![]() BM d’Orléans | La Savoye DE JAQUES PELETIER DU MANS, A Tresillustre Princesse Marguerite de France, Duchesse de Savoye & de Berry. Moins & meilleur. A ANECY, Par Jaques Bertrand. M. D. LXXII. |
Centre d'Études Supérieures de la Renaissance
Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence
Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 (CC BY-NC-SA 4.0).
Si vous utilisez ce document dans un cadre de recherche, merci de citer cette URL :
http://xtf.bvh.univ-tours.fr/xtf/view?docId=tei/B452346101_D1497_3/B452346101_D1497_3_tei.xml;doc.view=notice
Première publication :
24/07/2012
Dernière mise à jour : 19/03/2014
PREMIER LIVRE
DE LA SAVOYE.
A TRESILLUSTRE PRIN-
CESSE MARGUERITE DE
France, Duchesse de Savoye
& de Berry.
VOUS, de la Grece hostesses an-
ciennes,
Qui à present estes Savoisiennes,
Inspirez moy des dons de vostre
Dieu,
Lesquelz je vien rechercher sur le lieu:
Pour mieux chanter l’admirable facture
Des bastimens ouvrez de la Nature,
Et les avis que vous m’avez donnez
Par les hautz Mons que j’ay environnez.
Et toy, sans qui point de los ne merite
Cete entreprise, ô franche MARGUERITE,
Illustre sang du Juppiter François,
Ici convient que Pallas tu me sois,
Et s’il y a Deesse plus prospere,
Representant & les Seurs & le Pere,
A 2
4
PREMIER LIVRE
Vu que l’espoir d’icelles tu soutiens,
Et que l’esprit paternel tu retiens.
En ces partours que dire je propose,
Si grand suget, & si divers s’expose,
Que la Nature en confuse beauté
Le jugement de choisir a osté.
Car quand ce vient que l’ouvrage on contemple
Plein de façon, sans patron ni exemple,
On a de quoy les causes en tirer,
En quoy se plaire, & de quoy admirer:
Des hauz sommetz la raison s’imagine,
Pour quoy ilz sont des Fleuves l’origine:
Une eau sans air, tousjours va haut tendant:
Ayant pris l’air, tousjours va descendant:
Et court sans fin, tant qu’elle soit reçue
Au grant giron dont elle estoit issue:
Ainsi la Mer se vide & se remplit,
Et sa rondeur eternelle accomplit.
Pourquoy en haut l’aspre gelee esprise,
Le clair Soleil & ses rayons mesprise,
Et aus lieus bas, où le Soleil n’appert
Si longuement, en moins de tems se perd:
Les raiz luisans, qui libres s’eslargissent,
Sur la campagne, abondamment agissent,
Et à loisir: car leur projection
Sa force accroit par la reflexion:
Mais la hauteur, où le Soleil applique
Ses raiz disjoinz, & de trait plus oblique,
Ne peut garder cete vive chaleur
Si longuement en sa pleine valeur.
Pourquoy d’Eco, dont l’oreille est deçue,
L’eau
DE LA SAYOYE.
5
L’eau resonnante est tellement reçue,
Que le passant veut voir à l’approcher,
Si ce ruisseau est dedans le Rocher:
Comme au Miroir la polie verriere
Fait voir l’obget, estant close derriere:
Et comme l’eau ne pouvant transparoir
Outre le fons, fait le mesme apparoir,
Ainsi d’Eco est la voix reboutee,
Quand l’air s’entonne en la Roche voutee:
Et quand les crotz & circuiz caverneus
Rendent le son qu’ilz ont cueilli en eus.
En traversant par les Roches hauteines,
On voit saillir les premieres Fonteines,
Qui donnent nom aux plus petiz Ruisseauz,
Dont s’enflent ceus qui portent les vaisseauz:
On voit comment une eau aquiert sa force
En se mouvant, sans qu’autre eau la renforce,
Par le moyen de son canal, reduit
De plus estroit, en plus large conduit.
Tout ainsi fait la matiere allumee,
Qui au foyer rend bien peu de fumee,
Par le tuyau peu à peu s’epandant.
Cet Air fecond rend les choses diffuses,
Par les vertuz de ses espriz infuses:
Un Vent petit augmente son pouvoir
Au long aler, & la rouë au mouvoir.
Entre les Eaus de la Nature insignes,
Les Lacs parfons sont de merveille dignes:
Les uns sont bas, entre les Mons compris,
Aucuns d’iceus les plus hauz lieux ont pris:
A 3
6
PREMIER LIVRE
Des uns les eaus plus que d’autres utiles:
Les uns fecons, les autres infertiles:
Tous peu à peu hors leurs rives sortans,
Et sur leurs bors par ondes reflotans.
Quand en leurs fons tousjours plein se limitent,
De l’Ocean la nature ilz imitent:
Ilz ont des rocz, & des goufres parfons,
Comme la Mer, où n’y a point de fons:
Par où les vens, qui sourdent, & s’augmentent,
Des floz ondeus comme en Mer les tormentent:
Et qui leurs tems & certains signes ont,
Si trop nouveaux les bateliers ne sont.
Et se croit bien que les Fleuves traversent
Par souz les Mons, & que les eaus se versent
De Lac en Lac: qui tousjours abondans,
Sont l’un à l’autre en leurs fons repondans.
Bien devoit estre une telle contree,
Celle où jadis Cireine ouuvrit l’entree
De ses palais moites & caverneus
Au triste filz Aristee, & peneux,
Ayant perdu d’une mort langoureuse
Les beauz esseins de dousseur liquoreuse:
Ell’ luy montra & l’adresse & l’endroit,
Où le devin Protee il surprendroit:
Et eut le soin de le conduire adonques
Par les chemins des humides spelonques,
Dont les detours conduisent par leans
Jusques aux bors des divers Oceans:
Desquels les eaus souz l’areine epurgees,
Et par certains soupiraux degorgees,
Changent leur sel en liquide fraischeur,
Seda
DE LA SAYOYE.
7
Sedant la soif, & le chaud dessecheur.
Il vit couler tous les Fleuvves grand erre,
Cler resonnans par dessouz la grand’ Terre:
Or choir en bas, or se hausser amont
Pour trouver l’air à la pointe d’un Mont,
Dont roidement leurs eaus ils precipitent,
Pour arroser ceus qui la terre habitent.
Et leur nourrir les diverses façons
D’arbres, d’oiseaus, d’herbes & de poissons.
Il vit la Seine à la source petite,
D’un mesme nom avec son Fleuve dite:
Qui par Bourgongne, à Chatillon descend,
A Bar, à Trois, où seul ancor’ se sent:
Mais tost apres d’Aube s’estant fait large,
De ses bateauz à Nogent il se charge.
Et vers Provins, Yonne & Loin beuvant,
Et puis Melun & Corbeil abbreuvant,
A Charanton prend Marne dans sa rive:
Et ainsi grand, au grand Paris arrive,
Passant le pont en arches comparti,
Euvre de main d’Architecte basti:
Et puis celuy où tant de moulins tournent:
Et cil ancor’ où les tresors sejournent,
D’or, pierrerie, & labeur martelé:
Mesmes celuy Petit pont appellé.
Puis transcourant la structure seconde
Du pont Seinclou, que luy dresse a Juconde,
Vient à Conflans, où l’Oise perd son nom:
Puis descendant par Mante, & à Vernon,
Au Pont de l’arche, à Rouan, qui commande
Par ses arretz à la terre Normande,
A 4
8
PREMIER LIVRE
Aiant receu l’eau salee & les Naufz,
Meurt en la mer des Septentrionnaus:
Loire, qui sort d’Auvergne montueuse
Pour abbrever de son eau fluctueuse
Le long païs des Viles & terrois,
Par ci devant plus frequentez des Rois:
Orleans, Mun, (l’un l’Etude renomme,
De l’autre ancor’ son Poete se nomme)
Blois & Amboise & les beauz jardins vers
De Tours, experte en l’ouvrage des vers:
Schinon, Saumur: puis de course plus basse
Dessouz les Pons de bois conjoins il passe,
Aupres d’Angers, là où le Droit s’aprand.
Au mesme lieu les trois Fleuves il prand,
Meine, & le Loir, & nostre Sarte ensemble
Et les trois noms des Poetes assemble.
En fin ce Pere, à Nantes va souz Mer,
Lui & tous ceus qu’il boit, se consommer:
Garonnes, issant des Mons confins d’Espagne,
Qui de ses floz pierreus Toulouse bagne:
Et abbreuvant les Gascons d’Agenois,
Chet à Bordeaus, teste du Guyennois:
Où la Dordonne avec elle meslee,
De l’eau des deus Gironde est apellee,
Dessus Lermont: où la Mer reflotant,
A Blaye vient, son court nom luy ostant:
Le Róne ayant des froiz Grisons sa source,
Qui par le lac Leman passe de course,
La calme Sóne à Lyon enlevant,
Et puis les murs de Vienne lavant,
Se va
DE LA SAYOYE.
9
Se va enfler d’Isere, ja plus noble
D’avoir passé au travers de Grenoble:
Puis descendant entre Tein & Tournon,
Court à Valence, Etudes de renom:
Et par l’Oriol abbreuvant la campagne
Du Vivareis, Montelimar il bagne.
De là, ayant transcouru son tiers pont,
Va arrouser la Cité qui repond
Au Rommein siege: où passant souz les arches
D’euvre massif, il entre sur les marches
De la Prouvence: Et la Sorgue avalant,
Claire du Poete à sa Laure parlant,
Boit la Durance, & le Gard, qui bruit meine
Du triple pont de structure Rommeine:
Puis entredeus Beauquere departant
De tarascon, & tantost s’ecartant,
L’un de ses bras par Arles il transporte
Dedans la Mer: l’autre pres d’Aiguemorte:
Et à l’entrer, l’eau dousse, murmurant,
Contre le sel va longuement durant:
Mais l’Archipel, quoy qu’un tems il la soufre,
Et sa dousseur & tout son bruit engoufre.
Là le vaisseau du Pilote inexpert
Et hazardeus, souventes fois se perd.
Or laissons là le cher filz de Cireine,
Et la contree humide souzterreine,
Et son Protee: apresent nous aimons
La liberté des eaus, & l’air des Mons.
Dedans le Lac, que le Bourget denomme,
Le Lavavert friand, seul se renomme,
A 5
10
PREMIER LIVRE
Haran d’eau dousse, & vivant tout à part,
Mort aussi tost que de l’eau il depart.
Là le Heron vole haut, & crie aigre:
Là est l’Arlette au corps plumeus & maigre,
Qui d’œil agu va sa proye chassant,
Et à fleur d’eau la ravit en passant:
Le Cormoran, qui jusqu’au fons transperse,
Pesche la Truite au milieu de l’eau perse:
Ayant son corps aussi pront mouvement,
Comme son œil regarde vivement.
Dessus ce bord est la fameuse tombe
Des Ducs defuns, deserte Hautecombe,
Fondee en biens, & en murs erigez:
Ceus là bien pris, & ceusci negligez.
Là par merveille une eau du roc devale
Endroit midy, gardant un intervalle
D’arrest & cours, par tems alternatiz:
Qui souz la pierre ainsi sont departiz
Que l’eau, qui sort par floz & à la foule,
Chet en la cuve, & à loisir s’ecoule:
Et ce pendant la source s’intermet,
Puis tost apres autant y en remet.
Ainsi se fait l’Euripe par reprises,
Souz le resort du roc si bien comprises,
Que les humains artifices n’ont pas
Leurs manimens de plus juste compas.
Et de cete eau la terre proche imbue,
Fait un marais, où est l’Islette herbue,
Qu’on voit nager lors qu’il y a grand’eau,
Par là dessus, ainsi comme un bateau.
Une autre Islette au petit Lac mouvante
De Ce
DE LA SAYOYE.
11
De chevelu, montre quel cartier vente:
Car là-dessus s’est un arbre produit,
Qui sert de voile au vent qui la conduit.
Tant qu’on voudra, l’Egiptienne féve
A fleur du Nil s’enracine & se léve:
C’est une mote, où la semence on met,
Et qu’à cete eau limonneuse on commet:
Mais ici l’eau fournit sa couverture
Sans aide aucun, de terre & de verdure,
Qu’elle sait bien meintenir & nourrir,
Tant il s’en faut qu’el’ la doive pourrir.
Ainsi les faitz de Nature procedent,
Et l’un à l’autre evivemment succedent.
Bien l’Air de l’Eau se doit faire aisément,
Puis qu’il s’en fait le plus gros Element:
Ainsi tousjours les quatre qui varient
Leur mistion, & tant se contrarient,
Font un accort sans fin, en s’embrassant,
Et par entr’eus les sustances brassant.
Bien se connoit celle ouvriere altissime
Avoir transmis ces sources à la cime,
Tant pour les Mons nourrir & humecter,
Qu’aussi pour l’homme en profit delecter,
Quand au milieu des plus hautes Montagnes
Ell’y a mis prayries & campagnes,
Donnant à l’homme exercice à propos
D’utilité, de peine & de repos.
Et quand ce vient que le Soleil remonte,
Portant l’Esté, qui les froidures domte,
Vous y avez blez & herbages vers,
Qui ont esté souz la blancheur couvers,
Incon
12
PREMIER LIVRE
Incontinent que les Neiges pendues
Par le Soleil des Jumeauz sont fondues:
Dont les ragaz & brouillons ravineus
Portent les Rocz par le val ruineus.
Tant ne se montre outrageus un grand Fleuve
En plein hyver, quoy que long tems il pleuve,
Qu’en plein Eté, le murmureus Torrent
Au dépourvu implacable se rend.
Par là se font les petites Rivieres
En peu de tems intraitables & fieres.
Que si ancor’ l’air de pluye est troublé,
Le grand debord horrible est redoublé.
