
son couraige luy disant: Ces rustres
ont belle peur. Par dieu Grandgouzier
se conchie, le pouvre beuveur, ce n’estnest pas
son cas d’allerdaller en guerre, mais ouy bien
de vuider les flascons. Je suis d’opiniondopinion
que retenons ces fouaces & l’argentlargent, et
au reste nous hastons de remparer icy pour
suivre nostre fortune. Mais pensent ilz
pas bien avoir affaire a une duppe, de
vous paistre de ces fouaces? voyla que
c’estcest, le bon traictement & la grande fa-
miliarite que leurs avez par cy davant
tenue, vous ont rendu envers eulx con-
temptible. Oignez villain, il vous poin-
dra. Poignez villain, il vous oindra. Cza/
cza, cza/ dist Picrochole, sainct Jacques
ilz en auront, faictez ainsi qu’avezquavez dict.



[113]
D’uneDune chose, dist Toucquedillon, vous
vieulxveulx je advertir. Nous sommes icy
assez mal avituaillez: & pourveuz mai-
grement des harnoys de gueule. Si
Grandgouzier nous mettoit siege, des
a present m’enmen irois faire arracher les
dens toutes, seulement que troys me re-
stassent, autant a vos gens comme a
moy, avec icelles nous n’avangeronsnavangerons que
trop a manger nos munitions. Nous
dist Picrochole, n’auronsnaurons que trop man
geailles. Sommes nous icy pour man-
ger ou pour batailler? Pour batailler
vrayement dist Toucquedillon. Mais de
la panse vient la dance. Et ou faim regne:
force exule. Tant jazer: dist Picrochole.
Saisissez ce qu’ilzquilz ont amene. Adoncques
prindrent argent & fouaces & beufz & char
rettes. & les renvoyerent sans mot dire,
si non que plus n’aprochassentnaprochassent de si pres
pour la cause qu’onquon leur diroit demain.
Ainsi sans rien faire retournerent devers
Grandgouzier, & luy conterent le tout: adjouadiou
stans qu’ilquil n’estoytnestoyt aulcun espoir, de les
tyrer a paix, si non a vive & forte guerre.

¶Comment certains gouverneurs de Picrochole par conseil precipite le mirent on dernier peril. Chap. xxxi.


LEs fouaces destroussees
comparurent davant-
Picrochole, les duc de-
Menuail
, comte Spadassin, et
capitaine Merdaille, et
H




[114]
luy dirent, Sire aujourdhuyauiourdhuy nous vous
rendons le plus heureux & plus cheva
lureux
cheva
leureux
prince qui oncques feut depuis
la mort de Alexandre Macedon. Le mo-
yen en est tel, vous laisserez icy quelque ca
pitaine en garnison avec petite bande de
gens, pour garder la place, laquelle nous
semble assez forte: tant par nature, que
par les rampars faictz a vostre inven-
tion. Vostre armee partirez en deux, com
me trop mieulx l’entendezlentendez. L’uneLune par-
tie yra ruer sur ce Grandgozier, et ses
gens. Par icelle sera de prime abordee
facillement deconfit. La recouvrerez
argent a tas. L’aultreLaultre partie en ce pen-
dent tirera vers Onys, Sanctonge,
Angomoys, & Gascoigne: ensemble-
Perigot, Medoc, & Elanes. Sans resisten
ce prandront villes, chasteaulx, & forte-
resses. A Bayonne, a sainct Jehan de
Luc
, & Fontarabie saysirez toutes les
naufz, & coustoyant vers Gallice, &
Portugal, pillerez tous les lieux maritimes,
jusques a Ulisbone ou aurez renfort de
tout equipage requis a un conquerent.
Par le corbieu Hespaigne se rendra, car
ce ne sont que madourrez. Passerez par
l’estroictlestroict de Sybille, & la erigerez deux
colunnes plus magnificques que cel-
les de Hercules, a perpetuelle memoire
de vostre nom. Et sera nomme cestuy
destroict la mer Picrocholine. Passee
la mer Picrocholine, voicy Barberous



[115]
se
qui se rend vostre esclave. Je (dist Pi-
crochole
) le prandray a mercy. Voyre
(dirent ilz) pourveu qu’ilquil se face baptizer.
Et oppugnerez les royaulmes de
Tunic
, de Hippes, hardiment toute Barba-
rie. En passant oultre retiendrez en vo
stre main MajorqueMaiorque , Minorque,
Sardaine, Corsicque, & aultres isles de la
mer Ligusticque & Baleare. Cousto-
yant a gausche, dominerez toute la-
gaule Narbonicque, Provence. & Allobro
ges, Genes, Florence, Lucques, & a dieu
seas Rome. Le pouvre monsieur du pa
pe meurt desja de peur. (Par ma foy
dist Picrochole, je ne luy baiseray ja
sa pantoufle) Prinze Italie voyla
Naples, Calabre, Apoulle et Sicile tou-
tes a sac. & Malthe avecq. Je voul-
drois bien que les plaisans cheva-
liers jadicts Rhodiens vous resistas-
sent, pour veoir de leur urine. Je yroys
(dist Picrochole) voluntiers a-
Laurette. Rien, rien, dirent ilz, ce sera au retour.
De la prendrons Candie, Cypre,
Rhodes, & les isles Cyclades. & donnerons
sus la Moree. Nous la tenons. Sainct
Treignan
dieu gard Hierusalem. car
le Soubdan n’estnest pas comparable a vo-
stre puissance. Je (dist il) feray doncques
bastir le temple de Salomon . Non di
rent ilz, encores. attendez un peu: ne so-
yez jamais tant soubdain a vos entre-
prises, Scavez vous que disoit Octa-
H ii




[116]
vien Auguste
? Festina lente. Il vous
convient premierement avoir L’asieLasie mi
nour
, Carie, Lycie, Pamphilie, -
Cilicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Betune,
Charazie, Satalie, Samagari, -
Castamena, Luga, Savasta: jusques a
Euphrates. Voyrons nous, dist Pi-
crochole
, Babylone, & le mont Si-
nay
? Il n’estnest, dirent ilz, ja besoing pour ceste
heure. N’estNest ce pas assez tracasse de a-
voir oultre passe les monts Caspies,
avoir transfrete la mer Hircane, & che
vauche les deux Armenies, & les troys
Arabies
? Par ma foy, dist il, nous som-
mes affolez. Ha pauvres gens (Quoy?
dirent ilz) Que boyrons nous par ces
desers? Nous dirent ilz, avons ja donne
ordre a tout. Par la mer Siriace vous
avez neuf mille quatorze grands naufz
chargees des meilleurs vins du mon-
de, elles arriverent a Japhes. La se sont
trouvez vingt & deux cent mille cha-
meaux, & seize cens Elephans, lesquelz
avez prins a une chasse environ-
Sigeilmes, lors que entrastes en Lybie: & d’a-
bondant
da-
bondant
eustes toute la Caravane de
Lamecha. Ne vous fournirent ilz pas
de vin a suffisance? Voyre mais, dist il,
nous ne beumez poinct frais. Ha, dirent
ilz, par la vertus non pas d’undun petit pois
son un preux, un conquerent, un preten
dent & aspirant a l’empirelempire univers, ne
peut pas tousjours avoir ses aizes.



[117]
Dieu soit loue que estez venu vous et
voz gens saufz & entiers jusques au fleuve
du Tigre
. Mais dist il, que faict ce pen-
dent la part de nostre armee qui desconfit
ce villain humeux Grandgousier? Ilz
ne chomment pas dirent ilz, nous les
rencontrerons tantost/ Ilz vous ont
pris Bretaigne, Normandie, Flandres,
Haynault, Barband, Artoys,
Hollande, Selande, ilz ont passe le Rhein par
sus le ventre des Sueves & Lancque-
netz, & part d’entredentre eulx ont dompte-
Luxembourg: Lorraine, la Champaigne,
Savoye, jusques a Lyon, auquel lieu outont
trouve voz garnisons retournans des con-
questes navales de la mer Mediterra-
nee
. Et se sont reassemblez en Boheme,
apres avoir mys a sac Soueve, Vuitem-
berg
, Bavieres, Austriche, Moravie &
Stirie. Puis ont donne fierement en-
semble sus Lubek, Norvverge, Svve-
den
, Richz, Dace, Gotthic, Eugrone-
land
Engrone-
land
, les Estrelins, jusques a la Mer
Glaciale
. Et ce faict conquesterent les
Isles Orchades, & subjuguerentsubiuguerent-
Escosse, Angleterre, & Irlande. De la navi-
gans par la Mer sabuleuse, & par les
Sarmates, ont vaincu & domine Prus
sie
, Polonie, Lithvanie, RusseRussie , -
Valache, la Transsylvane, & Hongrie,
Bulgarie, Turquie, & sont a
Constantino
ple
. Allons nous, dist Picrochole, ren᷒
dre
ren
dre
a eulx, le plus toust. car je veulx estre
H iii




[118]
aussi empereur de Thebizonde. Ne tue-
rons nous pas tous ces chiens Turcs
& Mahumetistes? Que diable, dirent
ilz, ferons nous doncques? Et donne-
rez leurs biens & terres, a ceulx qui vous
auront servy honnestement. La raison,
dist il, le veult. c’estcest equite. Je vous don
ne la Carmaigne, Surie, & toute- Pa-
lestine
. Ha, dirent ilz, Cyre, c’estcest du bien
de vous: grand mercy. Dieu vous fa-
ce bien tousjours prosperer. La present
estoit un vieux gentil homme esprove
en divers hazars, & vray routier de guer
re, nomme Echephron, lequel oyant ces
propous dist. J’ayJay grand peur que tou-
te ceste entreprinse sera semblable a la
farce du pot au laict, duquel un cordouan-
nier se faisoit riche par resverie: puis le
pot casse n’eutneut de quoy disner. Que pre-
tendez vous par ces belles conquestes?
Quelle sera la fin de tant de travaulx
& traverses? Ce sera, dist Picrochole,
que nous repouserons a noz aises. dont
dist Echephron. Ne vault il pas mieulx
que des maintenant nous repousons,
sans nous mettre en ces hazars? O
dist Spadassin, par dieu voicy un bon
resveux, mais allons nous cacher ou
coing de la cheminee: & la passons avec
les dames nostre vie, & nostre temps, a
emphiller des perles, ou a filler comme
Sardanapalus. Baste, dist
Picrochole. passons oultre. Je ne crains que ces



[119]
diables de legions de Grandgouzier. ce
pendent que nous sommes en-
Mesopotamie, s’ilzsilz nous donnoient sus la queue
quel remede? Tresbon, dist Merdaille,
une belle petite commission, laquelle vous
envoirez es MosconitesMoscovites, vous mettra
en champ, pour un moment cinquante
mille combatans d’eslitedeslite. O si vous
me y faictes vostre lieutenant, je renye
la chair, la mort, & le sang. je tueroys un
pigne pour un mercier. Je mors, je rue,
je frape, je tue. Suz, suz, dist Picrocho-
le
, qu’onquon depesche tout: & qui me ayme si
me suyve.

¶Comment Gargantua laissa la ville de Paris pour secourir son pays & comment Gymnaste rencontra les ennemis. Chap. xxxii.


EN ceste mesme heure
Gargantua qui estoit
yssu de Paris soub-
dain les lettres de son
pere leues: sus sa grand
jument s’ensen venant avoit
ja passe le pont de la nonnain, luy
Ponocrates, Gymnaste & Eudemon, les-
quelz pour le suyvre avoient prins che-
vaulx de poste, le reste de son train, ve-
noit a justes journees, amenent tous ses
livres & instrument philosophique. Luy
arrive a Parille, feut adverty par le
mestayer de Gouguet, comment-
Picrochole s’estoitsestoit rampare a la Rochecler-
H iiii




[120]
maud
, & avoit envoye le capitaine Tri-
pet
, avec grosse armee, assaillir le boys
de Vede
, & Vaugaudry, & qu’ilzquilz avoient
couru la poulle, jusques au pressouer
Billard, & que c’estoitcestoit chose estrange et
difficile a croyre des exces qu’ilzquilz faisoient
par le pays. Tant qu’ilquil luy feist peur, &
ne scavoit pas bien que dire ny que fai
re. Mais Ponocrates luy conseilla qu’ilzquilz
se transportassent vers le seigneur de la
Vauguyon
, qui de tous temps avoit este
leur amy & confedere, & par luy seroient
mieulx advisez de tous affaires, ce qu’ilzquilz
feirent incontinent, & le trouverent en-
bone deliberation de leur secourir & feut de
opinion qu’ilquil envoyroit quelq’unquelqun de ses gens
pour descouvrir le pays & scavoir en quel
estat estoient les ennemys, affin de y proce
der par conseil prins selon la forme de
l’heurelheure presente. Gymnaste se offrit d’ydy
aller, mais il feut conclud, que pour le
meilleur il menast avecques soy quel-
q’un
quel-
qun
qui congnoistroit les voyes & de-
storses, & les rivieres de l’entourlentour. Adonc-
ques partirent luy & Prelinguand escu-
yer de Vauguyon
, & sans effroy espie-
rent de tous coustes. Ce pendent-
Gargantua se refraischit, & repeut quelque
peu avecques ses gens, & feist donner a
sa Jument ung picotin d’avoynedavoyne, c’e-
stoient
ce-
stoient
soixante & quatorze muys. Gym-
naste
& son compaignon tant chevau-
cherent qu’ilzquilz rencontrerent les ennemys



[121]
tous espars et mal en ordre, pillans &
desrobans tout ce qu’ilzquilz povoient: et de
tant loing qu’ilzquilz l’aperceurent laper eurentlaperceurent accouru-
rent sus luy a la foulle pour le destrous-
ser: adonc il leur cria, messieurs je suys
pauvre diable, je vous requiers qu’ayezquayez
de moy mercy. J’ayJay encoures quelque
teston, nous le boyrons, & ce cheval icy
sera vendu pour payer ma bien venue:
cela faict retenez moy des vostres, car
jamais homme ne sceut mieulx pren-
dre larder, roustir, & aprester, voyre par
dieu demembrer, et gourmender poulle
que moy qui suys icy, & pour mon pro-
ficiat je boy a tous bons compaignons.
Lors descouvrirdescouvrit sa ferriere, & sans met-
tre le nez dedans, beuvoit assez hone-
stement. Les marroufles le regardoient
ouvrans la gueule d’ungdung grand pied, et
tirans les langues comme levriers en
attente de boyre apres: mais Tripet le
capitaine sus ce poinct accourut veoir
que c’estoitcestoit. Adoncq Gymnaste luy
offrit sa bouteille, disant. Tenez capi-
taine, beuvez en hardiment/ j’enjen ay faict
l’essaylessay, c’estcest vin de la Faye monjaumoniau.
Quoy, dist Tripet, ce gautier icy se
guabele de nous. Qui es tu? Je suis (dist
Gymnaste) pauvre diable. Ha, dist
Tripet, puis que tu es pouvre diable,
c’estcest raison que passez oultre/ car tout
pauvre diable passe par tout sans pea-
ge ny gabelle. Mais ce n’estnest de coustu-



[122]
me que pauvres diables soient si bien
montez: pourtant monsieur le diable
descendez, que je aye le roussin, & si bien
il ne me porte, vous maistre diable me
porterez. Car j’aymejayme fort q’unqun diable tel
m’enmen porte.

¶Comment Gymnaste soupplement tua le capitaine Tripet, et aultres gens de Picrochole. Chap. xxxiii.


