Courtesy of Gallica | Le disciple de Pantagruel. [1v] Le Voyage & Navigation que fist Panur- ge, disciple de Pantagruel aux Isles incongneues & estranges, & de plusieurs choses merveil- leuses difficilles a croyre qu’ilquil dict avoir veues, dont il faict Narration en ce present Volu- me, & plusieurs aultres Joyeu- setes pour inciter les Lecteurs & auditeurs a Rire. |
Centre d'Études Supérieures de la Renaissance
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Première publication :
07/07/2015
Le Prologue de L’auteurLauteur.
APres que j’ayjay long temps differe
d’escripredescripre les grandes et admira-
bles merveilles que j’ayjay veues &
congneues en plusieurs & diver
ses contrescontrees et regions tant par
mer que par terre je me suys desli
bere de composer ung petit traicter[sic] faisant men-
tion d’ycellesdycelles, contenant aulcune verite. Laquel-
le je suys delibere d’ensuyvyrdensuyvyr, mais non pas de
si pres que je luy marche sur les talons, de sorte
que luy fisse rompre les courroyes, & les bri-
des de ses Pantouffles, au moyen de quoy je
soye contrainct de les luy refaire avec mes
aguilletes, car je n’ennen ay pas trop, Toutesfoys
mon intention est de la suyvre ung petit a gau-
che sans la perdre de veue, si dadventure je ne
A ii
[2v]
Prologue de L’auteurLauteur
tumboye en ung fosse en la suyvant, & que je
me rompisse une jambe au moyen de quoy je
fusse contrainct de la suyvre a quatre pattes, ou
avec des potences ou guynettes, comme ce vray
prophete Ragot, car mon intention est de ne
point eslongner d’elledelle pour chose que je escripve,
comme chascun pourra veoir a l’oeuilloeuil s’ilsil n’estnest aveu
gle, pour ce que je suys et veul estre son princi-
pal tresorier & la servir leaulment comme il
appartient a ung bon & leal serviteur sans rien
prendre ny desrober du sien furtivement et ma-
licieusement, au moyen de quoy elle n’auranaura cau
se de soy plaindre de moy, ny de moy faire con
stituer prisonnier. Davantaige je ne suys pas
delibere de approcher si pres d’elledelle que je ac-
croche ma robe a la sienne, comme font les
moutons aux ronces, aux espines, ou aux gro-
seliers quant ilz se approchent trop pres des
hayes, & de peur aussi que je ne luy enfarine sa
robe comme font les muniers celles des dames
de Paris, quant ilz passent au pres d’ellesdelles.
Epistre aux Lecteurs /faisant men-
tion des Hystoriographes qui
ont escript des merveilles
du monde. Chapitre. I.
POurce que plusieurs hystorians
& cosmographes ont descript en
plusieurs Livres les grandes & ad-
mirables merveilles du monde,
non pas sans mensonge, comme il
est advis a plusieurs. Comme a faict
garnir de bonne & grosse artillerie pour
assaillir & pour deffendre si besoing
estoit. En apres je le feist munir
de Biscuit, de Vins, de lardz,
de beuf sale, & bresil, et
toutes choses requi-
ses en tel cas.
Comme Panurge fist crier a son
trompeson de
trompe/ affin d’amasserdamasser gens pour
venir a son service. Chapitre. II.
QUant je vy que mon navire fut tout
prest & tout frete, lequel estoit grand
a merveilles, & non pas si grand du
tout que celuy que le Roy faict faire
au havre de grace je fis publier a son de trompe
que s’ilsil y avoit aulcuns gentilz compaignons
gens de faict qui me voulsissent venir servir que
je leur donneroye si bons gaiges qu’ilzquilz se tien-
droient pour contentz, incontinent le cry & la
A iiii
[4v]
Les navigations
publication ouyè. Se retirent par devers moy
en mon navire cinq cens hommes de sorte tous
exorilliez gens de bien & bannis.
Et croyez qu’enquen tous les cinq cens n’yny avoit
homme qui eust aureille en teste non plus qu’auquau
fons de la main non pas comme ilz disoient qu’ilzquilz
les eussent perdues pour vertu qui feust en eulx
Mais a cause qu’ilzquilz s’estoientsestoient trouvez comme
ilz maintenoient ung jour qui passa par la mer
en l’islelisle de brigalaure la ou les charcutiers &
patissiers font les saulcisses d’oreillesdoreilles les quelles
sont fort bonnes et friandes a cause qu’ellesquelles sont
demy de chair & demy de cartilaige, qui est
une viande fort exquise par ce moyen avoient
ilz perdu les ences, & estoient tous demourez
monnins & sans aureilles comme les cinges.
Au regard de moy grace a Dieu j’enjen ay en-
cor pres de la moytie d’unedune qui m’estmest ung gros
et merveilleux honneur car il appert par la que
j’enjen ay eu aultre foys et que dieu m’ama faict & for
me homme parfaict comme les aultres & non
pas sans aureilles, il est bien vray que ce que j’enjen
ay perdu je l’aylay perdu a quatre diverses foys.
Car quand je perdi la moytie de la gauche ce
fut pource que j’estoyejestoye trop songneux de moy le-
ver au matin pour aler ouyr les matines & la
premiere messe qui se chantoit en l’egliseleglise.
La seconde foys que je fus reprins & que je
perdy l’aultrelaultre moytie fut a cause que j’estoyejestoye trop
friand de sermons & que j’estoyejestoye tousjours de-
vant la chaire du predicateur, de quoy chascun
me blasmoit fort.
La tierce foys que je perdy la moytie de l’au
reillelau
reille dextre, fut pource que j’aloyejaloye trop souvent
a confesse & que je y estoie trop embatant dont
je fus lourdement reprins et redargue par mes
sieurs noz maistres comme ilz ont acoustume
de faire en telz cas.
La quatriesme foys que je perdi le bout de
la demie aureille dextre fut a cause que le jour
du vendredi de la saincte sepmaine en alant ado
rer la vraye Croix en la saincte chapelle a Paris
je mis en la bource d’ungdung marchant qui ne me
debvoit rien dix escus d’ordor lesquelz je ne vou-
lu pas reprendre quant il les me voulut rebail-
ler, de quoy les gens se aperceurent dont je fuz
fort blasme.
Je croy bien que si j’eussejeusse este prebstre & que
j’eussejeusse confesse verite qu’ilquil ne m’enmen feust demou
re non plus qu’aqua mes compaignons, mais gra-
ces a dieu je reschappay & fust quitte pour le
bout que j’ayjay encor comme il appert vela les
causes & raisons pour les quelles j’ayjay este ainsi
acoustre, je le vous dis affin que vous vous don-
[5v]
Les navigations
nez garde de tumber en telz inconveniens &
que vous ne faciez pas comme moy mais que
vous vous gardez tousjours le mieulx que vous
pourrez de bien faire comme j’ayjay faict & de rien
desbagouler pour les dangiers qui en peuvent
advenir.
Comme Panurge envoya en la basse
Bretaigne pour avoir ung truchement
qui sceust parler tous langaiges Cha.Chapitre III.
QUant je vey mon navire tout equippe mu
ny et avitaille de toutes choses & que j’a-
voyeja-
voye gens de bien & de deffence, & qu’ilquil ne re
stoit plus qu’avoirquavoir ung bon truchement qui sceust
parler toutes langues j’enjen envoye querir ung a
6
de Panurge.
cinquante lieues de la en la basse bretaigne, car
c’estcest de la que viennent les bonnes langues & di
sertes, lequel parloit septante & deux langai-
ges, auquel je donnay si bons gaiges qu’ilquil se tint
pour content, luy venu je fiz lever les voilles
& appareilz de ma naef pour transfreter & naviguer
a toute diligence si eusmes le vent a gre
lequel vint incontinent donner a la poupe de
nostre naef de sorte que en moins de troys heu
res nous feismes plus de trente lieues en con-
tant tout & vinsmes aborder en une isle d’en-
vironden-
viron cinquante lieues de long & trente de lar-
ge en laquelle avoit une mou[sic] belle forest plei
ne de plus beaulx chesnes que l’onlon eust sceu
veoir les plus charges de glandz que je veisse
jamais au moyen de quoy nous pensions bien
que ce feust terre ferme, & pource que les aul-
tres forestz des pays d’environdenviron avoient este ge
lees & peries.
Les habitans d’environdenviron icelle mer avoient
este advertis de la fertilite & habundance du
gland qui estoit en ladicte forest, par quoy ilz
avoient faict mener et passer tous leurs porcz
pour engresser non advertis ny expers de la
perte & dommaige qui leur advint par in-
advertence, car icelle forest n’estoitnestoit aultre cho-
se que une baleine grande & merveilleuse
[6v]
Les navigations
sur le dos, de la quelle avoit creu ladicte forest
par quoy une grande vieille truye & ung grand
verrad ayans les gueulles eschauffees a cause
du gland se meirent a fouyr et a foulier aux Ra
cines des feucheres si avant en terre qu’ilzquilz par-
vindrent jusques au dos de ladicte Baleine &
la mordirent par dessus l’eschineleschine si fort que de la
douleur qu’ellequelle sentit elle donna de sa queue &
de son baillay si grand & si merveilleux coup
contre l’eauleau qu’ellequelle la feit sortir & saulter en l’aerlaer
plus d’unedune lieue de hault en sorte que nous qui estions
en ladicte forest pour enquerir, de ce qui y estoit
cuidasmes estre tous noiez,
Et pareillement tous ceulx que nous avions
laissez en nostre naef pour la garder, de la quelle
nous avions mis & atache l’ancrelancre a ladicte isle
en la quelle estoit la dicte forest que nous pen-
sions bien terre ferme & solide, la quelle isle
fut si fort esbranlee et esmeue du coup que en
maintzmoins de vingt & quatre heures nous feus-
mes portez plus de cent mille lieues a cause que
ledict verrad & ladicte truye ne cessoient point
de mordre ladicte balene.
Au moyen de quoy nous fusmes transportez
es aultes mers de Inde la majeur & pareille-
ment nostre naef & ceulx qui estoient dedens
lesquelz pensoient estre tous periz et nous
7
de Panurge.
aussi, pource qu’ellequelle aloit de telle impetuosite
que si elle eust rencontre en sa voye une demie
douzaine de petitz enfans elle les eust tous je-
ctez sur le cul & croy que si vous y eussiez este
que vous n’eussiezneussiez pas eu moindre peur que nous
eusmes.
Je prie a dieu qu’ilquil vous vueille preserver d’ungdung
tel peril, Je vous advertiz que les bonnes gens
a qui estoient les porcz les perdirent tous par
quoy ilz feurent contrainctz de manger leur
rost sans larder & leur poys sans lard, qui leur
fut bien dur & bien estrange, & aussi a d’aulcunsdaulcuns
frians comme moy, toutesfoys graces a dieu fi-
nablement elle se arresta par laps de temps.
Au moyen de quoy nous levasmes nostre
ancre & rentrasmes tous en nostre naef si fort
affamez que nous n’ennen povions plus & apres que
nous eusmes prins nostre repas nous regar-
dasmes en quelle mer nous estions par nostre
directoire & specule & par nostre sonde, si con
gneu nostre patron & nostre gouverneur la ou
nous estions par quoy nous prismes couraige
esperant encor retourner a port de salut & que
de tout ne povoit que mal advenir.
Comme Panurge estant sus la mer
aperceust ung navire aussi grand ou
plus que la ville de Paris. Cha.Chapitre IIII.
OR pource que souvent quant l’onlon est sorty d’ungdung
peril on chet en ung plus grand & plus
dangereux que le precedent.