Le cours errant des Usses, qui derive,
Sable & caillous roulant par fons & rive,
Les passans naye en son gué decevant,
Que l’on passoit à l’aise un peu devant.
Et le Torrent, à qui l’horreur bruitive
Avoit fait nom: mais la tourbe creintive,
Pour l’appaiser, par un accord de tous,
De Nant bruitif, l’a changé en Nant dous.
Mais qui dira les bruyantes ondees,
Et les frayeurs de ces eaus debordees?
Lors que se romt le grand monceau glacé,
Qui sert de bonde à l’estang amassé?
Dont la ravine horrible & furieuse,
Tout à un coup faite victorieuse,
Gete à l’enuers ce boulvar remparé:
Et par l’ouvert qu’elle s’est preparé,
Sort en façon d’une Montagne ondeuse:
Et diroit on, à l’issue hideuse,
Qu’alors alors se doivent deplacer
Les Mons
DE LA SAYOYE.
13
Les Mons massifz, pour la laisser passer:
Quand les Rochers elle heurte & arrache,
Et les roulant, en telz coins les attache,
Que par apres on pense qu’en ces lieus
Ilz ont esté depuis les siecles vieus.
Par ce deluge afreux, epouvantable,
En peu de tems, pour long tems lamentable,
S’en vont aval les beuz & les cloisons,
Les habitans avecques les maisons.
Par ces Vallons, les rivieres neigeuses
Sont aus humeins presqu’en tout dommageuses:
Troubles par tout, & froides sont les eaus,
Nuisans au corps, sans poissons, sans oiseaus.
Mais au moyen des conduites lointeines,
Par les tuyaus arrivent les Fonteines
Aus lieus Bourg’ois. Savoye, sans cela,
Auroit le moins de ce que plus ell’a.
Et ceus qui n’ont des Fonteines l’aisance,
Estant contreins de boire, par usance,
L’eau des Torrens, bien peu y a d’entr’eus,
Que l’lon ne voye en devenir goitreus.
Courantes Eaus, dont l’eternelle fuite
Meintient son cours d’invariable suite,
Bien est le lieu fecond, dont vous saillez,
Vu qu’en courant jamais ne defaillez:
Bien grand l’ouvrier qui vous a assurees
Dans voz canauz, & de Rocz emmurees,
Pour affermir & de veines & d’os
A cete Terre & le ventre & le dos.
On voit à l’œil, par votre force exquise
La vraye essence aus choses estre aquise:
Vous te
14
PREMIER LIVRE
Vous temperez des corps les grans exces
S’ilz sont trop chauz, ou bien s’ilz sont trop secz:
Vous avancez les herbages qui croissent,
Et tous les fruiz qui sur terre paroissent,
Les minerauz souz la terre logez
Sont tous par vous premierement forgez.
Mesme en passant par les mines veineuses,
Vous apportez aus rives areineuses
De l’or exquis les greins perlez & blons,
Entreluisans par l’obscur des sablons.
Que si l’Espagne un Tage jaune extolle,
Frigie un Herme, & Lidie un Pactole:
Bien peut Savoye avoir mesme renom
Pour ses Ruisseauz, qui s’or ont pris le nom.
Mesme le Róne a son areine blonde
Par ses confins. Ainsi Savoye abonde
Des dons divers, qui sont particuliers
Aus regions pour grans & singuliers.
Par l’Ocean & par vous, la grand masse
A se mouvoir sa pleine force amasse:
Puis les deus clairs Elemens d’alantour,
Plus vivement accomplissent le tour:
Et vous rentrant en la Mer qui vous pousse,
Ne la croissez, & ne la rendez dousse,
Elle gardant tout’ une sa rondeur,
Son mouvement, sa saveur & grandeur.
Que dirons nous de la Neige qui tombe
En un monceau, tout le long de la combe?
Quand par les Vens arrachee elle part,
Ou quand le chaud par dessouz la depart:
Voire & convient que les passans avisent
De ma
DE LA SAYOYE.
15
De marcher coy, & qu’entr’eus ne devisent,
Et a l’lon vu (merveille) au seul parler
La Neige rompre, & en bas devaler:
Soit que la voix, qui à l’air donne branle,
La pesanteur ja ruineuse ebranle:
Et que l’effort du marcher pesamment,
Jusques au lieu monte continemment.
Ainsi s’en vient la masse à la renverse,
Qui son lourd fais tout aval bouleverse:
Non qu’au partir ell’ait si grand’ durté,
Mais en roulant, de son pois aheurté,
Amasse en rond tousjours Neige recente,
Si tost, si fort, de si longue descente,
Que du fracaz qu’ell’va par l’air donnant,
De loin cuidez ouir le Ciel tonnant,
Ou ce qui semble à la celeste foudre,
L’horrible son de la machine à poudre:
Cete Lavanche au choir se vient ouvrir
Au heurt des rocz, & tout le val couvrir:
Ou (qui la foy de l’ouye surmonte)
Ce fais massif venu aval, remonte
Contre le Mont opposite estendu,
Presqu’aussi haut qu’il estoit descendu.
N’a l’lon pas vu cete boule massive
Se rebondir d’une force excessive
Vers l’autre Mont? & avoir acrasez
Les vilag’ois es hauz lieus accasez?
Et si le son est hideus & horrible,
Le souflement est bien aussi terrible,
Quand les tronsons des gros Sapins branchuz
Deracinez, du seul vent en sont chuz
Or a
16
PREMIER LIVRE
Or avient il que ces Alpes chenues
A l’œil lointein ont semblance de Nues:
Car un corps clair, de pres a autre egard,
Que quand il est distant & à l’ecart:
Et les couleurs, qui semblent bien natives
En l’Arc du ciel, ne sont que putatives:
Les Nues mesme ont leur convexité
Par apparence, & non par verité.
Car l’air moyen, par la vigueur solaire
Gros ou futil, & l’espace oculaire,
Rendent ce sens, qui voit, ou pense voir,
Sur tous les sens facile à decevoir.
Quant au Soleil, qui semble pale ou rouge,
Grand ou petit, jamais pourtant ne bouge
D’un ferme estat: & la Lune souvent,
Qui nous promet chaud, froid, ou pluye, ou vent,
Se montre blesme, ou rouge, ou orangee:
Bien que jamais elle ne soit changee,
Fors quand la Terre en ses defauz hideus,
Fait du Soleil & d’elle l’entredeus.
Ancor, des Mons la face nous expose
L’estat de l’Air auquel il se dispose:
Souvent en haut on voit s’amonceler
L’air vaporeus, & là se congeler
Tout alantour, & s’en faire une Nue,
Qui au milieu du Mont est retenue:
Et qui voudra par fois prendre le soin
De la juger de pres comme de loin,
Il trouvera, quand par là il traverse,
Cete vapeur estre bien peu diverse
D’une rosee: Et lors que l’epaisseur
Est ac
DE LA SAYOYE.
17
Est accomplie en sa juste grosseur,
S’elle de soy est aquatique toute,
Force sera qu’en pluye elle degoute:
Mais s’elle n’a que du seul vaporeus,
Se resoudra au Soleil chaleureus.
Si quelque fois laissant la Nue basse,
Jusqu’au plus haut de la Montagne on passe:
L’air tout serein au dessus on peut voir,
Et au dessouz en mesme tems pleuvoir.
Or qu’alantour de ces Montagnes creuses,
Par soupiraus les humeurs vaporeuses,
Qui la dessouz ont long tems reposé,
Saillans en l’air, le facent disposé
Au chaud, au sec, ou a chaque contraire,
Bien, il s’en peut ferme raison extraire:
Mais que d’une eau, d’heure en heure expirant
L’humeur en l’air, qui la va attirant,
Puisse saillir une vapeur si preste,
Qui tout autour emeuve la tempeste,
Quoi que du lac de Beaufort il soit dit,
Vers les disans j’en laisse le credit.
Entre ces Mons on voit trois droites pointes
D’une hauteur, jusques aus Nues jointes,
Qu’Ulles on dit: & de ces trois Rochers,
Semble de loin que ce soint trois clochers:
Qu’on ne sut onq atteindre jusqu’au feste,
Tant est ardue & pointue leur teste:
Sinon qu’a pair sont les Mons, ce dit l’lon,
Du Galibier, & de Rochemolon.
Tous les surpasse ancores le Montuise,
Planté au lieu, qui Dauphiné divise
B
18
PREMIER LIVRE
Du Marquisat: & le Pau qui en sourd,
Se perd souz terre un tems, puis se resourd.
Mais qui croiroit devoir estre egalees
Par trait de tems, les Roches & vallees?
Les comparant ensemble, l’lon diroit
Qu’auparavant le monde finiroit.
On voit les Rocz neantmoins qui se rompent,
Et par le tems se fichent & corrompent:
" Ce qu’en un lieu la Nature defait,
" De mesme suite ailleurs elle refait.
Ne voit on pas une Colline ostee,
Et d’une assiete en autre transportee,
Pres Maurienne, où l’eau tant la mina,
Que toute entiere aval l’achemina?
Comme jadis le Róne qui tout ronge,
Dedans Vouache, es confins de Coulonge,
Fit deplacer un tertre tout entier,
Arbres & tout, en un autre cartier.
Pres Anecy une Montagne mise
Au bord du Lac, s’est peu à peu souzmise:
Et les chasteaus, que voir on ne pouvoit
De bord en bord, or aisément on voit.
Puis regardant par ces Montagnes grosses
Les Rocz pendans, les voútes & les fosses,
Où vous creignez quand vous passez aupres,
Les grans cartiers qui à tomber sont pretz,
On peut juger que tant de places vides,
De se remplir selon nature avides,
Rendront en fin ces monceaus atterrez:
Ou les fors Vens là dedans enserrez,
Faisans trembler la masse terrienne
Eprouvé
DE LA SAYOYE.
19
(Eprouvé l’as nagueres, Maurienne,
Et toi, Moutier, tant de fois l’as senti)
Applaniront le fais appesanti.
Et de Mians les abiz en font preuve,
Par le debriz, qui ça & là se treuve:
Quand du Rocher la grand’cime partit,
Et tant de Bours en abime abbatit.
Les fortes eaus, qui leurs couses alongent,
De jour en jour les Mons cavent & rongent:
Qui contreindront, à force de miner,
Le grand amas en fin de ruiner.
Que dirai plus? les Montagnes n’echapent
L’effort cruel des hommes qui les sapent,
Pour arracher l’or au ventre caché,
Avec le fer, qui en fust arraché.
Et les Metaus, qui es mines demeurent,
Sont bons témoins des Rochers qui se meurent:
Dont le terrestre au long tems se mang’ant,
En autre corps plus fin se va chang’ant.
Qui plus de l’air & du feu participe,
Qui de la terre, & plus tost se dissipe:
Qui aisément est fondu & plié,
Et qui d’humeur aquee est plus lié:
Pois, fermeté, & couleur, sont les formes,
Qui par entr’eus les font estre diformes,
Selon qu’est l’air & le Soleil actif,
Et l’eau passant par le terroi natif.
Ilz sont long tems cachez dans la matrice,
Autre long tems traitez souz la nourrice,
D’humeur, de sec, plus ou moins durcissans
D’air & de feu plus ou moins claircissans.
B 2
20
PREMIER LIVRE
Mais qui dira la grand’temperature,
Et le savoir, dont maitresse Nature
Les cuit, les trampe & forge de sa mein,
Laissant la reste à l’exercice humein?
Ancor’ voirrez les pierres transparentes
Dedans les Rocz, de formes differentes:
Safirs, Cristaus, Diamans reputez,
Contentans l’œil, s’ilz avoint leurs durtez.
Et bien souvent l’ouvriere qui les trie,
Les a taillez d’une telle industrie,
Que la planure & lignemens sutilz
Feroint bien honte à l’Art & ses outilz.
Ainsi les Rocz en corps se convertissent
Plus fins & clairs, & tousjours s’appetissent:
Ainsi les Mons par tems deviendront pleins:
La terre, mer: & les lieus vides, pleins.
De ces Rochers la rudesse diforme
Par art humein a reçu autre forme,
Rememorant & l’ouvrage & les meins
Des anciens, & mesme des Rommeins:
Qui retrouvans les choses memorables
Es lieus remuz, les rendoint honorables.
Vivier en a piliers & chapiteaus,
Tombeauz gravez avec leurs ecriteaus:
Mais la durté du long tems, qui varie,
Et qui les ars reduit en barbarie,
Les beauz labeurs des monumens poliz
A deplacez, brisez & demoliz:
Et les ecritz de compassees lignes,
Mis a l’envers aus coins des chams & vignes:
Rien ne restant de l’artificiel,
Sinon
DE LA SAVOYE.
21
Sinon un peu de superficiel.
Ainsi l’Envie oublieuse, gourmande
Les faitz humeins, & a mepris les mande.
Puis delaissant l’homme a s’evertuer
Ne peut ses faitz, ne soi perpetuer.
Mais la Nature enseignee sans maistre,
A delaissé l’eau des Beins en son estre
D’Ais la pierreuse, où les peres avoint
Mis leur final, du tems qu’ilz s’y lavoint:
Des chaudes Eaus s’y retreuvent les cuves,
Pour survenir des salubres estuves
Aus languissans, par deus effetz, dont l’un
Retient du soufre, & l’autre de l’alun.
Tele devient l’eau qui a eté dousse,
Passant les lieus, où la froideur repousse
Le chaud au fons, qui tempere & qui cuit
Le naturel du terroi qui l’ly duit.
Là les Serpens, des creus sans nombre sortent,
Que sans danger au sein les enfants portent:
Car du terroi mineral la tiedeur,
Leur amortit du venin la froideur.
Or qui diroit tant de sentiers qui virent
Parmi ces Mons abrupz, que jadis firent
Les durs Bergers, ça & là traversans,
Pour chercher l’herbe à leurs montons paissans?