CEs motz entenduz, aul-
cuns d’entredentre eulx commen-
cerent avoir frayeur, et se
seignoient de toutes mains,
pensans que ce feust un
diable desguise, & quelq’unquelqun d’eulxdeulx nomme
Bon Joan, tyra ses heures de sa bra-
guette & cria assez hault, Agios ho theos
Sy tu es de dieu sy parle, sy tu es de
l’aultrelaultre sy t’enten va. Et pas ne s’ensen alloit,
ce que entendirent plusieurs de la ban-
de, et se departoient de la compaignie.
Le tout notant & considerant Gy-
mnaste
. Pourtant fist semblant descen-
dre de cheval, et quand feut pendent du
couste du montouer feist soupplement le
tour de l’estrivierelestriviere, son espee bastarde au
couste, & par dessoubz passe se lancza en
l’airlair, & se tint des deulx piedz sus la scel-
le le cul tourne vers la teste du cheval.
Puis dist. Mon cas va au rebours.
Adoncq en tel poinct qu’ilquil estoit feist la
guambade sus un pied, tournant a se-



[123]
nestre, & ne faillit oncq de rencontrer sa
propre assiete sans en rien varier, Dont
dist Tripet, Je ne feray pas cestuy la
pour ceste heure, & pour cause. Bien dist
Gymnaste, j’ayjay failly, je vois defaire
cestuy sault: lors par grande force & agi-
lite feist en tournant a dextre la gam-
bade comme davant. Ce faict mist le
poulce de la dextre sus l’arczonlarczon de la
scelle, & leva tout le corps en l’airlair, se sou-
stenent tout le corps sus le muscle, et
nerf dudict poulce: & ainsi se tourna
troys foys, a la quatriesme se renver-
sant tout le corps sans a rien toucher
se guinda entre les deux aureilles du
cheval, soudant tout le corps en l’airlair sus
le poulce de la senestre: & en cest estat
feist le tour du moulinet puys frapant
du plat de la main dextre sus le meil-
lieu de la scelle se donna tel branle qu’ilquil
se assist sus la crope, comme font les da-
moiselles. Ce faict tout a l’aiselaise passe la
jambe droicte par sus la scelle, & se mist
en estat de chevaucheur, sus la crope.
Mais dist il, mieulx vault que je me
mette entre les arsons: adoncq se ap-
poyant sus les poulces des deux mains
a la crope davant soy, se renversa cul
sus teste en l’airlair, & se trouva entre les
arsons en bon maintien, puys d’undun so-
bre sault se leva tout le corps en l’airlair, et
ainsi se tint piedz joinctz entre les ar-
sons, & la tournoya plus de cent tours



[124]
les bras estenduz en croix, & crioyt ce
faisant a haulte voix. J’enraigeJenraige diables
j’enraigejenraige/ j’enraigejenraige, tenez moy diables te-
nez moy tenez. Tandis qu’ainsiquainsi volti-
geoyt, les marrouffles en grand esbahis-
sement disoient l’unlun a l’aultrelaultre. Par la
mer de c’estcest un lutin, ou un diable ainsi
deguise. Ab hoste maligno libera nos
domine
: & s’ensen fuyoentfuyoient a la route regar-
dans darriere soy, comme un chien qui
emporte un plumail. Lors Gymnaste
voyant son adventaige descend de che-
val: & desguaine son espee, & a grands
coups chargea sus les plus huppez, et
les ruoyt a grands monceaulx blessez,
navrez, & meurtriz/ sans que nul luy re-
sistast, pensans que ce fust un diable
affame, tant par les merveilleux vol-
tigenens
vol-
tigemens
qu’ilquil avoit faict que par les
propous que luy avoyt tenu Tripet, en
l’appellantlappellant pauvre diable. Si non que
Tripet en trahison luy voulut fendre
la cerveillecervelle de son espee lancquenette/
mais il estoit bien arme, & de cestuy coup
ne sentit que le chargement, & soubdain
se tournant, lancea un estoc volant au
dict Tripet & ce pendent que icelluy se
couvroit en hault luy tailla d’undun coup
l’estomachlestomach le colon & la moytie du foye.
dont tomba par terre, & tombant ren-
dit plus de quatre potees de souppes, &
l’amelame meslee parmy les souppes. Ce
faict Gymnaste se retyre considerant



[125]
que les cas de hazart jamais ne fault
poursuyvre jusque a leur periode: & qu’ilquil
convient a tous chevaliers reverente-
ment traicter leur bonne fortune, sans
la molester ny gehainer. Et montant
sus son cheval luy donne des esprons
tyrant droict son chemin vers la Vau-
guyon
& Prelinguand avecques luy.

¶Comment Gargantua demollyt le chasteau du Gue de Vede , et comment ilz passerent le Gue. Chap, xxxiiij.


VEnu que fut raconta
l’estatlestat auquel il avoit
trouve les ennemys &
du Stratageme qu’ilquil
avoit faict, luy seul con
tre toute leur caterve
affirmant que ilz n’estoientnestoient que maraulx
pilleurs & brigans, ignorans de toute
discipline militaire/ & que hardiment ilz
se missent en voye, car il leur seroit tres-
facile de les assommer comme bestes.
Adoncques monta Gargantua sus sa
grande jument, acompaigne comme da-
vant avons dict. Et trouvant en son
chemin un hault & grand Asnegrand Alne, (lequel
communement on nommoyt l’arbrelarbre de
sainct Martin / pour ce qu’ainsiquainsi estoit
creu ung bourdon que jadis sainct Mar-
tin
y planta) dist. Voicy ce qu’ilquil me fail-
loyt. Cest arbre me servira de bourdon
& de lance. Et l’arrachitlarrachit facilement de



[126]
terre & en housta les rameaux, & le pa-
ra pour son plaisir. Ce pendent sa ju-
ment pissa pour se lascher le ventre:
mais ce fut en telle abondance: qu’ellequelle
en feist sept lieues de deluge/ & deriva
tout le pissat au guede Vede & tant l’en-
fla
len-
fla
devers le fil de l’eauleau, que toute ceste
bande des ennemys furent en grand
horreur noyez, exceptez aulcuns qui
avoient prins le chemin vers les cou-
steaulx a gausche. Gargantua venu a
l’endroitlendroit du boys de Vede fut advise par
Eudemon que dedans le chasteau estoyt
quelque reste des ennemys, pour laquel-
le chose scavoir Gargantua s’escriasescria tant
qu’ilquil peut. Estez vous la, ou n’yny estez
pas? Si vous y estez, n’yny soyez plus: si
n’yny estez: je n’aynay que dire. Mais un ri-
baud canonnier qui estoyt au machi-
coulys, luy cyratyra un coup de canon, & le
attainct par la temple dextre furieuse-
ment: toutesfoys ne luy feist pour ce mal
en plus que s’ilsil luy eust gette une prune.
Qu’estQuest ce la? dist Grantgouzier Gargantua , nous
gettez vous icy des grains de raizins?
La vendange vous coustera cher. Pen-
sant de vray que le boulet feust un
grain de raizin. Ceulx qui estoient de-
dans le chasteau amusez a la pille en-
tendant le bruyt coururent aux tours/ &
forteresses, & luy tirerent plus de neuf
mille vingt & cinq coups de faulcon-
neaux/ & arquebouzes, visans tous a sa



[127]
teste: & si menu tiroyent contre luy, qu’ilquil
s’escryasescrya/ Ponocrates mon amy ces
mouches icy me aveuglent, baillez moy
quelque rameau de sesces saulles pour les
chasser. Pensant des plombees & pier-
res d’artilleryedartillerye que feussent mousches bo-
vines. Ponocrates l’advisaladvisa que ce n’e-
stoient
ne-
stoient
aultres mousches que les coups
d’artilleryedartillerye que l’onlon tiroyt du chasteau.
Alors chocqua de son grand arbre con-
tre le chasteau, & a grans coups abastit
& tours/ & forteresses/ & ruyna tout par
terre. Par ce moien feurent tous rompuz/
& mys en pieces ceulx qui estoient en
icelluy. De la partans arriverent au
port du molin, & trouverent tout le gue
couvert de corps mors, en telle foulle
qu’ilzquilz avoient enguorge le cours du mo
lin. Et c’estoientcestoient ceulx qui estoient peritz
au deluge urinal de la jument. La feu-
rent en pensement comment ilz pour-
roient passer, veu l’empeschementlempeschement de ces
cadavres. Mais Gymnaste dist. Si
les diables y ont passe, je y passeray
fort bien. Les diables (dist Eudemon)
y ont passe pour en emporter les ames
damnees: sainct Treignan (dist Pono-
crates
) par doncques consequence ne-
essaire
ne-
cessaire
il y passera. Voyre voyre, dist
Gymnaste, ou je demoureray en che-
min. et donnant des esperons a son
cheval passa franschement oultre, sans
ueque jamais son cheval eust fraieur des



[128]
corps mors. Car il l’avoitlavoit acoustume
(selon la doctrine de Aelian) a ne crain-
dre poinct les armes, ny corps mors.
Non en tuant les gens, comme-
Diomedes tuoyt les Thraces, & Ulysses
mettoyt les corps de ses ennemys es
pieds de ses chevaulx, ainsi que raconte
Homere: mais en luy mettant un phan-
tosme par my son fainson foin, & le faisant or-
dinairement passer sus icelluy quand il
luy bailloyt son avoyne. Les troys
aultres le suyvirent sans faillir, exce-
pte Eudemon, du quel le cheval enfon-
cea le pied droict jusques au genoil de-
dans la panse d’ungdung gros & gras villain,
qui estoit la noye a l’enverslenvers, & ne le po-
voyt tyrer hors: ainsi demouroit empe-
stre, jusques a ce que Gargantua du bout
de son baston enfondra le reste des tri-
pes du villain en l’eauleau ce pendent que
le cheval levoit le pied. Et (qui est chose
merveilleuse en Hippiatrie) feut ledict
cheval guery d’undun surot qu’ilquil avoit en
celluy pied, par l’atouchementlatouchement des boyaux
de ce gros marroufle.

¶Comment Gargantua soy peignant faisoit tomber de ses cheveulx les boulletz de artillerye. Cap. xxxv.


ISsuz de la rive de Ve-
de
peu de temps apres
abourderent au chasteau
de Grandgouzier
, qui les
attendoyt en grand de-



[129]
sir. A sa vtnuevenue ilz le festoyerent a tour
de bras/ jamais on ne veit gens plus
joyeux. Car Supplementum Supple-
menti chronicorum
, dict que Gargamel-
le
y mourut de joye, je n’ennen scay rien de
ma part, & bien peu me soucye ny d’elledelle
ny d’aultredaultre femme que soyt. La verite
feut que Gargantua se refraischissant d’ha
billemens
dha
billemens
/ & se testonnant de son peigne
(qui estoit grandsestoit grand de sept cannes, tout
apoincte de grandes dens de Elephans
toutes entieres) faisoit tomber a chas-
cun coup plus de sept balles de bouletz
qui luy estoient demourez entre les che-
veulx a la demollition du boys de Ve-
de
. Ce que voyant Grandgouzier son
pere, pensoit que feussent pous, & luy
dist. Dea mon bon filz nous as tu apor-
te jusques icy des esparviers de
Montagu? Je n’entendoysnentendoys pas que la tu feis-
se residence. Adonc Ponocrates respon
dit: Seigneur ne pensez pas que je l’ayelaye
mis au colliege de pouillerie qu’onquon nomme
Montagu, mieulx le eusse voulu met-
tre entre les guenaux de sainct Inno-
cent
, pour l’enormelenorme cruaulte & villenye
que je y ay congneu. Car trop mieulx
sont traictez les forcez entre les Mau-
res & Tartares/ les meurtriers en la
tour criminelle, voyre certes les chiens
en vostre maison, que ne sont ces ma-
lautruz on dict colliege. Et si j’estoysjestoys
roy de Paris, le diable m’emportmemport si je ne
I




[130]
mettroys le feu dedans & faisoys brus-
ler & principal & regens, qui endurent
veoir ceste inhumanite davant leurs
yeulx. Lors levant un de ces bounetzboulletz
dist, ce sont coups de canon que n’ana guye-
res a repceu vostre filz Gargantua pas-
sant davant le boys de Vede par la
Trahison de vos ennemys. Mais ilz
en eurent telle recompense/ qu’ilzquilz sont
tous perilz en la ruine du chasteau: com-
me les Philistins par l’enginlengin de San-
son
, & ceulx que opprima la tour de Si-
loe
, desquelz est escript Luce. xiii. Iceulx
je suys d’advisdadvis que nous poursuyvons
ce pendant que l’heurlheur est pour nous.
Car l’occasionloccasion a tous ses cheveulx au
front, quand elle est oultre passee, vous
ne la povez plus revocquer, elle est chau-
ve par le darriere de la teste/ & jamais
plus ne retourne. Vrayement, dist Grand-
gouzier
, ce ne sera pas a ceste heure/ car
je veulx vous festoyer pour ce soir, et
soyez les tresbien venuz. Ce dict on
apresta le soupper & de surcroist feurent
roustiz seze beufz, troys genisses, trente
& deux veaux, soixante & troys che-
vreaux moissonniers quatre vingtz
quinze moutons, troys cens gouorretzgourretz
de laict a veau, mousta beau moust/ unze vingt per-
drys, sept cens becasses, quatre cens
chappons de Loudunoys & -
Cornouaille, six mille poulletz & autant de
pigeons, six cens gualinottes quatorze



[131]
cens levraulx, troys cens & troys ho-
stardes, & mille sept cens hutaudeaux.
De venaison l’onlon ne peut tant soubdain
recouvrir, fors unze sangliers, qu’envoyaquenvoya
l’abbelabbe de Turpenay/ & dix & huyt be-
stes fauves que donna le seigneur de
Grandmon
d: ensemble deux vings fai-
sans qu’envoyaquenvoya le seigneur des Essars,
& quelques douzaines de Ramiers/ de
oiseaux de riviere, de Tercellescercelles/ Buors
Courtes/ Pluviers/ Cravans/ Ty-
ransons/ Tadournes/ Pochecullieres/
Pouacres/ Hegronneaux/ Foulques/
Aigrettes/ Ciguongnes/ Cannes petie-
res, & renfort de potages. Sans poinct
de faulte il y avoit vivres a suffizance
& feurent aprestez honestement par Frip-
pesaulce
/ Hoschepot & PilleverjusPilleverius cui-
siniers de Grandgouzier. Janot Mic-
quel
& Verrenet appresterent fort bien
a boire.

¶Comment Gargantua mangea en sallade six pelerins. Chap. xxxvi.


LE propous requiert, que
racontons ce qu’advintquadvint
a six pelerins qui ve-
noient de sainct Se-
bastian
pres de Nan-
tes
, & pour soy herber-
ger[sic]
celle nuyct de peur des ennemys
sestoyt s’estoyt s’estoient mussez on jardin dessus les poy-
zars entre les choulx & lectues. Gar-
gantua
se trouva quelque peu altere
I ii




[132]
& demanda si l’onlon pourroit trouver de
lectues pour faire une sallade. Et enten
dent qu’ilquil y en avoit des plus belles
& grandes du pays/ car elles estoient gran
des comme pruniers ou noyers: y vou-
lut aller luy mesmes & en emporta en
sa main ce que bon luy sembla, ensem-
ble emporta les six pelerins/ lesquelz
avoient si grand peur, qu’ilzquilz ne ousoient
ny parler ny tousser. Les lavant donc-
ques premierement en la fontaine, les
pelerins disoieutdisoient en voix basse l’unlun a
l’aultrelaultre. Qu’estQuest y de faire? nous nayons
icy entre ces lectues, parlerons nous?
mais si nous parlons, il nous tuera com
me espies. Et comme ils deliberoient
ainsi. Gargantua les mist avecques
ses lectues dedans un plat de la mai-
son, grand comme la tonne de Cisteaux
& avecques d’huilledhuille, de vinaigre & de sel,
les mangeoyt pour soy refraischir da-
vant souper, & avoit ja engoulle cinq
des prisonniers, le sixiesme estoit dedans
le plat cache soubz une lactueslactue/ exce-
pte son bourbonbourdon qui apparoissoit au des-
sus. Lequel voyant Grangouzier dist
a Gargantua. Je croy que c’estcest la une
corne de limasson, ne le mengez poinct
Pourquoy? dist Gargantua. Ilz sont
bons tout ce moys. Et tyrant le bourt
don
bour
don
ensemble enleva le pelerin & le man-
geoyt tresbien. Puis beut un horrible
traict de vin pineau, & attendirent que



[133]
l’onlon apprestast le souper. Les pelerins
ainsi devorez se retirerent hors les meul-
les de ses dentz le mieulx que faire peu-
rent, & pensoient qu’onquon les eust mys en
quelque basse fousse des prisons. Et
lors que Gargantua beut le grand
traict, cuyderent noyer en sa bouche/ et
le torrent du vin presque les emporta
on gouffre de son estomach/ toutesfoys
saultans aveq leurs bourdons comme
font les micquelotz se mirent en fran-
chise l’oreeloree des dentz. Mais par malheur
l’unlun d’euxdeux tastant avecques son bour-
don le pays a scavoir s’ilzsilz estoient en
seurete, frappa rudement en la faulte
d’unedune dentz[sic] creuze, & ferut le nerf de la
mandibule/ dont feit tresforte douleur
a Gargantua & commencea a crier
de raige qu’ilquil enduroit. Pour doncques se
soulaiger du mal feist aporter son cure
dentz, & sortant vers le noyer grollier
vous denigea bien messieurs les pele-
rins. Car il arrapoit l’unlun par les jam-
bes/ l’aultrelaultre par les espaules/ l’aultrelaultre
par la bezace/ l’aultrelaultre par la foillouze/
l’aultrelaultre par l’escharpelescharpe, & le pouvre hayre
qui l’ovoit[sic] l’avoit lovoitlavoit feru du bourdon le acrochea
par la braguette. toutesfoys ce luy feut
un grand heur, car il luy percea une
bosse chancreuze, qui le martyrizoit de-
puis le temps qu’ilzquilz eurent passe-
Ancenys. Ainsi les pelerins denigez s’ensen fuyontfuyrent
a travers la plante le beau trot, et
I iii




[134]
appaisa la douleur. En laquelle heure
fut appelle par Eudemon pour soupper
car tout estoit prest. Je m’enmen voys donc-
ques (dist il) pisser mon malheur. Lors
pissa si copieusement, que l’urinelurine tran-
cha le chemin aux pelerins, & furent con
trainctz passer la grande boyre. passans
de la par l’oreeloree de la touche en plain che
min, tomberent tous excepte Fournil-
lier
, en une trape qu’onquon avoit faict pour
prandre les loups a la trainnee. Dont
eschapperent moyenant l’industrielindustrie du-
dict Fournillier, qui rompit tous les
lacz & cordaiges. De la issus pour le re-
ste de celle nuyct coucherent en une lo-
ge pres le Coudray. Et la feurent recon
fortez de leur malheur par les bonnes pa-
rolles d’undun de leur compaignie nomme,
Lasdaller, lequel leur remonstra que
ceste adventure avoyt este predicte par
David ps. Cum exurgerent homines
in nos, forte vivos deglutissent nos
,
quand nous feusmes mangez en sala-
de au grain du sel. Cum irasceretur fu
ror eorum in nos, forsitan aqua absorbuis-
set nos
. quand il beut le grand traict.
Torrentem pertransivit anima nostra,
quand nous passasmes la grande boyre,
forsitan pertransisset anima nostra
aquam intolerabilem
, de son urine, dont
il nous tailla le chemin. Benedictus do-
minus qui non dedit nos in captionem
dentibus eorum. Anima nostra sicut



[135]
passer erepta est de laqueo venantium
,
quand nous tombasmes en la trape.
Laqueus contritus est, par Fournil-
lier
, & nos liberati sumus. AdjutoriumAdiutorium
nostrum &c.