Comme nous pensions bien estre quittes & asseu
res de toutes fortunes & adversitez & nous re
tirer sans peril au lieu dont nous estions partis.
Il advint comme nous eussions faict voelle & le
ve noz appareilz lesquelz avoient este abatus
pour eviter le danger auquel nous avions este
au paravant.
En retournant nous veismes devant nous en la
mer une naef si grande & si merveilleuse que nous
pensions que ce fust une bonne ville aussi grande
8
de Panurge.
ou plus que Paris dedans laquelle estoit ung
geant si grand & si horrible qu’ilquil donnoit peur
& crainte merveilleuse a tous, & ceulxa tous ceulx qui le
veoient lequel se nommoit Bringuenarilles,
duquel plusieurs gens ont aultresfoys ouy par-
ler.
Il estoit de si grande & si admirable aulteur,
grosseur, & largeur, qu’ilquil avoit plus en une jam
be que les laquetz de Gargantua et Pantagruel
desquezdesquelz vous avez veu les hystoires n’avoientnavoient
en tout le corps.
Il avoit les artailz[sic] des piedz plus gros sans
comparaison que n’estnest la grosse tour du boys
de vincene, & le residu de tout le corps propor
tionne a l’equipolentlequipolent.
Le navire auquel il estoit, estoit l’archelarche du
deluge que noe janus feit faire pour soy saul-
ver le temps passe luy: & ses enfans, lequel il
avoit faict radouber & calfeutrer tout de neuf
comme il apparoissoit encore.
Il mangeoit a chascun repas plus que cinq
cens mille hommes.
Il se escheut une foys qu’ilquil rencontra une naef
dedans laquelle il y avoit plus de cinq cens ton-
neaulx de harancz de marque mais il la degloutit
devora & cassa avec les dens & l’avallalavalla tout nect
sans mascher avec les mariniers qui estoient
[8v]
Les navigations
dedans sans que aulcun se peut jamais saulver.
Mais apres cela il eust si grand soif qu’ilquil rencon
tra ung navire charge de douze cens tonneaulx
de vin bastard & de vin d’andelousyedandelousye & de mal-
vaisie lesquelz pour la grand soif qu’ilquil avoit a
cause des dictz harancz qu’ilquil avalla navire &
vin sans que il en demourast aulcune chose
toutesfoys il s’ensen trouva aulcunement degouste
a cause des ancres qui ne povoient passer par
dedens ses boyaulx pour la tortuosite & revo
lution d’iceulxdiceulx.
Il avoit pour medicin quant il estoit mal di-
spose ung ramonneur de cheminees au quel il
feist prendre une longue eschelle & le feit mon
ter & entrer en son ventre par le trou de son cul
avec sa ratissoire de la quelle il luy ratissa les
boyaulx & le ventre & en descroscha les ancres,
les hunes, & les mastz qui estoient accro-
chez en divers lieux de son ventre: & de ses
bouyaulx, de sorte qu’ilquil monta par dedens son
corps & luy sortit par la bouche apres qu’ilquil eut
bien tout descroche nettoye & ratisse, & pour
maladie qu’ilquil eust il ne usoit jamais d’aultredaultre medicine
ny avoit aultre medicin.
Icelluy Bringuenarilles n’avoitnavoit en son dict na
vire aulcuns velles ny aulcuns appareilz pour me
ner et conduire son dict navire par la mer fors
seulement
9
de Panurge.
seulement qu’ilquil prenoit les deux pans de sa robbe qu’ilquil
estendoit au vent & se ascotoyt d’ungdung pied contre la
proue & le bout de devant de son navire, & lors
le vent qui luy souffloit au cul par derriere le
menoit la ou il vouloit aler, avec ce il avoit les
aureilles larges de plus d’ungdung arpent dedans les
quelles le vent donnoit & souffloit de sorte qu’ilquil
n’yny avoit navire en toute la mer combien qu’ilquil
eust de velles qui alast plus vitte que le sien tant
fust bien equippe.
Et quant le vent luy failoit & que la mer estoit
calme & paisible que sa naef ne povoit aler avant
par faulte de vent il descendoit a pied dedens
la mer & poussoit son navire par derriere & le
menoit & conduisoit la ou il vouloit & chemi
noit a pied sur la mer combien qu’ilquil fust gros
& pesant comme il eust faict sur terre ferme &
solide a cause que les semelles de ses souliers
estoient de liege les quelles estoient larges chascu
ne de plus d’ungdung arpent, au moyen de quoy il
ne povoit enfonser en la mer, & par ce moyen
il exploitoit tousjours pays: & faisoit plus de
chemin en ung jour que les aultres en cent, a
cause qu’ilquil avoit les jambes fort longues & qu’ilquil
marchoit en pas de grue, en sorte qu’ilquil faisoit a
chascun pas bien trente lieues du moins.
Il n’yny avoit navire en toute la mer tant fust
B
[9v]
Les navigations
bien muny ny equippe qui eust sceu ny ause
approcher de luy.
Car quant il veoit aulcuns fustes ou galleres
ou aultres navires venir devers luy, il avaloit
ses chaulses & rebrassoit son cul qu’ilquil tournoit
vers ses ennemys puis petoit et souffloit du
derriere de sorte quiqu’ilquil jectoit lesdictes naefz &
galeres a plus de cent lieues de la, & les brisoit
& rompoit contre les roches de la mer par quoy
il n’yny avoit homme tant fust hardy qui l’ausastlausast assai
lir par mer ny par terre, ne qui sceust approcher
de luy s’ilsil n’eustneust voulu a cause du vent qui luy
sortoit du trou du cul soubz le nez de vous,
tant souffloit fort.
Je vey une foys qu’ilquil fit une rotte mais il en
jecta par terre plus de huict mille maisons d’u-
nedu-
ne bonne ville qui estoit bien a trente lieues de la:[unclear]
Je luy ay aultresfoys veu rompre ung matz de
navire d’ungdung morveau quant il se mouchoit &
le vent de ses narines jectoit par terre une tour
aussi grosse que une des tours nostre Dame de
Paris, qui est une chose fort difficile a croire qui
ne l’auroitlauroit veu comme moy & maistre Thibur-
ce dyariferos, qui escripvoit soubz moy ses
merveilles.
Quant il vouloit affamer ung pays il ne fai-
soit que soufflesouffler du derriere contre les moulins a
10
de Panurge.
vent par quoy il les jectoit tous par terre & les
rompoit et bresilloit tous par pieces, munier
& tout.
Au regard des moulins a eau il les noyoit
& faisoit aler aval l’eauleau quant il pissoit au dessus.
Il monta quelque foys a mont ung fleuve en-
viron dix lieues jusques a l’endroitlendroit d’ungdung lieu
ou l’onlon passoit au bateau & s’ensen dormit sur le
bort dudict fleuve & lors le membre luy dressa
en sorte qu’ilquil se estandit jusques a l’aultrelaultre rive atra-
vers l’eauleau & demoura ainsi toute la nuict.
Lors ung chartier venant bien tard du boys
avec son chariot a quatre roes, & a quatre che-
vaulx tout charge de fagotz, entra dedans son
membre si avant que le cheval de devant vint jusques
aux genitoires qui ne povoit passer, par quoy
il fut contrainct de demourer toute la nuict a
cheval a tout son fouet au poing, jusques au len
demain que Bringuenarilles fut esveille, lequel
pensoit avoir la gravelle, par quoy il se mit a pis-
ser & lors pissa le chariot a recullons tout le pre
mier & puis les chevaulx & le chartier tenant
encor son fouet au poing lequel fut presque noye a
cause de la grande abundance d’eauedeaue qui luy sor-
toit du corps & de la vessie & sans les fagotz le
chartier & les chevaulx eussent estez noyez,
& ainsi le debvez croire.
Comme les poussins & poules
croyssoient au ventre de Brin-
guenarilles. Chapitre V.
OR est il ainsi qu’ilquil aymoit fort les
oeufz par quoy il y en falloit a
chascun repas bien cinquante mi-
liers du moins, car il les avaloit sans
mascher comme pois crus tous en-
tiers sans casser pource qu’ilquil avoit
les dens grandz & longz, a ceste cause quant ilz
avoient este trois jours entiers en son ventre le
quel estoit fort chault, les poussins & les pouletz
luy sortoient du trou du cul tous esclos de
sorte que vous en eussiez bien mange.
Les ungs couroient apres luy, les aultres
avoient encor le bec au cul, & les aultres estoient
encor demy esclos, & le corps a demy dedens son
ventre.
Quant ilz avoient froid il les couvroit de son
manteau pour les rechaufer, le quel estoit plus
large que la ville de Paris (voyre troys foys pour
le moins) s’ilsil estoit bien mesure.
Comme Bringuenarilles fust assally
des Portugalloys & comme il avalla
leur navire a belles dens. Cha.Chapitre VI.
IL y eut quelque foys ung navire de portuga-
loys qui deslacherent leur grosse artillerie contre
luy, mais il en recepvoit les bouletz a la main
B iii
[11v]
Les navigations
comme pellotes & leur rejectoit si rudement
qu’ilquil en effondra & rompit tout leur navire.
Et pource qu’ilzquilz sont fiers & qu’ilzquilz se dient
Roys de la mer par despit il print leur navire
a belle dens & l’avalalavala tout entier sans mascher
avec tout ce qui estoit dedans, dont il se trouva
fort mal car audict navire y avoit bien cinq cens
marmotz et autant de cinges qui luy saultoient
dedans le ventre incessamment, de sorte qu’ilquil pen
soit avoir les avives.
Au moyen de quoy il fut contrainct de faire
descendre son medicin c’estcest assavoir le dict hous
seur & ramoneur de cheminees dedans son ven-
tre avec ung fouet lequel les luy fit sortir a grand
coups de fouet par le trou du cul, dont les aul-
cuns se cacherent a l’ombrelombre du poil qui la estoit puis
en faisant une vesse les jecta tous en la mer.
Comme les coqctz[sic] chappons &
poullailes chantoient de-
dans le ventre de Brin-
guenarilles. Cha-
pitre. VII.
ET pource que souventesfoys tous les pous-
sins qu’ilquil esclouoit ne sortoient pas tous
hors de son ventre mais demouroient de-
dans son corps la ou ilz croissoient si grandz
qu’ilzquilz estoient coqctz[sic] parfaictz par quoy quant
il bailloit vous eussiez ouy plus de cent mille
coqctz[sic] chanter dedans son ventre si melodieusement
que vous eussiez pense que se eussent este orgues, trom
pettes, saquebutes, bucines, & haulz boys tant
chantoient doulcement, Au temps que j’envoyayjenvoyay mon tru
chement par devers luy en ambassade a cause qu’ilquil
parloit bon crailebretois[Var. Crailleboye] qui estoit le langaige
maternel dudict BringuenarillisBringuenarilles il estoit despi
te contre lesdicts coqctz[sic] pource qu’ilzquilz l’empeschoientlempeschoient
de faire sa digestion a cause de leur plume
B iiii
[12v]
Les navigations
par quoy il demanda conseil a mon truchement
qu’ilquil seroit bon d’ydy faire, Lequel luy conseilla d’a-
voirda-
voir ung regnard tout vif, lequel il avalast tout
entier sans le blesser & que sans point de faul-
te il les luy feroit sortir tous hors du corps ou
qu’ilquil les estrangleroit tous sans en laisser ung
seul en vie, cela qu’ilquil feit dont il se trouva fort
bien, par quoy il me manda par ledict truchement
qu’ilquil estoit a mon commandement luy & ses biens.
