[1]
La Republique d'Utopie, Lyon, 1559

Numérisation Google

LA
REPUBLIQUEREPVBLIQVE
D’UTOPIEVTOPIE, PAR THO-
MAS MAUREMAVRE, CHAN-
CELIER D’ANGLE-
TERRE,

OeuvreOeuure grandement utilevtile & profi-
table, demonstrant le parfait
estat d’unevne bien ordon-
nee politique:

Traduite nouvellementnouuellement de Latin
en Françoys.






A LYON,
Par JeanIean Saugrain.
M. D. LIX.

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Centre d'Études Supérieures de la Renaissance
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Première publication : 06/10/2016





[2]

DIZAIN.


Si on voyoit le Poëte renaistre
Qui ha décrit les Champs Elysiens:
Je pense & croy, qu’il voudroit déco-
gnoistre
Ce terme là: & diroit qu’es vers siens
Il avoitauoit mis les champs UtopiensVtopiens:
Je dy cecy: Car quand bien on lira
Les saintes moeurs d’UTOPIEVTOPIE, on dira
C’est paradis au pris du lieu ou sommes.
touchant les gens, on les estimera
Estre espritz saintz, plustost que mor-
telz hommes.





3


ADVERTISSEMENT
DECLARATIF DE
L’OEUVREOEVVRE.
Par M.Maistre B.Barthélemy A.Aneau


COMME les Anciens Poëtes souz
la fabuleuse mythologie ont cou
vert
cou
uert
, & adombré la vraye Philo-
sophie: Ainsi le prudent Chance-
lier d’Angleterre S. THOMAS MAUREMAVRE
souz unevne feinte narrationnarratiō de la nouvellenouuelle isle
d’UTOPIEVTOPIE, ha voulu figurer unevne morale
Republique, & tresparfaite politique: voire
si tresparfaite que jamaisiamais telle ne fut, ne est,
ne paraventureparauenture sera. Car à la maniere que
les gravesgraues Stoїques, ont figuré leur par-
fait Sage, & le treseloquent Ciceron ha for
mé son parfait Orateur: desquelz la descri-
ption est tant souverainesouueraine, que tels Sages, &
telz Orateurs ne furent onques veuz, ne se
voyent à present: ne sont esperez à l’adve-
nir
adue-
nir
: mais telz les ont depeintz qu’il les
conviendroitconuiendroit estre en leur absoluë perfe-
ction, si l’imbecilité humaine y povoitpouoit at-
teindre. A L’image desquelz ceux qui plus
pres adviendrontaduiendront plus excellens en Sapien-
ce, & en art Oratoire estimez ilz serontserōt: Ainsi
le magnifique Thomas Maure tressubtil a 2



4
ouvrierouurier de ingenieusement inventerinuenter, & de
bien dire: souz fiction Chorographique
d’unevne isle nouvellementnouuellement trouveetrouuee, & tresci-
vilement
tresci-
uilement
regie, ha coloré l’Image d’unevne
tresexcellente police de Republique, non
certes telle, qu’elle ait jamaisiamais ainsi esté, ou
soit en nul lieu: mais telle qu’en tous lieux
elle devroitdeuroit estre: Et pource il l’ha nomme,
LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE D’UTOPIEVTOPIE, c’est à
dire de nul lieu: & Monsieur Bude en sa ma
gnifique epistre liminaire de l’loeuvreoeuure, l’lha nom
me

me
UDEPOTIEVDEPOTIE, c’est à dire, qui ne fut
jamaisiamais. Tous deux donnans à entendre que
en nul lieu, & en nul temps ne fut, & n’est
& ne sera unevne telle & si bien formee Repu-
blique: & encores souz telle couleur repre-
nans
repre-
nās
les defaux des Politiques, qui sont à pre
sent toutes pervertiesperuerties & corrompuescorrōpues, en leur
representant au vif le patron de cette Uto-
pique
Vto-
pique
, auquel pour les amender & amelio-
rer, il faudroit conformer, & les imiter
le plus pres qu’il seroit possible. Mais con-
siderant ce prudent Chancelier Anglois, que
telle reprehensionreprehēsion, & exemplaireexēplaire reformation
des gouvernemensgouuernemens, ne seroit agreablement
receuë en plate forme de nue & découver-
te
découuer-
te
demonstration: Affin de la rendre plus
plaisante, plus agreable, & plus acceptable, il



5
il l’ha voulu figurer souz nouvellenouuelle & étran
ge histoire, qu’il feint avoirauoir entendu d’unvn
étrangier peregrinateur, & lointain voya-
geur qu’il nomme RAPHAEL HYTH-
LODAEUS
HYTH-
LODAEVS
: Et cela fait-il si subtilement,
y donnant couleur de verisimilitude histo-
riale: que l’lon diroit proprement estre un
vray recit, entendu par autruy, des lieux,
personnes, & choses, qui sont en nature,
combien que ce n’est qu’unvn contemplatif ar
gument, tresbon & tresraisonnable, inven
inuen
par ce grandgrād personnage Londrois THO-
MAS MAUREMAVRE: comme manifestementmanifestemēt en
donnent indice les noms Grecz convenable-
ment
cōuenable-
ment
imposez aux personnes & aux cho-
ses, car UTOPIEVTOPIE est à dire nul lieu, nom
de Isle phantastique qui en nul lieu ne se
trouvetrouue, ny en la Geographie, ny au monde:
ne la situation d’icelle Isle, comme l’Auteur
mesme, & M.Monsieur Bude, & Pierre Gilles en leurs
epistres Latines le donnent à entendre, di-
sans par maniere de couverturecouuerture, avoirauoir oblié
de demander à HYTHLODAEUSHYTHLODAEVS, en
quelle mer & region, & souz quel Climat
est celle Isle situee. JointIoint qu’il apert celuy
HYTHLODAEUSHYTHLODAEVS estre unvn personnage
feint & introduit expressementexpressemēt souz unvn nom
imposé à plaisir, HYTHLODAEUSHYTHLODAEVS, si- a 3



6
gnifiant en Grec: facteur de non veritables
& plaisans propos: lequel en propre nom
il appelle RAPHAEL, nom d’unvn Ange
spirituel, signifiant que de son propre & bon
esprit, ha esté inventeeinuentee ladite Republique
de nul lieu. Les autres vrays personnages
introduitz assistansassistās au discours de Raphaël,
qui sont ClementClemēt, & Pierre Gilles d’Anvers,
celuy pour qui Erasme ha écrit l’Epithala-
me: sont adjointzadiointz comme témoins, pour
mieux déguiser & rendre plus vray sem-
blable la controuveecontrouuee bonne inventioninuention, en
forme de historiale narration: tendant à
delectable & utilevtile fin de remonstrer par unvn
plaisant discours, les fautes des Republi-
ques presentes, & figurer unvn Archetype par-

fait de vraye Politique, auquel les au-
tres se devrontdeuront conformer, ou
pour le moins le plus pres
que possible sera
en appro-
cher.

DUDV




7


DUDV DISCOURSDISCOVRS FAIT

par RAPHAEL HYTHLODAEUSHYTHLODAEVS,
Sur le tresbon & parfait estat de
Republique, par excellent homme
THOMAS MAUREMAVRE, Citoyen
& Vicomte de Londres, &
Chancelier d’An-
gleterre.

PREMIER LIVRE.


COmme n’agueres le tres
invincibleinuincible Roy d’An-
gleterre Henri huitié-
me de ce nom, autant
decoré & orné de tout ce qui appar-
tient à unvn excellent Prince, qu’il est
possible, eust quelque differentdifferēt avec-
ques
auec-
ques
Charles serenissime Prince de
Castille, pour unvn[sic] affaire qui n’estoit
de petite importance: pour traiter
& appointer d’iceluy, il m’envoyaenuoya
en embassade en Flandres en la com a 4



8 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
pagnie de Cuthbert Tunstal, Cuth-
bert Tun
stal
Tū-
stal
secre
taire du
Roy
d’Angle
terre.
hom-
me incomparable, lequel il avoitauoit
fait n’y avoitauoit long temps son pre-
mier secretaire, à la grande rejouis-
sance
reiouis-
sance
d’unvn chacun: des louanges du-
quel jeie me tairay à present, non pas
que ji’aye crainte que l’amitié ne soit
témoin de bonne foy: mais pource
que sa vertu & doctrine est plus
grande, que mon pouvoirpouuoir n’est de
le savoirsauoir bienbiēn celebrer & divulguerdiuulguer:
d’avantageauantage elle est si cogneuë & cle-
re par tout, qu’il ne m’est besoin de
la plus éclarcir: si jeie ne vueil estre
veu vouloir illustrer (comme on
dit communement) le soleil avecauec
unevne torche.


Ceux à qui ledit Prince de Ca-
stille avoitauoit donné charge de com-
poser ledit negoce, estoyent tous
gens d’excellence, qui vindrent au
devantdeuant de nous à Bruges (car là il estoit



D’UTOPIEVTOPIE. 9
estoit accordé) & entre autres s’y
trouvatrouua le Lieutenant de Bruges,
homme magnifique, estant chef du
party du Prince de Castille: & Geor
ges Tensic, PrevostPreuost de Cassilete,
comme le cueur & la bouche qui de-
voit
de-
uoit
faire la réponce, personnage de
nature & d’art treseloquent, & en
outre grand Legiste, & pour manier
les affaires excellent ouvrierouurier, tant
par son bel esprit, que par coustu-
me, experience & usagevsage.


Or apres que nous fusmes deux
fois trouveztrouuez ensemble, & que nous
ne peusmes accorder de quelques
affaires, ilz prindrent congécōgé de nous
pour quelques joursiours, & s’en allerent
à Bruxelles pour savoirsauoir la resoluë
réponce de leur Prince. Ce pendant
je me transportay à AnversAnuers (pour
quelques affaires) & comme ji’estoy
en ce lieu, Pierre Gilles natif de la- a 5



10 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
dite ville, jeuneieune personnage, de cre-
dit, colloqué en honneste estat en-
tre les siens, (combien qu’il eust en-
cores mieux merité) souventsouuent entre
autres me vint voir, mais jeie ne veiz
onc homme dequoy jeie fusse plus
recreé. Car certes jeie ne say si ce jeu-
ne
ieu-
ne
homme ici est ou plus docte, ou
mieux moriginé, comme celuy qui
est tresbon & tressavanttressauant, courtois
enversenuers tous, & singulierement en-
vers
en-
uers
ses amis, d’unvn cueur enclin,
d’unevne amour, d’unevne fidelité, & d’unevne
affection tant pure, qu’à grand’ pei-
ne trouveroittrouueroit on en tout le monde
unvn ou deux personnages compara-
bles à luy en toutes sortes d’amitié.
En luy est humble modestie, Il n’est
point saint, ains simple & prudent,
unvn parler brief & rond, unvn propos
tant facecieux sans nuire à person-
ne, qu’il me diminua pour la plus grande



D’UTOPIEVTOPIE. 11
grande part, en son amoureuse fre-
quentation & doux entretien, le de-
sir que jiavoyeauoye de revoirreuoir mon paїs,
ma maison, ma femme, & mes en-
fans, dont ji’estoy en grande doute
& soucy, car il y avoitauoit plus de qua-
tre mois que ji’estoy absent.


Or comme quelque jouriour ji’estoy
en l’Eglise de nostre Dame (qui est
unvn fort beau temple, bien honoré &
frequentéfrequēté du peuple) pour illec ouyr
la messe, icelle acomplie preparant
mon retour à mon hostelerie, de cas
d’aventureauenture jiavisayauisay ledit Pierre Gil-
les qui devisoitdeuisoit avecauec quelque amy
étrangier, desjadesia aagé, ha le visage
haslé, longue barbe, & son manteau
pendant de dessus ses épaules assez
nonchalammentnonchalāmēt, qui à son habit & viai
re me sembla estre unvn Marinier. Or
quantquāt Pierre Gilles eut jettéietté l’loeiloeil sus
moy il me vient saluer, & ainsi que jeie



12 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
jeie me disposoy à luy répondre, il me
rompit unvn peu ma parole, disant:
Amy vois-tu ce personnage là (me
monstrantmōstrāt celuy avecauec lequel jeie l’avoyauoy
veu parler) jeie le vouloy mener à ton
logis. Pour l’amour de toy (dis-jeie) il
eust esté tresbien venu: Mais (dit-
il) si tu le cognoissois, pour l’amour
de luy tu luy eusse fait bon recueil.
Certes entre les vivansviuans il n’y ha hon-
me
hō-
me
mortel, qui pour le jourdiourd’huy te
seust autant narrer d’histoires d’hom-
mes
hō-
mes
& terres incognues, comme il
sera: dequoy jeie te cognoy estre fort
desireux d’ouir telles choses. Adonc
je luy dy, JeIe n’avoyauoy donc point mal
devinédeuiné, car des que jeie le vy, jeie le
jugeayiugeay estre quelque viel pilot de
navirenauire: Tu estois bien loin de ton
conte (dit-il:) Bien est il vray que
cestuy ha esté sur la Mer, non com-
me Palinurus, mais comme UlixesVlixes, ou



D’UTOPIEVTOPIE. 3113
ou comme Platon. Il se nommenōme Ra-
phaël, & le surnonsurnō de sa race est Hyth-
lodaeus, personnage non indocte en
la langue Latine, en Grec tressavanttressauāt,
ou il ha plus estudié qu’en Latin,
pource qu’il s’estoit totalementtotalemēt adon-
adō-
à Philosophie: car on ne trouvetrouue
entre les écrits Latins touchant Phi
losophie, chose qui soit d’eficace,
fors quelque chose qu’en ha fait Se-
necque & CiceronCicerō. DoncDōc cestuy Portu
galois delaissa tout ce qu’il luy pou
voit
pou
uoit
apartenir de son patrimoine à
ses freres, & pour la bonne envieenuie
qu’il avoitauoit de voir le monde se ac-
compagna d’Americ Vespuce, & ha
esté tousjourstousiours son compagnon aux
trois derniers de ces quatre Navi-
gages
Naui-
gages
qu’on lit maintenant çà & là,
sinonsinō qu’au dernier il ne revintreuint point
avecauec ledit Americ, lequel il pria tanttāt
& importuna qu’il fut du nombre des



14 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
des vingt & quatre compagnons,
delaissez au castel neuf, construit
es dernieres fins des terres neuvesneuues,
pour y faire demeure. Ainsi il de-
meura avecauec lesditz compagnons, af-
fin qu’on obeist à sa fantasie, lequel
est plus soucieux de sa peregrinationperegrinatiō, Apothe-
mes[sic]
.

que du lieu ou il pourroit estre en-
sevely
en-
seuely
, ayant continuellement en la
bouche ce mot:
Qui pour couvrircouurir ses os n’ha nul tombeautōbeau:
Pour couverturecouuerture il ha le Ciel tanttāt beau.


D’avantageauantage disoit qu’il n’y avoitauoit
point plus long chemin du fond de
la Mer jusquesiusques en Paradis, que du
coupeau de la terre ou autre lieu.
Certes si Dieu ne luy eust bien aidé
sa fantasie luy eust cousté bien cher.


Apres donc qu’il se fut departy
d’avecauec Vespuce: il print de compa-
gnie cinq Castillans ses compagnonscompagnōs,
avecauec lesquelz passa par tout plein de regions:



D’UTOPIEVTOPIE. 15
regions: finalement de merveilleu-
se
merueilleu-
se
fortune fut porté en l’isle de Ta-
probane, puis parvintparuint en Calicquut,
ou il trouvatrouua bien apoint quelques
naviresnauires de Portugalois, qui outre
son esperance le reporterent en son
paїs de Portugal.


Apres que ledit Pierre m’eut dit
ces choses, jeie le remerciay de m’a-
voir
a-
uoir
fait ce bienbiē d’avoirauoir eu cet égard,
que ji’eusse le plaisir d’ouyr les pro-
pos de cet homme, lesquelz il espe-
roit m’estre agreables. Ces choses
faites, jeie me tourne vers Raphaël,
puis apres que nous eusmes salue
l’unvn l’autre, & tenu les devisdeuis qu’on
ha accoustumé de tenir à l’arriveearriuee,
quand on fait la reverencereuerence à
quelque amy, nous transportámestrāsportámes à mon
logis, de là, nous allámes seoir au
jardiniardin sus unvn siege qui estoit fait
d’herbes, & commençámes à devideui- ser



16 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ser: entre autres choses, ledit Ra-
phaël nous conta qu’apres que Ve-
spuce fut party, luy & ses compa-
gnons dequoy ji’ay parlé devantdeuant, qui
estoyent avecauec luy demourez au cha-
stel des fins de terre neuveneuue, parvin-
drent
paruin-
drent
en tout plein de paїs étran-
ges, & comme petit à petit en par-
lant doucement avecauec les gens des-
ditz paїs se donnerent à cognoistre,
de sorte que maintenant sans dan-
ger familierement conversentconuersent avecauec
ledit peuple. D’avantageauantage nous dit
comme ilz entrerent en la grace de
quelque Prince, dont ji’ay oblié le
paїs & le nom, par la liberalité du-
quel, leur estoyentestoyēt ministrez vivresviures,
& toutes autres choses requises à
faire le voyage de luy, & de cinq sienssiēs
compagnons. Quand ilz se met-
toyent
met-
toyēt
sur terre il leur faisoit bailler
chariot, pour les porter, puis quand estoit



D’UTOPIEVTOPIE. 17
estoit besoin de se mettre sur l’eau
ililz usoyentvsoyent de naviresnauires. Outre leur
estoit tousjourstousiours baillé certaine & fi-
dele guide de par ledit prince qui
les conduisoit aux autres princes, &
les recommandoit.


Or apres avoirauoir cheminé plusieurs
joursiours, dit qu’ilz trouverenttrouuerent quel-
ques villes & citez fort peuplees, &
assez bien regies & riglees[sic] souz la
ligne de l’Equinoxe decà & delà, des
deux costez, autant que la voye du
Soleil peut quasi comprendre d’e-
space, ce ne sont que grans desers
bruslez de chaleur continuecōtinue, de tous
costez y ha unvn regard, & unevne appa-
rence
appa-
rēce
de choses tristes, horribles, sans
culture & ordre: le tout habité de
bestes cruelles, serpens, ou hommes,
qui ne sont certes moins cruelz &
dangereux que lesdites bestes.


Puis nous dit ledit Raphaël que b



18 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
quand ilz furent passez lesdits de-
sers, & paїs inhabitez, ilz trouverenttrouuerent
unvn paїs qui petit à petit changeoit,
& s’adoucissoit: l’air en ce lieu estoit
moins ápre, la terre douce & joyeu-
se
ioyeu-
se
de verdeur, les animaux plus hu-
mains. Finalement vindrent à trou-
ver
trou-
uer
peuples, villes & citez, ou se de-
menent marchandises & trafiques,
non seulement entre les voisins, ains
avecauec les nations fort élongnees &
separees, tant par mer que par terre.
Parquoy ilz eurenteurēt liberté & puissan-
ce de visiter maintes terres, tant de-
dans que dehors ledit paїs, & mes-
me nulle navirenauire n’estoit dressee, &
equipee à quelque navigagenauigage que ce
fust, ou luy & ses compaignons ne
fussent receuz de bien bon cueur.


Aux premieres Regions ou ilz en-
trerent, les naviresnauires estoyent faites à
fond de cuvecuue, & avoyentauoyent les voiles tresse



D’UTOPIEVTOPIE. 19
tressees de JonczIoncz, ou de vimes*: en
autres endroitz les voiles estoyent
de cuir. Puis trouverenttrouuerent autres
naviresnauires, dont le fond estoit en agui-
sant, & les voiles de chanvrechanure, tou-
tes semblables à celles de nostre
paїs. Les Pilotes se recognoissoyent
tresbien aux étoiles, & à la mer aus-
si. Mais il contoit, que merveilleu-
sement
merueilleu-
sement
ilz luy savoyentsauoyent grand gré
pour leur avoirauoir monstrémōstré l’usagevsage de la
pierre calaminaire, & du quadrant,
de quoy ilz estoyent ignorans au
paravant
au
parauant
, pourtant quand se met-
toyent en la mer, c’estoit avecauec crain-
te, & ne s’si osoyent exposer fors qua-
si qu’au temps d’Esté, mais mainte-
nant pour la confiance qu’ilz ont
de ceste pierre, ilz ne craignent à
navigernauiger, mesme en HyverHyuer, ne se
soucians du peril, & plus asseurez,
que seurs: tellement qu’il y ha dan- b 2



20 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ger que ceste chose qui estoit esti-
mee par eux leur estre à l’avenirauenir unvn
grandgrād bien, icelle mesme ne leur soit
cause de grans maux par leur impru
dence. D’expliquer tout ce qu’il di-
soit avoirauoir veu en chacun lieu, la cho
se seroit longue, puis ce n’est pas ce
que ji’ay entreprins en ceste oeuvreoeuure,
nous reciterons possible cela à unvn
autre endroit, & singulierement ce
qu’il ne sera utilevtile de ne mettre en
oubly, comme les choses que ledit
Raphaël avoitauoit veuës vers maintz
peuples vivansviuans civilementciuilement, les-
quelles estoyent prudentement &
droitement aministrees & regies.


Nous enquerions curieusement de
toutes ces besognes là, & ledit Ra-
phaël nous en contoit joyeusementioyeusement
& volontairementvolontairemēt. Point ne fut que-
stion de l’interroger des monstres
qui pourroyent estre en icelles re- gions,



D’UTOPIEVTOPIE. 21
gionsgiōs, car il n’est rienriē moins nouveaunouueau,
pour ce qu’on trouveratrouuera presque en
tous lieux des Sciles, des Celenes ra
vissans
ra
uissans
, des Lestrigons mangeurs de
peuples, & telles manieres de cruelz
monstres, mais de citoyens bien mo
riginez, & sagement instruis, on n’en
trouveratrouuera pas par tout. Quand au re-
ste ainsi qu’qu en son recit il toucha de
maintes choses mal menees en ces
terres NeuvesNeuues, aussi recita-il de
maintes besognes, dont on pouvoitpouuoit
prendre exemple idoines pour cor-
riger les abus des villes, nationsnatiōs, paїs
& royaumes de par deça, dequoy jeie
parleray (comme ji’ay dit en unvn autre
lieu) Maintenant mon intention est
seulementseulemēt reciter les choses qu’qu il ra-
contoit de la maniere de vivreviure, bon
regime, & belle police des UtopiensVtopiēs,
combiencōbien que ji’aye fait ce petit pream-
bule devantdeuāt alegué, par lequel jeie suis b 3



22 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
finalement parvenuparuenu à faire mention
de leur republique. Arpes que Ra-
phaël eut tresprudentementtresprudētemēt fait narré
des abus qui se commetoyent cà &
là, en tous lieux beaucoup, & pareil-
lement des choses que nous gardonsgardōs,
& qu’ilz gardent aussi sagement &
discretement, en l’oyant contercōter vous
eussiez dit qu’il eust vescu toute sa
vie en tous les paїs ou il avoitauoit esté
tant savoitsauoit bien les meurs, coustu-
mes, & loix d’unvn chacun. AdoncAdōc Pier-
re s’emerveillantemerueillant de cet homme, dit,
Certes amy Raphaël, jeie m’ébahy que
tu ne te metz avecauec quelque Roy ou
Prince, jeie n’en cognoy aucun de qui
tu ne fusses bien aimé, considerécōsideré que
tu pourrois non seulement par ta
doctrine, & cognoissance de tant de
paїs & nations que tu has veuz, leur
donner passetemps: ains les in-
struire d’exemples, & aider de ton conse



D’UTOPIEVTOPIE. 23
conseil. en ceste maniere tu pour-
voirois
pour-
uoirois
tresbien à tes affaires, & fe-
rois tous tes parens riches. Quant
est de mes affins (dit-il) jeie n’en suis
pas beaucoup émeu, car ji’ay fait
mon devoirdeuoir enversenuers eux assez suffi-
samment, & moy estantestāt encores jeu-
ne
ieu-
ne
, en pleine santé, & dispos, ay de-
party mon bien à mes parens &
amis, ce que font communement
autres personnages, sinon quand ilz
sont vieux, ou malades, qui ne de-
laissent leurs biens, fors que quand ne
les peuventpeuuent plus retenir. Pourtant
mes parens & amis ont occasion de
se contenter de ceste mienne libera-
lité enversenuers eux, & pour l’avenirauenir
qu’ilz ne pensent pas que jeie me
mette en la servitudeseruitude des Princes
& Roys pour leur amasser des biensbiēs.


Voilà de beaux motz (dit Pierre)
Certes mon propos n’est pas que tu b 4



24 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
les servesserues, ains que tu leur aides &
donnes confort, c’est comme jeie l’en-
tens, en quelque sorte que tu pren-
nes la chose, voy-la la voye comme
tu peux profiter à autruy, non seu-
lement en particulier, ains publi-
quement: d’avantageauantage ton estat &
condition en seroit plus heureux, JaIa
ma condition n’en seroit mieux for
tunee (dit Raphaël) par ceste voye,
pour ce que mon cueur y repugne,
& puis jeie vis en liberté & à mon
plaisir, ce que gueres de gros Mil-
lourtz ne font.


C’est assez aux Princes & Roys de
se servirseruir de ceux qui desirent sur
toutes fins parvenirparuenir à grande puis-
sance, & avoirauoir leur amitié, ne pense
pas qu’ilz estiment avoirauoir grande
perte, quand ils feront privezpriuez d’unvn
tel homme que moy ou de mes sem
blables. Lors jeie commençay à dire, il est



D’UTOPIEVTOPIE. 25
il est bien manifeste amy Raphaël,
que tu n’es pas grandement convoi-
teux
conuoi-
teux
de richesses, & haut estat.


Certes jeie ne prise & honore pas
moins unvn homme de ta fantasie que
le plus gros seigneur d’entre eux.
Quand au reste il me semble que tu
ferois chose digne & convenableconuenable à
toy, & à tant noble & vray Phi-
losophique courage, si tu te dispo-
sois à apliquer ton engin & indu-
strie à la republique, combien qu’en
ta personne tu y endurasses & sou-
frisses quelque incomodité & re-
pugnance
re-
pugnāce
, laquelle chose tu ne pour-
rois faire avecauec plus grand fruit, que
de te condescendre à estre Conseil-
lier de quelque grand Prince, ce que
jeie cognoy que tu serois bien, & luy
persuader choses honnestes & droi-
turieres. Veritablement la source de
tous bien & maux redonde du b 5



26 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
Prince au peuple, ainsi que d’unevne
fontaine continue & perdurable.


En toy repose & gist doctrine tant
parfaite & accomplie, & si grande
cognoissance des choses, que sans
grand usagevsage & enseignement tu
pourrois faire l’office d’unvn excellentexcellēt
Senateur Royal. Tu faux en deux
manieres (dit-il) amy Morus: pre-
mierement en moy, puis en la cho-
se mesme, car jeie n’ay pas la puissan-
ce que tu me donnes, & si elle estoit
en moy (combien que jeie ne sauroy
en rien avancerauancer le bien public) ji’a-
porteroy ennuy & facherie à mon
estude, & tranquilité de pensee. Ne
cognois tu pas que les Princes pres-
que tous, plus volontairement s’oc-
cupent aux exercices belliques (ou
jeie n’entens rien, & ne desire y rien
cognoistre) qu’aux bons ars de paix,
& travaillenttrauaillent beaucoup plus, de conq



D’UTOPIEVTOPIE. 27
conquester par voyes licites & illi-
cites, nouveauxnouueaux royaumes, que de
bien regir ceux qu’ilz possedent?


D’avantageauantage les Conseilliers qui
sont au tour des Princes, sont si sa-
ges, qu’ilz n’ont que faire de gens
sages: ou ilz pensent tant estre sa-
ges, qu’il leur deplaist d’aprouveraprouuer
le conseil d’autruy: fors de ceux
là aux dits desquelz (combien qu’ilz
soyent sans raison) ilz s’acordent,
& blandissent, pensans que par
leur flaterie, que ceux-cy s’efforce-
royent les mettre en la grace du
Prince, puis chacun ha quasi ce vice
de nature, qu’il aime & estime son
inventioninuention. Le corbeau est si amou-
reux de ses petis, qu’il pense n’estre
au monde plus beaux oiseaux, le sin
ge en fait de mesme, si quelqu’unvn
en la compagnie de telz gens, ou de gens



28 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
gens envieuxenuieux, ou arrogans, allegue
quelque chose, qu’il ha leu avoirauoir esté
fait en autre temps, ou qu’il ha veu
en autres regions & lieux, ceux qui
écoutent cela, font ne plus ne moins
que si l’opinion de leur sagesse se
perdist, & comme s’on les estimoit
estre folz, s’il ne sont sufisans pour
trouvertrouuer quelque chose pour blá-
mer l’inventioninuention d’autruy. Si ces cho
ses leur defaillent ilz viennent à ce
point, & disent, Noz majeursmaieurs anciensanciēs
ont fait ainsi, & telles choses leur
ont esté agreables. Pleust à Dieu que
nous fussions aussi sages comme ililz
ont esté. Donques apres avoirauoir dit ce
propos, comme si ce fust unevne conclu
sion se taisent: voulansvoulās quasi dire que
c’est grand dangier, si aucun est trou
trou
plus prudent que noz anciens.


S’ilz ont consulté d’unvn affaire di- screte



D’UTOPIEVTOPIE. 29
scretement & diligemment, tresvo-
lontairement
tresuo-
lontairement
nous permetons que
la chose soit en valeur & prix, au
contraire s’ilz ont passé par unevne
chose, laquelle on eust peu faire
plus prudemment, qu’ilz n’ont
fait, ce neanmoins nous ne voulons
passer plus outre & retenons ceste
occasion étroitement, comme si ce
ne fust mal fait de faire mieux.


Donques jeie me suis trouvétrouué souventsouuēt
entre aucuns personnages qui a-
voyent
a-
uoyent
ces foles opinions là, & ju-
gemens
iu-
gemens
orgueilleux, sans raison, &
facheux, & principalement unevne fois
en Angleterre.


JeIe te suplie (dy-je) raconte moy, si
tu has esté autre fois en nostre paїs?
ouy dit-il ji’y ay hanté quelque
temps, bien tost apres que les An-
glois occidentaux qui avoyentauoyent meu
guerre civileciuile contre leur Roy, fu- rent



30 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
rent refrenez, à leur grande per-
te, & pitoyable occision.


Ce pendant Iean Morton Ar-
chevesque
Ar-
cheuesque
de Cantorbie, Cardinal
& Chancelier d’Angleterre me fit
beaucoup de plaisir, & d’honne-
steté dont jeie me tiens encores gran-
dement tenu à luy. C’estoit unvn per-
sonnage (amy Pierre, jeie ne diray
rien que Morus ne cognoisse) de
grande authorité, prudent & ver-
tueux, il estoit de moyenne stature,
& combien qu’il fust desjadesia bien
vieil, si se maintenoit il tresbien, sa
face estoit reverentereuerente, non redouta-
ble, il n’estoit d’accez difficile: mais
gravegraue & constant, son plaisir estoit
aucunefois de parler plus ápre-
ment que de coustume, à ceux qui
se presentoyent devantdeuant luy aux re-
questes, ce qu’il ne faisoit par fier-
té & felonnie, ains pour experimen- ter



D’UTOPIEVTOPIE. 31
ter la promptitude & alaigreté de
cueur & d’esprit qu’unvn chacun pou-
voit
pou-
uoit
avoirauoir, dequoy il se recreoit,
comme d’unevne vertu, qui luy estoit
naturelle, voisine, & proche, pour-
veu
pour-
ueu
que le supliant ne fust exhonté.
Certes il honoroit & prisoit ceste
perfection de promptitude, comme
chose idoine à gouverneursgouuerneurs & ami-
nistrateurs de republique, sa parole
estoit bien acoutree & d’eficace, il
estoit grandgrād legiste, il avoitauoit unvn esprit
incomparableincōparable, la memoire si excellenteexcellēte
que c’estoit chose d’amirationamiratiō. L’excellentexcellēt
naturel qui estoit en luy, en exerceant
& aprenantaprenāt luy avoitauoit produit telles gra
ces. Lors que ji’y estoy, il sembloit que
le roy, & mesme toute la republique
se confiastcōfiast & apuyast au conseilcōseil d’ice-
luy. En sa grandegrāde jeunesseieunesse soudain de
l’ecole fut jettéietté à la cour, ou toute
sa vie vacqua à grosses charges, & en ce



32 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
en ce lieu, peut avoirauoir certaine expe-
rience des varietez de fortune, qui
le tempesta assiduement, pourquoy
il aprint unevne prudence mondaine,
avecauec plusieurs grans perilz, laquel
le par telz moyensmoyēs aprinse & receuë,
facilement ne se pert pas. Comme
d’aventureauenture ji’estoy quelque jouriour à sa
table, unvn certain personnage lay, sa-
vant
sa-
uant
en voz loix y assistoit, jeie ne say
pas ou il avoitauoit trouvétrouué occasion de
parler, mais il commença à louër di
ligemment l’ápre justiceiustice qu’on fai-
soit illec des larrons, en racontant
qu’en d’aucuns endroitz pour unevne
fois on en avoitauoit pendu vingt à unvn
gibet, Des loix
peu equi
tables.
& pourtant disoit qu’il s’e-
merveilloit
é-
merueilloit
d’avantageauantage qu’il en
estoit tant par tout, & dont leur ve-
noit ce malheur, veu que peu écha-
poyent de ce suplice. Adonc jeie
voy dire (certes jeie fu assez hardi de parler



D’UTOPIEVTOPIE. 33
parler franchement & librement en
la table de ce Cardinal) Ne t’ébahy
point Seigneur, car ceste punition
de larrons n’est utile justeiuste ne raisonna-
ble, & ne profite en rien à la Repu-
blique. Elle est trop cruelle pour
venger le larcin, & n’est sufisante à
le refraindre. Veritablement unvn sim
ple larcin n’est point si grand crime,
qu’on en deust perdre la vie, & la
peine n’est point si griévegriéue qu’elle
puisse garder les larrons de déro-
ber, consideré qu’ilz n’ont point
d’autre mestier pour vivreviure: pour-
tant en cet affaire non vous seule-
ment, mais la plus grande part du
monde estes veuz ensuivirensuiuir les mau-
vais
mau-
uais
maistres d’escole, qui batent
plus volontiersvolōtiers leurs disciples, qu’ilz
ne les enseignent. On establit puni-
tions griévesgriéues & terribles à unvn lar-
ron, & on devroitdeuroit plustost pour- c



34 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
voiruoir Comme
on doit
mettre
ordre
qu’il ne
soit pointpoīt
tant de
larrons.
d’honneste maniere de vivreviure,
affin que les larronslarrōs n’eussent si grandegrāde
necessité & occasion de dérober, &
d’èstre[sic] penduzpēduz. On y ha (dit-il) assez
pourveupourueu, pourquoy sont faitz les
mestiers & le labourage? on peut
gagner sa vie à celà & la sauversauuer, si
on ne veut tout de gré estre méchantméchāt.


Tu n’échaperas de moy ainsi.
Premierement laissons ceux qui sou
vent
sou
uent
reviennentreuiennent en leur maison na-
vrez
na-
urez
& mutilez des guerres civilesciuiles,
ou d’estrange conflit, comme il est
advenuaduenu depuis peu de temps du re-
tour de la bataille de Cornouaille,
qui ha esté faite en vostre paїs, & pa-
reillement de celle qui ha esté me-
nee contre les François n’y ha gue-
res. Ceux cy ont exposé leur
corps pour leur Prince & la Re-
publique, & foiblesse ne leur souf-
fre d’exercer les mestiers devantdeuant alleg



D’UTOPIEVTOPIE. 35
alleguez, & l’aage aussi ne permet
qu’ilz en aprennent de nouveauxnouueaux.
Delaissons par semblable ceux qui
reviennentreuiennent de la guerre quand tré-
ves
tré-
ues
sont donnees. Contemplons les
choses qui adviennentaduiennent quotidien-
nement. Il est si grand nombre de
gentilz-hommes, qui tous seulz ne
viventviuent oisifz, ains entretiennent
grosse tourbe de valetz ocieux, qui
n’aprindrent jamaisiamais aucun mestier
pour vivreviure. Or lesditz gentilz-hom-
mes sont semblables aux bourdons
& grosses mouches, qui viennentviennēt aux
ruches des mouches à miel, & vi-
vent
vi-
uent
des labeurs d’autruy, & s’ilz
ont quelques fermiers, ilz les man-
gent jusquesiusques aux nerfz, & haussent
outre raison leurs fermes & terres,
pour augmenter leur revenureuenu.


Quand à ce point ilz sont assez
épargnans & praticiens, mais en c 2



36 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
autres affaires ilz sont si prodi-
gues, qu’ilz tombent quasi en men-
dicité. Doncques s’il advientaduient que
quelque gentil-homme meure, ou
que les valets dudit gentil-homme
soyent malades, soudain sont pous-
sez dehors, pource que plus volon-
tiers ilz nourrissent gens oysifz,
que les malades, d’avantageauantage l’l he-
ritier du mourant n’ha souventsouuent
dequoy entretenir le train que son
pere tenoit, ce pendant, il faut que
lesditz serviteursseruiteurs meurent de faim,
s’ilz ne veulent estre larrons: car
que pourroyent ilz faire? Certes
apres qu’ilz ont estez unvn peu vaga-
bons, & que leurs habillements &
leur santé est empiree & useevsee, dé-
figurez par maladie, chifzchiffuz & loque-
teux, à ceste heure là les gentilzgētilz hom-
mes ne s’en voudroyent servirseruir, ny
les laboureurs, pource qu’ilz co- gnois



D’UTOPIEVTOPIE. 37
gnoissent ceux qui ont esté nourriz
delicatement & en oisivetéoisiueté, & qui
ont accoustumé d’avoirauoir l’espee au
costé & le bouclier en la main, vou-
droyent tenir tout le vilage en su-
jection
su-
iection
, souz l’ombre d’unevne barbe,
quelque habit chicqueté, ou cha
peau emplumé, mesme contemne-
royent unvn chacun, outre ne seroyentseroyēt
pas pour servirseruir fidelement quel-
que povrepoure rustique, avecauec petis dé-
pens, petis gages, puis n’ont aprins
à manier la besche & la houë.


Ledit Legiste repliqua en ceste
forte, veritablement il est de ne-
cessité de nourrir telle maniere de
gens, pource qu’en iceux s’il est que-
stion de guerroyer, consiste la puis-
sance & source d’unvn exercice, car
ilz sont de cueur plus haut & no-
ble que gens de mestier & labou-
reurs: vrayement (dis-je) pour unevne c 3



38 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
mesme besogne: il est donc licite
(cest asavoirasauoir pour le fait de la guer-
re) de nourrir des larrons, dequoy
ne serez jamaisiamais destituez, ce pen-
dant qu’aurez telle generation: donc-
ques
dōc-
ques
larrons sont vaillans gendar-
mes, & gendarmes sont vaillans
larrons, voila comme ses deux
mestiers là sont confirmez, ce vice
icy est frequent en vostre paїs d’An-
gleterre, non pas propre, car en
toutes nations on s’en demente. UnVn
autre mal encores pire, gaste & in-
fecte les Gaules, tout le paїs mesme
en temps de paix (si on la doit apel-
ler paix) est assiegé & remply de Quel
dommagedōmage
c’est que
d’avoirauoir
tous-
jours
tous-
iours
garnisonsgarnisōs
de gendar
mes
gēdar
mes
en
unvn paїs.

gendarmes soudoyez, induit d’icel-
le mesme persuasion, laquelle vous
estes d’opinion icy de nourrir & en-
tretenir des serviteursseruiteurs oisifz, c’est
le jugementiugement des folz qui pensent
estre sages, que le salut & prote- ction



D’UTOPIEVTOPIE. 39
ction de la Republique Françoise
consiste en celà, c’estasavoirsauoir si on ha
tousjourstousiours bonnes garnisons prestes,
& singulierement de routiers. Les
François n’ont point grande confi-
ance à gens non experimentez aux
armes, pourtant sont ilz tousjourstousiours
restorez de gensgēs gaigez, qui n’ont au
cun mestier que la guerre, affin
qu’ilz n’ayent sans loyer soudars
ignorans de couper gorges, & oc-
cir, & pareillement de peur (com-
me dit Saluste en se gaudissant) que
leur main & courage ne s’anon-
chalisse par oisivetéoisiueté: Mais combien
la chose est dommageable & per-
nicieuse, de nourrir telles bestes,
France l’ha bien apris à ses dé-
pens. Les exemples des Rommains,
Carthaginois, & Syriens, & plu-
sieurs autres nations declarentdeclarēt assez,
comme telle mégnie aucunefois c 4



40 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
s’est amassee, & ha destruit non seu-
lement leur Empire, ains aussi leurs
territoires & villes. La chose ne me
semble grandement necessaire de
soudoyer gendarmes aussi bien en
temps de paix que de guerre, & tel-
les gens ne sont trouveztrouuez plus vail-
lans que les autres, qu’il soit ainsi,
on en ha veu clerementcleremēt l’experience,
maintefois on ha dressé & amassé
soudain en temps de necessité com-
pagnies de gens rustiques, & de
mestier en vostre paїs d’Angleter-
re, pour soustenir le choc des gen-
darmes François, qui sont de leur
tendre jeunesseieunesse tresexercitez es
guerres, mais ilz n’avoyentauoyent matie-
re de se glorifier d’estre departis
les maistres. JeIe n’en parleray plus
outre, de crainte que jeie ne soye veu
vous flater en voz presences. Cer-
tes les gens de mestier de voz villes, &



D’UTOPIEVTOPIE. 41
& voz laboureurs & hommes agre-
stes ne craindroyent pas beaucoup
les pages & valetz oisifz des no-
bles, si ce n’estoyent povrespoures impo-
tens, ou caimans & mendians, il y
ha grand danger aussi que ceux qui
sont fors & puissans (certes les gen-
tilz hommes sont cause de gaster
beaucoup de compagnons d’élite)
ne deviennentdeuiennent laches par oisivetéoisiueté,
& qu’ilz ne se r’amolissent par exer
cices presque feminins, & que ceux
là mesme instruitz à bons mestiers
pour gagner leur vie, & exercitez
aux labeurs viriles, ne s’éfeminent.
A la verité comment que la chose
en aille, cela ne me semble estre uti-
le
vti-
le
à la Republique pour tout eve-
nement
eue-
nement
de guerre, laquelle vous
n’avezauez jamaisiamais, sinon quand vous
voulez: de nourrir unevne infinie trou-
pe de gens de neant qui troublent c 5



42 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
la paix, à laquelle on doit avoirauoir plus
grand égard que à la guerre. Ceste
induction & contrainte de dérober
n’est seule, il y en ha unevne autre qui
est speciale en vostre paїs. Qui est
elle (dit le Cardinal?) voz ouailles
(dis-je) qui souloyent estre tant be-
nignes, & se contenter de peu, main
tenant (ainsi qu’on dit) sont tant
gourmandes & felonnes, qu’elles
devorentdeuorent mesme les hommes &
gastent les champs, les maisons, &
les villes.


Certes à chacune partie du Ro-
yaume ou la laine est la plus fine &
déliee, & pour ceste cause plus pre-
cieuse de ce lieu, les gentilz-hommesgentilz-hōmes
& nobles, aussi quelque nombre
d’Abez, qui s’estiment gens de bien,
ne se contententcontētent point du revenureuenu &
des fruitz annuels qui souloyent
croistre à leurs majeursmaieurs de leurs ter res,



D’UTOPIEVTOPIE. 43
res, aussi ne leur suffit qu’ilz viventviuent
grassement sans rien faire, & qu’ilz
n’aportentaportēt au bien public aucune uti-
lité
vti-
lité
, mais nuisent, car ilz ne laissent
aucunes terres pour estre labou-
rees, ilz cloent tout en pasturages,
demolissent les maisons, rompentrōpent les
villes & bourgades, ne laissans seule
ment
seule
mēt
que les églises pour estable aux
ouailles, & ces personnagespersōnages icy qu’on
estime gens de vertu, mettent en de-
sert, garennes, parcz, viviersviuiers, toutes
habitations, & pareillement tous
champs labourez, quasi comme s’ilz
estoyent veuz ne gaster queres de
paїs chez vous. Parquoy avientauient que
certains laboureurs circonvenuzcircōuenuz par
tromperiestrōperies, ou opprimez par violenceviolēce,
ou lassez d’injuresiniures, sont dépouillez
& denuez de leurs terres, ou sont
contrains de les vendre, affin qu’unvn
avaricieuxauaricieux, qui n’ha jamaisiamais suffisan- ce,



44 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ce, & qui est unevne peste en unvn paїs,
augmente son territoire, & en unvn
circuit il enclost quelque milliers
d’arpens de terre, doncques en quel
que sorte que se departentdepartēt les povrespoures
miserables, hommes, femmes, gens
mariez, vévesvéues, orphelins, peres &
meres avecauec leurs petis enfans, &
leur famille plus peuplee que riche,
(car en unevne maison de laboureur il
est requis avoirauoir grand nombre de
valetz & chambrieres) il faut qu’ilz
vendent toutes leurs utensilesvtensiles, qui
ne sont pas de grand argentargēt, & qu’ilz
les donnent pour moins beaucoup
qu’elles ne valent, encor c’est asa-
voir
asa-
uoir
s’il y ha aucun qui les vueille
acheter. Ainsi ilz partent de leurs
maisons acoustumees & cognues,
ne sachans ou ilz se doiventdoiuent he-
berger & retirer, & quand ilz ont
vagué quelque peu de temps & mangé



D’UTOPIEVTOPIE. 45
mangé leur argent, que reste il plus
sinon qu’ilz soyent larrons, & fina-
lement pendus à justeiuste droit, com-
me vous dites? ou qu’ilz courent le
paїs, & mendient? ce neantmoins
quand on les trouvetrouue ainsi vagans,
on les emprisonne, pource qu’ilz
sont ocieux, & besogneroyent vo-
lontiers, s’ilz trouvoyenttrouuoyent à beso-
gner, mais ame ne les appelle. Ilz
ont acoustumé à travaillertrauailler aux
champs: mais il n’est plus besoin
d’y mettre les mains, pource que
tout est mis en pasture. C’est assez
d’unvn bergier & d’unvn bouvierbouuier, qui
pasturent ses bestes en unevne terre, ou
il y souloit avoirauoir plusieurs labou-
reurs qui la rendoyent suffisante à
estre semee, & la mettoyent en
beau labeur. PourtantPourtāt advientaduient qu’en
plusieurs lieux y ha plus grande
cherté de vivresviures. Le pris aussi des laines



46 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
laines est tant creu & hausé, que les
petis compagnons qui souloyent fai
re des draps chez vous, n’en peu-
vent
peu-
uent
aprocher: pour ceste cause plu-
sieurs sont contrains de laisser oeu-
vre
oeu-
ure
, & estre oisifs. Certes apres que
les pasturages ont estez ainsi dila-
tez & accreuz, la claveleeclauelee ha fait
mourir unevne infinité d’ouailles, &
comme si Dieu eust voulu punir la
couvoitisecouuoitise de ces avaricieuxauaricieux susditz,
il ha envoyéenuoyé unevne peste audites, be-
stes à laine, laquelle fust plus juste-
ment
iuste-
ment
tombee sur les testes desditz
avaricieuxauaricieux. Et bien que le nombre
des ouailles croisse, ce neantmoins
les laines ne diminuent de pris,
bien est il vray qu’unvn homme seul
ne vend lesdites ouailles, parquoy
la vendition ne se nomme Mono-
pole, mais Oligopole, qui est à di-
re en Grec vendition de peu de gens,



D’UTOPIEVTOPIE. 47
gens, & ceux mesme sont riches,
lesquelz n’ont necessité de vendre,
sinon quand il leur plaist: & ne leur
plaist, vendre leur marchandise,
devantdeuant que le pris y soit tel qu’il
leur plaist. Ceste mesme raison est
cause que les autres bestes soyentsoyēt aus
si cheres, & encores plus, car apres
qu’on ha rompurōpu tout plein de fermes,
censes & maisons aux champs, &
qu’on ha diminué les terres labou-
rables, il n’y ha plus personne qui
éleveéleue & nourisse de jeunesieunes bestes,
comme Agneaux, Cochons, Veaux,
poulains, AsnonsAsnōs, & autres. Ces riches
hurons dequoy ji’ay parlé ainsi, ne
nourrissent pointpoīt d’Agneaux, aussi ne
font ilz d’autres jeunesieunes bestes, ains
ilz achetent des bestes maigres ail-
leurs, dequoy ilz ont grand marché,
puis apres qu’ilz les ont engressees
en leurs pastiz, les revendentreuendent gros-
se somme d’argent. Ce n’est pas en- cores,



48 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
cores tout, en cela ne gist encores
tout le dommage que le paїs y peut
avoirauoir. Car en ce lieu là ou ilz les re-
vendent
re-
uēdent
, ilz les font d’avantageauantage plus
cheres. Quand au reste, es paїs ou
on éleveéleue jeunesieunes bestiaux, & quand
tost apres qu’ilz sont nez on les
transportetrāsporte en autres endroitz, finale-
ment l’abondanceabondāce en ce lieu diminue
petit à petit, parquoy il est de ne-
cessité qu’en cedit territoire y ait
disette & defaute desdites bestes.
Ainsi l’insatiable couvoitisecouuoitise de peu
de personnages avaricieuxauaricieux, rend
vostre Isle souffreteuse de la chose
dequoy elle estoit veuë estre fertile
& abondante.