¶Comment le Moyne feut festoye par Gargantua, & des beaulx propous qu’ilquil tint en souppant. Chap. xxxvij.


QUand Gargantua
feut a table et la pre-
miere poincte des mor-
ceaux feut bauffree,
Grandgouzier commen-
cea raconter la sour-
ce & la cause de la guerre meue entre
luy & Picrochole, & vint au poinct de
narrer comment frere Jean des entom-
meures avoit triomphe a la defence du
clous de l’abbayelabbaye, & le loua au dessus
des prouesses de Camille, Scipion,
Pompee, Cesar, & Themistocles. Adonc-
ques requist Gargantua que sus l’heu-
re
lheu-
re
feust envoye querir, affin qu’avecquesquavecques
luy on consultast de ce qu’estoitquestoit a faire.
Par leur vouloir l’allalalla querir son mai-
stre d’hosteldhostel et l’admenaladmena joyeusement
avecques son baston de croix sus la mul-
le de Grandgouzier. Quand il feut ve
nu, mille charesses, mille embrassemens,
mille bons jours feurent donnez. Hes
frere Jean mon amy. Frere Jean mon
grand cousin, frere Jean de par le dia-
I iiii




[136]
ble. La collee, mon amy. A moy la bras
see. Cza couillon que je te esrene de for
ce de t’acollertacoller. Et frere Jean de rigoller
jamais homme ne feut tant courtoys ny
gracieux. Cza cza, dist Gargantua, une
escabelle icy aupres de moy, a ce bout.
Je le veulx bien (dist le moyne) puis
qu’ainsiquainsi vous plaist. Page de l’eauleau: bou-
te mon enfant boute, elle me refraischi-
ra le faye, Baille icy que je guargarize.
Deposita cappa. dist Gymnaste, hou-
stons ce froc. Ho par dieu (dist le Moy-
ne) mon gentil homme, il y a un chapitre
in statutis ordinis: au quel ne plairoit
lale cas. Bren (dist Gymnaste) bren, pour
vostre chapitre. Ce froc vous rompt
les deux espaules. Mettez bas. Mon
amy (dist le Moyne) laisse le moy, car
par dieu je n’ennen boy que mieulx. Il me
faict le corps tout joyeulx. Si je le lais
se, messieurs les pages en feront des
jarretieres: comme il me feut faict une
fois a Coulaines. Dadventaige je
n’auraynauray nul appetit. Mais si en cest ha
bit je m’assysmassys a table, je boiray par dieu
& a toy/ & a ton cheval. Et de hayt.
Dieu guard de mal la compaignie. Je
avoys souppe. Mais pource ne man-
geray je poinct moins. Car j’ayjay un esto-
mach pave/ creux comme la botte sainct
Benoist
: tousjours ouvert comme la
gibbessiere d’undun advocat. De tous pois-
sons fors que la tanche, prenez l’aellelaelle de



[137]
la Perdrys. Ceste cuisse de Levrault
est bonne pour les goutteux. A propous
truelle, pourquoy est ce que les cuisses
d’unedune damoizelle sont tousjours frais-
ches? Ce probleme (dist Gargantua)
n’estnest ny en Aristote, ny en Alex. Aphro
dise
, ny en Plutarque. C’estCest (dist le
Moyne) Pour troys causes, par les-
quelles un lieu est naturellement re-
fraischy. Primo/ pour ce que l’eauleau de-
court tout du long. Secundo/ pour ce
que c’estcest un lieu umbrageux/ obscur/ &
tenebreux, on quel jamais le Soleil ne
luist. Et tiercement pour ce qu’ilquil est con-
tinuellement esvente des ventz du trou,
de bize/ de chemise: & d’abondantdabondant de la
braguette. Et dehayt. Page a la hu-
merye. Crac/ crac/ crac/ Que Dieu est
bon, qui nous donne ce bon piot. J’ad-
voue
Jad-
voue
dieu, si je eusse este on temps de
Jesuchrist, j’eussejeusse bien engarde que les
Juifz ne l’eussentleussent prins au Jardin de
Olivet
. Ensemble le diable me faille:
si j’eussejeusse failly de coupper les jarretz a
messieurs les Apostres qui fuyrent tant
laschement apres qu’ilzquilz eurent bien soup-
pe, & laisserent leur bon maistre au
besoing. Je hay plus que poizon un hom
me qui fuyt quand il fault jouer des
cousteaulx. Hon que je ne suys roy
de France pour quatre vingtz ou cent
ans. Par dieu je vous mettroys en chien
courtault les fuyars de Pavye. Leur



[138]
fiebvre cartaine. Pourquoy ne mou-
roient ilz la, plus tost que laisser leur
bon prince en ceste necessite? N’estNest il pas
meilleur & plus honorable mourir ver-
tueusement bataillant, que vivre fuyant
villainement? Nous ne mangerons
gueres d’oysonsdoysons ceste annee. Ha mon
amy, baille de ce cochon. Diavol, il n’yny
a plus de moust. Germinavit radix
Jesse
. Je renye ma vie je meurs de soif.
Ce vin n’estnest pas des pires. Quel vin
beuviez vous a Paris? Je me donne au
diable, si je n’yny tins plus de six moys
pour un temps maison ouverte a tous
venens. Congnoissiez vous frere Clau-
de
de sainct Denys? O le bon compai-
gnon que c’estcest. Mais quelle mousche
l’ala picque? Il ne faict rien que estudier
depuis je ne scay quand. Je n’estudienestudie
poinct de ma part. En nostre Abbaye
nous ne estudions jamais, de peur des
auripeaux. Nostre feu abbe disoit/ que
c’estcest chose monstreuse veoir un moyne
scavant. Par dieu monsieur mon amy
magis magnos clericos non sunt ma-
gis magnos sapientes
. Vous ne veisciezveistez
oncques tant lievres come il y en a ceste an-
nee Je n’aynay peu recouvrir ny Aultour/
ny Tiercelet de lieu du monde. Mon-
sieur de la Belloniere
me avoyt pro-
mis un Lanier, mais il m’escripvitmescripvit
n’ana gueres qu’ilquil estoit devenu patays
Les perdrys nous mangeront les au-



[139]
reilles mesouan. Je ne prends poinct de
plaisir a la tonnelle. Car je y morfonds.
Si je ne cours/ si je ne tracasse/ je ne
suis poinct a mon aize. Vray est que
saultant les hayes & buissons, mon froc
y laisse du poil. J’ayJay recouvert un gen-
til levrier. Je me donne au diable si luy
eschappe lievre. Un lacquays le me-
noit a monsieur de Maulevrier : je le
destroussay: feys je mal? Nenny frere
Jean
(dist Gymnaste) nenny de par
tous les diables nenny. Ainsi (dist le
Moyne) a ces diables: ce pendent qu’ilzquilz
durent. Vertus dieu qu’enquen eust faict ce
boyteux? Le cor dieu il prent plus de
plaisir quand on luy faict present d’undun
bon couble de beufz. Comment (dist
Ponocrates) vous jurez frere Jean?
Ce n’estnest (dist le Moyne) que pour or-
uer
or-
ner
mon langaige. Ce sont couleurs
de rhetorique Ciceroniane.

¶Pourquoy les Moynes sont re- fuyz du monde/ & pourquoy les uns ont le nez plus grand que les aultres. Chap. xxxviii.


FOy de christian (dist
Eudemon) je entre en
grande resverie consi-
derant l’honnestetelhonnestete de ce
moyne. Car il nous
esbaudist icy tous. Et
comment doncques est, qu’onquon rechasse
les moynes de toutes bonnes compai-



[140]
gnies? les appellans Troublefestes, com
me abeilles chassent les freslons d’en-
tour
den-
tour
leurs rousches. Ignavum fucos pe-
cus (dict Maro) a presepibus arcent
. A
quoy respondit Gargantua. Il n’yny a
rien si vray que le froc, & la cagoule tire
a soy les opprobres/ injuresiniures/ & maledi-
ctions du monde, tout ainsi comme le
vent dict Cecias attire les nues. La
raison peremptoyre est: par ce qu’ilzquilz man-
gent la merde du monde, c’estcest a dire, les
pechez. Et comme machemerdes l’onlon les
rejectereiecte en leurs retraictz: ce sont leurs
conventz & abbayes. separez de conver-
sation politicque, comme sont les re-
traictz d’unedune maison. Mays si enten-
dez pourquoy un cinge en une famille
est tousjours mocque & hersele: vous en-
tendrez pourquoy les moynes sont de
tous refuyz, & des vieulx & des jeunes.
Le cinge ne guarde poinct la maison,
comme un chien: il ne tire pas l’aroylaroy,
comme le beuf, il ne produict ny laict/ ny
laine, comme la brebis: il ne porte pas
le faiz, comme le cheval. Ce qu’ilquil faict est
tout conchier & degaster, qui est la cause
pourquoy de tous repceoyt mocqueries
& bastonnades. Semblablement un moy-
ne (j’entendsjentends de ces ocieux moynes) ne
laboure, comme le plaisantpaisant: ne gar-
de le pays, comme l’hommelhomme de guerre:
ne guerit les malades, comme le medi-
cin: ne presche ny endoctrine le monde,



[141]
comme le bon docteur evangelicque &
pedagoge: ne porte les commoditez et
choses necessaires a la republicque, com
me le marchant. Ce est la cause pour-
quoy de tous sont huez/ et abhorrys.
Voyre mais (dist Grandgouzier) ilz prient
dieu pour nous. Rien moins (respon-
dit Gargantua.) Vray est qu’ilzquilz mole-
stent tout leur voisinage a force de trin-
queballer leurs cloches. (Voyre dist le
Moyne, une messe/ une matines/ une
vespres bien sonneez, sont a demy dictes,)
Ilz marmonnent grand renfort de le-
gendes & pseaulmes nullement par eulx
entenduz. Ilz content force patenostres
entrelardees de longs Avemariaz, sans
y penser ny entendre. Et ce je appelle
mocquedieu non oraison. Mais ainsi
leurs ayde dieu s’ilzsilz prient pour nous, et
non par peur de perdre leurs miches et
souppes graces. Tous vrays Chri-
stians/ de tous estatz en tous lieux en
tous temps prient dieu, & l’esperitlesperit prie
& interpelle pour iceulx: & dieu les prent
en grace. Maintenant tel n’estnest nostre
bon frere Jean. Pourtant chascun le
soubhayte en sa compaignie. Il n’estnest
poinct bigot/ il n’estnest point dessire/ il est
honeste/ joyeux/ delibere/ bon compai-
gnon. Il travaille/ il labeure/ il defend
les opprimez/ il conforte les affligez/ il
souvientsubvient es souffreteux/ il garde le clous
de l’abbayelabbaye. Je foys (dist le moyne) bien



[142]
dadventaige. Car en despeschant noz
matines & anniversaires on cueur, en-
semble je fois des chordes d’arbalestedarbaleste: je
polys des matraz & guarrotz, je foys
des retz & des poches a prendre les con-
nins. Jamais je ne suis oisif. Mais
orcza a boyre/ boyre/ cza. Aporte le fruict
Ce sont chastaignes du boys D’estroczDestrocz .
Avecques bon vin nouveau, voy vous
la composeur de petz. Vous n’estieznestiez en-
cores ceans amoustillez? Par dieu je
boy a tous guez, comme un cheval de
promoteur. Gymnaste luy dist. Frere
Jean
houstez ceste rouppie que vous
pend au nez. Ha ha (dist le Moyne) se-
roys je en dangier de noyer? veu que
suis en l’eauleau jusques au nez. Non/ non
Quare? Quia elle en sort bien, mais
poinct n’yny entre. Car il est bien antido-
te de pampre. O mon amy, qui auroit
bottes d’hyverdhyver de tel cuyr: hardiment
pourroit il pescher aux huytres. Car
jamais ne prendroient eau. Pourquoy
(dist Gargantua) est ce que frere Jean
a si beau nez? Par ce (respondit-
Grandgouzier) que ainsi dieu l’ala voulu. lequel nous
faict en telle forme & telle fin scelon son
divin arbitre, que faict un potier ses vais-
seaulx. Par ce (dist Ponocrates) qu’ilquil feut
des premiers a la foyre des nez. Il print
des plus beaulx & plus grands. Trut avant
(dist le Moyne) scelon vraye Philoso-
phie monasticque c’estcest par ce que ma



[143]
nourrice avoit les tetins moletz, en la
laictant mon nez y enfondroit comme
en beurre, & la senlevoit seslevoit & croissoit com
me la paste dedans la met. Les durs
tetins des nourrices font les enfans
camuz. Mais guay/ guay/ ad formam
nasi cognoscitur ad te levavi
. Je je ne
mange jamais de confictures. Page a
la humerie. Item rousties.

¶Comment le Moyne feist dormir Gargantua/ & de ses heures et breviare. Chap. xxxix.


LE souper acheve consul-
terent sus l’affairelaffaire instant
& feut conclud que environ
la minuctminuyct ilz sortiroient
a l’escarmouchelescarmouche pour sca-
voir quel guet & diligence faisoient leurs
ennemys. En ce pendent qu’ilzquilz se repo-
seroient quelque peu. pour estre plus
frays. Mais Gargantua ne povoyt
dormir en quelque faczon qu’ilquil se mist.
Dont luy dist le Moyne. Je ne dors ja
mais bien a mon aise, si non quand je
suis au sermon/ ou quand je prie dieu.
Je vous supply commenczons vous &
moy les sept psaulmes pour veoir, si tan-
toust ne serez endormy. L’inventionLinvention pleut
tresbien a Gargantua. Et commenceant
le premier pseaulme sus le poinct de
Beati quorum, s’endormirentsendormirent & l’unlun et
l’aultrelaultre. Mais le Moyne ne faillit
oncques a s’esveillersesveiller avant la minuyct,



[144]
tant il estoit habitue a l’heurelheure des mati-
nes claustrales. Luy esveille tous les
aultres esveilla, chantant a pleine voix
la chanson. Ho ReguaultRegnault reveille toy
veille, o Regnault reveille toy. Quand
tous furent esveillez, il dist. Messieurs
l’onlon dict, que matines commencent par
tousser, & souper par boyre. Faisons au
rebours, commenczons maintenant noz
matines, par boyre, & de soir a l’entreelentree
de souper nous tousserons a qui mieulx
mieulx. Dont dist Gargantua. Boy-
re si toust apres le dormir? Ce n’estnest pas
vescu en diete de medicine. Il se fault
premier escurer l’estomachlestomach des super-
fluitez & excremens, C’estCest (dist le Moy-
ne) bien medicine. Cent diables me saul-
tent au corps s’ilsil n’yny a plus de vieulx hy-
vroignes, qu’ilquil n’yny a de vieulx medicins
Rendez tant que vouldrez voz cures, je
m’enmen voys apres mon tyrouer. Quel ty
rouer )(dist Gargantua) entendez vous?
Mon breviare, (dist le Moyne.) Car
tout ainsi que les faulconniers davant
que paistre leurs oyseaux les font ty-
rer quelque pied de poulle, pour leurs
purger le cerveau des phlegmes, & pour
les mettre en appetit, ainsi prenant ce
joyeux petit breviare au matin, je m’e-
scure
me-
scure
tout le poulmon, & voy me la prest
a boyre. A quel usaige (dist Gargantua)
dictez vous ces belles heures? A l’usai-
ge
lusai-
ge
(dist le Moyne) de Fecan. a troys



[145]
pseaulmes & troys leczons/ ou rien du
tout qui ne veult. Jamais je ne me as-
subiectoyssubjectys a heures. les heures sont
faictez pour l’hommelhomme, & non l’hommelhomme
pour les heures. Pourtant je foys des
miennes a guise d’estrivieresdestrivieres, je les acour
cys ou allonge quand bon me semble.
Brevis oratio penetrat celos, longa pota
tio evacuat scyphos
. Ou est est escript
cela? Par ma foy (dist Ponocrates), je
ne scay, mon petit couillaust/ mais tu
vaulx trop. En cela (dist le Moyne) je
vous ressemble. Mais Venite apote-
mus
. L’onLon apresta carbonnades a force
& belles souppes de primes, & beut le
Moyne a son plaisir. Aulcuns luy tin
drent compaignie, les aultres s’ensen de-
porterent. Apres chascun commencea
soy armer & accoustrer. Et armerent le
Moyne contre son vouloir, car il ne
vouloit aultrrsaultres armes que son froc da
vant son estomach, & le baston de la
croix en son poing. Toutesfoys a leur
plaisir feut arme de pied en cap/ & mon-
te sus ung bon coursier du royaulme/
& ung gros braquemart au couste.
Ensemble Gargantua/ Ponocrates/
Gymnaste/ Eudemon, & vingt & cinq
des plus adventureux de la mayson
de Grandgouzier, tous armez a l’ad-
vantaige
lad-
vantaige
la lance au poing montez com-
me sainct George : chascun ayant un
Harquebouzier en crope.
K





[146]

¶Comment le Moyne donne couraige a ses compaignons, et comment il pendit a une arbre. Chap. xl.


