[1]

               Les Discours fantastiques de Justin Tonnelier, Lyon, 1566

Bibliothèques Virtuelles Humanistes - Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance, Tours

LES
DISCOURS
FANTASTIQUES
DE JUSTIN
TONNELIER.

Composez en Italien, par Jean Baptiste Gelli, Aca-
demic, Florentin. Et nouvellement traduits en
François, par C. D. K. P.Claude de Kerquifinen parisien
DURER, MOURIR, ET NON PERIR.
A LYON.
A LA SALEMANDRE.
M.D.LXVI.

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Première publication : 20/07/2010
Dernière mise à jour : 19/03/2014


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3


LE TRANSLATEUR
au seigneur E.B. son ancien
& fidele ami.


MONSIEUR, je vous en-
voye à ceste fois les Discours fan
tastiques de Nicolao Gelli, que
j’ay depuis n’agueres achevé de
mettre en François, pour entretenir ma pro-
messe. Ce que j’ay fait d’autant plus volontiers,
que j’ay cognu vostre priere estre fondee à bien
bonne raison, sur le profit qui peut revenir à
nostre France, de la publication de ce petit li
vre. En quoy j’espere que vous & moy ne se-
rons deceus. Car outre les beaux & gentils
discours qui y sont deduits, il invite gratieu-
sement un chacun, & luy descouvre fort a-
pertement & avec grande facilité, les pre-
miers moyens, pour parvenir à la vraye co-
gnoissance de Dieu & de soy-mesmes, qui est
un poinct, sur tout digne d’estre bien entendu,
& encore plus necessaire à retenir & mettre
a.ii.
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4 EPISTRE.
en usage, à fin de conduire sagement & heu-
reusement nostre vie en ce monde, & jouyr
avec Dieu de l’eternelle, en l’autre. On ne
doit aussi estimer qu’il soit utile & duise seu
lement aux vieilles personnes, comme si les
jeunes ni trouvoyent rien de sortable pour leur
aage, & qui fust proportionné à leur mesure.
Car au moins, ceux-ci pourront apprendre en
le lisant, à devenir vieils de bonne heure, ain-
si que nous en admoneste le proverbe ancien,
& avancer par bon discours & resolution, la
maturité & sagesse d’esprit, & d’ailleurs com
poser leurs corps a telle temperance & so-
brieté, que d’un costé ils soyent tousjours
prests à desloger alaigrement quand il con-
viendra quitter le monde, voire & fust-ce en
la fleur & force de leur jeunesse. Et d’autre
part, si Dieu permet que le terme de leur vie
soit prolongé plus long temps, qu’ils puissent
jouyr d’une vieillesse gaye, saine, contente,
& asseuree. Au reste, la cause pourquoy je n’ay

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5 EPISRTEEPISTRE.
n’ay voulu manifester autrement vostre nom
ni le mien, c’est d’autant que pour vostre re-
gard vous avez assez de quoy fournir de vo-
stre creu, pour vous faire cognoistre à bien
bonnes enseignes pour l’un des mieux nez, &
plus doctes esprits de la France, sans emprun
ter pleige ni aveu d’un autre. Et quant à moy
je ne veux point cercher en vain d’acquerir
aucune reputation ou honneur pour une sim-
ple traduction, me contentant de satisfaire à
nostre amitié mutuelle, vous ayant obey en
ce que m’avez requis rendre à mon pays une
partie du devoir auquel je luy suis obligé par
nature, luy communiquant le fruict de mon
labeur.


Vostre ancien & fidele ami a jamais,
C. D. K. P.Claude de Kerquifinen parisien

a. iii.

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6


A CEUX QUI SONT
curieux d’entendre les discours fan-
tastiques d’autruy, Jean Baptiste Gel
li, Salut.


NAYANT le tresbon & grand Dieu
ou bien la nature sa ministre & servan-
te, donné à nostre ame dés sa naissance
son comble & sa perfection, (qui n’est au-
tre certainement que la cognoissance de
la verite) ainsi que l’ont receu les autres esprits &
anges divins, lesquels à l’instant de leur creation com-
mencerent à jouir de la vision & cognoissance parfai-
te de Dieu, qui estoit leur fin, au lieu que la nostre ayant
esté creée nue & sans estre douëe ni couverte d’aucu-
ne cognoissance, ains semblable du tout à ceste table ra
se d’Aristote, en laquelle il n’y a rien de peint ni escrit:
il luy est force d’y parvenir peu à peu & par succession
de temps. Qui fait qu’elle est sans cesse aiguillonnée d’un
desir naturel, de cercher ceste fin, à laquelle Dieu l’a
vouëe & destinee de toute eternité. Mais parce qu’au
mesme instant qu’elle est creée[sic], elle se retrouve enclose en
cestuy nostre corps sensible, elle ne peut jamais par au-
tre moyen, acquerir cognoissance aucune, sinon par ce-
luy des choses sensibles, estant neantmoins conduite &
aidee par les sens exterieurs, qui sont propres à les di-
scerner & cognoistre, & par lesquels les formes & espe
ces de ces choses sensibles venans à passer, elles s’impri-
ment & engravent dans les sens interieurs, ou pour mieux dire,