En ces contours, les Vens, qui l’air noircissent,
De gel tranchant, les visages gercissent:
Là le passant mal se peut tenir droit,
Lors qu’en entrant par le passage etroit
Des deus Rochers, soudein lui vienent contre
Les tourbillons, à la foule & rencontre,
B 3
22
PREMIER LIVRE
L’envelopans: dont l’effort orageus
Plus a d’obstacle, & plus est outrageus.
Quand vous montez, vous semble que la cime
Soit cellela que votre vuë estime:
Mais à voz yeus souvente fois deçuz,
Tousjours se montre un plus haut lieu dessus:
Puis en passant par ce chemin sublime,
Vous entendez, ainsi que d’un abíme,
De ces Torrens les bouillons depiteus
Contre les Rocz qu’ilz trouvent devant eus.
En ce haut Ciel, un air qui regne & vente,
Voz sens nouveaus etonne & epouvente,
Qui travaillez, regardant contre bas
A rassurer votre oeil & votre pas.
" Ardens desirs, qui les hommes affolent
" D’aler plus haut que les oiseauz ne volent.
Quele horreur c’est, quand le Rocher pendant
Est de tous tems sa ruine attendant,
Et que les Vens, qui là haut se depitent,
Rompant le fais, en bas le precipitent,
D’un tel randon & fraieur, qu’en cheant,
Vous fait sembler la Montagne au Geant,
Qui blaphemant[sic] les Dieus & la machine,
Secoút le fais qu’il a dessus l’echine:
Dont les cartiers ebranlez de leur pois,
Font retenir la valee & les bois.
O quantes fois, si à autre heure ilz chussent,
Le laboureur aus chams acablé ussent!
Ces Montagners, du Ciel sont regardez,
Et de ces hauz precipices gardez:
Alez y voir, & vous voirrez où meine
La cou
DE LA SAVOYE.
23
La couvoitise & la pratique humeine,
D’avoir osé mettre le pie es lieus,
Qui de ça bas donnent horreur aus yeus:
D’avoir rendu la hauteur accessible,
Ce qu’à la voir, ne sembloit point possible:
Mesme avoir fait par frequentation,
Des lieus perduz, lieus d’habitation.
Soint tant qu’on veut, les Montagnes ardues,
Les voyes soint par la Neige perdues:
Si avez vous au haut & au milieu
Vilages meintz, bastiz de lieu en lieu.
Cete hauteur, en partour suspendue
Fait le païs de plus grand’ estendue:
Aussi est il plus peuplé & garni,
Que s’il etoit en campagne applani.
Merveille grand’, ces lieus tous pleins d’aspresse
Et de travail, ont toutesfois la presse
De ceus qui sont l’an tout entier contens,
Pourveu qu’il viene un seul quart de bon tems.
Et toi, Bessan penetré de la Bize,
Et Bonneval, où l’Arc sa source à prise,
Voz habitans sont aus froides saisons,
De Vens & Neige assiegez es maisons:
Et leur famille ainsi emprisonnee,
Vit demi an du pein d’une fournee.
Contre le Vent ilz usent pour chassis,
De clairs glaçons es fenestres assis.
Et toutefois cete terre native
Leur est si dousse, & si recreative,
Que ne pensans autres endroiz meilleurs,
Onques n’ont eu desir de vivre ailleurs.
B 4
24
PREMIER LIVRE
Puis quand ce vient que les Jumeaus rapportent
Le beau Soleil, de leur fumiere ilz sortent,
Pour voir le Ciel, qu’quilz n’avoint veu depuis
Quatre ou cinq mois, sinon du fons d’un puis.
Vous les voirriez la face bazanee,
Mener beufz gras & moutons d’une annee
Vendre au marché chevreaus, fourmages, euz,
Et rapporter de beaus testons tous neuz.
Une autre assiete etreinte de gelee,
Ceus du païs Glacier l’ont appellee,
Detroit horrible, en long & parfondeur
Tout endurci d’eternelle froideur.
Des que les Mons vindrent à apparoitre,
En mesme tems ce gel y vint à croitre:
Et peu à peu ces Rochers de glaciz
Maugré l’Esté se sont faitz plus massiz.
Je ne crois pas que les Hiperborees
Soint transpercez de plus aspres Borees:
Car le Soleil, qui en un temps s’y tient
Tousjours levé, quelque Esté y meintient:
Mais en ce lieu, dont l’horreur glaciale
Va depitant l’ardeur solstitiale,
N’y a rondeur, ny forme d’orizon:
Le jour y est comme en une prison:
Et si n’y a en l’etroite contree,
De tous les Vens, que pour la Bise entree,
Au long des Rocz, desquelz le haut sommet
Luire entredeus au Soleil ne permet.
Ce lieu pourtant ne s’est pas pu defendre,
Qu’en meintz endroitz ne soit contreint de fendre:
Car l’eau coulant’ dessouz l’a dilaté,
Et des
DE LA SAVOYE.
25
Et des le fons ouvert & eclaté,
Par la tiedeur que la froideur regete
Encontrebas, & la y tient sugette:
Mesme les creus qu’ell’ a au large ouvers,
Sont de verdeur, tous tems de l’an, couvers:
Le Bouquetein souz cete large voute,
Gros & cornu, l’herbe páture & broute:
Le sang duquel, est celuy entamant
La pierre aus reins, & le dur diamant.
Et toutefois l’abineuse fendace,
Le vent, l’hyver, cede a l’humeine audace,
Avec crampons acerez franchissant
Ce dur chemin perilleus & glissant.
" Que voulez vous? la trop active envie
" De trafiquer, ne respecte sa vie:
" Quand ell’ estime un long chemin plus grief,
" Quoi qu’il soit seur, qu’un dangereus & brief.
Ces Mons arduz etoint les justes termes,
Que la, Nature avec fondemens fermes
Avoit donnez, pour separations
De Ciel, de meurs, de langue, aus nations:
Qui toutefois leur laissa des traverses
Assez à point, pour traiter leurs commerces,
Pour s’entrevoir: brief, teles qu’il sufit
Aus couvoiteus de plaisir & profit.
Mais quele ardeur, ou plus tost quele rage,
De l’Afriquein anima le courage,
Quand pour passer son equipage gros,
Avec vinaigre & feu brisa les Rocz?
Pour envahir la terre separee,
Dont la retraite est si mal preparee,
B 5
26
PREMIER LIVRE
Que bien peu vaut, ou rien, au bon soudart,
En ces detroitz vertu de main ou d’art.
Quelz appetiz de victoire implacables
Ont attelé tant de chars & de cables,
Pour y guinder ces canons renforcez
Par haut, par bas, par torrens & fossez ?
Au grand Rommein, né à la monarchie,
Dont fut souvent cete bourne franchie,
Coúta bien cher par tems & par hazars,
A donner nom à tant d’autres Cesars.
Oh si n’étoit le grand deul qui m’empesche,
Je conteroi’ plus d’une perte fraische
Des deus passans, montrant que l’entredeus
Etoit posé expres pour chacun d’eus.
" Mais qui rendra les cueurs hauteins dociles
" A leur repos? les choses difficiles
" Sont seul objet du regne pretendu,
" Qui ne leur est jamais trop cher vendu.
Les Savoyens, que l’avarice honneste
Journellement aux travaus amonnestes,
Estans en paix, voyent les estrangers
Alans, venans, aveuglez aus dangers.
Ilz sont chez soi, & pour durer endurent,
Regardans ceus qui pour endurer durent.
" Bon est le lieu, auquel tel comme on naist,
" On vit content d’estre cela qu’on est.
Mais quoi? mes vers en ce lieu se lamentent,
Que les malheurs du Siecle les dementent,
Quand le venin des proches regions,
A penetré par ses contagions
Les Mons espais, rompant par sa malice
Bournes
DE LA SAVOYE.
27
Bournes, rampars, Nature & sa police:
Rendant les bons malicieus & fins,
Plus que ceuslà qui sont hors leurs confins.
Et toutefois de peur que je n’accuse
Moimesme à moi, mon oeil propre j’abuse,
En defendant au cueur, d’ajouter foi
A tout cela que je sen & je voi:
Et bien souvent en cet erreur souhaite
A haute vois, devenir de Poete,
Le Laboureur qui cultive le val
Du froid Bessan, ou bien de Bonneval:
Pour n’avoir point les ennuiz qui me cuisent,
Ni les avis qui mon espoir detruisent:
Pour avoir paix, & demeurer agré,
Chang’ant de nom, de vie, & de degré.
O fol propos! que pense je? & que di je?
Oh en quel lieu mon esprit se redige!
Quand je me veú vanger de mon emoi,
Pour meilleurer l’etat d’un autre moi!
Ce mien souhait, & l’obtinse je ancores,
Ne seroit pas pour cil que je suis ores:
Car moi etant un autre devenu,
J’auroi’ pour lui mon desir obtenu.
" Bien veins desirs: & bien fol qui desire,
" Quand en cent pars son cueur romt & dessire[sic]:
" Rien n’est plus vein, qu’en cuidant eviter
" Ce qui deplaist, soimesme se quiter.
Cesse tes pleintz, & à toi te compare,
Et de ton fort toimesme te rempare:
Pourquoi fuiz tu? Si tes rong’ans travaus
Tu as en croupe & par mons & par vaus?
Seroit
28
PREMIER LIVRE
Seroit ce pas bien fole fantaisie,
D’avoir ta paix & liberté choisie
Dedans les lieus distraitz, & neantmoins
De tes chagrins les prendre pour témoins?
Lieus detournez, hauteurs precipiteuses,
Froid païsage, & voies raboteuses,
Là où quant plus l’oeil se trouve arresté,
Plus a d’espace, & plus de liberté:
Vangeurs esluz de ma solicitude,
Qui mesme avez trop peu de solitude,
Si ce n’etoit que des lieus separez
Je vá cherchant tous les plus egarez:
Si parmi vous ancores n’est la macule
Du sang Civil, duquel je me recule,
Ayant refuge aus asiles sacrez,
Fuiant les lieus poluz & massacrez:
Et toi, Eco, à qui mes vers raisonnent,
De qui les fins distinctement resonnent,
Fidele issue à mes plus justes criz:
Et toi, dieu Pan, témoin de mes Ecriz:
Vous, Demidieus, & vous, Nimphes compagnes,
Et vous, ô Seurs, habitans ces Montagnes,
Ferez vous point par vos uniz accors,
Quelque Genie amoureus d’un seul cors,
Lequel rempli de votre faveur, entre
Dedans ce rond, duquel je tien le centre,
Et dont les traitz loin de moi estenduz,
De toutes pars dedans moi soint renduz?
Nature grande, universe & commune,
Toute par tout, innumerable & une,
S’il est ainsi, que de toi j’aye ouvert
Ce qu’en
DE LA SAVOYE.
29
Ce qu’en ces Mons etoit clos & couvert,
Si autrefois, quand je t’ay imploree,
Tu as soufert de moi estre honoree:
Si tu connois que j’aille meilleurant,
Pour le devoir de ce mien demeurant:
Brief, si je suis de toi quelque parcelle,
Et de ton feu quelque vive estincelle,
Estant epoint des aguillons de toi,
Quand je te sen, je t’avise & je t’oi,
Qui as planté en moi selon ma sorte,
Ce qui de moi est possible qui sorte,
Entretien moi de ton mieus, & ton plus,
Si t’en rendrai le conte & le surplus:
Elargi moi, & donne pour reprendre:
Car à la fin que te pourrai je rendre,
Sinon cela dont tu voudras m’orner,
Pour deverstoy plus entier retourner?
Assure moi au moins de quelque grace,
Pour tout cela qu’a ton honneur je trace:
Tant que par toi mon dessein prosperé,
Trouve le but tel que j’ai esperé.
SECO
SECOND LIVRE
DE LA SAVOYE,
A TRESILLUSTRE PRIN-
CESSE MARGUERITE DE
France, Duchesse de Savoye
& de Berry.
SI je vouloi’ dire toutes les places,
Tous les detroiz pleins de neigeu-
ses glaces,
Il s’i perdroit la grace & le plai-
sir:
Le tems ailleurs m’appelle, & le desir.
Entre ces Mons, y git un lieu d’aisance,
Que j’ai connu tout un tems en presance:
C’est Maurienne, où entre, à un get d’arc,
Le trouble Arvan dedans le bruyant Arq:
Vile posee au cueur de la Savoye,
Et à peu pres au milieu de la voye
De Chamberi, & du celebre Mont,
Qui la depart d’avecques le Piemont:
Meintz ornements font le lieu digne & noble,
Prez, chams, vergers, & liquoreus vignoble,
Enrayonné par l’entredeus du val,
D’un clair Soleil, qui au tems estival
Plus tost se montre, & plus la nuit differe,
Qu’il ne feroit en un plein hemisphere:
Bien
DE LA SAVOYE.
31
Bien qu’en hyver un peu soit retardé
Par le haut Monts de l’Austre regardé:
Mais aus hauz jours, le front des Mons il touche,
Quand il se leve, & puis quand il se couche:
Et pour autant qu’à l’ouvert il les bat,
Soudein au fons la splendeur s’en rabat.
Alant au tour la Montagne pendante,
Vous y voiez la campagne abondante,
Et en tems deu, beuz, chëures & brebiz,
Se faisans gras des savoureus herbiz:
Que si du Mont vous est longue la peine,
Vous descendez en la valee pleine,
Vous passag’ant au long des prez plaisans,
Qui par trois fois se fauchent tous les ans.
Là au travers, & au long se conduisent
Les Ruisseletz, qui du Fleuve s’épuisent:
Dont le clair bruit vous fait si voulontiers
Prendre repos souz les arbres fruitiers:
Où vous cueillez la prune violette,
La pomme dousse, ou la guigne mollette,
Tout en son tems si bien entretenu,
Qu’un fruit failli, l’autre est desja venu.
Par ces Pourpris sont les herbes tendrettes,
Pour meslier les salades aigrettes:
Brief ce solage apporte sans grand coust
Tout ce que veut l’honnesteté du goust.