Comme Bringuenarilles rencon-
tra ung moulin a vent lequel il
avalla tout entier avec le mus-
nier & son chien. Chapi.Chapitre VIII.
OR est il ainsi comme on dict en ung commun
proverbe qu’ilquil n’estnest si feible ne si fort (s’ilsil
13
de Panurge.
est tue qu’ilquil ne soit mort.)
Il advint une merveilleuse advanture au-
dict Bringuenarilles dont il ne se doubtoit
point, car comme il estoit ung jour au bort de la
mer pres d’ungdung moulin a vent, auquel il y avoit
ung gros mastin de chien lequel ne cessoit de
abayer apres ledict Bringuenarilles par quoy
il ne povoit reposer nuyct ne jour, dont il fut si
fort despite que par fureur & ire il ouvrit la bou-
che si grande qu’ilquil degloutit & avalla ledict
moulin tout entier sans rompre ny casser aul-
cune chose avec le musnier & son chien tous
en vie tant avoit la bouche grande & fendue,
par quoy vous povez tous croire qu’ilquil eust bien
avale ung noyau de cerise sans mascher.
Et pource qu’ilquil avoit les narines proportion-
nez a la bouche & que le vent donnoit dedans
ledict moulin mouloit & tournoit en son estom-
macesto-
mac comme s’ilsil eust este en plains champs, toutes-
foys il print bien audict musnier de ce qu’ilquil
avoit encor force sacz pleins de bled par quoy
il laissa tousjours mouldre & tourner ledict
moulin, Ce non obstant quant il n’eustneust plus que
mouldre le feu se print es meules & brusla le-
dict moulin dedans le ventre dudict Bringue-
narilles, par quoy il tumba en fiebvre continue
tant a cause du feu que du clacquet d’icelluydicelluy mou-
[13v]
Les navigations
lin, Il mourut le jour mesme qu’ilquil trepassa, tou-
tesfoys ledict musnier & son chien se saulverent
par les narines qui demourerent ouvertes &
pource que l’asnelasne du musnier rompit son licol
il s’ensen courut a tous les diables apres son mai-
stre a travers champs.
De ung pays ou la terre est si fertil-
le qu’ellequelle produict par chascun an plus
de mille moulins a vent, ensemble
les musniers & les asnes propices pour
porter la farine. Chapi.Chapitre IX.
IL advint du depuis a cause de la mort du-
dict Bringuenarilles ung aultre cas si mer-
veilleux que je ne vous en ause rescripre la ve-
rite de peur que vous ne disiez que je mentz (com
bien qu’ilquil soit vray) c’estcest que au lieu ou ledict
Bringuenarilles mourut & qu’ilquil fut brusle, la
14
de Panurge.
gresse penetra si avant en la terre qu’ellequelle entra &
parvint jusques aux enfers, en sorte qu’ellequelle brula
les espaules de lucifer a cause qu’ilquil estoit enchai-
ne au fons d’enferdenfer & qu’ilquil ne s’ensen povoit fuyr.
Au regard de ses disciples ilz se saulverent
ou ilz peurent, mais non pas sans estre fort inte-
ressez en leurs personnes, la terre ou le cas ad-
vint demoura si grasse & si fertille qu’ellequelle produict
par chascun an plus de mille moulins a vent
avec les musniers & les asnes tous propres a
servir aux dictz moulins.
Les gentilz hommes du pays en vont achepter
ce pendant qu’ilquil sont encores petitz, devant qu’ilzquilz
soient venus en maturite & a perfection & les
font mener en leurs terres & seigneuries sur
des brouettes puis les font planter, & lors qu’ilzquilz
sont grandz & parcrus il ne leur fault que tourner
les aesles vers le vent & lors ilz meullent & tour
netour
nent comme font ceulx de par deca.
Le seigneur a qui est la terre la ou ilz croissent
en recoipt par chascun an ung merveilleux ar
gent de ceulx qui les vont achepter car l’onlon en
meine par mer & par terre ung nombre infiny.
De la mer des farouches ou les gens
sont veluz comme ratz, & de leur ma-
niere de faire. Chapitre. X.
APres avoir veu toutes ces choses, &
que nous pensions bien estre quitte
de tous perilz & dangiers, nous
cheusmes en ung aultre peril plus
grand que tous les aultres que nous avons
passes comme vous orrez, car en passant par la
mer des farouches, qui sont gens velus comme
rats, & de telle couleur qui habitent en caver-
nes au fons de la Mer: es quelles ilz se cachent
de peur d’estredestre moulliez quant il pleut en yver,
& en este de peur de la chaleur du soleil. les-
quelz apperceurent l’umbrelumbre de nostre navire
passer par dessus eulx, sortirent en si grand nom-
bre contre nous, que nous cuidions estre tous
perdus d’abordeedabordee, car ilz rampoyent & gra
vissoyent avec les ungles amont nostre navire
15
de Panurge.
de sorte qu’ilquil en estoit tout couvert, et n’eustneust este
que mes gens estoient gens de bien et de deffence
et qu’aqua grand coups de halebardes de
voulges de picques et de haches d’armesdarmes ilz
les abattoient en la mer plus dru que mousches
nous estions tous perdus mors & noyez & pa
reillement nostre navire sans que aulcun nous
eust peu secourir ny saulver.
De la subtilité des farouches comme
ilz se plongent dedans l’eauleau quant l’onlon
tire de l’artillerielartillerie & comme ilz sont diffi
ciles a prendre. Chapitre. XI.
ON dict communement que a quelque cho-
se est malheur bon mais je l’apperceulapperceu a
ceste heure la, car bien me print que mes gens
n’avoientnavoient point d’aureillesdaureilles & qu’ilzquilz estoient tous
[15v]
Les navigations
de nouveau tondus par quoy ilz ne les scavoient
par ou prendre pour les jecter en la mer, sur la-
quelle iceulx farouches nouent comme canartz
& se plongent dedans quant on les pense tuer de
traict ou de artilerie a feu, au moyen de quoy
noz serpentines, canons, bombardes, & hacque
bouses ne nous servoient de rien, car voyant que
toute la mer estoit toute couverte d’iceulxdiceulx fa-
rouches qui estoient ainsi animez & acerez con-
tre nous.
Je me retournay vers dieu qui n’oublienoublie jamais
ses amys & bons serviteurs au besoing, & lors
me inspira & advertit d’ungdung remede singulier
pour evader hors des mains & des dens d’i-
ceulxdi-
ceulx farouches, car a lors que nous n’ennen povions
plus & que nous estions las de nous combatre con-
tre eulx, je me advisay moyennant l’inspirationlinspiration
divine que les chauldieres, potz de cuivre, &
marmites de noz cuisines, estoient au feu tous
plains de brouetz & eaues chauldes si commen
day a mes gens qu’avecquavec leurs salades & secrettes
ilz jectassent lesdictx brouetz & eaues chaul-
des impetueusement sur eulx, ce qu’ilzquilz feirent par
quoy ilz en brulerent & eschaulderent tant & en si
grand nombre que ce fut une chose merveilleuse a
ceste cause ilz furent contrainctz de soy retirer, &
de nous laisser en paix pource qu’ilzquilz n’avoientnavoient
16
de Panurge.
jamais sentu[sic] eaue chaulde en la mer.
Par ce moyen nous leurs pelasmes la teste
& le dos, en sorte qu’ilzquilz ne nous auserent plus
approcher ny suivir.
Ilz ont grandes dens & longz, agues comme
alesnes pour prendre les poissons en la mer, des-
quelz ilz vivent & mangent a la moustarde com-
me nous faisons les andouilles ou le beuf sale
quant ilz sont en leurs cavernes & maisons, au
fons de la mer, laquelle est la endroict plus de
troys cens toises de profont, s’ilzsilz nous eussent
prins et vaincus, je croy qu’ilzquilz nous eussent me-
nez prisonniers en leurs cavernes au fons de
la mer qui nous eust este fort estrange pource que
nous n’avonsnavons point acoustume ny aprins a boy-
re eaue salee, toutesfoys graces a Dieu, & au
moyen de nostre vailance qui n’estnest pas petite,
nous eschappasmes, & esperans tousjours trou
ver quelque bonne fortune ce que nous fismes,
puis apres comme vous orres.
Comme en une isle il y a des gens que
l’onlon nomme Andouilles de .xij. piedz
de long, lesquelles arracherent le
nez a aulcuns des gens de Brin
guenarilles. Chapi.Chapitre XII.
ENviron l’heurelheure de mynuict que nous
pensions estre encor en la mer d’i
ceulxdi
ceulx farouches le vent nous fut si
agreable que nous veismes abor
der es es quelles
habitent les Andouilles, qui sont grandes en
viron de douze piedz de long, & de aulteur, &
ont des dens fort tranchans & agus & vont pai
stre par grandes troppes parmy icelles isles com
me grues ou moutons, & d’abordeedabordee qu’ellesquelles nous
veirent descendre hors de nostre naef elles vin-
drent contre nous par grande impetuosite saul
tant en l’airlair comme mytaines en sorte qu’ellesquelles
arracherent le nez a d’aulcunsdaulcuns de mes gens, a
cause qu’ellesquelles ne les povoient prendre par les
aureilles
17
de Panurge.
aureilles ny par les cheveulx pource qu’ilzquilz n’ennen
n’avoientnavoient point, au moyen de quoy ilz demeure
rent tous camus, dont ilz estoient fort honteux,
toutesfoys nous prismes couraige, & a grandz
coups d’espeesdespees a deux mains nous les trenchions
a travers du corps, pource qu’ellesquelles n’avoientnavoient nulz
os & les mismes toutes en fuite, si non celles que
nous tuasmes, car elles demourerent mortes, &
n’eustneust este ung gros fleuve de moustarde qui
vient d’unedune fontaine, laquelle sourd de dessoubz
ung rocher de pierre grise, de la couleur de
moustarde, la plus forte que jamais homme gou-
stast, lequel fleuve court par le milieu, & tout
a travers d’icellesdicelles isles, nous les eussions toutes
mises a mort, mais elles se jecterent dedans icel-
luy fleuve duquel elles ont acoustume de boyre,
et nouerent oultre.
Aulcuns de mes gens se jecterent apres pour
les suyvir, & principalement ceux a qui elles avoient
arrache le nez, car ilz estoient fort animez contre
elles, mais pource que iceluy fleuve est de mou-
starde la plus forte que je vey jamais, & qu’ellequelle
leur entroit en nouant dedans les trous des nari-
nes, ilz furent contrainctz de soy retirer pour
ce qu’ilzquilz ne povoient souffrir ny endurer la for
ce de la moustarde dudict fleuve, & qu’ilzquilz avoient
les nez de nouveau arrachez.
Comme Panurge commanda que l’onlon re
cueullist desdictes Andouilles qui avoient
este couppees pour mettre en son navi
re pour nourrir ses gens. Chapi.Chapitre XIII.
QUant nous vismes que nous ne leur po-
vions aultre mal faire, nous retournas-
mes amasser toutes celles que nous avions
tuez & les salasmes en nostre naef, puis les fis-
mes seicher, les unes a la fumee, les aultres au
soleil, lesquelles nous servirent bien puis apres.
Si elles ne se fussent saulvees audict fleuve nous
en eussions emply tout nostre navire & vous
en eussions aporte pour veoir & pour manger,
car elles sont fort bonnes.
Comme Panurge fist faire la monstre,
de ces gens pour scavoir s’ilsil en avoit
beaucoup perdu, & comme il arriva au
pays des lanternes, & d’ungdung festin ou
banquet triumphant que fit la royne
des lanternes. Chapitre. XIIII.