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7 EPISTRE.
dire, elles s’escrivent en la fantasie & en la memoire
comme en un livre, auquel puis apres l’intellect venant
à lire ce qui est contenu, il parvient par son discours à la
cognoissance des choses intelligibles. Et neantmoins pour
tout cela, encor ne peut-elle jouir de ce sien desir tant ho
neste & louable, sans tresgrande peine & difficulté. Ce
qui ne luy avient pas seulement pour la grande multi-
tude & diversité des choses, qui sont d’elles-mesmes ainsi
difficilles à estre entendues, mais bien plus pour la dif-
ference & contrariété de sa nature, avec celle du corps
auquel elle est logée, & qui est terrestre & mortel, & el-
le divine & immortelle. Tellement que puis qu’il est
vray, que par tout où il y a diversité de nature, il faut
aussi que les fins en soyent diverses: il nous faut conclur-
re necessairement, que la fin du corps est toute autre que
non pas celle de l’ame. Aussi voyons-nous, que le corps
a pour son but l’utilité & le plaisir, & pour ceste cause
il les appette & desire incessamment, en sorte que bien
souvent, voire tousjours, il s’amuse à cercher & requerir
les choses terrestres & sensibles, & s’en repaist & nour-
rist ordinairement, comme de la seule viande qui luy
vient à goust, voire mesmes se repose & accoise en icelle,
au moins mal qu’il peut. Où l’ame qui a pour sa fin le
parfaict & souverain bien, ne trouve & ne prend jamais
son contentement aux biens de ce monde, par ce qu’à
la realle verité, ce ne sont pas vrayement biens, mais
en monstre & apparence tant seulement, sous couleur
de quelque plaisir & utilité qu’on en peut tirer: & si y
a plus, car iceux ne sont ou apparoissent tousjours bons,
mais quelquesfois ouy, & quelquesfois non, selon le be-
soin & necessité qu’on en peut avoir. Et combien que
a. iiii.
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8 EPISTRE.
nostre ame, à cause de l’union merveilleuse de laquelle
elle se trouve liee avec nostre corps, & estant desvoyee
par les sens d’iceluy, aspire & court quelquesfois apres
les biens de ce monde, il luy advient comme à ce pelerin
duquel le poete Danté a escrit, qui voyageant par un
chemin neuf & auquel il n’avoit onc passé, il croit de
toute chose qu’il voit de loin, que ce soit le lieu de sa re-
peuë, ou de son giste, & se trouvant deceu lors qu’il en
est approché pres, il jette aussi tost sa veuë sur quelques
autres maisons ou villages voisins, & ne cesse de courir
de l’oeil plus que des jambes, jusques à tant qu’il par-
vienne à l’hostellerie où il est arresté qu’il doit loger.
Pareillement aussi nostre ame venant à entrer au che-
min de ceste vie, soudain qu’elle voit quelque chose qui
a apparence de bien, elle croit quant & quant qu’elle
y doyve trouver son contentement qu’elle souhaite, mais
puis apres quand elle en a acquis la jouyssance, cognois
sant son abus elle dresse ses pensées à un autre, & ne ces
se d’aller au change, jusques à ce qu’elle arrive à son vray
but tant desiré. Or de ceste diversité tant de la nature
comme de la fin, naist la verité de toutes les operations
humaines. De là procede le desir continuel & insatia-
ble des hommes, ne s’en trouvant pas un qui se contente de
sa fortune, mais un chacun louë & prise seulement ce qu’il
n’a point. C’est aussi ce qui engendre en nous tant de fol
les & ectrangesestranges fantasies, tant de pensees & conceptions
diverses & variables, comme un chacun peut recognoi-
stre en soy-mesmes, quand il se trouve de loisir apart soy,
& qu’il discourt en son esprit faisant mille resveries, &
mille chasteaux en l’air, comme l’on dit en commun proverbe

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9 EPISTRE.
proverbe. Et le nombre & diversité d’iceux est telle &
si grande, que si nous pouvions aussi bien entendre ceux
que sont nos compagnons, comme les nostres, outre le
passe-temps & le plaisir que nous y ferions (qui seroit cer
tes merveilleux plus qu’on ne sçauroit dire) nous en ti-
rerions encor un proffit non petit, comme chacun de vous
pourra cognoistre, lisant ces devis & conferences que je
vous presente maintenant, lesquelles ne contiennent au-
tre chose, sinon que certaines resveries, que faisoit en
soy-mesme un certain Justin Tonnelier, demeurant à Flo
rence aupres de sainct Pierre le majeur, qui est mort
depuis deux ans en çà ou environ, homme certainement
d’un bon & gentil naturel, & lequel encor qu’il fust sans
lettres, si avoit-il tant d’experience à cause de son grand
aage qu’il estoit de jugement assez droict & raisonnable.
Et parce qu’il faisoit coustume de deviser à soy-mesmes,
comme font encor beaucoup d’autres, il advint qu’un mai
stre Bindo notaire son neveu, dormant en une chambre
tout joignant la sienne, & qui n’estoit separee que d’u-
ne simple cloison de bois, & l’oyant quelquesfois parler
à part soy assez haut, & faire les deux voix, comme ce-
luy qui avoit perdu à demi le bien du repos pour son
extreme vieillesse, & qui tenoit ses resveries par trop
fichées en sa teste. Son neveu, di-je, prestat l’aureille par
fois à ses propos, & prenant grand plaisir à ouyr un si
nouveau conte, il delibera de le recueillir tout entier, &
ayant à ceste fin commencé de l’espier à ses heures &
se tenir de pres aux escoutes. Il escrivit finalement tout
ce qu’il en avoit entendu, introduisant Justin & son A-
me pour entreparleurs, comme vous verrez clairement

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10 EPISTRE.
en ces dialogues suyvans: lesquels ayans esté coppiez se-
crettement, & m’estans tombez entre les mains, avec
quelques autres siennes petites chosettes, d’autant qu’ils
m’ont semblé fort plaisans pour leur diversité, & que
l’on pouvoit, outre le plaisir, en retirer aussi du profit, j’ay
deliberé de vous en faire part à tous. Et encores qu’au
jugement de plusieurs, ils soyent couchez en un style si
bas, & mal tissu: comme n’estant continué de droict fil,
mais souvent entrerompu, que le plaisir qu’on peut rece
voir en le lisant doyve estre bien maigre, attendu mes-
mement que les aureilles des hommes d’aujourd’huy sont
plus nettes & delicates, & de jugement plus certain,
que celles du temps passé. Et outre cela, que ces pour-
parleurs sont farcis de beaucoup d’opinions qui ne sont
point alignées selon la vraye reigle des sciences: & qui
est le pis, qu’ils se monstrent par trop hardis à taxer &
reprendre, principalement quelques hommes qui sont
bien renommez tant pour leur noblesse que pour leur ver-
tu. Si ne les ay-je voulu en rien changer ni limer, m’as-
seurant que vous sçaurez bien avoir esgard, que Justin
estant né en si basse condition, & nourri en si vil me-
stier, il n’a peu converser pour le devis, qu’avec per-
sonnes de sa sorte, outre ce qu’il desiroit selon son humeur
de se retrouver souvent seul, pour s’entretenir soy-mes-
mes à loisir. Et au reste, considerez qu’il n’a peu conti-
nuer son propos au compas, & le faire filer droict, d’au-
tant que les choses dont il discouroit sont par trop diver-
ses & meslees, & ces resveries fort primes & esgarees.
Joint aussi qu’il n’eust sceu avoir le sens de garder tel
ordre & artifice qu’il est requis en la deduction indu-
strieuse d’un propos, n’estant doué d’autre plus grand sçavoir