OR s’ensen vont les nobles
champions a leurs ad-
ventures, bien delibe-
rez d’entendredentendre quelle
rencontre fauldra pour-
suyvre, & de quoy se
fauldra contregarder, quand viendra la
journee de la grande & horrible bataille.
Et le Moyne leur donne couraige, di-
sant. Enfans n’ayeznayez ny peur ny doubte.
Je vous conduyray seurement. Dieu
& sainct Benoist soient avecques nous.
Si j’avoysjavoys la force de mesmes le cou-
raige, par la mort bieu je vous les plu-
meroys comme un canart. Je ne crains
rien fors l’artillerielartillerie. Toutesfoys je scay
quelque oraison, que m’ama baille le soub-
secretain de nostre abbaye, laquelle gua-
rentist la personne de toutes bouches
a feu. Mais elle ne me profitera de rien,
Car je n’yny adjouste poinct de foy. Tou-
tesfoys mon baston de croix fera dia-
bles. Par dieu, qui fera la cane de vous
aultres, je me donne au diable si je ne le
foys moyne en mon lieu, & l’enchevestrelenchevestre
de mon froc. Il porte medicine a cou-
hardise de gens. Avez point ouy parler
du levrier de monsieur de Meurles, qui
ne valoit rien pour les champs, il luy
mist un froc au col, par le corps dieu il



[147]
n’eschappoitneschappoit ny lievre ny regnard da-
vant luy. & que plus est: couvrircouvrit toutes
les chiennes du pays, qui au paravant
estoit esrene, & de frigidis & maleficiatis.
Le Moyne disant ces parolles en cho
lere passa soubz un noyer tyrant vers
la saullaye, & emprocha la visiere de son
heaulme a la roupte d’unedune grosse bran-
che du noyer. Ce non obstant donna
fierement des esprons a son cheval/ le-
quel estoit chastouilleur a la poincte, en
maniere que le cheval bondit en avant,
& le Moyne voulant deffaire la visiere
du croc, lasche la bride/ & de la main cese
pend aux branches: ce pendent que le
cheval se desrobe dessoubz luy. Par ce
moyen demoura le Moyne pendant
au noyer, & criant a l’aidelaide & au meurtre,
protestant aussi de trahison. Eudemon
premier l’aperceutlaperceut, & appellant-
Gargantua dist. Sire venez & voyez Absalon
pendu. Gargantua venu consydera
la contenance du moyne: & la forme dont
il pendoit, & dist a Eudemon. Vous
avez mal rencontre le comparant a
Absalon. Car Absalon se pendit par
les cheveux, mais le moyne ras de teste
s’estsest pendu par les aureilles. Aydez moy
(dist le moyne) de par le diable. N’estNest il
pas bien le temps de jazer? Vous me
semblez les prescheurs decretalistes, qui
disent que quiconques verra son prochain
en dangier de mort, il le doibt sus peine
K ii




[148]
d’excommunicationdexcommunication trisulce plus toust
admonnester de soy confesser & mettre
en estat de grace, que de luy ayder. Quand
doncques je les verray tombez en la
riviere, & prestz d’estredestre noyez, en lieu de les
aller querir & bailler la main, je leur fe-
ray un beau & long sermon de conten-
tu mundi, & fuga seculi
. & lors qu’ilzquilz se-
ront roides mors, je les iray pescher. Ne
bouge (dist Gymnaste) mon mignon je
te voys querir, car tu es gentil petit mo
nachus. Monachus in claustro non
valet ova duo, sed quando est extra be-
ne valet triginta
. J’ayJay veu des penduz,
plus de cinq cens, mais je n’ennen veis oncques
qui eust meilleure grace en pendilant, &
si je l’avoyslavoys aussi bonne je vouldroys
ainsi pendre toute ma vye. Aurez vous
(dist le Moyne) tantost assez presche?
Aidez moy de par dieu, puis que de par
l’aultrelaultre ne voulez. Par l’habitlhabit que je
porte vous en repentirez tempore & loco
prelibatis
. Allors descendit Gymnaste
de son cheval, & montant au noyer sou-
leva le moyne par les goussetz d’unedune
main, & de l’autrelautre deffist la visiere du
croc de l’arbrelarbre, & ainsi le laissa tomber en
terre, & soy apres. Descendu que feut le
moyne se deffist de tout son arnoys, et
getta l’unelune piece apres l’autrelautre parmy le
champ. & reprenant son baston de la
croix remonta sus son cheval, lequel
Eudemon avoit retenu a la fuyte.



[149]
Ainsi s’ensen vont joyeusement tenans le
chemin de la saullaye.

¶Comment l’escharmouchelescharmouche de Picrochole feut rencontree par Gargantua. Et comment le Moyne tua le capitaine Tyravant, & puis fut prisonnier entre les ennemys. Chap. xli.


PIcrochole a la relation
de ceulx qui avoient
evade a la roupte lors
que Tripet fut estripe
fut esprins de grand
courroux, oyant que les
diables avoient couru suz ses gens. & tint
son conseil toute la nuyct, au quel-
Hastiveau & Toucquedillon decernerent
que sa puissance estoit telle qu’ilquil pour-
roit defaire tous les diables d’enferdenfer s’ilzsilz
y venoient. Ce que Picrochole ne croyoit
pas du tout, aussy ne s’ensen defioyt il.
Pourtant envoya soubz la conduicte
du conte de Tyravant pour descouvrir
le pays seize cens chevaliers tous montez
sus chevaulx legiers en escharmous-
che, tous bien aspergez d’eaudeau beniste/ et
chascun ayant pour leur signe une estolle
en escharpe, a toutes adventures s’ilzsilz
rencontroient les diables, que par ver-
tus tant de ceste eau Gringorienne que
des estolles les feissent disparoir & esva
nouyr. Iceulx coururent jusques pres
lavau Guyonla vau Guyon / & la maladerye, mais
K iii




[150]
oncques ne trouverent personne a qui
parler, dont repasserent par le dessus, &
en la loge & tugure pastoral/ pres le
Couldray trouverent les cinq pelerins.
Lesquelz liez & baffouez emmenerent,
comme s’ilzsilz feusseutfeussent espies, non obstant
les exclamations/ adjurations/ & reque-
stes qu’ilzquilz feissent. Descendus de la vers
Seuille/ furent entenduz par Gargan-
tua
. Lequel dist a ses gens. Compai-
gnons il y a icy rencontre & sont en nom-
bre trop plus dix foys que nous, choc-
querons nous sus eulx. Que diable
(dist le moyne) ferons nous doncq? Esti-
mez vous les hommes par nombre/ & non
par vertus & hardiesse? Puis s’escriasescria
Chocquons diables/ chocquons. Ce que
entendens les ennemys pensoient cer-
tainement que feussent vrays diables,
dont commencerent fuyr a bride aval-
lee, excepte Tyravant: lequel coucha
sa lance en l’arrestlarrest, & en ferut a toute oul-
trance le moyne au meillieu de la poi-
ctrine mais rencontrant le froc horrifi-
que, rebouscha par le fer, comme si vous
frapiez d’unedune petite bougie contre une
enclume. Adoncq le Moyne avecq son
baston de croix luy donna entre col et
collet sus l’oslos acromion si rudement qu’ilquil
l’estonnalestonna: & feist perdre tout sens & mo-
vement, & tomba es piedz du cheval. Et
voyant l’estollelestolle qu’ilquil portoit en escharpe,
dist a Gargantua. Ceulx cy ne sont



[151]
que prebstres, ce n’estnest q’unqun commancement
de moyne, par sainctJean je suys moy-
ne parfaict. je vous en tueray comme de
mousches. Puis le grand gualot cou-
rut apres, tant qu’ilquil atrapa les derniers
& les abbastoyt comme seille frapant a
tors & a travers. Gymnaste interrogua
sus l’heurelheure Gargantua, s’ilzsilz les deb-
voient poursuyvre? A quoy dist Gar-
gantua
. Nullement. Car scelon vraye
discipline militaire, jamais ne fault
mettre son ennemy en lieu de desespoir.
Par ce que telle necessite luy multiplie
la force/ & acroist le couraige, qui ja estoit
dejectdeiect & failly. Et n’yny a meilleur reme-
de de salut a gens estommiz & recreuz que
de n’esperernesperer salut aulcun. Quantes
victoires ont estes tollues des mains
des vaincqueurs par les vaincuz,
quand ilz ne se sont contentez de raison:
mais ont attempte du tout mettre a in-
ternition & destruire totalement leurs
ennemys, sans en vouloir laisser un
seul pour en porter les nouvelles? Ou-
vrez tousjours a voz ennemys toutes
les portes & chemins/ & plus tost leurs
faictes un pont d’argentdargent, affin de les ren-
voyer. Voyre mais (dist Gymnaste) ilz
ont le Moyne. Ont ilz (dist Gargan-
tua
) le moyne? Suz mon honneur, que
ce ferasera a leur dommaige. Mais affin
de survenir a tous azars, ne nous reti-
rons pas encores, attendons icy en silen-
K iiii




[152]
ce. Car je pense ja assez congnoistre l’en-
gin
len-
gin
de noz ennemys, il se guident par
sort non par conseil. Iceulx ainsi atten
dens soubz les noiers, ce pendent le moy-
ne poursuyvoit chocquant tous ceulx
qu’ilquil rencontroit sans de nully avoir
mercy. Jusques a ce qu’ilquil rencontra un
chevalier qui portoit en crope un des
pauvres pelerins. & la le voulant met-
tre a sac s’escryasescrya le pelerin. Ha monsieur
le priour mon amy monsieur le priour
saulvez moy je vous en prie. Laquelle
parolle entendue se retournerent arrie
re les ennemys, & voyans que la n’estoitnestoit
que le moyne, qui faisoit cest esclandre,
le chargerent de coups, comme on faict
un asne de boys, mais de tout ne sen-
toit mesmement quand ilz frapoient sus
son froc presque rien, tant il avoit la
peau dure. Puys le baillerent a garder
a deux archiers/ & tournans bride ne
veirent personne contre eulx, dont existi
merent que Gargantua s’ensen estoit fuy
avecques sa bande. Adoncques couru-
rent vers les noyrettes tant roiddement
qu’ilzquilz peurent pour les rencontrer, &
laisserent la le moyne seul avecques deux
archiers de guarde. Gargantua entendit
le bruit & hennissement des chevaulx,
& dist a ses gens. Compaignons, j’entendsjentends
le trac de noz ennemys, & ja en apercoy
aulcuns d’iceulxdiceulx qui viennent contre nous
a la foulle serrons nous icy, & tenons



[153]
le chemin en bon ranc, par ce moyen
nous les pourrons recepvoir a leur per-
te & a nostre honneur.

¶Comment le Moyne se deffist de ses gardes/ & comment l’escharmouschelescharmousche de Picrochole feut deffai-
cte. Chap. xlij.


LE Moyne les voyant
ainsy departir en desor-
dre, conjecturaconiectura qu’ilzquilz alloient
charger sus Gargantua
& ses gens, & se contristoit
merveilleusement de ce qu’ilquil ne les po-
voit secourir. Puis advisa la contenan-
ce de ses deux archiers de guarde, les-
quelz eussent voulentiers couru apres
la troupe pour y butiner quelque chose
& tousjours regardoient vers la vallee
en laquelle ilz descendoient. D’adven-
taige
Dadven-
taige
syllogisoit disant, ces gens icy sont
bien mal exercez en faictz d’armesdarmes. Car
oncques ne me ont demande ma foy, &
ne me ont ouste mon braquemart. Soub-
dain apres tyra son dict braquemart, et
en ferut l’archierlarchier qui le tenoit a dextre
luy coupant entierement les venes ju-
gulares/ & arteres sphagitides du col
avecques le guargareon, jusques es deux
adenes: & retirant le coup luy entreou-
vrit le mouelle spinale entre la seconde
& tierce vertebre, la tomba l’archierlarchier tout
mort. Et le moyne detournant son che
val a guauche courut sus l’aultrelaultre, lequel



[154]
voyant son compaignon mort, & le moy-
ne adventaige sus soy, cryoit a haulte
voix. Ha monsieur le priour je me rendz,
monsieur le priour mon bon amy mon-
sieur le priour. Et le Moyne cryoit de
mesmes. Monsieur le posteriour mon
amy, monsieur le posteriour, vous au-
rez suz vos posteres. Ha (disoit l’archierlarchier)
monsieur le priour, mon mignon, monsieur
le priour, que dieu vous face abbe. Par
l’habitlhabit (disoit le Moyne) que je porte je
vous feray icy cardinal, Rensonnez vous
les gens de religion? Vous aurez un cha
peau rouge a ceste heure de ma main.
Et l’archierlarchier cryoit, Monsieur le priour/
monsieur le priour/ monsieur l’abbelabbe fu-
teur/ monsieur le cardinal/ monsieur le
tout. Ha ha hes non. Monsieur le
priour/ mon bon petit seigneur le priour
je me rends a vous. Et je te rends (dist
le Moyne) a tous les diables. Lors
d’undun coup luy transchit la teste, luy
coupant le test sus les os petreux & en-
levant les deux os bregmatis & la com-
missure sagittale, avecques grande par-
tie de l’oslos coronal, ce que faisant luy tran-
chit les deux memingesmeninges & ouvrit pro-
fondement les deux posterieurs ventri-
cules du cerveau: & demoura le craine
pendantependent sus les espaules a la peau du
pericrane par darriere, en forme d’undun bon-
net doctoral, noir par dessus, rouge par
dedans. Ainsi tomba, roidde mort en ter-



[155]
re. Ce faict, le Moyne donne dedes esprons
a son cheval & poursuyt la voye que te-
noient les ennemys, lesquelz avoient ren-
contrez Gargantua & ses compaignons
au grand chemin. & tant estoient diminuez
en nombre pour l’enormelenorme meurtre que y
avoit faict Gargantua avecques son
grand arbre, Gymnaste/ Ponocrates/
Eudemon/ & les aultres, qu’ilzquilz commen
coient soy retirer a diligence/ tous effrayez
& parturbez de sens & entendement, com-
me s’ilzsilz veissent la propre espece & forme
de mort davant leurs yeulx. Et comme
vous voyez un asne quand il a au cul
un oestre junonicque, ou une mousche
qui le poinct, courir cza & la, sans voye
ny chemin & gettant sa charge par ter-
re, rompant son frain & renes, sans aul-
cunement respirer ny prandre repous, &
ne scayt on qui le meut, car l’onlon ne veoit
rien qui le touche. Ainsi fuyoient ces gens
de sens deprouveuz, sans scavoir cau-
se de fuyr. tant seulement les poursuyt
une terreur Panice laquelle avoient
conceue en leurs ames. Voyant le moy-
ne que toute leur pensee n’estoitnestoit si non
a guaigner au pied, descend de son che-
val, & monte sus une grosse roche qui
estoit sus le chemin, & avecques son grand
bracquemart, frapoit sus ces fuyars a
grand tour de braz sans se faindre ny
espargner. Tant en tua & mist par ter-
re, que son braquemart rompit en deux



[156]
pieces. Adoncques pensa en soy mesme
que c’estoitcestoit assez massacre & tue, & que le
reste doibvoit eschapper pour en porter
les nouvelles. Pourtant saisit en son
poing une hasche de ceulx qui la gisoient
mors, & se retourna de rechief sus la ro-
che, passant temps a veoir fuyr les en-
nemys/ & cullebuter entre les corps
mors, excepte que a tous faisoit laisser
leurs picques/ espees/ lances & hacque-
butes, & ceulx qui portoient les pelerins
liez, il les mettoit a pied & delivroit leurs
chevaulx au dictz pelerins, les retenant
avecques soy l’oreeloree de la haye. Et Tour-
quedillon
, lequel il retint prisonnier.