A l’Artichot il est si profitable,
Et au Melon, friandises de table;
Que celui la de ces jardins Genois
Cederoit bien à l’air Mauriennois.
Puis le Safran, de rougeur jaunissante,
Et de
32
SECOND LIVRE
Et de saveur aus cueurs rejouissante,
Y vient bien tel, qu’un mont Cilicien
Lui cederoit son renom ancien.
Or en ce lieu faut que je dissimule
Le desireus vouloir, qui me stimule:
Et si n’estoit mon plus urgent proget,
Je m’ebatroi’ en ce joyeus suget:
Je chanteroi’ de l’eureus jardinage
Le grand plaisir, & l’utile ménage.
Tout le premier ici seroit nommé
Le Chou feuillu, & ancor’ le pommé,
Et la Laitue en sa rondeur serree,
Et pour l’hyver nostre Endive enterree:
L’Hysope, & Mente, & le Thin savoureus:
Roses, Euilletz, propres aus amoureus:
La Marguerite & purpurine, & blanche,
Et du haut Liz la fleur naïve & franche:
Le Baselic, & Spic, dont l’odeur point,
Et le Soussi, dont la fleur ne faut point:
Le Roumarin, la Soeve Marjolaine:
Fenoil, Aniz, qui font bonne l’aleine.
Je n’oubliroi’ le doussatre Chervi,
La Pastenade, & l’Asperge avec luy:
J’ajouteroi’ les Citrouilles au nombre,
La Courge fade, & l’humide Coucombre.
Puis les Capriers je rendroi’ bien plantez
Au long des Rocz, d’un long Soleil hantez:
J’apporteroi’ en un païs etrange
L’odorant Myrte, & le pommier d’Orange:
Non les Figuiers, ni les Grenadiers francs,
Malaisement le froid dehors soufrans.
De celle
DE LA SAVOYE.
33
De celle Plante à Phebus consacree,
Dont la couronne aus Poetes agree,
J’en parleroi’, pour l’entretenement
Du dous ombrage: & de meint ornement,
Des pourmenoirs, des treilles entr’ouvertes,
Des triples fleurs de Jossemin couvertes.
De ces beautez je pourroi’ deviser,
Et en leurs lieus & tems les diviser:
Aus Citoyens j’apprendroi’ leur plaisance:
Aus Laboreurs, leur domestique aisance:
Mais en ces lieus il faut avoir respect,
Que l’art trop grand à Nature est suspect:
Et sans cela que de tems je n’ay gueres,
Ja ces Traitez se sont renduz vulgueres,
Si les humeins, de leur bien negligens,
Ne se rendoint, en leur tout, indigens.
Je chante ici la naïve structure
Des Mons ornez de moyenne culture:
Qui ont ancor’ des plaisirs non petiz,
Si la raison guidoit les appetiz.
Le Montagner tout guey s’en va en queste,
A la pistole, ou bien a l’arbaleste,
Et par ces lieus abruptz, sur les hauz jours
Chasse aus Sanglers, aus Chamois, & aus Ours:
Et à meint autre animal, qui s’appiete
Par ces Rochers, chacun selon l’assiete.
L’Ours qui s’en vient par le Rocher voisin,
Pour trouver proye, ou manger le Reisin:
Le Loucervier, suçant le sang tout sangle
Dedans le parq des Brebiz qu’il etrangle:
Le Chat rousseau, vivant dans le halier,
C
34
SECOND LIVRE
Bien plus cruel que le Chat familier:
Et le Chamoy, à la corne recroche,
Qui de plein saut passe de roche en roche:
Et tout soudein qu’il se voit eschapé,
D’un haut siflet par luy est l’air frapé:
Comme donnant de cete delivrance
A ses compains vrei sine & assurance.
Mais quand il est trop pressé du chasseur,
S’il voit son homme en serre & lieu mal seur,
Passe entredeus, afin qu’il le deroque,
Tant à s’aider Nature le provoque,
Et tant hardiz devienent, de paureus,
Ces animaus, es Rochers faitz pour eus.
" La raison seule, est celle qui fait creindre,
" Et des dangers le courage refreindre:
" L’homme, ouvrant l’oeil en ces pierreus detroiz,
" Si perilleux, si ruineus & droiz,
" A chaque pas croit qu’une mort y pende:
" Mais s’il avient qu’aus dangers ses yeus bande,
" Tout a un coup à creindre il desapprend,
" Quand l’appetit pour le conseil il prend.
Or s’il a peur d’aler à la rancontre
De l’animal, qui ces dangers lui montre,
Il a moyen de faire, en s’ebatant,
Quelque butin, qui ne coúte pas tant:
Le Lievre blanc il trouve par les Roches,
Prenant ce teint des neiges qui sont proches:
Et la perdris, Albine, il fait aler
Dans le filet, l’abusant du parler.
La Gelinote, es buissons rancontree,
Et inconnue en l’air d’autre contree:
Qui
DE LA SAVOYE.
35
Qui a un goút delicat & exquis,
Passant la chair du Faisan si requis.
La Marmoteine, une annee demie
Dedans son creus tout en rond, endormie:
Si qu’à la voir, ni mesme au maniment,
Ne semble avoir vie ni sentiment.
Est ce par tour, que cete pecorette
Se fait treiner, en guise de charrette,
A la renverse, es bras portant le foin
Dans le terrier, pour le commun besoin?
L’autre tandis, qui fait la sentinelle,
Est ce que plus d’astuce soit en elle,
Qu’en sa compagne? etant pour agueter,
Et d’un siflet la troupe amonnester?
Puis quand le tems eschet, qu’elle s’yverne,
Elle vous fait, par dedans sa caverne
Un faus chemin, dont le chasseur seduit,
Faille celuy qui au gite conduit.
O providence! une beste estant nee,
Pour se mourir la moitié de l’annee,
Montrer ainsi, par un instinct secret,
Façon de vivre a l’animal discret!
" Nature donne un chois & certein ordre,
" Par un chemin, qu’elle ne laisse tordre:
" Mais trop d’avis, à l’homme soucieus,
" Trouble à tous coups ses faiz negocieus.
Quand le Soleil, de la point estivale
Plus loin de nous peu à peu redevale,
Et que des Mons, par ses raiz chaleureus,
Sont les herbiz tous druz & plantureus,
Lors le Berger ses vaches accompagne,
C2
36
SECOND LIVRE
Pour les mener au haut de la Montagne:
Où il se tient, tout ce tems estival,
Pres son bestail, sans retourner aval:
Jusques à tant que la Vierge Astree
L’Astre doré ait ja passé l’entree:
Et que les Vens d’Autonne dessechans,
Ayent flestri la verdure des chams.
Là sus il prend peine continuelle,
Pour satifaire à sa charge annuelle:
En departant par un journel detail,
Les trois profitz qu’il tire du bestail:
Desquelz celuy de la cremeuse gresse,
Et cil ancor’ qu’en la fresselle il presse,
Par toute terre, à tout le genre humein
Traitant bestail, sont communs & à mein.
Bons, ou meilleurs, ainsi qu’est la páture,
Et sont par tout de semblable facture:
Fors que souvent le fourmage mollet
Ils font plus gras, sans ebeurrer le lait.
Mais le tiers gaing, qu’en Savoye ilz en tirent,
Est le Serat, que du Latin ilz dirent:
Au païsan de grande utilité,
De peu de coút, & grand’ facilité.
Ilz font tramper la racine d’Ortie
En la liqueur du fourmage sortie,
Qu’on dit lait clair, dont leur aisise fait,
Nom du Latin, acide, contrefait.
Puis au chaudron, où boult d’autre lait maigre
Avec lait franc, ilz getent de cet aigre
Ce qu’il en faut. Ces trois mistionnez,
Font le Serat, bien proportionnez,
Second
DE LA SAVOYE.
37
Second fourmage, & de grosse sustance,
Des poüres gens ordinaire pitance.
Les Montagners, ainsi ont usité
Ce qui convient à leur necessité.
Quand quelques fois les Jenices en nombre,
Gisent par là, souz l’air de la nuit sombre,
Sans rien douter, avient que l’Ours arpu
Par lieus abrutz sort de son creus, mal pu,
Sur le troupeau: mais les masles qui veillent,
Tous deus d’accord au combat s’appareillent:
Et chacun d’eus, d’ire & d’amour armé,
Attend venir le Sauvage affamé.
L’Ours sur les piez de derriere s’appreste,
Et du Toreau veut arraper la teste,
De ses deus braz, luy le col gauchissant,
Et contrebas la teste flechissant,
La corne en sus de grand’force rehausse,
Et la cuirace à l’Ours velu il fausse:
Qui tout rageus de se sentir blessé,
Sur le Toreau soudein s’est redressé:
Et le serrant de l’une & l’autre pate,
Bien peu s’en faut qu’en terre ne l’abbate:
Mais le Compaing vironnant alantour,
Offense l’Ours d’aler & de retour:
Qui par l’obscur grince, escume, & rechigne:
En s’evadant, & la terre egratigne:
Et en arriere il pousse les cartiers
Des gros caillouz, trouvez par les sentiers.
Durant ce choc, les femelles creintives,
Tout à recoy ont esté attentives:
Dont l’avantage ont eu, mais non pas franc,
C3
38
SECOND LIVRE
Les deus mariz: l’un est atteint au flanc:
L’autre de l’arpe au col porte l’enseigne:
L’un à l’oreille, & l’autre au mufle seigne:
Mais tous deus ont aus cornes amassé
Le poil sanglant de l’ennemi chassé.
Que si la nuit & l’avantage otroye,
Que la Jenice il aquiere pour proye,
Le corps meurdri de force embrassera,
Et par les Rocz entier le passera,
Sans aide aucun: non comme en la campagne,
Le Lou questeur, d’autre Lou s’accompagne,
Quand pour du fais l’un l’autre supporter,
Le plus frais prend la brebiz à porter.
Qui penseroit qu’un Ours, lourd & sauvage,
Fust si friand du mielleus ouvrage?
Et qu’en un corps de si laid maniment,
Fust si exquis & agu sentiment?
Lui soit la grape à l’abandon permise,
Qui est au gré des sens, & à l’air mise:
Mais le Miel clos, & si pres de l’hostel,
Comment est il senti d’un museau tel?
Avec la pate il abat & desire
La Rusche pleine, & les coútaus de cire:
Et engloutit un tant celeste don,
Du Laboureur le plus noble guerdon.
Et toutefois c’est la garde peu caute
Du ménager, à qui s’en doit la faute:
Qui des grans biens du peuple industrieus,
Doit par sus tout se montre curieus.
Oh que je n’ay le tems tel que l’envie,
D’en dire ici l’artifice & la vie!
Mais
DE LA SAVOYE.
39
Mais si un jour des Muses m’est permis,
Je reprendrai ce labeur intermis.
Disons ici les Arbres, que Nature
Produit es Mons, d’eminente stature,
Droitz, odorans, larmoyeus, & gommez.
Telz sont les Pins, beauz, rameus, & pommez,
Et les Sapins, les Melezes, & Peces,
D’usage grand, tous selon leurs especes.
L’un à sa gomme entre l’ecorce & bois,
L’autre contient en sa Torche la pois,
Bois qui de flamme epris, la nuit eclaire:
Nais le Meleze, a une liqueur claire,
Qui se reçoit sur le mois des Jumeaus,
Qu’on dit Bijon: de bois & de rameaus
Semblable au Pece: exquis pour l’artifice
Du Charpentier, dressant son edifice.
Celui Bijon, en Medecine a pris
De Termentne & l’usage & le pris.
Mais l’homme est bien d’ignorante pratique,
Qui va chercher la mer Adriatique,
Pour en r’avoir ce qui a esté sien,
Le rachetant de sa peine & son bien.
Ce qui est deu, par un droit legitime,
Aus Mons d’ici, la Vile maritime
En prend l’honneur: & pour un tel le revend,
Que s’il etoit apporté du Levant.
Au mesme tronc surcroit le Bouley pále,
Fraile & leger, tant femelle que mále:
Bon à purger des articles & neuz,
Du chef, des nerfz, l’humeur qui est en eus.
L’usage bon de ce Bijon liquide,
C4
40
SECOND LIVRE
Devers le Lac dit d’Anecy me guide,
Pour dire ancor’ une Eau avec son lut,
Qui souvent porte au malades salut.
Une Roche est au Midi opposee,
Pres de ce Lac, dessus Veiri, posee:
Qui a deus crotz l’un sur l’autre, voútez,
Tous deus ouvers, dedans mal rabotez:
Et du dessouz l’entree est rude & basse,
Où un à un, en se courbant on passe.
Le jour pourtant, qui entre es deus manoirs,
Fait qu’ilz ne sont ni sombres, ni trop noirs.
Au haut de nuit, les Bisetz se vont rendre,
Pour se jucher: où ilz les vont surprendre
Avec le feu, & là sont arrestez
Dedans les retz à l’issue apprestez.
Par le dehors, on monte en cete voúte,
Dont le gravir une grand’ peine coúte,
Haut, ápre & droit, si bien le sait comter
Cil qui a eu la peine d’i monter:
Où peu à peu jusqu’au haut on eschape,
Par les rinceaus souples, où l’lon s’arrape.
En cete voúte, est un creus ecarté,
Où se conduire on ne peut sans clairté:
Là est cete Eau, qui bien semble avoir source,
Mais retenue en sa cuve sans course:
Où elle croist & decroist par les fois,
Ainsi que fait la Lune tous les mois.
Les païsans, qui bien souvent en boivent,
Du mal des flancs alleg’ance en reçoivent.
Cete Eau est claire, & pesante pourtant,
Et la senteur de la terre portant,
Terre
DE LA SAVOYE.
41
Terre en moiteur par elle meintenue,
Grasse, ardrilleuse, & de couleur charnue:
Qui tient beaucoup du lut Armenien,
Et de celuy que l’lon dit Lemnien.