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11 EPISTRE.
sçavoir que de celuy que nature luy avoit apris, ou
qu’il avoit peu acquerir en la compagnie de ceux qu’il
frequentoit d’ordinaire, ou bien gagné en la lecture de
quelques livres mis en langue vulgaire, ou entendu des
prescheurs qui sermonnent par les eglises. On le devra
aussi tenir pour excusé, s’il se monstre en certains en-
droits plus presomptueux que son infirme qualité ne por
toit, entreprenant de mordre & picquer par ses attain-
tes beaucoup de grans personnages, & qui sont fort ver
sez aux lettres & sciences humaines, consideré qu’il luy e-
stoit permis de ce faire, tant pour le despit & juste cour-
roux qu’il pouvoit avoir conceu raisonnablement con-
tr’eux, sentant qu’ilqu’ils blasmoyent & tenoyent à mespris
nostre langue vulgaire, comme aussi pour la vieillesse, qui
presume naturellement beaucoup de sa sagesse, & suffi-
sance, & qui prend l’authorité de sindicquer un chacun,
& luy donner loy. Et outre toutes ces raisons, il faut pe-
ser un poinct d’avantage, c’est qu’il ne pensoit estre ouy
ni entendu de personne. Voici donc nous vous presen-
tons ses discours, (à vous, di-je, Lecteurs capricieux aus-
quels nommément en est faite l’adresse) en la mesme for-
me & maniere que maistre Bindo les a redigez par
escrit, & en attendez encor d’autres de ceste façon, si je
puis recouvrer ses minutes, comme m’en a donné promesse
celuy qui desrobba les presentes, vous priant qu’il vous
plaise les lire d’un oeil benin & favorable, sans recher-
cher en iceux, ce qui ne peut estre dressé autrement.
Et en recompense de la diligence que j’ay employée à
les faire sortir en lumiere, si vous sentez jamais que mai
stre Bindo se plaigne & se ressente de ce faict, comme
d’une injure qu’il auroit receuë de moy, ayant publié

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12 EPISTRE.
ce qu’il eut peut estre bien voulu tenir caché & sous la
clef, excusez-moy envers luy, remonstrant ce qui est
vray, que luy ni autre ne doit tenir compte d’aucun
tort particulier qui redonde au plaisir & utilité d’une
infinité d’autres personnes. Et à tant uniesunis, joyeux &
contens selon Dieu.

DISCOURS

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13


DISCOURS FANTA-
STIQUES DE JUSTIN
Tonnelier de Florence.



ENTREPARLEURS,


Justin & son Ame.


DISCOURS PREMIER.


JUSTIN.


LE jour commence à
poindre, & ne scau-
roye plus dormir. Il
me vaudra donc mieux
lever pour faire quel-
que besongne: car en
tout evenement je ne
puis croire qu’il soit fort sain de demeu-
rer en ce poinct couché dans le lict, pour
resver & fantaisier à plaisir seulement.

L’AM. Làs mal-heureuse que je suis, je
puis bien desormais faire estat de n’avoir
jamais aucun repos, & moins recevoir
quelque contentement, tant que demeu-
reray enserree en ce mien corps, & non
plus en sa vieillesse que lors qu’il estoit
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14 DISCOURS
jeune.
JUST. Quelle voix est-ce que j’en-
tens? Qui est-là?
L’AME. Je l’excusois au
prim-temps de son aage, encor qu’il me
tint tout le jour occupee à travailler à son
mestier, parce qu’il estoit pauvre, & aussi
qu’il est de besoin & bien raisonnable, pour-
voir premierement aux necessitez du corps
& aviser aux commoditez de la vie, pour
puis apres cercher avec meilleur moyen la
nourriture & entretien de son esprit.
JUST.
Qui est-là, di-je? qui est celuy qui me bour-
donne ainsi aux aureilles?
L’A. Mais mainte
nant qu’il est vieil, & qu’il a du bien ac-
quis à suffisance, je faisois bien mon con-
te qu’il se deut adonner à la recercherrecerche des
beaux secrets de la nature, & à ceste fin se
tenir quelquesfois dans le lict apres s’estre
esveillé, pour discourir à son aise, tellement
que n’estant point lors empesché à four-
nir & ministrer les esprits à ses sens, j’eus-
se le loisir de rentrer en moy-mesmes, &
m’esjouyr en la contemplation des pre-
mieres & souveraines causes de toutes
choses qui sont en l’univers, selon une pre-
miere notion & generale que j’ay appor-
té quant & moy dés ma premiere creation,
n’ayant pas eu grand moyen d’en acque- querir
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15 PREMIER.
querir quelque certaine & particuliere
cognoissance depuis que suis avec luy.