CommontComment le Moyne amena les pelerins & les bonnes paroles que leur dist Grandgouzier. Chap. xliii.


CEste escarmouche par-
achevee se retyra
Gargantua avecques ses
gens excepte le Moy-
ne. & sus la poincte du
jour se rendirent a
Grandgouzier, lequel en son lict prioyt dieu pour
leur salut & victoyre. Et les voyant tous
saufz & entiers les embrassa de bon amour,
& demanda nouvelles du moyne. Mais
Gargantua luy respondit que sans
doubte leurs ennemys avoient le moyne.
Ilz auront (dist Grandgouzier) doncques
male encontre. Ce que avoyt este bien
vray. Pourtant encores est le proverbe



[157]
en usaige, de bailler le Moyne a quel-
q’un
quel-
qun
. Adoncques commenda qu’onquon aprestast
tresbien a desjeuner, pour les refraischir.
Le tout apreste l’onlon appella Gargantua
mais tant luy grevoit de ce que le moyne
comparoit
moyne ne
comparoit
aulcunement, qu’ilquil ne vouloit ny
boyre/ ny manger. Tout soubdain le
Moyne arrive, & des la porte de la bas
se court, s’escriasescria, vin frays/ vin frays,
Gymnaste mon amy. Gymnaste sor-
tit, & veit que c’estoitcestoit frere Jean qui ame-
noit cinq pelerins/ & Toucquedillon
prisonnier, dont Gargantua sortit au
davant & luy feirent le meilleur recueil
que peurent/ & le menerent davant-
Grandgouzier, lequel l’interrogealinterrogea de toute son ad-
venture. Le moyne luy disoit tout: & com
ment on l’avoitlavoit prins, & comment il s’estoitsestoit
deffaict des archiers, & la boucherie qu’ilquil
avoit faict par le chemin, & comment il
avoit secous les pelerins, & amene le ca
pitaine Toucquedillon
. Puis se mirent
a bancqueter joyeusement tous ensem-
ble. Ce pendent Grandgouzier interro
geoit les pelerins, de quel pays ilz estoient/
& dont ilz venoient/ & ou ilz alloient.
Lasdaller pour tous respondit. Seigneur
je suys de sainct Genou en Berry/ ce-
stuy cy est de Paluau/ cestuy cy est de
Onzay/ cestuy cy est de Aroy/ & cestuy
cy est de Villebrenin. Nous venons de
sainct Sebastian pres de Nantes/ &
nous en retournons par nousnoz petites



[158]
journees. Voyre mais (dist Grandgou-
zier
) qu’alliezqualliez vous faire a sainct Seba
stian
? Nous allions (dist Lasdaller)
luy offrir noz votes contre la peste. O
(dist Grandgouzier) pauvres gens, esti-
mez vous que la peste viengne de sainct
Sebastian
? Ouy vrayement (respondit
Lasdaller) noz prescheurs nous l’affer-
ment
laffer-
ment
O (dist Grandgouzier) les faulx
prophetes vous annoncent ilz telz abuz.
Blasphement ilz en ceste faczon les ju-
stes & sainctz de dieu, qu’ilzquilz les font sem-
blables aux diables, qui ne font que mal
entre les humains. Comme Homere
escript que la peste fut mise en l’oustloust des
Gregoys par Apollo. & comme les Poe-
tes faignent un grand tas de VeionesVejoves
& dieux malfaisans. Ainsi preschoit a
Sinays un Caphart, que sainct An-
toine
mettoit le feu es jambes, & sainct
Eutrope
, faisoit les hydropicques/ & saint
Gildas
les foulz, sainct Genou les
gouttes. Mais je le punyz en tel exem
ple quoy qu’ilquil me appellast Hereticque,
que depuys ce temps Caphart quicon-
ques n’estnest ouze entrer en mes terres. Et
m’esbaysmesbays si vostre roy les laisse prescher
par son royaulme telz scandales. Car
plus sont a punir, que ceulx qui par art
magicque ou aultre engin auroient mys
la peste par le pays. La peste ne tue que
le corps mais ces predications diabolic-
ques infectionnent les ames des pau-



[159]
vres & simples gens. Luy disant ces
paroles entra le Moyne tout delibere,
& leurs demanda. Dont estez vous, vous
aultres pauvres hayres? De sainct Ge
nou
, dirent ilz. Et comment (dist le Moy-
ne) se porte l’abbelabbe Tranchelyon, le bon
beuveur. Et les moynes, quelle chiere
font ilz? Le cor dieu ilz biscotent voz fem-
mes ce pendent que estes en romivage.
Hin hen (dist Lasdaller) je n’aynay pas peur
de la mienne. Car qui la verra de jour,
ne se rompera pas le coul pour l’allerlaller vi-
siter la nuyct. C’estCest (dist le moyne) bien
rentre de picques. Elle pourroit estre
aussi layde que Proserpine, elle aura
par dieu la saccade puys qu’ilquil y a moy-
nes autour. Car un bon oeuvrier mect
indifferentement toutes pieces en oeu-
vre. Que j’ayejaye la verolle/ en cas que ne
les trouviez engroissees a vostre retour.
Car seulement l’ombrelombre du clochier d’unedune
abbaye est feconde. C’estCest (dist Gargan-
tua
) comme l’eauleau du Nile en Egypte, si
vous croyez Strabo/ & Pline lib. vii.
chap. iii. advisezadvise que c’estcest de la miche/ des
habitz/ & des corps. Lors (dist Grand-
gouzier
.) Allez vous en pauvres gens au
nom de dieu le createur, lequel vous soyt
en guide perpetuelle. Et dorenavant ne
soyez faciles a ces otieux & inutiles
voyages. Entretenez vos familles/ tra
vaillez chascun en sa vacation/ instruez
vos enfans/ & vivez comme vous ensei-



[160]
gne le bon Apostre sainct Paoul . Ce
faisans vous aurez la guarde de dieu/
des anges/ & des saincts avecques vous,
& n’yny aura peste ny mal qui vous porte
nuysance. Puys les mena Gargantua
prendre leur refection en la salle: mais
les pelerins ne faisoient que souspirer/ &
dirent a Gargantua. O que heureux
est le pays qui a pour seigneur ung tel
homme. Nous sommes plus edifiez &
instruictz en ces propous qu’ilquil nous a
tenu, qu’enquen tous les sermons que jamais
nous feurent preschez en nostre ville.
C’estCest (dist Gargantua) ce que dist
Platon lib. v. de rep. que lors les republicques
seroient heureuses, quand les roys phi
losopheroient, ou les philosophes regne-
roient. Puis leur feist emplir leurs be-
zaces de livres/ & leurs bouteilles de
vin, & a chascun donna cheval pour soy
soulaiger au reste du chemin, & quelques
carolus pour vivre.

¶Comment Grandgouzier traicta humainement Toucquedillon prisonnier. Chap. xliiii.


TOurquedillon TOucquedillon fut pre-
sente a Grandgouzier,
et interroge par icel-
luy sus l’entreprinzelentreprinze &
affayres de
Picrochole, quelle fin il preten-
doyt par cestce tumultuaire vacarme.
A quoy respondoyt, que sa fin & sa desti-



[161]
nee estoyt de conquester tout le pays
s’ilsil povoyt, pour l’injureliniure faicte a ses foua-
ciers. C’estCest (dist Grandgouzier) trop en-
treprint/ qui trop embrasse peu estrainct.
Le temps n’estnest plus d’ainsidainsi conquester
les royaulmes avecques dommaige de
son prochain frere christian, ceste imita-
tion des anciens/ Hercules/ Alexan-
dres/ Hannibalz/ Scipions/ Cesars/ &
aultres telz est contraire a la profession
de l’evangilelevangile. par lequel nous est com
mande/ garder/ saulver/ regir/ et admi-
nistrer chascun ses pays et terres, non
hostilement envahir les aultres. Et sece
que les Sarrazins & Barbares jadys
appelloient prouesses, maintenant nous
appellons briguanderies, et mechanse-
tez. Mieulx eust il faict soy contenir en
sa maison royallement la gouvernant
que insulter en la mienne/ hostilement
la pillant. car par bien la gouverner l’eustleust
augmentee, par me piller sera destruict.
Allez vous en au nom de dieu suyvez
bonne entreprinse remonstrez a vostre
roy les erreurs que congnoistrez. & jamais
ne le conseillez ayant esgard a vostre
profit particulier, car avecques le commun
est aussy le propre perdu. Quand est de
vostre ranczon, je vous la donne entie-
rement, & veulx que vous soient ren-
dues armes & cheval, ainsi fault il fayre
entre voisins & anciens amis, veu que
ceste nostre difference, n’estnest poinct guer-
L




[162]
re proprement. Comme Platon vouloit
estre non guerre nommee, ains sedition
quant les Grecz meuvoient armes les
uns contre les aultres. Ce que si par ma-
le fortune advenoyt, il commende qu’onquon
usa de toute modestemodestie. Si guerre la nom-
mez, elle n’estnest que superficiaire: elle n’en-
tre
nen-
tre
poinct au profond cabinet de noz
cueurs. Car nul de nous n’estnest oultrai-
ge en son honneur: & n’estnest question en
somme totale, que de rabiller quelque
faulte commise par noz gens, j’entendsjentends &
vostres & nostres. Laquelle encores que
congneussiez, vous doibviez laisser cou-
ler oultre. car les personnages querelans
estoient plus a contempner, que a remen-
tevoir, mesmement leurs satisfaisant sce-
lon le grief, comme je me suis offert. Dieu
sera juste estimateur de nostre different,
lequel je supply plus toust par mort me
tollir de ceste vie/ & mes biens de perirdeperir
davant mes yeulx, que par moy ny les
miens en rien soyt offence. Ces paro-
les achevees appella le Moyne, et da-
vant touttous luy demanda, frere Jean mon
bon amy estez vous qui avez prins le
capitaine Toucquedillon icy present?
Cire (dist le moyne) il est icy present, il a
aage & discretion, j’aymejayme mieulx que le
sachez par sa confession, que par ma pa-
role. Adoncques dist Toucquedillon.
Seigneur c’estcest luy veritablement qui
m’ama prins, & je me rends son prisonnier



[163]
franchement. L’avezLavez vous (dist Grand-
gouzier
au moyne) mis a ranczon? Non.
dist le moyne. De cela je ne me soucie.
Combien (dist Grandgouzier) vouldriez
vous de la prinze? Rien rien (dist le moy-
ne) cela ne me mene pas. Lors commenda
Grandgouzier, que present Tourque-
dillon
Toucque-
dillon
feussent contez au moyne soixan-
te & deux mille saluz, pour celle prinse.
Ce que fut faict ce pendant qu’onquon feist
la collation au dict Toucquedillon au
quel demanda Grandgouzier s’ilsil vouloit
demourer avecques luy/ ou si mieulx
aymoit retourner a son roy? Tourque-
dillon
Toucque-
dillon
respondit, qu’ilquil tiendroit le party
lequel il luy conseilleroit. Doncques (dist
Grandgouzier) retournez a vostre roy, et
dieu soit avecques vous. Puis luy don-
na une belle espee de Vienne, avecq le
fourreau d’ordor faict a belles vignettes
d’orfeveryedorfeverye/ & ung collier d’ordor pesant sept
marcz, garny de fines pierreries, a l’esti-
mation
lesti-
mation
de cent soixante mille ducatz/
& dix mille escuz par present honorable.
Apres ces propous monta Tourque-
dillon
Toucque-
dillon
sus son cheval. Gargantua pour
sa seurete luy bailla trente hommes d’ar-
mes
dar-
mes
& six vingt archiers soubz la con-
duicte de Gymnaste, pour le mener jus
ques es portes de la Roche clermaud,
si besoing estoit. Icelluy departy le moy-
ne rendit a Grandgouzier/ les soixante
& deux mille salutz qu’ilzquilz avoit repceu/
L ii




[164]
disant. Cire ce n’estnest ores, que vous doib-
viez faire telz dons. attendez la fin de
ceste guerre, car l’onlon ne scait quelz affai-
res pourroient survenir. Et guerre fai-
cte sans bonne provision d’argentdargent, n’ana
q’unqun souspirail de vigueur. Les nerfz
des batailles sont les pecunes. Donc-
ques (dist Grandgouzier) a la fin je vous
contenteray par honeste recompense/ &
tous ceulx qui me auront bien servy.

¶Comment Grandgouzier mandemanda querir les legions. & comment Tourquedillon[sic] Toucquedillon tua Hastiveau, puis feut tue par le commandement de Picrochole. Chap. xlv.


EN ces mesmes jours,
ceulx de Besse, du
Marche vieulx, du
bourg sainct Jacques,
du Traineau, de Pa
rille
, de riviere, des ro-
ches saint Paoul
, du Vau breton, de
Pantille, du Brehemont, du pont de
clam
, de Cravant, de Grandmont, des
Bourdes, de la ville au mere, de Segre,
de Husse, de sainct Louant, de Pan-
zoust
, des Couldreaux, de Verron, de
Coulaines, de Chose, de Varenes, de
Bourgueil, de L’isleLisle bouchard. du
croulay, de Narsay, de Cande, de Mont-
soreau
. & aultres lieux confinesconfins envoie-
rent devers Grandgouzier ambassades,
pour luy dire qu’ilzquilz estoient advertis des



[165]
tordz que luy faisoit Picrochole: & pour
leur ancienne confederation, ilz luy of-
froient tout leur povoir tant de gens, que
d’argentdargent & aultres munitions de guerre.
L’argentLargent de tous montoit par les pa-
ctes qu’ilzquilz luy envoyoient, six vingt qua-
torze millions d’ordor. Les gens estoient quinze
mille hommes d’armesdarmes, trente & deux
mille chevaulx legiers/ quatre vingtz
neuf mille harquebouziers, cent quarante
mille adventuriers/ unze mille deux cens
canons/ doubles canons/ basilicz & spi
roles. Pionniers quarante & sept mille/
le tout souldoye & avitaille pour six
moys. Lequel offre Gargantua ne re-
fusa, ny accepta du tout. Mais gran-
dement les remerciant/ dist, qu’ilquil composeroit
ceste guerre par tel engin que besoingne se-
roit tant empescher de gens de bien. Seule
ment envoya que ameneroit en ordre les le
gions lesquelles entretenoit ordinairement
en ses places de la deviniere/ de Cha-
vigny
/ de Gravot/ & Quinquenays, mon-
tant en nombre douze cens hommes d’armesdarmes,
trente & six mille hommes de piedz, treize
mille arquebouziers, quatre cens grosses
pieces d’artilleryedartillerye & vingt & deux mille
Pionniers, tous par bandes, tant bien
assorties de leurs thresoriers, de vivan-
diers/ de Mareschaulx/ de armuriers,
& aultres gens necessaires au trac de
bataille: tant bien instruictz en art mili-
taire/ tant bien armez/ tant bien recongnois-
L iii




[166]
sans & suyvans leurs enseignes/ tant
soubdains a entendre & obeir a leurs ca-
pitaines/ tant expediez a courir/ tant fors
a chocquer/ tant prudens a l’adventureladventure, que
mieulx ressembloient une harmonie
d’orguesdorgues & concordante d’horologedhorologe/ q’unequne ar-
mee, ou gensdarmerie. Toucquedillon
arrive se presenta a PicrocolePicrochole , & luy com
pta au long ce qu’ilquil avoit & faict/ & veu.
a la fin conseilloit par fortes parolles
qu’onquon feist apoinctement avecques Grand-
gouzier
/ lequel il avoit esprouve le plus
homme de bien du monde, adjoustant que
ce n’estoitnestoit ny preu/ ny raison molester
ainsi ses voisins/ desquelz jamais n’a-
voient
na-
voient
eu que tout bien. Et au regard
du principal: que jamais ne sortiroient
de ceste entreprinse que a leur grand dom-
maige & malheur. Car la puissance de
Picrochole n’estoitnestoit telle, que aisement
ne les peust Grandgouzier mettre a sac.
Il n’eutneut pas acheve ceste parolle, que Ha-
stiveau
dist tout hault: Bien malheureux
est le prince qui est de telz gens servi, qui
tant facilement sont corrompuz/ comme
je congnoys Toucquedillon. Car je
voy son couraige tant change que vou-
lentiers se feust adjoinct a noz ennemys
pour contre nous batailler & nous trahir/
s’ilzsilz l’eussentleussent voulu retenir: mais comme
vertus est de tous tant amys que enne-
mys louee & estimee, aussi meschancete
est toust congneue & suspecte. Et pose que



[167]
d’icelledicelle les ennemys se servent a leur profit
si ont ilz tousjours les meschans & trai-
stres en abhomination. A ces parolles
Toucquedillon impatient tyra son
espee, & en transpercza Hastiveau un peu
au dessus de la mamelle guausche. dont
mourut incontinent. Et tyrant son coup
du corps/ dist franschement. Ainsi peris-
se qui feaulx serviteurs blasmera. -
Picrochole soubdain entra en fureur, et
voyant l’espeelespee & fourreau tant dia-
pre, dist. Te avoit on donne ce baston,
pour en ma presence tuer malignement
mon tant bon amy Hastiveau. Adonc-
ques commenda a ses archiers qu’ilzquilz le
meissent en pieces. Ce que fut faict sus
l’heurelheure, tant cruellement que la chambre
estoit toute pavee de sang. Puis feist
honnorablement inhumer le corps de
Hastiveau/ & celluy de Toucquedillon
getter par sus les murailles en la va-
lee. Les nouvelles de ces oultraiges
feurent sceues par toute l’armeelarmee/ dont
plusieurs commencerent a murmurer con-
tre Picrochole, tant que Grippeminauld
luy dist. Seigneur je ne scay quelle yssue
sera de ceste entreprinse. Je voy voz
gens peu conferme:confermez en leurs couraiges.
Ilz considerent que sommes icy mal
pourveuz de vivres, & ja beaucoup di-
minuez en nombre, par deux ou troys
yssues. Davantaige il vient grand ren-
fort de gens a voz ennemys. Si nous
L iiii




[168]
sommes assiegez une foys, je ne voy point
comment ce ne soit a nostre ruyne totale.
Bren, bren, dist Picrochole, vous sem-
blez les anguilles de Melun. vous criez
davant qu’onquon vous escorche laissez les seule-
ment venir.