VOyant les perilz & dangiers desquelz
nous estions eschappez, je fis sortir
tous mes gens de mon navire pour
ce qu’ilquil me sembloit que nous estions
a seurete, & leur fist faire la monstre pour sca-
voir si aulcuns avoient point este mis a mort &
devores par icelles andouilles come elles ont faict
aultre foys d’aultresdaultres quant elles ont este les mai
stresses par quoy je vous conseille que si vous y allez que
C ij
[18v]
Les navigations
vous portes vos espees a deux mains pour vous
deffendre car c’estcest ung fort bon baston en telle
guerre, lors je fis appeller & conter tous mes
gens, si trouvay que puis mon partement je n’ennen
avoye perdu ung seul, dont je remercie dieu,
lequel nous avoit tous sauvez & gardez, quelque
peril ou adversite que nous eussions jamais eu.
Puis tirasmes oultre & tant exploitasmes
nuict & jour que nous arrivasmes en lanternoys,
qui est le pays auquel les lanternes habitent, du
quel Lucian faict mention en son livre des vrayes
narrations.
Or estoit il environ la my may au jour pro-
pre que la Royne faisoit la grand feste & solennite
de son natal, a ceste cause nous fusmes invitez
& semondz au festin & banquet, qui fut si trium-
phant & si manificque que je ne vous en ause pas bon
nement descripre la pure verite, de peur que j’ayjay
d’enden mentir, car a celluy jour estoient la assem
blees toutes les lanternes du monde, comme vous
pourries dire les cordeliers en leur chapitre ge
neral, pour traicter[sic] des negoces & affaires des
dictes lanternes & de leur royaulme, elles fu-
rent toutes en procession en bel ordre, deux a
deux, chantant si melodieusement qu’ilquil n’estnest pos-
sible de jamais ouyr plus doulce harmonie.
Les unes jouoyent de haultz boys, les aul-
19
de Panurge
tres de sacquebutes, doulcines, clairons, trom-
pettes, & cornetz dinvired’ivoiredivoire, & marchoient devant
sonnans si doulcement que vous n’eussiezneussiez pas
ouy le ciel tonner.
Elles marcherent toutes en tel ordre jusques
a ce qu’ellesquelles fussent toutes entrees dedans la gran
de salle du Palays de la Royne la ou les tables
estoient dressees & preparees pour le festin &
banquet.
Et apres qu’ellesquelles furent toutes entrees, nous en-
trasmes par commandement en ladicte salle.
Lors la royne nous feit dire par nostre tru-
chement lequel parloit bon lanternoys que nous
n’eussionsneussions aulcune craincte, & lors que nous fus
mes tous entres, les portes furent fermees, puis
fut baille a laver a la royne, puis a chascune en
son ordre, selon la dignite, & a nous aussi pareil-
lement.
La royne fut assise en ung hault trosne, eleve
en une chaire couverte de drap d’ordor, la coronne
sur la teste, ung ciel de satin cramoysi, broche
de fin or de cipre, enrichy de fines pierres pre-
cieuses comme
Icelle royne povoit veoir de son trosne tous
ceulx et celles qui estoient en la sale, en la quelle
avoit a travers une aultre grande table de mar-
bre en la quelle estoient assises les dames du
sang & les plus prochaines parentes de la royne
chascune en son ordre, selon son degre & qua-
lite, lesquelles il faisoit mou bon veoir, la royne
& les dames du sang avoient toutes leurs rob-
bes de fin voirre clair & resplendissant a gran-
des bandes de plomb.
Les aultres avoient robbes de fines cor-
nes, bandees de boys, uny et rabotte, les aul-
cunes les avoient bandees de fer blanc, &
les aultres avoient robbes de vessies de porc
20
de Panurge.
ou de beuf, les aultres de boyaulx, & les aul-
tres de toille.
Quant elles furent toutes assises selon leurs
dignitez on leur apporta a chascune pour en-
tree de table la belle grosse chandelle de mou-
ton aussi blanche comme belle neige, celle de
la royne estoit plus grosse que nulle des aul-
tres.
Elles furent toutes alumees, & lors rendirent
si grande clarte & lumiere qu’ilquil sembloit que
l’onlon fust en plain midy, la royne fut servie la
premiere de goabins, qui est une viande fort
exquise au pays des lanternois, car je n’ennen vis
jamais alieurs.
Les aultres dames du sang pareillement, les
aultres furent servies de bourboufles qui ne
sont pas si cheres ne si fortes a trouver que les
goabins.
Elles eurent des nudrilles boullies en eaue
froide, de peur qu’ellesquelles ne sentissent la fumee,
& puis apres des hannicroches rosties avec
charbon de glace, de peur qu’ellesquelles ne leur bru
lassent les dens.
Et en apres elles furent servies de tricquedon-
daines frites, & cela desservi, on leur apporta
des patez de agobilles, lardees de farouare lequel
est fort cher, car il n’ennen croist guere en France,
C iiij
[20v]
Les navigations
en apres elles eurent des triquehouses farcies
de triquebilles consequamment on leur presen-
ta des marmelottes & des cancrevides roties
en la broche entre deux platz avec des farsi-
gnolles salees de pouldre a canon de peur de
la colique, car elles font bon ventre.
Elles eurent aussi force mynehardes poul-
drees de gringuenauldes fines, & pour la quar-
te assiete, elles eurent des halledosses aux gru-
melins, avec les dadiffles chauldes, puis les marouffles
et les croquignolles, puis furent apor-
tes les barbotins & firelimouzes, & les barbe-
louffes succrez de poyx raisine fresche.
Comme apres qu’ilquil eurent sou-
pe & faict grand chere, la Royne
commanda lever les tables &
comme la royne dansa une
basse dance a quatre
parties. Chapi-
tre. XV.
LE festin & banquet acheve, la royne com-
manda oster les tables affin qu’onquon dan-
ceast & ballast pour passer temps, & incon-
tinent qu’ellesquelles furent levees elle dansa
une basse dance a quatre parties, je vous pro-
mectz qu’ilquil la faisoit fort bon veoir, car elle avoit
bonne contenance, elle menoit ung fallot lequel
faisoit merveilles de dancer & saulter sur ung
pied de boys, je ne scay pas si c’estoitcestoit son mary,
car je ne les vy pas coucher ensemble, toutes-
foys tant y a qu’ilquil y avoit plusieurs petites lanternes
fort jeunes, & encor en bas eage, a ceste cause
je croy qu’ellesquelles estoient filles des grandes, il y
en avoit en la cuisine d’aultresdaultres vielles qui estoient
[21v]
Les navigations
fort cassees & brisees, lesquelles nous ne vismes
pas, je croy que c’estoientcestoient celles qui lavoient les
escuelles, & qui servoient de faire la buee.
Comme l’onlon dancea ung bransle auquel
une des damoyselles de la Royne fist
ung sault merveilleux, dont elle de-
moura pendue au hault de la salle et
de plusieurs aultres dances. Cha.Chapitre XVI.
LA premiere dance faicte les menestriers son-
nerent ung bransle auquel toutes les dames se
mirent a dancer, & trousserent toutes leurs rob-
bes & cottes par devant. Lors se mirent a faire gam
bades & sombresaultz[sic], de sorte qu’ellesquelles jectoient
les piedz jusques au plancher, fallotz saultoient,
22
de Panurge.
lanternes culbutoient cul par sus teste comme si
ce fussent tumbereaulx de verbrye.
Je vous certifie que si vous les eussiez veues
come nous, vous vous fussies seignez de la main
gauche de peur de la gresle, elles se entrenoient
par dessoubz les bras & faisoient saulter les
unes, les aultres si hault en l’airlair qu’ilquil y en eust
une qui effondra le plancher de dessus la sale de
sa teste, & demoura pendue par le menton, au
moyen de quoy la feste fut toute troublee,
Toutesfoys elle fut descrochee & portee en sa
chambre toute pasmee & esvanouye.
Je ouy la royne qui la reprint & blasma fort
de sa legierete, car elle fut en danger que sa chan-
delle fust estaincte, & qu’ellequelle perdist sa lumiere
& sa clarte, & qu’ellequelle demourast aveugle.
Les cirurgians de la royne luy mirent des
huyles de roses, de lys & de mirtes, avec de la
layne a tout le suif soubz la gorge, dont elle fut
incontinent guerie.
Au moyen de quoy elles se prindrent tou-
tes a dancer de rechief
QUi sont toutes dances pour saulter &
pour gambader, nous les regardasmes jus
ques en la fin, puis la royne feit apporter le vin
& les happelourdes confites en jus de grame-
lottes & de lambourdes & force grimaces salees
rosties au rays de la lune de peur du halle, les-
quelles sont fort savoreuses, & quant chascun en
eust prins ce qu’ilquil luy pleut, la retraicte fut son
nee par quoy la royne print ung fallot par des-
soubz le bras lequel avoit le semblant d’estredestre hom
me de bien, je ne scay pas si c’estoitcestoit son mary,
mais tant y a qu’ilquil se retira quant & elle, toutes-
foys elle envoya grand nombre de fallotz pour
nous convoyer jusques en nostre navire, & feit
emplir tous nos flaccons & barraulx de bour-
belot qui est brevaige fort exquis en lanter-
noys, je croy que si ung homme se en enyvroit qu’ilquil
deviendroit lanterne.
J’euJeu grand peur que mes gens ne s’ensen gattissent,
toutesfoys grace a dieu, tout se porta bien, &
n’ennen vint aulcun inconvenient.
Comme panurge fit renverser les
vvarloupes comme l’onlon faict ung brode-
quin ou les chaulses des femmes, &
comme son grand pere avoit voulu
faire paindre ces armes de troys
pedz volans. Cha.Chapitre XVII.
DU depuis nous fusmes quelque temps vogans
par la mer sans avoir aulcune infortune,
mais tantost apres nous l’eusmesleusmes bien grande &
bien merveilleuse, car la tormente se leva si horri-
ble que nous fusmes jectes entre les sirtes qui sont
les plus grands & enormes perilz de toute la
D ij
[26v]
Les navigations
mer au moyen desquelz nostre naef fut brisee
& rompue en plusieurs endroictz, car comme
nous pensions eviter l’enormelenorme peril de carib-
dis, nous tumbasmes en celluy de scilla, auquel
nous fusmes si forrfort agites des undes de la mer
qui se elevoient plus hault sans comparaison que
nostre navire, de sorte que nous pensions estre
tous mors & noyez
Et lors que je vis que la tormente ne cessoit point,
je prie a mes gens qu’ilzquilz se missent tous en priere
& oraison, & qu’ilzquilz jeunassent trois jours & trois
nuyctz comme ceulx de ninive, c’estcest assavoir le
premier & le second jour a feu & a sang, & le
tiers a fer emoulu.
Cela faict dieu qui n’oublienoublie point ses amys
au besoing, voyant que pour meschans gens nous
estions si gens de bien, nous jecta & preserva
hors d’icelluydicelluy peril, par quoy nous tirasmes
oultre & fismes racoutrer & calfeutrer nostre
navire pour plus grande seurete.
Toutesfoys ignorans du grand peril qui nous
estoit encor a advenir come vous orres. Nous tiras
mes oultre & vismes aborder en l’islelisle des ma-
granes en la quelle sont les vvarlouphes qui
sont bestes grandes & merveilleuses come leons.
Ilz sont vestus d’escailedescaile comme sont carpes,
mais elles sont sans comparaison plus grandes &
27
de Panurge.
plus dures que le plus dur acier du monde, car
elles sont trempees en jus & en sang de cotton
& d’estoupesdestoupes.