Certes ceste cherté là est cause
qu’unvn chacun autant qu’il peut de-
jette
de-
iette
de sa famille hors, & envoyeenuoye
valetz & chambriereschābrieres mendier ou dé-
rober, ce que plus facilementfacilemēt feront gens



D’UTOPIEVTOPIE. 49
gens de cueur, car ilz ont honte de
demander l’aumosne. Que diray-je
d’avantageauantage? c’est qu’à ceste povretépoureté
& disete on y ajousteaiouste encores unvn au
tre mal, c’est superfluité déraisonna-
ble. Les serviteursseruiteurs des gentilz hom-
mes, gens de mestier, & rustiques
quasi, & tous étas sont superfluz en
habitz, & en boire & manger.


Outre ce on tolere bordeaux, ta-
vernes
ta-
uernes
, ou on vend vin & cervoiseceruoise,
puis tant de jeuxieux nuisibles, comme
jeuxieux hasardeux, les cartes, les dez, le
tablier, la paume, la bille & autres
semblables. Ces choses là, quand
l’argent est failly, n’envoyentenuoyent elles
pas leurs ministres droit comme unvn
cierge en aucun lieu dérober, & bri-
gander? DejetezDeietez ces dommageuses
pestes de vostre royaume, ordon-
nez que ceux qui ont demoly les
villages & bourgades les reedifient, d



50 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ou qui cedent les lieux à ceux qui
les voudront reparer, & qui y vou-
dront edifier. Refrenez les achatz
& conventionsconuentions des riches, & leur
ostez la licence d’exercer vendi-
tions particulieres, Faites que peu
viventviuent oisifz. Le labourage soit
restauré, la draperie restituee, qu’unvn
chacun s’empesche à honnestement
besogner, à fin que tant de gens o-
cieux s’exercent à l’utilitévtilité de tous,
& principalement ceux que povretépoureté
ha fait larrons, & aussi ceux qui
sont maintenant vagabondz, & oi-
seux, qui deviendrontdeuiendront larrons si on
n’y met police. Si vous ne donnez
ordre à ces maux, c’est temps perdu
de vous vanter qu’on ha fait bonne
justiceiustice des larcins, qui est certes unevne
punition plus belle, que justeiuste & uti-
le
vti-
le
, quand vous tolerez & permetez
regner les vices, les moeurs petit à petit



D’UTOPIEVTOPIE. 51
petit estre corrompuz des la tendre-
tēdre-
de jeunesseieunesse: & puis quand les en-
fans qui en leur premier aage domi-
noyent toute bonne esperance de
leur future probité, en leurs ans vi-
riles commettent quelque crime de
reproche & infamie, & à ceste heure
là vous les punissez, que faites vous
autre chose, sinon, des larronslarrōs? & puis
vous les punissez. Ainsi que jeie pro-
posoy ces choses, ce pendant Il expri-
me la ma
niere a-
coustu-
mee d’unvn
Cardinal
d’Angle-
terre, de
faire tai-
re unvn per-
sonnage
s’il parle
plus qu’il
n’apar-
tient.
ce le-
giste preparoit à me faire response,
& avoitauoit deliberé d’uservser de la manie
re acoustumee d’aucuns disputans
qui repetent plus diligemment les
paroles des proposans qu’ilz ne re
spondent, aussi sont ilz d’avisauis que
tout l’honneurhōneur consiste en la memoi-
re du repetantrepetāt. Certes tu has tresbientresbiē
parlé (dit-il) veu que tu es étrangierétrāgier, &
que tu has peu ouyr plus tost de
ces choses là, que d’en cognoistre au cer d 2



52 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
tain, ce que jeie donneray à enten-
dre clairement en peu de paroles.


Et premierement jeie reciteray par
ordre ce que tu has dit: puis jeie mon-
streray en quoi l’ignorance des cho
ses de nostre paїs t’ha deceu.


Finalement jeie soudray toutes les
raisons, Donques jeie commenceray
au premier point que ji’ay promis.


Il me semble que tu has touché
quatre choses. Tay-toy (dit le Cardi-
nal) veu que tu commences ainsi, jeie
suis d’opinion, que ta response se-
roit bien longue: pourtant nous te
delivreronsdeliurerons presentement du soucy
& facherie que tu aurois de respon-
dre, & reserveronsreseruerons cela au plus tost
que vous en retournerez, qui sera
demain: si tu n’es empeché, toy ou
Raphaël. Et ce pendantpēdāt, amy Raphaël,
ji’orroy volontiersvolōtiers pourquoy tu pen-
ses qu’on ne doit punir de mort unvn larc



D’UTOPIEVTOPIE. 53
larcin, & quel autre suplice tu or-
donnerois, qui fust à l’utilitévtilité du
bien public, es tu d’opinion qu’on
deust tolerer ce vice? Or si on fait
mourir les larrons, & neantmoins
on ne laisse à dérober, si on les as-
seure de la vie, quelle crainte pour
l’avenirauenir pourra époventerépouenter les mal-
faiteurs, qui par l’adoucissement de
la peine interpreteront qu’ilz sont
semons à malfaire? quasi comme si
on leur en vouloit donner loyer.


Il me semble (dy-je) pere tresbe-
nin qu’il est injusteiniuste totalement d’o-
ster la vie à unvn homme, pour avoirauoir
osté unvn bien temporel. Pour ce
que jeie ne pense pas qu’il y ayt bien
mondain en terre qui doivedoiue estre
comparé à la vie humaine. Et si on
dit pour couverturecouuerture, que ce n’est pas
pour argentargēt, ou autre sustance qu’on
fait mourir unvn hommehōme, ains est pour d 3



54 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
avoirauoir blessé justiceiustice, & violé les loix.
Pourquoy à bon droit ne pourra
l’on dire que souverainsouuerain droit est
souverainesouueraine injureiniure? Car les comman
demens des loix ne sont louables,
s’ilz sont tant mauvaismauuais & rigoureux
que si en choses legieres quelqu’unvn
n’obtempere, incontinent soit dé-
gainé le glaiveglaiue pour le punir de
mort. Et les decretz sont tant stoi-
ques, qu’on estime tous pechez é-
gaux, comme de jugeriuger n’ny avoirauoir dif-
ference entre tuer unvn homme, & luy
dérober son bien. Entre lesquelles
choses (si justiceiustice ha lieu) on trouveratrouuera
qu’il n’y ha rien semblable ny pro-
che. Nostre Seigneur Dieu nous ha
defendu de faire mourir aucun, &
nous le tuons tant facilement pour
avoirauoir dérobé quelque peu d’argent,
ou autre chose semblable. Et si au-
cun interprete, que par ce comman- deme



D’UTOPIEVTOPIE. 55
dement divindiuin la puissance de tuer
est interdite, sinon en tant que la
loy humaine le declaire devoirdeuoir
estre occis, quel empechement y au-
ra-il que les hommes en ceste ma-
niere ne constituent entre eux, &
limiter jusquesiusques à quel point il fau-
dra commettre unevne defloration, unvn
adultere, unvn parjurementpariurement. Com-
me ainsi soit que nostre Seigneur
Dieu ait osté le droit de non seule-
ment tuer autruy, ains aussi soy mes
me, si le consentement des hommes
s’acordans entre eux par certaines
ordonnancesordōnances ne tuer l’unvn l’autre doit
estre de si grand valeur, qu’il exem-
pte ses fatalites de l’obligationobligatiō de ce
commandementcōmandement, qui sans aucun exem
ple de Dieu tueront ceux qui[sic] l’hu-
maine loy aura commandé d’occir,
donquesdōques en ceste sorte le cōmandementcōmādemēt
de Dieu n’aura non plus de droit d 4



56 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
que les loix humaines y en perme-
tront. Par cela ce fera qu’en ceste
maniere les hommes feront statutz
quand, combien, & jusquesiusques ou en
toutes choses il conviendraconuiendra garder
les commandemens de Dieu. Finale
ment combien que la loy de Moyse
fust rigoureuse & ápre, comme cel-
le qui estoit établie pour les serfz &
pertinaspartinax, nonobstant ne punissoit
de mort les criminelz attains de
larcin, mais bienbiē de peine pecuniaire.


Ne pensons pas que Dieu en la
nouvellenouuelle loy de Clemence, par la-
quelle le pere ha commandé à ses
filz, nous ait permis plus grande li-
cence d’exercer cruauté les unsvns en-
vers
en-
uers
les autres, qu’en l’ancien testa-
ment. Voila pourquoy jeie suis d’avisauis
qu’il n’est licite de faire mourir unvn
larron. Nul n’ignore que ce ne soit
chose déraisonnable & pernicieuse à la



D’UTOPIEVTOPIE. 57
à la republique de punir également
unvn larron, & unvn meutrier. Certes
quand unvn larronlarrō regarde qu’il n’y ha
point moins de peril d’estre attaint
de larcin, que d’estre conuaincucōuaincu d’ho-
micide cela l’incite de tuer celuy
qu’il pretendoit seulement voler &
dérober, veu qu’il n’y ha point plus
de danger, mais qu’il ne fust trouvétrouué
sus le fait. Il y ha plus de seureté à
faire unvn meurtre, & plus grandegrāde espe-
rance
espe-
rāce
de le celer qu’unvn larcin, moyen-
nant qu’il n’y ait témoin.


Donques quand nous efforçons
de donner trop grande terreur aux
larrons, nous les incitons à perdre
& gaster les gens de bien. Or si on
me demande, Quelle punition se-
roit plus commodecōmode? elle n’est pas dif-
ficile à trouvertrouuer. Car pourquoy dou-
terons
dou-
terōs
nous que à chatier les crimes,
ceste voye ne soit utilevtile: laquelle d 5



58 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
nous savonssauons avoirauoir tant, & si long
temps esté aprouveeaprouuee des Rommains
tresexpres en l’aministration de re
publique. Ceux qui estoyent con-
vaincus
con-
uaincus
d’enormes crimes, ilz les
condamnoyent à estre perpetuelle-
ment
perpetuelle-
mēt
detenus, & contrains es carrie-
res à tirer la pierre, & fouir en ter-
re pour trouvertrouuer les mines des me-
taux. Combien que touchant cet af-
faire, jeie ne trouvetrouue coustume ne ma-
niere de faire de nation aucune que
jiaprouveaprouve plus, que celle que jeie vy,
ce pendant que jeie faisoy mon voya-
ge de Perse, La repu-
blique
des Poly
lerites
en Perse.
en ce mesme paїs es peu-
ples nommez Polylerites: nation
non petite, ne mal regie & instrui-
te, vivantviuant en liberté, fors qu’elle fait
quelque tribut tous les ans au Roy
des Persans.


QuandQuād au reste, pour ce qu’ilz sont
loing de la mer, & environnezenuironnez de mon



D’UTOPIEVTOPIE. 59
montaignes, se contentanscōtentans de fruitz
de leur terre, qui est bonne & fer-
tile, ne hantent pas souventsouuent les au-
tres peuples, & ne sont frequentez,
aussi, mesme de leur coustume an-
cienne, ne sont curieux d’acroistre
leurs limites, & ce qu’ilz ont le
gardent soigneusement de l’extor-
tion d’autruy, & defendent si bien
leurs montagnes, qu’on ne peut en-
trer sus eux. Par ce tribut & pen-
sion qu’ilz font au susdit Roy de
Perse, ilz sont exempts de soudoyer
gensdarmes à la guerre, & eux mes-
mes aussi d’y aller. Ainsi viventviuent ilz
plus heureux, que beaucoup renom-
mez: car à grandegrāde peine quasi on scet
commecōme ilz ont nom, fors leurs voisins
qui ont la cognoissance d’eux. En ce
paїs Au paїs
des Chre
stiens on
ne fait
pas cela.
ceux qui sont condamnezcōdānez de larcin,
ce qu’ilz ont dérobé ilz le rendent à
qui il est, & non au Prince, comme on



60 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
on fait en maints lieux: qui n’est gue
res honneste, car ilz atribuentatribuēt autant
de crime au Prince de la chose déro
bee, comme au larron. Si le bien est
perdu, on vent les biens du larron,
& ceux qui sont interessez sont
payez à la valeur, le demeurant est
laissé entierement pour nourrir la
fenne & les enfans dudit larron, &
luy condamné à ouvrerouurer & beso-
gner ou on le veut mettre. Si le lar-
cin n’est excessif, ililz ne sont detenus,
prisonniers en chartre, & si ne sont
enferrez ou enchainez, mais sont en
liberté soy occupans à besognes pu-
bliques. Ceux qui refusent le tra-
vail
tra-
uail
, & oeuvrentoeuurent lachement, ilz les
enchainent & foetent pour les fai-
re besogner. Ceux qui besognent
bien, on ne leur fait point de tort,
au soir on fait la reveuëreueuë, & sont ap-
pellez par nom & par surnom, & seu- lement



D’UTOPIEVTOPIE. 61
lement mis & enclos de nuit dens
des chambreschābres: & ne leur fait on point
d’autre ennuy, fors qu’ilz besognentbesognēt
tousjourstousiours. Ceux qui travaillenttrauaillent
pour la republqverepublque, sont nourris
des deniers publiques, & bienbiē entre-
tenus, es autres lieu sont autrementautremēt
traitez. En quelques endrois on
cherche l’aumosne pour eux, & de
cela sont sustentez. Et combiencōbien que
ceste voye & maniere de faire ne
soit certaine & asseuree, c’est asavoirasauoir
de trouvertrouuer tousjourstousiours du bien pour
eux, toutefois ce peuple là est si mise
ricordieux qu’on trouvetrouue du revenureuenu
en abondance, & plus en ceste sor-
te, qu’en autre maniere. En autre
quartier il y ha du revenureuenu public
pour alimenter lesditz criminelz.
En autre contree chacun homme est
taxé & cotisé pour cet affaire. Aus-
si en d’aucunsaucūs lieux ilz ne font ouvraouura ges



62 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ges publiques, mais ainsi comme unvn
chacunchacū ha affaire en particulier d’ou-
vriers
ou-
uriers
ce jouriour qu’il en ha affaire il
s’en va au marché & les louë, & n’en
paye pas tant commecōme il feroit de quel-
que serf qui ne seroit criminel: quantquāt
au demeurant, unvn homme ne sera
blámé de les foeter, s’ilz sont pares-
seux de besogner. Ainsi ilz ne sont
jamaisiamais oisifz, Les va-
letz des
gentilzhom
mes
gētilzhō
mes
&
maintz
autres en
chrestien-
chrestiē-
main-
tenant
main-
tenāt
pen-
sent
pē-
sent
estre
chose
honnestehōneste
d’avoirauoir
ainsi les
cheveuxcheueux
coupez.
qu’ilz ne travaillenttrauaillent,
& outre leurs dépens tous les joursiours
on leur donne quelque chose des
deniers publiques. Ilz sont tous a-
coustrez d’unevne livreeliuree, & n’y ha
qu’eux qui porteportent la couleur du drap
qui leur est baillé. Ilz n’ont les che-
veux
che-
ueux
tondus, mais coupez unvn peu
au dessus des aureilles, & en ont unevne
quelque peu coupee & échantillonneeéchātillōnee.


Il est permis à leurs amis de leur
donner à boire & à manger, & mes-
me unvn habit de la couleur qu’ilz doivdoiu



D’UTOPIEVTOPIE. 63
doiventdoiuent porter. Aussi leur est de-
fendu sur la vie de donner l’argent
qui leur ha esté donné, & à celuy qui
le prend autant y pend il, & n’est pas
moins dangereux à unvn homme li-
bre en quelque sorte que ce soit
recevoirreceuoir ou prendre pecune d’unvn
criminel, pareillement est prohi-
bé sur peine de mort à tous crimi-
nelz de porter bastons ou armes.


En unevne chacune region ilz mar-
quent & signent leurs prisonniers,
& n’y pend que la mort d’oster leur
marque, & encourent semblable
peine de se transporter en autre
contree, & passer les limites de
leur region, & aussi de parler a-
vec
a-
uec
unvn prisonniers d’autre paїs. Voi-
re que penser seulement de s’en
fuyr n’est pas moins perilleux que
la fuite. Si unvn criminel est convain-
cu
conuain-
cu
d’avoirauoir donné conseil à unvn au- tre de



64 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
tre de s’enfuir, on le fait mourir, &
si unvn homme libre tombe en ce cas,
il est mis en servitudeseruitude. Il y ha cer-
tain salaire à ceux qui découvrentdécouurent
telles entreprinses. Si c’est unvn hom-
me de franche condition, on luy
donne unvn prix d’argent, si c’est unvn
serf, on le met en liberté, à l’unvn & à
l’autre est fait grace s’ilz delinquent
en quelque sorte: à fin qu’on cognois
se que celuy qui donne unvn mauvaismauuais
conseil, ne doit estre plus asseuré
que s’il faisoit le cas.


Voila les ordonnances & la police
de quoy on usevse en ces paїs, qui nous
donnentdōnent à cognoitre clairementclairemēt com-
bien elles sont pleines d’humanité
& quel profit elles aportentaportēt à la repu
blique veu qu’en faisant justiceiustice on
abolist & perd on les vices, en gar-
dant
gar-
dāt
les hommeshōmes, & les traitant en telle
sorte, qu’il est necessaire qu’ilz soyentsoyēt bons



D’UTOPIEVTOPIE. 65
bons, mesmes autant de dommage
qu’ilz ont fait, pour le demourant
de leur vie, ilz le recompensent, on
n’ha point de défiance & crainte
qu’ilz retombentretombēt en leurs premieres
moeurs, & est on asseuré avecquesauecques
eux, tellement que les pelerins, s’ilz
ont quelque voyage à faire en au-
cun lieu, ne voudroyent pas d’au-
tres guides à les conduire que telles
sortes de serfz & condamnez, qui
sont prestez pour diriger les passans
en toutes regions.


A commenttre larcin ilz n’ont cho-
ses oportunes, premierement leur
est defendu de porter jamaisiamais bastonbastō,
puis ce qu’ilz auroyent dérobé les
accuseroit, & manifesteroit leur
delit. D’avantageauantage la peine est toute
preste à qui seroit trouvétrouué en mal-
fait, puis ilz n’ont espoir de fuyr
en lieu du monde. Comme se pour- e



66 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
roit cacher celuy qui est totalement
déguisé de l’acoutrement des autres
s’il ne s’en vouloit fuyr tout nud.
Et outre l’oreille qu’il ha entretail-
lee, le manifesteroit. Il ne faut point
craindre aussi qu’ilz puissent faire
quelques monopoles & conspirer
contre la Republique. PremierementPremieremēt
les peuples voisins, s’ilz avoyentauoyent
quelque espoir de faire mal, à la re-
gion circonjacentecirconiacēte & limitrophe, ilz
ne le sauroyent faire bonnement
sans soliciter devantdeuant & essayer les
serfz & criminelz de plusieurs re-
gions, qui sont exemptz de conspi-
rer, car il ne leur est permis seule-
ment de convenirconuenir, hanter, frequen-
ter, parler & saluer l’unvn l’autre, mes
me s’ilz avoientauoient ce propos là, enco-
res ne l’oseroyent ilz découvrirdécouurir
à leurs amis: considerécōsideré que ceux qui le
tairoyenttairoyēt seroyentseroyēt en dangerdāger de mort, &



D’UTOPIEVTOPIE. 67
& ceux qui le manifesteroyent se-
royent bien recompensez. D’avan-
tage
auan-
tage
unvn chacun d’eux ha esperance
qu’en obeissant & portant la peine
patiemment, & donnant bon espoir
de son amendementamendemēt de vie pour l’a-
venir
a-
uenir
: en ceste maniere pourra quel-
ques fois recouvrerrecouurer sa liberté. Con-
sideré qu’on en ha veu qui ont esté
restabliz & restituez pour leur bon-
ne
bō-
ne
patience & tolerance.


Apres que ji’eu recité ces choses,
& dit d’avantageauantage qu’il me sembloit
qu’il n’y avoitauoit rien qui empeschast
que cela ne se peust faire en Angle-
terre, avecauec plus grand fruit, que la
justiceiustice que ce Legiste avoitauoit tant
loué: Il va consequemment repli-
quer. JamaisIamais cela ne pourroit estre
estably en Angleterre, qu’il ne tour
nast au grand detriment de la Repu
blique: & en disant ces choses il hoc- c 2



68 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
queta la teste, & tordit les levresleures, &
se teut. Lors tous les assistansassistās furent
de son opinion: Adonc le Cardinal
dit: Il n’est pas facile à devinerdeuiner, si la
chose doit venir bien ou mal, quand
on n’en ha point eu encores d’expe-
rience. Mais si apres que le dictum
de mort est prononcé, le Prince
commandoit l’execution estre dif-
feree: & qu’on experimentast ceste
mode prealleguee, en rompant les
privilegespriuileges des franchises que les
eglises ont, & si on s’en trouvoittrouuoit
bien, on devroitdeuroit ordonnerordōner ainsi estre
fait: mais si le cas venoit autrement,
adonc seroit licite de faire mourir
ceux, qui paravantparauant auroyent esté con-
damnez
cō-
damnez
, en ce faisant cela ne pour-
roit estre pernicieux au bien public,
ne plus injusteiniuste que si maintenant ce
faisoit ainsi, ne aussi de la chose
n’en pourroit venir peril aucun.

D’avanauan



D’UTOPIEVTOPIE. 69

D’avantageauantage il me semble qu’on
feroit bien de traiter en ceste sorte
unvn tas de vagabondz & coureurs,
qui vont mendiant parmy le paїs, &
sont tousjourstousiours oisifz, contrecōtre lesquelz
on ha tant fait de statuz, mais n’en
est venu profit. Apres que ce Car-
dinal eut dit ces choses, tous ceux
qui avoyentauoyent contemné mes propos,
les priserent par apres, & singulie-
rement ce qui avoitauoit esté dit touchanttouchāt
lesditz vagabondz: pource que le-
dit Cardinal s’y estoit condescendu.
JeIe ne say si jeie doy taire ce qui s’en-
suivit
en-
suiuit
. Vray est que les choses
estoyent joyeusesioyeuses JoyeuxIoyeux
dialogue
d’unvn fre-
re pres-
cheur &
d’unvn fol.
& pour rire, mais
pource qu’il n’y avoitauoit rien de mal,
& qu’elles estoyent conformes à no-
stre propos, jeie les conteray: D’aven-
ture
auen-
ture
en ce lieu assistoit unvn flateur
qui contrefaisoitcōtrefaisoit le fol: mais pour di-
re vray il ne faignoit, car il le pou- e 3



70 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
voituoit estre. A raison que quand il
avoitauoit dit quelque parolle, combien
qu’il n’y eust pas grand fruit ne plai
sir, il se rioit, en sorte que la compa-
gnie se prenoit plustost à rire de luy,
que des motz qu’il disoit: ce neant-
moins cet homme touchoit aucu-
nesfois des poins qui n’estoyent sans
raison, & parloit si souventsouuent, qu’en
aucuns de ses ditz y avoitauoit grace. Car
comme dit le proverbeprouerbe, En souventsouuent
jettantiettant le dé, quelquefois on ramei-
ne chance.


Or comme quelqu’unvn de ceux qui
estoyent à la table, disoit que ji’auoyavoyauoy
bien parlé touchant les larrons, &
aussi avoitauoit le Cardinal touchant les
vagabondz & coureurs, & qu’il re-
stoit à mettre ordre aux povrespoures que
maladie & vieillesse avoyentauoyent con-
trains de mendier, lesquelz ne pou-
voyent
pou-
uoyent
faire aucune besogne pour gaigner



D’UTOPIEVTOPIE. 71
gaigner leur vie.


Adonc dit ce fol, laisse moy faire,
icy pourvoiraypouruoiray bien. JeIe desireroy
grandement que ceste maniere de
gens là fussent sequestrez de mes
yeux, & qu’on les mist en quelque
lieu que jeie ne les visse jamaisiamais, pource
qu’ilz m’ont importuné souvente-
fois
souuente-
fois
de leurs cris & plaintes, en me
demandant de l’argentargēt: toutefois ilz
ne seurent jamaisiamais si bien chanter,
qu’ilz en arrachassent unvn seul de-
nier. Il advenoitaduenoit tousjourstousiours que jeie
n’avoyauoy le vouloir de leur rien don-
ner, ou qu’il ne m’estoit permis,
pource que jeie n’avoyauoy aucun bien.
Maintenant ilz sont sages L’ordon
nance
d’unvn fol
sus les
moines
mendiansmendiās
, car de
peur qu’ilz ne perdent leur peine,
quand ilz me voyent passer par de-
vant
de-
uant
eux, ilz ne font semblant de
rien, & se taisent, & n’esperent non
plus de moy, que si ji’estoy prestre. e 4



72 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
Mais ji’ordonne & commande par
sentencesentēce diffinitivediffinitiue que tous ces po-
vres
po-
ures
là soyent distribuez & departis
aux monasteres de saint Benoist,
pour estre illec bourdiqueurs, & les
femmes, qu’on les mette aux reli-
gions des dames, & qu’on les face
moniales. Le Cardinal adonc si
commença à rire, & aprouveaprouue par ma
niere de jeuieu l’opinion de ce fol, les
autres à bon escient. Mais unvn fre-
re qui estoit en la table dudit Car-
dinal, quand il eut ouy parler des
prestres & des moines rentez il se
réjouytréiouyt fort, & commençacommēça à se truffer
combien qu’il fust homme chagrin
& melancholique. Si n’échaperas tu
(dit-il) des mendians, si tu ne penses
d’entre nous freres. Lors dit cet adu
lateur, on y ha desjadesia pourveupourueu. Le Re
verendissime
Re
uerendissime
ha tresbien ordonné
de vous, quand il ha esté d’opinion qu’on



D’UTOPIEVTOPIE. 73
qu’on devoitdeuoit reserrer les vacabondzvacabōdz,
& les faire besogner. Certes vous
estes grans coureurs. Quand les
assistans jetterentietterent leurs yeux sus
ledit Cardinal, & virent qu’il n’a-
voit
a-
uoit
fait signe à ce fol de se taire, ilz
prindrent bien cela, fors ledit frere,
lequel estant ainsi touché de ce bro-
card & lardon, fut si indigné & cour
roucé, qu’il ne se peut abstenir d’in-
jurier
in-
iurier
cet homme (& ne m’en émer-
veille
émer-
ueille
) il l’apella menteur, detra-
cteur, médisant, langard, & enfant
de perdition: allegant sus ces entre-
faites tout plein de menaces terri-
bles de la sainte écriture, adonc ce
plaisanteur commença à plaisanter
à bon escient, car c’estoit son droit
mestier, & son vray exercice, Frere
dit-il, ne te courrouce point, n’est il
pas écrit, en vostre patience, vous
possederez voz ames? adonc le fre- e 5



74 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
re dit, (jeie reciteray ses parolles,)
[Non irascor fulcifer, vel faltem
non pecco. Nam Psalmista dicit,
Irascimini & nolite peccare.
] Qui
est à dire, jeie ne me courrouce point,
ou à tout le moins jeie n’offense Dieu,
Car le Psalmiste dit, Courroucez
vous, & ne pechez point. Ce que
voyant le Cardinal, admonesta ce
frere doucement de refreindre ses
passions, & fit signe audit plaisan-
teur qu’il se retirast, & changeast
les propos en autre chose plus com-
mode, tost apres se levaleua de la table,
& vacqua à ouyr quelques differens
& litiges d’aucuns clers, & nous
laissa.


Voyla comme jeie t’ay ennuyé &
chargé de mes longs contes, amy
Morus, ji’eusse eu honte d’y estre si
longuement, si tu ne m’eusse prié
affectueusement d’ainsi le faire, & aussi



D’UTOPIEVTOPIE. 75
aussi pource que tu te monstrois au
diteur, si attentif, que tu ne voulois
que laissasse unvn grain de ce propos:
ce que ji’eusse peu faire plus bref,
mais il me falloit narrer au long, &
tout à net, pour y comprendre l’opi
nion de ceux qui au devantdeuant avoyentauoyent
blámé ce que jiavoyauoy dit, & tost apres
l’aproverentaprouerent, pour ce que le Cardi-
nal aloua mon dire: & se monstre-
rent si grans flateurs, que mesme ilz
se consentoyent aux inventionsinuentions de
ce plaisanteur susdit, & les rece-
voyent
rece-
uoyent
quasi comme choses gravesgraues,
pource que le maistre les prenoit à
jeuieu Icy il
touche
les fla-
teurs.
. Par cela tu peux estimer com-
bien les courtisans feroyent conte
de moy & de mon conseil.


Certes amy Raphaël, dis-jeie tu
as parlé tant prudemment & ele-
gamment que tu m’as fort recreé.


D’avantageauantage en t’oyant ainsi bien conter



76 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
contercōter il me sembloit que jeie fusse non
seulementseulemēt en mon paїs, mais estre ra-
jeuny
ra-
ieuny
pour le joyeuxioyeux record de ce
Cardinal, en la cour duquel ji’ay esté
nourry jeuneieune enfant: & pource que
tu prestes faveurfaueur à la memoire d’ice
luy, combien que tu fusses bien mon
amy, si t’aime jeie encores plus pour
ceste cause, quandquād au reste jeie ne peux
encores changer mon opinion en
aucune maniere, que jeie pense si
tu veux induire ta fantasie à t’acom-
moder
acō-
moder
à la cour des Princes, que tu
ne faces grand bien à la Republi-
que par ton conseil, ce qui s’adon-
ne & est mout seant À ton office, c’est
à dire à l’office d’unvn homme de bienbiē,
veu que ton Platon dit, que les Re-
publiques deviendrontdeuiendront heureuses,
si les amateurs de sagesse y regnent,
ou si sisi les Roys s’estudient à sages-
se. O que felicité sera loin desdi- tes



D’UTOPIEVTOPIE. 77
tes Republiques, si les Philosophes
sont dédaigneux de communiquer
leur conseil aux Roys & Princes.


Ilz ne sont pas (dit-il) si ingratz,
qu’ilz ne le fissent bien volontiers,
& qui plus est, maintz l’ont desjadesia
fait par plusieurs livresliures mis en lu-
miere, si les Princes & Roys estoyentestoyēt
appareillez d’obeyr à leurs bonnes
opinions, mais veritablement Pla-
ton prevoyoitpreuoyoit bien que si les Roys
ne s’apliquoyent à sagesse, & s’ilz
entretenoyent leurs mauvaisesmauuaises opi-
nions desquelles ilz sont abrevezabreuez
& tains en leurs jeunesieunes ans, il ne se
peut faire pour l’avenirauenir qu’ilz fa-
cent estime du conseil des Philoso-
phes, & de ces choses ledit Platon
eut experience enversenuers le Roy
Denis.


Si ji’estoy à la cour de quelque
Roy, & jeie luy misse devantdeuant les yeux quelque



78 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
quelques bons statuz, & que jeie
m’efforçasse de luy oster unevne perni-
cieuse semence de mal, ne penses tu
pas que soudain on me poussast
dehors, ou qu’on ne se moquast de
moy? Prens le cas que jeie soy
avecauec le Roy de France, & que jeie soy
de ses Conseilliers, & que le Roy
preside en son conseil estroit en la
compagnie de tout plein de person
nages prudens, illec se fait consul-
tation par quelz artz & inventionsinuentions Icy des-
conseille
couver-
tement
couuer-
temēt
de
faire la
guerre
en Italie.

on pourra garder Milan, comme
on pourra retirer Naples, destruire
les Venitiens, conquester toutes les
Italies, mettre en son obeissance
Flandres, Brabant, & toute la Bour-
gongne, & pareillementpareillemēt plusieurs au-
tres contrees qu’on ha eu vouloir
d’assaillir. UnVn dira & suadera qu’il
faut faire apointement avecauec les Ve-
nitiens, qui durera seulementseulemēt tandis qu’il



D’UTOPIEVTOPIE. 79
qu’il sera commode de leur com-
muniquer le conseil de France. &
leur laisser quelques terres de con-
quest, qu’on pourra redemander,
quand les choses seront venues à
fin desiree.


L’autre conseillera qu’il faut as-
sembler les Alemans, l’autre qu’il
faut attirer les Suisses Les suis-
ses sont à
qui plus
leur don
ne.
par argentargēt, l’au
tre sera d’opinion qu’on appaise &
rende propice la sacree majestémaiesté de
l’Empereur par unevne offrandeoffrāde de grandgrād
nombre d’or, l’autre de composer
avecauec le Roy d’Arragon, & ceder au
Royaume de NavarreNauarre, comme unvn
gage de paix, l’autre sera d’avisauis
qu’il est commodecōmode de retenir le Prince
de Castille par quelque esperance
d’affinité, & alecher par certaine pen
sion quelque nombre des gentilz-
hommes de sa cour pour estre de la
ligue des François. Puis quand le



80 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
le plus gros neud, & la plus grande
difficulté d’entre toutes ces choses
se met sus le bureau, c’est asavoirasauoir
qu’il faut ordonner d’Angleterre,
alors on dira qu’il est necessaire de
traiter paix avecauec les Anglois, &
toutefois abstreindre & retenir
étroitement les confederez incon-
stans, qui facilement se revoltentreuoltent,
soyent apellez amis, & soupçon-
nez comme ennemis.


Il faut dresser les Escossois, &
qu’ilz se tiennent prestz, à tous
heurtz, si d’aventureauenture les Anglois
se vouloyent mouvoirmouuoir.


D’avantageauantage est-il pertinent d’en
tretenir quelque noble personna-
ge exilé, tout secretement, (car
l’accord qui sera fait prohibe que
la chose ne se face apertement) le-
quel personnage aura differentdifferēt avecauec
le Roy d’Angleterre, disant que le Royau



D’UTOPIEVTOPIE. 81
Royaume luy apartient, à fin qu’à
ceste occasion il tienne le Roy An-
glois en doute, & suspicion? Si donc
en ceste tant grande machination, &
entreprinse, ceste grande difficulté,
ou il y aura tant d’excelelens person-
nages qui serontserōt tous de conseilcōseil qu’on
doit faire la guerre: moy qui suis hom-
me
hō-
me
de petite estophe jeie me leveleue, &
conseille, qu’on doit faire le contrai-
re
cōtrai-
re
: qu’il faut delaisser l’Italie, & de-
meurer en son paїs, & que le royau-
me de France est quasi plus grand,
que commodement, il puisse estre
aministré par seul Prince: & que Exemple
digne d’e
stre noté.

ne doit Roy penser d’ajoindreaioindre les
autres royaumes avecauec le sien, finale-
ment si jeie leur proposoy les statuz
du peuple des Achoriens, opposite à
l’Isle des UtopiensVtopiens du costé entre
OrientOriēt & Midy, & du ventvēt que les mari
niers appellentappellēt le vent de Sourouest, f



82 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
lesquelz firent quelque fois la guer-
re, à fin qu’ilz obtinsent & conque-
tassent unvn autre royaume à leur
Roy, lequel il quereloit luy apar-
tenir, à cause de quelque antique af-
finité: ce qu’ilz firent, mais apres
qu’ilz eurenteurēt conquestécōquesté, voyans qu’ilz
n’avoyentauoyent pas moins d’ennuy & an-
goisse à le garder, qu’ilz avoyentauoyent
souffert à l’aquerir: & que assidue-
lement se faisoyent rebellions en
cedit royaume, ou incursions des
estrangiers à l’encontre des ren
duz, & que par ainsi tousjourstousiours fal-
loit guerroyer pour eux, ou con-
tre eux, & ne leur estoit loisible de
laisser leurs exercites, ce pendant
ilz estoyent pillez, leur argent se
portoit en estrange paїs, leur sang
s’exposoit à l’apetit & honneurhōneur d’au-
truy, s’ilz avoyentauoyent d’aventureauenture paix,
ilz n’enē estoyentestoyēt gueres plus asseurez, les



D’UTOPIEVTOPIE. 83
les meurs se corrompoyent & de-
pravoyent
de-
prauoyent
, unvn vouloir de dérober
s’acoustumoit, audace se fortifioit
par meurtres, on contemnoitcontēnoit les loix,
pource que leur Prince ententif au
regime & soucy de deux royaumes,
ne pouvoitpouuoit entendreentēdre à l’unvn & l’autre.
Donc, or quand ilz veirent que fin
ne se mettoit à tant de maux, s’assem
blerent & tindrent conseil treshu-
mainement
treshu-
mainemēt
, donnans l’option à leur
roy de retenir lequel qu’il voudroit
des deux royaumes, disant qu’il ne
pourroit regir l’unvn & l’autre, & que
ilz estoyentestoyēt si grandgrād nombrenōbre, que leur ami-
nistration
ami-
nistratiō
pouvoitpouuoit bien contentercōtēter deux
roys, & qu’il leur apartenoit bien
d’enē avoirauoir un à tout par eux, veu qu’il
n’est personne de si petite conditioncōdition ou
estat, s’elle avoitauoit unvn muletier, qui le
vousist faire communcōmū à unvn secondsecōd. Ainsi
ce bon Prince fut contraint de laisser f 2



84 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ce nouveau royaume à quelqu’unvn de
ses amis (qui en fut en bref dejetédeieté) & de
se contentercōtēter du sien. ConsequemmentCōsequēmēt si jeie
remonstroy toutes les entreprinses
des guerres, pour lesquelles tant
de nationsnatiōs seroyent en different à cause
de ce Roy, tant de thesors evacuezeuacuez,
sont tant de povrespoures peuples de-
struitz, & combien que aucunefois
par quelque fortune ceux à qui on
ha la guerre cedent, toutefois c’est
en vain, pourtant se doit unvn Roy te-
nir, & habiter en son royaume sans
tirer outre, & iceluy acroitre &
orner autant qu’il peut, & le faire
tresflorissant, aimer ses sujetzsuietz, estre
aimé d’iceux, vivreviure ensemble avecauec
eux & leur commander douce-
ment, & laisser là les autres royau-
mes en leur entier, puisque celuy
qui luy est écheu, est assez ample, &
plus riche qu’il ne luy faut.

Ecou



D’UTOPIEVTOPIE. 85

Ecoutera l’lon volontiers ce mien
propos à ton avisauis, amy Morus, gue-
res ne presteront l’oreille à ta ha-
rengue, dy-je.


Or passon outre (dit-il) s’il avientauient
que les conseilliers de quelque Roy
conferent ensemble & reduisent en
memoire en la presence de cestuy
Prince par quelz moyens ilz luy
pourront amasser de l’argent.


L’unvn dira qu’il faut décrier ses
monnoyes, & à raison qu’il faut que
ledit Prince baille & paye à quel-
ques unsvns grosse somme d’or, il sera
bon de hausser l’or, puis le ravalerraualer
& abaisser de prix, quand il sera
question d’en demander à son peu-
ple, & apres avoirauoir receu, le remetre
en son premier estat. Ainsi de peu
payera beaucoup, & pour peu rece-
vra
rece-
ura
beaucoup. L’autre conseillera
que il faigne avoirauoir la guerre contre f 3



86 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
quelque nation, & souz ceste cou-
leur il tirera force argent de ses
sujetzsuietz. Puis quand il aura amassé
ceste pecune, quand luy semblera
bon, face voler le bruit de paix en-
tre ses ennemis, à fin que tous ceux
qui font ainsi aveuglezaueuglez & enchan-
tez, ainsi dient, O que nostre Prince
est pitoyable! il ha compassion d’é-
pandre le sang humain. L’autre luy
mettra à la fantasie que tous ses su-
jetz
su-
ietz
ont transgressé aucunes vieilles
ordonnances, mangeesmāgees de vers, tou-
tes moisies, & par longue desacou-
stumance invetereesinueterees, que nul n’a-
voit
a-
uoit
la memoire qu’elles fussent fai
tes, & qu’il en doit demander les
amendes, disant qu’il ne luy sauroit
écheoir plus grand revenureuenu que de
cela, ne plus honnorable, à raison
qu’unvn Prince represente la person-
ne de justiceiustice. Il est amonesté d’unvn autre



D’UTOPIEVTOPIE. 87
autre qu’il defende beaucoup de
choses sus grosses peines, & speciale
ment ce qui sera à l’utilitévtilité de ses
sujetzsuietz, quand ne se fera point, puis
vienne à composer avecauec lesditz su-
jetz
su-
ietz
& les dispense par pecune, pour
ce que la defense leur est pernicieu-
se, ainsi aura la grace de son peuple,
& luy en reviendrareuiendra double profit.
Aussi luy reviendrareuiendra gros deniers
s’il ha’ quelques thesoriers ou rece-
veurs
rece-
ueurs
qu’avariceauarice & couvoitisecouuoitise de
gaing aura atrapé à ses retz, & au-
ront mal versé en ses finances, quandquād
seront multez, confisquez & pu-
nis de leur larcin. Ou quand il ven
dra les privilegespriuileges à quelqu’unvn d’au-
tant plus grand pris, qu’il veut estre
veu meilleur Prince donnantdonnāt à grandegrāde
difficulté le bandonbādon & licence à quel-
qu’unvn en particulier de jouyriouyr d’unevne
chose, qui est au prejudicepreiudice d’unvn peu- f 4



88 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ple, & pourtantpourtāt ne le vendvēd il point qu’il
n’en ait gros deniers. L’autre luy
persuadera qu’il astreigne à soy quel
ques JugesIuges, qui en toutes choses de-
batront & contendront pour le
droit du Roy ce qui luy appartien-
dra: puis les fera venir au Palais en
son parlement, les invitantinuitant de faire
recit de ses matieres devantdeuant soy,
ainsi il n’aura matiere si manifeste-
ment injusteiniuste ou quelqu’unvn desditz
JugesIuges ne trouvetrouue quelque ouvertureouuerture
par laquelle ne se puise estendre
tromperie, ou en contredisant, ou
de honte de ne savoirsauoir que dire, ou
à fin qu’ilz aquierent faveurfaueur enversenuers
ledit Prince, en ce point quand les-
ditz JugesIuges seront repugnans, & d’o-
pinions contraires l’unvn à l’autre en
unevne chose de foy tresclaire, & qui
n’auroit mestier d’estre disputee, si
que la verité de la cause qui est ini- que,



D’UTOPIEVTOPIE. 89
que, à ceste heure là vient en doute,
sur ce point le Prince ha occasion
d’interpreter le droit à son profit,
considere que les unsvns ont honte de
parler devantdeuant luy, & les autres crai-
gnent, ainsi la sentence se prononce
sans doutance à son intention. Cer-
tes celuy qui donne arrest pour luy
n’est jamaisiamais dépourveudépourueu de couver-
ture
couuer-
ture
, ombre, ou couleur, il dira qu’il
luy sufist que le droit est de sa part,
ou il tournera les paroles & le sens
de la loy, l’interpretant à son plai-
sir. Puis alleguera la prerogativeprerogatiue,
excellence, & preeminence du Prin-
ce qui ne doit estre disputee, & que
le Prince est sur la loy, se confirmantconfirmāt
au dit Crassus, Le dit
du riche
Crassus
qui disoit que le
Prince qui avoitauoit charge d’entrete-
nir unvn exercite, ne povoitpouoit avoirauoir as-
sez d’or, & d’argent. D’avantageauantage le
dit JugeIuge alleguera qu’unvn Roy ne f 5



90 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
peut rien faire injustementiniustement, quand
son plaisir est tel: pource que tout
le bien des sujetzsuietz est à luy, & mes-
me les corps, & que le peuple n’ha
rien propre, fors seulement ce que
la benignité & courtoisie d’unvn Roy
luy permet posseder, & ce qu’elle ne
luy aura osté, & le moins qu’il en
pourra avoirauoir, ce sera à la grande uti-
lité
vti-
lité
du Prince, de peur que ledit peu
ple, duquel il ha la garde, par riches-
ses & liberté ne s’efemine & enfieris
se & qu’il ne vueille endurer pa-
tiemment l’injusteiniuste & dur comman-
dement de son seigneur: veu qu’au
contraire povretépoureté & necessité romptrōpt,
bise, & abaisse les courages, & les
fait patiens, & par les tenir trop op-
pressez oste aux courageux espritz
puissance de se rebeller.


Or si en ce conclaveconclaue jeie me lievelieue
de rechef pour dire mon opinion, & de



D’UTOPIEVTOPIE. 91
& debas contre les susditz avocasauocas,
que tout leur conseil n’est honneste
au Roy, ains qui plus est, luy est per-
nicieux &,dommageux, duquel non
l’honneur seulement, ains aussi la
seureté sont comprins & situez
plus aux richesses de son peuple,
que aux siennes, & que ledit peu-
ple l’ha éleu pour son affaire, &
non pour l’affaire dudit Prince,
à fin qu’il viveviue commodement souz
la protection de labeur, solicitude
& asseurance de son bon Prince,
le defendant du tort & injureiniure qu’on
luy pourroit faire d’autant plus
qu’unvn bon Prince doit estre plus
soucieux que ses sujetzsuietz se portent
bien, que luy mesme, tout ainsi que
c’est l’office d’unvn pasteur d’estre plus
soucieux de nourrir ses ouailles
que soy mesme, en tant qu’il est ber-
ger. Et quant à ce qu’ilz sont d’o-
pinion que la povretépoureté du peuple est



92 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
est aide de paix, l’experience nous
enseigne assez qu’ilz faillent gran-
dement. Mais ou touveratouuera l’lon plus
de noises & contentions, que entre
gens mendians? qui est ce qui desire
plus le changement & mutation
d’unvn regne, que celuy à qui déplaist
l’estat & maniere de vivreviure de son
temps? qui est ce qui prend plus
grandegrāde hardiesse de faire unvn trouble
en toutes choses, que celuy qui ne
ha que perdre? Et si unvn Roy est telle-
ment contemné & hay de ses sujetzsuietz
qu’il ne les peut autrement retenir
en son obeissance, sinon par maledi-
ctions, injuresiniures, pilleries, & grandes
persecutions, & les redige à mendi-
cité: il vaudroit beaucoup mieux
qu’il quitast & delaissast son royau-
me, que de les traiter & gouvernergouuerner
par telz arts, par lesquelz (combien
qu’il retienne le non & titre de Roy)



D’UTOPIEVTOPIE. 93
Roy) si en pert il sa majestémaiesté. Car cela
est bien mal seant à si excellente di-
gnité Royale, d’avoirauoir seigneurs &
regimes de povrespoures belistres: mais il
quadre bien mieux d’avoirauoir la domi-
nation & gouvernementgouuernement d’unvn peu-
ple opulent & heureux: ce que co-
gnoissoit bien Fabricius Rommain,
homme vertueux & magnanime,
quand il respondit qu’il aimoit
mieux dominer sur les riches, que
d’estre riche.