¶Comment Gargantua assaillit Picrochole dedans la Rocheclermaud & defist l’armeelarmee dudict Picrochole. Chap. xlvi.


GArgantua eut la char-
ge totalle de l’armeelarmee/
son pere demoura en
son fort. Et leur don-
nant couraige par bon-
nes parolles, promist
grandz dons a ceulx qui feroient quelques
prouesses. Puis guaignerent le gue de
Vede
/ & par basteaulx & pons legiere-
ment faictz passerent oultre d’unedune trai-
cte. Puis considerant l’assietelassiete de la vil-
le qui estoit en lieu hault & adventageux,
delibera celle nuyct sus ce qu’estoitquestoit de
faire. Mais Gymnaste luy dist Sei-
gneur telle est la nature & complexion des
Francoys, que ilz ne valent que a la pre-
miere poincte. Lors ilz sont plus que
diables. Mais s’ilzsilz sejournentseiournent, ilz sont
moins que femmes. Je suys d’advisdadvis que
a heure presente apres que voz gens auront
quelque peu respire & repeu/ faciez don-



[169]
ner l’assaultlassault. L’advysLadvys feut trouve bon.
Adoncques produict toute son armee en
plain camp, mettant les subsides du cou
ste de la montee. Le Moyne print avec-
ques soy six enseignes de gens de pied,
& deux cens hommes d’armesdarmes, & en grande
diligence traversa le marays, & guain-
gna au dessus le puy jusques au grand
chemyn de Loudun. Ce pendant l’as-
sault
las-
sault
continuoit, les gens de Picro-
chole
ne scavoient si le meilleur estoit sor-
tir hors & les repcevoir, ou bien guarder
la ville sans bouger. Mais furieuse-
ment sortit avecques quelque bande d’hom-
mes
dhom-
mes
d’armesdarmes de sa maison: et la feut re-
ceu & festoye a grandz coups de canon qui
gresloient devers les cousteaux, dont les
GarguantuistesGargantuistez se retirerent au val, pour
mieulx donner lieu a l’artilleryelartillerye. Ceulx
de la ville defendoient le mieulx que po-
voient mays les traictz passoient oultre
par dessus sans nul ferir. Aulcuns de
la bande saulvez de l’artillerielartillerie donnerent
fierement sus noz gens/ mais peu profi-
terent. car tous feurent repceuz entre les
ordres, & la ruez par terre. Ce que voyans
se vouloient retirer, mais ce pendent le
Moyne avoit occupe le passaige. Par
quoy se mirent en fuyte sans ordeordre ny
maintien. Aulcuns vouloient leur don-
ner la chasse, mais le Moyne les retint
craignant que suyvant les fuyans per-
dissent leurs rancz, & que sus ce poinct



[170]
ceulx de la ville chargeassent suz eulx.
Puis attendant quelque espace, & nul
ne comparant a l’encontrelencontre, envoya le duc
Phrontiste
pour admonnester-
Gargantua a ce qu’ilquil avanceast pour guai-
gner le cousteau a la gauche pour em-
pescher la retraicte de Picrochole par
celle porte. Ce que feist Gargantua en
toute diligence & y envoya quatre legions
de la compaignie de Sebaste, Mais si
toust ne peurent gaigner le hault, qu’ilzquilz
ne rencontrassent en barbe Picrochole
& ceulx qui avecques luy s’estoientsestoient espars.
Lors chargerent sus roiddement, tou-
tesfois grandement feurent endommaigez par
ceulx qui estoient sus les murs en coupz
de traict & artillerie. Quoy voyant Gar-
gantua
en grande puissance alla les secou
rir, & commencza son artillerie a hurter sus
ce quartier de murailles, tant que toute la
force de la ville y fut evocquee. Le moy
ne voyant celluy couste lequel il tenoit as-
siege, denue de gens & guardes, magnani
mement tyra vers le fort & tant feist qu’ilquil mon-
ta sus, luy & aulcuns de ses gens pensant
que plus de craincte & de frayeur donnent
ceux qui surviennent a un conflict, que ceulx
que lors a leur force combattent. Toutesfoys
ne feist oncques effroy, jusques a ce que tous
les siens eussent guaigne la muraille/
excepte les deux cens hommes d’armesdarmes
qu’ilquil laissa hors pour les hazars. Puis
s’escriasescria horriblement & les siens ensem-



[171]
ble, & sans resistance tuerent les guar-
des d’icelledicelle porte, & la ouvrirent es hom
mes d’armesdarmes & en toute fierte coururent
ensemble vers la porte de L’orientLorient, ou
estoit le desarroy. Et par darriere ren-
verserent toute leur force, voyans les
assiegez de tous coustez/ & les Guargan-
tuistes
Gargan-
tuistes
avoir guaigne la ville, se rendi-
rent au Moyne a mercy. Le Moyne
leurs feist rendre les bastons & armes:
& tous retirer & reserrer par les eglises
saisissant tous les bastons des croix/ &
commettant gens es portes pour les
garder de yssir. Puis ouvrant celle por-
te orientale sortit au secours de Gar-
gantua
. Mais Picrochole pensoit que
le secours luy venoit de la ville/ & par
oultrecuydance se hazarda plus que de-
vant: jusques a ce que Gargantua s’es-
crya
ses-
crya
. Frere Jean mon amy/ frere Jean
en bon heur soyez venu. Adoncques con
gnoissent Picrochole & ses gens que tout
estoit desespere, prindrent la fuyte en tous
endroictz. Gargantua les poursuyvit
jusques pres Vaugaudry tuant & mas-
sacrant, puis sonna la retraicte.

¶Comment Picrochole fuiant feut sur pris de males fortunes. & ce que feit Gargantua apres la bataille. Chap. xlvii.


PIcrochole ainsi desespere
s’ensen fuyt vers l’islelisle Bou-
chart
, & au chemin de Ri-
viere
son cheval bruncha



[172]
par terre. A quoy tant feut indigne que
de son espee le tua en sa chole. puis ne
trouvant personne qui le remontast,
voulut prandre un asne du molin qui
la aupres estoit/ mais les meusniers le
meutrirent tout de coups, & le destrous
serent de ses habillementhabillemens, & luy baille-
rent pour soy couvrir une meschante se-
quenye. Ainsi s’ensen alla le pauvre chole
ricque/ puis passant l’eauleau au port Huaux,
& racontant ses males fortunes, feut
advise par une vieille lourpidon, que son
royaulme luy seroit rendu, a la venue
des Coquecigrues, depuis ne scayt
on qu’ilquil est devenu. Toutesfoys l’onlon
m’ama dict qu’ilquil est de present pauvre guai-
gnedenier a Lyon cholere comme davant
Et tousjours se guemente a tous estran
giers de la venue des Coquecigrues/
esperant certainement, scelon la prophe-
tie de la vieille, estre a leur venue rein-
tegre en son royaulme. Apres leur re-
traicte Gargantua premierement recen-
sa ses gens & trouva que peu d’iceulxdiceulx
estoient peryz en la bataille exceptez quel-
ques gens de pied de la bande du capi-
taine Tolmere
/ & Ponocrates qui avoit
un coup de harquebouze en son pour-
poinct. Puis les feist refraischir chas-
cun par sa bande & commanda es threzo-
riers que ce repas leur feust defraye et
paye/ & que l’onlon ne feist oultraige quicon-
ques
quelcon-
ques
en la ville, veu qu’ellequelle estoit sienne/



[173]
& que apres leur repas ilz compareussent
en la place davant le chasteau, & la se-
roient payez pour six moys. Ce que feut
faict, puis feist convenir davant soy en
la dicte place tous ceulx qui la restoient
de la part de picrochole, esquelz presens
tous ses princes & capitaines parla com-
me s’ensuytsensuyt.

¶La concion que feist- Gargantua es vaincuz, Chap. xlviii.


NOz peres/ ayeulx/ et
ancestres de toute me-
moyre, ont este de ce
sens & ceste nature, que
des batailles par eulx
consommees ont pour
signe memorial des triumphes & victoy-
res plus voulentiers erige trophees &
monumens es cueurs des vaincuz par
grace, que es terres par eulx conquesteeconquestees,
par architecture. Car plus estimoient
la vive soubvenance des humains acquise
par liberalite, que la mute inscription
des arcs/ columnes/ & pyramides subie-
cte es calamitez de l’airlair, & envie d’undun chas
cun. Soubvenir assez vous peut de la
mansuetude, dont ilz userent ennersenvers les
Bretons a la journee de sainct Aubin
du Cormier: & a la demollition de Par-
thenay
. Vous avez entendu/ & enten-
dent admirez le bon traictement qu’ilzquilz
feirent es Barbares de Spagnola, qui
avoient pille/ depopule/ & saccaige les



[174]
fins maritimes de Olone &
Thalmondoys. Tout ce ciel a este remply des
louanges & gratulations que vous mes-
mes & voz peres feistes lors que Alphar-
bal roy de Canarre
non assovy de ses
fortunes envahyt furieusement le pays
de Onys exercent la pyraticque en tou-
tes les isles Armoricques & regions con
fines. Il feut en juste bataille navalle
prins & vaincu de mon pere, ou quel
dieu soit garde & protecteur. Mais quoy,
on cas que les aultres roys & empereurs/
voyre qui se font nommer Catholicques
l’eussentleussent miserablement traicte/ durement
emprisonne/ & ranczonne extremement:
il le traicta courtoisement/ amiablement
le logea avecques soy en son palays/ &
par incroyable debonnairete le renvoya
en saufconduyt, charge de dons/ char-
ge de graces/ charge de tous offices d’a-
mytie
da-
mytie
. Qu’enQuen est il advenu? Luy re-
tourne en ses terres feist assembler tous
les princes & estatz de son royaulme/
leurs exposa l’humanitelhumanite qu’ilquil avoit en
nous congneu. & les pria sur ce deliberer
en faczon que le monde y eust exemple,
comme avoit ja en nous de gratieusete ho-
neste, aussi en eulx de honestete gratieu
se. La feut decerne par consentement una
nime, que l’onlon offreroit entierement leurs
terres/ dommaines & royaulme, a en fai-
re scelon nostre arbitre. Alpharbal en
propre personne soubdain retourna



[175]
avecques huyt grandes naufz oneraires,
menant non seulement les thresors de
sa maison & ligne royalle, mais pres que
de tout le pays. Car soy embarquant
pour faire voille au vent vvesten Nor
dest: chascun a la foulle gettoit dedans
icelles or/ argent/ bagues/ joyaux/ espi-
ceries/ drogues & odeurs aromaticques.
Papegays/ Pelicans/ Guenons/ Hi-
nettes
Ci-
vettes
/ Genettes/ Porczespicz. Poinct
n’estoitnestoit filz de bonne mere repute, qui de-
dans ne gettast ce que avoit de singulier.
Arrive que feut, vouloit baiser les piedz
de mon dict pere. le faict fut estime indi-
gne: & ne feut tolere, ains feut embrasse
socialement: offrit les presens, ilz ne feu
rent repceuz, par trop estre excessifz: se
donna mancipe & serf volentayre soy
& sa posterite, ce ne feut accepte, par ne
sembler equitable: ceda par le decret des
estatz ses terres & royaulme offrant la
transaction & transport signe, seelle/ &
ratifie de tous ceulx qui faire le doib-
voient, ce fut totalement refuse, & les
contractz gettez au feu. La fin feut, que
mon dict pere commencza lamenter de pi-
tie & pleurer copieusement, considerant le
franc vouloir & simplicite des Canar-
riens: & par motz exquys & sentences
congrues diminuoyt le bon tour qu’ilquil
leur avoit faict, disant ne leur avoir
faict bien qui feust a l’estimationlestimation d’undun
bouton: & si rien d’honnestetedhonnestete leur avoit



[176]
monstre, il estoit tenu de ce faire. Mais
tant plus l’augmentoitlaugmentoit Alpharbal.
Quelle feut l’yssuelyssue? En lieu que pour
la ranczon prinse a toute extremite, eus-
sions peu tyrannicquement exiger vingt
foys cens mille escuz/ & retenir pour hou-
stagiers ses enfans aisnez. Ils se sont
faictz tributaires perpetuelz, & obligez
nous bailler par chascun an deux mil-
lions d’ordor affine a vingt & quatre ka-
ratz. Ilz nous feurent l’anneelannee premiere
icy payez: la seconde de franc vouloir en
paierent xxiii. cens mille escuz: la tier-
ce. xxvi. cens mille: la quarte troys mil-
lions, & tant tousjours croissent de leur
bon gre, que serons contrainctz leurs in-
hiber de rien plus nous apporter. C’estCest
la nature de gratuite. Car le temps qui
toutes choses erode & diminue, augmen-
te/ & accroist les biensfaictz, par ce q’unqun bon
tour liberalement faict a homme de rai-
son, croist continuement par noble pen-
see & remembrance. Ne voulant donc-
ques aulcunement degenerer de la de-
bonnairete hereditaire de mes parens.
maintenant je vous absouz & delivre,
& vous rends francs & deliberez comme
par avant. D’abondantDabondant serez a l’yssuelyssue
des portes payez chascun pour troys
moys, pour vous pouvoir retirer en vousvoz
maisons & familles/ & vous conduiront
en saulvete six cens hommes d’armesdarmes/
& huyt mille hommes de pied soulz la



[177]
conduicte de mons escuyer Alexandre,
affin que par les paisans ne soyez oul-
tragez. Dieu soit avecques vous. Je
regrette de tout mon cueur que n’estnest icy
Picrochole. Car je luy eusse donne a
entendre que sans mon vouloir, sans
espoir de accroistre ny mon bien/ ny mon
nom, estoyt faicte ceste guerre. Mais
puis qu’ilquil est esperdu/ & ne scayt on ou,
ny comment est esvanouy, je veulx que
son royaulme demeure entier a son filz.
Lequel par ce qu’estquest par trop bas d’aagedaage/
(car il n’ana encores cinq ans accomplyz)
sera gouverne & instruict par les anciens
princes & gens scavans du royaulme.
Et par autant q’unqun royaulme ainsi de-
sole, seroit facilement ruine, si l’onlon ne re-
frenoyt la couvoytise & avarice des ad-
ministrateurs d’icelluydicelluy: je ordonne &
veulx que Ponocrates soyt sus tous
ses gouverneurs entendent avecques au-
torite a ce requise, & assidu avecques l’en-
fant
len-
fant
: jusques a ce qu’ilquil le congnoistra
idoine de povoir par soy regir & regner.
Je consydere que facilite trop ener-
vee & dissolue de pardonner es malfai-
sans, leur est occasion de plus legiere-
ment de rechief mal faire, par ceste per-
nicieuse confiance de grace. Je consyde-
re que Moyse, le plus doulx homme qui
de son temps feust sus la terre, aigrement
punissoyt les mutins & seditieulx au
peuple de Israel. Je consydere que Jules
M




[178]
Cesar
empereur tant debonnaire, que de luy
dict Ciceron: que sa fortune rien plus souve-
rain n’avoitnavoit, si non qu’ilquil pouvoit: & sa vertus
meilleur n’avoitnavoit/ si non qu’ilquil vouloit
tousjours saulver/ & pardonner a un
chascun. Icelluy toutesfoys ce non ob-
stant en certains endroictz punit rigou-
reusement les auteurs de rebellion. A
ces exemples je veulx que me livrez avant
le departir: premierement ce beau-
Marquet, qui a este source & cause premiere
de ceste guerre par sa vaine oultrecui-
dance. Secondement ses compaignons
fouaciers: que feurent negligens de corriger
sa teste folle sus l’instantlinstant. Et finablement
tous les conseilliers/ capitaines/ officiers
& domesticques de Picrochole: lesquelz le
auroient incite, loue, ou conseille de sor-
tir ses limites pour ainsi nous inquieter.