Quant elles nous apperceurent la ou nous
estions sortis hors de nostre navire, elles vin-
drent contre nous la gueulle ouverte, grande
comme ung four a ban pour nous devorer &
engloutir tous vifz, par quoy je fis deslacher
a mes gens toutes leurs haquebutes & hacque-
bouses contre eulx, mais tout cela n’yny servit de
rien, car leur escaille estoit si dure & si espesse
que noz bouletz & plombees n’eussentneussent sceu prendre
dessus, parquoy ilz rejalissoient vers nous.
Lors quant je vis cela j’eujeu merveilleusement
grand peur, par quoy je dis a mes gens qu’ilzquilz
prinsent couraige, & qu’ilzquilz missent les bras jus
ques aux espaules dedans les gueulles desdictz
vvarlouphes si avant qu’ilzquilz les prinsent par la
queue, & qu’ilzquilz les retournassent le dedans de-
hors, comme l’onlon faict les brodequins, ou comme
faict une femme sa chaulse, quant elle chasse
aux puces.
Ce que mes gens feirent & moy aussi a tous
ceulx qui vindrent pour nous courir sus, au
moyen de quoy nous eschapasmes.
Et ce qui m’enmen advisa fut pour ce que j’avoyejavoye
aultresfoys ouy conter a mon pere grand qu’ilquil
D iij
[27v]
Les navigations
avoit faict le cas pareil a ung loup qui vouloit
prendre & emporter l’unglung de ses petitz enfans
la ou le bon homme se chauffoit au pres de son
feu, du temps des angloys.
Il me conta aussi qu’ilquil avoit faict une foys ung
si gros ped qu’ilquil en avoit faict enfouyr bien tren
te loups, qui couroient de nuyct le pays de beau-
voisy, & en admenoient quinze ou seize vaches
qu’ilzquilz avoient desrobees & prinses pour butin,
lesquelles ilz chassoient devant eulx, & par de-
dans ung boys, & pour icelle vailance il voulut
faire paindre en ses armes troys pedz volantz.
Il parla a plusieurs painctres pour faire lesdi
ctes armes lesquelles il leur declara, c’estcest assa-
voir qu’ilquil vouloit dedans ung escusson, le champ
de gueules, & au milieu troys pedz volans, les
paintres luy en firent ung pourtraict qu’ilquil trou
va asses bon, mais la science leur fallist a tous
au plus fort de la besongne, car nul d’iceulxdiceulx
painctres ne sceust jamais inventer ne dire de
quelle couleur est ung ped, ne celluy mesmes
qui les vouloit faire paindre, par quoy l’euvreleuvre
demoura imparfaicte.
Et quant il fut mort, il donna charge a ces he
ritiers de faire paindre lesdictes armes ainsi que
plus amplement l’onlon pourra veoir par son testa
ment.
Comme Panurge navigua tant
qu’ilquil trouva une montaigne de
beurre frayz, & au pres d’icelledicelle
ung fleuve de laict portant
bateau. Cha.Chapitre XVIII.
APres les grandes & diverses infor
tunes que nous avions portees
& souffertes ignorans en quelle
terre & contree nous nous deb-
vions retirer pour estre asseures &
quittes d’adversitezdadversitez par cas fortuit
nous arrivasmes come dieu le voulut es isles for
tunees desquelles Ptolomee, Strabo & plusieurs
D iiij
[28v]
Les navigations
aultres cosmographes parlent & font mention
en leurs livres, desquelles isles je crains moult
d’enden dire la verite de peur d’enden mentir, car au
vray dire c’estcest une chose admirable & fort mer
veilleuse a croire, & n’estoitnestoit que vous scavez bien
que ne suis point menteur ny controuveur de
bourdes, bien a peine me croiriez vous.
Car en icelles isles entre les aultres choses di
gnes de memoire il y a une grande & excessive
montaigne toute de beurre frais, le plus beau &
le meilleur de quoy jamais homme goustast, la
quelle est commune a tous ceulx & celles qui en
veulent prendre, je ne la vouldroye pas ensei-
gner aux flamans.[unclear] car combien qu’ellequelle soit gran-
de je croy qu’ilzquilz la mettroyent a fin.
Du pied d’icelledicelle montaigne sourd ung grand
fleuve tout de laict, portant bateau comme la
riviere de seine, le plus doulx & le plus gras que
jamais bouche d’hommedhomme scauroit manger ny
gouster.
Du long d’icelluydicelluy fleuve vers soleil levant,
il y a une aulte & merveilleuse montaigne de
bien cinquante lieues de long toute de farine,
aussi blanche comme belle neige, ou comme vous
pourriez dire le fin sablon d’estampesdestampes, la quelle est
commune a tout le monde. Il en prend qui veult,
elle ne couste que a bouter dens le sac.
29
de Panurge.
De l’aultrelaultre couste d’icelluydicelluy fleuve, il y a une
fontaine grosse a merveilles de la quelle sourd
ung aultre gros fleuve, tout de poys coulez au
lard tous chauldz, desquelz moy & mes gens
mangeasmes, tant que aulcuns d’iceulxdiceulx soubz
le nez de vous, chierent en leurs chausses, de sor
te qu’ilzquilz les rendoient par le colet de leurs pour-
point, au moyen de quoy aulcuns furent ma-
lades jusques a la mort.
En ycelluy fleuve croissoient les andouilles
salees toutes fraisches, de la longueur de qua-
rante ou cinquante toises du moins, les mei-
leures que jamais homme mangeast, mais il les
fault faire cuire avec lesdictz poys qui les veult
trouver bonnes, elles n’ontnont nulz os non plus que
celles de milan, & sont ainsi fermes & solides.
Nous en amplismes le bas de nostre navi-
re, & les coupasmes par troncons, de la longueur
de chevrons, que nous entassames les ungs sur
les aultres comme buches de moule, les tron-
cons sont plus gros que une grosse tonne a ha
rancz soretz.
Mais que nous faisions nostre festin & ban
quet joyeulx, si vous plaist de vous y trouver
nous vous en donnerons.
Sur la rive d’icelluydicelluy fleuve, il y a de grandz
arbres qui sont vers en tous temps, comme sont
[29v]
Les navigations
houlx, lauriers, ou aurengiers plus haulx &
plus elevez que les plus haulx sapins que vous
vissiez jamais, lesquelz portent ung fruict long
d’environdenviron troys toises, qui est comme casse fistule
& y en a de masles & de femelles, dedans les
cosses des masles croissent les boudins tous
rostis, & dedans celluy des femelles croissent
les saulcisles toutes chauldes & toutes rosties.
Quant l’onlon en veult manger il ne les fault que
escosser comme l’onlon feroit febves, nous en fis-
mes bonne provision d’escossezdescossez & a escosser pour
ce que nous ne scavions ou nous nous pour-
rions trouver.
Audict fleuve de laict il y a des anguilles, des
lamprois, & des gongres qui ont bien une gran
de lieue de long, aussi blanches come belle neige.
Je fis mettre une saulcisse a ung gros hain,
avec une corde que je fis jecter audict fleuve,
mais il vint incontinent une anguille longue
de plus de mille toisetoises, qui avala hain et saulcis
se, par quoy elle demoura prinse & accrochee,
mais il nous falut avoir ung cabesten pour la
tirer hors de l’eauleau & du fleuve.
Et pour ce faire nous fusmes tous empeschez
& ne la cuidasmes jamais tirer.
Quant elle fut hors, je la fis escorcher, & en
fis seicher la peau au soleil, & d’unedune partie je
30
de Panurge.
fis faire des voiles a mon navire, pour ce que
les vieles estoient fort rompus & cassesvielles estoient fort rompues & cassees pour la
tormente que nous avions eue en divers lieulx
de la mer.
De l’aultrelaultre partie mes gens feirent faire des
hallecretz, & des manteaulx, & des cappes a
l’espaignolelespaignole, & en furent tous revestus & chaus-
sez, dont bien nous print, car nous en avions
tous bon besoing.
Sur lesdictz fleuvez n’yny avoit aulcuns mou
lins a vent, ny a eaue, car les habitans du pays
n’ennen ont que faire a cause de ladicte montaigne
de farine, en descendant vers la mer du long d’i
ceulxdi
ceulx fleuves, tant de laict que de poys coulez
au lard.
Nous trouvasmes une belle & grande cham-
paigne la ou ceulx du pays plantent les oeufz
a la houe, comme l’onlon faict les febves en France
avec une cerfouette.
Lesquelz oeufz germent en la terre, & jectent
une tige haulte de plus d’unedune lance, laquelle pro
duict des cosses longues d’unedune toyse, & y a en
chascune cosse trente ou quarante oeufz du moins.
Desquelz ceulx du pays vivent, car ilz n’ontnont poinct
d’aultredaultre fruict que lesdictz oeufz, lesquelz sont
plus gros sans comparaison que les oeufz d’u-
nedu-
ne oye, & sont fort bons & de bonne digestion, &
[30v]
Les navigations
engendrent bon sang, comme je scay par ex-
perience. Le pays est nomme par les habitans
l’islelisle des Coquardz.
Comme Panurge arriva en ung pays
plat qui n’estnest point laboure/ mais fort
fertille: la ou croyssent les pastez chaulx
& d’ugnedugne Nuee dont tombent les alouet-
tes toutes rosties/ et comme l’onlon y couvre
les maisons de tartelettes toutes
chauldes. Chapitre. XIX.
DE l’aultrelaultre part de l’unglung des dictz Fleuves
il y a ung aultre grand pays plat qui est fort
fertil, mais il n’estnest point laboure. Toutesfoys il
31
de Panurge.
y croist si grande abundance de petitz pastes
tous chauldz que c’estcest une chose incredible, & vien-
nent en une nuict comme les champignons, &
ceulx du pays ne vivent d’aultredaultre chose, car incon
tinent que il sont leves au matin, ilz les vont
cueillir par grandes pannerez comme ilz fe-
roient fresses ou champignons.
Si tous les frians de Paris y estoient, je croy
qu’ilzquilz engresseroient bien leurs lippes & leurs
barbes, car ilz sont fort bons, Tous les matins
environ Soleil levant il se leve une grande
nuee fort espaisse, de laquelle des que le Soleil
donne dessus les alouettes en tumbent toutes
rosties, et ne fault que ouvrir la bouche, car el-
les tumbent toutes chauldes dedans, mais il
fault porter du sel qui les veult manger salees,
pource qu’ilquil n’ennen croist point au pays a cause
que l’airlair y est trop doulx.
Du long des hayes dudict pays lesquelles
sont d’arbresdarbres comme groseliers croissent les
Tartelettes & Flannetz tous chaulx des quelz
les bonnes gens du pays use pour yssue de table.
Il y en croist en si grande abundance que on
en couvre les maisons au lieu de thuylle ou d’ar
doysedar
doyse, Les petitz enfans du pays ne se desjeu-
nent d’aultredaultre chose.
D’ugneDugne Isle ou croissent les cor-
beaux et les chevres verdes, & de
quelle sorte les gentilz hommes du
pays font des manteaulx pour cese
couvrir quant il pleut, & comme en
en fin lesdictes chevres deviennent
femmes. Chapitre. XX.
ENtre les merveilles de par dela. c’estcest
qu’ilquil y a de grands Corbeaulx noirs
aussi blancs que signes qui vivent en
l’airlair comme vaches qui est une chose
digne de admiration: Et d’avantaigedavantaige il y a foi-
son de chevres verdes qui ont les aureilles plus
larges que les ventz dont on venne le bled.