JUST. Songay-je[sic], ou non. Il semble que je
l’aye dans ma teste. Mais quand j’y pense,
c’est peut estre quelque debilitation de
cerveau, qui est cause (comme il avient sou-
vent quand on l’a vuide) qu’il me sem-
ble entendre ces tinteries & bourdonne-
mens.
L’AM. Et luy maintenant, suyvant
la coustume des vieillars, lesquels plus vont
en avant sur l’aage, & d’autant plus devien
nent aspres au gain, aussi tost qu’il est es-
veillé il se leve pour travailler.
JUTS.JUST. Com
ment à ce coup l’ay-je clairement enten-
du parler, mesmes qu’il dit mal des vieilles
gens. Jesus, que pourroit-ce estre: Dieu
vueille que ce ne soit point quelque ma-
lin esprit, qui se soit mis en possession de
moy.
L’AM. Asseure-toy Justin, & n’ayes
point peur: car je suis celle qui t’aime le
mieux en ce monde, & qui prend plus grand
soing à te contregarder, que nul autre qui
vive.
JUST. Je ne scay quelle grande ami-
tié tu entens me porter, ni quelle en-
vie tu peux avoir de me conserver. Aussi
volontiers, que c’est quelque plaisant jeu,
de se couler dans la teste d’un homme, &
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16 DISCOURS
ne cesser d’y caqueter dedans. De ma part,
je crois que tu sois quelque ange maudit.
In nomine Patris, & Filii, & Spiritus sancti. A-
men.
L’AM. Combien que le signe de la
croix que tu as fait procede d’une certai-
ne devotion qu’on t’a enseigné en ta jeu-
nesse, si est-ce encor que pour ce coup ce
est sans propos. Car je suis aussi bien Chre-
stienne comme toy. Voire & te dis d’avan-
tage, que si je ne croyois en Dieu par Jesus
Christ, tu ne serois point Chrestien.
JUST.
Comment? à ce que je voy, tu ne crains donc
point la croix. Tu seras à mon avis quel-
que ame damnee, ou bien le moyne bourré qu’
on dit se pourmener toutes les nuicts par
les rues. Mais asseure-toy que si je desploye
une de mes bonnes oraisons, il te faudra
desloger plus viste que le pas. Procul rece-
dant somnia & noctium phantasmata, hostésque
nostrum comprimè, ne polluantur corpora
.
L’A.
Hé pauvre fol, si tu avois cognoissance de
moy, tant s’en faut que me voulusses chas
ser, qu’au rebours tu me supplierois d’af-
fection de ne t’abandonner jamais, atten-
du que mon partement t’ameneroit la
mort.
JUST. Tu as bonne envie de m’en
conter, comme si je devois prendre à plai sir
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17 PREMIER.
sir de sentir grillonner une voix, & babil-
ler dedans ma teste, au lieu que tu cognois
m’avoir à demi jetté hors de moy-mes-
me tant suis estonné & esperdu.
L’AM. Tu
as fort bien parlé à ce coup, encores que ce
n’ait esté à ton escient, disant que tu es en
partie hors de toy-mesmes, mais je te fe-
ray perdre cest esbahissement quand tu
entendras qui je suis.
JUST. Et bien donc,
s’il est ainsi, que ne me dis-tu au moins
qui tu es, sans me tenir plus longuement
en ces alteres, à fin que j’essaye à masseu-
rer
m’asseu-
rer
de toy?
L’AM. Volontiers Justin. Sça-
ches maintenant que je suis ton ame.
JUST.
Comment mon ame?
L’AM. Ouy asseu-
rément ton ame, & celle qui te fait estre
& appeler homme.
JUST. Point, point, à
un autre. Aussi comment cela pourroit-
il estestre vray? N’est ce pas moy-mesme qui
suis mon ame?
L’AM. Non vrayement:
car toy & ton ame sont choses diverses,
& Justin le tonnelier d’aupres l’eglise de
S.Pierre est encores une autre chose.
JUS.
A ce compte, me voila devenu quelque
homme nouveau, & tout autre que je
n’estois auparavant, puis que je ne suis
plus Justin le tonnelier. Je l’ay certes bien b.i.
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18 DISCOURS
jugé & cognu de prime face, que tu e-
stois quelque malin esprit. Aussi à t’ouyr
causer, tu ne ferois conscience de me
jouër un pareil tour, que celuy qui fut
fait à Grassin le menuisier mon voisin,
lors qu’on luy mist en teste, qu’il n’estoit
plus celuy de coustume. Mais tu resteras
trompé en cest endroit: car je me tien-
dray de pres sur mes gardes, sans m’esga-
rer en rien.
L’AME. Je te prie Justin arstear-
reste
-toy de ce pas, sans te mettre aux champs
plus avant. Car il n’y a chose au monde
qui offusque d’avantage la raison, & qui
trouble plus les discours de l’homme
que la collere. Parquoy reviens à toy, &
croy ce que je te dis estre veritable.
JUST.
Or bien pour essayer à passer ceste fie-
vre, & aussi pour te faire plaisir, posons
le cas que je ne sois plus Justin le tonne-
lier, ainsi que tu dis, toutesfois j’entens
que tu ne te puisses prevaloir de ceste con-
fession encontre moy. Aussi si je com-
mençois à le croire le premier, & te l’ac-
corder comme vray, tu peux voir ce que
les autres en penseroyent puis apres.
Mais qui suis-je donc?
L’AME. Tu es
le corps de Justin.
Justin. Or sus, & toy
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19 PREMIER.
toy, qui seras-tu?
L’AME. L’ame de Ju-
stin.
JUST. Voire mais, qui sera donc-
ques celuy qu’on appelle Justin?
L’AM.
Nous deux ensemble: pourautant que
ni le corps à part fait l’homme, ni l’a-
me seule aussi: mais ce composé qui est
basti des deux. Et pour ceste raison vois-
tu, que soudain que l’ame est separee
d’avec le corps, on n’est plus appelé hom
me, mais un cadouër[sic] à la mode des La-
tins, qui signifie une charongne: ou bien
selon nostre commun usage de parler,
& en vulgaire, un mort. Tellement que
tu parlois n’agueres de bon sens, quand
tu te disois estre en partie hors de toy-
mesme.
JUST. Je cognois bien main-
tenant cela estre vray, & ne le puis nier.
Mais aussi entens à moy. Si tu es mon a-
me, comme tu m’as tant de fois affermé,
que peut signifier cela, que tu as com-
mencé à deviser seule sans moy: vou-
drois-tu bien en ce faisant me quitter &
dire A Dieu. C’est une chose que je re-
doute par trop: car quant & quant le fi-
let de ma vie seroit trenché, & me con-
viendroit partir hors de ce monde aussi
tost, selon le propos que tu m’as tenu.
b.ii.
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20 DISCOURS
L’AME. Justin, chasse ceste peur de ton
esprit, & te resous, que je n’ay pas moins
d’envie de t’accompagner, comme tu
peux avoir de me retenir.
JUSTIN. Je
prie au Seigneur ma douce ame, qu’il
te donne sa benediction, & te vueille
tousjours maintenir en ce bon propos,