¶Comment les victeurs Gargantuistes feurent recompensez apres la bataille. Chap. xlix.


CEste concion faicte par
Gargantua, feurent li
vrez les seditieux par
luy requys: exceptez
Spadassin/
Merdaille/ & Menuail: lesquelz
estoient fuyz six heures davant la ba-
taille: & deux fouaciers, lesquelz perirent
en la journee. Aultre mal ne leurs feist
Gargantua: si non qu’ilquil les ordonna pour
tirer les presses a son imprimerie: laquelle



[179]
il avoit nouvellement institueinstituée. Puis
ceulx qui la estoient mors il feist hono-
rablement inhumer en la vallee des
Noiretes/ & au camp de Bruslevieille.
Les navres il feist panser & traicter en
son grand Nosocome. Apres advisa es
dommaiges faictz en la ville & habitans:
& les feist rembourcer de tous leurs interestz
a leur confession & serment. Et y feist
bastir un fort chasteau: y commettant gens
& guet pour a l’advenirladvenir mieulx soy de-
fendre contre les soubdaines esmeutes.
Au departir remercya gratieusement
tous les souldars de ses legions: qui
avoient este a ceste defaicte/ & les ren-
voya hyberner en leurs stations & guar
nisons. Exceptez aulcuns de la legion
Decumane, lesquelz il avoit veu en la
journee faire quelques prouesses: & les
capitaines des bandes, lesquelz il em-
mena avecques soy devers Grandgou
zier
. A la veue & venue d’yceulxdyceulx le bon
homme feut tant joyeulx/ que possible
ne seroit le descripre. Adoncq leurs feist
un festin le plus magnificque, le plus
abundant & plus delitieux, que feust
veu depuys le temps du roy Assuere.
A l’issuelissue de table il distribua a chascun
d’yceulxdyceulx tout le parement de son buffet
qui estoit au poys de dishuyt cens mil-
le bezans d’ordor: en grands vases D’anti-
que
Danti-
que
/ grands potz/ grands bassins/ grands
tasses/ couppes/ potetz/ candelabres/ ca-
M ii




[180]
lathes/ nacelles/ violiers/ & aultre tel-
le vaisselle toute d’ordor massif: oultre la
pierrerie, esmail & ouvraige, qui par
estime de tous excedoit en pris la ma-
tiere d’yceulxdyceulx. Plus, leurs feist com-
pter de ses coffres a chascun douze
cens mille escuz contents. Et d’abun-
dant
dabun-
dant
a chascun d’yceulxdyceulx donna a per-
petuite (excepte s’ilzsilz mouroient sans
hoirs) ses chasteaux/ & terres vicines
scelon que plus leurs estoient commo-
des. A Ponocrates donna la Roche-
clermaud
/ a Gymnaste le Couldray/
a Eudemon Montpensier. Le Rivau
a Tolmere/ a Ithybole Montsoreau/
a Acamas Cande/ Varenes/ a Chi-
ronacte
/ Gravot a Sebaste/ Quique-
nays
a Alexandre/ Ligre a Sophrone,
& ainsi de ses aultres places.

¶Comment Gargantua feist bastir pour le Moyne l’abbayelabbaye de Theleme. Chap. l.


REstoit seulement le Moyne
a pourvoir. Lequel Gargantua
vouloyt faire abbe de
Seuille: mais il le refusa. Il luy
voulut donner l’abbayelabbaye de Bourgueil ,
ou de saint Florent, laquelle mieulx luy dui
roit/ ou toutes deux, s’ilsil les prenoit a gre.
Mais le moyne luy fist response per-
emptoyre, que de moynes il ne vouloit
charge/ ny gouvernement. Car com-
ment (disoyt il) pourroys je gouverner



[181]
aultruy, qui moymesmes gouverner ne
scauroys? Si vous semble que je vous
aye faict/ & que puisse a l’advenirladvenir faire
service agreable, oultroyez moy de fai-
re une abbaye a mon devys. La demen-
de pleut a Gargantua & offrit tout son
pays de Theleme jouste la riviere de
Loyre, a deux lieues de la grande forest
du port Huault
. Et requist a Gargan
tua
qu’ilquil instituast sa religion au con-
traire de toutes aultres. Premierement
doncques (dist Gargantua) il n’yny fauldra
ja bastir murailles au circuit: car tou-
tes aultres abbayes sont fierement mu-
rees. Voyre, dist le Moyne. Et non
sans cause ou mur y a & davant & dar-
riere
d’ar-
riere
, y a force murmur/ envie/ & conspi-
ration mutue. Davantaige veu que en
certains convents de ce monde est en
usance, que si femme aulcune y entre
(j’entendsjentends des preudes & pudicques) on
nettoye la place par laquelle elles ont
passe feut ordonne que si religieux ou
religieuse y entroyt par cas fortuit, on
nettoiroyt curieusement tous les lieux
par lesquelz auroient passe. Et par ce
que es religions de ce monde tout est com
passe/ limite & reigle par heures, feut
decrete que la ne seroit horologe ny qua-
drant aulcun. Mais scelon les occasions
& oportunitez seroient toutes leurs oeu-
vres dispensees. Car (disoit Gargantua)
que la plus vraye perte du temps qu’ilquil sceust,
M iii




[182]
estoit de compter les heures: car quel bien
en vient il? & la plus grande resverie du
monde estoyt soy gouverner au son d’u-
ne
du-
ne
cloche, & non au dicte de bon sens &
entendement. Item par ce que en icelluy
temps on ne mettoyt en religion des
femmes, si non celles que estoient bor-
gnes/ boyteuses/ bossues/ laydes/ defai-
ctes/ folles/ insensees/ maleficiees/ & ta-
rees: ny les hommes si non catarrhez/
mal nez/ niays & empesche[sic] de maison.
A propous (dist le Moyne) une femme qui
n’estnest ny belle ny bonne, a quoy vault
toille? A mettre en religion, dist Gargan-
tua
. Voyre, dist le Moyne, & a faire
des chemises. Feut ordonne que la ne
seroient repceues si non les belles/ bien
formees/ & bien naturees: & les beaulx
bien formez/ & bien naturez. Item par
ce que es conventz des femmes ne en-
troient les hommes si non a l’emblee lemblerlemblee /
& clandestinement: feut decerne que ja
ne seroient la les femmes au cas que n’yny
feussent les hommes: ny les hommes
au cas que n’yny feussent les femmes. Item
ce que
Item par
ce que
tant hommes que femmes une
foys repceuz en religion apres l’anlan de pro-
bation estoient forcez & astrainctz y de-
mourer perpetuellement leur vie duran
te, feut estably tantestably que tant hommes que fem-
mes la repceuz, sortiroient quand bon
leurs sembleroyt franschement & entie-
rement. Item par ce que ordinairement



[183]
les religieux faisoient troys veuz: sca-
voir est de chastete/ pauvrete/ & obedien-
ce: fut constitue, que la honorablement
on peult estre marie: que chascun feut
riche, & vesquist en liberte. Au regard de
l’aagelaage legitime, les femmes y estoient
repcuesrepceues depuis dix jusques a quinze
ans: les hommes depuis douze jusque
a dix & huyt.

¶Comment feut bastie & dotee l’abbayelabbaye des Thelemites. Chap. li.


POur le bastiment/ et
assortiment de l’abbayelabbaye
Gargantua feist livrer
de contant vingt & sept
cent mille huyt cent
trente & un mouton a
la grand laine, & par chascun an jusques
a ce que le tout feust parfaict assigna
sus la recepte de la Dive seize cent soi-
xante & neuf mille escuz au soleil. Pour
la fondation & entretenement d’ycelledycelle
donna a perpetuite vingt & troys cent
soixante neuf mille cinq cent quatorze
nobles a la rose de rente foucierefonciere indem-
nez, amortyz/ & solvables par chascun
an a la porte de l’abbayelabbaye. Et de ce leurs
passa belles letres. Le bastiment feut
en figure exagone en telle faczon que a
chascun angle estoyt bastie une grosse
tour ronde: a la capacite de soixante
pas en diametre. Et estoient toutes pa
reilles en grosseur & protraict. La rivi
M iiii




[184]
ere de Loyre
decoulloyt sus l’aspectlaspect de
Septentrion. Au pied d’icelledicelle estoyt une
des tours assise nommee Artisse. En
tirant vers L’orientLorient estoit une aul-
tre nommee Calaer. L’aultreLaultre ensuy-
vant Anatole. L’aultreLaultre apres Mesem-
brine. L’aultreLaultre apres/ Hesperie. La der
niere/ Cryere. Entre chascune tour
estoyt espace de troys cent douze pas.
Le tout basty a six estages/ comprenant
les caves soubz terre pour un. Le second
estoit voulte a la forme d’unedune anse de
panier. Le reste estoit embrunche de guy
de Flandres a forme de culz de lampes
Le dessus couvert D’ardoizeDardoize fine: avec-
ques l’endousseurelendousseure de plomb a figures
de petitz manequins & animaulx bien
assortez & dorez avecques les goutieres
que yssoient hors la muraille entre les
croyzees, pinctes en figure diagonale
de or & azur, jusques en terre/ ou finissoient
en grands eschenalx qui tous conduis-
soient
condui-
soient
en la riviere par dessoubz le logis.
Ledict bastiment estoit cent foys plus
magnificque que n’estnest Bonivet. Car
en icelluy estoient neuf cens trente et
deux chambres: chascune guarnie de
arriere Chambre/ cabinet/ guarderob-
be/ chapelle/ & yssue en une grande salle.
Entre chascune tour au meillieu du-
dict corps de logis estoyt une viz brizee
dedans icelluy mesmes corps. De laquel-
le les marches estoient de marbre ser-



[185]
pentin: longues de xxii. piedz: l’espesseurlespesseur
estoyt de troys doigtz: assizez par nom-
bre de douze entre chascun repous. En
chascun repous estoient deux beaux
arceaux d’antiquedantique, par lesquelz estoit
repceu la clarte: & par iceulx on entroit
en un cabinet faict a cler voys de lar-
geur de la dicte viz: & montoit jusques
au dessus la couverture, & la finoit en
pavillon. Par icelles viz on entroit de
chascun couste en une grande salle/ et
des salles es chambres. Depuis la tour
Artice jusques a Cryere estoient les bel
les grandes libraries en Grec/ Latin/
Hebrieu/ Francoys/ Tuscan & Hespai-
gnol: disperties par les divers estaiges
scelon iceulx langaiges. Au meillieu
estoit une merveilleuse viz, de laquelle
l’entreelentree estoit par le dehors du logis en
un arceau large de six toizes. Icelle
estoit faicte en telle symmetrie & capaci
te, que six hommes d’armesdarmes la lance sus
la cuisse povoient de fronc[sic] ensemble
monter jusques au dessus de tout le ba
stiment. Depuis la tour Anatole jus-
ques a Mesembrine estoient belles
grandes galeries toutes painctes des
antiques prouesses & histoires & descri-
ptions de la terre. Au milieu estoyt une
pareille montee & porte comme avons
dict du couste de la riviere. Sus icelle
porte estoit escript en grosses lettres an-
tiques ce qui s’ensuytsensuyt.



[186]

¶Inscription mise sus la grande porte de Theleme. Chap. lii.


CY n’entreznentrez pas Hypocrites/ bigotz/
Vieulx matagotz/ marmiteux
boursouflez.

Tordcoulx badaux plus que n’estoientnestoient
les Gotz.

Ny Ostrogotz/ precurseurs des magotz/
Haires/ cagotz/ caffars empantouflez.
Gueux mitouflez/ frapars escorniflez
Befflez/ enflez/ fagoteurs de tabus
Tirez ailleurs pour vendre vousvos abus.
VousVos abus meschans
Rempliroient mes champs
De meschansete
Et par faulsete
TroubleroitTroubleroient mes chants
VousVos abus meschans.


Cy n’entreznentrez pas maschefains practiciens
Clers bazauchiens mangeurs du popu- (laire.
Officiaulx/ scribes/ & pharisiens
Juges/ anciens, que les bons parroiciens
Ainsi que chiens mettez au capulaire.
Vostre salaire est au patibulaire,
Allez y braire: icy n’estnest faict exces,
Dont en vousvos cours on deust mouvoir (proces.
Proces & debaz
Peu font cy d’ebatzdebatz
Ou l’onlon vient s’esbatresesbatre.
A vous pour debatre
Soient en pleins cabatz
Proces & debatz.





[187]


Cy n’entreznentrez pas vous usuriers chichars/
Briffaulx/ leschars/ qui tousjours amassez.
Grippeminaulx/ avalleurs de frimars/
Courbez/ camars, qui en vous coquemars
De mille marcs ja n’aurieznauriez assez.
Poinct eguassez n’estesnestes quand cabassez
Et entassez poiltrons a chicheface.
La male mort en ce pas vous deface.
Face non humaine
De telz gents qu’onquon maine
Braire ailleurs: ceans
Ne seroit seans.
Vuidez ce dommaine
Face non humaine.


Cy n’entreznentrez pas vous rassotez mastins
Soirs ny matins, vieulx chagrins & ja- (lous.
Ny vous aussy seditieux mutins
Larves/ lutins/ de dangier palatins/
Grecz ou Latins: plus a craindre que Loups
Ny vous gualous verollez jusqu’ajusqu a l’ouslous
Portez vous loups ailleurs paistre en bon (heur
CrouscelevezCroustelevez rempliz de deshonneur.
Honneur/ los/ deduict
Ceans est deduict
Par joieux acords.
Tous sont sains au corps,
Par ce bien leur duict
Honneur/ los/ deduict.


Cy entrez vous, & bien soyez venuz
Et parvenuz tous nobles chevaliers.
Cy est le lieu ou sont les revenuz



[188]
Bien advenuz: affin que entretenuz
Grands & menuz tous soiez a milliers.
Mes familiers serez & peculiers
Frisques gualliers, joyeux, plaisans
mignons.
En general tous gantilzgentilz compaignons.
Compaignons gentilz
Serains & subtilz
Hors de vilite,
De civilite
Cy sont les houstilz
Compaignons gentilz.


Cy entrez vous qui le sainct evangile
En sens agile annoncez, quoy qu’onquon gronde.
Ceans aurez un refuge & bastille
Contre l’hostilelhostile erreur, qui tant postille
Par son faulx stile empoizonner le monde.
Entrez qu’onquon fonde icy la foy profonde.
Puis qu’onquon confonde & par voix/ & par rolle
Les ennemys de la saincte parolle.
La parolle saincte
Ja ne soit extaincte
En ce lieu tressainct
Chascun en soyt ceinct,
Chascune ayt enceincte
La parolle saincte.


Cy entrez vous dames de hault paraige
En franc couraige. Entrez y en bon heur.
Fleurs de beaulte a celeste visaige/
A droict corsaige/ & maintien prude et
saige/




[189]
En ce passaige est le sejourseiour d’honneurdhonneur.
Le hault seigneur, qui du lieu fut donneur
Et guerdonneur, pour vous l’ala ordonne,
Et pour frayer a tout prou or donne,
Or donne par don
Ordonne pardon
A cil qui le donne.
Et tresbien guerdonne
Tout mortel preud’hompreudhom
Or donne par don.

¶Comment estoit le manoir des Thelemites. Chap. liii.


AU milieu de la basse
court estoyt une fon-
taine magnificque de
bel Alabastre. Au des
sus les troys Graces
avecques cornes d’abon-
dance
dabon-
dance
. Et gettoient l’eauleau par les mamel-
les/ bouche/ aureilles/ oieulxyeulx/ & aultres
ouvertures du corps. Le dedans du logis
sus ladicte basse court estoit sus gros
pilliers de Cassidoine & Porphyre, a
beaux ars d’antiquedantique. Au dedans des quelz
estoient belles gualeries longues & am-
ples, aornees de painctures, de Cornes
de cerfz & aultres choses spectables. Le
logis des dames comprenoit depuis la
tour Artice, jusques a la porte de Me
sembrine. Les hommes occupoient le reste.
Devant ledict logis des dames., affin
qu’ellesquelles eussent l’esbatementlesbatement, entre les deux
premieres tours au dehors estoient les



[190]
lices, lhippodomel’hippodrome, le theatre, & natatoi-
res, avecques les bains mirificques a
triple solier, bien garniz de tous assorte-
mens & foyzon d’eaudeau de Myrte. Jouxte
la riviere estoyt le beau Jardin de plai
sance. Au milieu d’icelluydicelluy le beau La-
birynte. Entre les deux aultres tours
estoient les jeuz de paulme & de la grosse
bolleballe. Du couste de la tour Cryere
estoit le vergier plein de tous arbres fru
ctiers, toutes ordonnees en ordre quincunce.
Au bout estoyt le grand parc foizonnant
en toute beste sauvagine. Entre les tier
ces tours estoient les buttes pour l’arquebu-
ze
larquebu-
ze
/ l’arclarc/ & l’arbalestelarbaleste. Les offices hors la
tour Hesperies a simple estaige. L’escu-
rye
Lescu-
rye
au dela des offices. La faulconnerye
au davant d’icellesdicelles, gouvernee par astur-
ciers bien expers en l’artlart. Et estoit an-
nuellement fournie par les Candiens/ Ven
tians
Veni
tians
/ & Sarmates de toutes sortes d’oi-
zeaux
doi-
zeaux
paragons. Aigles/ Autours/ Sa
cres/ Laniers/ Faulcons/ Esparviers/
Emerillons/ & aultres: tant bien faictz &
domesticques que partans du chasteau pour
s’esbatresesbatre es champs prenoient tout ce que
rencontroient. La venerie estoit ung peu
plus loing tyrant vers le parc. Toutes
les salles/ chambres/ & cabinetz estoient ta-
pissez en diverses sortes scelon les saisons
de l’anneelannee. Tout le pave estoit couvert
de drap verd. Les lictz estoient de brode-
rie. En chascune arriere chambre estoit



[191]
un mirouoir de chrystallin enchasse en
or fin & au tour garny de perles, & estoyt
de telle grandeur, qu’ilquil povoit veritablement
representer toute la personne. A l’issuelissue des
salles du logis des dames estoient les
parfumeurs & testonneurs, par les mains
desquelz passoient les hommes quand ilz visi-
toient les dames. Iceulx fournissoient par
chascun matin les chambres des dames,
d’eaudeau de naphe & d’eaudeau d’angedange, & a chascu
ne la precieuse cassollette vaporante de
toutes drogues aromatiques.