Quant il pleut ou qu’ilquil gresle ceulx qui les
meinent paistre se cachent dessoubz de peur
d’estredestre mouliez de la pluye, elles sont cornues,
mais elles ont la corne au cul soubz la queue
qui n’estnest pas droictement en bon sens.
Quant elles voyent les gens elles s’ensen fouyent
de peur & courrent fort comme escrevices ou
limassons es montaignesd’auvergnedauvergne.
Quant elles sont vieilles les gentilz hommes
du pays leur font couper les aureilles, & en
font des manteaux qui sont fort beaulx, car ilz
sont plus fin verdz que le plus fin velours ou
satin que vous vissiez jamais.
Apres qu’ellesquelles ont les aureilles couppescouppees el-
les deviennent femmes, & sont nommees chie-
vres coeffees. Il y a plusieurs folz qui en sont
si amoureux qu’ilzquilz en perdent les piedz, com-
me font les amans, lesquelz baisent souvent la
cliquette de la porte de celles quiqu’ilz pensent estre
leur amyes.
De l’islelisle des papillons/ & la manie-
re dont les gens du pays font les mai-
sons & habitations/ & les esglises/ & com-
me les grues vollent en l’airlair toutes ro-
ties en belles bendes. Chapitre. XXI.
IL y a en aulcuns quartiers desdictes isles des
papillons, qui ont les esles si grandes qu’onquon
en faict les esles des moulins a vent & les
voiles des navires lesquelz papillons apres
qu’ilzquilz ont perdu les esles, & qu’ilzquilz sont muez
il deviennent cerfz grandz & cornus, lesquelz
sont fort dangereulx & maulvais a rencontrer,
ilz se nomment connupetescornupetes.
Le pays & la terre sont si gras & si fertiles que
tout ce qui y croit vient comme par despit, &
entre les aultres choses, les courges ou cucur-
bites y croissent si grandes & si grosses qu’ilzquilz
en font les maisons & les eglises, apres qu’ilzquilz
en ont oste tout ce qui est dedans & qu’ilzquilz les
ont faict seicher.
Les habitans du pays demeurent dedans com-
me ilz feroistferoient en grandes maisons ou chasteaulx,
car ilz y font des portes, des huys, & des fene-
stres, comme nous faisons en noz maisons par deca.
Il les faict fort bon veoir aprez qu’ellesquelles sont
dressees de bout: car le bout d’enden hault sert de
clocher ou de cheminees, comme vous pouvez
ymaginer, ou y allez voir, si ne m’enmen voules croi-
re, car je vous asseure que je n’ennen mentz d’ungdung
seul mot.
Vous veirres voller en l’airlair les grues, par
moultz belles & grandes bendes toutes rosties,
& tourtestoutes lardees en sorte, que il ne reste que
avoir du sel & du pain pour manger avec,
mais il y a bien maniere de les prendre, car el-
les vollent fort hault.
Toutes foys pour les prendre ilz ont des ger-
faultz qu’ilzquilz laschent en l’airlair a tout leurs sonnet-
tes, Et quant ilz sont audessus d’ellesdelles en l’airlair, ilz
les font descendre en bas, & puis ilz les prennent
a la course & les mengeoyentmengent comme j’ayjay dict.
Comme Panurge voulut visiter plus
amplement lesdictes isles, & des troys
fleuves singuliers qu’ilquil trouva, & des
arbres ou croissent les craquelins, &
eschauldez. Chapitre. XXII.
OR pource que les Geographes & Cos-
mographes font grosse estime d’icel-
lesdicel-
les isles nous les voulumes bien per-
lustrer et visiter toutes de une part
& d’aultredaultre. Et en ce faisant nous trouvasmes en
icelles isles troys grandz fleuves comme le ros-
ne ou le rin, d’unedune merveilleuse estimation.
Car l’unglung est unde vin blanc, le meileur que jamais
homme goustast.
Le second est de vin clairet le plus excellent
qu’ilquil est possible de trouver en tout le monde.
Le tiers est de vin vermeil qui passe en bonte
tous les vins Bastardz, tous les Ambrosiades,
Malvoysies & tous les ypocras qui fussent ja
mais.
Et y a du long d’iceulxdiceulx fleuves des hayes d’ar-
bresdar-
bres comme rosiers, aux quelz croissent les pe-
titz Gasteaulx, Craquelins, Eschauldez, & pe-
titz choulx, les plus frians & savoureux que ja
mais homme goustast.
Et pareillement le mestier, & les oublies de
toutes sortes, Et ne couste sinon a prendre & a
cueillir come vous feriez les roses sur ung rosier.
Sur les bortz & rives d’iceulxdiceulx fleuves vous
trouvez les Godetz & les tasses de beauvais,
arrangez pour boire sans avoir la peine de vous
mettre a genoulx, le cul en hault comme font
les Bergiers quant ilz boyvent en ung ru, ou
en une fontaine quant ilz sont aulx champs,
Et d’avantaigedavantaige pour emporter d’iceulxdiceulx vins
il y a de grandz arbres plains d’estoczdestocz aux quelz
pendent les Flaccons, Barilz & bouteilles de
toutes sortes, lesquelz chascun peult amplir d’i
celluydi
celluy vin & emporter la ou il veult, toutesfoys
les meileurs pour ce faire sont noz beaulx flac
cons de beauvaiz qui sont azurez & bons a
merveilles, & se garde mieulx le vin en iceulx
longuement fraiz & sans corrumpre comme
j’ayjay tousjours ouy dire a ceulx de nostre ville
de Beauvaiz, & a ceulx de Saniguiesaniguie, & de LHe-
rauleLe-
raule, qui sont les lieux la ou on les faict.
De l’islelisle ou croissent les fromaiges
de toutes sortes. Chapitre. XXIII.
IL y a aussi plusieurs aultres sortes
d’arbresdarbres grandz & haultz comme
noyers, contre lesquelz croissent
les angelotz fins, & les fromai-
ges de toutes sortes comme vous
avez veu aultresfoys les fanges[sic]
croistre contre les noyers, contre les ormes, ou
contre les bouleaulx, & sont communs a tout
le monde qui en veult prendre.
De l’islelisle ou croissent les espees,
pongnardz, cousteaulx grands
et petiz, de toutes sor-
tes. Cha.Chapitre XXIIII.
IL y a aussi d’aultresdaultres petitz arbres qui ne sont
pas grandz, lesquelz portent des cosses lon-
gues & courtes, dedans lesquelles croissent
les espees, les estocz, verduns, sang de de[sic], pon
gnardz, courtes dagues, & les cousteaulx,
grandz & petitz, de toutes sortes.
Et quant on se veult servir, il ne fault que cou
per ung peu de la cosse, & lors vous trouverrez
35
de Panurge.
les cousteaulx & aultres bastons telz que vous
vouldres, soit pour plumer du fromaige, pour
chicqueter & coupper voz habitz, voz chaul-
ses, ou voz pourpoinctz, comme je voy faire sou-
vent a ung tas de folz qui n’ontnont pas du pain a
mettre en leurs dens, mais telz habitz leurs
sont bons pour passer leur hyver.
De troys isles ou croissent les
mytaines, les mouffles, & les bo
tynes, & les noms des Capitaines
desdictes Isles. Chapitre. XXV.
EN icelles isles en montant en mont contre bas,
il y a troys aultres isles, en l’unelune habitent les
mitaines, en l’aultrelaultre les mouffles, & en l’aultrelaultre
E iii
[35v]
Les navigations
les boutines.
Elles ont chascunes son Capitaine & Duc
pour les conduire & mener en bataille.
Celluy des mytaines cese nomme Mitouart
Celluy des mouffles, se nomme Moufflart
Et celluy des botynes se faict appeller Boytart
Ilz sont fort crains & obeys chascun en son pays.
Entre icelles Mouffles je congneu par dela
la Mouffle a fagotter du bon homme Hannot qui
faisoit les fagotz d’espinedespine en son temps pour
chaufer le four en nostre quartier.
Et la cause pour la quelle je la recongneu fut
pource que je l’avoyelavoye maintesfoys veue en ma
jeunesse, & pource aussi qu’ellequelle estoit de cuir
de cerf, & estoit longue jusques au coulde, des qu’ellequelle
me veit elle me vint acoler & ambrasser, la lar-
me aux yeulx, pource qu’ilquil luy souvint de son
maistre, lequel elle avoit long temps servy.
Elle me conta comment elle s’estoitsestoit retiree par
de la avec ses parens, apres que son maistre fut al-
le de vie a trespas, Elle me pria fort d’allerdaller boy-
re de son vin en son legislogis, dond je la remerciedont je la remerciay.
Elle ne voulut point habandonner ma com
paignie de peur de la perdre.
Il y avoit merveilleuse controverse entre el-
les pour scavoir laquelle nation des troys debvoit
preferer, Au moyen de quoy nous estans par
36
de Panurge.
de la fut crie ban & arriere ban, & la guerre ou
verte a feu & a sang, tellement que nous les vis
mes en champ de bataille avec leurs capitaines.
Et pource que nous avions laisse de noz gens
pour garder nostre navire, nous amplismes
plusieurs flaccons, barilz, ferrieres, & boutailles
d’icelluydicelluy vin pour leur porter avec force craque-
lins, oublies, gasteaulx, eschauldes, et fromai-
ges, dont ilz se amplirent si fort qu’ilzquilz s’ensen yvrerent
& dormirent plus d’ungdung moys sans reveillereveiller, par
quoy nous fusmes contrainctz de leur bouter
le feu au cul, car nous avions peur qu’ilzquilz ne mou-
russent en letargie sans jamais reveiller.
Nous passames d’ungdung fleuve a l’aultrelaultre en des
basteaulx que nous fismes de moytie de cosses
de febves, car elles y croissent si grandes que nous
estions bien trente a passer en la moytie d’unedune.
Des isles fortunees & heureuses, la
ou croissent les laictues, les choulx, &
aultres herbes grandes a merveilles.
Plus il y a des arbres ou croissent les
doubles ducatz, nobles a la Roze, es-
cus au soleil, & aultres pieces d’ordor, &
de la monnoye. Chapitre. XXVI.
LEs terres qui sont entre deux fleuves sont
si fertilles que tout ce que y croist est excessi-
37
de Panurge.
vement grand, en sorte qu’ilquil y a des laictues &
des choulx si grandz que s’ilsil y en avoit ung plan
te au milieu de Paris, il donneroit umbre a toute
la ville, en sorte qu’onquon seroit a couvert dessoubz
comme en my la grande salle du Palais, ou comme
dedans l’egliseleglise de nostre Dame de Paris, vous
povez bien croire que icelles isles ne sont pas
nommees pour neant ny sans cause.
Les isles fortunees & heureuses, car il y a des
choses fort merveilleuses et difficiles a croyre
qui ne les auroit ▼[unclear]euesveues, & entre les aultres choses
dignes de memoire, il y a de grandz arbres com-
me chesnes ou noyers qui portent ung fruict
gros comme la teste d’ungdung asne, rouge par de-
hors comme granattes, le quel est tout plain de
desirez, doubles ducatz, nobles a la rose, escus
au soleil, & de toutes aultres espece d’ordor mon-
noye qui croissent dedans icelluy fruict, comme
font les pepins dedans une granatte ou dedans
une figue ou une courge.
Ledict fruict ne tumbe jamais de l’arbrelarbre jusques
a ce qu’ilquil soit meur, il y en a aulcunesfoys de ve
reux qui ne sont pas de fin or, comme vous voyez
les philippus, les florins, et les aultres pieces
de bas or.