L’AME. Mais aussi de ma part, je te sup-
plie ne me vouloir point chasser ni me
contraindre de t’abandonner contre
mon vouloir.
JUSTIN. Le grand Dieu
m’en garde, & te requiers n’entrer ja-
mais en ceste mauvaise opinion. Car
quant à moy, si mon souhait avoit lieu,
je desirerois vivre plus longuement que ne
fit onc Mathusalem.
L’AME. Il ne suffit
point de tenir ce langage, mais il faut de
faict prendre peine à bon escient de me
entretenir, sans vouloir pour ce regard i-
miter un tien voisin, lequel se vantoit par
tout, qu’il ne chassoit jamais pas un ser-
viteur qu’il eust. Mais au reste, il les trait-
toit si mal estans en son service, & leur e-
stoit si rude, qu’ils s’en alloyent d’eux-mes
mes, sans qu’il fust besoin leur donner au
tre congé.
JUST. Quel moyen donc me faut-il
tenir, ne voulant point que tu me fausses compa
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21 PREMIER.
compagnie?
L’AM. Garde-toy de faire
des excez, en sorte que le temperament,
& ceste egale proportion d’humeurs, qui
est le soustien & entretenement de ta vie,
se vienne à alterer & corrompre, & en fin
suffoquant les esprits vitaux, ne me con-
traigne te laisser.
JUST. Aussi me contre-
gardant songneusement selon que tu m’en
seignes, combien de temps seras-tu avec
moy?
L’AM. Si longuement que ton hu-
meur radicale travaillera à se desseicher,
parce qu’estant consumee, ta chaleur na-
turelle s’estendras’esteindra lors de mesme façon
que la lumiere d’une lampe, quand l’hui-
le vient à faillir.
JUST. Et dont procede
ce deffaut?
L’AM. de la vieillesse, qui n’est
autre chose qu’un desseichement de l’un,
& refroidissement de l’autre.
JUST. Ap-
prens-moy donc, je te prie, ô mon ame, par
celle grande amitié dont tu te vantes en
mon endroit le remede si aucun en y a,
de restaurer & renouveler ceste humeur
radicale, que je dois tenir si chere, tout ain
si que nous voyons remettre d’autre huy-
le en une lampe estant preste à s’esteindre,
à fin qu’elle dure plus longuement.
L’AM.
Autre remede n’y a-il point, que celuy que b.iii.
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22 DISCOURS
la nature mesme nous a enseigné, nous
donnant un appetit de boire & manger,
l’un desquels entretient la chaleur, & l’au-
tre augmente & fait croistre l’humeur ra-
dicale.
JUST. A ce propos, qui bevroit &
mangeroit, ne mourroit jamais.
L’AM.
C’est tout le contraire, par ce qu’une trop
grande nourriture, engendre en nous une
quantité & abondance superflue d’hu-
meurs, qui de soy mesmement ne sont ni
sains ni bons, & partant nous apportent
une infinité de grieves maladies, lesquel-
les à la longue pour y retourner souvent,
suffoquans violentement les esprits vi-
taux en nous, (tout ainsi comme quand
on esteint une lumiere à force) sont cause
d’avancer nostre mort avant le temps.

JUST. Dea ne pourroit-on en sorte aucu-
ne pourvoir à cest inconvenient: & quoy,
à le prendre à contrepoil, celuy qui ne bev-
roit ni mangeroit que par bonne reigle &
mesure, s’en pourroit-il bien garantir?

L’AM. Quelque temperament ou sobrie-
té que l’homme puisse garder en son boi-
re & manger, si ne peut-il tousjours vivre,
par ce que ceste restauration & renouvel
lement se fait d’une chaleur & humidité, qui
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23 PREMIER.
qui n’ont point ceste perfection que les na-
turelles, encores qu’elles operent moin-
dre ou plus grande vertu en un homme
qu’en l’autre, selon la bonne complexion
ou vicieuse habitude du corps où elles en
trent. Et avient proprement en cest en-
droict: comme si d’un verre plein de vin
pur, on en tiroit tous les jours une gout-
te, & qu’on y remit autant d’eau, il est cer-
tain que par succession de temps, il se cor-
romproit & changeroit tellement, que ce
ne seroit plus vin, ni mesmement devroit-
on lors nommer ce breuvage vin aquati-
qué, mais plustost eau envinée: par ce que
elle n’auroit telle vertu, bonté, ni perfe-
ction que le vin. Tout de mesme quand
l’humidité & chaleur accidentelle, ne fust
dans le corps par le boire & le manger,
surmontent les naturelles, elles ne peuvent
pas exercer les mesmes operations que
souloyent monstrer les autres, & partant
la vie commence peu à peu à diminuer, &
vient à fin à defaillir du tout.
JUST. Quel
le cause donc pourrois-tu assigner de ce
que nous voyons ordinairement, les uns
vivre plus longtemps, & l sles autres moins,
encores qu’ils gardent mesme régime, & b. iiii.
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24 DISCOURS
soyent tous egalement sobres.
L’AM. Ce-
la vient de la complexion & temperatu-
re du corps, que nature a donnee meilleu
re aux uns qu’aux autres, parce que leur
chaleur est plus moderee, & leur humeur
moins prompte & sujette à se corrompre
& desseicher, comme nous voyons les san-
guins estre mieux nez, & selon le cours re
gulier de nature, vivre plus longuement:
d’autant que leur humeur est plus aeree,
& n’a pas tant d’eau que les flegmati-
ques ou autres pirement composez. Et
de ce l’experience manifeste s’en voit à
l’oeil, aux plantes & arbres, entre lesquels
ceux de qui l’humeur est abondante sin-
gulierement en eau, comme sont saulx,
aulnes, peuples, fresnes, & semblables, du-
rent fort peu: & au contraire ceux qui ont
humidité aeree, comme pins, cyprez, sa-
pins, vivent plus long temps. Et la cause de
ceste difference & diversité n’est autre, si-
non que l’humidité aeree se corrompt &
desseiche plus tard que celle qui tient en
soy beaucoup d’eau.
JUST. Vrayement
ma chere ame, je confesse avoir receu plus
de plaisir ceste seule matinee, pour t’a-
voir ouy si gentiment deviser, que je n’eus oncques
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25 PREMIER.
oncques, depuis le temps qu’ay commen
cé à prendre & avoir quelque cognoissan
ce. Et puis que je me suis maintenant as-
seuré de toy, & me delibere tenir ceste
foy, que veritablement tu es mon ame, &
non point un fantosme, ou quelque esprit
malin & decevant, comme à l’entrée de tes
propos je me persuadois à tort: je veux
si tu le trouves bon, t’interroguer sur quel-
ques doutes que je porte en l’esprit, pour
me les esclaircir.
L’AM. Demande har-
diment tout ce qui te viendra en fantasie,
car je mettray peine volontiers de t’y satis-
faire.
JUST. Or devant que passer plus ou-
tre, je te prie dis-moy pourquoy c’est que
ayant desja passé soixante ans ou plus en-
semble, tu as tant demeuré à te descou-
vrir & t’arraisonner à moy, comme tu as
fait ce matin? Car si tu m’eusse voulu por-
ter ceste faveur, dés le premier temps
que fusmes accouplez & unis ensemble,
je serois peut estre aujourd’huy un autre
homme, & de meilleure estoffe & quali-
bre que je ne suis.
L’AM. Il y a eu de fort
grandes raisons Justin, qui m’ont retenu
par ci devant: & la plus forte & principale,
c’a[sic] esté l’aage, qui n’y estoit point propre
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26 DISCOURS
en tous les degrez de la vie que tu as mon-
té jusques à ce jour: par ce qu’en ton en-
fance & premiere jeunesse, tes sens & or-
ganes encor debiles & impuissans pour
mon service, & en l’adolescence les feux
& violentes passions de la partie sensiti-
ve, qui sont lors en vigueur & mal-aisez à
dompter: & depuis en l’aage viril & com-
plect, les soucis & pensemens d’esprit pour
se moyenner une vie aisee & hors de ne-
cessité, ne m’ont jamais donné le loisir de
rentrer en moy-mesmes, & user de mes
droicts comme j’ay fait maintenant, n’estant
plus empeschee par tels destourbiers. Com-
bien que je ne le puisse faire encor avec
telle liberté & si souvent que je desirerois
bien: par ce que toy ayant crainte (comme
est l’ordinaire d’une vieille personne) que
la provision de biens que tu as fait, ne te
puisse suffire pour le reste de ta vie, & que
l’herbe ne te vienne à faillir: tu ne me don
nes point commodité de prendre quelque
relasche pour me reposer à ma mode une
seule heure du jour, estant ta coustume
aussi tost que tu as repeu ou dormi, de cou
rir en ta boutique pour travailler, en sor-
te que je suis forcee (d’autant que ma nature est
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27 PREMIER.
est disposee à ce service,) d’administrer les
esprits & mouvemens à tes sens & membres,
sans pouvoir par maniere de dire prendre
haleine ni loisir ou repos aucun: & c’est-
ci l’entorce & le mal qui me faisoit tan-
tost pleindre, s’il t’en peut souvenir, quand
j’ay commencé à parler en moy-mesmes.