Ceus du Vilage, entre autres maladies,
En font breuvage aus bestes refroidies.
Si leurs Beuz ont au flanc quelque os rompu,
Ou deloyé, apres qu’ilz en ont bu
Par quelques fois, la fracture se serre:
Et qui plus est, se trouve cete terre
Aus Beuz occis (si vrei en est le bruit)
Lice autour de l’os qu’ell’ a reduit.
Ce que j’ai dit des Montagnes, ameine
Joye & profit à cete vie humeine.
Mais le bon eur de l’homme, & special
" A sa nature, est d’estre social:
" C’est l’homme seul, qui rend le lieu spectable:
" Non pas le lieu, qui rend l’homme acceptable:
" Et la vertu, jointe à l’humanité,
" Donne aus païs toute leur dignité.
Tu es en paix, Savoye, & as des hommes:
A quoi tient il qu’eureuse ne te nommes?
D’un eur content tu te peuz bien vanter,
Si tu te saiz de tes biens contenter,
Et si tu veuz telz qu’ilz sont, les connoitre:
" L’eur n’est pas bon, qui trop se fait paroitre.
En lieus divers tu as de bons espriz,
Dont Maurienne a bien sa part au pris,
Tant qu’avec soy un Lambert elle garde,
Qui d’oeil veillant dessus elle regarde:
Par son savoir, sa prudence & bonté,
C 5
42
SECOND LIVRE
Digne du lieu, auquel il est monté.
Et Batendier, de suffisance egale
En Poesie & science legale,
Fait de ses Droitz Maurienne jouir,
Et ses beauz vers par tout le Monde ouir.
Son Lancessey, basti joignant la Vile,
Et Armillon, qui en est loin d’un mile,
Pres des Rochers, demontrent bien à part,
L’euvre divers de la Nature à l’Art.
Quand bien je voy son estat domestique,
Le comparant avec le fait rustique,
Je di de luy (ainsi soint vreiz mes chans)
Qu’il est eureus à la Vile & aus chams.
Et toi, Bibal, qui laissas de bonne heure
Ton Languedoc, pour faire ici demeure,
As eprouvé q’un païs montueus
Est bien ancor’ païs des Vertueus.
Rapin, Courier, que vit naitre Valoire,
Reçoit & donne à Maurienne gloire:
Il sait les Mons, & leurs conditions,
Les honorant par ses commissions.
A bien bon droit ma Muse se remembre
Du val plaisant de Cuyne, pres la Chambre:
Que l’Arq abbreuve, & là pres est connu
L’oiseau de proye, au front laid & cornu.
Assez m’a plu ce beau lieu & fertile,
Mais ancor’ plus cete face gentile
De Violand, dont mon oeil fut ravi,
Voire mon cueur, tandis que je la vi.
Ni plus ni moins qu’un cheval de service,
Entretenu au meilleur exercice,
Alors
DE LA SAVOYE.
43
Alors qu’il voit la Pouleine qui paít
Au pré connu, l’herbe qui mieus lui plaít,
N’ayant prouvé l’amoureuse estincelle,
Farrouche au frein, & farrouche à la selle:
Et lui ne montre autres signes, témoins
Du feu passant, & ell’ ancores moins.
Raison ne veut, Moutier, que je te taise,
Qui eclairciz toute la Tarantaise,
Comme le lieu du païs, principal,
Dont tu es siege Archiepiscopal:
Le Fleuve issant du Mont Isere, passe
Par le milieu de ton assiete basse:
Tes beauz logis, tes honnestes façons,
Ne sentent rien leurs Rocz, ni leurs glaçons.
Et toi, qui tiens du Sel le nom antique,
Dont tu as eu longuement la prattique,
Les demeurans des fourneaus & cuviers,
Témoignent bien l’art de tes vieus ouvriers:
Et les nouveaus, pour leur belle entreprise,
Bien dignes sont que beaucoup on les prise:
Par qui sera en Savoye remis
Ce grand profit, si long tems intermis.
C’est un grand eur, de trouver à sa porte
Ce que de loin à grans fraiz on apporte.
Quel don plus grand se dëvra reputer,
Qu’à son besoin rien d’autrui n’emprunter?
Bien est des Eaus merveilleuse l’alure:
Celle de Mer, laisse toute salure,
En s’ecoulant par le sable terreus:
Mais ceteci, jusqu’en ces lieus pierreus
Porte son sel: car qu’elle puisse aquerre
Tele
44
SECOND LIVRE
Tele saveur, en passant, de la terre,
Je ne le croi, ains la Mer se transmet
En tel canal, qui salee l’admet
Pardessouz terre: & puis la distribue
Aus lieus lointeins par quelque veine imbue.
Et telle fois le fons est si puissant,
Qu’un Roc de sel massif en est issant.
Ancor’ se voit la fonteine salee,
En Eschalon, sur l’Arq, franche vallee:
Qui de Salins sa source doit tenir,
Et souz les Rocz jusqu’en ce lieu venir.
Là les Brebiz, qui la salure sentent,
Pour la sucer bien souvent se presentent:
Mais l’Arcq, qui pend tousjours sur ce costé,
A le signal du sel tout presqu’osté:
De Chamberi, le chef de la Province,
Ce ne seroit raison que je previnse
Le bien disant Butet, qui en n’áquit,
A qui en touche & l’honneur & l’aquit.
Mais je lou’rai le Comte, qui commande
Dessouz son Duc, comme son lieu demande:
L’aiant Vertu au chemin enseigné,
Et pas à pas Fortune accompagné.
Et Deseissel, qui de sagesse & grace,
Orne & meintient sa noblesse de race,
Donra autant à mes vers de bon eur,
Comme ilz lui font de devoir & d’honneur.
Et Chatelart, le docte politique,
Me fait recors de l’amitié antique,
Lors que de soi par etude il prouvoit
Ce qu’à present par vrei effet on voit.
Et Du
DE LA SAVOYE.
45
Et Ducoudrei, dont l’eloquence franche
Dans le Senat honore la Salanche,
Merite un los ancor’ sur celui là,
Pour la faveur que des Muses il a.
De la Cité sur le grand Lac assise,
Qui tient la cause en armes indecise,
J’aime trop mieus, puis qu’assez je ne peu,
N’en dire rien, que d’en dire trop peu.
Et d’Anecy, qui m’a esté nommee,
Pour y avoir dames de renommee,
L’honneur par moi à mon Valence soit,
Qui sur le lieu la faveur en reçoit.
Au droit d’Eton, où Isere plus forte,
De l’Arq bruitif l’eau & le nom emporte,
Se voit le mont de l’Arcluse eminent,
Témoin de l’air, & du tems imminent,
Selon qu’il est emmantelé de Nues:
Là sont Coutaux de vignes continues,
En Miolan, beau val & fructueus,
Où est le lieu de Lambert vertueus,
Prochein d’honneur, de savoir & de grace
Au prenommé, ainsi comme de race:
Dont Piochet, parent d’autre surnom,
D’un pas egal va suivant le renom.
Dirons nous rien des Bergeres, qui chantent
De leurs amours, que les foretz rechantent?
Mais pourquoi non? il convient en ces lieus
Paitre l’oreille aussi bien que les yeus:
Car tout de mesme est la vuë ejouie
De ces Rochers, & de ces chans l’ouye.
N’i cherchez pas ces accors composez,
Ces demy
46
SECOND LIVRE
Ces demyton, ni ces comtes pausez:
Ce sont chansons pleines & pastorales,
Ce sont des vois fortes & pectorales:
Motz tous exquis, & de Parisien,
Tout frais tournez en bon Savoisien.
Quel plaisir c’est, passant par la Bourgade,
Quand vous vient voir des garses la brigade,
Au mois d’avril, les corps au busq, & ceintz
Par souz l’aisselle, ainsi que ces vieus Seinz:
Desqueles l’une, en leur ranc les ordonne,
Chante premiere, & sur le lourd fredonne,
S’assurant bien, que pour son beau chanter,
Vous leur donrez de quoy le Mei planter.
Ainsi Savoye est eureuse par elle,
En son assiete & force naturelle:
Eureuse ell’ est, pour les divers espriz,
Qui dedans elle ont origine pris.
Et qui lui sont, par pieteus office,
Recognoissans ce premier benefice:
Eureuse ell’ est du Prince qui la tient,
Et en seurté paisible l’entretient:
Et croi encor’ qu’entre tous ces merites,
Moi qui luy ay ses louanges escrittes,
Ne lui ay fait de tous le moins d’honneur,
Gratifiant le tems de son bon eur.
Donques, Province, ornee de simplesse,
Sans envier la pompeuse noblesse
De tes voisins, qui es, par don expres,
Si loin des maus, desquelz tu es si pres,
En cet etat pendant tu pourras vivre,
Que tu seras d’ambition delivre,
Que tu
DE LA SAVOYE.
47
Que tu pourras en toi te contenir,
Par le passé mesurant l’avenir.
Ce beau Royaume, opulent, grand, & large,
De sa grandeur n’a pu porter la charge:
Et n’ayant plus d’ennemis assez fors,
Contre soimesme a tourné ses effors.
Que nul pourtant n’attende que j’atteigne
Ce qu’exposer je ne peu, ni ne deigne:
" Ains je me tai: car qui peut s’opposer
" A celuyla qui sait tout disposer?
" Qui choisira ce qui est profitable?
" Ou qui fuira ce qui est evitable?
" Puis que la paix les discors sait nourrir,
" Et les guerriers la guerre fait mourir?
" Arrestons nous aus causes qui apperent,
" Ce tems pendant que les hautes operent.
" L’homme ne peut faire qu’humeinement,
" Et Dieu tousjours fait tout divinement.
Que s’il y a ancor’ quelqu’unquelquun, qui fuye
Cet air François, où toute chose ennuye,
Où est le sang sur le sang animé,
Où est l’ami sur l’autre envenimé:
Dont cellela, pour laquele on manie
Le fer tranchant, est japieça bannie,
Là où les bons n’ont rien qui soit du leur,
Que l’etranger n’emporte, ou le voleur,
Viene en ce lieu que j ay voulu protrere,
S’il sait regler l’aise par son contrere:
" Car qui ne sait l’assez du peu choisir,
" En lieu du Monde il n’aura son plaisir.
Il jouira de liberté paisible,
Tant
48
SECOND LIVRE
Tant qu’en permet ce tems dur & nuisible,
En tant que sait, selon l’humein pouvoir,
Un sage Prince aviser & pourvoir.
Mais qu’a besoin Nature d’eloquence?
Il y verra solitude & frequence,
Rudesse & art: savoir, rusticité,
Tout faire un beau, par la diversité.
Que s’il avient, que ce simple edifice
Soit a son gré de trop peu d’artifice,
Il est au lieu, pour trop ne se fascher,
Et a moyen de plus outre marcher.
Passe le Mont, qui Savoye discerne
D’avec Piemont, qu’un mesme Duc gouverne,
Large sommet, neige, orages, glaçons:
Mons des deus flancs, Lac froid, & sans poissons:
La poste assise, aus Vens taverne ouverte:
Puis la Ferriere au dela, plus couverte,
Au val pendant, virant, & plein de crotz
Où le Torrent du Lac bruit par les Rocz.
Par ces haut lieus souvent a fait passage
Le Dieu Mercure, en faisant son message,
Voyant ce Mont, entre autres, qui revient
A celuila où son Ayeul se tient.
Atlas n’est point plus ardu en son feste,
Plus de Sapins ne lui couvrent la teste:
Son grand partour n’est pas mieus de tous flancs
Batu de pluye, & d’orages souflans:
Sa face n’est de Nues plus noircie,
Ni de verglas sa barbe plus gersie:
Dessus le dos plus de neige n’a pas,
Plus de Torrens ne lui courent abas.
La haut
DE LA SAVOYE.
49
Là haut pourtant la sublime Alouette
Se guinde en l’air, y crie & pirouette:
Et si n’a lieu, ce semble, jour ny soir,
Que sur la Neige, où el’ se puisse assoir.
Là les Marrons, quand les Neiges tout couvrent,
Vous vont guidant, par le chemin qu’ilz ouvrent.
Puis quand faudra a pardeça repasser,
Le long du val vous viendront ramacer.
Voila le Mont, demijour de malaise,
Jusqu’a trouver la basse Nonvalaise:
Puis d’or en là, autre langue & humeurs,
Et un Turin de plus polies meurs:
Où est le Pau, qui la campagne lave,
Et le Senat d’une dignité grave:
Là en public les Sciences on lit,
Le Prince là, sa residence elit,
Et la splendeur d’une Princesse, illustre,
A tout cela ajoute plus grand lustre:
Dont la bonté les bons espriz semond
D’aler trouver leur repos en Piemont.
François passant, s’autrefois tu l’as vue,
Arreste toi, pour plus digne revue:
Voire & combien que l’aies vue, ou non,
Va de tes yeus obeïr au renom.
Si tu l’as vue autrefois, c’est l’Aurore,
Qu’autant de fois qu’on la voit, on l’honore:
Si tu la vois orprimes, c’est le fruit
Du long desir, qui surmonte le bruit.
Que si plus loin autre desir te pousse,
Comme de voir la convoitise est dousse,
Bien, passe donq: mais porte tous tes sens,
D
50
SECOND LIVRE
Pour t’assurer au lieu où tu descens.
Sur toute chose en ta memoire attache
Le ferme cueur de ce Prince d’Itache:
Voi les façons, & les diversitez
D’hommes vivants, & païs, & citez:
Milan peuplee, & de trafique grande,
Et le Chateau fameus qui lui commande:
Et la Cité, dont les Veniciens
Se font nommer, ses Signeurs anciens:
Va voir ancor’ la Toscane Florence,
Belle de nom, d’etat & d’apparence:
Urbin petite, ample pour la grandeur
D’un Prince plein d’honorable splendeur.