Il estoit environ la my aoust quant nous arri-
vasmes par dela qui est la saison que le fruict est
[37v]
Les navigations
meur par quoy nous fismes monter l’unglung de noz
gens dessus l’unglung des plus grandz arbres qui y fust
pour le crouler & hocher lequel le scouet si fort
qu’ilquil en tumba de si gros & en si grande habundance
qu’ilzquilz tuerent plusieurs de mes gens tant estoient pe-
sans et plains de pieces d’ordor, car ilz estoient trop
curieux & trop couvoiteux de recueullir d’ice
luydice
luy fruict. Les habitans du pays n’ennen tiennent non
plus de conte que font les pourceaulx par deca de
poires molles. Quant ilz cheent de l’arbrelarbre sur la
terre, ilz se escachent & ouvrent par pieces comme
font les figues quant elles sont fort meures, ou
comme font les poyres molles soubz les poyriers
ou figuiers.
Nous les perceasmes du bout de noz espees &
pougnardz, & les cousismes a noz jacquettes &
a noz hallecretz & hocquetons, plus pres l’unglung de
l’aultrelaultre & plus drus que escaille de poisson, par
quoy il sembloit qu’ilzquilz eussent cru sur noz habi-
lementhabi-
lemens, Je vous promectz que sans point de verite
que nous y encousismes tant que nous ne les povions
soubstenir ny porter.
Je vouldroye que ung tas d’avaritieuxdavaritieux & usu-
riers publicques fussent par dela pour les recueul-
lir et qu’ilquil leur en fust cheut de si gros sur la teste
qu’ilzquilz les eussent assommez comme porceaulx,
affin qu’ilzquilz fussent assasiezrassasiez.
Et pareillement ung tas de meschantz gens insa-
ciables qui n’aroientnaroient pas assez de tout l’avoirlavoir & de
tout l’argentlargent du monde. Et neantmoins n’emporte-
rontnemporte-
ront que ung drap ou une corde & chesne de fer.
Des isles ou il n’yny a point de femmes
& comme quant les habitans du pays
sont fort vieulx & ennuyez de vivre
on les boute dedans ung grand tonneau
plain de malvaisie doulce come seucre,
& la meurent bien doulcement & comme
apres qu’ilzquilz sont mors l’onlon en refaict d’aul
tresdaul
tres jeunes gens. Chapitre. XXVII.
ES dictes isles n’yny a point de femmes pour
ce que l’onlon n’yny en a que faire ny pour porter enfans
ny pour tirer les vaches a cause dudict fleuve
[38v]
Les navigations
de laict & de la montaigne de beurre fraitz que
y sont, ny pour faire vendanges, car il n’yny a nul
les vignes a cause des fleuves de vin qui passent
parmy & tout atravers & du long du pays, de
puis ung bout jusques a l’aultrelaultre.
Il y a d’advantaigedadvantaige es dictes isles une fontai-
ne grande & merveilleuse, de la quelle sourd
la malvaisie la plus friande & la plus exquise
qui fut jamais beue.
Et quant les bonnes gens du pays sont si
vielz qui sont ennuyez de vivre, l’onlon ampleamply une
pipe dudict vin qui est si doulx que rien plus,
& les mect l’onlon mourir dedans affin qu’ilzquilz ne
sentent ny ne souffrent poinct de mal pour l’ou-
deurlou-
deur, pour la force, & pour la bonte dudict vin.
Et quant ilz sont mors on les retire, & puis
on les faict seicher au soleil comme les merlus
parez, ou comme la den[sic] ou l’estocfylestocfy en flandres,
& apres qu’ilzquilz sont bien secz on les faict brusler
& mettre en cendre, laquelle on paistrit avec
le blanc & glaire des oeufz & du broullamy-
ny, lesquelz on malaxe tout ensemble comme
paste, & quant tout cela est bien courroye &
paistri ensemble, l’onlon en mect de gros loppins
dedans des moules qui sont telz & semblables
que ont aultres foys este iceulx deffunctz avant
leur mort, & lors qu’ilzquilz sont bien imprimes &
39
de Panurge.
bien formez pour leur inspirer vie.
l’onlon a ung gros chalumeau & leur souffle
l’onlon au cul, & a force de souffler l’onlon leur inspi-
re vie, & congnoist l’onlon que l’onlon a assez souffle,
quant ilz siblent ou qu’ilzquilz esternuent, & lors ilz
se levent le cul devant comme les vaches, affin
qu’ilzquilz soient plus heureux.
Et incontinent ilz s’ensen vont la ou bon leur
semble, comme ilz faisoient au paravant qu’ilzquilz
fussent mortz.
Il y en eust qui nous dirent qu’ilzquilz avoient la
este plus de cent foys mortz, & plus de cent foys
ainsi este jectez en moulle, par ce moyen ilz
sont perdurables & eternelz, & n’ontnont que faire
de femmes au pays qui leur est ung grand bien,
car ilz ne sont point tencez ny batus quant ilz
jouent, ou qu’ilquil vont en la taverne, comme sont
souventesfoys d’aulcunsdaulcuns de par deca.
Il est bien vray que si aulcuns d’eulxdeulx veulent
changer d’estatdestat & vacation apres qu’ilzquilz sont re-
fondus ilz le peuvent faire pource que vous me
pourriez demander, Capitaine qui leur fille du
linge, des chemises, des draps, & des nappes,
par dela.
Je vous respondz qu’ilquil y a des arbres au pays
desquelz les ungs portent l’escorcelescorce plus fine, plus
blanche, plus belle & plus deliee que toutes les toil-
[39v]
Les navigations
les ny tous les taffetas du monde, & usent de ce-
la au lieu des dictes toilles ou taffetas, & quant
ilz en ont affaire ilz ne font que escorcher iceulx
arbres. Il y en a d’aultresdaultres desquelz l’escorcelescorce est fin
velours, fin satin, ou fin damas, de toutes cou-
leurs, desquelz chascun peut prendre tout ainsi qui
luy plaist, & en faict ses habitz telz que bon luy
semble, & quant iceulx arbres ont este ainsi es-
corches l’escorcelescorce leur revient de rechef, plus bel
le & plus fine qu’auquau paravant, par ce moyen ilz
n’ontnont que faire de femmes pour porter enfans, pour
filler, pour tirer les vaches, ny pour vendanger.
Je ne vous en vouldroye pas mentir car j’ayjay
bons tesmoingtz assez en ma compaignie qui ont
veu toutes ces choses come moy, & qui sont aussi
dignes de croire come je suis. Je scay bien qu’ilquil semblera
a d’aulcunesdaulcunes gens qui n’ontnont rien veu que je mentz,
mais je vous asseure pour verite qu’ilquil est vray. Et
pource croyez tout fermement que tout ce que je
vous en rescriptz est fine pure verite, & qu’ilquil soit
ainsi qu’ellequelle soit fine et pure, premier que la mettre au
moulin apres qu’ellequelle fut bien vannee je la fis cribler,
Et apres qu’ellequelle fut moulue & en farine, je la fis sa
cer, et puis buletterbeluter par deux foys. Au moyen
de quoy il ne se peut faire qu’ellequelle ne soit fine pure
& nette, car s’ilsil y eust eu tant soit peu de mensonge
elle fust passee par le crible.
Ou si elle eust este trop grosse elle fust de-
mouree au sacz ou aulx bulleteaulxaux sacz ou aulx beluteaulx come vous
pouvez bien croire & conjecturer par mes rai-
sons qui sont vrayes & bien apparentes.
OR vous scavez qu’ilquil y a au monde de aussi
grands menteurs qu’enquen lieu ou vous scau
riez aller, qui dient des choses qui ne sont pas
vrayes semblables ny conformes a raison pour
laquelle chose eviter & de peur de encourir l’in-
dignationlin-
dignation & la haine des gens de bien. Je me
suis garde de dire la verite de plusieurs choses
(Quia veritas odium parit) pource dient les
clercs, que verite engendre haine, & aussi que
pour dire verite l’onlon est aulcunesfoys pendu. A
ceste cause je me en suis abstenu le plus que j’ayjay
peu, pour eviter tous inconvenientz, par quoy
si on ne me faict bien grand tort, je croy que l’onlon
ne m’enmen pendra pas.
D’ugneDugne petite isle ronde toute close
& environnee de fours chaulx, qui
sont plains de pastez de diverses sor-
tes, comme de chappons, de venaison,
de pigeons, de veau, de beuf, & de
mouton. Chapitre. XXVIII.
QUant nous eusmes bien tout visite
& enquis toutes les merveilles d’i-
cellesdi-
celles isles fortunees. Bien garnys
d’argentdargent & de tous vivres. Nous ti-
rasmes oultre & a une petite journee de la, nous
veismes une petite isle toute ronde qui n’estnest pas
fort grande, car elle n’estnest pas de grande spacio-
site ny de grande estandue.
Laquelle est moult forte & quasi imprena-
ble pour ce qu’ellequelle est toute environnee & close
de fours chaulx, qui ont tous le cul tourne vers
la mer, & les gueulles vers la terre, & n’yny peust
l’onlon entrer que par une porte qui est grande &
espesse & infrangible car elle est toute faicte de
fromaige fondu seiche & endurcy au soleil,
plus dur que le plus fort acier du monde.
Les varroux sont tous de beurre de troys
cuittes, qui sont plus gros que la jambe d’ungdung
homme.
Icelle porte nous fut ouverte par le portier,
moyennant asseurance que nous luy promis-
mes.
Iceulx fours sont tousjours plains de pastez,
Desquelz chascun prend tant & si petit qu’ilquil
veult, & des que l’onlon en a prins ung, il en sourd
ung aultre de l’atrelatre du four tout nouveau en sa
place, par quoy les fours en sont tousjours
plains.
Il y a sur la gueulle de chascun four ung es-
cripteau en grosse lettre, qui faict mention de
la sorte dont sont les pastez, & de quoy, affin
qu’onquon sache mieulx choisir ceulx qu’onquon veult
prendre pour manger avec la foyre a boyre.
QUant nous fusmes entrez dedans icel-
le isle qui se nomme l’islelisle de pastemol
le. Je fis sonner toutes noz trompet-
tes, clairons, & haultboys, si hault &
si melodieusement que pour l’armonielarmonie & doulceur
des sons divers.
Iceulx fours se prindrent a danser & a saul-
ter si hault en l’airlair qu’ilzquilz faisoient les sombre-
saultz & les gambades plus hault en l’airlair que les
tours de nostre Dame de Paris, non pas juste-
ment si hault, mais il ne s’ensen failloit guere.
De la quelle chose nous eusmes grand peur,
car s’ilzsilz eussent saulte sur noz piedz c’estoitcestoit asses
pour nous escacher les artailz[sic], pour ce qu’ilzquilz sont
fort lourdz & pesans. Et puis la saulce des pa-
stez nous eust tous gastes noz beaulx habitz,
& eschaude les visaiges.
APres qu’ilzquilz eurent bien saulte, dance, &
balle. Je fis cesser mes gens de jouer,
pour ce que iceulx fours estoient fort las
& quasi hors d’alainedalaine, & puis se mirent
a chanter de sorte que c’estoitcestoit une chose admi-
rable de les ouyr, car ilz ont fort belle voix &
grosses, qui sont fort harmonieuses & bien en-
tonnez.
En icelle isle qui a este aultrefoys comme je
42
de Panurge.
croy separee par la mer d’avecdavec les susdictes isles
fortunees, y a ung couvent de marmotz comme
vous diriez en l’islelisle D’oleronDoleron ou de BlavetBlanet ung
couvent de cordeliers. Lesquelz marmotz sont
fort bons religieux & devotz, & n’yny habitent
nulles aultres gens.