JUST. Puis que tu m’as ouvert ce propos,
je te prie me declarer (car c’est la deman-
de premiere que j’ay conceu & eu envie
de te faire,) quelle occasion te puis-je a-
voir donné de te mescontenter si griefve-
ment de moy? Ne t’ay-je pas toujours te-
nu en singuliere recommandation, & aus-
si cherement comme ma propre vie?
L’AM.
J’allouë bien cest article pour une part:
mais aussi de ton costé ne peux tu nier
sans fausser la verité, que tu n’ayes esté de
beaucoup plus amoureux de toy-mesme,
tellement qu’au lieu de t’aimer pour mon
respect comme tu devois, & t’entretenir
songneusement en santé, à fin que je peus-
se avec plus d’efficace exercer en toy mes
operations: tu as mis l’endroit à l’envers,
me portant amitié pour ton service seule-
ment, & entant que par force je me confor
mois à tes desirs & volontez, en maniere
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28 DISCOURS
que la partie la plus vile a presque tous-
jours maistrisé & rengé à sa devotion la
plus noble & plus excellente. Chose qui est
commune & quasi familiere à toutes per-
sonnes, à fin que ne t’estimes point estre
seul ou premier de ceste façon. Calcule
donc & arreste maintenant en toy-mes-
mes, à combien se monte le tort que tu
me tiens? Mais je ne te veux entretenir
d’avantage pour ce coup, car j’apper-
çois desja le jour qui se fait grand, & suis
d’accord que tu voises pourvoir à tes af-
faires, car autrement j’aurois encor à souf
frir pour ma part: demain je rentreray de-
rechef en moy-mesmes comme suis à ce-
ste heure, & te deduiray plus au long, si
c’est à bon droict que je t’ay dressé ceste
querelle ou non.
JUST. Comment donc,
veux-tu en m’abandonnant rompre le lien
de nostre vie?
L’AM. Je n’ay garde, t’as-
seurant que je n’ay nul desir de t’avoisiner
de la mort.
JUST. J’en ay eu le frisson de
crainte, qui m’a esmeu de te faire ceste de-
mande.
L’AM. Or maintenant oublie
ceste peur, car je ne faudray à me rejoin-
dre à toy, & n’en bougeray jusques à de-
main matin.
JUST. Cela va bien, mais escoute
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29 PREMIER.
escoute mon ame. Je voudrois que demain
lors que tu retourneras vers moy, nous ne
fissions pas comme ce matin.
L’AM. Pour-
quoy cela?
JUST. Parce que je desirerois
fort s’il se peut faire que nous-nous entre-
vissions au visage: car à deviser ainsi en l’air,
& à tastons, sans cognoistre celuy auquel
on parle, il me semble que c’est un droict
songe ou resverie: & de faict pour ne te des
guiser ma pensee, j’ay esté en doute jus-
ques à ceste heure, que tu ne fusses quel-
que gallant, qui pour se donner plaisir de
de moy, me flatast ainsi en l’aureille par
une sarbatane, comme ’ay veu pratiquer
austresfois à un bon rustre: lequel ayant fait
un trou au plancher d’une chambre à l’en
droit du lict d’un sien compagnon, qui e-
stoit quelque peu tendre du cerveau, &
suject à la peur: il passoit à travers une sar-
batane, & ayant le visage masqué d’une te
ste de mort, pour rendre sa voix plus ef-
frayable, entonnoit par là dedans certains
cris & plaintes si estonnantes que le pau-
vret (lequel on vouloit en ceste façon guai
rir des fievres) cuidant veritablement que
ce fust un esprit, fut en danger de sortir
tout à faict hors du sens, & d’y laisser la
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30 DISCOURS
vie. Et de ma part, je ne sçay encore bon-
nement qu’en croire, & ne suis point plei
nement asseuré de toy. Aussi voudrois-je
pour le te faire court, que tu me donnasses
telles enseignes, & si bon gage d’asseuranred’asseuran
ce
, qu’en verité tu es mon ame, que tu ban-
nisses hors de mon entendement tout le
doute qui y est demeuré.
L’AME. A ce
coup t’en vois-je du tout esclaircir le coeur.
Or prens garde & escoute bien ce que je
te diray, car je veux parler bas, à fin que si
quelqu’un d’avanture estoit aux escoutes
en ce lieu, il n’en puisse faire son profit.