N’oublie à voir les reliques de Romme,
Si connoitras pourquoi Seinte on la nomme:
Naples gentille, ornee en Citadins,
Air chaleureus, delices de jardins:
Et par chemin tant de Viles insignes,
Dont je ne di ni les noms ni les signes,
Soit sur le Pau, ou soit sur le Tesin,
Ou en païs plus lointein ou voisin:
Dont les Signeurs tretous se fortifient
L’un contre l’autre, & en nul ne se fient.
" Maudit soupson, qui nous oste des meins
" Ce beau lien, qui seul nous fait humeins.
Lors ayant fait par regions diverses,
A ton loisir tes courses & traverses,
Te reste à voir les superbes façons
De Genes brave, & la Mer sans poissons.
Mais en alant, selon ton entreprise,
Par meinz endroiz où la vertu se prise,
Si aur
DE LA SAVOYE.
51
Si auras tu mil obgetz alechans,
Le droit chemin de l’honneur empeschans:
Tu trouveras la brave Courtisane,
Qui des enfance est formee artizane
De beau meintien, d’oeildoeil orgueilleus & dous,
Pour sembler estre à un, & estre à tous:
De beau parler, de pensee rebourse:
Aimant l’ami pour l’amour de la bourse:
Avecques l’age apprise à moins cherir,
Vendre tes jours, pour les nuiz rencherir.
Ici sera ta venue nouvelle
Prise au filet, si tu n’es en cervelle.
" Sois un Ulisse, en ces endroiz, vivant:
" Non comme l’un de son troupeau suivant.
Autant ou plus te garde des Tricherres,
Que Marjolz ilz disent par les terres,
Qui avec toi se venans embarquer,
Ou au logis apposté se parquer,
D’un tel barat tous tes deniers atrapent,
Que les plus fins à grand’ peine en echapent.
Quant est du fait des tirans taverniers,
Hostes sans foi, du change de deniers
De lieu en lieu, des peages & daces,
Qui sont es pors, es portes, & es places,
Et brief, par tout: le remede à cela,
C’est patience, il faut passer par là.
Va meintenant, averti de bonne heure,
Possible auras la rencontre meilleure
Que je ne pense, & que je ne t’ai dit:
Que plust à Dieu que j’usse mal predit:
Lui plust ancor’ que les meurs recitees
D 2
52
SECOND LIVRE
Ne fussent point en la France usitees,
Et que les tours des premiers inventez,
Ne fussent point les derniers augmentez:
Car en ce lieu de sanglante discorde,
Y a il mal auquel on ne s’accorde?
Et au milieu de tele impiété,
Y a il bien qui y soit respecté?
Tu as deus fois, ô France desolee,
Traité la Paix, & deus fois violee:
Donques voulant & les corps & les cueurs
Rendre du tout ou veincuz, ou veinqueurs,
Ta propre force à ta force ennemie,
Te laissera en fin moins que demie,
Ce semble, afin qu’une autre inimitié
Plus aisement detruise ta moitié.
Huit ans entiers des grans troubles Galliques,
L’an que le Monde en tumultes belliques
Tout s’emouvoit, quand le froit hibernal
Passoit de loin l’Equinocce vernal,
Chantoit ses vers, Peletier, en malaise,
Se revanchant de la saison mauvaise,
A contempler le Naturel decours,
Les faitz divins, & les humeins discours.
La Livre avoit Saturne au lieu vintiéme,
Et l’Eschanson, Juppiter au neuviéme:
Le Dieu guerrier les vintehuit tenoit
Dans le Lion, & arriere venoit:
La Ciprienne avoit pris pour sa place,
En ses Poissons le quatorziéme espace:
Dans le Mouton, des Dieus le messager
Au dixhuitiéme etoit lors passager:
En son
DE LA SAVOYE.
53
En son Toreau elevee la Lune,
Avoit atteint l’assiete vinteune,
Quand mon Soleil avoit fait par ses cours,
En son Mouton cinquante & deus retours.
TIERS LIVRE
DE LA SAVOYE,
A TRESILLUSTRE PRIN-
CESSE MARGUERITE DE
France, Duchesse de Savoye
& de Berry.
L’AN qui fut tel, de nouveau fit
refaire
La paix Françoise, où tant y a
d’afaire:
Que plút au Ciel fermement
meintenir
Ce tiers repos qu’il a fait revenir:
Et qu’un fier Mars, qui Stilbon fin regards,
(Stilbon, qui peu les bonnes choses garde)
Pút assurer avec loyaus accors
Les cueurs felons, qui commandent aus corps.
Puisse ce Mars aus inhumeins Tartares
Traiter sa guerre, ou aus Mores barbares,
Ou à Neptune envoier ses combaz,
Soit en la Mer, ou d’enhaut, ou d’enbas:
D 3
54
TIERS LIVRE
Là où s’etans rendues les armees,
Du Dieu bifront soint les portes fermees:
Et notre France ayant ses couz ruez,
Voye au plus loin les orages muez.
Si vous pouvez d’une si grand’ victoire,
Signeurs d’Adrie, entretenir la gloire,
Bien vous pourront ceus de deça la Mer,
De leur repos pour auteurs reclamer:
Mais n’estant l’eur pareil en Mer & terre,
Preparez vous aus nouveaus faiz de guerre,
Lors que viendra l’animal veneneus
Avec Phenon prendre ce Dieu heineus.
Mais si les feuz tant de païs atteignent
Et pres & loin, sans que point ilz s’eteignent,
Et sans qu’au Monde il y ait region,
Qui n’ait sa part de la contagion:
Quelque grand’ cause en l’Univers se cele,
Entretenant l’emute universelle,
Afin d’en faire universel accord,
Duquel demeure un eternel record:
Alors qu’etans les efforts à la cime,
Et se faisant Conjonction Maxime
Des deus plus hauz, dans le chef des Maisons,
Se referont les loix, meurs & saisons.
Desja voit on que les Cieus, qui cheminent
Leur cours reglé, dressent & determinent
Les faiz futurs par meinz preparatiz,
De changement tous significatiz.
Et ce pendant les hommes se tourmentent,
Et en leurs faiz eus mesmes se dementent:
Ilz ont la paix, & leur intention
Nour
DE LA SAVOYE.
55
Nourrit tousjours plus grand’ dissension.
Ainsi le cours de noz tristes annees,
En l’injustice humeine condamnees,
Nous fait pleurer: tandis qu’en soupirant,
Soit guerre ou paix, tout va en empirant:
Et le dur tems augmentant la merveille,
Malheurs nouveauz de jour en jour reveille,
Plus grans que ceus, qui si grans se trouvoint,
Qu’a tous avis, plus croítre ne pouvoint.
O bien eureus, qui sagement mesure
De cete paix la duree & l’usure!
Voiant le tems aus dangers s’elargir,
Et les malheurs l’un l’autre presagir.
Et n’est disgrace ancores avenue,
Qui n’ait eté d’un signe prevenue,
Si avisé fút l’esperit humein,
Ou, mieus, s’il pút fuir de Dieu la main.
Tel fut premier cet orageus eclandre,
Qu’on vit au lac de Nantua s’epandre:
Qui si hideus un tems par l’air venta,
Que tout autour la terre epouventa,
Signifiant le desastre en partie,
Du Lac voisin, par quelque simpatie,
Et que l’accord secondement traité,
Dedans les cueurs etoit mal arresté.
Montrant ancor’ par sa grand’ vehemence,
Du Ciel troublé la future inclemence,
Il demembre par ses fors tourbillons,
Des hautes Tours les toiz & pavillons,
Et pour trophee & signe de victoire,
Il les planta en autre territoire.
D 4
56
TIERS LIVRE
Un autre orage en l’air trouble & epais
Droit sur le tems de cete tierce Paix,
Fut aus confins de Savoye & de Bresse,
Pareil d’horreur, & d’effrayable ápresse.
Qui penetrant par la riviere d’Ein,
Es lieus voisins exploita son dedein:
Par les foretz, les Sapins hauz & fermes,
Les Chesnes vieus, les Noyers & les Chermes,
Furent brisez, arrachez, renversez,
Ou parmi l’air tous entiers traversez.
En mesme instant, cete tempeste outree,
Au beau milieu de tant d’arbres entree,
Les uns d’iceus, racine & tout, froissoit,
Et les procheins sans offense laissoit.
O grand effort, & puissamment nuisible,
D’un air esmu, aus yeus presqu’invisible!
O grand’ concorde en contrarieté,
Et si unie en sa varieté!
Je di de vous, ô Vens, pleins de presages,
Qui du fort Tems anoncez les messages:
Detournez vous, ô sinistres, ailleurs,
Pour faire place aus messagers meilleurs.
Savoye aumoins, ma demeure presente,
Des plus grans maus a bien eté exemte:
Et n’a senti que le moins grief des trois,
Peu longuement, & en bien peu d’endroiz:
Bien qu’au païs où ell’ se contermine,
S’aille fourrant l’implacable famine.
Avise bien, Savoye, ouvre les yeus,
Combien tu es favorie des Cieus:
Pren à bon point, que les Destins propices
T’ont
DE LA SAVOYE.
57
T’ont mise à part de tous mauvais auspices:
Et ceus qui sont en tes Mons apparuz,
Sans te toucher, tes voisins ont feruz.
En nul Empire, ou Regne, on ne vit onques,
Ni en pleins lieus d’Hemisphere quelconques,
Tant d’accidens & signes monstrueus:
Qu’lz s’en sont vuz es detroiz Montueus:
Comme si telz en ces hauz lieus se fissent,
Afin que mieus & de plus loin se vissent:
Et que des Mons les eschafaus hauteins
Fussent Theatre aus spectateurs lointeins.
Le Soleil fut en l’Archer, au neuviéme,
Et fut la Lune en la Vierge, au seziéme:
Phenon, l’entree au Scorpion tenant,
Et Juppiter les douze pars prenant
De l’Eschanson: le Dieu qui fait combattre,
Les sept du Bouc: Venus, les vintequatre:
Et commençoit en arriere marcher
Mercure, ayant les treze de l’Archer,
Lors que le Ciel se couvrant de ses Nues,
Se deborda en pluyes continues:
Et que des Mons les hauz sommetz pointuz,
De leurs blancheurs furent tous devetuz:
La grand’ lenteur de l’air les faisant fondre:
Et se venant tout ensemble confondre
Cete eau du Ciel, les rompoit par morceaus,
Et tout aval les portoit à monceaus.
Dont telement les terres en soufrirent,
Que par dessouz nouveaus conduiz s’ouvrirent,
Par où les eaus à la foule venoint,
Qui ça & là cours devoiez tenoint.
D 5
58
TIERS LIVRE
Devers Paumiers, une eau pardessouz terre,
Minant le fons, afondra un parterre,
Maisons, courtilz, & arbres enterra,
Et en abíme enorme les serra.
Les Fleuves lors la force mepriserent
De l’art humein, & leurs hauz pons briserent:
L’Arve bruyant, les trois siens abbatit,
Et de roideur le Róne combatit,
Tant qu’il le fit par victoire contraire
Et inaudite, encontremont retraire:
Dont les Moulins, forcez de ce retour,
Firent virer leur rouë à contretour.
Le Róne ondeus, sur le pas de la Cluse,
Fit choir le Roc, & s’en fit une Ecluse:
Quand son passage à soimesme il s’osta,
Et contremont par les chams reflota:
Dont les voisins, pour creinte du deluge,
Eurent au haut des Rochers leur refuge:
Et au dessouz fut le peuple etonné,
Par où le cours du Fleuve etoit tourné.
Donq’ s’est il vu, par deus proches epreuves,
Ce qu’on tenoit impossible des Fleuves:
Non qu’il se puisse à la Nature offrir
Chose qu’el’ soit contreinte de souffrir:
Mais les humeins n’estiment rien faisible,
Que ce qui est ordinaire & visible.
Croions au moins, qu’un rare signe, fait
Juste argument de quelque rare effet:
Et que Nature en un instant ameine
Ce que jamais n’a fait la force humeine.
Or à la fin, ces ondes, qui n’ont pu
Souf
DE LA SAVOYE.
59
Soufrir arrest, leur obstacle on rompu:
Dont le debort, impiteus & enorme,
Perdant de Fleuve & de cours toute forme,
Mit en effray les Vilages & Bours,
Nayant au loin leurs terres & labours.
Ainsi s’en vint l’epouventable Róne
A la Cité où conflue la Sóne.
Qui le repos des habitans surprint,
Et si acoup tant de païs comprint,
Que la fureur à la Cluse arrestee,
Sembloit qu’expres eút eté apprestee,
Pour apporter le spectacle à Lyon
Du grand debort que vit Deucalion.
Chacun fuyant des rues les rivieres,
Gagnoit le haut de la Cóte où Fourvieres:
Pitié par tout : & vouloir secourir,
N’estoit sinon se háter de mourir.
La fureur croít, les maisons se font pleines:
Tout n’est qu’un Róne au large par les pleines:
Mais ancor’ plus par le Fausbourg voisin,
Des grans marchez resort & magazin,
Furent raviz de ces ondes hideuses,
Peres, enfans, & les meres piteuses.
Qui sur les ais des planchers abouché,
Qui sur le dos d’une poútre affourché:
Qui empongnoit un arbre en quelque sorte,
Mais l’arbre & tout, l’eau furieuse emporte.
Deus fois souz Mer le Soleil descendit,
Deus autres fois le jour il leur rendit,
Pendant que tout etoit par tout à nage,
Homme, bétail, & maisons & ménage.
Et sur
60
TIERSLIVRE
Et sur la fin, les bouviers, & les beuz,
Tous effondrez dans les marais bourbeus.
Et ne restoit des Vilages & granges,
Que les monceaus entassez dans les fanges:
Des prez herbuz, & des beauz chams à blé,
N’apparoissoit qu’un terrage assablé.