Certes quand il avientauient qu’unvn Prin
ce vit seul en plaisir & delices, &
que tous ses sujetzsuietz gemissent de tou
tes pars & lamententlamētent, pour la povre-
poure-
ou ilz les ha mis: cela n’est pas of-
fice de Roy, mais d’unvn geolier. Fi-
nalement ainsi qu’unvn medecin n’est
pas tenu savantsauant, qui ne sauroit gua-
rir unevne maladie sans en ajousteraiouster u-
ne
v-
ne
, aussi est estimé unvn Prince igno- rant



94 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
rant & cruel qui ne fait par autre
voye corriger la vie de son peuple,
sinon luy ostant l’usagevsage & com-
modité de la vie, & confesse hardi-
ment qu’il n’entend rien à gouver-
ner
gouuer-
ner
gens libres & francs, donques
qu’il change sa lacheté ou son or-
gueil: car par telz vices souventsouuēt avientauiēt
que le peuple le contemne, ou le
hayt, viveviue de son revenureuenu sans porter
grevancegreuance à aucun, sa despense soit
mesuree à ses possessions, reserre
les malefices, instruise bien ses su-
jetz
su-
ietz
, & ne permette croistre les de-
litz, lesquelz il faudroit qu’il punist
par apres, les loix abolies par cou-
stume, qu’il les revoquereuoque discrete-
ment, specialement celles qui ont
esté long temps delaissees, & ne sont
peries, qu’il ne prenne argent à cau-
se d’unvn delit ou offense, ce qu’unvn Ju-
ge
Iu-
ge
ne souffriroit faire à personne priveepriuee,



D’UTOPIEVTOPIE. 95
priveepriuee, comme chose injusteiniuste & fala-
cieuse. Si jeie leur proposoy la loy
des Macarenses, Loy a-
mirable
des Ma-
carenses
Ma-
carēses
.
qui ne sont pas
gueres loing de l’Isle d’UTOPIEVTOPIE, qui
le premier jouriour qu’ilz ont fait unvn
Roy, avecauec grandes ceremonies l’ar-
restent de jureriurer solennelementsolēnelement, qu’il
n’aura jamaisiamais en son thesor plus de
mille livresliures d’or, ou autantautāt d’argentargēt à
la valeur dudit or, ilz disent que
ceste loy fut instituee par quelque
bon Prince, qui avoitauoit plus à cueur
l’utilitévtilité du paїs, que ses propres ri-
chesses, qui estoit unvn obice* d’assem-
bler tant de pecune, que le peuple
en fust povrepoure. Certes cestuy Roy con-
sideroit
cō-
sideroit
que ce thesor là estoit assez
suffisant pour contrevenircontreuenir aux re-
bellions de ses sujetssuiets, & incur-
sions des ennemis: vray est qu’il n’e-
stoit assez ample pour invaderinuader les
autres royaumes, pour donner à cogn



96 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
cognoistre qu’unvn Prince se doit con
tenter du sien, qui fut cause princi-
pale de construire ceste ordonnan-
ce, l’autre cause qui l’induisit, c’est
que par cela il pensoit avoirauoir si bien
pourveupourueu, qu’il n’y auroit defaute de
pecune, quand il seroit question
que les citoyens voudroyent trafi-
quer, & faire quelque commerce
entre eux. Et considere aussi qu’il
estoit de necessité au Roy de bailler
tout ce qui estoit de surplus de son
thesor à sesditz sujetzsuietz, par cela n’a-
voit
a-
uoit
occasionoccasiō de chercher les moyens
de les piller & leur faire tort.


UnVn Roy qui feroit le semblable se-
roit craint des mauvaismauuais, & aimé des
bons, si jeie m’aloy ingerer de propo-
ser ces choses, ou autres semblables
devantdeuāt des personnages, qui seroyent
totalement enclins à faire le con-
traire, jeie reciteroy unvn conte à gens sourds



D’UTOPIEVTOPIE. 97
sourds, Vrayment (dy-je) non à
sourds, ains tressourds, & ne m’en
ébahy & ne suis point d’avisauis (affin
que jeie die la verité) que tu te doivesdoiues
mesler de tenir telles paroles, &
donner tel conseil, si tu es certain
qu’on ne le vueille recevoirreceuoir, que
profiteroit tel devisdeuis inaccoustumé?
& commecōme pourroit il entrer au cueur
de ceux à qui on ha persuadé l’oppo
site? ceste Philosophie scholastique Philoso-
phie
scholasti
que.

est plaisante entre amis, en leurs fa-
milieres confabulations, mais il
n’est pas temps d’alleguer ces cho-
ses au conseil des Princes, ou les
grans affaires se traitent avecauec gran-
de authorite, c’est bien (dit-il) ce que
jeie mettoy en avantauant, que la Philoso-
phie n’ha point de lieu devantdeuant les
Princes: Si ha bien (dy-je) mais non
pas ceste Philosophie scholastique
qui pense que tout soit convenantcōuenant en g



98 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
tout & par tout: mais il ha unevne au-
tre Philosophie plus civileciuile, qui ha
son theatre propre, & s’accommode
à la fable qu’on jouëiouë, & garde son of
fice & droit honnestementhonnestemēt avecauec grace
& condecencecōdecence: de celle là te faut uservser.
Prenons le cas qu’on jouëiouë quelque
comedie de Plaute, ou certains ser-
viteurs
ser-
uiteurs
& gaudisseurs usentvsent de bour
des & mensonges entre eux, & tu
te presenteras sur l’échaufaut en ha-
bit de Philosophe, & recites ce passa
ge de la tragedie de OctaviaOctauia, ou Se-
necque dispute avecauec Nero: te vau-
droit il pas mieux taire, que de mes-
ler ta tragedie avecauec leur comedie?
tu corromps & pervertisperuertis la fable
qu’on jouëiouë, car tu mesles choses Merveil
leuse
Merueil
leuse
si-
militu-
de.
con
traires, combien que ce que tu alle-
gue soit meilleur. Si tu as entrepris
quelque jeuieu, jouëiouë le mieux que tu
pourras, & ne trouble ne change rien,



D’UTOPIEVTOPIE. 99
rien, en l’lautre totale, combien que
alors il te vient à la memoire d’unevne
autre fable qui soit plus belle, & plus
elegante. Ainsi on est en la Republi-
que: ainsi en avientauient au conseil des
Princes. Si les mauvaisesmauuaises opinions
ne peuventpeuuent estre totalement ostees,
& si on ne peut ainsi qu’on desire re-
medier aux vices receuz par usagevsage:
non pourtant doit n’estre delaissee
la Republique, non plus qu’unvn navi-
re
naui-
re
en temps de tourmente, si les
ventz ne peuventpeuuent estréestre reprimez.


Certes il ne faut point emplir les
oreilles des Princes d’unvn propos in-
solent & inaccoustumé, lequel tu co
gnoistras n’avoirauoir poix enversenuers les-
ditz Princes, qui ont estez persua-
dez au contrairecōtraire, mais il se faut effor-
cer par unevne menee, traite de
tout ton pouvoirpouuoir toutes choses
commodementcommodemēt, & ce que tu ne peux g 2



100 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
tourner en bien, fay à tout le moins
que ce ne soit pas si grand mal, car
il ne se peut faire que tout voise bienbiē,
si tous ne sont bonsbōs: ce que jeie n’espere
qu’il se puisse faire encore de long
temps. En ceste sorte (dist Raphaël)
rien autre chose ne se feroit, sinon
quand jeie penseroy donner remede
à la folie des autres, moymesme
avecquesauecques eux jeie deviendroydeuiendroy fol. Et
si jeie veux dire le vray, il sera necessi
té que jeie die telles choses, commecōme ji’ay
devantdeuāt allegué, jeie ne say si les Philoso
phes ont accoustumé de mentirmētir, mais
quant à moy ce n’est point mon na-
turel ne mon mestier. Et combiencōbien que
mes paroles paraventureparauenture ne soyent
agreables aux susdits, & leur sem-
blent facheuses, si est-ce qu’elles ne
sont point si estrangesestrāges, qu’elles soyentsoyēt
indiscretes, & impertinentes, du
tout sottes, si jeie proposoy ce que faint Platon



D’UTOPIEVTOPIE. 101
Platon en sa Republique, ou ce que
font les UtopiensVtopiēs en la leur, jaçoitiaçoit que
ces choses là fussent meilleures (com-
me
cō-
m
il est certain qu’elles sont) toute-
fois elles pourroyent sembler bien
étranges, pource qu’en ce paїs tout y
est particulier, & en UTOPIEVTOPIE toutes
choses sont communescōmunes. Ainsi mes pro
pos, monstrans le peril, & retirans
d’iceluy, ne pourroyentpourroyēt estre plaisans
ny agreables à ceux qui auroyent en
eux deliberé de se ruer de plein gré
la teste la premiere dans le dangier
remonstré. Au reste, qu’est il comprinscōprins
à ce que ji’ay allegué, qui ne convien-
ne
conuien-
ne
, & soit de necessité estre dit en
tout lieu, & fust-ce devantdeuant les Prin-
ces? Et veritablementveritablemēt s’il faut taire, &
omettre toutes les choses non accou-
stumees, & qui semblentsemblēt estre discon
venantes
discon
uenantes
, telles que les perversesperuerses
moeurs des hommeshōmes les ont faites sem g 3



102 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
bler étranges & insolentes. Par sem
blable raison il faut que nous dissi-
mulons
dissi-
mulōs
entre les ChrestiensChrestiēs toutes les
choses que nostre Seigneur JesusIesus
Christ ha enseigné & ha tant defen-
du que on ne les dissimule: en sorte
que ce qu’il ha dit en secret mesme
à ses disciples, il ha commandé estre
preché publiquement, desquelles
choses la plus grandegrāde partie est bien
plus étrange aux moeurs de ce tempstēps
present, que ne sont les paroles que
ji’ay dit. JeIe croy qu’aucuns precheurs
personnages subtilz ont ensuivyensuiuy ton
conseil, lesquelz voyansvoyās que les hom
mes apres leur avoirauoir remonstré la
parole de Dieu, à griévegriéue difficulté
souffroyentsouffroyēt leurs moeurs estre confor-
mes
cōfor-
mes
à la reigle de JesusIesus Christ, puis
pource que sa doctrine leur sem-
bloit trop pesante & difficile à fai-
re, ilz la firent comme unevne flexible regle



D’UTOPIEVTOPIE. 103
regle de plomb, quadrer & conve-
nir
conue-
nir
à leurs moeurs & manieres de vi
vre
vi
ure
, affin qu’en ceste sorte les com-
mandemens
com-
mādemēs
de JesusIesusChrist & leurs vies
mauvaisesmauuaises fussent aucunementaucunemēt con-
joins ensemble. En quoy jeie ne voy
point qu’ilz ayent rien profité, si-
non qu’ilz en sont devenuzdeuenuz plus as-
seurement mauvaismauuais. Car si ji’estoy au
conseil des Princes, & autant y pro-
fiteroy-je, ou jeie seroy d’opinion con
traire aux autres, qui vaudroit au-
tant, commecōme si jeie n’avoyauoy rien opiné ou
jeie seroy conformecōforme à leur dire, & pour
coadjuteurcoadiuteur de leur folie, comme dit
Mitio en Terence: JeIe n’entend point
bienbiē ce que tu dis qu’il faut proceder
par unevne voye foraine, & menee ob-
blique quandquād on est au conseilcōseil des Prin-
ces, par laquelle on se doit efforcer
(ainsi que tu es d’opinion) que si tou-
tes choses ne peuventpeuuent estre rendues g 4



104 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
bonnes, qu’elles soyentsoyēt au moins trai
tees commodement, & soyent faites
le moins mauvaisesmauuaises qu’on pourra.
Car en unvn estroit & Royal conseil, il
n’est permis de rien dissimuler ne
palier les opinionsopiniōs mauvaisesmauuaises, il les
faut aprouveraprouuer apertement, & se con
sentir aux status pernicieux & pesti-
lens. Celuy qui froidement louera
unevne mauvaisemauuaise opinionopiniō, sera tenu pour
épie, ou quasi comme unvn traistre dis
simulé. JeIe ne trouvetrouue point qu’entre
telz conseilliers, unvn hommehōme de vertu
y puisse profiter, pour ce qu’ilz gaste
ront plustost unvn personnage bien re
puté, qu’ilz ne se corrigerontcorrigerōt par luy.
Ou il sera par leur mauvaisemauuaise conver-
sation
cōuer-
sation
dépravédépraué, ou luy estant inno-
cent & entier, sera couvertcouuert & char-
gé de la malice & folie d’autruy, voi-
la commecōme jeie pense que par ceste pallia
tion & dissimulationdissimulatiō que tu dis, rien ne



D’UTOPIEVTOPIE. 105
ne se peut convertircōuertir en mieux. Pour-
tant le Philosophe Platon donne à
cognoistre par unevne tresbelle simili-
tude, pourquoy à justeiuste droit les sa-
ges s’abstiennent de vouloir prendreprēdre
le regime de la Republique. Quand
(dit-il) les personnages prudens vo-
yent
vo-
yēt
le peuple, parmy les carrefours
& places publiques, épandu, qui se
laisse mouiller à unevne grosse pluye
qui chet incessammentincessammēt d’enhaut, & ne
luy peuventpeuuent mettre en teste qu’il se
mette hors de la pluye, & qu’il cher-
che le tapy, cognoissans donc qu’ilz
ne gagneront rien s’ilz ne saillent
hors, sinonsinō qu’ilz seront mouillez com-
me
cō-
me
les autres, ne partentpartēt de leurs mai
sons, & leur est assez, puis qu’ilz ne
peuventpeuuēt remedier à la folie d’autruy,
de soy tenir en lieu seur. Certes amy
Morus (affin que jeie die la verité,
ce que ji’ay à la fantasie) il me semble g 5



106 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
qu’en toutes pars ou les biens sont
particuliers, & ou on mesure toutes
choses à la pecune, en ce lieu là à
grand peine peut on jamaisiamais faire,
qu’unevne Republique soit triatée ju-
stement
iu-
stement
& heureusement, sinon que
tu estimes, que on se maintient juste
ment
iuste
quand tous les plus grans biensbiēs
viennent es mains des plus méchan-
tes personnes, & si tu n’es d’opinion
que c’est felicité quand toutes cho-
ses sont parties & diviseesdiuisees entre peu
de personnages, & iceux encores non
fournis de toutes choses assez com-
modement, & les autres du tout po-
vres
po-
ures
& miserables. Pourtant quand
à par moy jeie considere les trespru-
dentes & tressaintes constitutions
des UtopiensVtopiēs, enversenuers lesquelz le bien
public est tant bien & apertement re-
gy avecauec si petit nombre de loix &
d’ordonnances, qu’à la seule vertu est



D’UTOPIEVTOPIE. 107
est donné le pris, & combiencōbien que tout
soit egalé, nonobstantnonobstāt unvn chacun ha
des biens à planté. Consequemment
quandquād jeie compare à leur maniere de
faire tant de nations, lesquelles font
tousjourstousiours quelques ordonnances, &
n’y en ha pas unevne qui soit bien or-
donnee, esquelles ce qu’unvn chacun
acquiert, par quelconque moyen, il
nomme ce bien là son propre, & com-
bien
cō-
bien
que tous les joursiours il se face en
ces contrees nouvellesnouuelles loix & sta-
tus, toutefois ne semblent estre de
grande force, car les hommes entre
eux ne peuventpeuuēt jouyriouyr de leur bienbiē par-
ticulier paisiblement, ne le garder,
ne le cognoistre l’unvn d’avecauec l’autre,
ne pouvoirpouuoir dire asseureementasseureemēt, celà est
mienmiē: Ce que nous demonstrentdemonstrēt facile-
ment
facile-
mēt
les proces infiniz qui sourdent
tous les joursiours, & qui ne prennentprēnēt jamaisiamais
fin. Quand jeie pense toutes ces cho- ses



108 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ses jeie suis d’opinion conformecōforme à celle
de Platon: & ne m’émerveilleémerueille point
s’ilz ne daignerentdaignerēt oncques faire loix
à ceux qui refuserent de vivreviure en
commun, car ce prudentprudēt personnage
prevoyoitpreuoyoit estre la seule voye du sa-
lut publique, si les hommes vivoyentviuoyēt
en equalité de bien, ce qui ne se peut
jamaisiamais faire ou il y ha proprieté.
Quand unvn chacun en attire à soy au-
tant qu’il peut: Pource que quelque
grandegrāde que soit l’abondance des biensbiēs
au mondemōde, peu de personnes partent
entre eux tout l’avoirauoir, & delaissent
aux autres povretépoureté & indigence: &
si échet presque tousjourstousiours que les
povrespoures auroyent beaucoup mieux
merité avoirauoir si opulenteopulēte substancesubstāce, que
les riches: car les riches sontsōt ravissansrauissās,
mauvaismauuais & inutiles: au contraire les
povrespoures sont modestes, simples, & de
leur industrie quotidiane plus libe- raux



D’UTOPIEVTOPIE. 109
raux & courtois à la Republique,
qu’à eux mesmes. Ainsi jeie suis d’avisauis
qu’unvn bienbiē public ne peut estre juste-
ment
iuste-
ment
& heureusement administré, si
l’on n’oste ceste proprieté de biens:
mais si elle demeure entre les mor-
telz, la meilleure & la plus grande
partie des hommeshōmes demeurera en in-
digence, calamité & anxieté. Et com
bien
com
biē
qu’on peust aucunementaucunemēt solager
lesdites nations vivantesviuātes en proprie
té, si ne leur sauroit on tollir, plei-
nement povretépoureté & misere. Vray est
qu’en ordonnantordōnant qu’on possedast cer
taine quantité de terres, & non plus
qu’il seroit licite, & qu’unvn chacunchacū eust
du bien & revenureuenu legitime, la chose
se pourroit adoucir. Pareillement
que le Prince ne fust trop riche, le
peuple trop arrogant, qu’il n’y eust
ambition aux offices & dignitez, &
qu’elles ne fussent baillees au plus offrant,



110 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
offrant, & qu’on ne fist si gros fraiz
à les avoirauoir: car par cela est donnee
occasion aux marchans d’en refaire
leurs deniers par fraude & rapine.
Ainsi il est de necessité, puis qu’on y
va par argent, de preferer les riches
ausdits offices, ou on feroit beau-
coup mieux d’y mettre gens prudensprudēs
& discretz combiencōbien qu’ilz fussent po-
vres
po-
ures
: là ou telle particularité de biensbiēs
seroit ainsi reglee & égalee, les abuz
pourroyentpourroyēt bienbiē estre adouciz & miti-
guez par les statuz devantdeuāt ditz, mais
de les corriger & extirper totale-
ment
totale-
mēt
, il n’y faut pointpoīt avoirauoir d’esperanceesperāce,
non plus qu’on ha d’unvn corps aban-
donné des medecins, lequel on peut
faire vivreviure plus longuementlonguemēt par quel
ques applications, appareils, ou re-
staurans
re-
staurās
, mais de le reduire en son
en bon point il est impossible: quand
on s’efforcera d’avoirauoir la solicitu- de



D’UTOPIEVTOPIE. 111
de de guerir membre, on rendra les
autres plus malades, ainsi naistra de
la medecine d’unvn, la maladie de l’au
tre, puis qu’on ne peut bailler à l’unvn
qu’on n’oste à l’autre.


Il m’est avisauis tout le contraire
(dy-ie) & suis d’opinion que là ou
toutes choses sont communescōmunes, qu’on
n’y peut vivreviure aptement & commo-
dement: car comme y aura il abon-
dance de biens là ou unvn chacun s’ex-
emptera du labeur, qu’auray jeie à fai
re de tormenter mon cueur & mon
corps à besogner, quand l’égard de
mon gain & proffit ne m’my contraint
point? La confiance que ji’auray à l’in
dustrie d’autruy me rendrarēdra nonchail
lant & paresseux. Si de hazard ji’ay
defaute, & ji’ay beaucoup travaillétrauaillé
à amasser du bien, toutefois il ne
m’est permis par nulle loy de le con
server
con
seruer
& m’en aider, par cela ne vient



112 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
vient-on pas à mille meurtres, &
perpetuelles seditions? mesmement
quand ostee est l’autorité & reveren
ce
reueren
ce
des Magistratz? Dont jeie ne peux
imaginer ne bienbiē concevoirconceuoir que poli
ce puisse estre, entre gensgēs ou il n’y ha
differentdifferēt & discrime de personnes, &
ou unvn chacun est maistre. JeIe ne m’é-
bahy point (dit Raphaël) si tu as ceste
apprehension là, car tu ne considerescōsideres
au vray la chose commecōme elle est, ou si
tu en as quelque considerationcōsideration, tu la
digeres mal. Certes si tu avoisauois esté
avecquesauecques moy en l’isle d’UTOPIEVTOPIE, &
eusses veu à l’oeil la maniere de vi-
vre
vi-
ure
, & les statutz du paїs commecōme ji’ay
fait (qui y ay demouré & vescu plus de
cinq ans, & jamaisiamais jeie n’enē eusse voulu
partir, si n’eust esté pour manifester
ceste nouvellenouuelle terre) tu confesseroiscōfesserois que
tu n’aurois veu en nul endroit du
monde unvn peuple mieux enseigné &
ordonnéordōné que cestuy là. VeritablementVeritablemēt (dit



D’UTOPIEVTOPIE. 113
(dit Pierre Gille[sic]) à grande difficul-
té me mettrois-tu en teste, qu’il y
eust en ce nouveaunouueau paїs unevne gent
mieux arroyee & establie, qu’en ce-
stuy cy à nous cogneu, ou il n’y ha
pas moins bons espritz, & ou les re-
publiques soyent, ce pense-jepēse-je, de plus
grande anciennetéanciēneté, & ou le long usa-
ge
vsa-
ge
ha trouvétrouué maintes choses commo-
des
cōmo-
des
& convenablesconuenables à la vie sans tou-
cher à ce qui ha esté inventéinuenté d’aven-
ture
auen-
ture
& cas fortuit, ce que nul esprit
n’eust sceu excogiter. Quand à l’an-
tiquité des republiques (dit Hythlo-
daeus) tu parlerois autrementautremēt & plus
veritablement: si tu avoisauois leu les hi-
stoires antiques de ce paїs là auquel
(si nous voulons croire à leurs cro-
niques) il y avoitauoit des villes situees,
premier qu’il eust des hommes en
la nostre. Et de tout ce qui ha esté
trouvétrouué jusquesiusques icy par engin hu- h



114 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
main, ou par cas fortuit: par égale fe-
licité il ha peu avoirauoir esté en l’unvn &
l’autre lieu, c’est à dire en nostre
paїs, & au leur aussi semblablementsemblablemēt.
Quand au demeurant, jeie pense bien
que nous sommes gensgēs de plus grand
esprit qu’eux: mais d’estude & indu-
strie, pour certain ilz nous surmon-
tent de beaucoup.


Or ainsi que contiennentcōtiennent leurs cro-
niques, avantauant que noz naviresnauires abor-
dassent leur terre, ilz ne cognois
soyent rien de nous, qu’ilz appellentappellēt
UltrequinoctiauxVltrequinoctiaux, ne de noz affai-
res, & si n’en avoyentauoyēt jamaisiamais ouy par-
ler, sinonsinō depuis mille deux centzcētz ans,
de hazard quelque navirenauire en leur
Isle perit, qui avoitauoit esté portee par
tempestetēpeste, & quelques RommainsRōmains & Egy
ptiens
Egy
ptiēs
qui estoyentestoyēt dedansdedās se sauverentsauuerēt,
& vindrentvindrēt à port, & ne partirent ja-
mais
ia-
mais
de là puis apres. Or entens com me



D’UTOPIEVTOPIE. 115
me ceste seule occasion, leur apor-
ta de commodité l’oeur par leur sin-
guliere industrie: car il n’y avoitauoit rienriē
dens tout le pourpris de l’Empire
RommainRōmain, d’ontdont il leur en peust venir
quelque fruit, qu’ilz n’aprinsent de
leurs hostes estrangiers, ou qu’ilz
n’inventassentinuentassent apres avoirauoir tant soit
peu interrogué des choses. Voilà le
grandgrād bienbiē qui leur avintauint de ce qu’aucunsaucūs
de par deça furentfurēt transporteztrāsportez en leur
contreecōtree. Et si quelque semblable for-
tune ha autrefois contraintcōtraīt aucunaucū d’eux
estre dejetédeieté par tourmentetourmēte en cestuy
nostre paїs, il n’en est non plus de me-
moire, qu’il sera possible quelque
tempstēps, que ji’ay esté au leur. Mais commecōme
incontinentincōtinēt qu’ilz ont receu unevne chose
de nous inventeeinuētee, qui leur est utilevtile, ilz
la font siennesiēne: au contrairecōtraire jeie croy qu’il
sera longlōg tempstēps, avantauāt que nous prenonsprenōs unvn
affaire d’eux mieux étably, qu’il n’est h 2



116 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
en nostre climat, qui est la seule cau
se que leur Republique est plus pru-
demmment aministree, & heu-
reusement fleurist que la nostre.


Donques, amy Raphaël dy-jeie, jeie
te prie décri nous ceste Isle: & ne
sois bref, ains nous declare par or-
dre les champs, les villes, les hom-
mes, les meurs, les statutz, les ordon
nances, & toutes choses que tu vou-
dras que nous cognoissons.


JeIe pense qu’il te plaira bien nous
expliquer tout ce de quoy nous n’a-
vons
a-
uons
encores la cognoissance. JeIe ne
fy jamaisiamais rien (dit Raphaël) de meil-
leur cueur, & suis tout prest quand
vous voudrez, mais la besogne re-
quiert bien avoirauoir le loisir. Allons
donc (dy-je) là dedans disner, & tost
apres nous prendrons l’oportuni-
té: adonc il responditrespōdit: A vostre vueil
soit fait. Ainsi apres que nous fu- mes



D’UTOPIEVTOPIE. 117
mes entrez en mon hostelerie nous
disnámes, & apres disner retourná-
mes en nostre mesme lieu, & nous
assismes au mesme siege, comman-
dant à noz serviteursseruiteurs que nul ne
nous rompist & empéchast, puis
moy & Pierre Gilles amonnestá-
mes Raphaël de nous tenir ce qu’il
avoitauoit promis, & quand il vid que

nous estions ententifz, & convoi-
teux
conuoi-
teux
d’ouyr: quelque peu d’espa-
ce en silence & pensif, s’as-
sit, puis commença
en ceste maniere
à parler.

h 3


Fin du premier livreliure.





118 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE


LE SECOND LIVRE
DE LA DESCRIPTION
DE L’ISLE D’UTOPIEVTOPIE.

L’ISLE des UtopiensVtopiens par
le milieu, qui est fort
plantureuxplātureux, ha de largeur
& estendue cent lieuës: &
n’est gueres moins estroite par tout,
sinon que vers les deux boutz, tant
d’unvn costé que d’autre, petit à petit
elle s’étressist. Ceux du païs (quasi
comme s’ilz l’avoyentauoyent compassee)
luy donnent de tour deux centz
cinquante lieuës, & la figurent tout
ainsi qu’unvn croissant: la mer qui
flotte entre les deux cornes, ha ga-
sté & rompu bien environenuiron cinq
lieuës de terre, laquelle s’y respand
par unvn grand goulphe vuide, defen-
du de tous vents, & tourmentes,
pource que tout à l’entour les ter- res



D’UTOPIEVTOPIE. 119
res y sont hautes & éleveeséleuees. L’eau
y est dormante & coye, & semble
estre unvn grand Lac, qui ne fait
dommage à rien: & tout le canal
de ce goulphe leur fait unvn beau
port, qui transmet les naviresnauires en
toutes regions, au grand profit
& utilitévtilité des humains. Duquel
port les destroitz sont dangereux
& redoutables, pour les rochers,
& bancz qui sont en ce lieu.


Au milieu de la distance & in-
tervale
in-
teruale
, entre les deux cornes de Le lieu
seur de
nature
est defen
du & gar
dé d’unvn
rocher qui
lui sert
de forte-
resse.

ceste Isle, en la mer aparoist unvn ro-
cher découvertdécouuert, & pource moins
nuisible, sur lequel est assise unevne
forteresse contre leurs ennemis.


Il y ha d’autres rochers dens la
marine cachez qui sont dangereux.
Le canal de ceste mer, à eux seulz est
cogneu: parquoy quand quelque h 4



120 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
estranger veut entrer en ce port,
faut qu’il soit guidé par aucun Uto-
pien
Vto-
pien
, & eux mesmes n’y osent en-
trer, s’ilz ne fichent quelques paux,
qui leur monstrent du rivageriuage le che
min seur. Lesquelz transplantez: en
diversdiuers & autres lieux, en pourroyentpourroyēt
facilement faire perir quelque gran
de flote de naviresnauires d’ennemis, qui
illec aborderoyent.


De l’autre costé de ceste Isle y ha
force havreshaures, pour entrer en ceste
terre, mais la descente de toutes
pars, est si munie & fortifiee, tant de
la nature du lieu, que par art, qu’unvn
gros exercice de gens de guerre
peut estre repousé[sic] de là, avecauec petit
nombre de defendeurs. D’avantageauantage
ainsi qu’on dit, & ainsi que l’assiete
du lieu le monstre, ceste terre au
temps passé n’estoit ceinte de mer,
mais le duc UtopusVtopus, commecōme vainqueur & do



D’UTOPIEVTOPIE. 121
& dominateur, duquel l’Isle porte
le nom UtopieVtopie
dite &
nommee
d’UtopieVtopie
leur Prin
ce.
(car au paravantparauant estoit appel
lee Abraxa) & qui introduisit ce peu
ple rude & agreste à telle religionreligiō &
humanité, que maintenant surmontesurmōte
presque tous les vivansviuans, soudain à la
premiere arriveearriuee conquestacōquesta ceste Isle
& demeura vainqueur: puis du costé
ou elle se joignoitioignoit à la terre voisine
qui n’estoit point Isle en fit couper
bien sept lieuës & demie, & fit pas-
ser la mer tout entour.


Or à ceste besogne, ne contraignit
il seulement les gens du païs, à fin
qu’ilz ne reputassent ce labeur à in-
jure
in-
iure
, ains aussi mesla ensemble tous
ses soudalz, & quandquād cet ouvrageouurage fut
livréliuré & distribué à si grande multi-
tude de gens, la chose fut mise à fin
d’unevne merveilleusemerueilleuse & incredible
diligence. Les voisins qui au com-
mencement se moquoyent, de ceste h 5



122 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
fole & vaine entreprinse, s’emerveil
lerent
emerueil
lerent
& étonnerent d’en voir l’ef-
fet heureux. Ceste Isle contient
cinquante & quatre villes Les vil-
les de l’is
le d’Uto-
pie
Vto-
pie
.

Similitu
de est cau
se de con
corde.
, toutes
grandes: & bien basties, plantureu-
ses & magnifiques, d’unevne mesme lan
gue, de semblables moeurs, statutz,
& ordonnances, toutes d’unevne mes-
me situation, & par tout autant que
le lieu s’y adonne, d’unevne mesme sem
blance. Celles qui sont les plus pro-
chaines, ne sont point distantes plus
loing l’unevne de l’autre que de douze
lieuës. Petit in-
tervalle
in-
terualle

entre les
villes d’U-
topie
V-
topie
.
D’avantageauantage il n’y en ha point
de si lointaine, qu’on n’y puisse aler
à pied en unvn jouriour de l’unevne à l’autre.
De chacune ville on élist trois bons
vieillars bourgeois, bien experimen
tez, qui tous les ans se transportent
à la ville d’Amaurot, pour traiter
des communs affaires de l’Isle. Car
ceste ville est la capitale, pource que estant



D’UTOPIEVTOPIE. 123
estant assise au milieu de ceste Isle,
est plus oportune aux ambassades
qui peuventpeuuent venir de tous costez.
Les champs Distribu
tion des
champs.

Le con-
traire ce[sic]
fait main
tenant
main
tenāt
par
toutes
les repu-
bliques
du mondemōde
sont si commodementcōmodement as-
signez aux citez, que nulle de costé
& d’autre, n’ha moins de dix lieuës
de terre: Aucunes en ont plus, selon
qu’elles sont separees les unesvnes des
autres, nulle ville n’ha couvoitisecouuoitise
d’augmenteraugmēter & acroistre ses limites,
pource qu’ilz ont des laboureurs Le princi
pal soingsoīg,
c’est du la
bourage.

desquelz ilz s’estiment estre mieux
maistres que de la champagne. Ilz
ont par tous les champs des logis
bienbiē equipez & restorez de rustiques
instrumensīstrumēs. Les bourgeois chacunchacū à son
tour y vontvōt demeurer: En unevne famille
rustique ililz ne sont pointpoīt moins en hom
mes

mes
& femmes que quarantequarāte, fors deux
serviteursseruiteurs qui y sont ajoustezaioustez de sur-
plus, & sur tout cela y ha unvn pere de
famille & unevne maistresse de maison gra



124 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
gravesgraues & sages, qui ont la charge, à
chacune trenteine de familles est
constitué unvn chef, appellé Phylarc-
que: de chacune famille tous les ans
de ceux qui ont demeuré deux ans
auaux champs, il en retourne à la ville
vingt, & en leur lieu on en r’envoyeenuoye
de la ville autant de nouveauxnouueaux affin
qu’ilz soyent instruis par ceux qui
ont esté au village unvn an, pour ce
qu’ilz ont occasionoccasiō de savoirsauoir plus du
labourage & affaire champestre, que
ceux qui n’y ont point encore vescu.
Et pource l’an suivantsuiuant ilz ont tous-
jours
tous-
iours
le soin de monstrer aux der-
niers venus. Car s’ilz estoyent tous
nouveauxnouueaux & ignoransignorās en l’art d’agri-
culture, il en pourroit avenirauenir acci-
dent pour l’annee, qui seroit cherté
de vivresviures. Et combien que tous les
ans ilz ayent ceste coustume de re-
nouveler
re-
nouueler
& r’afréchir leurs labou- reurs,



D’UTOPIEVTOPIE. 125
reurs, & que nul ne soit contraint
en ceste ápre vie rustique de conti-
nuer plus longuement outre son
vueil: Si avientauient il bien souventsouuent que
ceux qui de leur naturel aiment la
vie rustique, & se plaisent aux champschāps
ilz impetrent y estre long temps.


Les laboureurs L’office
des labou
reurs.
cultiventcultiuent la terre,
nourrissent des bestes, acoustrentacoustrēt du
bois, & le portent par terre ou par
mer à la ville, ou il est apte: & com-
munement ilz nourrissent unevne infi-
nité de pouletz par merveilleuxmerueilleux ar-
tifice. Les poules Merveil
leuse
Merueil
leuse
ma
niere de
faire cou
ver
cou
uer
les
oeufs.
ne couventcouuent point
les oeufz, mais ilz les mettent dens
quelque fourneau, en grand nom-
bre & desouz unvn feu lent & doux,
puis les tournent souventsouuent, & ainsi
leurs donnent vie: Lors quand sont
saillis de l’écaille, suiventsuiuent les hom-
mes au lieu de leurs meres, & les
cognoissent, ilz nourrissent peu de cheu



126 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
chevauxcheuaux, & nulz, s’ilz ne sont de
cueur, & non point à autre usagevsage, si-
non à exerciter les jeunesieunes gens à
bien chevauchercheuaucher & picquer unvn che-
val
che-
ual
: les boeufz L’usa-
ge
vsa-
ge
des
boeufz.
ont toute la charge
de labourer & trainer les faix: pour
ce qu’ilz ne sont pas si impetueux
que les chevauxcheuaux, & sont plus pa-
tiens au travailtrauail, & ne sont si sujetzsuietz
à maladies, ne de si grande dépense
& coust, puis quand ilz ne peuventpeuuent
plus rien faire, on les engresse, & ser
vent
ser
uent
de viande La viandeviāde
& breva-
ge
breua-
ge
des
UtopiensVtopiēs.
: ilz font du pain des
grains qui croissent en ce païs, ilz
boiventboiuent du vin, du pommé, du peré,
& de plusieurs autres brevagesbreuages, au-
cunefois de l’eau toute pure, & sou-
vent
sou-
uent
de l’eau cuite avecauec du miel, ou
avecauec regalice, qui est mout douce, &
en ont grande abondance.


Aussi sont ilz fort providesprouides, &
prennent curieusement garde com- bien



D’UTOPIEVTOPIE. 127
bien peut unevne ville dépendre de
bien tout du long de l’annee, & les
congregations & assemblees, qui
sont au plat païs autour des villes.


Ce nonobstant ilz font plus de
grains, & nourrissent beaucoup
plus de bestes, qu’ilz ne sauroyent
consommer, mais le demeurant
est distribué & departy aux voi-
sins, de toutes choses quelconques,
de quoy ont affaire les villages: &
quand n’en ont point, ilz les vont
demanderdemāder aux villes, & ne faut point
trafiquer ne marchander pour les
avoirauoir: les officiers de la ville leur
delivrentdeliurent. Plusieurs le jouriour de la fe-
ste tous les mois viennent ausdites
villes. Quand l’Aoust aproche, les
Philarcques viennent denoncer aux
gouverneursgouuerneurs des villes, combien
il faut envoyerenuoyer de citoyens pour aider



128 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
aider GrandGrād nom
bre

bre
de
gens sert
beau-
coup à la
besogne.
à moissonner, & quand tout le
nombre de moissonneurs est amassé
ensemble, au jouriour qui est dit, ilz
font quasi en unvn jouriour de beau temps,
toute la moisson de la contree.


Des villes, & specialement de la
ville d’Amaurot.


QUIQVI ha cogneu unevne de
leurs villes, il les ha tou
tes cogneuës: pour ce
qu’elles sont toutes sem
blables, si la nature du lieu n’y repu-
gne & empesche, ji’en exprimeray
donques quelques unesvnes, & ne peut
chaloir La descri
ption de
la ville
d’Amau
rot capi-
tale des
UtopiensVtopiēs.
laquelle, mais ou pouroy-jeie
mieux me prendre, qu’à la ville
d’Amaurot, qui est la plus digne
d’entre les autres, & à laquelle tou-
tes les autres portent honneur, à
raison du parlement qui y est: & aussi



D’UTOPIEVTOPIE. 129
aussi pource que jeie la cognoy
mieux: car ji’y ay demouré cinq ans
entiers. Doncques la ville d’Amau-
rot est assise en unevne descente de mon-
tagne
mō-
tagne
, qui n’est roide ny ápre, ains
aisee & douce, & est de sorte pres-
que carree, la largeur d’icelle com-
mence unvn peu plus bas que le som-
met de la coste, & contient deux
mille pas, qui est unevne lieuë, & tend à
la riviereriuiere d’Anydrus: La descri
ption de
la rivie-
re
riuie-
re
d’Any
drus.
elle ha de lon-
gueur quelque espace d’avantageauantage
jouxteiouxte la riveriue dudit fleuvefleuue.


Anydrus prend sa source au des-
sus de la ville d’Amaurot quarante
lieuës, d’unevne petite fontaine, mais
son cours s’augmenteaugmēte par la rencon-
tre des autres fleuvesfleuues qui viennent
tomber dedans, & entre autres, de
deux moyens, tant que devantdeuāt la vil-
le il ha d’estendue unvn quart de lieuë,
tost apres descendudescēdu plus bas de trentetrēte i



130 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
lieuës, est encore plus enflé, & adonc
entre dens l’Ocean. Le sem-
blable
ce[sic] fait
en angle
terre à la
riviereriuiere
de Tami
se qui
passe par
LondresLōdres.
En la distance
qui est entre la mer, & la ville, & en-
cores au dessus plus d’unevne lieuë, le
floc va & vient legierement six heu-
res continues tous les joursiours: quand
la mer monte, elle occupe le canal
d’Anydrus bien quinze lieuës de
long, en repoussant en arriere l’eau
de ladite riviereriuiere, plus outre elle cor
rompt aucunement de sa saline la li
queur d’icelle riviereriuiere: puis apres pe-
tit à petit la riviereriuiere s’adoucissant,
pure & clere vient à couler par la
susdite ville ainsi purifiee suit quasi
jusquesiusques à son destroit & huis, la mer
qui s’en retourne. Sus le fleuvefleuue d’A-
nydrus y ha unvn pont En cecy
convien-
nent
conuien-
nent
lon
dres &
amaurot
, non point de
bois, ains de pierre, excellemmentexcellēment fait
en arches, qui traversetrauerse depuis le
bord opposite à la ville, jusquesiusques à
ladite ville, du costé qui est le plus éloigné



D’UTOPIEVTOPIE. 131
éloigné de la mer, affin que les navi-
res
naui-
res
puissent passer au long de la vil-
le, sans empeschementempeschemēt: Les Amauro-
tains ont unevne autre riviereriuiere, non pas
grande, mais coye & plaisante, icelle
prent sa source L’usagevsage
d’eau
douce bon
ne

ne
à boi-
re.
de la mesme monta
gne ou est assise Amaurot, & coulant
par les bassiez* de la ville, passe par
le milieu d’icelle, & chet dans Any-
drus: Et pource que ledit ruisseau
partoit unvn peu de dehors la ville,
les Amaurotains citoyenscitoyēs l’environ-
nans
enuiron-
nans
de forteresse, le adjoignirentadioignirent
à leur cité, affin que si de hazard il
survenoitsuruenoit quelque grandegrāde force d’en
nemis: l’eau ne peust estre occupee,
détournee, ou corrompue, ainsi par
cahotz & canalz faitz de brique en
diversdiuers lieux, par les basses parties de
la ville l’eau flue: & aux hautiers, ou
l’eau ne peut monter, ilz ont des ci-
sternes, ou la pluye s’assemble, qui i 2



132 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
n’est pas moins utilevtile, que l’inventioninuention
des cahotz*. La ville est ceinte La muni
tion des
murail-
les.
de
murs hautz & épez, ou il y ha force
tours & bastillons, aux fossez n’y ha
point d’eau, mais sont profonds &
larges, & environnezenuironnez de buissons &
épines, ilz circuisent la ville d’unvn
costé, & des deux boutz, de l’autre
costé la riviereriuiere sert de fossez, le de-
vis
de-
uis
des rues Comme
sont les
rues.
est fait proprement &
commodementcōmodement, tanttāt pour les voitures
& charroy, que contre l’impetuosité
des ventz: les edifices Les edifi
ces.
ne sont laidz,
& sont mis par ordre egal, rengez
tout le long des rues, qui ont de tra-
vers
tra-
uers
vingt piedz, derriere les mai-
sons, autant que les rues en empor-
tent pour jardinsiardins Les jar-
dins
iar-
dīs
jointzioītz
aux mai
sons.
larges & plantu-
reux, contiguz, qui sont de tous co-
stez bien clos des derrieres murail-
les desdites rues, il n’y ha maisonmaisō qui
n’ait huis en la rue, & unvn guichet ou postic



D’UTOPIEVTOPIE. 133
postic aux jardinsiardins Cecy setest
sa commu-
nité
cōmu-
nité
pla-
tonique.
, ou quelques por-
tes qui se ferment à clenche, & s’ou-
vrent
ou-
urent
facilement de la main, puis se
referment tout par elles, & chacun
entre par là qui veut, ainsi n’ny ha rien
entre ce peuple, qui soit propre ou
particulier. De dix ans en dix ans
ilz changentchangēt de maisons, par sort fait
entre eux: Ilz tiennent grand conte L’utilitévtilité
des jar-
dins
iar-
dīs
fort
louee
par virgi
le.

de leurs jardinsiardins, dedens iceux ont vi
gnes, fruitz, porees, herbes, & violet-
tes, si bienbiē accoustrees, & si belles, que
jeie ne vis oncques en lieu ou jeie fusse
chose plus honnestehōneste ne plus fructueu
se. Ilz ont si grande curiosité de bien
accoustrer leurs jardinsiardins, que souventsouuēt
font dispute, rue contre rue, à qui ha
mieux labouré & embelli son jar-
din
iar-
din
, en sorte que par toute la ville
souventsouuent on ne trouveratrouuera chose plus
pertinente & utilevtile à l’usagevsage & plai-
sir des citoyens, que le cultivementcultiuement i 3



134 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
desditz jardinsiardins, parquoy il semble
que celuy qui construisit ceste ville,
mit plus son estude à ordonner de
beaux jardinsiardins, que nulle autre cho-
se. Car ilz disent que leur Prince
nommé UtopusVtopus, des le commence-
ment fit le devisdeuis de ceste ville, mais
quand à la bien agencer & aorner
ainsi commecōme de present elle est (pour-
ce qu’il voyoit que l’aage d’unvn hom-
me n’y eust peu suffire) il en laissa fai
re à ses posterieurs.


Ilz ont en leurs annales (ou est
comprinsecōprinse toute l’histoire d’UtopusVtopus
lesquelles ilz gardent sogneusementsogneusemēt
commecōme unevne sainte relique, & ont gar-
dé mil sept cens soixante ans apres
l’isle prinse par ledit UtopusVtopus) commecōme
les maisons au commencementcōmencemēt estoyentestoyēt
basses, ainsi que loges & cases pasto-
rales, assez lourdementlourdemēt basties de tou
tes sortes de bois, les parois endui- tes



D’UTOPIEVTOPIE. 135
tes de terre, le comblecōble erigé en pointe,
& couvertcouuert de chaume, mais mainte-
nant
mainte-
nāt
sont toutes à trois estages, les pa
rois de caillou brisé, pierre de taille,
ou brique, & le dedans remply de ci
ment
ci
mēt
ou mortier, avecauec menue pierre.


Les edifices sont hautz, faitz à
terrace, ilz batentbatēt & brisent quelques
matieres, qu’ilz estendent & cou-
chent dessus, qui ne sont de grand
coust, tellement que ceste mixtion
ainsi meslee & incorporee, ne craint
ne le feu, ne le vent, ne la tempeste,
ne la pluye, & est beaucoup meilleu-
re que le plombplōb. Leurs fenestres Verri-
nes fai-
tes de
verre &
aussi de
fine toil-
le.
pour
empescher le vent, sont munies de
verres, dontdōt ilz ont en ce païs grandegrāde
abondance. Aussi les garnissent &
illustrent de toile fine deliee & me-
nue, laquelle est huilee de huile
clere, ou de vernis d’ambre, dont il
en sort double commodité, car elles i 4



136 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
sont plus luisantes, & y entre moins
de vent.


Des Officiers & GouverneursGouuerneurs
des villes.


CHacune trenteine de
familles, tous les ans
élit unvn maistre & gou-
verneur
gou-
uerneur
Tranibo
re en lan
gue Uto
pienne
Vto
pienne

signifie
prevostpreuost
ou baillif
en la no-
stre.
pour soy, le-
quel en leur vieille languelāgue est appellé
Syphogrant, & en langage moderne
Phylarcque, unvn Tranibore ancien-
nement ainsi nommé, maintenant
Prothophylarcque est chef & supe-
rieur de dix Syphograns avecauec leurleurs
familles, finalement tous les Sypho-
grans, qui sont deux cens en nombrenōbre,
jurentiurent qu’ilz éliront le plus idoine
& utilevtile à la Republique, & par se-
crete election de quatre personna-
ges que le peuple leur aura nom-
mez, ilz en declarent unvn pour estre
leur Roy, car de chacune quarte partie



D’UTOPIEVTOPIE. 137
partie de ville, on en élit unvn qui est
recommandé au Senat. L’office
d’unvn Prince dure toute sa vie, s’il
n’est soupçonné de tyrannie Tyran-
nie odi-
euse à
unevne repu
blique
bien or-
donnee.
Soudain
mettent
fin aux
proces &
aux au-
tres paїs
on les
alonge
tout à
gré.
, tous
les ans ilz élisent des Tranibores,
mais ilz ne les changent point sans
cause, tous les autres offices sont
annuelz, les Tranibores de trois
joursiours en trois joursiours (si aucunefois le
cas le requiert) viennent au conseil
avecauec le Prince le plus souventsouuent, ilz
consultent de la Republique, &
mettent fin aux matieres & contro-
verses
contro-
uerses
d’unvn chacun en particulier
(si aucunes s’offrent) discretement
& meurement, toutefois il ne s’en
trouvetrouue gueres. Le Senat retire à soy
tousjourstousiours deux Siphograns, & tous
les joursiours de nouveauxnouueaux, & ont par
ordonnance que rien n’est ratifié,
en tant qu’il touche à la Republi-
que, qu’il ne soit premierement dis- i 5



138 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
puté par trois joursiours à la cour, ain-
çois qu’estre decerné, c’est crime
capital de consulter des affaires
communs hors du Senat, & con-
gregations publiques, leurs statutz
à ceste raison sonsont faitz, affin qu’on
ne s’encline à changer l’estat de la
Republique On ne
doit rien
establir à
la legie-
re.
par la conjurationconiuration du
Prince & des Tranibores, & que le
peuple ne soit oprimé par tyrannie,
pourtant tous jugemensiugemens qui sont de
grande importance, sont differez à
la congregation des Siphograns,
lesquelz apres avoirauoir communiqué
la chose avecauec leurs familles, ilz
la consultent entre eux Pleust à
dieu que
ainsi on
fit pour
le jour-
d
iour-
d
’huy en
noz
cours.
, & publient
leurs opinions au Senat. La matie-
re aucunefois passe par le conseil
de toute l’Isle, le Senat aussi ha ceste
coustume, que le jouriour qu’on aura
proposé unvn affaire, ce mesme jouriour
on n’en dispute point, ains est re- servéserué



D’UTOPIEVTOPIE. 139
servéserué à la cour prochainement en-
suivant
en-
suiuant
, affin qu’il n’avienneauienne que
quelqu’quelqu unvn die folement tout du pre
mier coup ce qui luy viendra à la
bouche, & puis considerant qu’il ha
mal parlé, pense par apres quelques
raisons, pour plustost soustenir son
indiscret jugementiugement, que se dédire
honteusement pour l’utilitévtilité de la
Republique, en aimantaimāt mieux la per-
te du salut publique, que de sa bon-
ne reputation, de peur qu’on ne die
qu’il avoitauoit mal opiné au commence
ment, & qu’il devoitdeuoit prendre garde
à parler plus sagement que legie-
rement.


Des mestiers.