¶Comment estoient vestuz les religieux & religieuses de theleme. Cha. liiii.


LEs dames au commencement
de la fondation se habilloient
a leur plaisir & arbitre. De-
puis feurent reformeez en la
faczon que s’ensuytsensuyt. Elles portoient chaus
ses d’escarlattedescarlatte/ ou de migraine, & pas-
soient lesdictes chausses le genoul au des
sus par troys doigtz justement. Et cestceste
liziere estoit de quelques belles broderies &
descoupeures. Les jartieres estoient de
la couleur de leurs bracelletz, & compre-
noient le genoul au dessus & dessoubz.
Les souliers, escarpins, & pantofles de
velous cramoyzi rouge ou violet, des-
chicquettez a barbe d’escrevissedescrevisse. Au des-
sus de la chemise vestoient lela belle vasqui-
ne de quelque beau camelot de soye. Sus
ycelle vestoient la verdugalle de tafetas
blanc/ rouge/ tanne/ grys etc. Au dessus la



[192]
cotte de tafetas d’argentdargent faict a broderies
de fin or & a l’agueillelagueille entortille/ ou scelon
que bon leur sembloit & correspondent a la dis
position de l’airlair, de satin/ damas/ velous/
orange/ tanne/ verd/ cendre/ bleu/ tanne clair/
rouge cramoyzi/ blanc., drap d’ordor/ toille
d’argentdargent/ de canetille/ de brodure scelon les
festes. Les robbes scelon la saison, de toil-
le d’ordor a frizure d’argentdargent. de satin rouge cou
vert de canetille d’ordor/ de tafetas blanc/
bleu, noir, tanne, sarge de soye, camelot de
soye, velous, drap d’argentdargent, toille d’argentdargent,
or traict, velous ou satin prophile d’ordor
en diverses protraictures. En este quelques
jours en lieu de robbes portoient belles
marlottes des parures susdictes, ou quel-
ques bernes a la Moresque de velous
violet a frizure d’ordor sus canetille d’argentdargent
ou a courdelieres d’ordor guarnies aux ren-
contres de petites perles Indicques. En
hyver robbes de tafetas des couleurs come
dessus: fourrees de loups cerviers, ge-
nettes noyres, martres de calabre & zi-
belines, & aultres fourrures precieuses.
Les patenostres, anneaulx, jazerans car
cans estoient de fines pierreries, escarbou
cles/ rubys, balays, diamans, sapphiz, es-
meraudes, turquoyfesturquoyzes, grenatz, agathes
berilles perles & unions d’excellencedexcellence. L’a-
coustrement
La-
coustrement
de la teste estoit selon le temps.
En l’hyverlhyver a la mode francoyse. Au
printemps a L’espagnoleLespagnole. En este a la
Tusque. Exceptez les festes & diman-



[193]
ches, esquelz portoient acoustrement Fran-
coys. Par ce qu’ilquil est plus honorable, &
mieulx sent la pudicite matronale. Les
hommes estoient habillez a leur mode, chaus
ses pour le bas d’estametdestamet ou serge drapee
d’escarlattedescarlatte, de migraine, blanc ou noir.
Les hault de velous d’icellesdicelles couleurs
ou bien pres aprochantes: brodees & des-
chicquettees scelon leur invention. Le pourpoinct
de drap d’ordor/ d’argentdargent/ de volousvelous/ satin/ da
mas/ tafetas de mesmes couleurs, des-
chicquettes/ broudez, & acoustrez en pa-
ragon. Les agueillettes de soye de mes-
mes couleurs, les fers d’ordor bien esmaillez.
Les sayez & chamarres de drap d’ordor/ toil
le d’ordor/ drap d’argentdargent/ velous porfile a plai
sir. Les robbes autant precieuses come des
dames. Les ceinctures de soye des cou
leurs du pourpoinct. chascun la belle espee
au couste, la poignee doree, le fourreau
de velous de la couleur des chausses. le
bout d’ordor/ & de orfevrerie. Le poignart
de mesmes. Le bonnet de velous, noir
garny de force bagues & boutons d’ordor. La
plume blanche par dessus mignonnement
partie a paillettes d’ordor, au bout desquelles pen
doient en papillettes beaux rubyz, esme-
raudes &c. Mais telle sympathie estoit
entre les hommes & les femmes: que par chascun
jour ilz estoient vestuz de semblable paru
re. Et pour a ce ne faillir estoient certains
gentilz hommes ordonnez pour dire es hommes
par chascun matin, quelle livree les dames
N




[194]
vouloient en ycelle journee porter. Car
le tout estoit faict scelon l’arbitrelarbitre des da-
mes. En ces vestemens tant propres &
acoustremens tant riches ne pensez que
eulx ny elles perdissent temps aulcun, car
les maistres des garderobbes avoient
toute la vesture tant preste par chascun
matin: & les dames de chambre tanetant bien
estoient aprinses, que en un moment elles
estoient prestez & habilleez de pied en cap.
Et pour iceulx acoustremens avoir en
meilleur oportunite. Au tour du boys
de Theleme
estoit un grand corps de
maison long de dimyedemye lieue, bien clair &
assortye, en laquelle demouroient les orfe-
vres, lapidaires, brodeurs, tailleurs, ty-
reurs d’ordor, veloutiers, tapissiers, & aulte-
lissiers/ & la oeuvroient chascun de son me-
stier, & le tout pour les susdictz religieux &
religieuses. Iceulx estoient fourniz de ma
tiere & estoffe par les mains du seigneur
nausiclete
lequel par chascun an leurs rendoyt
sept navires des Isles de Perlas & ca
nibabes
Ca
nibales
, chargees de lingotz d’ordor/ de soye
crue/ de perles & pierreries. Si quelques unions
tendoient a vetuste, & changeoient de naifve
blancheur: icelles par leur art renouvelloient
en les donnant a manger a quelques beaux
cocqs, comme on baille cure es faulcons.

¶Comment estoient reiglez les Thelemites a leur maniere de vivre. Cha. lv.


TOute leur vie estoit employeemployee
non par loix, statutz ou reigles/
mais scelon leur vouloir & franc



[195]
arbitre. Se levoient du lict quand bon
leur sembloit: beuvoient/ mangeoient/ tra-
vailloient/ dormoient quand le desir leurs
venoit. Nul ne les esveilloit/ nul ne les
parforceoyt ny a boyre/ ny a manger/ ny
a faire chose aultre quelconques. Ainsi
l’avoitlavoit estably Gargantua. En leur
reigle n’estoitnestoit que ceste clause. Faictz ce
que vouldras. Par ce que gents liberes/
bien nez/ & bien instruictz, conversans
en compaignies honestes ont par nature
un instinct & aguillon: qui tousjours les
pousse a faictz vertueux, & retire de vi-
ce: lequel ilz nommoient honneur. Iceulx
quand par vile subjectionsubiection & contraincte
sont deprimez & asserviz: detournent la
noble affection par laquelle a vertuz fran-
chement tendoient, a deposer & enfraindre
ce joug de servitude. Car nous entrepre-
nons tousjours choses defendues: & cou
voytons ce que nous est denie. Par ceste
liberte entrerent en louable emulation de
faire tous, ce que a un seul voyoient plai-
re. Si quelq’unquelqun ou quelq’unequelqune disoyt,
Beuvons, tous beuvoient. Si disoit, jouons
tous jouoient. Si disoit, allons a l’esbatlesbat
es champs, tous y alloyent. Si c’estoitcestoit pour
voller ou chasser/ les dames montees suz
belles hacquenees avecques leur palefroy
guorrier, sus le poing mignonnement en-
guantele portoient chascune, ou un espar-
vier/ ou un laneret/ ou un esmerillon:
les hommes portoient les aultres oyzeaux
N ii




[196]
Tant noblement estoient aprins qu’ilquil n’e-
stoyt
ne-
stoyt
entre eulx celluy ny celle qui ne
sceust lire/ escripre/ chanter/ jouer d’in-
strumens
din-
strumens
harmonieux/ parler de cinq
& six languaiges, & en icelles composer tant
en carme que en oraison solue. Jamais
ne feurent veuz chevaliers tant preux/ tant
gualans, tant dextres & a pied & a cheval,
plus vers, mieulx remuans, mieulx ma
nians tous bastons, que la estoient. Ja-
mais ne feurent veues dames tant pro-
pres, tant mignonnes, moins fascheuses,
plus doctes a la main/ a l’agueillelagueille/ a
tout acte muliebre honeste & libere, que
la estoient. Par ceste raison quand le temps
venu estoit que aulcun d’icelledicelle abbaye, ou
a la requeste de ses parens, ou pour aultres
causes voulust issir hors, avecques soy
il emmenoyt une des dames celle laquelle
l’auroitlauroit prins pour son devot: & estoient
ensemble mariez. Et si bien avoient vescu
a Theleme en devotion & amitye: enco-
res mieulx la continuoient ilz en mariage
& autant se entreaymoient ilz a la fin de
leurs jours, comme le premier de leurs no-
pces,. Je ne veulx oublier vous descri-
pre un enigme qui feut trouve auon fon-
demens de l’abbayelabbaye en une grande lame
de brouzebronze. Tel estoyt comme s’ensuytsensuyt.

¶Enigme trouve es fondemens de l’abbayelabbaye des Thelemites. Cha. lvi.

[[Poème sans doute écrit à quatre mains par Rabelais et Mellin de Saint-Gelais] - MLD]
PAuvres humains qui bon heur attendez,
Levez voz cueurs, & mes ditz entendez.
S’ilSil est permys de croyre fermement



[197]
Que par les corps qui sont au firmament,
Humain esprit de soy puisse advenir
A prononcer les choses a venir:
Ou si l’onlon peult par divine puissance
Du sort futur avoir la congnoissance,
Tant que l’onlon juge en asseure decours
Des ans longtainsloingtains la destinee & cours:
Je foys scavoir a qui le veult entendre,
Que cest hyver prochain sans plus attendre
Voyre plus tost en ce lieu ou nous sommes
Il sortira une maniere d’hommesdhommes
Las de repoz & faschez de sejourseiour,
Qui franchement iront & de plein jour
Suborner gents de toutes qualitez
A differentz & partialitez.
Et qutqui vouldra les croyre & escouter:
Quoy qu’ilquil en doibve advenir & couster,
Ilz feront mettre en debatz apparentz
Amys entre eulx & les proches parents.
Le filz hardy ne craindra l’improperelimpropere
De se bander contre son propepropre pere.
Mesmes les grandz de noble lieu sailliz
De leurs subjectzsubiectz se verront assailliz,
Et le debvoir d’honneurdhonneur & reverence
Perdra pour lors tout ordre & difference.
Car ilz diront que chascun en son tour
Doibt aller hault, & puis faire retour.
Et sur ce poinct tant seront de meslees,
Tant de discordz/ venues/ & allees
Que nulle histoyre, ou sont les grans mer (veilles
Ne fait recit d’esmotionsdesmotions pareilles,
Lors se verra maint homme de valeur
Par l’esguillonlesguillon de jeunesse & chaleur
N iii




[198]
Et croyre trop ce fervent appetit
Mourir en fleur, & vivre bien petit.
Et ne pourra nul laisser cest ouvraige
Si une foys il y mect le couraige:
Qu’ilQuil n’aytnayt emply par noises et debatz
Le ciel de bruit, & la terre de pas.
Alors auront non moindre autorite
Hommes sans foy, que gens de verite.
Car tous suyvront la creance et estude
De l’ignorancelignorance & sotte multitude,
Dont le plus lourd sera receu pour juge.
O dommaigeable & penible deluge.
Deluge, dis je & a bonne raison,
Car ce travail ne perdra sa saison
Ny n’ennen sera delivree la terre:
Jusques a tant qu’ilquil ne sorte a grand erre
Soubdaines eaux, dont les plus attrempez
En combattant seront prins & trempez,
Et a bon droict: car leur cueur adonne
A ce combat, n’auranaura point pardonne
Mesmes aux troppeaux des innocen-
tes bestes,

Que de leurs nerfz/ & boyaulx deshon-
nestes,

Il ne soit faict, non aux dieux sacrifice,
Mais aux mortelz ordinaire service.
Or maintenant je vous laisse penser
Comment le tout se pourra dispenser.
Et quelz repoz en noise si profonde
Aura le corps de la machine ronde.
Les plus heureux qui plus d’elledelle tiendront,
Moins de la perdre & grastergaster s’abstiendrontsabstiendront.



[199]
Et tascheront en plus d’unedune maniere
A la servir & rendre prisonniere/
En tel endroict que sa pauvrela pauvre deffaicte
N’auraNaura recours que a celluy qui l’ala faicte.
Et pour le pis de son triste en accidenttriste accident
Le cler soleil, ains que estre en occident
Lairra espandre obscurite sus elle.
Plus que leclipse l’eclipse d’eclipse, ou de nuyct naturelle,
Dont en un coup perdra la liberte.,
Et du hault ciel la faveur & clarte.
Ou pour le moins demeurera deserte.
Mays elle avant ceste ruyne & perte,
Aura longtemps monstre sensiblement
Un violent & si grand tremblement
Que lors Ethna ne feust tant agittee,
Quand sur un filz de Titan feut jectee.
Ne plus soubdain ne doibt estre estime
Le mouvement que fist InarineInarime
Quand Tiphoeus si fort se despita.
Que dans[Seul usage de la préposition « dans » dans toute l’œuvre de Rabelais - MLD] la mer les montz precipita.
Ainsi sera en peu d’heuredheure rengee
A triste estat: & si souvent changee,
Que mesme ceulx qui tenue l’aurontlauront
En despitant la pauvreté lairront
Lors sera pres le temps bon & propice
De mettre fin a ce long exercice:
Car les grans eaux dont oyez diviser
Feront chascun la retraicte adviser.
Et toutesfoys devant le partement
On pourra veoir en l’airlair appertement
L’aspreLaspre chaleur d’unedune grand flame esprise.
Pour mettre a fin les eaux & l’entrepriselentreprise.
Reste en apres que yceulx trop obligez
Penez/ lassez/ travaillez/ affligez/
N iiij




[200]
Par le sainct vueil de l’eternelleternel seigneur
De ces travaulx soient refaictz en bon (heur
La verra l’onlon par certaine science
Le bien & fruict qui sort de patience
Car cil qui plus de peine aura souffert
Au par avant, du lot pour lors offert
Plus recepvra, O que est a reverer
Cil qui pourra en fin perseverer.


¶La lecture de cestuy monument par-
achevee Gargantua souspira profonde
ment, & dist es assistans. Ce n’estnest pas
de maintenant que les gents reduictz a
la creance evangelicque sont persecutez.
Mais bien heureux est celluy qui ne se-
ra scandalize, & qui tousjours tendra au
but, au blanc que dieu par son cher en-
fant nous a prefix, sans par ses affe-
ctions charnelles estre distraict ny diver
ty. Le Moyne dist. Que pensez vous
en vostre entendement estre par cest
enigme designe & signifie? Quoy, dist
Gargantua. le decours & maintien de
verite divine. Par sainct Goderan (dist
le Moyne) je pense que c’estcest la descri-
ption du jeu de paulme. & que la ma-
chine ronde est l’esteuflesteuf. & ces nerfz &
boyaulx de bestes innocentes, sont les
racquestes. & ces gentz eschauffez & de-
batans, sont les jourssont les joueurs. La fin est que
apres avoir bien travaille, ilz s’ensen vont
repaistre/ & grand chiere.


F I N I S.

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Centre d'Études Supérieures de la Renaissance
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Première publication : 21/05/2015