Desordre grand, & saison importune,
Qui fit enfler les sources de Neptune,
Et les força de quiter leur giron,
Pour trouver place es terres d’environ.
En la grand’ Mer les ondes elevees,
Des Holandois nayerent les levees,
Et tant de Bours, qui onq n’ussent douté
Que l’Ocean si outre fút monté.
Terres jadis en isles redigees,
Furent souz Mer tout à coup submergees:
Beuz tant de mil, dessouz les toiz enclos,
Furent soudein engloutiz des grans flotz.
La Terre alors, masse pesante & dure,
Qui le deschet des autres trois endure,
Encontre l’Air, qui si fort la greva
De Vens & d’Eaus, s’emut & s’eleva:
La grand’ Cité, qui Venise cotoye,
Et qu’un des bras du double Pau ondoye,
Sentit l’horrible & hideus tremblement,
Qui l’ebranla continuellement,
Et si long tems, que la tourbe Civile
Cuida jamais n’avoir forme de Vile:
Les fondemens sans cesse etoint secous,
Dont les paroiz s’entreheurtoint de couz:
Les Temples hauz, en grand nombre tomberent,
Et souz
Et souz leur fais les Palais succomberent,
Ou fussent ceus des grans de la Cité,
Ou fút celui de leur Prince habité.
De ces fureurs il en fut ancor’ une,
Quand au Toreau fut nouvelle la Lune,
Le lieu dernier Saturne reprenant
Dedans la Livre, & arriere venant,
Quand de nouveau, Arve, ce mutin Fleuve,
Rompit ses pons, & leur structure neuve:
Et ceus d’enbas creignirent de rechef
Par le deluge avoir mesme mechef.
Que dirai plus? La Lune ancor’ nouvelle
Dans les Jumeaus, cet Arve renouvelle
Pareil dedein, non content du second,
Tant etoit l’air en deluges fecond.
Qui a tant pu causer d’humidité,
Etans les cinq es lieus d’aridité?
Seroit ce point Juppiter, qui converse
Avec l’EfantEnfant qui son Aiguiere verse?
Et puis Saturne au Scorpion posé?
Ou l’Orion au Soleil opposé?
Seroit ce point le Trigone aquatique,
Qui veut ouvrer sa derniere pratique,
Ains que ceder dedans douze ans expres,
Au grand Trigone ardent, qui vient apres.
Et avons eu, parmi ces defortunes,
La glace horrible, & neiges importunes,
Qui ont en l’air, en la terre & es eaus,
Transi de froid, bestes, poissons, oiseaus:
On ne voit point en l’annee où nous sommes,
Perdriz, levrauz, plaisir des gentizhommes,
Comme
Comme on souloit: ni en l’air, ni aus chams,
Oiseaus bandez, & degoiser leurs chans.
O que mon cueur àa de depit & d’ire,
De tant de fois un mesme fait redire,
Et que le tems obstiné me retreint
En un suget si dur & si contreint!
Voici ancor’ que le pesant Saturne,
Du Scorpion frapant l’Astre diurne,
Dedans l’Aquaire, apres l’an, retourné,
Nouveau debort pluvieus a donné.
Ce Róne ancor’ a mis à la renverse
Le pont refait, qu’à Seissel on traverse:
La neige es Mons se fondant de rechef
En plein hyver, pour croítre le mechef.
Plus que jamais sa fureur a montree
L’eau ravineuse en Chamberi entree:
Et excedant ses coútumiers debors
De meinte rue a surmonté les bors.
Et à Lyon, qui ses foires exploite,
Tout de nouveau fut troublee l’emploite:
Et les marchans ja tant endommagez,
De mal sur mal se trouverent chargez.
Ces jours Mercure es Poissons se vint mettre,
Puis contre luy la Lune en diametre,
Soir, que l’eclair, & le Ciel qui tonna
En plein hyver, le vulguere etonna.
Donq’ faudroit il de ces eaus pluviales,
Tousjours se pleindre, & des ces fluviales,
Si les malheurs venoint de leur seul cours,
N’etans aydez d’autres plus grans concours.
Les douze mois, ont tous en une annee
Quel
Quelque sinistre aventure donnee:
Voire plusieurs, si notre souvenir
Pouvoit les tems & les lieus retenir.
Les Elemens, contraires, entre eus quatre
Se sont bandez, pour à l’envi combatre,
A qui seroit le plus desordonné,
En cet etat de Nature etonné.
Souz les poissons, trois soirs qui se suivirent,
Second de Mars, & tiers, & quart, se virent
Les feus ardens sur les maisons epars,
Dans Anecy, & aus procheines pars:
Venus etant au Soleil jointe, à juste,
Alant arriere, & Mars des raiz combuste,
Devers la fin des Poissons parvenant,
Phenon, les trois du Scorpion tenant.
Et sembloit bien es toiz le feu se prendre,
Tant qu’au secours chacun se venoit rendre:
Ici pensiez, que là le feu fút pris:
Là vous pensiez, qu’ici il fút epris:
Chacun en soi avoit fraieur & creinte
Pour son voisin, plus que pour soi empreinte.
Au tour du Lac, & mesmes au dedans,
Brandons de feu tomberent tous ardens.
Souz le Toreau, qu’avec l’epaule destre
De l’Orion la Lune pouvoit estre,
Vers la minuit,la Terre s’ebranla,
Dans Anecy, Peletier etant là:
Mais peu durant, & tant que met un homme
A s’eveiller la nuit d’un parfond somme:
Car es Mons creus, entr’ouvers par dessouz,
Plus prontement les grans Vens sont dissouz.
Et n’ont
Et n’ont eté assez griez & molestes
Les grans efors de ces signes funestes,
Sinon qu’on vít (ô cas bien outrageus
A la Nature!) un ecler orageus
Sortir de terre, exhalant la fumee,
Suivie acoup d’une flamme alumee,
Et puis d’un bruit le tonnerre imitant,
Et de ça bas le haut Ciel irritant:
Jour, qu’à Saturne ont donné noz vieus peres,
Entrant Phebus au Signe des deus Freres:
Le premier point de la Livre ascendant:
La Roche en est témoignage rendant.
Mais entre tant de memorables signes,
Et de merveille à tous les Siecles dignes,
Du lac Leman le fait contagieus,
Est l’un pour vrei des plus prodigieus:
Enorme fait, qui toute foi excede,
Toute longueur de tems, & tout remede,
Par tant d’etez, par tant d’hyvers suivans,
Et entre gens sur leur garde vivans.
Ancor’ le bruit rengreg’ant les prodiges,
Y va meslant fantómes & prestiges,
Corps simulez, de rencontre & devis,
Ne diferans en rien des hommes vifs.
Mais aidez moi, ô Muses, à me taire,
Comme à parler, qui vous suis secretaire:
" Car l’eloquence, est en rien ne disant,
" Mieus meintefois, qu’en beaucoup devisant.
Noz survivants, oyans chose inaudite,
Estimeroint notre saison maudite,
Tant sont les cas de peu de foi pourvuz,
Si lon
Si l’lon ne croit à ceus qui les ont vuz.
O Dieu tout bon, qui les Siecles reveilles,
Et entretiens en tes grandes merveilles,
Toi qui te faiz en Nature honorer,
Qui saiz & peuz detruire & restorer,
Si les labeurs que tant tu m’as faitz prendre,
Si les desseins que tu m’as faitz apprendre,
Ou que je tai, ou que je ramentoi,
N’ont tems ni lieu où ressortir, sans toi,
Renforce moi mes espriz, qui s’appaisent
En tous tes faitz, puis que telz ilz te plaisent.
Autre que toi ne me peut convoier,
Pour me garder de choir ou forvoier.
Or fai moi donq’ arriver, s’il est heure,
Et accompli l’espoir qui me demeure:
Tien moi la mein, & au lieu me condui,
Pour le repos de ce petit jourd’huijourdhui:
Ce tems pendant qu’en ma mein j’ai la plume,
N’etein pourtant l’ardent feu, qui m’alume
A plus grand fait, esperant que l’un d’eus
N’empeschera l’honneur de tous les deus.
Donq’ remetons tous ces cas deplorables,
Pour retourner aus faitz plus favorables,
Si sera tems de rechoisir le bord,
Et de dresser la prouë vers le port,
Pour remener, avecques moi en France
Les Seurs qui m’ont gouverné des enfance,
Et m’ont conduit en tant de lieus divers,
Par le fort tems des etez & hyvers.
Que si Fortune onq’ ne les a aidees,
Vertu pourtant les a si bien guidees,
E
Que les longs ans, avecques elles cruz,
N’ont du labeur jamais eté recruz.
Avec lequel l’espoir leur est facile
D’entrer ancor’ en ce grand domicile,
Mesme portant de leurs dons familiers,
Pour pendre au haut des plus fermes piliers.
L’Astre annuel, ja l’estivale pointe
Passoit d’huit jours: sa Seur, etoit conjointe
Sur les dixhuit des Jumeaus, avec Mars:
Phenon la Livre eut aus vintehuit pars:
Les vintetrois des Poissons, Jupin tindrent,
Les vintesept du Taure, Venus Prindrent:
Mercure, au quart du Lion se getoit,
Quand Jaques vint là où Jaques etoit.
Reçoi ton Prince, Anecy, revenant,
Ce couple beau des chers enfans menant,
Bien tendres d’ans, mais deus gages bien fermes
De son amour: & deux genereus germes,
Dont sortiront les francs & beaus sions,
Au long aler des generations.
C’est meintenant, ô Muses honorables,
Que vous devez plus vous rendre exorables
A moi, si onq mon chant vous fut agré,
Et si je suis par vous Prestre sacré,
Des plus sugetz & des plus volonteres,
Je vous requier, Deesses saluteres,
Par Apolon votre Prince & sauveur,
Et de noz faiz de Medecine auteur,
Lui impetrer, qu’en brief lui soit rendue
Cete vigueur, qui lui est si bien due:
Car que lui sert d’estre en ses fermes ans?
D’avo
D’avoir l’esprit, & le cueur si presens,
Sinon qu’aussi l’ame, qui l’evertue,
D’un pareil corps soit garnie & vetue?
Sans qu’il se face es grans lieus regreter,
Où il ne peut sa presence preter?
De quoi lui sert la veine tant eureuse,
Imbue à plein de votre eau savoureuse,
Si la langueur ses beaus desseins trompant,
A tous les coups les va interrompant?
Enten ô Ciel, la grand’ priere expresse,
Les cris & veuz d’un peuple qui te presse,
Pour le secours de son Prince indispos,
Duquel depend son bien & son repos.
Et si mes vers en ces Mons qu’ilz decrivent,
Tout à loisir se nourrissent & vivent,
Et en l’honneur des Princes genereus,
Vivent ancor’ par toi, & toi par eus,
Anne, clair sang d’Hercule & de Renee,
Desquelz tu es l’eureuse fille aisnee:
Qui vas tousjours meintenant ton bon eur
Par les mariz, qui haussent ton honneur,
Et toi le leur, qui du fleuron Galique
Es provenue, & de branche Italique:
Les guerres t’ont le premier prevenu,
Long tems te soit l’autre en paix meintenu.
Tu as, Savoye, un ornement ancore,
Qui ton renom de rarité decore.
Entre les dons de Nature estimez,
Sont les effetz aus Herbes imprimez.
Onq cete ouvriere, à produire ententive,
Ne se montra si riche & inventive,
E 2
Qu’en ces hauz Mons, si noblement herbuz,
Qu’on les diroit boutiques de Phebus.
Ne pensez pas qu’ell’ ne se soit jouee,
Au grand pouvoir dont elle s’est douee:
Car quand ces Mons erig’a & vetit,
Elle y voulut faire un Monde petit.
Bien me deplaít qu’en l’abondance riche,
Je suis contreint d’estre, à l’exposer, chiche:
Quand je ne peu en lieus si plantureus
Faire aucun chois, sinon aventureus.
Par tout, celle herbe amere est rancontree,
A Gentian Illirique montree:
En Anticire il ne faut point passer,
Pour l’un & l’autre Elebore amasser:
N’y pour trouver l’Absinte aromatique,
Ne faut chercher la region Pontique:
Mais au defaut du Dictam Candiot,
On voit par tout l’odorant Pouliot.
Assez y sont en leurs lieus ordinaires,
Et l’Hepatique, & les deux Pulmonaires
Et cellesla qui ont leurs noms tenuz
Du mol nombril, & cheveus de Venus:
Celles ancor’ que du Satire on nomme,
Et l’Orchis Grec, irritemens de l’homme,
Qui au devoir de l’Amour se contreint:
Et cellela, qui les lieus molz retreint,
Dite Alquimile: & celle qui desserre
Les cours des Mois, qu’lzilz disent Fiel de terre.
Le Saxifrage, exquise aus Graveleus:
Le Liseron, exquis aus grateleus.
Le Splenion, consumant la ratelle,
La Ger
La Germandree, ayant la vertu telle,
Et telle aussi l’Arabesque Cetrac:
La Scabieuse, eide contre l’antrac:
Toutes les cinq, ayans nom de Consoude,
Par qui la playe & rupture se soude:
La Filipende, & la Berle, qui sont
Propres aus reins, pour les vices qu’ilz ont.
Et tous les trois Eupatoires ancores,
Celui des Grecz, & celui des deus Mores:
Chacun ayant beauz effetz & divers,
Dont l’Agerat, tue aus enfans les vers.
Et Gracedieu, qui l’Hysope figure,
Aimant les eaus, des playes promte cure,
Dont le Cheval devient tout foible & lent:
Et à purger, breuvage violent.
La Numulaire, ainsi du denier dite,
Exquise à nous, aus Brebiz interdite:
Et la Merveille, au nom bien avenant,
Par les jardins, de plante provenant.
Ici ancor’ sont les deus Sarrazines,
Servans aus beins des nouvelles gesines:
Et le Narcisse, attirant au dehors
L’epine, ou fer affiché dans le corps.