Chacun
se mesle
en Uto-
pie
Vto-
pie
de
agricul-
ture, &
en noz
regions
y en ha
peu enco
res sont
ilz contem-
nez
cōtē-
nez
& des
prisez

HOmmes & femmes in-
differemment se mes-
lent du labourage, &
n’y ha celuy ne celle,
qui n’en sache, tous & toutes des leur



140 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
leur enfance y sont instruitz, on leur
en fait leçons es escoles, pareillementpareillemēt
aux champschāps plus prochains de la ville,
on les y meine non pas seulementseulemēt par
maniere de passetemps & pour voir:
mais pour exercer leurs corps à ce-
dit mestier, & pour y besogner. Ou-
tre l’agriculture (qui est comme ji’ay
dit commune à tous) unvn chacun ap-
prent On doit
apprendreapprēdre
mestier
pour la
necessité
de vie, non
pour la
superflui
té.
quelque autre art comme à
soy propre. Et les mestiers qui sont
les plus communs en ce païs, ce sont
drapiers, teliers ou tisserans, mas-
sons, charpentiers, mareschaux &
forgerons, il n’y ha point d’autres
mestiers en ceste region, qui soyent
mis en conte, & dignes d’estre nom-
mez. Les habitz Les Uto-
piens
Vto-
piens
se
vestent
presque
tous d’unevne
mesme
guise.
par toute ceste isle
sont tous d’unevne mesme façon, fors
les vestemens des femmes, qui diffe-
rent de ceux des hommes, & ceux
des gens non mariez, de ceux des mariez:



D’UTOPIEVTOPIE. 141
mariez: ceste sorte d’habillemens
dure tousjourstousiours ainsi, & n’est pas lai-
de à voir, elle est apte & aisee au
mouvementmouuement du corps, convenableconuenable
& decente au froid & au chaud, &
sont tous ouvriersouuriers de faire leurs ac-
coustremens
ac-
coustremēs
eux mesmes, mais de ces
autres mestiers Nul cito
yen n’est
desgar-
ni d’au-
cun arti-
fice.
icy que ji’ay nommeznōmez,
unvn chacunchacū en aprendaprēd quelqu’unvn, & non
pas les hommes seulement, ains aus
si les femmes, & pour autant qu’el-
les sont plus foibles, tendres & de-
licates que les hommes, elles s’apli-
quent à choses plus legieres, comme
à draper, & faire les toiles, aux
hommes est donnee la charge des
artifices plus penibles, unvn chacun UnVn per-
sonnage doit
apliquer
ou sa na-
ture l’at-
tire.

pour la plus grande part est nourry
au mestier dequoy estoit son pere,
car naturellement plusieurs s’y adon-
nent
adō-
nent
, mais si aucun ha sa fantasie ail
leurs, il est transmis par adoption à la



142 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
la famille, au mestier de laquelle il
s’aplique, & le pere en prent seule-
ment
seule-
mēt
le soing, mais aussi les officiers,
que ledit ouvrierouurier soit mancipé &
mis en apprentissage vers quelque
ouvrierouurier qui soit gravegraue & honneste
personne, pareillement si quelqu’unvn
apres avoirauoir aprins unvn artifice, ha de-
sir d’en aprendre unvn autre, il luy est
permis, lors quand il fait les deux,
il fait lequel qu’il veut, si la cité n’ha
affaire de l’unvn & de l’autre On doit
dejeterdeieter
d’unevne re-
publique
les oisifz.
On doit
moderer
le travailtrauail
des ou-
vriers
ou-
uriers
.
, L’office
principal & quasi seul, des Sypho-
grans est prendre garde & estre so-
gneux qu’aucun ne gise en oisivetéoisiueté,
mais qu’unvn chacunchacū face isnellementisnellemēt &
diligemmentdiligēment son mestier, non pas qu’il
travailletrauaille depuis l’aube du jouriour, jus-
ques
ius
ques
à la nuit bien tard, comme les
chevauxcheuaux, qui est unevne calamité & mi-
sere plus-que servileseruile, ce qu’ont acou
stumé les ouvriersouuriers quasi en toutes regions,



D’UTOPIEVTOPIE. 143
regions, fors en UtopieVtopie, ou les habi-
tans nombrent unvn jouriour naturel en
vingt & quatre heures, égales à com-
prendre
cō-
prendre
la nuit avecauec le jouriour, & en
deputent six heures seulement à ou-
vrer
ou-
urer
: trois devantdeuant midy, apres les-
quelles ilz disnentdisnēt, puis apres disner
ilz se reposent deux heures, cela fait
besognent trois autres heures jus-
ques
ius-
ques
à souper, & tost apres huyt ilz
se vont coucher, & reposent huyt
heures s’ilz veulentveulēt, si au lieu de dor-
mir apres la refection & le travailtrauail,
ilz veulent faire quelque chose, il
leur est permis tout ainsi qu’ilz vou
dront, moyennant qu’ilz n’abusent
du temps en prodigalitez, super-
fluitez & choses vaines, & qu’ilz s’a-
pliquent à quelque bonne oeuvreoeuure,
plusieurs employent ces intervalesinteruales
là aux letres Le temps
employe
aux le-
tres.
, car c’est unvn ordinaire
d’avoirauoir quotidiennement leçons pu blicq



144 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
blicques devantdeuant le jouriour, & sont con-
trains d’y assister seulement ceux
qui sont éleuz specialement pour
aprendre les letres.


Quand au reste, grand nombrenōbre de
tous estatz, tant hommes que fem-
mes vont ouyr les leçons, les unsvns
d’unevne science, les autres d’autre, ain-
si que leur naturel les incline, toute-
fois si aucun aime mieux consumer
ce temps à leur mestier (ce qui avientauiēt
à plusieurs qui n’ont point leur fan-
tasie à l’estude) on ne luy defend
point, ainçois il est loué, comme uti
le
vti
le
à la Republique, apres souper
ilz jouentiouent Le jeuieu
des Uto-
piens
Vto-
piens
a-
pres sou
per.
unevne heure, l’esté aux jar-
dins
iar-
dins
, l’hyverhyuer en ces sales communes
ou ilz boiventboiuent & mangent, en ces
lieux ilz chantentchantēt de musique, ou ilz
devisentdeuisent & se recreent de paroles,
ilz n’ont point la cognoissance des
jeuxieux hazardeux que nous avonsauons, qui



D’UTOPIEVTOPIE. 145
qui sont mal propres & pernicieux,
mais en lieu d’iceux ilz ont en usagevsage
deux sortes de jeuxieux semblables aux
échecz: l’unvn ou on void unvn conflitcōflit de
nombre contre nombre, & ou unvn
nombre pille l’autre, l’autre ou on
void unevne similitude de gendarmeriegēdarmerie,
ou bendes sont mises sus champs, &
ou les vices bataillent avecauec les ver-
tuz, auquel jeuieu JeuxIeux ha-
zardeux
sont main
tenant
maī
tenāt
com-
muns
cō-
mūs
aux
gros sei-
gneurs.
Les jeuxieux
des Uto-
piens
Vto-
piens
re-
creatifz,
& utilesvtiles
ensem-
ble.
est demonstré joli-
ment
ioli-
ment
& sagement le discord & dif-
ferent qui est entre les vices, & la
concorde qui est entre les vertuz,
consequemmentconsequemmēt quelz vices, à quel-
les vertuz s’oposent & contrarient,
de quelles forces les guerroyent a-
pertement, & de quelles inventionsinuentions
& ruses ilz usentvsent en les assaillantassaillāt par
voyes obliques, par quel moyen &
secours les vertuz aneantissentaneātissent la puis
sance des vices, par quelz arts elles
se trufent & moquentmoquēt de leurs effors k



146 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
& entreprinses & par quelz moyens
finalementfinalemēt l’unevne ou l’autre partie ob-
tient la victoire, mais en ce passage
affin que ne soyez deceuz, ilz nous
faut contemplercōtēpler unvn point de plus pres.
Pource que ji’ay dit que les UtopiensVtopiēs
ne besognent seulement que six heu
res, il est possible que vous pourrez
estimer par cela que pour si peu de
temps, il aviendroitauiendroit necessité & di-
sete des choses necessaires à l’usagevsage
humain, ce que n’avientauient, mais au con-
traire
cō-
traire
on void, par ceste petite espa-
ce d’ouvrerouurer, les hommes n’avoirauoir seu
lement suffisance de vivresviures & veste-
mens & autres choses commodes à
la vie, ains abondance & grandegrāde plan
té, ce que vous entendrez facilementfacilemēt,
si vous considerez, à part vous la
grosse multitude de gens paresseux Les sor-
tes de gensgēs
oisifz
chez les
autres
nations.

qui viventviuent es autres nations, dont
premierement les femmes en em- port



D’UTOPIEVTOPIE. 147
portent bien la moitié du nombrenōbre, &
si lesdites femmes se meslent en au-
cuns endrois de negocier en ce païs,
au lieu d’elles les hommes dormentdormēt:
il faut adjousteradiouster à ceste tourbe unvn
grand tas de prestres, de religieux,
adjoustonsadioustons y aussi plusieurs gentilz
hommes Reprise
des gen-
tilz-hom-
mes
hō-
mes
.
& leurs valetz, qui sont unvn
amas de gens portans épee, vivansviuans
sans ars: finalement unevne troupe de
coquins & caimans sains & robu-
stes, qui souz l’ombre de ne rien fai-
re, faignent estre malades de quel-
que maladie, ainsi vous trouvereztrouuerez
beaucoup moins d’ouvriersouuriers que
vous ne pensiez, du labeur desquelz
sont amassees toutes les choses, de-
quoy usentvsent les mortelz. Or pensez
à part vous, que des ouvriersouuriers il y en
ha peu qui s’apliquent aux negoces
& besognes necessaires, Dit de
grande
prudenceprudēce.
puis que
nous mettons tous nostre felici- k 2



148 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
té à la pecune, il est de necessité
que maintz arts vains & totalement
superfluz soyent exercez, qui sont
ministres & serfz tant seulement de
prodigalité, superfluité, & luxure.
Or si ceste multitude qui maintenantmaintenāt
se mesle d’ouvrerouurer estoit partie & di-
stribuee en si peu d’ouvragesouurages & me-
stiers, que l’usagevsage commodecōmode de nature
le requiert, & il s’ensuit abondance
de choses comme il est de necessité,
les ouvragesouurages seroyent à si petit pris,
que les ouvriersouuriers n’en sauroyent vi-
vre
vi-
ure
. Mais si tous ceux qui besognent
en mestiers inutiles & non requis, &
toute ceste troupe que ji’ay allegué
qui vit sans rien faire (dontdōt unvn dépenddépēd
plus que deux qui negocientnegociēt) estoyentestoyēt
universelementvniuerselement colloquez & mis à
faire oeuvresoeuures & exercices utilesvtiles,
vous pourriez voir facilementfacilemēt, qu’unvn
bien petit de temps de la besogne d’ic



D’UTOPIEVTOPIE. 149
d’iceux seroit suffisant, & plus que
superabondant à ministrer toutes
choses necessaires & commodes à
l’usagevsage humain, & mesme encor les
plaisirs qui sont honnestes. Et cela
peut on voir clerement en l’l Isle d’U-
topie
V-
topie
. Certes en ce païs, par toutes
les villes, & lieux adjacentzadiacentz & cir-
convoisins
cir-
conuoisins
, de tout le nombrenōbre d’hom-
mes & femmes qui sont en aage de
travailler & besogner, à grande pei-
ne trouvereztrouuerez vous cinq cens per-
sonnes exemptz Les gou-
verneurs
gou-
uerneurs

& offi-
ciers mes
mes en
UtopieVtopie
besognentbesognēt
d’ouvrerouurer, entre les-
quelz sont les SyphograntzSyphogrātz, & jaçoitiaçoit
que les loix du païs les exemptent
& forclosent du labeur: ce neant-
moins ne s’en sequestrent, affin que
par leur exemple incitent les autres
à labourer. De ceste mesme immuni
jouissentiouissent ceux que les prestres re-
commandent au peuple, qu’on élit
secretement au conseil estroit des k 3



150 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
Syphograns, pour vaquer à l’estude,
ausquelz ledit peuple donne privi-
lege
priui-
lege
pour jamaisiamais de ne mechani-
quer: & si aucunaucū ne profite aux letres
comme on esperoit, il est renvoyérenuoyé à
la besogne comme les autres: au con
traire il avientauient souventfouuēt que quelque
mechanique au tempstēps & espace qu’il
fera delivrédeliuré d’ouvrerouurer, estudiera si
bien, & metra si grande diligence
d’aprendre, qu’il sera exempté de
son mestier, & le metra l’on en la
compagnie des estudians & person-
nes letrez. Lors qu’on veut élire
Ambassadeurs, Prestres, Tranibo-
res, & mesme unvn Roy, qu’ilz appel-
lent en leur viel vulgaire Barzanes,
& en la langue nouvellenouuelle Ademe, ilz
les vont choisir en ceste multitude
de gens savansfauans. On peut estimer
que le demeurant du peuple n’est
ocieux, & ne s’ocupe à ouvragesouurages in- fruct



D’UTOPIEVTOPIE. 151
fructueux: Gens le-
trez seu
lement
sont ap-
pellez
aux offi
ces.

Comme
on eviteeuite
grans
fraiz &
coustz en
edifice.
& combien peu de temps
produit de bien aux choses que ji’ay
narrees, ce que ji’ay devantdeuant allegué
est facile à croire, pource que les
UtopiensVtopiens en plusieurs ars necessai-
res ont moins affaire à travaillertrauailler
que les autres nations: qu’il soit ain-
si, regardons touchant les edifices,
dont les bastimens ou reparations,
continuelement en tous lieux re-
quierent
re-
quierēt
les mains & travailtrauail de tant
d’ouvriersouuriers, que c’est merveillemerueille: pour
ce que quand unvn pere aura con-
struit quelque logis, son heritier qui
viendra apres, qui sera mauvaismauuais mes
nager petit à petit laissera décheoir
ladite structure, & ce qu’il pouvoitpouuoit
sauverfauuer pour peu de coust, il est
contraint de le refaire tout neuf,
avecauec grans frais, on void aussi, que
quand on ha basty quelque maison
qui luy ha beaucoup cousté, l’autre k 4



152 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
qui sera trop curieux & delicat con
temnera
con
tēnera
ledit edifice, & le laissera en
peu de tempstēps ruiner: puis en edifiera
unvn autre ailleurs, qui ne coustera
moins que le premier, veritablementveritablemēt
es UtopiensVtopiens tout y est si bien ordon-
né, & la republique en si bon Arroy,
qu’il avientauient bien à tard, qu’on choi-
sisse unevne nouvellenouuelle place pour faire
unvn bastimentbastimēt, & ne mettent seulementseulemēt
remede prompt aux fautes presen-
tes, mais previennentpreuiennent qu’il n’en vien
ne accident, ainsi ce fait que les edifi
ces soyent perdurables avecauec petit
labeur, si que les ouvriersouuriers souventsouuent, à
grande peine ont ilz de la besogne
à s’employer, fors qu’en leurs mai-
sons ilz dolent du bois, acoustrent
des matieres, & leur commandecommāde l’on
qu’ilz écarrissent & preparent de la
pierre ce pendantpendāt: affin que si d’aven-
ture
auen-
ture
il avenoitauenoit quelque accidentaccidēt, on y peut



D’UTOPIEVTOPIE. 153
peut mettre ordre à temps, or voyonsvoyōs
touchant leurs vestemens, Comme
les Uto-
piens
Vto-
piens
evi
tent
eui
tent
grandgrād
coust en
habille-
ment.
combien
ilz y travaillenttrauaillent peu, premierement
quand ilz sont à la besogne, ilz sont
nonchalammentnonchalāment vestuz de cuir, ou de
peaux, qui leur durentdurēt pour le moins
sept ans, quand ilz vont parmy les
rues en leurs affaires, ilz couvrentcouurent
leurs paletos de manteaux de drap
qui sont par toute l’Isle tous d’unevne
couleur, qui est naïvenaïue, & telle qu’elle
croist sur la beste. De draps de lai-
ne ilz n’en ont pas moins à suffisan-
ce, qu’en nul autre païs, & si est à
meilleur marché. Il y ha moins de
travailtrauail aux toiles, & pour tant en
usentvsent plus souventsouuēt, ilz ont égard seu-
lement à la blancheur de la toile, &
à la netteté du drap. La fine toile &
le fin drap n’est point plus cher que
l’autre. Donques il ce[sic] fait qu’en Uto-
pie
Vto-
pie
unvn chacun souventsouuent se contente k 5



154 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
d’unevne robe pour deux ans, ou aux
autres païs unvn seul personnage n’ha
pas aucunefois suffisance de quatre
ou cinq habillemens de laine, de di-
verses
di-
uerses
couleurs, & autantautāt de soye, &
ceux qui se veulent tenir plus mi-
gnonnement, n’en ont pas moins de
dix. Certes jeie ne voy point de rai-
son qu’unvn homme en doivedoiue appeter
plusieurs, considerécōsideré qu’il n’en est pas
mieux garny contre le froid, & n’en
est plus bravebraue, ne plus honnestementhonnestemēt
d’unvn festu. Pour ceste cause, veu que
tous les UtopiensVtopiens s’exercitent à cho
ses utilesvtiles, & que leurs besognes qui
ne sont de long travailtrauail suffisent, il
avientauient que tous biens y abondent,
& au relais de telle abondance, ilz
s’apliquent à refaire les chemins pu-
blicqs, si d’aucuns y ha qui soyent
rompus, & pour ce faire ilz leventleuent
grosse multitude de gens pour y be- sogner



D’UTOPIEVTOPIE. 155
sogner: & quand il n’est besoin d’en
tendre à telz ou à semblables ouvra
ges
ouura
ges
: ilz semonnent lesditz manou-
vriers
manou-
uriers
à pener bien petit de temps à
quelques affaires communs. Car les
gouverneursgouuerneurs & magistratz ne font
exerciter leurs sujetzsuietz outre leur gré
en labeurs superfluz & vains. Pour-
ce que l’institution de leur Republi
que tend à ce point & à ce but, c’est
asavoirasauoir entant qu’il est de necessité
que les bourgeois & gens du païs
travaillenttrauaillent leurs corps, pour l’usa-
ge
vsa-
ge
de la vie, au demeurant apres ce
travailtrauail corporel, qui est de peu de
temps, ilz s’estudient plus vaquer à
embelir & orner leur esprit de
sciences & vertuz, pour le mettre
en liberté & franchise, & croyent
que la felicité de vie humaine est si-
tuee & colloquee en cela.

Des




156 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE


Des affaires, commerces, familiaritez,
& traitez que les UtopiensVtopiens ont
les unsvns avec les autres.


OR maintenant me faut
expliquer qu’ellequelle fami-
liarité les citoyens & ha-
bitans d’UtopieVtopie ont en-
semble, comme ilz contractent, &
quelle maniere ilz ont de distri-
buer & partir leurs choses. UneVne ci-
té est faite de plusieurs familles, les
parentez, alliances, & consanguini-
tez communementcommunemēt font les familles.
Quand les filles sont mariables, on
les allie avecauec les hommes, & se trans
portent
trans
portēt
en la maison de leurs maris.
Les enfans masles, & les filz des filz
demeurent tousjourstousiours en la famille
dont ilz sont yssuz, & obeissent au
plus ancien de leur parentage, s’il ne
pert le sens par sa trop grande vieil- lesse:



D’UTOPIEVTOPIE. 157
lesse: alors le plus ancien d’apres est
mis en son lieu. Et affin qu’unevne cité
ne soit depeuplee, ou trop peuplee
on prandprād garde qu’unevne famille (dont
chacune ville en contient six mille,
sans la commune assemblee) Le nom-
bre des
citoyens
d’UtopieVtopie
n’ayt
moins de dix garsons hors de page,
ne plus de seize. Quand est des en-
fans qui sont au dessouz de cedit
aage, on n’en limite point le nom-
bre. Ceste mode de faire se peut faci-
lement garder, quand on prend des
enfans des familles, qui sont trop fe
condes, pour mettre avecauec celles qui
multiplient trop peu.


Et s’il y ha en unevne ville plus que le
nombre prefix & acoustumé, ilz en
peuplent leurs autres villes qui en
ont defaute. Et si d’aventureauenture toute
l’Isle est chargee de trop de peuple,
ilz en prennent en chacune ville
certain nombre, & les translatent au



158 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
au païs circonvoisincirconuoisin & limitro-
phe, qui n’est point Isle, aux lieux
ou il y ha terres superflues, & plus
qu’il n’en faut à ceux de ladite re-
gion, & qui demeurent en Friche
par faute de labourer, alors de ces-
dites terres ilz en font unevne contree
de leur tenement & dependence,
qu’on appelle Colonie. Laquelle
ilz labourent, acroissent, augmen-
tent, & instruisent de leurs loix &
coustumes, & ajoignentaioignent avecquesauecques
eux ceux du quartier, s’ilz veulent
vivreviure ensemble. Quand ilz sont
alliez & jointziointz en mesmes moeurs
& statuz, facilement croissent au
profit & utilitévtilité de l’unvn & l’autre
peuple. Ilz font par leurs entreprin
ses que ceste terre aporte abondan-
ce de bien aux unsvns & aux autres,
qui ne serviroitseruiroit de rien ou peu, à
ceux du païs. Si ceux du païs ne veu



D’UTOPIEVTOPIE. 159
veulent vivreviure comme eux, ilz les
poussent loing hors des quartiers
qu’ilz limitent, & assignent eux mes
mes. Si on les veut garder d’habi-
ter ces terres: ilz font la guerre, &
disent qu’ilz ont justeiuste cause de
guerroyer contre ceux qui leur refu
sent la possession & usagevsage de ceste
terre de quoy ilz n’usentvsent, la tenant
comme vaine & deserte, dont les au
tres par la loy de nature en doiventdoiuēt
estre nourris. Quand par hazard
ou accident quelqu’unevne de leurs
villes ha esté depeuplee & dimi-
nuee, si qu’elle ne se peut refaire &
r’emplir des autres villes, pource
qu’unevne chacune n’ha que son nom-
bre (ce qui n’avintauint jamaisiamais que deux
fois de la memoire des hommes, par
unevne peste) ilz r’enyoyentenyoyēt querir leurs
citoyens qui habitent aux terres
estranges, comme ji’ay dit, & en re- peup



160 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
peuplent lesdites villes. Ainsi
peut on
dejetterdeietter
unevne tour
be de va-
letz oci-
eux.
Ilz aiment
mieux que tel tenement perisse, &
s’aneantisseaneātisse, qu’unevne ville de l’Isle soit
en rien apetissee & décruë.


Mais revenonsreuenons à la conversationcōuersation &
maniere de vivreviure des bourgeois
d’UtopieVtopie. Le plus ancienanciē (comme ji’ay
dit) est maistre & superieur d’unevne fa
mille. Les femmes serventseruent leurs ma-
ris, les enfans leurs peres, & meres,
& les plus jeunesieunes aux plus vielz.
Toutes les citez sont parties & divi-
sees
diui
sees
en quatre parties égales. Au mi-
lieu de chacune partie, est étably la
place commune, & le marché public
de toutes choses en ce lieu, en cer-
taines maisons sont portez les ou-
vrages
ou-
urages
de chacune famille, & toutes
les especes desditz ouvragesouurages sont se
parees l’unevne de l’autre, & mises en
greniers. Lors quandquād unvn pere de famil
le ha affaire luy ou les siens de telles beso



D’UTOPIEVTOPIE. 161
besognes, il les demande & les em-
porte sans argent ou gage: car pour-
quoy refuseroit on quelque chose,
veu que tout y abonde, & ne craint
on que quelqu’unvn vueille deman-
der plus qu’il n’ha de mestier?


Penseroit on qu’unvn homme de-
mandast plus qu’il ne luy faudroit?
consideré qu’il est certain & asseuré
qu’il n’aura jamaisiamais defaute de rien?
qui est-ce qui est cause de rendre les
bestes & les hommes adonnezadōnez à ava-
rice
aua-
rice
& rapacité sinon crainte d’avoirauoir
defaute? Orgueil aussi rend l’hommehōme
seul convoiteuxconuoiteux, pource qu’il se don
ne gloire, de surmonter les autres
par unevne ostentationostētation & vanterie vaine
& superflue des choses, lequel vice
n’ha point de lieu entre les UtopiensVtopiēs.


Au marché que ji’ay predit est an-
nexé unvn autre marché de vivresviures, au-
quel on ne porte seulement herbes, l



162 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
porees, fruitz d’arbres, & pains,
mais aussi poissons, oiseaux, & au-
tres bestes bonnes à manger. Il y ha
lieux Les ordu
res & in-
fections
amassees
en unevne
ville sont
cause de
peste.
apropriez hors la ville, ou on
nettoye & lavelaue l’on en unvn ruisseau
les chers, ou le sang & ordures s’en
vont à val l’eau. Lors quand les be-
stes sont occises par serviteursseruiteurs, puis
laveeslauees & acoustrees, de là on les por
te audit marché. Par l’oc-
casion
qu’on
fait des
bestes les
hommeshōmes se
peuventpeuuent
adonner
à occire
& tuer
l’unvn l’lau-
tre.
Ilz ne souffrent ja-
mais
ia-
mais
qu’unvn citoyen tue beste, pour-
ce qu’ilz pensent par celà que petit
à petit on pourroit perdre humani-
té & clemence, qui est la plus pitoya
ble affection de nostre nature.


JamaisIamais aussi ne permettent qu’on
porte à la ville quelque puantise ou
vilenie, pource que la putrefaction
d’icelle pourroit corrompre l’air
& engendrer maladies.


En unevne chacune rue y ha des gran-
des sales diviseesdiuisees & separees l’unevne de



D’UTOPIEVTOPIE. 163
de l’autre également par intervaleinteruale,
& chacune est cognue par son nom.


Les Syphograns demeurentdemeurēt en icel-
les, & en unevne chacune de ses sales
trente familles y vont prendre leur
refection, quinze d’unvn costé & quin-
ze de l’autre. Les maistres d’hostelz
de chacune sale vont à certaine heu-
re au marché, puis apres avoirauoir re
laté le nombre de leurs gens deman-
dent
demā-
dent
de la viande. Mais devantdeuāt tous
on ha égard aux malades Le soing
qu’on ha
des ma-
lades.
qui sont
pensez es hospitaux publics. Au-
tour de la ville, unvn peu hors des
murs ilz ont quatre hostelz Dieu, si
grans, & plantureux qu’on les pour-
roit égaler & comparer à autant de
bourgades, affin que les povrespoures ma-
lades, si grand nombre qu’ilz pour-
royent
pour-
royēt
estre, ne soyentsoyēt en ce lieu serrez
& estrains, qui ne seroit commodecōmode: &
aussi affin que les malades de peste l 2



164 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
& infirmitez contagieuses, puissent
estre loing segregez de la compagniecōpagnie
des autres. Lesditz hospitaux sont
tant bien assortis de toutes choses
utilesvtiles à santé: puis on y est si douce-
ment & soigneusement traitez, puis
y ha assiduellement medecins tres-
expertz tousjourstousiours presens: que com-
bien que nul malade n’y soit envo-
enuo-
outre son gré, toutefois il n’y ha
patientpatiēt en toute la ville, qui n’aimast
trop mieux estre mis là dedens, que
demourer en sa maison. Quand le
pourvoyancierpouruoyancier des malades ha esté
au marche, & par l’ordonnance des
medecins ha eu viandes convenablescōuenables:
les meilleures viandes apres sont di
stribuees par les sales Les dis-
ners &
soupers
se font
en sales
commu
nes.
également, à
chacun selon son nombrenōbre, sinonsinō qu’on
ha égard au Prince, au grandgrād prestre,
& aux Tranibores, mesme aux Am-
bassadeurs & étrangiers, s’il y en ha, combien



D’UTOPIEVTOPIE. 165
combiencōbiē qu’il n’y en ait gueres souventsouuēt.


Mais quand de hazard il en vient,
il y ha certains logis en la ville qui
sont accoustrez pour eux.


A ces sales icy aux heures de dis-
ner & souper, tous ceux qui sont à
la charge des Syphograns, se asseent
au son de la trompette, excepté
ceux qui sont aux hospitaux, ou en
leurs maisons.


Apres qu’on ha eu des viandes
pour les sales, on n’empesche point
que quelqu’unvn s’il veut pour son
plaisir Les Uto
piens
Vto
piens
sur
toutes
choses
veulent
que rien
ne soit
fait par
contrain-
te
cōtrain-
te
n’aille disner ou souper à sa
maison, car ilz saventsauent que nul ne le
voudroit faire inconsultementincōsultemēt, ou par
desdain. Et combien qu’il ne soit à
nul defendu de boire & manger à la
maison, ce neantmoins n’y prennent
leur refection communementcōmunement, ne vo-
lontiers, pource qu’il n’est honneste
de s’absenter de la compagniecōpagnie, & aussi l 3



166 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ne semble estre gueres sagementsagemēt fait
de preparer unvn disner qui n’est de si
bonnesbōnes viandes sans comparaisoncōparaison, com-
me
cō-
me
celuy qu’on fait à la sale com-
mune, & tout joignantioignant de leurs mai-
sons. Des servicesseruices qui sont de plus
grand labeur & moins honnestes,
comme de torcher les potz, laverlauer la
vesselle, & autres choses sembla-
bles, les serviteursseruiteurs en font l’office
en cesdites sales.


Les femmes Les fem
mes ser-
vent
ser-
uent
de
cuisi-
niers à
faire &
servirseruir les
viandes.
seules ont la charge
de faire cuire & preparer la viande,
& finalement d’acoustrer tout le dis
ner & souper, & y sont sujettessuiettes les-
dites femmes d’unevne chacune famil-
le, chacune à son tour. Il y ha trois ta
bles ou plus, selonselō le nombre des as-
sistans. Les hommes s’asseent vers
la paroy, les femmes de l’autre costé,
affin que si d’aventureauenture il leur surve
noit
surue
noit
quelque maladie subite (ce qui avientauient



D’UTOPIEVTOPIE. 167
avientauient volontiers à femmes grosses)
elles se lieventlieuēt sans troubler l’ordre
des seantz, & voisent aux nourrices,
lesquelles se seent à part avecauec leurs
nourrissons, en unvn certain refectoir
pour cela estably, qui n’est jamaisiamais
sans feu, & eau nette, & aussi sans
berseaux pour berser & faire endor
mir les petis enfans, les remuer &
débender pres du feu, & les coniouyrcōiouyr.
Chacune femme nourrit son enfant
si mort ou maladie n’empesche.
Quand la fortune avientauiēt, les femmes
des Syphograns cherchent diligem-
ment unevne nourrice, Les ci-
toyens
sont inci
tez à bienbiē
faire par louenge.
Comme
ilz nour
rissent
leurs en-
fans.
& n’est difficile
à trouvertrouuer, car celles qui le peuventpeuuent
faire, ne font chose plus volontiers
que cela: pource que tous prisent
beaucoup & louent cet oeuvreoeuure de pi
tié: L’enfant qui est nourry, recognoist
pour mere sa nourrice. Tous les en-
fans qui n’ont encores cinq ans, ne l 4



168 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
bougent d’avecauec les nourrices, & se
seent ensemble, les autres qui n’ont
attaint l’aage de quatorze ans, &
aussi ceux qui sont en aage de ma-
rier, tant filles que filz, serventseruent sus
table, ceux qui ne sont encores assez
fors pour servirseruir, se tiennent debout
devantdeuant les assistans, avecauec silence. Les
unsvns & les autres ne mangent sinon
ce qui leur est donné de ceux qui
sont assis, & n’ont point d’autre heu
re limitee pour disner & souper. Au
milieu de la premiere table, qui est
le siege plus honnorable (car ceste
table est toute au plus haut lieu du
refectoir, & mise de traverstrauers, & void
on de cet endroit aiseementaiseemēt toute la
congregationcōgregation) le Syphogrant s’y siet
avecauec sa femme, & avecauec eux deux des
plus anciensanciēs: car par toutes les tables
ilz sontsōt quatre à quatre en chacunchacū plat.
Et si l’Eglise est au quartier d’unevne Syphog



D’UTOPIEVTOPIE. 169
Syphogrance, c’est à dire au lieu ou
se tiennent trente familles, le Curé
avecauec sa femme s’assient, & sont du
plat du Syphogrant, au dessus, & en
presidence. Des deux costez des ta-
bles se asseent les jeunesieunes gens, puis
les anciens apres de rechef: ainsi par
toute ceste sale les pareilz sont
jointsioints ensemble, & toutefois sont
meslez avecauec ceux qui ne sont de leur
sorte: & ceste ordonnance fut faite
telle, affin que la gravitégrauité & reveren-
ce
reueren-
ce
des anciens Les jeu-
nes
ieu-
nes
sont
meslez à
la table
avecauec les
plus an-
ciens.
refrenast la licence
que pourroyent prendre les jeunesieunes
en gestes & paroles, consideré que
par toutes les tables il ne se peut
rien faire ne dire par lesditz jeunesieunes
hommes, qui ne puisse estre veu &
entendu par les anciens, On ha é-
gard à
faire hon
neur

neur
aux
anciens.
qui sont de
tous costez voisins & proches des-
ditz jeunesieunes hommes.


On ne sert pas depuis le haut bout l 5



170 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ensuyvantensuyuant l’ordre, ains tous les plus
anciens, qui sont aux sieges honno-
rables, & leur baille l’lonō les meilleurs
metz, puis on ministre aux autres
égalementégalemēt. Des viandes exquises qui
ne suffiroyent pour tous, & pour ce
sont serviesseruies aux plus anciens, ilz en
font distribution à leur plaisir aux
jeunesieunes gens qui sont assis aupres
d’eux. Ainsi est gardé l’honneur aux
plus aagez, & nonobstant les autres
n’en ont moins de proffit.


Tout disner & souper se cōmence-commence
par quelque lecture, A Grand
peine
fait on
cela main
tenant
maī
tenāt
en
d’aucuns
monaste
res de ce
pays.
qui instruit à
bonnes moeurs, & est briévebriéue, affin
qu’elle n’ennuye: & apres ladite le-
cture les plus anciens devisentdeuisent, &
tiennent propos honnesteshōnestes, non point
tristes ne melancholiquesmelācholiques, & n’empes
chent tout le disner & souper de
longs contes, mais escoutent volon
tiers alternativementalternatiuement les jeunesieunes gensgēs, &



D’UTOPIEVTOPIE. 171
& les provoquentprouoquent tout de gré à par-
ler, affin que chacun ait liberté de di
re, & qu’on ait experience des meil-
leurs espritz. Les disners sont tres-
briefz, les soupers plus longslōgs, pour ce
qu’il faut besogner apres disner, &
dormir apres souper, & disent que
le repos est bien plus salubre à faire
la digestion, & que le travailtrauail l’em-
pesche. Nulle refection ne se passe
sans musique, ne sans dessert, ilz
font feu de choses odorantes & aro
matiques, affin que la fumee se répan-
de
répā-
de
par les sales, & aspergentaspergēt des eaux
de senteur: brief ilz n’omettent ChansonsChāsons
de musi-
que à dis
ner &
souper
rien
de tout ce qu’il est possible pour ré-
jouyr
ré-
iouyr
les assistans. Ilz sont bienbiē adon
nez à telles recreations, & sont d’o-
pinion que tout plaisir qui n’apporte
point d’incommodité, ne doit estre
defendu: Voila commecōme ilz viventviuent aux
villes. Ceux des champschāps, qui sont trop élognez



172 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
élognez les unsvns des autres, mangent
en leurs maisons: nulle famille cham-
pestre
chā-
pestre
n’ha defaute de vivresviures, veu
que les villes ne viventviuent d’autre cho-
se, sinon de ce qui leur est porté des
villages.


Des pelerinages des UtopiensVtopiens.


SI aucuns ont desir d’al-
ler voir leurs amis de-
mourans en unevne autre
ville, ou de visiter les
lieux, facilement ilz impetrent congécōgé
des Syphograns, ou de leurs Trani-
bores, mais qu’il n’en avienneauienne dom-
mage. Doncques on envoyeenuoye quel-
que nombre d’UtopiensVtopiens ensemble,
avecauec la lettre de leur Prince, qui
contient le congé qu’ilz ont de faire
leur voyage, & ou est limité le jouriour
de leur retour.


On leur baille unvn chariot ou litie-
re, ensemble unvn serf public pour mener



D’UTOPIEVTOPIE. 173
mener & penserpēser les boeufz: Mais s’ilz
n’ont des femmes en leur compagniecōpagnie,
ilz renvoyentrenuoyent ladite litiere, comme
charge & empeschement.


Sur tout le chemin ilz ne portentportēt
nulz vivresviures, ny autre chose, car ilz
n’ont defaute de rien, pource qu’ilz
sont par tout comme s’ilz estoyent
en leurs maisons. S’ilz demeurent
plus d’unvn jouriour en unvn lieu, en cet en-
droit chacun fait son mestier, & est
traité humainement des ouvriersouuriers
de son mesme artifice. Si quelqu’unvn
de son authorité vague hors de ses li
mites, & s’il est prins sans la letre de
congé de son Prince & superieur, on
luy fait tout plein d’injureiniure & de des-
honneur, puis est remené comme unvn
fugitif, & chastié bien aigrement, s’il
recidiverecidiue, il est mis en servitudeseruitude. S’il
prend vouloir aucun de se pourme-
ner & vaguer par les champs du te- nement.



174 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
nement de sa cité, on ne l’empesche
point, pourveupourueu qu’il ait congécōgé & per-
mission de son pere, ou consente-
ment de sa femme.


Mais en quelque vilage qu’il se
transporte on ne luy donnedōne que boi-
re ne que manger, s’il n’ha fait autantautāt
de besogne devantdeuant disner, ou de-
vant
de-
uant
souper, comme on ha accou-
stumé de faire en ce lieu. Par ceste
condition il est licite à unvn chacun
d’aller & voyager seulement par le
quartier & territoire de sa ville.
Ainsi on n’est pas moins utilevtile à la
ville, comme s’y on y estoit demou-
rant. Vous voyez par ce point qu’en
nul lieu de ce païs n’y ha licence ne
permission d’estre ocieux, ny cou-
leur d’estre paresseux, il n’y ha point
de tavernestauernes de vin, ne de cervoiseceruoise,
ou biere, en nul lieu n’y ha de bor-
deaux, nulle occasion de se gaster, nulz



D’UTOPIEVTOPIE. 175
nulz receleurs ne cabaretz, nulz mo
nopoles ne conspirationscōspirations, la veuë &
presence de tous contraignentcōtraignent de bienbiē
faire le mestier accoustume, ou en-
trepos honneste. Et par ceste bonne
mode il est de necessité qu’il s’en en-
suive
en-
suiue
abondance & planté de tous
biens, laquelle parvientparuiēt également à
tous. Par quoy certes il ne se peut fai
re qu’aucun soit povrepoure ou mendiantmendiāt.
Aussi tost que le Senat d’Amaurot
(auquel tous les ans trois citoyenscitoyēs de
chacune ville sont envoyezenuoyez comme
ji’ay dit) ha cognoissance de l’abon-
dance de quelque contreecōtree, & de la ste-
rilité d’unvn autre quartier, l’affluence
de l’unvn suplie la disete & necessité
de l’autre, & est fait cela gratis, on
ne recompenserecōpēse point ceux qui ont élar-
gy de leurs biensbiēs aux autres, ceux qui
ont donnédōné de leurs sustancessustāces à quelque
ville, ilz’ ne les redemandent point,
ilz prennent les choses dequoy ilz ont



176 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ont affaire d’unevne ville, à laquelle ilz
n’ont rien donnédōné. Ainsi toute ceste isle
est commecōme unevne famille: quand ilz ont
fait leur restorementrestoremēt & pourvoyancepouruoyāce
suffisamment (laquelle ilz font pour
deux ans, de crainte de l’accidentaccidēt qui
pourroit avenirauenir l’an ensuivantensuiuant) des
choses qui surabondent, comme de
grandegrāde quantitéquātité de froment, miel, lai-
nes, lains, bois, graine pour teindre
l’écarlate, perles, peaux, cire, suif,
cuir, & aussi de bestes, ilz les trans-
portent
trans-
portēt
aux autres regions & en don-
nent la septiéme partie aux povrespoures
desdites regions: le reste est vendu
& donné à bon marché.


Et de ce commerce & trafique,
ilz raportentraportēt en leur païs, non seule-
ment les marchandises dequoy ilz
ont affaire (& n’ont quasi necessité
que de fer) mais aussi grande som-
me d’or & d’argentargēt: desquelles choses
que par longuelōgue contumacion, ilz ont fait



D’UTOPIEVTOPIE. 177
fait si grand amas par tout le païs
desdites choses, qu’à grande peine le
croiroit-on. En tous
affaires
les Uto-
piens
Vto-
piēs
ont
memoi-
re de leur
commu-
nité.
Pourtant maintenantmaintenāt
ne leur chaut pas beaucoup, s’ilz ven-
dent
vē-
dent
leurs marchandises argent con
tant, ou s’ilz les prestent, tellement
qu’à present pour la plus grande
partie ne sont payez qu’en cedules
& recognoissances. Toutefois ne
prenent obligations des marchans
en particulier, ains de quelques vil-
les qui leur en donnent asseurance.
Et quand le terme du payement est
écheu, la ville qui ha respondu de
leurs marchandises, repete la debte
des debteurs particulierement, &
met la somme au thesor public,
& en fait son profit jusquesiusques à ce que
les UtopiensVtopiens la demandent. Certes
lesditz UtopiensVtopiens en relachent la
plus grande partie, pource qu’ilz
pensent qu’il n’est justeiuste d’oster unevne m



178 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
chose de quoy ilz n’usentvsent, à ceux qui
en font bien leur profit. Quant au
reste s’il avientauient, & la chose ainsi le
requiere, qu’ilz ayentayēt presté quelque
portion de cet argentargēt à quelque autre
peuple, ilz le demandentdemādent alors qu’ilz
ont la guerre, Il est plus
commodecōmode
d’evitereuiter
la guer-
re par ar
gent & fi
nesse que
la faire
avecauec gran
de
grā
de
effusioneffusiō
de sang
humain.
ou affin qu’ilz s’en ai-
dent en temps de dangerdāger, ou de neces
sité, ou de quelque hazard soudain,
& pour ces deux fins seulement ilz
gardent l’or & l’argentargēt riere eux, prin
cipalement pour soudoyer les gens-
darmes estrangiers, aux quelz ilz ne
donnentdōnent pas petis gages, & lesquelz
plus volontiers mettent aux perilz
& fortunes de guerre, que leurs ci-
toyens, cognoissans assez que par
multitude de pecune souventsouuent les
ennemis O le
grandgrād ou-
vrier
ou-
urier
de
bienbiē dire.
mesmes sont achetables, &
que par finesse on les fait guerroyer
les unsvns contre les autres, pour ceste
raison ilz gardent unvn thesor inesti- mable,



D’UTOPIEVTOPIE. 179
mable, non pas comme thesor, ne
qu’ilz y mettent leur cueur: honte
me donne frayeur de faire recit de
ces choses, craignant qu’on n’ajou-
ste
aiou-
ste
foy à mes propos, car certes si
moymesme ne les avoyauoy veu, jeie
say de certain, qu’à grande peine jeie
les croiroy d’unvn autre qui en feroit
le conte, car il est tout clair que tout
recit qui n’est conforme aux moeurs
& maniere de vivreviure des écou-
tans, n’ha pas grand credit, & est
aussi élogné de leur credence com-
me de leur conversationconuersation. JaçoitIaçoit
ce qu’unvn homme prudent & de
bon jugementiugement paraventureparauenture ne s’en
émerveilleraémerueillera, quand il considerera
bien le different qu’il y ha entre no-
stre institution de vie, & la leur, &
s’il prend garde comment ilz usentvsent
d’or & d’argentargēt, & non pas commecōme nous
autres en usonsvsons. Car comme ainsi m 2



180 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
soit que lesditz UtopiensVtopiens ne usentvsent
aucunement de pecune, mais la gar-
dent, à la fortune qui peut avenirauenir,
laquelle possible aviendraauiendra, aussi il
se peut faire que jamaisiamais n’aviendraauiendra.
Et ce pendant ilz tiennent si peu de
conte d’or L’or esti-
moinsmoīs
que le fer
en Uto-
pie
Vto-
pie
.
& d’argent dequoy se fait
ladite pecune, que nul ne l’estime
non plus, que sa nature le merite.
Et qui est celuy qui ne pense bienbiē que
l’or ne soit moins precieux que le
fer, quand à leur usagevsage? duquel les
hommes ne se peuventpeuuent passer, nom-
plus que de feu, & d’eau? Nature
n’ha point donné d’usagevsage à l’or, de
quoy nous ne nous passissions bien,
si ce n’estoit la folie des hommes qui
l’ha mis en pris pour sa rarité, & au
contraire ladite nature, comme pi-
toyable & douce mere ha mis à dé-
couvert
dé-
couuert
, & à la veuë de toutes les
choses qui nous estoyent bonnes & prop



D’UTOPIEVTOPIE. 181
propices, ainsi que l’air, l’eau, & la
terre mesme, d’autre part elle ha se-
paré & mis loing de nous les choses
vaines, & qui ne serventseruēt de rien commecōme
l’or & l’argentargēt, dont les mines en sont
aux creux de la terre. DoncDōc si ces me-
taux chez les UtopiensVtopiēs estoyent mus
sez dens quelque tour, le Prince &
le Senat pourroyentpourroyēt estre suspeçon-
nez du peuple (qui de folie est assez
inventifinuētif) de vouloir abuser par quel-
que tromperietrōperie dudit or & argent, &
l’l apliquer à leur profit particulier,
en decevantdeceuāt ledit peuple. Si pareille-
ment de cesditz metaux on faisoit
en bel ouvrageouurage d’orfaverieorfauerie coupes,
flascons & autres vaisseaux sembla-
bles, puis s’il avenoitauenoit qu’ilz les fau-
sist refondre pour faire de la pecu-
ne à soudoyer leurs gensdarmes, les
ditz UtopiensVtopiēs considerentcōsiderēt que si unevne fois
avoyentauoyēt prins leur plaisir en ceste di- m 3



182 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
te orfaverieorfauerie, à grande peine souffri-
royent ilz qu’on leur en ostast l’usa-
ge
vsa-
ge
, & affin qu’ilz obvientobuient à ces cho-
ses: ilz ont trouvétrouué ceste maniere de
faire que ji’ay devantdeuant alleguee, tou-
chant leur or, & leur argent, laquel-
le est conforme à leurs autres façonsfaçōs
& modes, & aux nostres (qui prisons
tant l’or, & le cachons si sogneuse-
ment) tresabhorrente & presque in-
croyable: sinonsinō à ceux qui l’auroyent
veu & experimenté: rien plus cer-
tain que ledit peuple boit & mange
en vaisseaux de terre & de verre, qui
sont de belle façon, & non de grand
pris, & es sales communes, & mai-
sons priveespriuees, aussi leurs potz à uri-
ner
vri-
ner
& autres vaisseaux qui serventseruent
à choses immondes sont d’or Magnifi-
que mé-
pris de
l’or.
&
d’argent, pareillement les chaines,
coliers, manettes, & pedales, de-
quoy sont detenus & liez leurs cri- min



D’UTOPIEVTOPIE. 183
minelz, Gens cri
minelz
& infa-
mes por
tent l’or
en UTOPIEVTOPIE
en signe
d’infa-
mie.
qu’ilz appellent serfz, sont
de ceste mesme matiere: finalement
tous ceux qui ont commis cas de
crime & infamie, portent anneaux
d’or en leurs oreilles, & en leurs
doigtz, en leur col carquans d’or,
& couronnes autour de leurs te-
stes, ainsi sont ilz sogneux sur tou-
tes fins, que l’or & l’argent entre
eux, soit en dépris & contemne-
ment. Les autres nations aime-
royent quasi autant qu’on leur ti-
rast les entrailles du corps, que
de leur oster leur or & leur ar-
gent: mais si les UtopiensVtopiens avoyentauoyent
perdu tout ce qu’ilz en ont, ilz
n’en penseroyent pas estre plus po-
vres
po-
ures
d’unvn double. Ilz amassent
& recueillent des perles Les per-
les ser-
vent
ser-
uent
de
passetempspassetēps
aux pe-
tis en-
fans.
au long
des rivagesriuages de la mer, en aucuns ro-
chers des diamans & rubis, les-
quelz ce neantmoins ne cherchent, m 4



184 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
mais quand ilz les trouventtrouuent d’aven-
ture
auen-
ture
, les polissent & acoustrent, &
de cela en ornent leurs petis enfans,
lesquelz s’ejouissenteiouissent & glorifient de
telles bagues en leurs premiers ans,
mais quand ilz sont unvn peu grans, &
qu’ilz aperçoiventaperçoiuent qu’il n’y ha que
les petis enfans qui usentvsent de telles
folies, sans l’amonestement de pere
& de mere, mais de leur propre bon-
bō-
, les jettentiettēt au loing, ainsi que ceux
de nostre païs quand sont devenusdeuenus
en aage de cognoissance ne tiennent
plus contecōte de noix, de petites bague-
naudes, & petis images, qu’on ap-
pelle poupees. Par ainsi jeie ne co-
gneu jamisiamisjamais si clerement, combien
ceste maniere de vivreviure qui est con-
traire à toutes les autres nations,
engendre aux courages aussi di-
verses
di-
uerses
affections, comme jeie le co-
gneu en l’Ambassade des Anemo- liens



D’UTOPIEVTOPIE. 185
liens. Ladite Ambassade arrivaarriua à la
ville d’Amaurot lors que ji’y estoy,
& pource que l’affaire qui les me-
noit n’estoit de petit poix, trois ci-
toyens de chacune ville d’UTOPIEVTOPIE y
estoyent venus devantdeuant. Les am-
bassades des regions voisines qui là
s’estoyent transportez au paravantparauant
que lesditz Anemoliens y vinsent,
& qui savoyentsauoyent les moeurs & coustu
mes des UtopiensVtopiens, cognoissans assez
que le peuple d’UTOPIEVTOPIE ne faisoit pas
grand conte d’habitz somptueux, &
que la soye leur estoit à contemne-
ment, & l’or à mépris & de vile re-
putation, quand ilz faisoyent leur
legation à Amaurot, ilz avoyentauoyent de
coustume d’y venir en train le plus
simple & modeste qu’ilz pouvoyentpouuoyent,
mais les Anemoliens pource qu’ilz
en estoyent plus loing, & n’avoyentauoyent
pas frequenté ne converséconuersé en UtoVto- m 5



186 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
pie, quand ilz entendirent que tous
les UtopiensVtopiens se vestoyent d’unevne
mesme parure de gros drap, pen-
sans puis qu’ilz n’estoyent point
autrement acoustrez, que le païs
estoit povrepoure, dénué de soyes &
veloux, pourtant plus arrogam-
ment que sagement delibererent
par unvn apareil pompeux & trop cu-
rieux faindre estre comme petis
dieux, & éblouir les yeux des po-
vres
po-
ures
UtopiensVtopiens par la reluisance de
leurs beaux habitz.