JUST. Je suis maintenant tout net de ce-
ste crainte, pour l’asseurance que j’ay qu’il
n’y a en ce monde autre que moy, qui
sceut ce que tu me viens de dire, ne l’ayant
jamais voulu descouvrir ni communiquer
à personne, non pas mesmement à ce mien
grand ami qui est le secretaire de mes pas
sions plus privees, tellement que je suis
maintenant contraint & content de croi
re, que tu ne sois qu’une mesme chose a-
vec moy. Aussi n’entens-je plus en dispuretdispu-
ter
, ni faire doute. Seulement te prieray
(à fin que nous puissions deviser demain
ensemble plus au vray & mieux à propos) que
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31 PREMIER.
que tu trouves façon, comme je te disois,
que nous puissions entrevenir, & parler
face à face: car ce qu’on dit en ce poinct
est mieux pris & entendu.
L’AME. Il
n’est possible Justin, que tu me voyes tel-
le que je suis, parce qu’estant incorpo-
relle, je ne puis recevoir figure ou cou-
leur aucune, d’autant que la figure & la
quantité se trouve aux corps seulement,
comme aussi les couleurs ne peuvent
tenir ni donner lustre sinon en la super-
ficie d’un corps, & de là vient que je suis
invisible. Bien pourray-je pour te gra-
tiffier, me façonner quelque corps, & a-
vec iceluy me monstrer à toy.
JUST. En
quelle sorte se peut faire cela?
L’AM. Ne
te souvient-il point d’avoir leu au purgatoi
re du poete Danté, auquel tu es si affection-
né, & lequel tu lis ordinairement: c’est que
je pourrois avec ma vertu informante me
composer un corps de cest air qui nous
environne, & en le joignant, espessissant,
& appropriant ensemble, le colorer puis
apres, tout ainsi que le soleil par sa rever-
beration teint & illumine l’air gros &
vaporeux d’une nuee opposee contre
ses rais, dont s’engendre ce que nous ap-
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32 DISCOURS
pelons l’arc en ciel. Et c’est-ci le moyen
dont usent les Anges & autres demons &
esprits, quand ils se veulent manifester
& faire voir aux hommes.
JUST. Tu me
voudras tantost faire croire quelque cas
d’estrange, & chose de l’autre monde, com
me l’on dit.
L’AM. Comment estrange?
N’as-tu pas leu dans l’Evangile, que quand
Jesus Christ apparut à ses disciples apres
sa resurrection, à fin qu’ils ne pensassent
point qu’il se fust vestu d’un corps pareil
à celuy dont je te parle, il leur dit, Tou-
chez-moy & me tastez, parce que l’esprit
n’a point d’os.
JUST. Employons donc
ce moyen: mais par tel si, entens-tu, que
pour cela tu ne partiras point hors d’avec
moy: car de mon costé, je n’ay encor au-
cune envie de mourir, ni veine qui y ten-
de.
L’AM. Ne te tourmente point. Nous
trouverons bien façon que je ne me sepa
reray point du tout d’avec toy.
JU. Et quel
le? car je la veux aussi bien entendre que toy,
sans courir & passer si legerement par dessus
une chose qui m’importe tant.
L’AM. Je
me separeray avec ma vertu intellective,
& avec la fantaisie seulement sans laquel-
le je ne pourrois concevoir ni compren- dre,
Fac-similé BVH

33 PREMIER.
dre, te delaissant cependant toutes mes
autres puissances, à sçavoir la vectative, à
ce que tu vives, et la sensitive, à fin que
tu sentes, & le jugement avec la memoi-
re, à fin qu’en discourant par l’aide de sça-
voir & cognoissance que tu as, tu puisses
m’interroguer & deviser avec moy.
JUST.
Et pour tout cela ne mourray-je point?

L’AM. Non asseurément. JUST. Je te ramen-
tois encor un coup d’y aviser sagement: car
plustost que tomber en ce danger, j’aime
rois trop mieux ne te voir point.
L’AME.
Esloigne de toy toute crainte, te dis-je, &
sans perdre plus de temps, leve-toy, & t’en
vas vacquer à ta besongne: car le soleil est
desja tout levé. Or sus, A Dieu jusques à
demain.
c.i.

Fac-similé BVH



34


DISCOURS II.


ENTREPARLEURS,

Justin & son Ame.

L’AME.


PUIS que tu es esveillé, &
le sommeil t’a laissé, sus Jus-
stin, leve-toy, & regarde à t’a-
biller, & allumer la chan-
delle, car cependant je me
formeray un corps de cest air qui est en-
clos en ce lieu, en la sorte que je t’explic-
quay hier: à fin que tu reçoyves ce plai-
sir de me voir, & que puissions plus com-
modément deviser ensemble.
JUSTIN.
A ce que je voy, mon ame, la promes-
se que me fis hier, n’estoit vaine: car tu en
veux faire l’exploict maintenant, dont
j’en suis tresaise, pourveu qu’ayes souve-
nance de ce dont je t’admonestay & re-
quis si instamment, & qui à la verité tient
en suspens & en peine mon esprit.
L’AM.
Et qu’est-ce?
JUST. Que ceste separation
que tu entens faire de moy, n’ameine la perte
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35 DISCOURS II.
perte de ma vie.
L’AM. Mais quel besoin
est-il d’user de tant de redites pour mes-
me chose? Ne t’ay-je pas avoué & promis
te laisser toutes mes puissances, fors seule-
ment la fantasie & l’intellect que je retien-
dray à ma part, lequel encores que ce soit
celuy qui te face entendre & cognoistre
toutes choses, si n’est-il pourtant ni la cau-
se ni l’entretien de ta vie: car cela appar-
tient singulierement à la veruvertu que nom-
mons vegetative, & qui t’est commune a-
vec les autres animaux, & mesme avec les
plantes.
JUST. Il suffit mesque[sic] le danger
de mort ne soit meslé parmi ce passe-temps:
car avec telle condition je ne voudrois pour
rien accepter ton offre: & si pour ne vou-
loir tenter ceste fortune, je n’entens & ne
suis fait sage de beaucoup de choses tant
par le menu comme d’autres, Dieu me le
pardonnera s’il luy plaist, je ne lairray cepen-
dant de vivre à souhait, selon les commo
ditez dont suis pourveu, & face chacun com-
me il trouvera bon en ce monde. Aussi les
animaux vivent bien & heureusement cha-
cun en son espece, & si ne sont point duits
ni exercez en toutes ces belles questions,