Le Sermontein, la Bistorte, qui servent
Es composez, qui de danger preservent.
Et l’Heptaphile, à bein pres imitant
Celle Bistorte, aus venins resistant:
Et notre Otruche, à ce tant estimee,
Des anciens ancor’ non exprimee:
Comme non plus tant d’autres n’ont eté
De nom, deffet, ni de proprieté:
E 3
Et la Lunaire, a la feuille entrejointe,
Qui est grapue au plus pres de la pointe,
Belle pour vrei: les multiplicateurs,
Ne sai pourquoi, en sont grans amateurs:
Estre point celle (ou si l’auteur bruit erre,
Lui donnant nom?) qui le cheval deferre
Passant dessus? &, comme ancor’ le bruit
Accorde au nom, qui à la Lune luit?
Et Martagon, entre les Liz nombree,
Des transinueurs ancor’ mieus celebree,
L’Androsemon, au Trucheran semblant,
Et comme lui, à l’etreindre, sanglant:
Et celle ancor’ aus greins rouges, Limoine,
A retirer les mois fluans idoine:
Et les Solans, provocans à dormir:
Et l’Asaron, provocant à vomir.
Et le Ciclam, qui soudein aide baille
A enfanter, quand la femme en travaille.
Et cellela, qui d’ail a la senteur,
Gardant les corps d’aler à puanteur.
La tige ancor’ de la grosseur du poúce,
Qui à la cime une grand’ feuille pousse,
Nom de chapeau de la Grece portant,
Et le malin ulcere confortant.
Et l’herbe ayant la feuille dentelee,
(Rifort sauvage, au vulguere appellee)
Et sa racine, un gout fort & cuisant:
Aus hernieus breuvage fort duisant.
La Cacalie (où le merq decevable
Dement les yeus) y est ancor’ trouvable,
Qui a le jus comme Reglice dous,
Bonne
Bonne au poumon, & ápreté de toux.
Et ne faut pas que par oubli demeurent
Les Aconiz, dont tant de bestes meurent,
Renars, & Louz, & les fiers Liepars,
Nez ennemis des etables & parcs:
Ancores moins celle herbe à voir tant belle,
Qui de Páris vulguerement s’appelle,
D’un bois tout droit, aiant en deus endroiz,
Milieu & haut, quatre feuilles en crois.
Aus Aconiz tout contraire s’epreuve
Son rouge grein, q’ua la cime l’lon treuve:
Qui au cerveau restore la raison,
Soit par langueur perdue, ou par poison.
J’ai longuement par ces Mons recherchee
L’herbe à bon droit des expers tant preschee,
A qui de l’ange a eté fait le nom:
Mais je ne sai s’elle s’y treuve, ou non:
Jure, le Mont, qui les Cantons confronte,
Nous en fournit une abondance promte.
Peust elle entiere autant se conserver,
Qu’ell’ peut de maus guerir & preserver:
Sa creuse tige, & sa rare sustance,
Contre le tems n’ont longue resistance:
" Mais il convient que nous vivons contens,
" Que les grans biens ne durent pas long tems.
Le Tamaris, aus feuilles palissantes,
Y croít au bord des Rivieres glissantes:
A la douleur des dens bien reputé,
Et à la rate enflee de durté.
Mais où me metz je, en chose si diffuse?
Qui l’ornement du langage refuse?
E 4
Là où peu sert l’oreille sans les yeus,
L’etude assez, mais l’epruueepreuve ancor’ mieus.
Par tout j’invoque, Apolon, ta puissance,
Pour de tes dons me faire jouissance:
Mais en ce lieu, tant ne veu m’amuser
A dire bien, qu’à bien faire & user:
Ici n’a grace un Vers suget au nombre,
Et des effetz il n’exprime qu’une ombre:
Fai moi ici plus ouvrer & savoir:
Ailleurs fai moi plus d’elegance avoir.
Dessus la Vile, à qui le nom de Bonne
(Siege premier du Foucigni) se donne,
Et qu’au milieu Arve va ondoyant,
Est Móle assis, en son tems verdoiant
Pour les Bergers recherchans la páture:
Mais aus espriz admirans la Nature,
Les Simples beauz produisant a planté,
Plus qu’autre Mont par les Alpes planté.
Sa montee est moins roide que hauteine,
Dessus la pointe ayant une fonteine,
Dont le clair bruit, donne à ceus qui sont las
Du long monter, grand’ frescheur & soulas.
Là une odeur de fleurs epanouyes,
Rend du cerveau les forces rejouyes:
Soit celuila qui de toutes s’epard,
Ou soit celui des unes tout apart.
Non loin de lui, est Sodene (ainsi comme
Il n’i a Mont, que le païs ne nomme:)
La Roche voit tous les deus audevant,
Móle vers Nort, Sodene vers Lëvant.
Et qui voudra des Mons voir l’outrepasse,
Par ces
Par ces deus là, lui conviendra a qu’il passe.
Dedans les deus, mesme nombre ne vient:
Mais à chacun sa rarité convient:
Quand le premier vous aurez vu à l’aise,
Force sera que l’autre autant vous plaise.
Et ainsi sont pres à pres confrontez,
Pour en leur tour estre tous deus montez.
Mais quel pouvoir peut estre tel, qu’il rende
L’air & la terre en concorde si grande?
Et qu’un Soleil donne si grand’ tiedeur
Sur ces sommetz ouvers à la froideur?
Des flocz neigeus la force aërienne
Couvre & nourrit la moiteur terrienne,
Et la defend de l’injure des Vens,
Soint glaciaus, arides, ou fervens.
Vreiment ici se voit la grand’ largesse
De la Nature, ou mieus, la grand’ sagesse,
Qui de son sein tout par ordre depart,
Et qui en donne à tous ages leur part.
D’oeil attentif vous admirez les Plantes
Ancor’ sans nom, & si peu resemblantes
A cellesla que l’Empirique ecrit
En ce bel Euvre à son Aree inscrit,
N’a cellesla qu’a trouvees notr’ age,
Leur donnant nom de leur forme & ouvrage.
Grande faveur à noz siecles tardiz,
Plus grande ancor’, qu’aus siecles de jadis,
Qui a montré ces herbes & racines,
A nouveaus maus, nouvelles medecines:
Quoi que n’aions ancores ce merci,
Que tout l’effet nous en soit eclairci:
E 5
Mais pensons bien, que les longues annees
Donnent le cours à toutes choses nees:
" Savoir ne vient à l’homme qu’à tems du,
" Et pour labeur les Dieus ont tout vendu.
Noz sens premiers l’alme Genie honorent,
Pour les beautez qui la terre colorent:
Puis à loisir la forme faut noter:
Apres au goút la saveur rapporter,
Si salee est, ou insipide l’herbe,
Dousse, amere, acre, acide, austere, acerbe:
Quel temps les fait naítre, avancer, viellir:
Quele est la fleur, & la greine à cueillir:
Et si la force au secher diminue,
Ou s’elle augmente, ou s’elle continue.
Ainsi en art assemblant les raisons,
Par vreye epreuve un jugement faisons,
N’avons nous pas decouvert les rivages
De l’autre Monde, & les veluz Sauvages?
Dont s’est connu ce haut feuillu Petun,
A tant de maus utile & opportun?
Et autres dons, desquelz l’esperience
Nous a formé peu à peu la science?
Si la vertu autre terroi sentant,
Et autre Ciel, ne s’aloit dementant.
Si nous eussions pourtant la connoissance
Des notres biens, ou la juste puissance
Sur noz desirs, sans estre mendiens
Par les païs Mores ou Indiens:
Nous n’aurions point d’esperances douteuses,
Ni de noz faitz repentances honteuses:
Ayans voulu trop cherement aimer
Les no
Les nouveautez qui vienent d’outremer.
" Le naturel profit, & legitime,
" Perd tout son pris, quand on le desestime.
" Le convoiter, qui nous ronge & detruit,
" Du bien contant nous fait perdre le fruit.
Bien avons nous un instinct, qui fait croítre
Dedans noz cueurs l’envie de connoítre:
Cent mil obgetz se trouvent d’admirer,
Cent mil & plus, qui nous font desirer,
Souz les secretz de la grand’ Providence:
" Mais le desir doit avoir sa prudence:
" Cil qui n’a vu que son seul lieu natif,
" Il a vescu ainsi comme captif:
" Celui qui est hors de la tourbe vile,
" Et tout un Monde estime estre une Vile,
" Eureus est il, si ici & ailleurs
" Il rend ses faitz & ditz tousjours meilleurs.
" Mais si l’aler & le voir, nous attise
" De veins obgetz tousjours la convoitise,
" Meilleur seroit du Berger le parti,
" Qui n’est jamais des Montagnes parti.
A tant par moi la Savoye chantee,
Apres l’avoir deus ans entiers hantee,
Et aiant vu cinquantecinq hyvers,
Au Tems ailé je consacre mes vers.
FIN.
CHANT DE L’AUTEUR.
presenté à Madite Dame.
SI JE repren mes anciennes erres,
Princesse, soin des Cieus, honneur des Terres,
Si on me voit du mesme jeu epris,
Dont j’ai laissé, non pas quité le pris:
Je n’ai point peur que la docte Neuveine
Rende apresent cette reprise veine:
Vu qu’à mes vers se montre pour obget,
Si grand merite, & si digne suget.
Je connoi bien les Muses honorables
M’avoir eté grandement favorables,
Quand mes premiers ouvrages publiez,
Par leur vouloir vous furent dediez.
Et voi à clair, que la part la meilleure
De mon bon eur, se decouvrit à l’heure
Que je fondai mon bruit & mon renom
Sur la grandeur de votre treshaut nom.
Quand me souvient des saisons de l’Annee,
Dont je vous ai par ecrit etrenee,
Où je vous ai au Printems souhaité,
Qu’il vous avint ce plantureus Eté,
Lequel je voi de present qui vous donne
Promesse & foi d’un fructueus Autonne,
Auquel suivant un Hyver savoureus,
Rendra en tout voz quatre Tems eureus:
Puis
Puis quand je voi ce clair esprit, qui dure
En son Printens, & nul Hyver n’endure:
Ce m’est grand eur, que j’aye eu ce credit
Envers le Tem, d’avoir si bien predit:
Et qu’Apolon, qui aus Muses preside,
Et en l’esprit des Poetes reside,
M’ait fait ce don, que moi prophetizant
De voz Destins, j’aye eté vrei disant.
Puis que le Ciel, qui vous a elevee,
A ce grand Duc vous avoit reservee,
Et lui à vous, qui vous a assemblez,
Par ce que tant l’un à l’autre semblez.
Mais pensez vous combien il est estrange
Qu’un Poete soit prodigue de louänge,
Et puis qu’il voye avenir les effetz
Tout au rebours des Ecriz qu’il a faitz?
Les uns sans chois toutes honneurs augmentent,
Qui de leur faute au dedans se dementent:
Les autres sont souz la sugecion
De l’amitié, & de l’afeccion:
Qui telement ont la vuë eblouye,
L’avis troublé, & credule l’ouye.
Qu’ilz vont trompant du fard de verité
L’ami, eus mesme, & la posterité.
Mais quand je voi que louëe vous estes
Egalement du bruit & des Poetes,
Quand j’apperçoi que ce qui est en vous
Surmonte ancor’ l’opinion de tous,
Indicible est l’aise qui me contente,
De voir l’effet de ma premiere attente:
Indicible est en quel plaisir je vi,
D’avoir
D’avoir eté de tant d’espriz suivi.
Voilà pourquoi ma Muse se rallume
En voz vertus, & renforce ma plume:
Et sachant bien que le propre instrument
Lui faillira plus tost que l’argument,
Vient reveiller sa force coútumiere,
Au souvenir de sa vertu premiere:
Si bien que tant que chanter el’ pourra,
Par votre nom ses Chans elle clorra.
Sonnet dudit Auteur.
Tu t’enfles, Pau, de deus honneurs divers,
Qui sont fondez dessus deus Marguerites:
Montcalier l’une orne de ses merites,
L’autre remplit Piemont, ains l’Univers,
L’une est la fleur diaprant les chams vers,
Ou, mieus, ell’est quelcune des Carites:
L’autre a au Ciel ses louanges ecrites,
Outrepassant le suget de mes vers.
S’elles etoint d’une mesme grandeur,
Il y auroit ça bas deus Souvereines:
S’elles etoint de pareille splendeur,
Le jour auroit deus lumieres sereines.
Mais quoi? le Monde un seul Soleil peut voir,
Si bien il peut quatre Graces avoir.
Autr
Autre.
L’homme de cueur par Vertu tend au port:
Mais si Faveur en poupe ne s’appreste,
Faute de Vent en haute Mer l’arreste,
Ou le fort Vent le gete loin du bord.
Que si Fortune, avec un dous aport.
Sans la Vertu, d’aspirer est trop preste,
Au long aler, survenant la tempeste,
Se perd la Nef, le voiage & le port.
O qu’eureus est, qui jouit de chacune,
Quand l’une guide, & l’autre enfle le cours!
O que peu est celui qui n’en a qu’une!
Donq qui aura l’une à l’autre prospere,
Soit tant plus prest à preter son secours
A qui ancor’ l’une par l’autre espere.
Autre.
Je vá & vien par volontaire fuite,
Pour contempler le Monde en divers lieus,
En evitant, à tout le moins des yeus,
Tant de malheurs, dont la France est detruite.
Tandis, Daumouche, alant de suite en suite,
Reconnoissant amis nouveaus & vieus,
Je t’ai connu de ceus qui jugent mieus,
Que la Vertu est ma seule conduite.
Chacun de moi se montre defiant,
De chaque part on me va epiant:
Mais si on veut qu’en brief je me revele,
En temperant peu à peu mes humeurs,
Je m’envieilli d’une vertu nouvelle,
Et rajeuni es anciennes meurs.
MOINS ET MEILLEUR.