Ainsi entrerent dens Amaurot
trois Ambassadeurs, avecauec cent au-
tres personnages, qui les accompai-
gnoyent, tous revestusreuestus de veste-
mens de plusieurs couleurs, dont
maint y en avoitauoit en habitz de soye:
mesme les Ambassadeurs (qui en
leur païs estoyent gentilz-hommes)
tous trois estoyent vestus de drap d’or,



D’UTOPIEVTOPIE. 187
d’or, ayans de grans carquans d’or
au col, grosses bagues de mesme aux
doigtz, & chaines pendantes en
leurs chapeaux, avecauec perles & gem-
mes, finalement n’avoyentauoyent autres
acoustremens, sinon ceux de quoy
usoyentvsoyent les esclavesesclaues, criminelz &
infames, & les petis enfans en Uto-
pie
Vto-
pie
: pourtant faisoit il bon voir les-
ditz ambassadeurs dresser leur cre-
stes quand ilz contemployent leurs
triomphans vestemens entre ceux
des UtopiensVtopiens (or estoit tout le peu-
ple répandu par les rues) d’autre
part n’estoit moins plaisant de con-
siderer comme ladite ambassade
estoit frustree de son esperance &
entente, & de l’estimation qu’elle
pretendoit qu’on feroit de leur gor-
gias equipage. Car tous les UtopiensVtopiens
(fors quelque peu qui autrefois a-
voyent
a-
uoyēt
pour affaires idoines visite les autres



188 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
autres nations) estoyent honteux de
voir telz bombans, & saluoyent re-
veremment
re-
ueremment
les plus petis compai-
gnons, au lieu des maistres & gros
seigneurs: & estimans que ces trois
ambassadeurs si bien en ordre, fus-
sent serfz, ou quelques criminelz, à
raison de leurs cheines d’or, ainsi
passoyent par devantdeuant le peuple sans
honneur aucun, pareillementpareillemēt on eust
veu les petis enfans, qui avoyentauoyent jaia
laissé leurs gemmes & perles, quand
virent que les chapeaux desditz am
bassadeurs en estoyent garnis, ti-
royent leurs meres par le costé, di-
sans, Ma mere, mais voyez commecōme ce
grand lourdaut usevse de perles, ainsi
que s’il estoit encor petit enfant, &
les meres à bon escient leur respon
doyent, taisez vous, c’est possible
quelqu’unvn des folz des ambassa-
deurs. Les autres reprenoyent ceux qui



D’UTOPIEVTOPIE. 189
qui avoyentauoyent fait les cheines, pource
qu’elles estoyent trop tenues deliees
& laches, disans, qu’unvn criminel faci
lement les eust peu rompre, & quandquād
il y eust pleu s’en defaire, & s’enē fuyr
ou son intention eust esté. Quand
lesditz ambassadeurs eurent esté unvn
jouriour ou deux en ce lieu, & virent si
grand amas d’or dequoy on ne te-
noit conte, non moins vilipendévilipēdé en-
tre ce peuple qu’il estoit aloué entre
eux: d’avantageauantage contemployentcontēployent qu’en
unevne chaine d’unvn serf fuitif de ce
païs, y avoitauoit plus pesant d’or & d’ar-
gent que tout leur apareil ne mon-
toit, adonc leurs plumes se vont
abaisser, & se destituerent honteu-
sement de toute ceste gorgiaseté
de quoy ilz s’estoyent si fierement
élevezéleuez: & principalement quand
ilz eurent devisédeuisé plus familiere-
ment avecauec les UtopiensVtopiens, & aprins leurs



190 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
leurs moeurs & fantasies, lesditz
UtopiensVtopiens s’ébahissent comme aucun
des mortelz peut tant prendre son
plaisir à voir & contempler la clar-
té d’unevne petite perle, ou pierre, qui
n’est possible vraye, au pris de la re-
fulgence
re-
fulgēce
& beauté d’unevne vraye estoil-
le, ou du soleil mesme. Pareille-
ment ilz s’emerveillentemerueillent qu’unvn hom-
me est si fol de se penser estre plus
noble pour estre vestu d’unvn drap de
laine plus fin, & plus délié qu’unvn
autre: veu qu’unevne ouaille, tant soit
le fil menu & délié, si en ha elle por-
té la laine, & ce pendant la beste
n’ha esté jamaisiamais autre chose qu’unevne
brebis ou mouton. Ilz s’estonnentestonnēt
aussi que maintenant par toutes na-
tions on fait tant d’estime de l’or,
qui de sa nature est tant inutile, telle
ment
telle
mēt
que l’hommehōme qui l’ha mis ainsi en
pris est beaucoup moins prisé & che ry que



D’UTOPIEVTOPIE. 191
ry que l’or mesme: en sorte que quel
que grosse teste pesante & endor-
mie, ou il n’y ha non plus d’entende-
ment
entēde-
mēt
qu’à unevne buche, & qui n’est moins
mauvaismauuais qu’unvn fol, aura en son servi
ce
serui
ce
plusieurs personnages sages &
vertueux, & rienriē pour autre chose si-
non qu’il luy est écheu force d’écuz.


Or si par quelque fortune, ou acci-
dent de proces (qui fait aussi bien
tomber les hautz montez en bas
estat comme fortune) l’or & l’argentargēt
de ce milort estoit translatétrāslaté au moin-
dre de ses serviteursseruiteurs, comme à son
souillard de cuisine, n’aviendroitauiendroit-il
pas tost apres que ce seigneur se
jetteroitietteroit au serviceseruice de son serviteurseruiteur
qui fut, ainsi quasi qu’unvn adjointadioint
desditz écuz?


Quand au reste les UtopiensVtopiens
s’ebahissent encor plus & detestent
la sotise de ceux qui font si grand honn



192 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
honneur, Voyez
commecōme les
UtopiensVtopiēs
se mon-
strent en
ce cas icy
plus sa-
ges que
les chre-
stiens.
& quasi plus qu’à Dieu,
aux riches: auquelz ilz ne doiventdoiuent
rien, & ne sont en nulle sorte obli-
gez à eux, & non pour autre raison
fors qu’ilz sont riches & opulens, &
d’avantageauantage ilz les cognoissent si ri-
ches & avaricieuxauaricieux, qu’ilz sont cer-
tains que de leur vivantviuant de si grand
monceau de pecune qu’ilz possedentpossedēt,
il ne leur en reviendrareuiēdra unvn seul denier
jamaisiamais. Lesditz UtopiensVtopiens ont conceucōceu
telles opinions en partie de leur nu-
trition, pource qu’ilz ont esté nez,
nourriz, & entretenus en unevne Repu
blique, de laquelle les bonnesbōnes entre-
prinses & vertueuses moeurs sont
bien éloignees de ces especes de fo-
lies que ji’ay allegué, pareillementpareillemēt telz
propos leur viennentviēnēt des bons livresliures
ou ilz estudient: Et combiencōbien qu’ilz ne
soyent pas beaucoup d’unevne chacune
ville, qui soyentsoyēt exemptzexēptz & déchargez de trau



D’UTOPIEVTOPIE. 193
travaillertrauailler & besogner es autres oeu-
vres
oeu-
ures
mechaniques, pour estre depu-
tez à estudier seulement, & n’y élit
on, fors que ceux qu’on ha trouvétrouué
en leur enfance avoirauoir bonnebōne nature,
excellent entendement, & le cueur
enclin aux bonnes lettres, ce neant-
moins tous les petis enfans en Uto-
pie
Vto-
pie
sont instruitz aux ars & discipli
nes, & mesme la plus grand part du
peuple, tant hommes que femmes
tout le long de leur vie, aux heures
qu’ilz ne sont sujetssuiets à besogner, ilz
employentemployēt ledit temps à l’estude, L’estude
& doctri
ne des
UtopiensVtopiēs.
les
sciences leur sont donnees à enten-
dre en leur vulgaire, & les aprennentaprennēt
en leur langage: leur langue n’est
souffreteuse de termes, ains riche &
douce à ouyr, & n’y ha langage au
monde qui plus fidelement expri-
me ce que l’entendement aura
conceu.

n



194 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE

Ilz ont unvn mesme langage quasi
par tout le Climat de la region, fors
qu’en aucuns lieux il est corrompu,
aux autres non. De tous les Philoso-
phes qui sont en bruit vers nous,
ainçois que jeie vinse en UTOPIEVTOPIE, les
UtopiensVtopiens n’en avoyentauoyent ouy le vent
de piece, & toutefois leur Musique,
Logique, Geometrie, & Arithme-
tique est quasi semblable à celle
que noz anciens Philosophes trou-
verent
trou-
uerent
. Au reste comme ilz sont en
tous ars presque égaux aux anti-
ques Philosophes: ainsi sont ilz fort
élognez des inventionsinuentions de noz nou-
veaux
nou-
ueaux
dialecticiens, car ilz n’ont rei
gle aucune des restrictions, ne des
suppositions subtilement inventeesinuentees
aux petites logiques, que les enfans
aprennent çà & là en nostre païs.


Pareillement n’ont encores trou
trou
les secondes intentions, nul d’eux n’ha



D’UTOPIEVTOPIE. 195
n’ha encores peu voir l’hommehōme en com-
mun
cō-
mun
(ainsi que ceux de par deça l’ap-
pellent) que nous avonsauons demonstré,
comme vous savezsauez, il y ha desjadesia long
temps
lōg
temps
, au doigt en effigie d’unvn co-
losse, & plus grand qu’unvn Geant ilz
sont au cours des astres, & mouve-
ment
mouue-
ment
des planettes tresdoctes, mes-
me ont inventéinuenté industrieusement
instrumensinstrumēs de diversesdiuerses figures, ou ilz
ont tresdiligemment comprins les
motions & situations du soleil & de
la lune, & des autres astres, qui sont
veuz en leur horizon, mais quant à
la concorde, Il reprendreprēd
les devinsdeuīs
qui di-
sent la
bonne &
mauvai-
se
mauuai-
se
fortu-
ne par la
sciencesciēce si-
derale.
ou different des estoil-
les erratiques, & à la tromperie de
devinerdeuiner par science siderale, ilz n’en
ont seulement rienriē songé, ne s’en de-
mentent
de-
mentēt
aucunementaucunemēt, ilz cognoissent
bien, & devinentdeuinēt du tempstēps de pluye, des
vents, & des autres tempestestēpestes & tor-
mentes, par quelques signes dequoy n 2



196 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ilz ont eu experience par longlōg usagevsage,
mais des causes de toutes ces cho-
ses, du floc de la mer, & de sa saline,
& sommairement de l’origine & na
ture du ciel & du monde, ilz en par-
lent ainsi que noz anciens Philoso-
phes, & tout ainsi que lesditz Philo-
sophes sont aucunefois de contrai-
res opinions, Phisi-
que in-
certaine
Les scien-
ces
sciē-
ces
mo-
rales.
aussi sont les UtopiensVtopiēs,
qui souventsouuent alleguent nouvellesnouuelles rai
sons, repugnantesrepugnātes à toutes celles que
noz Philosophes ont tenues, & sou-
vent
sou-
uent
en amenant nouvellesnouuelles raisons
ne s’y accordent pas entre eux: tou-
chant les morales sciencessciēces, ilz en dis-
putent comme nous, des biens de
l’ame, & du corps, & des biens exter-
nes que nous appellons de fortune, Des biensbiēs
de fortu-
ne & des
biens de
l’ame.

ilz en font tout plein d’argumens,
asavoirasauoir mon si les biens corporelz
ou de fortune, doiventdoiuent proprement
estre nommez biens, ou si seulementseulemēt apartient



D’UTOPIEVTOPIE. 197
apartient aux biens de l’ame, ilz de-
visent
de-
uisent
de vertu & volupté, mais leur
principale dispute, en quelle chose
doit estre situee la felicité Les Uto
piens
Vto
piēs
met
tent leur
felicité
en hon-
neste vo
lupté.
de l’hom-
me, ilz sont assez curieux & s’arre-
stent à beaucoup d’autheurs qui pro
posent de volupté, en laquelle ilz
diffinissent le tout, ou la meilleure
partie de felicité humaine estre mi-
se, mais (dequoy on s’émerveilleémerueille) à
ceste sentence tant delicate, que de
mettre souverainesouueraine felicité en volu-
pté, ilz en prennent le fondement &
l’apuy sur le cultivementcultiuement de Dieu,
& la religion, que neantmoins ilz
observentobseruent, tant gravegraue, severeseuere, voire
presque triste & rigoreuse: TellementTellemēt
qu’ilz ne disputentdisputēt jamaisiamais de felicité,
que premierementpremieremēt ne mettent sus le
bureau q̄lquesquelques Principes de religionreligiō,
& qu’ilz ne les joignentioignēt avecauec la Philo-
sophie rationale, sans lesquelles ilz n 3



198 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
croyentcroyēt que raison de soy est trop foi
ble & debile à la queste de vraye fe-
licité. Leurs Principes sont telz, que
l’ame est immortelle, & que ladite
ame La theo-
logie des UtopiensVtopies.
Ilz
croyent
que l’ame
est im-
mortelle
Ainsi com-
me
cō-
me
il
n’est lici
te d’ape-
ter toute
volupté
aussi
n’est il
convena
ble
conuena
ble
de de
sirer dou
leur si ce
n’est sa
cause de
vertu.
est nee à felicité par la liberalité
de Dieu, & qu’à noz biensfaits apres
ceste vie est donneedōnee premiation & lo-
yer, & à noz delitz peine & suplice.
CombienCōbien que cela sente sa religionreligiō, tou
tefois ilz sont d’opinion qu’on doit
estre attiré à croire ces choses par
raison, car sanssās ces Principes là, ilz di
sent que sans dilationdilatiō il n’est hommehōme si
beste, qui ne fust d’opinionopiniō de prendreprēdre
ses plaisirs par voyes licites ou illici
tes, & se garder seulementseulemēt que la moin-
dre volupté n’empeschastēpeschast la plus gran-
de, & ne poursuivrepoursuiure celle qui retalie
de douleur ou maladie: car si l’ame
n’estoit tenue pour immortelle, il
s’ensuivroitensuiuroit que suivirsuiuir & s’adonneradōner à
vertu, qui est estroite & pleine de diffi- culté,



D’UTOPIEVTOPIE. 199
culté, & non seulement chasser & se
questrer de soy plaisir & douceur
de vie, ains volontairementvolontairemēt souffrir
affliction & douleur dequoy on n’e-
spere point de fruit, ilz disent que
c’est unevne grandegrāde folie, si unvn hommehōme tou
te sa vie ha vescu miserablement en
melencolie & ennuy, & si apres sa
mort il n’en est recompensérecōpēsé, quel profit
y aura il? Mais les UtopiensVtopiēs ne pesent
pas la felicité en toute volupté, mais
en volupté honneste, & disent que
nostre nature est attiree à icelle vo-
lupté par vertu commecōme au souverainsouuerain
bien. A laquelle seule la Stoique con-
traire
cō-
traire
secte attribue felicité: Car ilz
diffinissent & tiennenttiennēt que vertu n’est
autre chose sinonsinō vivreviure selon nature,
& que nous avonsauons esté enseignez de
Dieu à cet affaire, & que quiconque
obtempereobtēpere à la raison, en apetant ou
fuyant unevne chose, cestuy là ensuit na n 4



200 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ture comme sa guide, disant outre,
que raison devantdeuant toutes choses en-
flamme les hommes en l’amour &
veneration de la majestémaiesté divinediuine, à la
quelle nous sommes debteurs pour
ce que nous sommes nez, & pour au
tant que nous pouvonspouuōs avoirauoir felicité.


Secondement la raison nous ad-
monneste & incite à mener vie la
moins facheuse & ennuyeuse que
nous pourrons, ains la plus joyeuseioyeuse
& recreativerecreatiue qu’il est possible, & que
nous aidons aux autres noz sembla-
bles d’en obtenir autantautāt, pour la con-
servation
con-
seruatiō
de la compagnie & societé
naturelle. Car jamaisiamais il ne fut hom-
me, si severeseuere, ne si roide & estroit
imitateur de vertu, & dépriseur de
volupté, qui te commandastcōmādast, t’anonçast
à prendreprēdre si grandgrād labeur & vigilancevigilāce, &
telle nonchalancenōchalance de ton corps, qu’i-
celuy ne te commandast aussi de soulag



D’UTOPIEVTOPIE. 201
soulager de toute ta puissance la po-
vreté
po-
ureté
& l’incommoditéincōmodité des autres, &
qu’il ne soit d’opinion que la chose
est louable, principalementprincipalemēt en l’hon-
neur d’humanité, qu’unvn hommehōme consolecōsole
& secoure l’autre, donc si c’est chose Aucuns
chrestienschrestiēs
se procu
rent
procu
rēt
maux
& dou-
leurs ain
si commecōme
si en ce-
la gisoit
religionreligiō:
mais ilz
devroientdeuroiēt
plustost
les por-
ter patiem
ment
patiē
mēt
si de
hazard
elles ave
noyent
aue
noyent
.

humaine de mitiger & adoucir l’an
goisse & facherie des autres, leur
oster tristesse, & les rendre à joyeu-
seté
ioyeu-
seté
de vie, c’est à dire à volupté hon-
neste
hō-
neste
, par compassion & humanité,
qui est unevne vertu, qui mieux siet &
convientconuiēt à l’hommehōme entre toutes les au
tres, puis qu’on fait celà à autruy,
pourquoy nature ne nous émouve-
ra
émouue-
ra
elle, à nous mesme en faire autantautāt?
Si la vie joyeuseioyeuse, c’est à dire volu-
ptueuse, est mauvaisemauuaise, tu ne dois seu
lement aider à ton prochain à y ten
dre, mais le détourner de tout ton
pouvoirpouuoir, comme d’unevne chose nuisi-
ble & mortifere. Si la vie joyeuseioyeuse, n 5



202 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
c’est à dire volupté, est bonne & hon
neste, tu la dois procurer aux autres
comme chose bonne & convenableconuenable,
pourquoy ne te pourchasseras-tu ce
bien premierement, veu que tu ne
dois estre moins favorablefauorable enversenuers
toy, qu’enversenuers autruy? Puis que na-
ture t’admonneste d’estre bon aux
autres, il faut bien dire qu’icelle te
commande de n’estre cruel & immi-
sericordieux à toy, nature doncques
nous ordonne la vie joyeuseioyeuse, c’est à
dire honneste volupté, ainsi que di-
sent les UtopiensVtopiens, ainsi comme unevne
fin de toutes operationsoperatiōs, & aussi tien-
nent que la diffinition de vertu, c’est
vivreviure selon l’ordonnanceordōnance de nature.
Car commecōme ainsi soit que nature se-
monne les hommes à secours mu-
tuel de vie joyeuseioyeuse, laquelle chose
elle fait justementiustement, & n’y ha homme
si élevééleué, ne si grand Prince, duquel
seul nature ait le soing, consideré qu’elle



D’UTOPIEVTOPIE. 203
qu’elle entretient & pense de tous
universellementvniuersellement, lesquelz elle jointioint
& assemble par communité de mes-
me semblance, icelle mesme certes
te commandecōmande expressement de pren-
dre garde que tu n’obtemperes tant
à tes profitz, qu’il s’ensuiveensuiue le dom-
mage & detriment d’autruy: donc-
ques les UtopiensVtopiens sont d’opinion
qu’on ne garde seulement les pa-
ctions Pactions
& loix.
particulieres, & contratz
qu’on ha les unsvns avecauec les autres, ains
aussi les loix publiques, lesquelles
unvn bon Prince ha justementiustement pro-
mulguees, ou que unvn peuple non op
primé de tyrannie, ne circonvenucircōuenu de
fraude, par communcōmun accord ha ordon
né sur le departissementdepartissemēt, & distribu-
tion
distribu-
tiō
des communautezcōmunautez de la vie, qui est la
matiere de volupté & honnestehōneste plai-
sir. En gardantgardāt ses loix sanssās offensionoffensiō, Si
tu procures ton privépriué profit & plaisir, c’est



204 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
c’est prudence: si tu procures le pu-
blic, c’est pieté.


Mais empescher le plaisir Les plai-
sirs qu’onō
fait l’unvn
à l’lautre.
d’au-
truy pour avoirauoir le tien, c’est faire
tort à autruy, au contraire te rescin
der de ton plaisir pour augmenter
celuy d’autruy, c’est l’office d’unvn hom-
me
hō-
me
humain & benin, ce que ne peut
tant oster de commodité, comme il
en raporte, car quand on ha fait plai
sir à quelqu’unvn il le recompenserecompēse, puis
la grande recognoissance du bien-
fait, & la recordation de la charité
& bienveillancebienueillance de ceux à qui tu as
bienfait t’aporte plus de plaisir à l’e-
sprit, que la volupté que tu eusses
prinse en ton corps de laquelle tu
te es abstenu. Finalement nostre Sei
gneur Dieu pour unvn petit & brief
plaisir mondain, dequoy nous nous
sommes élognez, nous recompense
d’unevne liesse grande, & qui jamaisiamais ne



D’UTOPIEVTOPIE. 205
ne meurt, ce que facilement la reli-
gion persuade Comme
les Uto-
piens
Vto-
piens
ap
pellent
vertu.
à unvn courage qui vo-
lontairement s’y consent.


Voila comme les UtopiensVtopiens apres
avoirauoir bien consideré & pesé la cho-
se sont d’opinion que toutes noz
operations, & mesme les vertus, ont
égard & consideration finale à hon-
neste volupté, comme à leur souve-
rain
souue-
rain
, & tresgrand bien des humains.


Ilz appellent volupté tout mou-
vement
mou-
uemēt
& du corps & de l’ame, ou on
prendprēd plaisir par l’instinct de nature.


Ilz n’y adjoutentadioutent pas indiscrete-
ment le desir de nature: car tout ain
si comme non seulement la sensua-
lité, mais aussi la droite raison pour
suit toute chose qui est joyeuseioyeuse &
plaisante de nature, ou l’on ne tend
point, par outrage & injureiniure d’au-
truy, & ou on ne perd unvn bien plus
plaisant, que celuy qu’on apete, & ou



206 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ou il ne s’en ensuit labeur, ainsi les
choses que par unvn vain consentementconsentemēt
& contrecōtre nature Plaisirs
contre-
faitz &
faux.
les mortelz, faignentfaignēt
à eux estre douces & plaisantes, com
me s’il estoit en eux de changerchāger aussi
bien les qualitez que les noms des
choses, les UtopiensVtopiens disent qu’on n’y
trouvetrouue pointpoīt de felicité, ains que lesdi
tes choses nuisent beaucoup, voire
mesme en cela que depuis qu’on est
unevne fois embeu de telles voluptez
fauces, elles occupent tellement l’en
tendement de l’homme par opinion
erronee, qu’il n’y reste lieu vuide
pour y recevoirreceuoir les naturelz &
vrais plaisirs. Car il y ha beaucoup
de choses qui de leur nature n’ont
aucune suavitésuauité ne douceur, ains la
plus grande partie d’icelles est plei-
ne d’amertume, & pervertieperuertie de blan
dices de mauvaisemauuaise concupiscence,
& toutefois sont receües non seule- ment



D’UTOPIEVTOPIE. 207
ment pour les souverainessouueraines voluptez Erreur
de ceux
qui se glo-
rifient
pour
estre bienbiē
acou-
strez.

mais sont nombrees entre les prin-
cipales causes de la vie humaine.


En ceste espece de fauce volupté
les UtopiensVtopiens comprennent & collo-
quent ceux dont ji’ay fait mention
cy devantdeuant, qui se pensent estre plus
gens de bien, d’autantautāt qu’ilz ont meil
leure robe, mais ilz errent deux fois
en unevne chose: car ilz ne sont pas
moins deceuz de penser que leur
acoustrement soit meilleur, pour
estre de plus fin drap, qu’ilz sont de-
ceuz d’estimer qu’ilz sont meilleurs
pour estre mieux vestuz.


Que si nous considerons l’usagevsage
d’unvn habillement, qui n’est pour au-
tre cause fait, sinon pour couvrircouurir le
corps, & le tenir en chaleur & santé:
Pourquoy dirons nous que le drap
delié est plus excellent que le gros,
toutefois ceux cy commecōme s’ilz estoyentestoyēt plus



208 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
plus singuliers de nature que les au
tres modestement acoustrez, ne con
siderant point leur erreur, leventleuent
leurs crestes, & pensent estre beau-
coup mieux prisez, pour leurs bel-
les robes, & l’honneur qu’ilz n’ose-
royent esperer, s’ilz estoyent vestuz
plus simplement, ilz le vont cher-
cher aux beaux acoustremens, aus-
quelz ledit honneurhōneur demeure, & s’ilz
sont contemnezcontēnez par defaute de s’estre
bienbiē emparez, ilz en sontsōt fort marriz.


N’Nest-ce point semblable besterie
d’estre honnoré de vains & inutiles Folz hon-
neurs
hō-
neurs
.

honneurs? CombienCōbien reçois tu de plai-
sir vray & naturel, si unvn autre est de-
vant
de-
uāt
toy la teste nue, & s’il plie les ge-
noux pour te faire mille reverencesreuerēces?
cela guerira-il les tiens de la goute?
allegera-il la phrenesie de ta teste?
En ceste representationrepresentatiō de fardee Vaine
noblesse.
vo
lupté s’abusentabusēt & affolentaffolēt ceux qui se di- sent



D’UTOPIEVTOPIE. 209
sent gentilz-hommes, pource qu’ilz
sont extraitz de race ancienne qui
ha esté riche & plantureuse en ter-
res & possessions, & pour ce s’en
glorifient & se plaisent, & pour le
temps qui court, noblesse n’est au-
tre chose. Et toutefois si leurs ma-
jeurs
ma-
ieurs
, & ancestres ne leur ont de
toutes lesdites richesses rien laissé,
ou si eux mesmes ont degasté & con
sommé, ilz ne s’en estiment moins
nobles d’unevne fraise.


Les UtopiensVtopiens content & adjoi-
gnent
adioi-
gnent
avecauec ceux-cy, ceux qui met-
tent leur fantasie en perles & pier-
res precieuses, & se pensent estre pe-
tis dieux, s’ilz quelquefois peuventpeuuent
avoirauoir quelque excellente pierre de
la sorte dequoy en leurs temps ceux
du païs faisoyent tant de feste: & les
avoyentauoyent en si grand pris: car les pier
res de mesme espece, ne sont pas pri- o



210 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
sees par tout, ny en tout temps. Ilz
n’en achetent point qui soyent en-
chassees en or, mais separees & nues,
& qui plus est ilz adjurentadiurent le mar-
chant
mar-
chāt
, & luy font bailler pleige pour
savoirsauoir si la perle ou pierre sont
vrayes, tant sont soucieux & crain-
tifz que leur oeil ne soit deceu, &
qu’on ne leur baille unevne pierre fause
au lieu d’unevne vraye. Quand ilz vien-
nent
viē-
nent
à contempler ladite pierre, &
ne saventsauent discerner si elle est vraye
ou fause, pourquoy leur donne
moins de plaisir la fause que la
vraye? l’unevne & l’autre doit estre d’é-
gale valeur enversenuers eux, qui ne la saventsauēt
discerner, ainsi qu’enversēuers unvn aveugleaueugle.


Que diroyent les UtopiensVtopiēs de ceux
qui font thesor, non pas pour se ser-
vir
ser-
uir
à leur usagevsage du monceau d’or,
mais pour prendre plaisir à le regar
der seulementseulemēt, ont-ilz vraye volupté? Nen



D’UTOPIEVTOPIE. 211
Nenny certes: mais sont deceuz de
leur plaisir qui est faux, & frustra-
toire. Ceux aussi qui au contrairecōtraire ca-
chent leur or, de quoy ilz n’auront
jamaisiamais l’usagevsage, & qui ne le verront
paraventureparauenture plus, & estans en crain-
te & soucy de le perdre, ilz le per-
dent: jouissentiouissent-ilz de vray plaisir?
Quelle difference trouvetrouue-l’on en-
tre le perdre, & l’oster à soy mesme
& à tout l’usagevsage humain? & toute-
fois l’avaricieuxauaricieux se réjouistréiouist en son
thesor caché, commecōme estantestāt en esprit as
seuré de ce qu’il tienttiēt seur. Si quelque
larronlarrō le dérobe, & le possesseur n’en
sait rienriē, & ledit possesseur meurt dix
ans apres que son thesor ha esté pil-
le, combiencōbiē ha il eu d’interest s’il ha esté
prins, non plus que s’il fust demouré
sauf, il n’en ha eu non plus de profit
en unevne sorte, qu’en l’autre. A ces folz
& irraisonnables passetemps ilz as- o 2



212 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
semblentsemblēt joueursioueurs de cartes, de dez, &
autres JeuxIeux ha-
zardeux
comme
cartes &
dez.
jeuxieux de hazard, aussi chas-
seurs & voleurs, desquelz ilz ont co
gnu la folie non par usagevsage, mais par
ouyr dire. Quel plaisir y ha-il (se di-
sent ilz) de jetterietter les dez dens unvn ta-
blier, ce qu’on ha fait tanttāt de fois, tel-
lement
tel-
lemēt
que s’il y avoitauoit quelque ébat, on
en pourroit perdre l’apetit par fre-
quent
fre-
quēt
usagevsage? Quelle recreationrecreatiō, ou plus
tost quelle facherie peut on avoirauoir,
qu’ouyr les abois & urlemensvrlemens des Le plai-
sir de la
chasse.

chiens? Quel ébat plus grand y
ha il de voir courir unvn levrierleurier apres
unvn lievrelieure, que de voir courir unvn chienchiē
apres unvn autre chien? le semblable
se fait tant d’unvn costé que d’autre,
ilz courent & racourent, si la course
te plaist seulement: Mais si l’esperan
ce de voir mourir le lievrelieure te re-
paist, & si tu prens plaisir de le voir
mettre en pieces devantdeuant tes yeux, tu deu



D’UTOPIEVTOPIE. 213
devroisdeurois plustost estre émeu à mise-
ricorde de contempler unvn povrepoure le-
vrau
le-
urau
estre déchiré d’unvn chien, unevne
foible & debile beste, estre sarageesacagee
d’unevne plus forte, unvn craintif, & fuitif
bestail estre devorédeuoré d’unvn inhumain,
& unvn animant paisible & innocent
estre mangé d’unvn cruel. Donques les
UtopiensVtopiens ont rejettéreietté tout cet exerci
ce de chasse aux bouchiers, comme
ce c’estoit chose deshonneste à gens
libres, lequel mestier de boucherie
(comme ji’ay dit au paravantparauant) ilz
font faire par serviteursseruiteurs, & disent
que la chasse, est la plus basse, & vile
partie de boucherie, les autres par-
ties sont plus utilesvtiles & honnestes
pource qu’elles sont necessaires à la
vie humaine, car unvn boucher cuisi-
nier, rotisseur, ou patissier, tue les be
stes seulementseulemēt par necessité, mais unvn
chasseur, ou voleur, ne fait mourir 0 3



214 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
& dissiper unvn miserable lievrelieure, ou
quelque oiseau, sinon pour son de-
duit. Ilz sont d’opinion que ce desir
de voir ainsi bourreler & meurtrir
les povrespoures bestes, ne procede que d’unvn
cueur & affectionaffectiō cruelle, ou que l’hom
me

me
par coustume & exercice de ce-
ste tant inhumaine volupté, se peut
adonner finablement à cruauté. Ces
affaires là, & toutes choses de ceste
sorte (qui sont innombrables) jaçoitiaçoit
ce que le commun populaire les re-
çoive
re-
çoiue
& prenneprēne pour voluptez, non-
obstant les UtopiensVtopiens tiennent qu’el-
les n’ont point de conformitécōformité & com
merce avecauec vraye volupté, pource
qu’on n’y trouvetrouue rien qui soit doux,
& suavesuaue de sa nature. Car en ce que
les autres hommes communement
éblouissent leur sens, par unevne joyeu-
se
ioyeu-
se
plaisance qui semble estre oeuvreoeuure
de volupté: en cela ilz ne s’éloignent point



D’UTOPIEVTOPIE. 215
point de la sentence des UtopiensVtopiens.
Car de tenir erreur la nature de la
chose n’en est pas cause, ains leur
abus & pervertieperuertie acoustumance par
le vice de laquelle se fait qu’ilz pren
nent
pren
nēt
les choses ameres pour les dou-
ces. Ainsi que femmes enceintes Femmes
grosses
degou-
stees.
trou-
vent
trou-
uent
la poix & le suif plus doux que
miel, pource qu’elles sont dégou-
stees. Et ce neantmoinsneātmoins le jugementiugemēt de
quelqu’unvn, depravédepraué par maladie ou
coustume, ainsi qu’il ne peut muer la
nature de nulle chose, L’espece
des vrais
plaisirs.
aussi ne peut
il changerchāger le naturel de vraye volu-
pté. Des voluptez que les UtopiensVtopiēs confes
sent
cōfes
sent
estre vrayes, ilz en mettentmettēt diver
ses
diuer
ses
sortes. Ilz attribuentattribuēt les unesvnes à l’a-
me, les autres au corps: à l’ame ilz don
nent

nēt
entendemententendemēt, & ceste douceur &
fruition de contemplercōtēpler le vray. Puis ilz
y ajoustentaioustēt la delectable recordation
d’avoirauoir bien vescu, & l’esperance o 4



216 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
indubitable du bien futur, & loyer
qui en doit avenirauenir. Ilz parent la vo-
lupté du corps en deux manieres.
La premiere est, quand le sentiment
reçoit quelque plaisir manifeste, qui
se fait quand on restaure les parties
du corps, apres que la chaleur natu-
relle qui est en nous, ha fait sa dige-
stion, & est question de rechef de
prendre à boire & à manger. Aussi
quand on expulse les choses, des-
quelles le corps abonde, on y prend
plaisir, comme en vrinant, jettantiettant la
matiere fecale, en cognoissant char-
nelement nostre femme, en nous
frotant ou gratant. Aucunefois
n’aistnaist en nous unevne volupté, qui tou-
tefois ne raporte rien aux membres
de ce qu’ilz pourroyent avoirauoir be-
soin, & aussi, ne leventleuent ne ostent ce
dont ilz pourroyentpourroyēt en mal & en tra
vail
tra
uail
: mais émeut, & incite par unevne puiss



D’UTOPIEVTOPIE. 217
puissance oculte, & emotionemotiō mani
feste chatoille noz sens, & les conver-
tist
cōuer-
tist
à soy, telle qu’est la volupté que
nous prenonsprenōs à ouyr les chanschās & acors
de musique. L’autre maniere de vo-
lupté corporelle, est ainsi qu’ilz di-
sent, situee en paisible, & tranquille
égal & temperétēperé estat du corps, c’est asa
voir
asa
uoir
en la santé d’unvn chacunchacū non trou-
blee, ou empeschee de maladie aucu
ne. Ceste santé, si elle n’est oprimee
de quelque douleur, elle delecte &
réiouist l’hommehōme de soy, posé ores que
elle ne soit émeuë par aucune volu-
pté avenanteauenāte exterieurementexterieuremēt: JaçoitIaçoit ce
qu’elle s’éleveéleue & s’offre moins à no-
stre sens, que cet enflé apetit de boi-
re & de manger, ce neantmoins
plusieurs l’affermentaffermēt estre le plus grandgrād
plaisir de tous les plaisirs, brief tous
les UtopiensVtopiēs quasi disent, & confessentcōfessent
que c’est le fondementfondemēt & sustentaclesustētacle de o 5



218 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
toutes voluptez: pource que seule
elle rend l’estat & condition de vie
humaine plaisante, gracieuse & desi-
rable, tellement que quand elle est
absente, nul plaisir n’y sauroit avoirauoir
lieu. Car ne sentir douleur, si santé
n’est presente, ilz appellent cela stu-
peur, entopissement[sic], & privationpriuation de
sentiment, & non pas volupté. JaIa long
temps
lōg
temps
y ha qu’ilz ont rejettéreietté l’opi-
nion de ceux qui soustenoyent que
santé ne devoitdeuoit estre receuë pour
volupté, pource qu’on n’en avoitauoit
l’apercevanceaperceuance par nul mouvementmouuement
exterieur. Entre eux ceste question
ha esté debatue vertueusement, mais
maintenant tous s’acordent au con-
traire presque, & disent que santé
ne sauroit estre sans volupté. Car ilz
ratiocinent en telle mode. Comme
ainsi soit qu’en maladie y ayt dou-
leur, laquelle est l’ennemie mortelle de



D’UTOPIEVTOPIE. 219
de volupté, ne plus ne moins que mala-
die est ennemie de santé, pourquoy
au contraire n’y aura-il volupté en
santé? & n’y ha point d’interest s’on
dit en maladie estre douleur, autant
emporte l’unvn que l’autre. Aussi si san
té est volupté mesme, ou si necessai-
rement elle engendre volupté com-
me le feu engendre chaleur, certes il
se fait d’unvn costé & d’autre, que
ceux qui ont santé constante & en-
tiere, ayent ne plus ne moins volu-
pté & plaisir. Quand nous beuvonsbeuuons
& mangeons (disent-ilz) qu’est-ce
autre chose, sinon santé, laquelle se
commençoit à empirer qui bataille
contre la faim, avecauec secours des
viandes: puis quand en ceste faim
santé est petit à petit revalideereualidee jus-
ques
ius-
ques
à la vigueur acoustumee, elle
nous suggere & induist ce plaisir & volu



220 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
volupté par lequel nous sommes
refectionnez. Santé donques qui se
réjouistréiouist en ce conflit ne prendra-elle
point plaisir, apres avoirauoir gaigné la
victoire contre la faim? puis quand
elle aura à la parfin acquis sa force
premiere, qu’elle quereloit & de-
mandoit
de-
mādoit
seulement par ce debat sus-
dit, s’amortira-elle, ne prendra-elle
point recreation? ne cognoistra-elle
point le bien qui luy est avenuauenu? Uto-
piens
Vto-
piens
disent que ce n’est pas verita-
blement parlé de dire qu’on ne sent
sa santé. Qui est cestuy qui en veil-
lant
veil-
lāt
ne se sent sain, sinonsinō celuy qui ne
l’est point? Certes il n’est jamaisiamais si
privépriué de sentimentsentimēt, ou astraint de le-
thargie, qu’il ne confesse que santé
luy est recreativerecreatiue & joyeuseioyeuse, & dele-
ctable: commecōme nommez vous delecta-
tion
delecta-
tiō
, si ce n’est volupté en autres ter-
mes? lesditz UtopiensVtopiēs singulierement s’ado



D’UTOPIEVTOPIE. 221
s’adonnent aux voluptez de l’ame,
estans d’opinionopiniō que ce sont les prin-
cipales d’entre toutes les autres, &
disent que la meilleure d’icelles vient
de l’exercice des vertus, de bonnebōne vie,
& bonne consciencecōscience. TouchantTouchāt les vo-
luptez du corps, ilz donnent la pal-
me à santé, comme la plus exquise
& excellente. Le plaisir qu’on prendprēd
à boire & à manger, & toute chose
qui contient telle sorte de volupté,
sont à apeter, mais c’est comme ilz
disent, non pour autre cas, sinon pour
garder la santé, car telles choses ne
sont plaisantes d’elles mesmes: mais
sont necessaires, d’autant qu’elles
resistentresistēt à maladie, qui pourroit sur-
venir
sur-
uenir
secretement. Ainsi qu’il est
plus decent à unvn homme sage de ne
vouloir tombertōber aux infirmitez & ma
ladies, que de desirer à prendre me-
decine, & de destourner les dou- leurs,



222 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
leurs, plus tost que querre & cher-
cher remedes & secours: ainsi vaut
il mieux n’estre soufreteux de ceste
espece de volupté devantdeuant dite, que
d’estre restauré par defaute d’en a-
voir
a-
uoir
usévsé. Or si aucun se pense bien
heureux pour avoirauoir la fruition des
voluptez corporelles devantdeuant alle-
guees: il faut finalement qu’il confes-
se
cōfes-
se
qu’il se tiendroit estre en grande
felicité, si telle vie luy écheoit: qui
consistast en faim continue: soif,
émouvementémouuement de la chair, manger,
boire, grater, & froter. Et qui est
cestuy là qui ne pense bien que telle
maniere de vivreviure ne soit seulement
sale, & orde, ains avecquesauecques ce misera
ble? Ces plaisirs là sont les moin-
dres de tous, pource qu’ilz ne sont
entiers & parfaitz, & jamaisiamais n’avien
nent
auien
nent
qu’ilz ne soyent jointiointjointz & mes-
lez avecauec douleurs & tourmens con- trai



D’UTOPIEVTOPIE. 223
traires: AvecAuec le plaisir qu’on prend
à manger, faim y est mixtionnee
& couplee, & non pas également.
Car tant plus est vehemente, tant
plus est longue la douleur.


La faim survientsuruient devantdeuant le plai-
sir qu’on prend à boire & manger,
& jamaisiamais n’est extainte que le plai-
sir ne meure quand à elle.


Doncques les UtopiensVtopiens pensent
bien qu’il ne faut pas faire grande
estime de telz plaisirs, sinon en
tant que la necessité le requiert,
toutefois s’en réjouissentréiouissent, & reco-
gnoissent le bandon & permission
de nostre mere nature, qui donne
éjouissanceéiouissance & recreation à ses crea-
tures, mesme aux choses qu’il faut
faire tant souventsouuent par necessité.
S’il falloit expulser les passionspassiōs quo-
tidianes, qui viennent de faim & soif



224 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
soif, par remedes, dozes, potions &
drogues ameres commecōme les autres in-
firmitez qui nous viennent plus à
tard: quel plaisir aurions nous de vi
vre
vi
ure
? Au contraire volontiers elles
entretiennent & confortentcōfortent la beau-
té, force, & agilité, comme les dons
de nature voluptueux & propres.
Aussi font les plaisirs qui sont in-
troduis par l’ouye, les yeux & les
narines, lesquelz nature ha voulu
estre propres & peculiers à l’hom-
me. Car il n’y ha point d’autre espe
ce d’animaux qui contemple la
beauté & forme du monde, & qui
soit incitee de la grace & honnestetéhōnesteté
des odeurs (si ce n’est à la difference
du manger) que le seul homme, &
aussi qui entendeentēde l’acord, ou discord
des sons musicaux. Brief les Uto-
piens
Vto-
piens
poursuiventpoursuiuent telles sortes de
menus plaisirs, comme si ce fussent les



D’UTOPIEVTOPIE. 225
les sauces donnans saveursaueur à la vie
humaine, & ont ceste mode en tou-
tes choses que le moindre plaisir
n’empesche le plus grandgrād, & que volu
pté quelquefois, n’engendre dou-
leur, ce qui avientauient necessairement,
quand ladite volupté est sale & des-
honneste ilz pensent estre unevne tres-
grande folie d’estre nonchalant de
l’honneur de sa beauté, empirer &
deteriorer sa force, tourner en pa-
resse son alegreté & promptitude,
attenuer son corps de jusnesiusnes, faire
tort à sa santé, & mépriser les autres
douceurs & blandices de nature, si
quelqu’unvn ne contemnoit son privépriué
profit, pour plus ardamment procu
rer le bien public, dequoy il espe-
reroit pour sa desserte estre recom-
pensé de Dieu de plus grand plaisir,
autrement pour unevne vaine ombre
de vertu, s’affliger sans qu’il en re- p



226 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
vienneuienne bien & utilitévtilité à son
prochain, Notez
cecy dili
gemment
dili
gēment
.
& pour porter les adversi-
tez
aduersi-
tez
, qui possible n’aviendrontauiendrōt jamaisiamais,
moins facheusement, ce leur semble
chose frivolefriuole & de neant, & mesme
le tour, d’unvn courage enversenuers soy
cruel, & à l’encontre de nature in-
gratissime, qui renonce à tous ses
bienfaits, commecōme s’il ne daignoit estre
tenu à elle d’aucune chose.


Voila l’opinion des UtopiensVtopiēs tou-
chant vertu & volupté, & ne pensentpēsent
point qu’on en peust trouvertrouuer de
plus veritable selonselō humaine raison,
si religion envoyeeenuoyee du ciel n’inspi-
roit à l’homme chose plus sainte. La felici
té des U-
topiens
V-
topiēs
&
descri-
ption d’i
ceux.
En
quoy si leur jugementiugement est bon ou
mauvaismauuais, le tempstēps ne souffre que nous
en expliquons rien, & n’est de neces-
sité: pource que nous avonsauons entre-
prins de faire narré de leur maniere
de faire & de vivreviure, & non pas de de- fendre



D’UTOPIEVTOPIE. 227
fendre & aprouveraprouuer icelle.


Quand au reste, comment que soit
que leurs constitutions voisent, ji’ay
ceste credence qu’en nul endroit de
la terre, il n’y ha peuple plus excel-
lent
excel-
lēt
, ne Republique mieux fortunee.
Ilz sont agiles de corps & fermes, &
plus puissans que leur stature ne
monstre, qui n’est nonobstant basse
ne petite. Et combien que leur ter-
roir ne soit des plus fertiles du mon-
de
mō-
de
, ne leur air pas beaucoup sain, ce
neantmoins par temperance & so-
brieté de vivreviure conserventconseruent leur san-
té, se fortifient contrecōtre les corruptionscorruptiōs
qui en peuventpeuuēt avenirauenir, & par leur in-
dustrie remedient si bien à la terre,
qu’en nulle region du monde n’y ha
plus grandegrāde abondanceabondāce de fruit ne de
bestiaux, ne mesme de gensgēs qui viventviuēt
plus longuementlōguement, ne qui soyentsoyēt moins
sujetssuiets à maladie. On ne voirra point p 2



228 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
seules en ce lieu les choses bienbiē acou-
strees, & avecauec bonne diligence, les-
quelles font communement les la-
boureurs, qui par art & travailtrauail ame
liorissent les terres, qui de leur na-
ture sont mauvaisesmauuaises, mais on y verra
d’avantageauantage par les mains d’unvn popu
laire en unvn endroit, bois & forestz
totalement arrachees, & en l’autre
plantees: & en ceste besogne ilz n’ontōt
égard à l’ubertévberté & affluence, mais
au charroy & vecture, affin que les
bois soyent plus pres de la mer ou
des rivieresriuieres, ou des villes mesmes.
Car de loing les fruitz & grains sont
amenez par terre à moindre labeur,
que les voitures ou charges de bois.
La gent d’UTOPIEVTOPIE est facile, recreati-
ve
recreati-
ue
, industrieuse & aimant requoy,
toutefois assez travaillantetrauaillante corpo-
rellement, quand il en est mestier,
autrement non.