Ilz vivent des pastez qui sont tousjours chaulx
esdictz fours, & font leur service en marmo-
tin tellement que nostre truchement ne les en-
tendoit point, car il n’avoitnavoit jamais este par de-
la. En icelle isle nous ne veismes aultre chose
de nouveau qui soit digne de memoire.
D’uneDune isle ou les habitans tant
hommes comme les femmes sont
fort blancz & de beau tainct, &
ont le cul plus nect que gens du
monde, & de ce qu’ilzquilz font
pour garder que la mer
n’entrenentre point en leur
isle. Chapitre.
XXIX.
AU departir d’icellesdicelles isles nous feismes
bonne provision de pastez de toutes sor
tes, & noznous servirent bien noz hallebar-
des a les tirer hors des fours tous chaulx
& n’eustneust este cela nous eussions eu grand peine a
les avoir sans nous eschaulder & brusler, tou-
tesfoys tout cese porta bien.
Et lors tirasmes vers occident jusques oul-
tre hyrlande la saulvaige & arrivasmes en une
isle environnee de la grand mer occeane, en la
quelle sont les gens blancz a merveille, lesquelz
ont le cul plus nect que gens du monde, au moyen
que la mer y flue & reflue deux foys que de nuyct
que de jour, & qu’ilquil n’yny a en icelle isle aulcune
deffence pour garder que la mer n’entrenentre dedans,
& qu’ellequelle ne la couvre, a cause qu’ilquil n’yny a nulles
duvesdouves ny nulles biguesdigues pour la garder d’entrerdentrer.
Par quoy les habitans tandtant hommes que fem-
mes sont contrainctz de soy arranger tous pres
l’unglung de l’aultrelaultre, & se joindre ensemble les culz
rebrasses, affin que quant la mer vient & le flu qu’ellequelle
leur donne aulx culz par troys foys, & par ce
moyen elle est contraincte de s’ensen retourner sans
povoir passer oultre a cause qu’ilzquilz sont ainsi
joinctz & fort serres ensemble.
Et par ainsi gardent ilz la mer d’entrerdentrer & de
gaster leur isle, & vela la cause pour la quelle
ilz ont ainsi le trou du cul nect, ce que peu de
gens ont.
Et vouldroye que vous les sceussies bien, affin
de scavoir se je mens.
Comme Panurge & sa compaignie na-
vigerent encore plus oultre, tant qu’ilzquilz
arriverent en une isle ou ilz virent cho-
ses merveilleuses, & dont ilz furent
moult esbahys, car les passages de la-
dicte isle estoient tant plains de mesna
ge & aultres choses que l’onlon n’yny povoit
passer, par quoy ilz firent venir des ha-
bitans & leur demanderent come cela estoit
advenu, la responce fut telle. Ch.Chapitre XXX.
PUis peu de jours en saca nous avons
este fort tormentez de la pluye quant
cella commencea a venir & le vous
conteray de verbo ad verbum.
Le premier jour sy n’estnest pas pire
Il gresla febves nouvelles
Et pleut ung jour tables & scabelles
Bancz, selles & chaliz
Et neiga moutons & brebis.
Le second il pleut gelynes
Et gresla potz & chopines
Mille yvrongnes crians la fain
Et pleut troys moys boteaux de foin
Le tyers jour fut aultrement
Il pleut troys jours moulins a vent
Roues, rouelles & chariotz
Et neigea huict jours de beccasses.
Le quart fut bien doloreux
Il pleut cinq jours vaches & beufz
Toreaux pour prendre aulx filez
Et gresla des poys pillez.
Le.v. il pleut enclumes
Barres de fer a grand escumes
Beurre frayz & harencz sales
Et pleut dix mille septiers de bled.
Le.vj. jour est bien certain
Il pleut poelles & potz d’araindarain
Andouilles, saulcices, et boudins
Et neigea lievres et connyns.
Le.vij. jour au matin
Il pleut tout le jour poinsons de vin
Depuis le matin jusques a vespres
Et vers le soir il pleut des prebstres.
Qui nous faict beaucoup de poyne
La ville en estoit toute plaine
F iiij
[44v]
Les navigations
Ilz boivent bien quant il faict trouble
Le pot de vinde bon vin pour ung double.
Le.viij. jour c’estcest chose vraye
Il pleut belles robbes de soye
De velours et satin cramoisy
Et puis neigea du laict boully
Fromage mol & cresmes doulces
Et puis gresla coupeurs de bources
De vous en garder ayes memoyre
Tant au marche comme a la foyre.
Le.ix. jour il pleut apres
Bringandynes & blancz harnoys
Voulges, picques, & hommes d’armesdarmes
Et neigea Jacopins & Carmes
Merciers, pignes, & esguillettes
Et apres il pleut tant de fillettes
De cela je n’ennen doubte rien
Car je croy que tout viendra bien.
Le.x. jour pour abreger
Il pleut des joueurs de bouclyezbouclyer
Fers a charue & corne de vache
Et plus d’ungdung cent de sergeans a mace
Baillifz, Vicontes et lieuxtenans
Qui vindrent tous pour ung venta ung grand vent
45
de Panurge.
Toutes villes en sont fornyes
Jamais on ne veist telles pluyes.
Le.xj. jour furent adventures
Il pleut abaysabayes & masures
Moynes noirs, nonnains, celestins
Chartreux, cordeliescordeliers, augustins
Gens aspres assez, je vous asseure
C’estCest une bonne nourriture
Et puis apres il gresilla
En latin, Ego flagella.
Le.xij. fust bien aultre
Il pleut des escus a la Roze
Des Rydes & des Ducatz
Il pleut ung moys des advocatz
Des notaires & des procureux
Jamais ne furent sy heureux
Ce fut au monde ung grand tresor
Et puis gresla lunettes d’ordor.
Le.xiij. jour n’estnest pas lect
Il pleut des gens du mont helet
Chanoynes & coqueluches
Cornars, marmotins, & maries
De cela fut chere ouverte
Ce fust au pays ugne grant perte
[45v]
Les navigations
Que celluy qui les fit porter
En doint le pays delivrer.
Le.xiiij. jour sans doubtance
Il pleut des loups telle habondance
Que entre Lyon et Vallence
On en eust bien conte soixante
Et apres il pleut des saulmons
Et gresilla tant de chappons
De faysans, de poulailles & de coqz
Cartiers de lart a grandz minotz.
Le.xv. jour & le dernier
Il pleut ung jour quartiers de pain
Que onc de l’estrenelestrene brybyers
Ne furent jamais aussy fiers
Et ne faisoient que requerir
Quelqu’ungQuelqung qui les peust maintenir
Tout le temps de leur vie
Et de faire tousjours telle pluye.
Apres il pleut jattes, corbeilles
Vaisseaux, barilz, plaines bouteilles
Testons de Milan, & gibecieres
Et neigea bateaux & rivieres
Et quant vint apres midy
Il pleut de fromage rosti
46
de Panurge.
Aux oignons, poyres et pommes
Tant de femmes & aussy d’hommesdhommes
Et aussi plusieurs gens de guerre
Asses pour le pays conquerre.
Toutes les dessusdictes choses bien enten-
dues par Panurge il commanda a son truche-
ment luy mettre le tout par escript, affin quiqu’il le
peust monstrer a vous mes treshonores lecteurs
& auditeurs.
Panurge apres qu’ilquil a longue-
ment voyage, il faict icy ugne de-
claration de la source des ventz,
& comme il sont enfermez quel-
ques foys aux cavernes &
les noms d’iceulxdiceulx.
Chapitre.
XXXI.
OR pour nous retirer de tant de perilz
et adversitez en quoy nous avions
este pensant fouyr tous dangiers, Je
fist lever l’ancrelancre de nostre navire, &
fist dresser les velles a plain vent pour plus faire
de chemin par la mer, en laquelle chose faisant
apres avoir navige environ cent lieues.
Nous veismes les Isles Eolides desquelles Eo-
lus est seigneur & maistre, & le repute l’onlon
pour dieu a cause qu’ilquil tient illec les douze
ventz principaulx enfermez en diverses caver
nes soubz haultz rochers en des cages, Lesquelz
ventz ont leur regard es quatre diverses par-
ties du monde, & ont divers soufflementz &
bouffementz, contraires les ungs aux autres.
Et d’iceluydiceluy Eolus & d’iceulxdiceulx ventz parle Ari-
47
de Panurge
stote, Pline, Bocace, & Fulgence.
Car de la partie orientalle souffle Subselanus,
Vulturius, & Surus.
De la partie du midy souffle Notus, Affricus,
et Auster. A cause duquel est nommee la re-
gion Australe.
De devers Septentrion souffle Chorus, Bo-
reas, & Aquillon.
Et de l’occidentloccident souffle Libaurtus, Libs, &
Craseas, Eparcitias, Mises, Phenicus avec le
merveilleux Tiphon qui arrache et rompt
arbres, pars, forestz, Et la aussi est le furieux
Enephius qui brusle & ard villes, citez, & mai-
sons par ou il passe.
Et n’estoitnestoit que ledict Eolus qui est le Dieu
des ventz les garde de sortir ilz gasteroient tout
par la ou ilz passeroient.
Toutesfoys il a ung grand & gros levier de
boys plain de neuds, & d’estoczdestocz, & croy que
c’estcest la massue D’herculesDhercules, de laquelle il frape &
rue sur iceulx ventz pour les garder de sortir
le plus qui peult.
Ce nonobstant aulcune foys ce pendant qu’ilquil
entend aux ungs les aultres sortent & courent
sur la terre & sus la mer, de sorte qui la font
bruyre & escumer si hault que c’estcest une chose
horrible & espoventable a veoir & a ouyr, com-
[47v]
Les navigations
me j’ayjay veu & ouy aultre foys au partuis D’au-
trucheDau-
truche et de maumusson esquelz lieux la mer
se bat l’unelune contre l’autrelautre, de sorte que on l’ouytlouyt
de plus de dix lieues loing.
Iceulx rochers & cavernes es quelles sont de-
tenus iceulx ventz ont plus de dix grandes
lieues de hault, & sont toutes creuses & plei-
nes de cavernes par dessoubz.
Ilz font la dedans ung bruyt & ung tonner-
re si grand et si merveilleux qu’ilquil n’yny a homme
tant soit hardy qui ne tremble a les ouyr.
A ceste cause fistfeiz mettre mon navire de sorte
que nous eusmes le vent en poupe, au moyen
de quoy nous fusmes incontinent eslongnes
desdictes Eolides, & en peu de temps nous arri-
vasmes moyennant l’aydelayde de dieu a port de Salut
au Havre de Grace la ou nous sommes delibe-
rez de faire nostre Festin & banquet.
Si vous plaist de vous y trouver nous vous
donnerons des fruictz & des aultres choses nou-
velles que nous avons aportez, & vous en con
terons plus a plain, & des plus fines dont nous
nous pourrons adviser, Affin que en puissies
faire vostre proffit, & pour la recompense de
vous Benivolles Lecteurs & auditeurs.
Comme apres que Panurge eust fine
ces voyages/ & fut de repoz en sa mai-
son il institua telle maniere de vivre
pour toute la sepmaine a ces gens/ &
selon la viande le jour.
AU Lundi poix au lart.
Au Mardi canes & canartz.
Au merquedi pastes de loches
Au jeudi chapons en broches
Au Vendredi poissons de mer.
Au Samedi tard a diner.
Et au Dimenche boyrons tous ensemble.
Et fist ce compaignon d’icydicy derriere
Maistre d’hosteldhostel de sa cuysine.
Fin des navigations
de Panurge.