Quand



D’UTOPIEVTOPIE. 229

Quand à l’exercice de l’esprit, ja-
mais
ia-
mais
ilz ne s’en lassent: Apres donc
avoirauoir ouy de nous & entendu quel-
ques propos que nous leur tinsmes
touchant les lettres & sciences des
Grecz (quand aux Latines, ilz n’en
faisoyent pas grand conte, fors de
ce qui estoit comprinscōprins es histoires &
poësies) vous seriez émerveillezémerueillez com-
me
cō-
me
ilz nous presserent de leur mon
strer & lire, parquoy nous commen
çames leur faire leçons de grec, affin
que ne fussions veuz leur refuser
plustost nostre premier labeur, que
d’esperer fruit aucun d’iceluy. Et
quandquād nous eusmes unvn petit procedé,
ilz firent tanttāt par leur diligence, qu’il
nous sembla à nostre esprit n’estre
vain & frivolefriuole Merveil
leuse
Merueil
leuse
do-
cilité des
VtopiensVtopiēs.
leur impartir la no-
stre, & leur élargir & communiquercōmuniquer si
peu de savoirsauoir, que nous avonsauōs acquis
en ceste dite languelāgue. Brief lesditz UtoVto- p 3



230 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
piens apres les avoirauoir introduitz vin
drent à imiter & contrefairecōtrefaire si aisee-
ment
aisee-
mēt
les carachtheres des letres grec
ques, prononcer tanttāt bienbiē & clerementcleremēt
les motz, les aprendreaprēdre & retenir si le-
gierement, Mainte-
nant les
grosses
bestes
sont de-
stinez
aux let-
tres & les
beaux es
pritz
corrom-
puz par
voluptez
& aux
plaisirs
mondainsmōdaīs.
& les rendre tant fidele-
ment, que ce me semble chose mira-
culeuse. UneVne partie d’iceux UtopiensVtopiēs,
non seulementseulemēt enflammezenflāmez de leur pro-
pre vouloir, ains aussi par l’ordon-
nance de leur Senat entreprindrent
à savoirsauoir ladite science grecque, &
n’y furentfurēt éleuz sinon les plus beaux
espritz & meurs d’aage d’entre leurs
estudians: parquoy n’y eut rienriē en la-
dite langue, touchant ce qu’ilz desi-
royent
desi-
royēt
savoirsauoir des bonsbōs autheurs, qu’ilz
ne parlassent sans faillir (si d’aven-
ture
auen-
ture
n’y avoitauoit faute aux livresliures) en
moins de trois ans. Et ce qui leur fit
aprendre plus facilement (commecōme jeie
croy) cesdites letres, c’est qu’aucune-
ment elles aprochentaprochēt de leur langagelāgage, dont



D’UTOPIEVTOPIE. 231
dont ji’ay opinion que ceste gent ha
prins son origine des Grecz, pource
qu’en leur langue, il usentvsent d’aucuns
termes grecz, commecōme aux nomsnōs de leurs
villes & offices. QuandQuād au residu leur
langage est presque tout Persique.


Ilz ont de moy quelques oeuvresoeuures
de Platon, & plusieurs d’Aristote,
aussi Theophraste des plantes. Car
quand jeie fy mon quatriéme naviga-
ge
nauiga-
ge
, en plus grande esperance de n’en
revenirreuenir jamaisiamais, que tost: jeie mis en la
navirenauire, unvn petit pacquet de livresliures
au lieu de marchandise, ledit Theo-
phraste en plusieurs endroitz estoit
gasté (dont jeie fus bien marry) car com-
me
cō-
me
nous estions sus mer, jiavoyauoy esté
negligent de le serrer, parquoy se y
vint adresser unevne guenonguenō, laquelle se
jouantiouāt & folastrantfolastrāt entour, en dechira
çà & là quelques fueilletz. D’entreētre les
grammariensgrāmariēs ilz ont seulementseulemēt Lascaris,
pource que n’y portay point quantquāt & p 4



232 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
moy Theodoric Gaza, ne dictionai-
re aucun fors Hesychius & Dioscori
de. Ilz ont les livresliures de Plutarc tres
agreables, & se delectentdelectēt à l’elegance
& facecies de Lucian. Entre les poë-
tes ilz ont Aristophane, Homere, Eu
ripide & Sophocles de la petite im-
pression d’Alde. Des historiens ilz
ont Thucidide, Herodote, & Hero-
dia
Herodian
. En medecine, unvn de mes compa-
gnons, nommé Tricius Apinatus, y
avoitauoit aporté avecquesauecques luy quelques
petis oeuvresoeuures d’Hipocras, & le Mi-
crotechne de Galien, desquelz li-
vres
li-
ures
ilz font grande feste: Et com-
bien qu’ilz ayent moins affaire, que
gensgēs du mondemōde de l’art de medecine, ce
neantmoins ceste science en nul en-
droit de la terre n’est plus en hon-
neur & pris, qu’en UTOPIEVTOPIE, pource
qu’ilz content ceste sciencesciēce entre les
tresbelles & utilesvtiles parties de Philo-
sophie par l’aide de laquelle Philo- sophie



D’UTOPIEVTOPIE. 233
sophie quandquād ilz cherchentcherchēt les secrets
de nature, ilz ne pensentpēsent seulementseulemēt de
cela recevoirreceuoir unvn plaisir admirable,
mais avoirauoir acces grandgrād d’entrer à la
grace de l’autheur & ouvrierouurier d’icel-
le nature naturee. Et sont d’opinion
que Dieu à la maniere des autres ou
vriers
ou
uriers
ait exposé & mis en monstre:
la machine du mondemōde, pour estre con
templee & regardee de l’homme, le-
quel il ha fait seul capable de ceste
tant excellente chose, & que tanttāt plus
la creature humaine sera curieuse &
soigneuse de voir & remirer ledit
oeuvreoeuure divindiuin, tant plus l’ouvrierouurier ai-
mera ladite creature, trop plus beau
coup que celle, qui commecōme unevne beste,
ou n’y ha point d’entendement, sans
estre émeuë & incitee mettra à dé-
pris ce regard & spectacle tant mer-
veilleux
mer-
ueilleux
. Les espritz des UtopiensVtopiens,
quand ilz sont exercitez aux letres,
ilz ont admirable valeur aux inveninuen- p 5



234 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
tions des artz qui sont commodescōmodes à la
vie humaine, mais ilz sont tenus à
nous de deux choses, c’est de l’art d’im
primerie, & de faire le papier, & non
seulementseulemēt à nous mais à eux mesmes
pour la grandgrād part. Or commecōme nous leur
monstrions quelques fueilles impri
mees en papier de la façon d’Alde, &
leur parlions de la matiere de faire
ledit papier, & de l’industrie d’impri
mer seulement, sans leur expliquer
& declarer plus outre, pource que
nul d’entre nous ne savoitsauoit absoluë-
ment ne l’unvn ne l’autre mestier, sou-
dain vindrent à concevoircōceuoir en leur en
tendement tressubtilement la beso-
gne, & comme ainsi soit qu’au para-
vant
para-
uant
ilz écrivissentécriuissent seulement sus
peaux, en écorces & roseaux, tost
apres essayerent à faire le papier, & à
imprimer. Vray est que pour le
commencement ilz ne besognerent
gueres bien, mais en experimentant souventsouuent



D’UTOPIEVTOPIE. 235
souventsouuent unevne mesme chose, en peu de
temps furent ouvriersouuriers en tous les
deux mestiers, & firent tant que s’ilz
avoyentauoyēt des copies des livresliures Grecz,
ilz pourroyent avoirauoir grand nombrenōbre
de beaux livresliures imprimez de leur
impression. Mais pour le present
ilz n’ont rien autre chose quandquād aux
livresliures, que ceux desquelz jeie leur por
tay les premiers exemplaires sur les
quelz ilz en ont divulguédiuulgué, & mis en
lumiere plusieurs milliers de volu-
mes. Si d’aventureauenture il vient quelque
personnage en UTOPIEVTOPIE pour voir le
païs, & s’il est homme de cerveaucerueau &
d’esprit, & s’il ha veu le mondemōde & leur
en puisse parler & deviserdeuiser, croyez
qu’il est le bien venu, pour ceste cau
se ji’y fus fort bienbiē recueilly, & nostre
arriveearriuee leur fut agreable. Car volon-
tiers
volō-
tiers
ilz escoutentescoutēt, quandquād on leur con-
te ce qu’il se fait au monde. Quand
au reste, gueres de marchansmarchās ne vont ne[sic]



236 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
en ce lieu pour marchandermarchāder, qu’est-ce
qu’ilz porteroyentporteroyēt, sinonsinō du fer, ou or
& argentargēt, ou autre telle chose, qu’unvn
chacun aimeroit mieux reporter en
son païs. D’avantageauantage ce que les
marchans pourroyent charger en
ce païs, eux mesmes l’aiment mieux
transporter aux autres regions, &
me semble unvn acte de prudenceprudēce d’ain-
si les transporter eux mesmes, plus-
tost que les étrangers les viennent
querir en ce lieu, ce qu’ilz font af-
fin qu’ilz ayent la certitude & co-
gnoissance des moeurs, & de la ma-
niere de vivreviure des nations foraines,
& aussi de peur qu’ilz ne mettent
en obly l’usagevsage & science de la mer
& navigationnauigation.


Des serfs.


ILz n’usentvsent point La mer-
veilleuse
mer-
ueilleuse

equité de
ceste gentgēt
Utopien
ne
Vtopien
ne
.
d’es-
claves
es-
claues
& serfz qui ont
esté prins à la guerre, si
la guerre n’ha esté me- nee



D’UTOPIEVTOPIE. 237
nee par eux mesmes, & ne se serventseruent
d’enfans de serfs, ne de serviteursseruiteurs
qu’ilz pourroyent acheter des au-
tres nations, mais de ceux de leur
païs, qui ont esté redigez à servitudeseruitude
pour aucun crime, ou de ceux qui
sont condamnez à mort aux villes
étrangeres, dequoy il est le plus, &
de ceux là ilz en amenent beaucoup
qui ne leur coustent gueres, & le
plus souventsouuent les ont pour neant.


Telles manieres de serviteursseruiteurs
sont contraintz non seulement de
besogner & servirseruir tanttāt qu’ilz vivrontviurōt,
ains sont detenuz & serrez en char-
tres & prisons apres avoirauoir ouvréouuré, ilz
traitent plus rudement ceux de leur
païs, que les étrangers, comme ayansayās
merité plus dur torment, & comme
gens perdus, ou n’y ha nul espoir,
de conversionconuersion, consideré qu’ilz avo-
yent
auo-
yent
esté de jeunesseieunesse tant bien nour-
riz & instruitz à vertu, & toutefois ne



238 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ne se sont peu contenir d’estre mé-
chans. Ilz ont aussi d’autres sor-
tes de serviteursseruiteurs, cestasavoircestasauoir quand
quelque valet d’unevne autre region,
qui est povrepoure & bien besognant, de
son gré élit servirseruir en UtopieVtopie, ilz le
traitent honnestemeuthonnestement, & ne luy
donnent gueres plus de travailtrauail, que
ce qu’ilz ont eux mesmes acoustu-
mé de prendre, & ne les reçoit on
gueres moins humainement & dou-
cement que leurs citoyens. Quand
quelqu’unvn d’eux s’en veut retour-
ner à son païs (ce qui n’avientauient sou-
vent
sou-
uent
) ilz ne le retiennent outre son
vouloir, & si ne le laissent aller sans
le bien salarier.


Ilz pensent tresbien des Des ma-
ladies.
mala-
des (comme ji’ay dit au paravantparauant) &
n’omettent rien totalement, tant
qu’ilz soyent par medecines, ou
bons traitemens de vins, & vian-
des, remis en santé. Mesme ceux qui



D’UTOPIEVTOPIE. 239
qui sont malades de maladie incu-
rable, ilz les consolent de leur pa-
role, & de leur presence, en ajoustantaioustāt
finalement tous les confors qu’il est
au monde possible de leur donner.


Et si la douleur n’est seulement
irremediale, ains continuellement
vexe & afflige le povrepoure patient, Mort vo
lontaire
lors
les prestres & gouverneursgouuerneurs du païs
viennent amonnester le langoreux,
luy remonstrans puis qu’il est inca-
pable, privépriué & étrangé de tous plai-
sirs & benefices de vie, n’aportant
qu’ennuy & facherie aux autres, &
à luy mesme nuisible, survivantsuruiuant sa
mort, ne se doit determiner de plus
longuement nourrir ce mal, consi-
deré aussi que la vie ne luy est autre
chose que torment, & ne craigne
mourir, mais qui plus est, prenne
bonne esperance, & s’exempte luy
mesme de ceste tant douloreuse & miserab



240 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
miserable vie, comme d’unevne prison
ou eguillon qui tousjourstousiours le point,
ou de son gré souffre que les autres
l’en ostent, & qu’en faisant celà,
il destruira par sa mort, non pas
son bien & commodité, mais son
suplice, & fera prudentement, reli-
gieusement & saintement, apres
avoirauoir obey en telz affaires au conseilcōseil
des prestres, qui sont declarateurs
des volontezvolōtez de Dieu. Ceux à qui ilz
ont persuadé ces choses, volontai-
rement finent leur vie par faim, ou
sont induitz à dormir, & en dor-
mant sont delivrezdeliurez de leurs maux,
sans sentir nullement les douleurs
de la mort, & croyent qu’il est hon-
neste d’ainsi mourir, hommehōme n’est con
traint en ce point finer ses joursiours, s’il
n’y preste son vouloir, & ne laissent
de luy faire plaisir & serviceseruice durant
sa maladie, autrementautremēt celuy qui se don- neroit



D’UTOPIEVTOPIE. 241
neroit la mort sans l’authorité &
conseil des prestres & du Senat son
corps ne seroit point bruslé ne mis
en terre, mais jettéietté sans sepulture
villainementvillainemēt dedansdedās quelque palus ou
bourbier. UneVne fille ne se marie point
en ce païs qu’elle n’ayt dix-huyt ans,
& unvn compaignoncōpaignon qu’il n’ayt vint &
deux ans. Si l’hommehōme ou la femme de-
vant
de-
uāt
qu’ilz soyentsoyēt mariez sont convain
cus
cōuain
cus
de furtivefurtiue lubricité, on les pu-
nist griévementgriéuement, & sont privezpriuez d’e-
stre jamaisiamais mariez, si le Prince ne
leur fait grace. Le pere & la mere de
famille ou tel acte ha esté perpetré,
commecōme n’ayantayāt point bienbiē fait devoirdeuoir de
les garder, demeurentdemeurēt en grandegrāde infa-
mie & scandale. Et ce qui est cause
qu’ilz font si grosse punitionpunitiō de ce de-
lit, c’est qu’ilz considerentconsiderēt pour l’l ave-
nir
aue-
nir
que peu s’entretiendroyent en
amour conjugaleconiugale, Des ma-
riages.
ou il faut uservser sa
vie avecauec sa partie, & endurer les en- q



242 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
nuis & facheries de mariage ce pen-
dant, si diligemment n’estoyent re-
frenez & retrenchez d’adultere.
La coustume & mode qui semble à
nous irraisonnable & ridicule à
choisir femmes, ilz l’observentobseruēt à bon
escient, gravementgrauemēt & sans moquerie.


Quand quelqu’unvn d’eux se veut
alier par mariage à quelque jeuneieune
pucelle, ou femme veuveveuue, unevne mere
de famille honneste & sage fera dé-
pouiller ladite fille ou femme la pre
sentant devantdeuant l’amoureux, autantautāt en
fera quelque vertueux homme du-
dit amoureux, le livrantliurāt tout nud de-
vant
de-
uant
l’amoureuse, & contemplerontcōtempleront
l’unvn l’autre haut & bas, pour cognoi-
stre si tout y est bien accomply, or
commecōme nous n’aprouvionsaprouuions ceste cou-
stume, nous en moquans commecōme cho-
se mal decente & deshonneste, les
UtopiensVtopiens firent response, qu’au con-
traire ilz s’émervoilloyentémeruoilloyent de la gran



D’UTOPIEVTOPIE. 243
grande folie des hommes de toutes
les autres nations, lesquelz quand
il est question d’acheter seulement
unvn chevalotcheualot de cinquante solz, ilz
ont tant de peur d’estre trompez,
que jaçoitiaçoit ce qu’il soit quasi tout
nud, encores refusent-ilz à l’acheter,
si on ne luy oste la selle & la bride,
de peur que souz ces couverturescouuertures
là il n’y ait quelque ulcerevlcere cachee.
Et au contraire, quand il est que-
stion de choisir unevne femme, dont il
vient plaisir ou facherie à toute la
vie, ilz sont si peu sogneux, qu’ilz
la prennent non sans grand peril &
danger d’estre mal assortez, si par
apres quelque chose ne leur plaist,
ne la voyant seulementseulemēt que par le vi-
sage découvertedécouuerte, ou à grandegrāde peine y
ha la largeur d’unevne paume, si que
tout le demourantdemourāt du corps est enve-
lopé
enue-
lopé
& couvertcouuert de robes & acoustre-
mens
acoustre-
mēs
. Car encores tous ne sont point q 2



244 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
si sages, qu’ilz ayent égard seulementseulemēt
à la bonté des moeurs d’unevne femme,
encores que les plus prudensprudēs mesmes
de ce païs, quand ilz se marientmariēt, veu-
lent bienbiē qu’avecauec les vertus de l’esprit
de leurs femmes, soyent adjousteesadioustees
aussi les graces & perfections du
corps. Veritablement telle diffor-
mité peut estre cachee souz telles
envelopesenuelopes & rideaux, q̄que apres estre
veuë elle pourra totalement aliener
le cueur d’unvn mary d’aimer jamaisiamais
sa femme, lequel ne se peut plus se-
parer du corps de ladite femme. Et
s’il vient à cognoistre ceste difformi
té apres le mariage contracté, il faut
qu’il endure & se contente, donquesdōques
il est expedient devantdeuāt le mariage d’y
pourvoirpouruoir par loix & ordonnances
affin que nul n’y soit trompétrōpé, & d’au-
tant plus sogneusement les UtopiensVtopiēs
y ont pensépēsé, pource que c’est la nation
seule qui entre toutes autres, de ceste partie



D’UTOPIEVTOPIE. 245
partie là du monde, se contentecontēte d’unevne
seule femme, & le mariage Les di-
vorces
di-
uorces
.
en ce lieu
ne se rompt pas souventsouuent autrement
par mort, si adultere n’en est cau-
se, ou fácherie & ennuy de comple-
xion qu’on ne peut tolerer. Quand
le mary ou la femme sont offensez
par adultere, à celuy qui à droit est
donnédōné congé par le Senat de changer
sa partie, celuy ou celle qui à tort de-
meure scandalizé & infame & ne se
peut jamaisiamais remarier, de repudier sa
femme maugré qu’elle en ayt, qui n’ha
fait faute, & pource qu’il luy est a-
venu
a-
uenu
quelque maladie, ou accident,
en nulle sorte ilz ne l’endurent. Car
ilz disent que c’est chose inhumaine
de delaisser unvn personnage, speciale
ment quandquād il ha necessité de confortcōfort
& consolation, & de se monstrer dé-
loyal à femme & mary quand il est
vieil, veu que vieillesse est sujettesuiette à
beaucoup de maladies, & vieillesse q 3



246 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
de soy mesme est unevne vraye mala-
die. Quant au reste, il avientauiēt aucune-
fois quandquād deux gens mariez ne peu-
vent
peu-
uent
durer ensemble, pour la contra-
rieté
cōtra-
rieté
incompatible de leurs moeurs,
de leur volontévolōté & accord: se separentseparēt,
& trouventtrouuent parties avecauec lesquelles
ilz esperent vivreviure plus doucement,
& se marient, mais non pas sans l’au-
thorité du Senat qui n’admet point
le divorcediuorce si la cause ne luy est dili-
gemment cogneuë par le recit des
maris, & des femmes. Encores cela
ne se fait facilement pour ce que la
cour cognoist q̄que tel espoir facile de
nouveaunouueau mariage proposé & mis de-
vant
de-
uant
les yeux des personnes n’est
chose utilevtile à entretenir & confor-
mer l’amour entre gensgēs mariez. Par-
quoy ceux qui rompentrōpent mariage sont
punis de griévegriéue servitudeseruitude, c’est asa-
voir
asa-
uoir
quand unvn hommehōme marié se joueioue
avecauec unevne femme mariee autre que la sien



D’UTOPIEVTOPIE. 247
la sienne, ou qu’unevne femme mariee
prend son plaisir avecauec unvn autre que
son mary, ceux à qui on ha fait tort
repudient les adulteres, & leur est
permis de se marier ensemble s’ilz
veulent, ou à d’autres, ou bon leur
semblera. Mais si unvn homme qui ha
esté offensé ou unevne femme à qui son
mary ha fait tort, ne veulentveulēt abandon-
ner
abādon-
ner
leurs parties, & persistent en l’a-
mour d’icelles, qui leur ont fait si
grandgrād déplaisir, il ne leur est inhibé ne
defendu de vivreviure ensemble en maria
ge, pourveupourueu que l’innocentinnocēt voise avecauec ce
luy qui est condamnécōdāné d’estre en servitudeseruitude
& besognentbesognēt commecōme les autres serfz &
criminelz. DontDōt ilzil avientauiēt aucunefois
q̄que la penitencepenitēce de l’unvn, & soing profita
ble de l’autre tournenttournēt le Prince à pi
tié, les remet en leur premiere liber
té: mais si celuy qui ha offensé recidi-
ve
recidi-
ue
, on le fait mourir aux autres de-
litz, nulle loy n’ha estably certaine q 4



248 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
punitionpunitiō, mais d’autantautāt que le crime est a-
trocé

atroce
ou legier, d’autant la peine est
decernee grandegrāde ou petite par les Se-
nateurs. Les maris punissent PunitionsPunitiōs
estimees
à l’arbi-
trages des
officiers.
leurs
femmes, & les peres & meres leurs
enfans s’ilz n’ontōt commiscōmis chose si enor-
me, qu’ilzil les faille punir publique-
ment pour donnerdōner exempleexēple aux autres.


Mais communement les gros pe-
chez sont punis de servitudeseruitude, & pen
sent les UtopiensVtopiens icelle servitudeseruitude
n’estre moins griévegriéue & triste aux de-
linquans
de-
linquās
, que si on les faisoit mourir,
& si aporte plus grandgrād profit à la repu-
blique. Car leur travailtrauail est plus utilevtile
& plus profitable q̄que leur mort, & par
leur exempleexēple destournentdestournēt plus longue-
ment & plus durablement, & don-
nent terreur aux autres de faire le
semblable. Et si en ce point traitez
ilz se rebellent & recalcitrent, fina-
lement ainsi que bestes indomptees
& felonnes, sont occis ces obstinez lesq



D’UTOPIEVTOPIE. 249
lesquelz la chartre aussi les chaines
n’ont seu refraindre ceux qui por-
tent leur captivitécaptiuité patiemmentpatiēmēt ne sont
exemptz totalement de toute espe-
rance. Pource que apres avoirauoir esté
domptez & chátiez par longlōg tormenstormēs,
s’on void en eux telle penitence, qui
témoigne & donne apparence que
le peché qu’ilz ont commis leur soit
plus déplaisant que la peine qu’ilz
souffrentsouffrēt: la servitudeseruitude est mitigee, ou
remise par la prerogativeprerogatiue & autho-
rité du Prince, ou par le commun
accord du peuple. AvoirAuoir solicité
unevne fille pour la deflorer, il n’y ha
moins de danger que de l’avoirauoir vio-
lee. Car en tous crimes La puni-
tion
qu’ilz
font de
ceux qui
solicitentsolicitēt
les filles
pour les
deflorer.
ilz égalent
tout effort & propos deliberé à l’a-
cte, & la volonté reputent le fait, di-
sans que l’empéchement ne doit
profiter à celuy, auquel il n’ha tenu
qu’il n’ait eu empéchement.


Les UtopiensVtopiens prennentprennēt grandgrād plaisir q 5



250 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
aux folz. Et tout ainsi commecōme ilz esti-
ment estre grand deshonneur & re-
proche de leur faire outrage & inju-
re
iniu-
re
, par semblable ne defendentdefendēt point
qu’on ne prenne recreation à leur
folie: Et disent que cela tourne à
grand bien aux folz, pource que si
aucun est trouvétrouué tant severeseuere & tri-
ste qu’il ne rie des faitz & ditz
qu’on void en unvn fol: il ne luy don-
nent jamaisiamais la tuition & garde du-
dit fol, craignans qu’il ne soit assez
doucementdoucemēt pensé de celuy à qui il ne
peut aporter fruit aucun, ou delecta-
tion, qui est le seul bien qui les tient
en santé & bonne disposition. De se
truffer ou gaudir d’unvn personnage
laid ou imparfait de ses membresmēbres, ce
n’est le deshonneur de celuy qui est
moqué, mais de celuy qui fait la jon-
cherie
ion-
cherie
, & qui luy reproche folement
comme si c’estoit vice unevne chose qui
n’estoit point en sa puissance d’evieui- ter



D’UTOPIEVTOPIE. 251
ter & écheverécheuer. Ainsi que les UtopiensVtopiēs
sont d’opinion que de ne garder
point sa De ceux
qui se
fardent.
beauté naturele, c’est à fai-
re à gens nonchalans & paresseux,
aussi reputent-ilz insolence, & in-
famie deshonneste de se farder.


Car ilz cognoissent par experience
mesme, que nulle grace de beauté
de femme ne la rend tant recom-
mandable à son mary, comme bon-
té de moeurs & reverencereuerence.


Et tout ainsi comme on void qu’au-
cuns se delectent en la seule beau-
té d’unevne femme, aussi n’est-il hom-
me qui y soit retenu, s’il n’y trouvetrouue
vertu & obeissance.


Les UtopiensVtopiens Les Uto-
piens
Vto-
piēs
inci
tent
inci
tēt
leurs
citoyens
à faire
leur de-
voir
de-
uoir
par
loyers &
presens.
non seulement don-
nent terreur par punitions à ceux
qui auroyent vouloir de mal faire,
ains invitentinuitent à vertu ceux qui ont
vouloir de bienbiē faire par pris & hon-
neurs proposez, pourtant ont ilz cou



252 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
coustume de faire mettre en lieux
publicqs les statues des excellens
personnages qui ont fait quelques
plaisirs à la republique en souve-
nance
souue-
nance
de leurs bons actes, affin que
la gloire de leurs majeursmaieurs soit unvn
éperon & incitation à vertu à leurs
posterieurs. Celuy qui sera attaint
d’avoirauoir pretendu à quelque dignité
ou office par corruption, n’ait ja-
mais
ia-
mais
espoir de parvenirparuenir à aucune,
ilz frequentent & conversentcōuersent ensem-
ble amiablement, les Magistratz ne
sont arrogans,fiers, ne terribles, ilz
sont nommez peres: & se monstrent
telz, volontairement on leur fait
l’honneur JugementIugemēt
des am-
bicieux.
qu’on est tenu de leur fai-
re, les sujetzsuietz ne les honnorent à re-
gret, les robes precieuses, ne la cou-
ronne ne devisedeuise point le Prince des
autres, on le cognoist seulement à
unevne poignee & glenne de blé qui se
porte devantdeuant luy, comme l’enseigne d’unvn



D’UTOPIEVTOPIE. 253
d’unvn EvesqueEuesque & Prelat est unvn cier-
ge que quelque ministre tient en
main devantdeuant luy. La digni
té du
Prince.
Ilz ont bien
peu de loix, & s’en contentent pour
ce qu’ilz sont bien regis & gouver-
nez
gouuer-
nez
, & bláment specialement ceste
chose es autres nations, c’est asavoirasauoir
qu’infinis livresliures de loix & d’inter-
preteurs ne leur suffisent, ilz disent
que c’est chose tresiniuste, qu’au-
cuns hommes soyent obligez à tel-
les ordonnancesordōnances, qui sont en si grand
nombre qu’on ne les sauroit parli-
re, ou si obscures qu’ame ne les en-
tend: les AdvocatsAduocats aussi qui traitenttraitēt
les causes finemeutfinement & cauteleuse-
ment
cauteleuse-
mēt
, & disputent des loix trop sub-
tilement & malicieusement sont
tous expulsez de leur republique,
disans que c’est le profit qu’unvn chá-
cun meine sa cause, & qu’il raconte
au JugeIuge les choses mesmes qu’il
pourroit reciter à son AdvocatAduocat.

Ainsi



254 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE

Ainsi ha-il moins d’ambagez, &
plus facilement on tire unevne verité,
quand celuy mesme qui plaide con-
te sa matiere, à qui nul AdvocatAduocat n’ha
aprins unvn tas de finesses & fainti-
ses dequoy ilz ont acoustumé d’u-
ser
v-
ser
. Parquoy le JugeIuge diligemment
& industrieusement pese toutes cho
ses, & aide aux hommes simples,
contre les tromperies des rusez &
cautz, ce qui est difficile d’obser-
ver
obser-
uer
es autres nations entre si grand
tas de loix perplexes & douteuses.


Quant au reste, en UTOPIEVTOPIE unvn cha-
cun est bon legiste, car comme ji’ay
dit il y ha bien petit nombre de
loix, & tant plus en est l’interpreta-
tion grossiere, d’autant plus ilz
l’estiment equitable & droituriere.


Consideré (disent-ilz) que tou-
tes loix se promulgent, affin que
chacun soit amonesté de faire son
office & devoirdeuoir, quand ladite inter- preta



D’UTOPIEVTOPIE. 255
pretation en est plus sutile & ca-
chee peu en ont la cognoissance,
parquoy peu en sont amonestez,
mais quand le sens en est plus faci-
le, simple & vulgaire, il est manife-
sté à tous: autrement avoirauoir si grand
monceau de loix qui touchent le
peuple, & ha besoin d’en estre amo-
nesté & les savoirsauoir: & toutefois ne
les peut entendre, quelle difference
y trouveztrouuez vous: sinon qu’il seroit
aussi utilevtile de n’en avoirauoir point fait:
qu’apres qu’elles sont établies les
interpreter en sorte que nul ne les
peut exprimer, sinon par grand
esprit & longue disputation, à quoy
ne peut attaindre pour en chercher
le sens, unvn peuple rude, & de gros en
tendementtēdemēt, & aussi sa vie n’y peut suffi-
re & vaquer, pource qu’elle est em-
péchee aux choses qui luy sont neces
saires pour la vie communecōmune. Les peu- ples



256 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ples voisins qui sont peuples libres in-
citez de la bonnebōne police & vertu des
UtopiensVtopiens (car les UtopiensVtopiens en ont jaia
plusieurs delivrédeliuré de tyrannie) vont
leur demander des officiers & gou-
verneurs
gou-
uerneurs
si que les unsvns en impetrent
tous les ans, les autres pour cinq
ans, puis quand lesditz gouverneursgouuerneurs
ont fait leur temps ilz les remenent
avecauec honneur & louenge, & en r’a-
menent de nouveauxnouueaux en leur païs.
En quoy lesdites nations tresbien
certes & salutairementsalutairemēt pourvoyentpouruoyent à
leur republique, de laquelle (veu q̄que
le salut ou dommage dépend des
moeurs des chefz, & magistras) que
eussent-ilz peu plus discretementdiscretemēt & sa
gement
sa
gemēt
élire, que ceux qui sont inco-
gneuz à leurs citoyens, & qui ne peu-
vent
peu-
uent
estre divertisdiuertis d’honnesteté par
or ne par argentargēt (que leur profiteroit
l’or & l’argent, veu qu’ilz font re- tour



D’UTOPIEVTOPIE. 257
tour en peu de joursiours en leur païs, &
puis ilz n’en ont nul usagevsage) & aussi
ceux qu’on ne peut fléchir pour
amour ou haine d’aucun. Lesquelz
deux maux avariceauarice & affection, de-
puis qu’ilz s’apuyent à quelques ju-
gemens
iu-
gemens
, soudain pervertissentperuertissent & rom-
pent
rō-
pent
toute la bonne justiceiustice, qui est le
trespuissant nerf de la Republique.


Les UtopiensVtopiens Alian-
ces des
UtopiensVtopiēs
appellent ces peu-
ples à qui ilz baillent des gouver-
neurs
gouuer-
neurs
, qui par eux leur sont deman-
dez, leur confederez & alliez, & les
autres à qui ilz ont fait quelques
biens, ilz les nomment & appellent
leurs grans amis.


La paix Les Uto
piens
Vto
piens
ne
font ja-
mais
ia-
mais

paix avecauec les
autres
nations.
que les autres peuples
font entre eux, & mesme la rompentrompēt
& renouvellentrenouuellent si souventsouuent. Les Uto-
piens
Vto-
piens
ne s’en soucient, & n’en font
jamaisiamais avecauec nation aucune, car de-
quoy sert faire paix (disent-ilz.) Il
semble que nature ne soit assez suf- r



258 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
fisante d’avoirauoir mis amitié entre les
hommes, & quiconque la contemne
aura il plus de soing du contratcōtrat ver-
bal qui se fait de la paix, qu’il n’ha
de la chose mesme, & de la nature?


Et ce qui les attire à ceste fantasie
là, c’est qu’en ces quartiers circon-
voisins
circon-
uoisins
de eux, les Princes ne gardentgardēt
gueres fidelement leurs promesses,
ne la paix aussi. Ou au contraire en
Europe, & principalement es par-
ties que la foy de nostre Seigneur
JesusIesus Christ & la religion possede,
la majestémaiesté & authorité de la paix est
saintement & inviolablementinuiolablement ob-
servee
ob-
seruee
, & en partie par la justiceiustice &
bonté des Princes Chrestiens, aussi
pour la reverencereuerence & crainte des Pa-
pes, lesquelz comme ilz ne se char-
gent de rien qu’ilz n’observentobseruent reli
gieusement & entierement, ainsi con-
mandent
cō-
mādēt
à tous Princes, qu’ilz demeu-
rent constans en toutes leurs pro- messes



D’UTOPIEVTOPIE. 259
messes, & ceux qui y contreviennentcontreuiennent
les contraignent par censures pasto
rales, & justesiustes severitezseueritez, & à justeiuste
droit ilz pensent que ce soit chose
deshonneste, si la foy defaut, à ceux
qui sont en leur propre nom appel-
lez fideles.


Mais en ceste nouvellenouuelle partie du
monde terrestre, cestasavoircestasauoir, pres
des UtopiensVtopiens, que la ligne de l’equi-
vocxe
equi-
uocxe
equinocxe
separe moins de cestuy no-
stre païs, que la vie & les moeurs en
different: il n’y ha point d’asseuran-
ce à la paix, & d’autant plus qu’elle
est estrainte & conformee de plu-
sieurs saintes cerimonies, d’autant
plus legierementlegieremēt elle rompt, pource
que facilement se trouvetrouue aux con-
tratz & appointemens quelque pa-
role de finesse & tromperie, qui y est
inseree & dictee tout de gré par cau
telle, en sorte que lesditz contratz
ne peuventpeuuēt estre estrains de si fermes r 2



260 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
obligations, qu’il n’échape quelque
mot, qui soit cause à la fin de la de-
ception & moquerie de la paix, en-
semble de la promesse & foy.


Et si ceux qui sont avecauec ses Prin-
ces qui se glorifient avoirauoir eux mes-
mes esté inventifzinuētifz de ce conseil, trou-
voyent
trou-
uoyent
ceste ruze fraude & dece-
ption aux contratz & apointemens,
des personnes priveespriuees, ilz crieroyentcrieroyēt
apres eux par unevne fiere & grande ar
rogance, & diroyent que ce seroit
vray sacrilege, & chose digne d’estre
punie au gibet, dont il avientauient que ju
stice
iu
stice
ne semble estre autre chose
qu’unevne vertu vulgaire, trivaletriuale[sic], & de
petite estofe, qui est plantee & as-
sise tout au bas du Throne royal, ou
bien qu’ilz en soyent deux justicesiustices,
l’unevne allant à pied, & se trainant par
la terre apartenant au peuple, qui
soit enchainee de tous costez de plu-
sieurs chaines, de crainte qu’elle ne se



D’UTOPIEVTOPIE. 261
se jetteiette hors de l’enclos ou elle ha-
bite. L’autre est la justiceiustice des Prin-
ces, qui d’autant qu’elle est plus ma-
gnifique & somptueuse, que la ju-
stice
iu-
stice
du peuple, d’autant est elle plus
libre & franche, à laquelle n’est rien
illicite, sinon ce qu’il ne luy plait
point.


JeIe croy que ceste maniere de vi-
vre
vi-
ure
des Princes susditz, qui gar-
dent tant mal la paix, est cause que
les UtopiensVtopiens n’en veulent point fai-
re de confederation, & s’ilz vivoyentvivoyēt
en ce païs icy, possible changeroyentchāgeroyent
ilz leur opinion. JaçoitIaçoit ce qu’il sem-
ble aux susditz Princes, que la paix
en ce point soit bien gardee, nonob-
stant ceste coustume mauvaisemauuaise d’ain
si confermer ladite paix, ha prins
acroissance au païs, par laquelle est
fait que les hommeshōmes pensent estre nez,
pour estre ennemis l’unvn à l’autre, &
que justementiustemēt se peuventpeuuēt entrenuire si r 3



262 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
la paix ne le defend (quasi comme si
l’aliance de nature ne fust valable
assez de joindreioindre & alier unvn peuple
avecauec unvn autre peuple, qu’unevne mon-
tagnole ou unvn ruisseau separe par
petite distance de lieux) or quand
la paix est ainsi faite & confermee
comme ji’ay dit, ce neantmoins l’a-
mitié entre eux n’en est point plus
convalideeconualidee ne corroboree, ains de-
meure unevne licence de courir les ter
res les unsvns des autres, en tanttāt que tout
à escient en faisans leurs contratz
des paix, font paroles comprinses
ausditz accordz cauteleusement &
malicieusement, qui n’empeschent
qu’ilz ne soyent ennemis, commecōme s’ilz
n’avoyentauoyent fait aucun traité de paix.
Les UtopiensVtopiens au contraire sont d’o-
pinion, qu’on ne doit estimer hommehōme
son ennemy, qui n’ha fait tort ou
injureiniure, & que l’aliance de nature en-
tre les hommes, doit tenir le lieu de



D’UTOPIEVTOPIE. 263
de paix, qui est trop meilleur & plus
valable estre conjointconioint par bienveil-
lance
bienueil-
lance
, que par promesses & apoin-
tement, & estre unyvny & conferé de
cueur, que de paroles.


De la maniere de guerroyer des UtopiensVtopiēs.


LEs UtopiensVtopiens destestent &
ont en horreur la guer-
re, comme unevne chose bru
tale, laquelle toutefois
entre nulles bestes n’est tant en usa-
ge
vsa-
ge
comme entre les hommes, & ne
font pas grande estime de la gloire
qu’on va cherchant en fait d’armes,
qui est contre la mode presque de
toutes nations. Et jaçoitiaçoit ce que
assiduellement non seulement les
hommes, mais aussi les femmes à
quelques joursiours determinez s’exer-
cent audit mestier, de crainte qu’ilz
ne deviennentdeuiennent rudes & mal adex-
tres, quand l’usagevsage le requiert, toute-
fois communementcommunemēt ilz n’entrepren- r 4



264 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
nent bataille, si ce n’est pour defen-
dre & garder les terres & limites,
ou pour repousser les ennemis ré-
panduz parmy les champs de leurs
amis & alliez, ou par compassion
delivrerdeliurer quelque peuple oppressé
de tyrannie, de la servitudeseruitude & jougioug
d’unvn tyranttyrāt, ce qu’ilz fontfōt de tout leur
pouvoirpouuoir par humanité & clemence.


Combien qu’ilz facent plaisir de
leur aide, & non pas, pour aussi de-
fendre tousjourstousiours, mais aucunefois
pour rendre & faire la vengeance
du tort fait à leurs amis.


Mais savezsauez vous comme ilz font
celà? certes ilz le font quand on va
par deversdeuers eux à conseil, & que la
chose est encores entiere, & s’ilz sontsōt
d’opinion qu’on doivedoiue faire la guer-
re, & aproventaprouent la chose quand on
ha demandé ce qu’on querele, &
l’averseauerse partie n’en veut faire resti-
tution, alors eux mesmes establis- sent



D’UTOPIEVTOPIE. 265
sent & constituent la guerre estre
menee, & non seulementseulemēt toutes les fois
que les ennemis ont fait courses &
ribleries, ou emporté quelque bu-
tin, mais encores plus cruellement
quand en quelque lieu on ha fait in-
jure
in-
iure
aux marchans de leursditz
amis souz couverturecouuerture de loix ini-
ques, ou qu’ilz ont esté trompeztrōpez souz
couleur de justiceiustice par mauvaisemauuaise in-
terpretation, & sinistre déguisement
des bonnes ordonnances. JamaisIamais les-
ditz UtopiensVtopiens n’entreprindrent fai-
re la guerre contrecōtre les Alaopolites à
la faveurfaueur des Nephelogetes (qui fut
faite unvn peu avantauant nostre temps) si-
non pource que les Alaopolites
souz ombre d’equité & droit avoyentauoyēt
fait outrage aux marchans des Ne-
phelogetes ainsi qu’il leur sembloit.


Or fust à droit ou à tort l’inju-
stice
iniu-
stice
fut punie par si cruel conflict,
que toutes les deux nations qui r 5



266 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
estoyent tresflorissantes en souffri-
rent grosse perte, si que les Nephe-
logetes furent grandement endom-
magez, & les Alaopolites defaitz
& vaincuz, puis la reddition & ser-
vitude
ser-
uitude
desditz Alaopolites termi-
na beaucoup de maux, qui sour-
doyent de jouriour en jouriour, & si multi-
plioyent l’unvn de l’autre. Par laquelle
reddition & servitudeseruitude lesditz Alao-
polites tomberent en la sujectionsuiection
des Nephelogetes, qui n’estoyent à
comparer en cas d’opulences & ri-
chesses aux Alaopolites, au temps
qu’ilz fleurissoyent.


Or à ceste journeeiournee n’estoyent as-
semblees seulement les puissances
de ces deux peuples, ains aussi l’ini-
mitié, les effors, & les biens des na-
tions circonvoisinescirconuoisines.


Voila comme les UtopiensVtopiens pour-
suivent
pour-
suiuent
áprement l’injureiniure faite à
leurs amis, pour argent & pecune, & ne



D’UTOPIEVTOPIE. 267
ne se vengent pas ainsi du tort qui
leur est fait à eux mesmes.


Si d’aventureauenture il avientauiēt qu’ilz soyentsoyēt
deceuz en perdant de leurs biens,
moyennant qu’on ne face point d’ef
fort & violence à leur corps, ilz ne
s’en monstrentmonstrēt point autrementautremēt cour-
roucez, sinon qu’ilz ne veulent fre-
quenter ne trafiquer avecauec leurs-
ditz trompeurs, jusquesiusques à ce qu’ilz
ayent satisfait.


Non qu’ilz ne soyent aussi soi-
gneux de leurleurs citoyens, comme de
leurs confederez, mais ilz sont plus
mal contens qu’on told[sic] le bien d’i-
ceux aliez, que le leur propre, pour
ce que les marchans de leurs amis,
quand ilz perdent quelque chose,
c’est de leur argent ou bien particu-
lier, & pourtant en reçoiventreçoiuent ilz
plus de dommage: mais leurs ci-
toyens s’ilz perdent quelque chose,
tous participent à la perte, car c’est du



268 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
du bien public, puis de ce qu’ilz ont
en abondance chez eux, c’est com-
me unevne chose superflue, & qui au-
trement ne se transporte dehors du
païs, parquoy s’il en avientauient detri-
ment, ame d’eux ne s’en sent: pour-
tant sont d’opinion que ce seroit
trop grande inhumanité de venger
tel dommage par la mort de plu-
sieurs, duquel personne d’entre eux
n’en aperçoit l’incommodité, ou en
son boire & manger, ou à l’entrete-
nement de son corps, & de sa vie.


Quand au reste si aucun d’iceux
est en quelque contree blecé, ou mis
à mort soit par conseil public, ou
particulier, la chose cognue & ave-
ree
aue-
ree
par leurs ambassadeurs, jamaisiamais
on ne les apaise qu’ilz ne denoncent
la guerre, si les coupables ne leur
sont rendus,lesquelz ilz punissent
de mort ou servitudeseruitude. Victoires ac-
quises par sang, leur fachent, & mesme



D’UTOPIEVTOPIE. 269
mesme en ont honte, estimant estre
unevne besterie d’acheter trop unevne mar
chandise, combien qu’elle soit pre-
cieuse.


Ilz se glorifientglorifiēt & réjouissentréiouissent gran-
dement quand leurs ennemis op-
primez, sont vaincus par fraude &
finesse, & en triomphent publique-
ment pour ceste chose, d’avantageauātage en
dressent les trophees en quelque
lieu eminent, comme si ce fust unevne
grande prouesse d’avoirauoir ainsi vain-
cu. Car alors virilement & vail-
lamment ilz se vantent d’avoirauoir fait
acte vertueux & belliqueux, toutes
les fois qu’en ce point ont acquis la
victoire, c’est asavoirasauoir par force d’e-
sprit & subtilité, ce qu’unevne autre
beste ne peut faire, fors l’homme:
Pource que (disent ilz) les Ours,
Lyons, Sangliers, Loups, ChiensChiēs & au-
tres bestes ne bataillent sinonsinō par for
ce corporelle, entre lesquelles ainsi que



270 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
que maintes nous surmontent de
puissance & cruauté, aussi nous les
surmontonssurmōtons toutes d’esprit & de rai-
son. En leurs guerres ilz ont égard
à unevne chose, c’est qu’ilz se contententcōtentent
quand ilils obtiennent le cas dequoy
ilz querelent, lequel s’il leur eust
esté octroyé des le commencement
n’eussent jamaisiamais fait la guerre. Mais
si la chose va autrementautremēt, ilz appetent
si severeseuere vengeance de ceux à qui ilz
imputent le fait, que la terreur pour
l’avenirauenir les destourne de s’enhardir
à faire le semblable.


Voila le but qu’ilz establissent de
leur intention, lequel toutefois ilz
viennent à toucher avecauec prudence
& maturité, & quand il en est temps.
En sorte qu’ilz sont bien plus so-
gneux d’evitereuiter s’il est possible, l’a-
venture
a-
uenture
& peril de guerre, que d’ac-
querir bruit & louenge par icelle.
Doncques incontinentincontinēt que la guerre est



D’UTOPIEVTOPIE. 271
est denoncee, font de petis escritz,
ou cedules, lesquelles ilz signent de
leur seing public, & les font pendre
secretement sur la terre de leurs
ennemis, en quelques lieux eminenseminēs,
tout en unvn temps, par lesquelles ilz
promettent gransgrās salaires à ceux qui
occirontoccirōt le Prince ennemy, puis font
promesse aussi de donnerdōner loyer (non
pas si grand, mais toutefois opulent
& magnifique) à ceux qui en feront
autant aux personnages, desquelz
les noms sont specifiez en ces mes-
mes cedules, lesditz personnages
condemnezcondēnez par eux à mort, sont ceux
qui apres le Prince ont esté inven-
teurs
inuen-
teurs
du conseil prins contre eux
pour faire la guerre. Tout ce qu’ilz
ont determiné de donner aux meur-
triers susdit, ilz le doublent quand
on leur ameine unvn desditz personna-
ges proscriptz en vie. Et mesme si
ceux qui sont proscriptz & condamcōdam- nez



272 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
nez veulent faire le semblable en-
vers
en-
uers
leurs compagnonscōpagnōs, ilz ont le loyer
que ji’ay allegué, & leur remet on la
peine qui leur estoit deputee: parquoy
il se fait de legier, que ledit Prince
& aussi lesditz proscriptz ayent dif
fidence de tous les autres, & mesme
ne se fient pas l’unvn à l’autre, & ne
sont gueres asseurez, & sont en gran-
de
grā-
de
crainte, & non en moindre peril.
Il est tout certain que souventefoissouuentefois
par cela est avenuauenu que la plus gran-
de partie, & mesme le Prince ont
esté trahiz de ceux à qui ilz se fioyentfioyēt
totalement. Voila commentcōment les dons
& presens contraignentcontraignēt & poussent à
tout mal ceux qui sont avaricieuxauaricieux,
& qui n’ont jamaisiamais suffisance.


Les UtopiensVtopiens recordans en quel
danger iceux dons amonnestent les
hommes de se hazarder, mettentmettēt pei-
ne que la grandeur du peril soit re-
compensee
re-
cōpensee
par magnitude & abondanabōdan- ce



D’UTOPIEVTOPIE. 273
ce de biens, pourtant prometent-ilz
non seulement gros monceau d’or,
ains terres & lieux de grandgrād revenureuenu,
en endroitz seurs, chez leurs amis,
lesquelz ilz assignent comme leur
propre & à jamaisiamais, à ceux qui font
telz actes, & leur tiennent promesse
fidelement & entiere. Les Uto-
piens
Vto-
piens
s’estiment acquerir grand hon
neur, commecōme gensgēs prudens & discretz,
par ceste mode de mettre à pris, &
acheter son ennemy, ce que les au-
tres nations bláment & reprouventreprouuēt,
comme si ce fust le fait d’unvn cueur
cruel & degenerant d’humanité. Au
contrairecōtraire les UtopiensVtopiens le se attribuentattribuēt
à grande louange, qui comme sages
& bien avisezauisez par tel moyen se de-
chargent & exemptent de grosses
guerres, sans coup ferir, & si disent
qu’ilz sont humains & misericor-
dieux, pource qu’ilz rachetentrachetēt la vie
de grande quantitéquātité d’innocens par la s



274 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
mort de peu de coupables, lesquelz
innocens eussent esté tuez en batail-
lant, tant de leur costé comme de la
part de leurs ennemis, ayans quasi
aussi grande pitié du commun peu-
ple & tourbe ennemie comme des
leurs, sachanssachās que de leur gré ilz n’en-
treprennent la guerre, ains y sont
contrains par la furie des princes.
Et si la chose que ji’ay devantdeuant dite
ne vient ainsi, ilz trouventtrouuēt le moyen
de semer quelque discorde entre le
frere du prince (s’il en ha) & ledit
prince, ou entre luy, & aucun gros
seigneur de sa cour, luy donnantdōnāt espe-
rance
espe-
rāce
de jouyriouyr quelquefois du royau
me. Et si telles sortes de ligues & fa-
ctions
fa-
ctiōs
ne se peuventpeuuēt faire au royaume,
ilz suscitent à leurs ennemis le peu-
ple voisin, & les mettentmettēt en different,
faisant venir quelque viel titre, ou
droit de quelques terres à lumiere,
de quoy les Roys ne sont jamaisiamais de- fail



D’UTOPIEVTOPIE. 275
faillansfaillās. D’avantageauātage leur promettentpromettēt ai-
de de leurs biensbiēs pour mener la guer-
re, & leur élargissent abondammentabōdāment or
& argent pour ce faire. Quant est de
leurs citoyenscitoyēs le moins qu’ilz peuventpeuuēt
ilz les hazardenthazardēt aux conflitzcōflitz, lesquelz
ilz cherissent & aimentaimēt tant, & mes-
me iceux prisent tant l’unvn l’autre,
qu’ilz ne voudroyentvoudroyēt volontiersvolōtiers chan
ger & permuter l’unvn d’entre eux,
pour unvn prince ennemy. Et pour ce
que tout l’or & l’argentargēt qu’ilz ont s’em-
ploye seulementseulemēt à l’usagevsage de la guer-
re, ilz ne le distribuentdistribuēt pas envisenuis*, ny à
regret, car s’il estoit tout dépendu à
cet affaire, ilz ne laisseroyentlaisseroyēt à grasse-
ment vivreviure commecōme ilz ont de coustu-
me. Aussi outre leurs richesses do-
mestiques, ilz ont unvn thesor infiny
hors de leurs païs, auquel sont obli-
gez (commecōme ji’ay dit devantdeuant) plusieurs
nations, ainsi entretiennent de cela
de tous costez gens de guerre qui s 2



276 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
sont à leur soulde, & les envoyentenuoyent
aux conflitz quand besoin en est, &
principalement les Zapoletes. Ce
peuple est loing d’UTOPIEVTOPIE deux cens
cinquante lieuës, vers soleil levantleuant,
nation barbare, sauvagesauuage, farouche,
agreste, cruelle, tenant de la nature
des foretz & ápres montaignes ou
ilz sont nourris, gent endurcie, pa-
tiente au froid & travailtrauail, ignorante
de tous plaisirs & voluptez, ne s’a-
pliquant au labourage, nonchalante
d’edifices & vestemens, ayant seule-
ment le soing de bestail, & pour la
plus grande partie vivantviuant de venai-
son, & de proye, & rapine. Ces gens
là sont seulement nez à la guerre,
cherchans tous les moyens de guer-
royer, & depuis qu’ilz les ont trou-
vez
trou-
uez
, ilz les prennent convoiteuse-
ment
conuoiteuse-
ment
, puis partent de leur païs en
grosse troupe, s’offrent pour bien
petis gages, à tous ceux qui les de- man



D’UTOPIEVTOPIE. 277
mandent, ilz saventsauent seulement le
mestier, de quoy on acquiert la
mort, ilz bataillent vertueusement,
vaillamment, & fidelement pour
ceux qui les gaignent, mais ilz ne
s’obligent à nul certain jouriour, ilz se
viennent rendre à unvn party souz
ceste condition, que si le jouriour d’a-
pres l’adverseaduerse partie leur donne
plus gros gages ilz y demeureront.
Et si le jouriour ensuivantensuiuant les premiers
qu’ilz ont servisseruis, leur offrent d’a-
vantageuantage, ilz retournent souz leur
soude. On ne fait gueres de guer-
res, que la plus grandegrāde partie d’iceux
ne soit en l’unvn & l’autre exercite:
parquoy avientauient de jouriour en jouriour que
ceux mesmes qui sont de parentage
& affins qui estoyent gagez ensem-
ble, & suivoyentsuiuoyent unvn party, & vi-
voyent
vi-
uoyent
familierement & amiable-
ment les unsvns avecauec les autres, unvn peu
apres tirez, & separez en diversdiuers s 3



278 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ostz, guerroyent mortellement l’unvn
contre l’autre, & d’unvn courage en-
nemy oublieux de leur race & ami-
tié s’entretuent, non émeuz & inci-
tez, pour autre cause à s’entredom-
mager & nuire, sinon qu’ilz sont
pour bien petit d’argent faitz soul-
dads de diversdiuers princes, auquel ar-
gent ilz mettent si fort leur fanta-
sie, que s’ilz trouventtrouuent qui leur don-
ne unevne piece outre leurs gages
qu’ilz reçoiventreçoiuent pour jouriour, facile-
ment ilz seront induis à changer de
partie. Ainsi legierement sont-ilz
abrevezabreuez d’avariceauarice, qui ne leur profi-
te toutefois en rien. Car ce qu’ilz
acquierent par sang, ilz le consom-
ment & dissipent soudain en super-
fluité & exces miserable.


Ce peuple icy meine la guerre
pour les UtopiensVtopiens contre tous ve-
nans, pour ce qu’ilz sont mieux ga-
gez desditz UtopiensVtopiens, que nulz autres



D’UTOPIEVTOPIE. 279
autres. Ainsi que les UtopiensVtopiens s’ac-
communiquent
ac-
communiquēt
de gens de bien des-
quelz ilz usentvsent, aussi s’alient ilz de
mauvaismauuais garnimensgarnimēs dequoy ilz abu-
sent. Lesditz quand il en est temps,
sont par eux exposez aux hazars &
grans dangers, par l’impulsion &
atraitz de magnifiques promesses,
dont souventsouuent la plus grande partie
d’iceux méchans aventuriersauenturiers, ne re-
viennent
re-
uiennent
de la guerre pour deman-
der ce qui leur estoit promis. A ceux
qui demeurent vivansviuans ilz leurs tien
nent promesse fidelement, & en-
tierement, affin qu’ilz les enflam-
ment pour l’avenirauenir à semblables
entreprinses & hardiesses. Ilz ne
chaut pas beaucoup aux UtopiensVtopiens
s’ilz perdent gros nombre desditz
Zepoletes consideranscōsiderās qu’ilz feroyent
grand profit au genre humain, s’ilz
pouvoyentpouuoyēt nettoyer & purger le mon-
de
mō-
de
de tout cet amas de peuple tant s 4



280 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
mauvaismauuais & detestable. Apres cesdi-
tes bendes d’aventuriersauenturiers, les Uto-
piens
Vto-
piēs
usentvsent des compaignies de ceux
pour qui aucunefois ilz prennentprēnent les
armes pour les defendre, puis s’ai-
dent de la gendarmerie de leurs a-
mis & confederez, finalement ilz y
ajoustentaioustent leurs citoyens, d’entre les-
quelz ilz élisent unvn hommehōme de guerre
éprouvééprouué qu’ilz constituent chef de
toute l’armee, auquel ilz substituentsubstituēt
deux lieutenans, mais ce pendant
que ledit capitaine & colomnal est
sain & entier, les deux autres n’ont
nulle charge, mais s’il est prins ou
tué, l’unvn des deux lieutenanslieutenās luy suc-
cede comme par droit hereditaire,
puis à l’autre lieutenant est ajointaioint unvn
tiers, affin que si d’aventureauenture le capi-
taine perissoit, tout l’exercite ne
fust troublé & mis en route (comme
le sort de guerre est variable) de
chacune cité on élit unvn de leurs soul- dads.



D’UTOPIEVTOPIE. 281
dads, qui s’exercite au train de la
guerre pour ces fins, pour guer-
royer dehors, jamaisiamais on ne pousse
aux armes unvn personnage maugré
qu’il en ait: pource qu’ilz sont bien
asseurez que si aucun de sa nature est
craintif, il ne fera rien de proesse,
mais, qui pis est, donnera crainte à
ses compagnons. Mais s’il est que-
stion, que quelque bataille surviennesuruiēne
en leur païs, ilz mettent telles ma-
nieres de gens láches & couars
(moyennant qu’ilz soyent sains)
dens les naviresnauires, parmy les hardis
& chevaleureuxcheualeureux, ou ilz les placent
ça & là sus les murailles, en quelque
lieu ou ilz ne puissent fuir, ainsi la
honte qu’ilz auroyent de tomber
entre les mains de leurs ennemis, &
le desespoir de fuyr, leur ostent la
crainte, & souventsouuent l’extreme neces-
sité se convertistconuertist en proesse & ma- s 5



282 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
gnanimité. Et tout ainsi que nul
d’eux n’est mené à la guerre outre
son vouloir, aussi on ne defend
point aux femmes d’y aller s’elles
veulent acompaigner leurs maris.


Mais (qui plus est) y sont amone-
stees & incitees par louanges.


Et quand elles s’y trouventtrouuent, sont
rengees joignantesioignantes de leursditz
maris, & tout à l’entour sont mis
leurs enfans, leurs parens, & leurs
affins, affin que mieux puissent se-
courir les unsvns les autres: pource
que d’avantageauantage nature les émeut
plus à s’entreaider, que s’ilz n’e-
stoyent de parentage.


Ce leur est unvn grand vitupere &
éclandre quand l’homme revientreuient
de la guerre sans sa femme, ou la
femme sans l’homme, ou quand le
filz retourne apres avoirauoir perdu son
pere: dont il se fait que ceux qui ont



D’UTOPIEVTOPIE. 283
ont encouru tel reproche, s’ilz vien
nent entre les mains des UtopiensVtopiens
ilz sont jugeziugez à estre longuement
avecauec tristesse & ennuis à la guer-
re jusquesiusques à la mort, moyennant
que les ennemis perseverentperseuerent à
guerroyer.


Tout ainsi comme sur toutes fins
ilz sont sogneux d’evitereuiter qu’ilz ne
bataillent eux mesmes, s’ilz peu-
vent
peu-
uent
estre exemptz de s’y trou-
ver
trou-
uer
, ains mettre en leur lieu quel-
ques soudoyers, pareillement quand
il ne se peut faire autrement, qu’il
ne faille qu’ilz ne soyent presens au
conflit, ilz l’entreprennent aussi
hardiment, comme ilz ont pruden-
tement refusé, autant qu’il leur ha
esté licite: & ne s’échaufent point
tant de la premiere impetuosité,
qu’ilz s’en affoiblissent par trait
du temps, ains persistent, & par con- tinua



284 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
tinuation s’enforcent petit à petit,
& ont le courage si ferme qu’on les
tueroit plustost, que de leur faire
tourner le dos. Car ceste asseurance
de vivresviures qu’unvn chacunchacū ha en sa mai-
son, & le nonchaloir de penser pour
l’avenirauenir de leurs posterieurs (qui est
unvn soucy qui debilite en tous lieux
les cueurs magnanimes) les éleveéleue, &
ne se laissent pour ceste cause suc-
comber
suc-
cōber
. D’avantageauantage le savoirsauoir qu’ilz
ont aux armes leur donne confiancecōfiance.
Finalement les bonsbōs propos, & droi-
turieres opinions par lesquelles ilz
sont des leur jeunesseieunesse instruis aux
bonnes ordonnances de leur repu-
blique, leur ajoustentaioustēt vertu & proes-
se: par laquelle ilz ne méprisent pas
tant leur vie, qu’ilz la voisent expo-
ser aux dangers folementfolemēt, aussi ne la
tiennent-ilz point si chere, que quandquād
honnesteté les induit à la metrremettre en peril,



D’UTOPIEVTOPIE. 285
peril, qu’ilz la vueillent retenir ava-
ricieusement
aua-
ricieusement
, & honteusement.


Quand ilz sont en la grand’cha-
leur de conflit & au fort de la guer-
re, unevne bende des plus chevaleu-
reux
cheualeu-
reux
jouvenceauxiouuenceaux qui ont conjuréconiuré
à la mort du chef d’armee adversai-
re
aduersai-
re
, & qui se sont voez de vivreviure ou
mourir en ce détroit, vont par les
rens cherchant ledit chef en l’inva-
dant
inua-
dant
en appert, ou l’assaillent par fi-
nesse & ruse, & pres & loing ne de-
mandent autre. Finalement par la-
dite compagnie qui est grande, &
tousjourstousiours persistente (car quand au-
cuns sont lassez on en met incessam
ment de frais à leur lieu) ledit chef
est oppugné, si qu’il avientauient bien à
tard qu’il ne soit occis, ou qu’il ne
vienne vif en la puissance de ses en-
nemis, s’il ne se sauvesauue à la fuite.


Si la victoire est pour eux, ilz n’y vont



286 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
vont point par meurtre, ilz pren-
nent plus volontairementvolontairemēt les fuyans
à mercy, qu’ilz ne les tuent, & ne les
poursuiventpoursuiuent jamaisiamais, que ce pendant
ilz ne retiennent unevne compagnie de
leur gendarmerie en ordre & equi-
page chacun souz son enseigne:
aussi permettent plustost que tous
leurs ennemis se retirent, qu’ilz
s’acoustumentacoustumēt à suivirsuiuir lesditz fuyans
(qui seroit pour troubler & met-
tre en desordre leur exercite) s’ilz
n’ont la victoire de l’arrieregar-
de, posé qu’ilz ayent mis en rou-
te l’avantgardeauantgarde & la bataille:
ayans souvenancesouuenance que maintefois
leur est avenuauenu qu’apres que la plus
grand’ part de tout leur exercite
estoit rompue & succombee com-
me leurs ennemis se réjouissoyentréiouissoyent
de la victoire, & poursuivoyentpoursuiuoyent les
fuyans deçà & delà: lors unvn petit nom



D’UTOPIEVTOPIE. 287
nombre desditz UtopiensVtopiens qui avoitauoit
esté mis à part pour donner secours
si mestier estoit de leur gendarme-
rie, & pour entendre aux aventuresauentures
& accidens qui pourroyent s’ofrir,
voyans lesditz ennemis vagans,
dispars & répandus en mains en-
droitz, se tenans trop asseurez, sou-
dain les vindrent assaillir, & chan-
gerent la fortune de tout le conflit,
si que lesditz UtopiensVtopiens osterent des
mains de leurs ennemis la victoi-
re, qui estoit ausditz ennemis in-
dubitable & certaine, finalement
les vaincus surmonterent les vain-
queurs leur fois, il n’est pas aisé de
savoirsauoir conjecturerconiecturer si lesditz Uto-
piens
Vto-
piens
sont plus caux & subtilz à
dresser ruses & finesses à leurs en-
nemis, qu’à evitereuiter icelles trom-
peries, ilz font semblant aucune-
fois de vouloir tourner le dos, mais ilz



288 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ilz pensent de l’oposite, & quand ilz
se veulent retirer, ilz le font en sor-
te que leurs ennemis estimeront du
contraire. Or s’ilz se sentent pres-
sez de lieu, ou du trop grand nom-
bre, adonc unevne belle nuit, sans faire
bruit remuent leur camp, ou jouentiouent
de quelque autre ruse, ou bien de
jouriour petit à petit reculent, en gardantgardāt
si tresbon ordre que leurs ennemis
ne sont moins en peril de les assail-
lir ainsi fuyans, que s’ilz tenoyent
bon, ilz munissent leur camp tresdi
ligemment de fossez larges & pro-
fonds, & jettentiettent la terre dedens leur
dit camp tout le long des fossez, &
en cela ilz n’ont de manouvriersmanouuriers ou
pionniers autres que les souldads,
tous y besognent fors ceux qui sont
en armes sur les rampars faisans le
guet, de crainte des écarmouches
& soudains alarmes, donques à rai- son



D’UTOPIEVTOPIE. 289
son que tant de gendarmes s’effor-
cent de fortifier leur dit camp, plus
legierement qu’on ne sauroit croire
ilz dressent de grandes munitions,
qui circuisent & contiennent gran-
de espace de lieu, pour recevoirreceuoir &
soustenir les coups, ilz sont armez
d’armures Les sor-
tes des
armures
dequoy
usentvsent les
UtopiensVtopiē.
fortes & puissantes, qui
ne sont pesantes ny empeschantes à
se mouvoirmouuoir & voltiger, si qu’en na-
geant
na-
geāt
mesme ne les griéventgriéuēt. En leurs
exercices & apprentissagesapprētissages du fait de
la guerre, ilz s’acoustument à nager
tous armez. Les bastons dequoy ilz
bataillent de loing, sont fleches &
sagettes, lesquelles ilz tirent puis-
samment & fort droit, non seule-
ment
seule-
mēt
à pied, ains aussi à chevalcheual, pour
guerroyer de pres, ilz n’usentvsent d’é-
pees, mais d’unevne sorte de haches,
qui sont agues & pesantes, & n’en
frapent d’estoc ou de taille qu’ilz t



290 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ne tuent. Ilz invententinuentent industrieu-
sement aucunes machines belli-
ques & artilleries, & quand elles
sont faites ilz les celent soigneuse-
ment, de crainte que leurs ennemis
n’en oyent le ventvēt, car si elles estoyentestoyēt
manifestees devantdeuant qu’on vint à la
guerre, la chose leur pourroit plus
tost tourner à moquerie, qu’à leur
profit. En les forgeantforgeāt sur toutes cho-
ses ilz prennent garde qu’elles soyentsoyēt
faciles à mener & à ramener.


Ilz gardent tant entierement &
inviolablementinuiolablement les trévestréues Comme
ilz gar-
dent les
trevestreues.
donnees
avecauec leurs ennemis, que si sur ces en-
trefaites ilz sont provoquezprouoquez à guer-
re, ilz ne les veulent rompre.


Ilz ne pillent ne ne gastent les
terres de leursditz ennemis.


Et ne bruslent pareillement les
grains, mais qui plus est, autant qu’il
leur est possible ilz mettent ordre que



D’UTOPIEVTOPIE. 291
que lesditz grains ne soyent foulez
& marchez des pieds des hommes,
& des chevauxcheuaux, estimans que la cho-
se croist pour leur usagevsage.


Ilz n’offensent jamais, & ne ble-
cent unvn homme desarmé, si ce n’est
quelque espion: les villes qui se ren-
dent à eux, il les gardent, mesme
celles qu’ilz ont prinses par assaut,
ne les sacagent, mais ilz font mou-
rir ceux qui ont empesché la reddi-
tion d’icelles, & mettent les autres
defenseurs à servitudeseruitude, ilz ne tou-
chent à ceux qui ne se peuventpeuuent de-
fendre, s’ilz trouventtrouuent aucuns qui
ayent donné conseil de rendre les-
dites villes, ilz leur donnent quel-
que portion des biens de ceux qu’ilz
ont condamnez à mourir: le reste
ilz l’élargissent aux gendarmes qui
sont venus à leur secours. Nul d’eux
ne prend du butin. Quand la guer- t 2



292 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
re est finee, leurs confederez pour
qui ilz ont bataillé ne portent pas Pour le
jour-
d
iour-
d
’huy les
vain-
queurs
portentportēt la
plus grandgrād
partie
des frais.

les frais, mais les vaincus, & leur
font payer à ceste cause, unevne partie
en argent, qu’ilz reserventreseruent pour
semblable affaire de guerre, l’autre
partie en terres qui leur demeurent
tousjourstousiours, & qui ne sont de petit re-
venu
re-
uenu
.


Ilz ont maintenant en plusieurs
nations telles sortes de rentes, les-
quelles procedees petit à petit de
diversdiuers affaires se sont montees à
plus de sept cens mille ducatz tous
les ans. Et sur ces terres là ilz en-
voyent
en-
uoyent
quelques unsvns d’entre eux
demourer, qui sont comme rece-
veurs
rece-
ueurs
, vivansviuans magnifiquement, & se
monstrent gros seigneurs en ces
lieux.


Apres que lesditz receveursreceueurs sont
eux & leur train entretenus dudit revenureuenu,



D’UTOPIEVTOPIE. 293
revenureuenu, il demeure encores gros de-
niers qu’ilz mettent en leur thesor
public, si d’aventureauenture ilz ne les aimentaimēt
mieux prester & accroire au peuple
de ce païs. Ce qu’ilz font aucune-
fois, & les delivrentdeliurent jusquesiusques à ce
qu’ilz en ayent affaire, & encores à
grand peine avientauient il jamaisiamais qu’ilz
redemandent le tout. De ces ter-
res là ilz en assignent unevne por-
tion à ceux qui se mettent par leur
enhortement au danger que ji’ay de-
claré cy devantdeuant. Si quelque Roy
ou Prince prend les armes, & s’il
s’appareille d’invaderinuader leur tenementtenemēt,
soudain avecauec grosse puissance hors
de leurs limites vont au devantdeuant, &
n’entreprennent gueres souventsouuent de
faire guerre sur leurs terres, & ne
leur avientauient pas si grande necessité,
qu’elle les contraignecōtraigne de recevoirreceuoir en
leur isle le secours d’aucune nation
étrangiere.

t 3




294 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE


Du cultivementcultiuement, maniere d’a-
dorer, religion, & creance
des UtopiensVtopiens.


LEur religion & maniere
d’adorer n’est seulement
differentedifferēte par toute l’isle,
ains par toutes les vil-
les, les unsvns adorent le Soleil, les au-
tres la Lune, & les autres quelque
autre estoile ou planette au lieu de
Dieu: aucuns y ha qui prisent & ho-
norent & tiennent non seulement
pour Dieu, mais pour leur souve-
rain
souue-
rain
Dieu quelque personnage, du-
quel la vertu & la gloire au temps
passé ha resplendyresplēdy & ha esté en bruit,
mais bien la plus grande partie, & la
plus sage d’entre eux ne croit rien
de tout cela, mais pense qu’il est
quelque seule deité à eux incognue,
qui est eternelle, immense, inexpli-
cable, & qu’humaine pensee ne peut compr



D’UTOPIEVTOPIE. 295
comprendre, diffuse par ce monde
universelvniuersel, non en sa magnitude,
mais en sa vertu: & iceluy ilz appel-
lent pere.


Ilz confessent que toutes choses
prennent de luy leur commence-
ment, accroissance, moyen, conti-
nuation, changement, alternation
& fin, & ne font les honneurs qui
apartiennent à Dieu, à nul autre.
Et jaçoitiaçoit que les unsvns & les autres
ayent unevne creance diversediuerse & diffe-
rente, ce neantmoins conviennentconuiennent
avecauec ceux cy en ce point. C’Cest asa-
voir
asa-
uoir
qu’ilz sont d’opinion qu’il est
unvn souverainsouuerain seigneur, auquel on
doit attribuer louange, & la provi-
dence
proui-
dence
du monde & son universitévniuersité,
& tous l’apellent communeement
en langage du païs Mythra, mais ilz
sont discordans en ce, car ceux qui
adorent le Soleil disent que c’est luy t 4



296 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
qui est Dieu. Ceux qui adorent la
Lune en disent autant, & ainsi con-
sequemment des autres.


Brief unvn chacun de ces sectes dif-
ferentes là croit que quelque chose
que ce soit, qu’il estime estre le sou-
verain
sou-
uerain
, c’est ceste mesme nature, à la
deité & majestémaiesté uniquevnique, de laquelle
est totalementtotalemēt attribué par le consen-
tement
cōsen-
tement
& accord unanimevnanime, la sou-
veraineté
sou-
ueraineté
de toutes choses. Mais
maintenant tous les UtopiensVtopiens se re-
voltent
re-
uoltent
petit à petit de ceste varieté
des superstitions, & s’enforcent &
convalidentconualident en ceste religion seule,
qui semble surmonter les autres
par raison.


Et n’y ha point de doute, que tou-
tes telles superstitionssuperstitiōs ne fussentfussēt desjadesia
evanouyeseuanouyes & abolies, si crainte
n’eust donné à entendreentēdre ausditz Uto-
piens
Vto-
piens
quandquād il avientauient quelque infor- tune



D’UTOPIEVTOPIE. 297
tune en prenant conseil de changer
leur religion, que ladite infelicité
ne vient pas de aventureauenture, mais pro-
cede du ciel, comme si Dieu vouloit
prendre la vengeance d’eux pour
leur infidele entreprinse de vouloir
delaisser le cultivementcultiuement acoustumé,
que leurs majeursmaieurs avoyentauoyent conti-
nué jusquesiusques à leurs temps.


Apres qu’ilz ont seu de nous, &
ouy parler de nostre Seigneur JesusIesus
Christ, de sa doctrine, de ses moeurs,
& miracles, & aussi de la merveil-
leuse
merueil-
leuse
constance de tant de martyrs
dequoy nous faisons mention, qui
par leur sang volontairement répan-
du
répā-
du
, ont traduit & attiré à leur secte
si grand nombre de nations, on ne
sauroit croire comme ilz se sont
condescendus & rengez à ladite se-
cte Chrestienne de grandegrāde affection,
ce qui est advenuaduenu possible par inspi t 5



298 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ration de Dieu secrete, ou pource
qu’il leur ha semble que nostredite
secte fust fort aprochante de celle
qui est vers eux la meilleure.


Et celà y ha beaucoup aidé (com-
me jeie croy) de ce qu’ilz avoyentauoyent en-
tendu que c’estoit le vouloir de Je-
sus
Ie-
sus
Christ, que ses Disciples & Apo-
stres vesquirent en commun, & que
aux religions Chrestiennes & con-
vens
con-
uens
vrayement gardans leur rei-
gle telle coustume duroit encores,
en quelque sorte que cela soit ave-
nu
aue-
nu
, plusieurs d’entre eux se sont
aliez en nostre religion, & sont
baptisez.


Mais pour cepource que de quatre com-
pagnons que nous estions nul n’e-
stoit prestre, dontdōt jeie suis marry, nous
ne leur pouvionspouuions conferer les sacre-
mens: bienbiē est-il vray que nous avionsauiōs
les autres ordres, de tout le nombre que



D’UTOPIEVTOPIE. 299
que nous estions il n’y avoitauoit que
nous quatre vivansviuans, deux s’estoyent
laissé mourir.


Certes lesditz UtopiensVtopiens desirent
encores les sacremens, que nul vers
nous s’il n’est prestre ne peut confe-
rer, ilz les entendent, & les desirent
plus que nulle autre chose, mesme
sogneusement disputent entre eux,
asavoirasauoir mon si sans l’entremise d’unvn
EvesqueEuesque Chrestien quelqu’unvn de
leur nombre esleu pour estre pre-
stre, acquiert le charactere de pre-
strise, il sembloit qu’ilz en vousis-
sent eslire, mais quand jeie party ilz
n’en avoyentauoyent encores esleu, ilz
ne menassent, ne ne donnent aucu-
ne terreur à ceux qui ne veulent
croire à JesusIesus Christ: aussi ne repu-
gnent
repu-
gnēt
ilz point à ceux qui sont duitz
& dressez à sa loy: fors que ji’en vy
quelque jouriour unvn de nostre alliance, qui



300 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
qui fut mis en prison en ma presen-
ce, car commecōme cestuy estoit nouvelle-
ment
nouuelle-
ment
baptisé & commecōme outre nostre
conseilcōseil il tenoit propos plus par affe-
ction que par prudenceprudēce publiquementpubliquemēt
du cultivementcultiuement de JesusIesus Christ, il
commença à se colerer & échaufer
en sorte qu’il ne preferoit seulementseulemēt
noz cerimonies & sacrifices à tous
autres, ains blámoit vniversellementvniuersellemēt
les autres, commecōme choses prophanes,
& disoit que les cultiveurscultiueurs & sacri-
ficateurs estoyent infideles & sacri-
leges, & qu’ilz seroyent punis en
enfer de feu eternel. Apres avoirauoir
longlōg tempstēps presché & publié telles cho
ses, ilz le prindrentprindrēt, l’acuserent & con-
damnerent
cō-
damnerent
, non pas pour avoirauoir con
temné
con
tēné
leur religion, Les hom
mes doi-
vent
doi-
uēt
estre
attirez à
religion
par lou-
enge.
mais pource qu’il
avoitauoit excité le peuple à tumulte, con-
sequemment
cō-
sequemment
l’envoyerentenuoyerent en exil.
Certes entre leurs plus vieilles or- donnan



D’UTOPIEVTOPIE. 301
donnances ceste cy y est nombree &
comprinsecōprinse, c’estasavoirestasauoir que leur reli-
gion
reli-
giō
ne derogue, & ne face tort à nul
le autre. DevantDeuāt que leur Roy UtopusVtopus
vint en ceste isle, il cogneut que le peu-
ple étrangeétrāge qui estoit venu demourer
en ladite isle, assiduellement avoitauoit
esté en discord & diferent l’unvn avecauec
l’autre touchanttouchāt la religionreligiō, & conside-
roit
cōside-
roit
que jaçoitiaçoit ce que toutes les sectes
de ladite isle fussent unanimesvnanimes à ba-
tailler pour le païs. Ce neantmoins
en communcōmun estoyent discordans pour
leur cultivementcultiuemēt, ce que luy avoitauoit don-

occasion au commencementcōmencement de le
surmonter, gaigner, & vaincre tota-
lement. Or quand il eut la victoire
sur ce peuple UtopienVtopien, sa princi-
pale ordonnance fut, qu’unvn chacun
print & ensuivitensuiuit telle religion que
bon luy sembleroit, & que chacune
secte se pouvoitpouuoit efforcer de trans- porter



302 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
porter & induire les autres à sa ma-
niere d’adorer, moyennant que ce
fust doucement & modestement, al-
legant raisons peremptoires pour le
soustien de son cultivementcultiuement, & non
pas pour destruire les autres par
force & violence, si en leur donnantdonnāt
ce conseil elles n’en vouloyent en-
tendre, en prohibant d’y proceder
par voye de fait, & aussi de soy ab-
stenir de blámes & contemnemens:
tellement que si aucun trop arro-
gamment contendoitcontēdoit de ceste chose,
on le banniroit ou mettroit on en
servitudeseruitude: voilà les statutz de leur
Prince UtopusVtopus, non qu’il fist cela
pour l’égard seulement de la paix,
laquelle il voyoit estre anihilee &
aneantieaneātie par haine implacable & per
petuelle contention que ses sujetssuiets
avoyentauoyēt ensemble. Mais pource qu’il
pensoit que la chose concernoit la relig



D’UTOPIEVTOPIE. 303
religion, d’ainsi faire ses constitu-
tions
constitu-
tiōs
, pource qu’il n’osoit difinir rien
folement de ladite religion, comme
incertain si Dieu apetoit estre adoré
en diversesdiuerses sortes, inspirant à l’unvn
unevne chose, & à l’autre l’autre.


Cestuy UtopusVtopus establit aussi que
ce seroit chose inepte & insolente
de contraindre aucun par force &
menaces au cultivementcultiuement de Dieu, &
ce que l’unvn croit estre vray, que à
tous autant en deust sembler, pareil
lement de croire que si unevne religion
est vraye, il soit de necessité que tou
tes les autres soyent fauses. Toute-
fois ledit Roy UtopusVtopus prevoyoitpreuoyoit
que finalementfinalemēt à l’avenirauenir la verité, de
soy pourroit se manifester & apa-
roistre, moyennant que la chose fust
menee avecauec raison & moderation.
Mais si on y procedoit par armes &
tumultes, les hommes en deviendeuien- droyent



304 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
droyent pires & plus obstinez, &
suffoqueroyent la tresbonne & tres-
sainte religion, pour leurs supersti-
tions vaines qu’ilz auroyent entre
eux, ainsi que les bons grains peris-
sent entre les épines & ronciersrōciers: par-
quoy delaissa toute la chose ainsi,
sans autrement en determiner, &
qu’il fust libre à unvn chacun d’en croi
re ce qu’il en pensoitpēsoit, sinon qu’il pro-
hiba & defendit entierement & in-
violablement
in-
uiolablement
, que nul ne fust si de-
generant abastardy de la dignité de
nature humaine, qu’il creust que les
ames mourussent quand & le corps,
& que le mondemōde se regist sans la pro-
vidence
pro-
uidence
de Dieu, pour ceste cause
les UtopiensVtopiens croyent qu’apres ceste
vie, suplices & peines sont deputez
aux vices, & remunerations, esta-
blies par icelles aux vertus. Ceux
qui croyent l’oposite: pource que tant



D’UTOPIEVTOPIE. 305
tant depriment la sublime & hau-
taine de nature de leur ame, la fai-
sant égale à la vilité du corps be-
stail, ililz ne les estiment dignes d’estre
du nombrenōbre de leur citoyens, ne (qui
plus est) du reng des hommes. Pour
autant que si crainte n’empeschoit
ces manieres de gensgēs là, ilz priseroyentpriseroyēt
autant les status, & forme de vivreviure
des autres bonsbōs bourgeois, qu’unvn flo-
quet de laine. Car qui est-ce qui dou-
te que telz personnages qui sont su-
jetz
su-
ietz
& asservisasseruis à leur desir & apetit
particulier, & qui n’ont (hors les
loix) aucune crainte de rien, ne nul
espoir apres que leur corps est
mort, ne s’eforçassent (si ce n’estoit
ladite crainte) de se moquer & tru-
fer secretement par cautele, & en-
fraindre par violence, les publiques
constitutions du païs? pourtant nul
honneur n’est communiqué de par v



306 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
les UtopiensVtopiēs à ceux qui sont de ceste
fantasie, nulle charge, ne nul offi-
ce publiq ne leur est baillé, ainsi
sont-ilz vilipendez & delaissez çà &
là, comme gens pusillanimes & non-
chalans. Quant au reste on ne les pu
nist autrement, pource que les Uto-
piens
Vto-
piens
croyent que nul n’ha pouvoirpouuoir
d’entendre tout ce qu’il voudroit
bien, mesme ne les contraignent
par menasses de croire autrement
que ce qui leur vient en la fantasie,
ne de dissimuler leur courage, ilz
veulent qu’unvn chacun exprime ce
qu’il pense en son entendement,
sans faintise de menterie, car vous
ne sauriez croire comme ilz hayent
gens dissimulateurs & hypocrites,
pource que ce sont vrais trompeurstrōpeurs.


Toutefois ilz defendent que tel-
les sortes d’hommes ayans telles fo-
les opinions n’ayent à en disputer, prin



D’UTOPIEVTOPIE. 307
principalement devantdeuant le peuple,
mais devantdeuant les prestres & person-
nages d’autorité à part: non seule-
ment il leur est permis: ains les a-
monestent de ce faire souz esperan-
ce que pour l’avenirauenir leur folie se
tournera à raison & luy donnera
lieu. Il y en ha d’autres qui ne sont
pas petit nombre, & qui ne pensent
malfaire, aux quelz on ne defend
(commecōme s’ilz estoyentestoyēt fondez en quel-
que raison) de parler & disputer de
ce que procede de leur entendemententendemēt,
& telz personnages soustiennent
unvn[sic] erreur tout contrairecōtraire aux autres:
car ilz sont d’opinion que les bestes
brutes ayent ames immortelles &
eternelles, mais elles ne sont à com-
parer aux nostres en dignité, & si ne
sont nees pour avoirauoir felicité & bea-
titude égale aux nostres.


Tous les UtopiensVtopiens tiennent pour v 2



308 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
tout certain, que la beatitude des
hommes doit estre pour l’avenirauenir si
grande, que quand il échet que l’unvn
d’entre eux vient à estre malade: ilz
pleurent & lamentent la maladie,
mais de la mort ilz ne s’en marris-
sent aucunementaucunemēt, sinonsinō de ceux qu’ilz
voyent mourir à grans regretz, &
de ceux là ililz en ont unvn tresmauvaistresmauuais
presage, & y prennentprēnent aussi mauvaismauuais
signe en jugeantiugeant eux mesmes que les
ames de telz personnages mourans
envisenuis, sont comme desesperees, se
monstrans coulpables, craignans le
depart, & devinansdeuinans secretement
qu’elles serontserōt punies pour leurs de-
litz. D’avantageauantage lesditz UtopiensVtopiens
pensent que l’arriveearriuee de celuy qui
est mandé, poussé maugré luy & à
force, n’est agreable à Dieu.


Donques ceux qu’on void mou-
rir de tel genre de mort, on en ha hor



D’UTOPIEVTOPIE. 309
horreur, & sont portez les corps
des defuntz avecauec tristesse & silence,
puis apres avoirauoir prié Dieu qu’ilzil
luy plaise estre favorablefauorable aux po-
vres
po-
ures
ames, & qu’il vueille douce-
ment suporter les imperfections
des trépassez, ilz mettentmettēt le corps en
terre. Au contraire tous ceux qui
meurent volontairement, & pleins
de bon espoir, telz personnages ne
sont pleurez de personne, mais en
chantant on suit les corps, & par
grande affection on recommande
les ames à Dieu, finalement ilz bru-
lent lesditz corps plus reveram-
ment
reueram-
ment
que dolentement, & au lieu
ilz erigent unevne coulonne ou sont
graveesgrauees les louanges des defuntz.
Quand ilz sont retournez à la mai-
son ilz tiennent propos des actes &
bonne conversationconuersation desditz de-
funtz lesquelz n’ont rien fait en v 3



310 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
leur vie de louable dequoy ilz facentfacēt
plus d’estime, que de leur mort
joyeuseioyeuse. Ilz croyent que telle recor-
dation de bonté est efficace incita-
tion aux vivansviuans & induction à ver-
tu, & aussi que tel honneur est tres-
agreable aux trespassez, lesquelz
commecōme ilz pensent, assistent aux pro-
pos qui se tiennent d’eux, combien
qu’on ne les voye point, pource que
les yeux des hommes ne sont assez
sutilz & aguz pour les contempler:
& lesditz UtopiensVtopiens estiment telles
choses estre certaines, alleguentalleguēt pour
raison qu’il seroit mal seant à l’estat
des bienheurez d’estre privezpriuez de la
liberté d’aler & venir ou il leur plai
roit, & aussi qu’ilz seroyent ingras
d’avoirauoir totalement delaissé le desir
d’aler voir leurs amis, aux quelz a-
mour mutuel & charité les ha aliez
quand ilz vivoyentviuoyent, laquelle charité devroitdeuroit



D’UTOPIEVTOPIE. 311
devroitdeuroit (ainsi qu’ilz conjecturentconiecturent)
estre plustost augmentee que dimi-
nuee apres la mort en telz vertueux
personnages, comme tous autres
biens se sont multipliez enversenuers
iceux apres leur deces.


Donques les UtopiensVtopiens croyent que
les trépassez conversentconuersent avecauec les vi-
vans
vi-
uans
, & qu’ilz sont contemplateurs
de leurs faitz & ditz.


Pourtant entreprennent ilz plus
hardiment leurs affaires comme si
lesditz trépassez estoyent leurs
coadjuteurscoadiuteurs.


D’avantageauantage s’ilz avoyentauoyent pro-
posé de faire secretement quelque
cas qui ne fust honneste la presen-
ce de leurs majeursmaieurs defuntz, qu’ilz
pensent tousjourstousiours estre avecquesauecques
eux les engarde, & leur donne ter-
reur de commetre ledit deshonnestedeshōneste
affaire. Ilz contemnentcontēnent & se moquent v 4



312 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
des devinsdeuins & de telles manieres de
gens qui s’adonnent à vaines super-
sticions aux quelles les autres na-
tions ont grandement égard. Les
UtopiensVtopiens ont en grande reverencereuerence
les miracles qui proviennentprouiennent sans
aucune cause ou operation naturel-
le, & les venerent, comme oeuvresoeuures
attestans la presence de la divinitédiuinité
telz que souventsouuent ilz disent avenirauenir
en leurs païs. Et singulierement en
choses hautaines & douteuses les-
ditz UtopiensVtopiens font processions pu-
bliques, & sont sogneux de prier
Dieu, parquoy impetrent commu-
nement leurs demandes, & là void
on maints miracles. Ilz estiment
estre unvn cultivementcultiuement agreable à
Dieu, de contempler les oeuvresoeuures de
nature, & donnerdōner louange à l’ouvrierouurier
qui les ha faites, toutefois il y en ha
aucuns entre lesditz UtopiensVtopiēs, & non pas



D’UTOPIEVTOPIE. 313
pas petit nombre lesquelz émeuz de
devotiondeuotion, contemnent les lettres, ne
s’adonnans à aucune science, & ne
sont oisifz toutefois, lesquelz tien-
nent qu’on aquiert & merite l’on la
future beatitude apres la mort par
negociations, travauxtrauaux corporelz, &
en faisant plaisir à autruy par son
labeur. Pourtant d’iceux les unsvns s’a-
pliquent totalement à servirseruir les ma
lades, les autres font les chemins,
curentcurēt les fossez, radoubentradoubēt les pontz,
fouissent des mottes de terre, du sa-
blon, ou tirent de la pierre, abbatentabbatēt
& demolissent des arbres, & les de-
visent
de-
uisent
. Ilz meinent en charettes du
bois, des grains, aussi autres choses
aux villes, & ne se monstrent seule-
ment serviteursseruiteurs d’unvn chácun en pu-
blic, ains aussi en particulier plus
que serviteursseruiteurs.En tous lieux ou
il y ha quelque ouvrageouurage laborieux, v 5



314 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
difficile, ou qu’il ne soit gueres hon-
neste, que plusieurs craignent assail-
lir ou entreprendre pour le travailtrauail
qui y gist, ou pource qu’ilz sont fa-
chez de mettre les mains pour la vi-
lité de la besogne, ou pour autant
qu’ilz ne pensent en pouvoirpouuoir venir
à bout les susditz en prennent tou-
te la charge joyeusementioyeusemēt, & volontai-
rement
volōtai-
rement
, procurans que tous ceux
qui ne sont de leur secte viventviuent en
requoy & repos, par leur perpetuel
travailtrauail, ou ilz vaquent sans cesse. Et
pour cet affaire ne bláment la vie
des autres en extollantextollāt la leur. D’au-
tant plus que ceux cy se monstrent
serviteursseruiteurs, d’autant plus sont hon-
norez de tous les autres UtopiensVtopiens.
Ilz sont deux sectes de telz person-
nages charitables, l’unevne qui ne se ma-
rie jamaisiamais, & qui totalementtotalemēt est cha-
ste, & ne mangent de chair, aucuns d’en



D’UTOPIEVTOPIE. 315
d’entre eux aussi n’usentvsent de viandes
qui ayent eu vie, & contemnent to-
talement les deduitz & passetemps
mondains, comme si ce fust chose
nuisible à la vie presente. Ilz tendenttendēt
seulement & táchent à parvenirparuenir à la
vie future, par veilles, sueurs, & pei-
nes, & ce pendantpēdāt sont joyeuxioyeux, dispos,
& deliberez, souz espoir d’obtenir
en briefz joursiours, ce qu’ilz desirent.


L’autre secte, qui n’est pas moins la-
bourieuse se marie, & ne met à mé-
pris les oeuvresoeuures & soulas de maria-
ge, pensanspēsans estre obligez à nature, &
que leur lignee doit estre vouee &
donnee à l’utilitévtilité & serviceseruice du païs.


Ceux cy ne refusent aucun plaisir
pourveupourueu qu’ilz ne les retarde de la
besogne & travailtrauail: ilz aiment les
chairs des bestes à quatre piedz, à
ceste cause qu’il leur semble que
par ceste viande ilz en soyent plus fors



316 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
fors & robustes à toute besogne.


Les UtopiensVtopiens estiment que ceux cy
sont les plus prudens,& les autres
plus saints & religieux, lesquelz
s’ilz se fondoyent en raison de ce
qu’ilz preferent chasteté & conti-
nence à mariage, & la vie austere à
la vie joyeuseioyeuse & douce, les UtopiensVtopiens
s’en moqueroyent, mais pour ce
qu’ilz disent qu’ilz le font par devo
tion
deuo
tion
, ilz les louent, & ont en grande
reverencereuerence. Ilz se gardent sogneuse-
ment de parler indiscretementindiscretemēt d’au-
cune religion. Les UtopiensVtopiens en
leur langue nomment telles sortes
de gens devotsdeuots, Buthresques, que
nous pouvonspouuons interpreter en Fran-
çoys Religieux. Ilz ont pareillementpareillemēt
des prestres d’excellente sainteté, &
n’en ont gueres, si qu’en chacune vil
le n’y en ha point plus de treize, &
autant d’eglises. Et quand on va à la guer



D’UTOPIEVTOPIE. 317
guerre on en meine sept de chacune
ville avecauec la gendarmerie, & ce pen-
dant on en met sept autres à leur
lieu, quand ceux qui ont esté à la
guerre sont revenusreuenus on les remet
chacunchacū en sa place. Ceux qui estoyentestoyēt
substituz on les establit avecauec l’E-
vesque
E-
uesque
, jusquesiusques à ce qu’il y en ait
sept decedez, puis leur succedantsuccedāt par
ordre. De ces treize prestres que
ji’ay dit ilzil y en ha unvn qui est superieur
commecōme nous disons unvn EvesqueEuesque. Les-
ditz prestres, s’élisent par le peuple,
en chambre secretement en la ma-
niere des autres officiers, pour evi-
ter
eui-
ter
les faveursfaueurs, & quandquād ilz sont éleuz
leur communité ou college les con-
sacre.Ilz ont la charge des cho-
ses divinesdiuines, ilz sont sogneux de fai-
re garder la religion chacunchacū endroit
soy, & aussi de corriger & reformer
les moeurs. Les UtopiensVtopiens estiment cho



318 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
chose bien honteusehōteuse quandquād quelqu’unvn
est fait venir par devantdeuant lesditz pre-
stres, pensans que ledit personnage
est peu homme de bien & mal vivantviuāt.
Et ainsi comme c’est l’office des pre-
stres d’amonester & adhorter le
peuple, aussi est ce la charge du prin
ce & des autres officiers d’emprison
ner & punir les malfaiteurs.


D’avantageauantage les prestres ont ceste
puissance d’interdire d’entrer à l’E-
glise, & se trouvertrouuer aux sacrificesacrifices, prin
cipalement ceux qu’ilz trouventtrouuēt ob-
stinez & endurcis à tout mal, & n’y
ha peine de quoy les UtopiensVtopiens ayent
plus grande horreur. Quand au-
cuns sont en cet estat, ilz sont en la
plus grande infamie qu’ilz sauroyentsauroyēt
estre, & leur conscienceconsciēce est merveil
leusement
merueil
leusemēt
agitee, commecōme pensans estre
damnez, mesme leur corps n’est
gueres asseuré, car s’ilz ne viennent sou



D’UTOPIEVTOPIE. 319
soudain par deversdeuers les prestres pour
recevoirreceuoir penitence, la Cour les fait
prendreprēdre, & les punit de leur infideli-
té. Les prestres ont le soing d’instrui
re & endoctriner les enfans & au-
tres jeunesieunes gens, & leur monstrent
premierement à bien vivreviure, que de
les enseigner aux letres. Ilz sont
grandement sogneux de dresser les
espris des jeunesieunes enfans ce pendant
qu’ilz sont tendres & faciles, & les
induire à bons jugemensiugemens, & droites
opinions, utilesvtiles & fructueuses à la
conservationconseruation de leur republique.
Car quandquād telles opinions ont prins
leur siege au cerveaucerueau desditz jeunesieunes
enfans, croyez que quand sont par-
venus
par-
uenus
en aage d’homme les retien-
nent, & mesme tant qu’ilz viventviuent.
D’avantageauātage lesditz bonsbōs jugemensiugemēs apor
tent grand emolument à garder l’e-
stat du bien communcōmun, qui facilement déchet



320 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
dechet & s’aneantist par vices qui
procedent de perversesperuerses opinions.


Les prestres sont mariez aux plus
apparentes femmes FemmesFēmes
elues à
la digni-
té de pre
strise.
& excellentes
de tout le peuple, si icelles d’aventu-
re
auentu-
re
n’estoyent en l’estat de prestrise.
Certes ce sexe là n’est point exclus
& exempt de ceste dignité, mais on
n’en élit gueres. Encores faut-il que
ce soyent femmes veuvesveuues, & qu’el-
les soyent desjadesia aagees.


On ne porte honneur à nul Magi-
strat plus grand qu’à unvn prestre, en
sorte que si les prestres avoyentauoyent
commis quelque crime, nulle cour
n’en ha la cognoissance, car on en
laisse la cognoissance & correction
à Dieu, & à eux mesmes ilz estiment
n’estre licite de toucher de main
mortelle unvn prestre, quelque crimi-
nel qu’il soit, sur peine d’excommuni-
cation
excōmuni-
cation
, Excommu
nication
Excōmu
nication

des Uto-
piens
Vto-
piens
.
considerécōsideré qu’il est dedié à Dieu par



D’UTOPIEVTOPIE. 321
par maniere si excellente & singu-
liere, comme chose offerte & sacree
à Dieu. Laquelle coustume leur est
d’autant plus aisee à observerobseruer, pour
ce qu’ilz ont en ce païs tant peu de
prestres: & d’avantageauantage les élisent
avecauec grand soing & diligence. Car il
n’avientauient pas souventsouuent qu’unvn prestre
qui est entre les bons choisi pour le
meilleur, & qui pour sa seule vertu
est sublimé & élevééleué à si grande di-
gnité, se tourne à vice, & qu’il se
forligne de bonnes moeurs, pour sui
vir
sui
uir
la voye de delit. Mais le cas ainsi
avenantauenant (comme la nature des hom-
mes est muable) encores ne devroitdeuroit
on craindre qu’ilz seussent faire
gueres de dommagedōmage à la Republique,
pource qu’ilz sont si petit nombre,
& puis ilz n’ont aucune puissance,
fors l’honneur qu’on leur fait. Et la
raison pourquoy les UtopiensVtopiens ont si x



322 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
peu de prestres, c’est que si la digni-
té sacerdotale, à laquelle ilz ont si
grande reverencereuerence, estoit communi-
quee & distribuee à plusieurs, on
n’en tiendroit pas si grand conte.


Aussi ilz pensent qu’il est bien dif
ficile d’en trouvertrouuer beaucoup de si
vertueux, qu’ilz peussent estre idoi-
nes & capables d’obtenir ceste di-
gnité, à laquelle exercer il ne suffit
pas estre garny de vertus moyennes
& vulgaires.


Lesditz prestres ne sont pas en
moindre reputation chez les étran-
giers, qu’en leur païs: & dont proce-
de celà? il est aparent que c’est pour
leurs vertus.


Quand les UtopiensVtopiēs ordonnentordōnent leurs
bendes pour guerroyer, les prestres
se mettentmettēt à part, non pas gueres loing
du conflitcōflit, tous à genoux, revestusreuestus de
leurs ornemens sacrez, & les mains tendues



D’UTOPIEVTOPIE. 323
tendues au ciel. AvantAuant toutes choses
ilz prient à Dieu qu’il luy plaise en-
voyeruoyer la paix, puis demandentdemādēt victoire
pour leurs gens, mais qu’icelle vi-
ctoire ne se face par l’effusioneffusiō du sang
ne de l’lunvn ne de l’autre party. QuandQuād
leur armee ha obtenu la victoire, ilz
courentcourēt au conflitcōflit, & là gardent d’exer
cer cruauté & meurtres enversenuers les
vaincuz. Ceux qui sont en dangerdāger de
mort, s’ilz peuventpeuuent unevne fois voir les
ditz prestres & les nommer ilz sont
sauvezsauuez. L’atouchement de leurs lar-
ges & plantureuses robes preserventpreseruēt
tous autres biensbiēs & richesses de tout
outrage de guerre, dequoy toutes
nationsnatiōs les ont à si grande estimation
& honneurhōneur, que bien souventsouuent ont esté
cause non seulement de preserverpreseruer
leurs exercites de fureur des enne-
mis, ains aussi les ennemis du dangerdāger
de leurs ostz. Il est tout manifeste que
quelq̄quelque fois on ha veu leurs souldads x 2



324 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
mis en route, hors de tout espoir,
tournant le dos pour fuir, les enne-
mis encharnez sus eux, pour les pil-
ler & occir. Mais pour la venue des-
ditz prestres qui se mettoyent entre
les deux gendarmeriesgēdarmeries, la boucherie
cessoit, la meslee se rompoitrōpoit & la paix
se faisoit. Car il ne fut jamaisiamais peuple
si cruel, inhumain & barbare, enversenuers
lequel la personne desditz prestres
ne fust tenue commecōme sainte, sacree &
inviolableinuiolable. Touchant leurs festes,
ilz solennisent le premier & dernier
jouriour de chacunchacū mois, aussi de chacun
an, lequel ilz partissent & divisentdiuisent
par mois finissans par le circuit de
chacune Lune, commecōme l’an finit quand
le Soleil ha fait son cours, le longlōg du-
dit an tous les premiers joursiours desdi
tes festes ilz les nommentnōment en leur lan-
gue Cynemernes, & les derniers Tra
pemernes, qui valent autantautāt comme
premieres festes, & dernieres festes.

Les



D’UTOPIEVTOPIE. 325

Les eglises Comme
sont
leurs egli
ses.
en ce lieu sont fort
belles, & non seulement enrichies
de bel ouvrageouurage, mais aussi amples &
spacieuses, & contenantes grandgrād nom-
bre
nō-
bre
de peuple, ce qui n’estoit neces-
saire de faire, pource qu’en UtopieVtopie
il y ha peu de temples, toutefois
sont unvn petit obscurs, non pas par
ignorance d’architecture, mais ilz
disent que ce fut par le conseil des
prestres, estansestās d’opinion que la trop
grande clarté fait vaguer les penseespēsees
& se répandre çà & là, mais la moyen-
ne
moyē-
ne
lueur les reserroit & augmen-
toit la devotiondeuotion.


Et pource que tous n’ont unvn
mesme cultivementcultiuement & unevne mesme
religion (comme ji’ay dit devantdeuant) ce
neantmoins toutes les formes & ma
nieres de ladite religion, jaçoitiaçoit ce
qu’elles soyent diversesdiuerses & differen-
tes communementcommunemēt, toutefois se con-
forment toutes comme en unevne fin x 3



326 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
quant au cultivementcultiuement & adoration
de divinediuine nature, c’est à dire que con-
bien
cō-
bien
que les UtopiensVtopiens soyent diffe-
rens particulierement en leur ma-
niere d’adorer, car les unsvns adorent
le Soleil, les autres la Lune & choses
semblables, nonobstant pensentpēsent que
ce qu’ilz adorent est Dieu, & est leur
intention, en ce faisant de faire hon
neur à l’leternel & souverainsouuerain qui ha
creé toutes choses, mais ne saventsauent
qui il est.


On ne void rien & n’oyt on de-
dans lesdites eglises, qui ne soit veu
quadrer & estre conforme à toutes
leurs manieres d’adorer Dieu en com-
mun
cō-
mun
. Si quelque secte ha unvn sacrifice
à faire en particulier, on le fait cha-
cun en sa maison. Les sacrifices pu-
bliqs se font en tel ordre & poli-
ce, qu’ilz ne deroguent aucunement
aux sacrifices particuliers. En leurs
temples on n’y void image nul, affin qu’unvn



D’UTOPIEVTOPIE. 327
qu’unvn chacun soit libre & franc de
concevoirconceuoir en son entendement l’ef-
figie de Dieu telle qu’il luy plaira.
Ilz n’inuoquentinuoquēt point de nom de Dieu
autre que Mythra, tous l’apellentapellēt ain
si en commun. Par ce mot là tous
unanimementvnanimement concordent & con-
viennent
con-
uiennēt
à cognoistre unevne nature de
divinediuine majestémaiesté quiconque elle soit.
Ilz n’aprehendent & conçoiventconçoiuent en
leur entendement aucunes prieres,
qu’il ne soit loisible à unvn chacun de
les prononcer sans offenser leur se-
cte. DoncquesDōcques se trouventtrouuent ilz au tem-
ple aux joursiours qu’ilz appellent der-
nieres festes, à heure de soir encores
à jeunieun, pour rendre graces à Dieu de
l’an & mois heureusementheureusemēt passé, du-
quel ceste feste est le dernier jouriour. Le
jouriour d’apres, qu’ilz appellentappellēt premie
re feste, ilz s’assemblent au matin es
eglises, prians Dieu que l’an ou mois
ensuivantensuiuant, ou ilz commencent ceste x 4



328 REPUBLIQUEREPVBLIQVE
feste, leur soit prospere. Aux der-
nieres festes, ainçois que les femmes
aillent au templetēple, se jettentiettent aux piedz
de leurs maris, & les enfans devantdeuant
leurs peres & meres à genoux, con-
fessans avoirauoir failly, & n’avoirauoir pas
bien fait leur devoirdeuoir enversenuers eux.


Ainsi demandent ilz pardon de l’of-
fence, en sorte que si d’aventureauenture ilz
avoyentauoyent eu quelque haine ou dis-
cord ensemble, ilz la departent en
ce point, affin que d’unvn cueur pur,
serain & net ilz assistent aux sacri-
fices: car ilz estiment que ce n’est pas
tour d’homme de bienbiē, de se trouvertrouuer
le jouriour de la feste à l’eglise, & avoirauoir
quelque trouble & inimitié contre
son prochain, pourtant les UtopiensVtopiens
ne s’ingerentingerēt jamaisiamais de se presenter à
l’eglise le jouriour desdites festes s’ilz
sentent avoirauoir le cueur gros d’ire ou
rancune à l’encontre de quelqu’unvn
que premierement ne soyent re- conciliez



D’UTOPIEVTOPIE. 329
conciliez, & que leur courage ne
soit purgé & nettoyé, craignans que
Dieu ne les punisse griévementgriéuemēt pour
leurs delitz. Quand ilz sont venuz
à l’eglise, les hommes se mettent au
costé dextre, & les femmes à part à
senestre, & s’establissent, en sorte
que tous les enfans masles de chacun-
ne maison sont devantdeuant le pere de fa
mille, les filles devantdeuant la mere. Ainsi
met on ordre & arroy, affin que
ceux qui ont la charge d’instruire
& endoctriner lesditz enfans en
leurs maisons, pareillement quand
sont dehors ayent égard à leurs ge-
stes contenances & manieres de l’e-
glise. Semblablement lesditz Uto-
piens
Vto-
piens
sont soigneux en ces lieux sa-
crez de mesler & joindreioindre unvn jeuneieune
enfant avecauec unvn plus aagé, de crainte
que si on donnoit charge d’unvn en-
fant à unvn autre d’aage égal, ilz n’a- x 5



330 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
busassent l’unvn l’autre, & passassent
le temps à folies pueriles, lors qu’ilz
devroyentdeuroyent servirseruir à Dieu, estre en de-
votion
de-
uotion
, & concevoirconceuoir unvn émouve-
ment
émouue
ment
& inflammation aux vertus.


En leurs sacrifices ilz ne tuent
jamaisiamais beste, pource qu’ilz pensent
que la divinediuine clemence ne se ré-
jouist
ré-
iouist
de sang, boucheries, & occi-
sions, laquelle ha élargy la vie à
ceste raison aux bestes, affin qu’el-
les vesquissent, & non qu’elles fus-
sent tuees. Mais ilz font sacrifices à
Dieu d’encens & autres odeurs: D’a-
vantage
a-
uantage
portent force de cierges &
chandeles, non pourtant qu’ilz ne
sachent bien que celà n’aporte pro-
fit à Dieu, non plus que les prieres
des hommeshōmes, mais ilz sont d’opinion
que ceste forme de l’adorer avecauec
telles odeurs & lumieres, qui ne
sont nuisibles à rien luy plaist, en- tant



D’UTOPIEVTOPIE. 331
tant que par telles cerimonies les
hommes se sentent aucunementaucunemēt éle-
vez
éle-
uez
en devotiondeuotion, & plus joyeuxioyeux &
deliberez au cultivementcultiuement de luy.


Quand le peuple va le jouriour de
feste à l’eglise, il s’acoustre tout de
blanc.


Les prestres se vestent d’orne-
mens de diversesdiuerses couleurs, qui sont
faitz de sorte & ouvrageouurage merveil-
leux
merueil-
leux
, d’unevne matiere non pas beau-
coup precieuse, car ilz ne sont tis-
sus de fil d’or, ny entrelassez de pier
res precieuses: mais de diversesdiuerses plu
mes d’oiseaux tant jolimentioliment & avecauec
si grand artifice aornez, que la va-
leur & estimation de nulle matiere,
fust elle d’or, ou d’argent, ou de
soye, n’est à equiparer audit ou-
vrage
ou-
urage
.


D’avantageauantage en ces pennes & plu-
mes d’oiseaux, & en certain ordre &



332 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
& arrengement d’icelles, dont les
acoustremens des prestres sont mé-
partiz & divisezdiuisez, les UtopiensVtopiens di-
sent que quelques secrets mysteres
y sont comprins, desquelz quand
ilz cognoissent l’interpretation, qui
leur est declaree par les prestres, ilz
sont amonnestez & acertenez des
biens que Dieu leur ha fait, & com-
me ilz le doiventdoiuent aimer, honorer, &
revererreuerer de leur costé, & faire plaisir
les unsvns aux autres. Aussi tost que le
prestre part de la secretainerie, &
qu’il s’offre ainsi revestureuestu desditz or-
nemens, tout le peuple soudain se
jetteiette contre terre par reverencereuerence, en
si profonde & belle silence de tous
costez, que telle aparence & manie-
re de faire donne quelque terreur
& crainte, quasi comme si aucune
deité y fust presente. Puis quand ilz
ont quelque peu demouré contre terre,



D’UTOPIEVTOPIE. 333
terre, le prestre leur donne signe,
lors se lieventlieuent & chantent quelques
cantiques en l’honneur de Dieu,
qu’ilz entremeslent d’instrumens
musicaux, bien d’autre sorte que
nous ne voyons faire en noz regionsregiōs.
Ainsi comme en leur musique ilz
usentvsent de plusieurs chantz, qui en
douceur surpassent de beaucoup no
stre usagevsage, aussi s’aident ilz de plu-
sieurs façons, qui ne doiventdoiuent estre
comparees aux nostres.


Mais sans doute ilz nous sur-
montent grandement d’unevne chose,
c’est que toute leur musique qui se
chante par orgues, ou autres instru-
mens, ou par voix humaine, imite &
exprime tant bien les passions na-
turelles, & le son est tant propre-
ment accommodé à la matiere, soit
l’oraison deprecativedeprecatiue, joyeuseioyeuse, miti-
gative
miti-
gatiue
, ou contenant quelque trou- ble,



334 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ble, dueil & courroux, la sorte &
forme de leur melodie donne tant
bien à entendre la chose dequoy ilz
chantent, qu’elle émeut merveilleu-
sement
merueilleu-
sement
penetre & enflamme les
cueurs des auditeurs.


A la fin le prestre & le peuple
font solennelles prieres si bien or-
donnees, que ce que tous ensemble
recitent, unvn chacun d’eux le pour-
roit referer à soy en particulier.


En ces oraisons là unvn chacun re-
cognoit Dieu comme autheur de la
creation & gouvernementgouuernement du mon-
de, & consequemment de tous au-
tres biens: aussi luy rend graces des
bienfaitz receuz & specialementspecialemēt que
par la faveurfaueur d’iceluy createur il est
écheu en unevne Republique tant heu-
reuse & fortunee, pareillementpareillemēt qu’il
est parvenuparuenu en unevne religion qu’il
espere estre tresveritablestresueritablestreveritable.

En



D’UTOPIEVTOPIE. 335

En quoy s’il erre, & s’il y en ha
quelques autres meilleures, & que
Dieu aprouveaprouue plus, il prie que sa
bonté face qu’il en ait la cognoissan
ce, & qu’il est prest & apareillé de
suiuirsuivir le chemin de quelque costé
que ce soit, ou il luy plaira le con-
duire & adresser. Mais si ceste forme
& maniere de Republique qu’il tienttiēt
est bonne, & sa religion droite, qu’il
luy donne grace de persevererperseuerer en
icelles, & estre constant, & pareille-
ment qu’il vueille guider tous les
autres mortelz à ces mesmes consti-
tutions, moeurs, loix, coustumes: &
en ceste mesme opinion & jugementiugemēt
d’ainsi adorer si ce n’est son plaisir
qu’on le reverereuere & honore en diver-
ses
diuer-
ses
sortes. Finalement il prie que
quandquād il sera mort, à la departie Dieu
le vueille recevoirreceuoir sans l’éconduire,
& que de limiter le tempstēps tost ou tard, il



336 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
il n’est assez hardy d’en faire reque-
ste: jaçoitiaçoit ce que moyennant que sa
majestémaiesté fust offensee, il y seroit bien
plus agreable de parvenirparuenir par mort
laborieuse & penible en son para-
dis, que d’estre detenu plus longue-
ment en ceste vie mortelle, combien
que le cours en fust tresheureux &
prospere. Ces oraisons telles mi-
ses à fin, de rechef les UtopiensVtopiens s’en-
clinent contre terre, & tost apres se
sourdent & s’en vont disner, puis
apres disner le demourantdemourāt du jouriour se
parfait en jeuxieux, & exercices de guer-
re. JeIe vous ay décrit le plus veri-
tablement
veri-
tablemēt
que ji’ay peu la sorte & ma
niere de ceste Republique des Uto-
piens
Vto-
piēs
, laquelle ji’estime & croy n’estre
seulementseulemēt tresbonne, mais seule qui
doivedoiue de droit s’attribuer le nom de
Republique entre toutes les au-
tres nations, ou on parle assez de l’utilvtil



D’UTOPIEVTOPIE. 337
l’utilitévtilité publique, mais ce pendant
on ne pense que de son bien en par-
ticulier. En UTOPIEVTOPIE ou il n’y ha
rien particulier, totalement le peu-
ple est attentif aux negoces publi-
ques, qui est unvn bien à unvn chacun en
commun & en privépriué. Car aux autres
regionsregiōs, qui est celuy qui ne cognois-
se, que si unvn personnage ne pense de
soy particulierementparticulieremēt, il pourra mou-
rir de faim, & fust la Republique la
plus opulenteopulēte & fleurissante du mon-
de? parquoy necessité le contraint
d’avoirauoir plustost égard de soy, que
d’autruy. Au contraire en UtopieVtopie,
ou toutes choses sont communes à
tous, nul ne doute, que necessité
avienneauienne à quelqu’unvn en particulier
(moyennant qu’on face son devoirdeuoir,
que les greniers publicqs soyent
remplis de ce qui apartient à la vie)
car les biens se departissent en ce y



338 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
lieu bien equitablement & juste-
ment
iuste-
ment
, & si n’y ha point en UTOPIEVTOPIE de
povrespoures ne de mendians.


Et comme ainsi soit que nul per-
sonnage ne possede rien, toutefois
tous sont riches.


Est-il plus grande richesse, que
tout soucy totalement mis hors &
forclus, vivreviure joyeusementioyeusement & paisi-
blement? n’estre en émoy & crainte
de son boire & manger? n’estre vexé
& tourmenté des demandes plain-
tives
plain-
tiues
de sa femme? ne craindre pour
l’avenirauenir que povretépoureté vienne à ses
enfans? n’estre en detresse & anxie-
té du douaire de ses filles? & ne pen-
ser d’aquerir des biens pour les ma-
rier, mais estre asseuré de felicité &
vivresviures, pour soy, pour tous ses pa-
rens & amis, sa femme, enfans, filz
de ses enfans, & unevne longue genea-
logie, dequoy les gentilz-hommes font



D’UTOPIEVTOPIE. 339
font tant de cas? C’est encores plus
grande chose qu’on ne pense pas
moins de ceux qui maintenant sont
foibles & impotens, lesquelz ont le
temps passé travaillétrauaillé & labouré,
que de ceux qui à ceste heure be-
sognent.


JI’aymeroy bien que quelqu’unvn s’o-
sast enhardir de comparer la justiceiustice
que font les autres nations à l’equi-
té des UtopiensVtopiens, esquelles jeie puisse
mourir si ji’ay trouvétrouué aucune trace
n’aparence de vray legitime droit.


Mais quelle justiceiustice est-ce, qu’on
void quelque gentil-homme, quel-
que orfevreorfeure, ou quelque usu-
rier
vsu-
rier
, ou autres qui totalement
ne font rien, ou ce qu’ilz font est
de ceste sorte, qu’il n’est pas
grandement necessaire à l’utili-
vtili-
de la Republique, mener si
grande vogue, & vivreviure si magni- y 2



340 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
fiquement d’oisivetéoisiueté, ou d’unevne ne-
gociation superflue & vaine? veu
que ce pendant unvn povrepoure serviteurseruiteur,
unvn charretier, unvn maréchal, unvn mas-
son, unvn charpentier, unvn manouvriermanouurier
& unvn laboureur ont leur vie si po-
vrement
po-
urement
, & sont tous si mal traitez
(combien qu’ilz soyent en travailtrauail si
grand & assidu) qu’unvn chevalcheual seroit
bien lassé d’en soustenir autantautāt, & est
leur labeur si necessaire qu’unevne Re-
publique ne pourroit durer unvn an
sans eux. Parquoy me sembleroit
que les chevauxcheuaux auroyent meilleur
temps que n’ont pas telles manieres
de povrespoures ouvriersouuriers, pource qu’ilz
n’ont pas peine si continue, & leur
vivreviure n’est gueres moins bon, ains à
leur apetit meilleur, & plus propre.


D’avantageauantage ne sont en soucy pour
l’avenirauenir dequoy ilz vivrontviuront.


Labeur sterile & peine infructueu- se tour



D’UTOPIEVTOPIE. 341
se tormente & point lesdites po-
vres
po-
ures
personnes à l’heure, & la recor-
dation & souvenancesouuenance de leur po-
vreté
po-
ureté
adveniraduenir en vieillesse les tue,
pour ce que leurs gages journelziournelz
sont si petis, qu’à grande peine en
viventviuent ilz pour le jouriour, parquoy ne
peut rien demeurer de superabon-
dant pour survenirsuruenir à leur vieillesse.


Ceste republique là n’est elle pas
bien injusteiniuste & ingrate d’otroyer
tant de dons & biens par prodiga-
lité, à gens qui se disent nobles, à or-
fevres
or-
feures
, & aux autres de ceste sorte,
ou à personnages oisifz, ou à fla-
teurs, & ouvriersouuriers de vaines volu-
ptez, & au contraire ne tenir conte,
& povrementpourement traiter laboureurs,
charbonniers, serviteursseruiteurs, charre-
tiers, charpentiers, maréchaux, &
autres de semblable estat?


Et apres que ladite republique ha y 3



342 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
abusé des travauxtrauaux & labeurs d’i-
ceux, ce pendant qu’ilz estoyent en
fleur d’aage: quand puis apres ilz
sont devenusdeuenus vielz & maladifz, se
monstrans ingratissime les recom-
pensé[sic]
de povretépoureté, en les laissans mou
rir miserablement de faim, mettans
en oubly tant de vieilles sueurs, de
peines, & tant de plaisirs qu’ilz luy
ont fait en leur temps, qu’est-ce à di-
re que les riches de jouriour en jouriour con-
treroulent
cō-
treroulent
le salaire qu’unvn povrepoure
ouvrierouurier peut gaigner pour sa jour-
nee
iour-
nee
: le retrenchent, & y pratiquent,
non seulement par fraude particu-
liere, mais par loix & ordonnances
publiques, en sorte que ce qui sem-
bloit le temps passé injusteiniuste de re-
compenser mal ceux qui faisoyent
tout plein de plaisirs à la Republi-
que, les susditz riches hommes, ont
tourné le feuillet, gasté & depravédepraué lesdi



D’UTOPIEVTOPIE. 343
lesdites bonnes opinionsopiniōs, & ont vou-
lu tenir que telle injusticeiniustice estoit ju-
stice
iu-
stice
, & en ont promulgué ordonnan
ces
ordōnan
ces
& statutz. Parquoy quand jeie
pensepēse à toutes ces republiques, qu’on
dit pour le jourdiourd’huy estre en maints
lieux florissantes & opulentes, rien
ne me semble autre chose (ou ainsi
Dieu me puisse aimer) qu’unevne aliancealiāce
& unanimitévnanimité de riches gensgēs, qui souz
couleur d’estre assemblez pour re-
gir le bien public, pensent seulementseulemēt
de leur profit privépriué, excogitent, &
invententinuentent toutes les manieres & fi-
nesses comme ilz pourroyent gar-
der & retenir les biens qu’quilz ont a-
massez par faux ars, sans crainte de
les perdre, & qu’ilz en aquierentaquierēt d’au
tres qui ne leur coustentcoustēt gueres par le
labeur & travailtrauail de tous les po-
vres
po-
ures
, & qu’ilz abusent desditz po-
vres
po-
ures
, depuis que ceste tourbe de ri- y 4



344 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
ches ont estably que telles trompe-
ries & deceptions soyent observeesobseruees
au nom de Republique, & mesme
au nom des povrespoures qui sont com-
prins en ceste dite Republique, les-
dites inventionsinuentions passent & sont re-
putees comme loix: & les biens qui
eussent peu suffire à nourrir & en-
tretenir eux & les povrespoures ensemble,
ces gros hurons, ou n’y gist gueres
de bonté, les ont partis entre eux
par unevne convoitiseconuoitise & avariceauarice insa-
tiable, ô combien telles manieres de
gens sont élognez de la Republique
heureuse des UtopiensVtopiens, de laquelle
est retrenchee unevne infinité & mon-
ceau innumerable d’ennuis & fáche
ries, & unevne semence de vices totale-
ment arrachee, pource qu’ilz ont
osté toute aviditéauidité de pecune, & l’usa-
ge
vsa-
ge
aussi d’icelle, de leur dite Repu-
geblique. Qui est celuy qui ignore, que



D’UTOPIEVTOPIE. 345
que quand pecune seroit mise hors
de la fantasie des hommes, & qu’elle
seroit totalement contemnee & dé-
prisee, que pareillement ne fussent
abolies & aneantiesaneāties fraudes, larcins,
rapines, proces, tumultes, noises, se-
ditions, meurtres, trahisons & em-
poisonnemens, qui sont punis par
quotidiens suplices, plustost que re-
frenez? pareillement si l’usagevsage de
l’argent estoit delaissé, qui est-ce qui
doute qu’à ce mesme instant ne fus-
sent peris & mors crainte, solicitu-
des, soucis, labeurs, veilles, & povre-
tez
poure-
tez
, qui est veuë seule avoirauoir indigen-
ce de pecune? mais croyez que si la-
dite pecune estoit hors du pensementpensemēt
des hommes, povretépoureté seroit soudain
diminuee. Et pour en donner la
preuvepreuue plus clerement, pense à par
toy & considere unevne annee de steri-
lité, en laquelle est avenuauenu que dix y 5



346 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
mille personnes sont mors de faim,
jeie gage qu’à la fin de ceste indigence
& cherté, qui eust voulu ouvrirouurir les
greniers des riches qu’on eust trou-
trou-
autant de grains qu’on eust peu
distribuer & élargir à ceux qui sont
mors en povretépoureté, & personne ne se
fust senty de ceste écharceté de biensbiēs
procedant de quelque vice d’air, &
imperfection de la terre. Car cer-
tes unvn chacun vivroitviuroit bien aisementaisemēt,
si ce n’estoit ceste benoiste sainte Irrision. pe-
cune, qu’on dit qui fut trouveetrouuee, af-
fin que plus facilement on eust ac-
ces aux vivresviures par icelle, mais c’est
celle qui nous clost les chemins, &
nous trenche lesditz vivresviures.


JeIe ne doute point que les riches
mesmes ne sachent & entendent
bien, que l’estat seroit meilleur, &
qu’il vaudroit mieux n’avoirauoir defau-
re des choses qui sont necessaires à la vie



D’UTOPIEVTOPIE. 347
la vie humaine, que d’abonder en
plusieurs biens superfluz: & qu’quil se-
roit trop plus convenableconuenable au re-
quoy & tranquilité des hommes,
d’estre exempté & delivrédeliuré d’dunevne in-
finité de maux, qu’estre environnéenuironné
de grandes opulences & richesses.


JeIe ne doute point que l’légard d’dunvn
chacun à son profit, ou l’authori-
té de JesusIesus Christ nostre sauveursauueur
(qui par sa grande sagesse ne pou-
voit
pou-
uoit
ignorer ce qui estoit trescom-
mode aux mortelz, ne pour sa gran-
de & parfaite bonté ce dequoy il
est plein n’eust seu conseiller chose
qui n’eust esté tresbonne) n’eust
desjadesia aisement attiré tout le monde
aux loix de ceste Republique Uto-
pienne
Vto-
pienne
, si ceste seule beste orgueil,
qui est prince, & pere de tous autres
vices, n’y resistoit: Car orgueil
prent sa felicité, & exalte son estat, non



348 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
non point de ses profitz, mais des
incommoditez d’autruy, il ne vou-
droit obtenir la place d’unvn Dieu.
pour estre privépriué de la domination
sur les povrespoures miserables, lesquelz
il tienttiēt souz son empire, & se moque
d’iceux, affin que sa felicité, quand à
la comparaison des miseres & cala-
mitez des povrespoures, soit plus exaucee,
& en plus grande magnificence, &
apres avoirauoir mis au ventvēt ses richesses,
il tourmentetourmēte & mette en detresse les
indigens par defaute & necessité.


Ce serpent infernal, pource qu’il
est si avantauant fiché es pensees des hom
mes, qu’il n’en peut estre aisement
éloigné & arraché, tient le siege en
ce lieu, affin que les humains ne puis
sent élire meilleure voye, & les re-
tarde ainsi que le poisson nommé
Remora, qui detient & atarge les
naviresnauires à son plaisir.

A-tout



D’UTOPIEVTOPIE. 349

A-tout le moins jeie suis joyeuxioyeux que
ceste maniere de Republique laquel
le jeie desire à toutes autres nationsnatiōs &
est écheuë aux UtopiensVtopiens, qui ont en-
suivy
en-
suiuy
si bonnebōne forme de vivreviure, par la-
quelle ilz ont si bien fondé leur Re-
publique, & si heureusement, qu’elle
sera par durable, ainsi qu’en peuventpeuuent
devinerdeuiner les hommes par conjectureconiecture
humaine. Puis que le vice d’ambitionambitiō
avecauec les autres que ji’ay devantdeuant dit,
sont forclos d’dUTOPIEVTOPIE, il ne faut
point craindre qu’entre les citoyens
il sourde quelque discord. Certes
ambition ha esté cause de la perdi-
tion de maintes villes opulentes, &
tresbien munies. Puisque concorde
y regne avecauec bonnes moeurs prinses
& entretenues par conseil & raison,
croyez que l’envieenuie de tous les Prin-
ces voisins, qui y ha cuidé faire en-
tree, mais en ha esté repoussee, ne peut



350 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE
peut mettre au desarroy ne trou-
bler l’empire UtopienVtopien. Apres que
Raphaël eut recité ces matieres, Ja-
çoit
Ia-
çoit
ce que maintes choses me vin-
sent en la memoire, qui me sem-
bloyent bien mal establies, quand
aux moeurs & loix de ce peuple Uto
pique
Vto
pique
, & specialement de leur ma-
niere de faire la guerre, touchanttouchāt aus-
si leurs sacrifices & religion, & au-
tres statutz de quoy ilz usentvsent, pareil
lement de ce qu’ilz viventviuent en com-
mun, sans aucun commerce & trafi-
que de pecune (qui est le plus prin-
cipal fondement de toute leur insti-
tution) sans l’usagevsage de laquelle pe-
cune toute noblesse, magnificence,
dignité, gloire & majestémaiesté, qui sont
les vrays ornemens, l’embelissementembelissemēt,
& l’honneurhōneur d’unevne Republique, selon
la communecōmune opinionopiniō, est ruinee du tout
en tout: toutefois pour ce que jeie co- gnoiss



D’UTOPIEVTOPIE. 351
gnoissoy que ledit Raphaël estoit
las de deviserdeuiser & composer de ceste
Isle UtopienneVtopiēne, & aussi que jeie n’avoyauoy
pas l’experience, s’il eust voulu endu
rer qu’on eust disputé contrecōtre ses pro-
pos, & specialement jiavoyauoy encores
recordation qu’aucuns avoyentauoyent esté
reprins de luy à ceste cause, qu’ilz
craignoyent quasi, qu’ilz ne fussent
estimez assez sages (comme il disoit)
s’ilz n’eussent trouvétrouué quelque chose,
en quoy eussent peu confuter les in-
ventions
in-
uentiōs
des autres: pourtant apres a-
voir
a-
uoir
loué la doctrine & enseigne-
mentmēt des UtopiensVtopiēs, & extolé sa haren-
gue: jeie le prins par la main & le me-
nay souper densdēs mon logis, luy disant
que nous aurionsauriōs unevne autrefois loisir &
oportunité de penserpēser plus profonde-
ment de ces mesmes choses, & d’en
conferer ensemble plus largement,
que pleust à Dieu que quelquefois le cas



352 LA REPUBLIQUEREPVBLIQVE D’UTOPIEVTOPIE.
cas avintauint. Or comme jeie ne puis me
consentir à toutes les choses qui fu-
rent dites de ce personnage, combiencōbien
qu’il fust sans controversecontrouerse & diffe-
rent savantissimesauantissime, & fort expert aux
affaires humains, ainsi jeie confesse fa-
cilement que beaucoup de cas sont
en la Republique des UtopiensVtopiēs que jeie
desiroy plus vrayement estre en nos
villes de par deçà,que jeie n’esperoy.



CY FINE LE DEVIS ET
propos d’apres disner, de Raphaël Hy-
thlodeus, touchant les Loix & moeurs
de l’Isle d’UTOPIEVTOPIE, qui n’est encores à
gueres de gens cogneuë, mis en elegan-
ce Latine par illustre, tresdocte, &
bien renommé personnage le seigneur
Thomas Morus Chancelier d’Angle-
terre, & nouvellementnouuellement tourné en lan-
gue Françoyse.


Espoir en mieux.





[353]


INTERPRETATION
SURSVR LES NOMS PRO-

pres des personnes, choses, ou circon-
stances
circō-
stances
, qui par l’autheur ont esté
inventezinuentez & formez à plaisir,
& à propos de l’hi-
stoire Uto-
pique
Vto-
pique
:


Donnans grande intelligence du
tresmoral argument d’icelle, & à l’e-
xemplaire narration de la Republi-
que d’UTOPIEVTOPIE: qui telle devroitdeuroit estre par
tout: & jamaisiamais, & en nul lieu telle ne
fut (comme bien la signifiance desditz
noms le monstre) qui tous en Grec ou
Barbare denotent personnes qui onc ne
furent, ne sont, ne seront, sinon par ima-
gination, comme sensuit.


Raphaël Hythlodaeus
Annonciateur de plaisans propos in-
ventez
in-
uentez
vraysemblablement, & utilevtile- z



[354]
ment tel qu’est introduit ce personnage
peregrinateur Portugalois.
Polylerites
Grandes & plusieurs bourdes de peu-
ples qui ne sont.
Achoriens
Habitans sans regionregiō, qui est impossible.
Macarenses
Bienheureux en tout contentement
sans rien avoirauoir: mais ou sont ilz?
UTOPIEVTOPIE & UtopusVtopus
Nul lieu, & Seigneur ou Roy sans
terre.
Amaurot
Obscur & incogneu, nom de ville qui
ne fut jamaisiamais cognue en toute la Geo-
graphie.
Anydre
FleuveFleuue sans eau, ce que homme onc
ne vid.
Syphogrant
Barbare imposition de nom à plaisir, pour



[355]
pour unvn EchevinEcheuin ou Consul de ville:
Autrement signifiant grand porchier.
Tranibore
Nom barbare mis à plaisir: ou bien si-
gnifiant manifeste devorateurdeuorateur: cy mis
pour souverainsouuerain Magistrat.
Phylarche
Garde de souverainesouueraine justiceiustice.
Protophylarche
Premier & souverainsouuerain justicieriusticier.
Anemoliens
Gens de vent, & vanité, qui sont de
neant.
Alaopolites
Vagans & non arrestez citoyens, en nul
lieu confinez.
Nephelogetes
Obscurs, & non nobles laboureurs.
Zapoletes
Vendeurs de leur vie au plus offrant.
Cynemernos
Nom barbare, mis pour premiere z 2



[356]
feste du mois: bien signifiant soucy de
chien pour le vivreviure seul.
Trapemernos
Autre vocable barbare, imposé &
forgé à plaisir, pour derniere feste du
mois: Autrement signifiant presente
solicitude.


Tous lesquelz noms significatifz de
choses nulles, ou vaines, & appropriez
aux personnes, lieux & faitz, feintz &
inventezinuentez plustost que vrais, donnentdonnēt assez
à entendre que ceste UtopiqueVtopique est inven-
tion
inuen-
tion
de Republique, telle qui n’est, ne
fut, ne sera: fort bien deguisee en figure
historiale, par l’imagination d’un bon &
prudent esprit, phantasiant & faisant
chasteaux en Hespagne, d’unevne parfaite
politique, telle qu’il l’eust desiree estre en
Angleterre & par tout, pour sur icelle
donner exemple d’emendation aux
presens gouvernemensgouuernemens & administra-
tions principales ou publiques.

TABLE




[357]


TABLE DES CHAPI-
tres du premier & second livreliure
de la description de l’isle
d’UTOPIEVTOPIE.


LEs excellens propos que tint unvn nom-
mé Raphaël Hythlodaeus Portuga-
lois, touchant le bon regime de la Repu-
blique: avecauec le reçit qu’il fit des moeurs,
loix, & coustumes bien ordonnees des
habitans d’UTOPIEVTOPIE nouvellenouuelle isle. page
9
Description de la largeur & longueur de
l’isle d’UTOPIEVTOPIE 118
Des villes, & specialement de la ville d’A-
maurot 129128
Des Magistratz, & gouverneursgouuerneurs des vil-
les 137136
Des mestiers qui sontsōt exercitez en UTOPIEVTOPIE 140139
Des affaires commercescōmerces, familiaritez & trai-
tez que les UtopiensVtopiens ont les unsvns avecauec les
autres 156
Des pelerinages des UtopiensVtopiens 173172
Des conditionscōditiōs des serfz prins en guerre 237236
De la maniere de guerroyer des UtopiensVtopiens,
page 263
Du cultivementcultiuement maniere d’adorer, religion
& creance des UtopiensVtopiens 294

z 3




[358]


LA TABLE DES
MATIERES CON-
TENUES
CON-
TENVES
AUAV PREMIER

& second livreliure de la de-
scription de l’Isle
d’UTOPIEVTOPIE.


COmment Thomas Morus
fut envoyéenuoyé en Ambassa-
de en Flandres en la com-
pagnie de Cuthbert Tun-
stal secretaire du Roy
d’Angleterre, page 8
ProverbeProuerbe convenableconuenable à ceux qui de leur in-
terpretation veulent éclarcir chose qui
est de soy mesme à tous cognue 9
Comment Pierre Gilles jeuneieune personnage
homme docte & bien morigerémorigené natif
d’AnversAnuers fut cognu dudit Ambassa-
deur 10
Tresillustre apophthegme convenantconuenant à
ceux qui n’ont point de sepulture 14
Raphaël par narrations de diversesdiuerses choses
& cognoissance de diversesdiuerses regions fut
veu & cognu docte homme par Pierre Gilles



[359] TABLE.
Gilles 23
C’est assez aux Princes & Roys de se servirseruir
de ceux qui desirent à estre élevezéleuez à gran
de dignité, & en icelle enversenuers ses sujetssuiets
exercer amitié 25
Des loix peu equitables 33
Comme on doit mettre ordre qu’il ne soit
point tant de larrons 34
Quel dommage c’est que d’avoirauoir tousjourstousiours
garnisons de gendarmes en unvn païs 39
Il exprime la maniere acoustumee d’unvn
Cardinal d’Angleterre de faire taire unvn
personage s’il parle plus qu’il n’apartientapartiēt
page 52
La republique des Polerites en Perse 59
Au païs des ChrestiensChrestiēs on ne fait pas cela 60
Les valetz des gentilz-hommes & maintz
autres en Chrestienté maintenantmaintenāt pensent
estre choseschose honnestehōneste d’avoirauoir ainsi les che
veux
che
ueux
coupez 63
JoyeuxIoyeux dialogue d’unvn frere prescheur &
d’unvn fol 70
L’Lordonnance d’unvn fol sur les moines men-
dians 72
Icy il touche les flateurs 75
Icy déconseille couvertementcouuertement de faire la
guerre en Italie 78
Les suisses sont à qui plus leur donne 80
Exemple digne d’estre noté 81 z 4



[360] TABLE.
Le dit du riche Crassus 89
Loy admirable des Macarenses 95
ProverbeProuerbe convenableconuenable aux Princes & Roys
page 97
Philosophie scolastique 97
MerveilleuseMerueilleuse similitude 97
Les status des UtopiensVtopiens 122[sic].97
Le lieu seur de nature est defendu & gardé
d’unvn rocher qui luy sert de forteresse 119
UTOPIEVTOPIE dite & nommee d’UtopusVtopus leur
Prince 121
Les villes de l’Isle d’UTOPIEVTOPIE 121
Similitude est cause de concorde 121
Petit intervaleinteruale entre les villes d’UTOPIEVTOPIE
123
Distribution des champs 123
Le contraire se fait maintenant par toutes
les Republiques du monde 124
Le principal soing c’est du labourage 124
L’office des laboureurs 125
MerveilleuseMerueilleuse maniere de faire couvercouuer les
oeufz 125
L’usagevsage des boeufz 126
La viande & bruvagebruuage des UtopiensVtopiens 127
Grand nombre de gens sert beaucoup à la
besogne 128
La description de la ville d’Amaurot capi-
tale des UtopiensVtopiens 129
La description de la riviereriuiere d’Anidrus 129 Le sem



[361] TABLE.
Le semblable se fait en Angleterre à la ri-
viere
ri-
uiere
de RamiseTamise qui passe par Londres
page 130
En cecy convientconuient Londres & Amaurot 131
L’usagevsage d’eau douce bonne à boire 132
La munition des murailles 132
Comme sont les rues 132
Les edifices qu’ilz ont de coustume de ba-
stir 132
Les jardinsiardins jointziointz aux maisons 132
Cecy sent la communauté Platonique 133
L’utilitévtilité des jardinsiardins fort louee par Virgile
page 133
Voirrines faites de voirre & aussi de fine
toile 135
Tranibore en langue UtopienneVtopienne signifie
prevostpreuost, baillif en la nostre 136
Tyrannie odieuse à unevne republique bien
ordonnee 138
Soudain mettent fin aux proces & aux au-
tres païs on les alonge tout à gré 138
On ne doit rien establir à la legiere 138
Pleust à Dieu que ainsi on fist pour le jour-
d
iour-
d
’huy en noz cours 139
Chacun se meste en UTOPIEVTOPIE de l’agriculture
& en noz regions y en ha peu encores
sont ilz contemnez & deprisez 140
On doit aprendre mestier pour la necessi-
té de vie non pour la superfluité 141
z 5



[362] TABLE.
Les UtopiensVtopiens se vestent presque tous d’unevne
mesme guise 141
Nul citoyen n’est dégarny d’aucun artifice
page 141
UnVn personnage se doit appliquer ou sa na-
ture l’atire 142
On doit dejetterdeietter d’unevne republique les oi-
sifz 143
On doit moderer le travailtrauail des ouvriersouuriers 143
Le temps employé aux letres 144
Le jeuieu des UtopiensVtopiens apres souper 145
JeuxIeux hazardeux sont maintenant communscommūs
aux gros seigneurs 145
Les jeuxieux des UtopiensVtopiens recreatifz & utilesvtiles
ensemble 145
Les sortes de gens oisifz chez les autres na
tions 147
Reprinse des gentilz-hommes 147
Dit de grande prudence 148
Les gouverneursgouuerneurs & officiers mesmes en
UTOPIEVTOPIE besognent 150
Gens letrez seulement sont appellez aux of
fices 151
Comme on eviteeuite grans frais & coust en
edifices 151
Comme les UtopiensVtopiens evitenteuitent grand coust
en habillement 153
Le nombre des citoyens d’UTOPIEVTOPIE 157
Ainsi peut on dejetterdeietter unevne tourbe de valetz ocieux



[363] TABLE.
ocieux 159
Les ordures & infections amassees en unevne
ville sont cause de peste 161
Par l’occision qu’on fait des bestes les hom
mes se peuventpeuuēt adonneradōner à occir & tuer l’unvn
l’autre 163
Le soing qu’on ha des malades 163
Les disnees & soupees se font en sales
communes 165
Les UtopiensVtopiens sur toutes choses veulent que
rien ne soit fait par contrainte 165
Les femmes serventseruent de cuisiniers à faire &
servirseruir les viandes 166
Les citoyens sont invitezinuitez à bien faire par
louange 168
Comment il nourrissent leurs enfans 168
Les jeunesieunes sont meslez en la table avecauec les
plus anciens 169
On ha regard à faire honneurhōneur aux anciensanciēs 169
A grande peine fait on cela maintenant en
d’aucuns monasteres de ce païs 169
Chansons de musique à disner & souper
172
En tous affaires les UtopiensVtopiens ont memoi
re de leur communité 177
Il est plus commode d’evitereuiter la guerre par
argent & finesse que la faire avecauec grandegrāde
effusion de sang humain 178
O le grand ouvrierouurier de bien dire 178 L’or



[364] TABLE.
L’or estimé moins que le fer en UTOPIEVTOPIE 180
Magnifique mépris de l’or 183
Gens criminelz & infames portent l’or en
UTOPIEVTOPIE en signe de infamie 183
Les perles serventseruent de passer temps aux pe-
tis enfans 184
Voyez comme les UtopiensVtopiens se monstrent
en ce cas icy plus sages que tous les chre
stiens 192
L’estude & doctrine des UtopiensVtopiens 193
Il reprend les devinsdeuins qui disent la bonne
& mauvaisemauuaise fortune par la science syde-
rale 195
Phisique incertaine. Les sciences morales
page 196
Des biens de fortune & des biens de l’ame
page 197
Les UtopiensVtopiens mettent leur felicité en hon-
nestes voluptez 197
La theologie des UtopiensVtopiens 198
Il croyent que l’ame est immortelle, ainsi
comme il n’est licite d’apeter toute vo-
lupté aussi n’est il convenableconuenable, si ce n’est
à cause de vertu 198
Aucuns Chrestiens se procurent maux &
douleurs ainsi comme si en cela gisoit
vertu: mais ilz devroyentdeuroyent plustost les por
ter patiemment si de hazard elles avien-
nent
auien-
nent
201 Pactions



[365] TABLE.
Pactions & loix 203
Les plaisirs qu’on fait l’unvn à l’autre 204
Comme les UtopiensVtopiens appellent vertu 205
Plaisirs contrefaitz & faux 206
Erreur de ceux qui se glorifient pour estre
bien acoustrez 207
Folz honneurs 208
Vaine noblesse 209
JeuxIeux hazardeux, comme cartes & dez 211
Le plaisir de la chasse 212
Femmes grosses dégoustees 215
L’espece des vrais plaisirs 215
Notez cecy diligemment 226
La felicité des UtopiensVtopiens & description
d’iceux 226
MerveilleuseMerueilleuse docilité des UtopiensVtopiens 229
Maintenant les grosses bestes sont aux le-
tres, & les beaux esprits corrompus par
voluptez & plaisirs mundains 230
La merveilleusemerueilleuse equité de ceste gent Uto-
pienne
Vto-
pienne
236
Des maladies curieusement par iceux ob-
servees
ob-
seruees
238
Mort volontaire 239
Des mariages 242
Les divorcesdiuorces 246
Punitions estimees à l’arbitrage des of-
ficiers 248
La punition qu’ilz font de ceux qui solici- tent



[366] TABLE.
tent les filles pour les deflorer 249
De ceux qui se fardent 251
Les UtopiensVtopiens incitent leurs citoyens à faire
leur devoirdeuoir par loyer & presens 251
JugementIugement des ambicieux 252
La dignité du Prince 253
Les UtopiensVtopiens ne font jamaisiamais paix avecauec les
autres nations 257
Les sortes des armures dequoy usentvsent les
UtopiensVtopiens 289
Pour le jourdiourd’huy les vainqueurs portent
la plus grande partie des fraiz 292
Les hommes doiventdoiuent estre attirez à reli-
gion par louange 300
Femmes élues à la dignité de prestrise 320
Excommunication des UtopiensVtopiens 320
Description de leurs eglises 324
Irrision de l’inventioninuention de pecune 346



FIN.

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Première publication : 06/10/2016