L’AM. Dea sot, à l’espreuve, voudrois-tu c.ii.
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36 DISCOURS
bien de tant t’oublier, que de souhaitter
plustost à vivre cinquante ans sans raison
ni cognoissance aucune à la mode d’une
beste brute, que d’en avoir lettres de dix
tant seulement pour les employer comme
homme.
JUST. Que sert se desguiser, je
te declare ouvertement pour mon regard
que je l’aimerois trop mieux. Aussi à ton
conte qui te l’allouëroit en tout, tu vou-
drois tantost inferer la mort n’estre qu’un
esbat & jeu de plaisir, que l’on ne doit au-
cunement redouter, & toutesfois tu sçais
bien, qu’on n’en vit onc retourner pas un
de tant de milliers qu’elle a engloutis,
pour faire part à ceux qui vivent du bon
recueil & traittement dont on est caressé
par delà. Car mesmes on conte du Lazare
que nostre Seigneur ressuscita, qu’on ne
le vit rire de là en avant, ni se resjouir en
façon quelconque: dont le motif ne pou-
voit estre autre, sinon parce qu’il devoit
mourir derechef, tant ce destroit luy avoit
semblé dur & fascheux à passer la premie-
re fois.
L’AM. Or sus, je voy bien ce qui
te fait discourir si lourdement,c’est que la
partie animale & terrestre, est celle qui
parle par ta bouche. Mais croy hardiment que
Fac-similé BVH

37 SECOND.
que si j’estois de ton costé pour te servir
de protocolle, tu jouërois bien un autre
rolle, & parlerois plus sagement & avec
raison, & non brutalement ainsi que tu fais.

JUST. Cela pourroit avenir selon ton pro-
gnostic, & toutesfois j’en doute fort, par
ce que j’ay eu de tout temps, selon qu’il
me peut souvenir, ceste mesme volonté
qui m’est demeuree jusques à huy, combien
que tu ayes esté tousjours avec moy.
L’A.
Il est bien vray, mais tu oublies ce qui fait
pour moy: c’est que j’ay tousjours tenu en
ton endroict, lieu de servante & non de
gouvernante & maistresse, comme il m’ap-
partenoit. Aussi est-il à presumer, que si tu
eusses voulu suyvre mon conseil, & prester
l’aureille aux saintes admonitions, que
je te suggerois comme legerement & vo
lontairement tu as pris pour guide, & mar-
ché apres les concupiscences & affections
de la chair, tu serois maintenant aux ter-
mes de sainct Paul, & de beaucoup d’au-
tres renommez & grans personnages, qui
desiroyent tous les jours ardemment d’e-
stre despouillez de ceste vie mortelle en
laquelle ils se recognoissoyent demeurer
comme pelerins & voyagers, pour retour- c.iii.
Fac-similé BVH

38 DISCOURS
ner en leur pays naturel, qui est le ciel dont
ils sont venus.
JUST. Veux-tu que je ne
te mente point, si tu continues gueres tes
propos, tu me renverseras & brouilleras
le cerveau: je sçay bien qu’il n’y a celuy qui
ne face le brave, à parler & discourir de
la mort, quand il est sain, mais aussitost
qu’on la voit en face, & qu’il faut franchir
le saut, je t’asseure qu’on change bien d’a-
vis, & que toute ceste contenance asseu-
ree dont on se paroit se perd & s’esvanouit
à l’instant. Mirons-nous seulement en no-
stre Sauveur, lequel alla bien prier au jar-
din Dieu son pere, pour essayer s’il y avoit
point moyen de l’eschapper.
L’AM. Ha
Justin il ne le fit point a[sic] ceste occasion:
mais pour donner à cognoistre par ces
passions naturelles qu’il souffroit, qu’il e-
stoit vray homme: tout ainsi comme il a-
voit fait auparavant, & fit encores depuis
ample preuve de sa divinité, par les mira-
cles, guarisons, & autres oeuvres superna-
turelles qu’il avoit mis à chef. Mais reser-
vons ce propos à quelqu’autre saison, Que
demeures-tu si longtemps à faire prendre feu
à ton esmorce.
JUST. Je ne sçay, sinon que
je me doute qu’elle ne soit quelque peu mouil-
Fac-similé BVH

39 SECOND.
mouillee & mal seiche, & puis ceste
pierre est molace, joinct que ce fusil a l’a
cier moitié usé.
L’A. Tu fais ainsi qu’ont
de coustume tous mauvais ouvriers, les-
quels selon qu’a laissé par escrit ton poete
Danté en son convive, rejettent leur igno-
rance, & attribuent toutes leurs fautes, à
la matiere qu’ils ont entre mains, pour
mettre en oeuvre. Et de faict pourquoy ne
t’excuses-tu aussi bien sur ta vieillesse, &
sur le tremblement de mains qui empor-
te une partie de ta force & adresse, telle-
ment que des quatre fois l’une, tu ne tou
ches point la pierre à droict.
JUST. Cela
est plus que veritable: que pleust à Dieu
qu’en ce seul endroit je fusse impotent,
& non point mal propre & inutile à tout,
comme je me retrouve maintenant, aussi
me vois-je reduit à ce poinct au moyen du
grand aage qui me surmonte, que je ne fais
plus rien de gayeté de coeur, & toute cho
se me tourne à desplaisir, voire bien sou-
vent les plaisirs & passe-temps mesmes
m’apportent ennuis & fascheries.
L’AM.
Et neantmoins avec tout ce mal-heur, en-
cores ne voudrois-tu point mourir, ni
voyager en l’autre monde. Est-il pas vray?
c.iiii.
Fac-similé BVH

40 DISCOURS
JUST. De quoy te sert me pinser le nez
pour me faire esternuer, m’empoignant
tant de fois d’une demande qui me fait
tout tressaillir? qu’il te suffise, que je desire
sur tout à faire filer ma vie, le plus long temps
qu’il me sera possible.
L’AM. Mais com-
ment es-tu si aveuglé, que tu n’apperçoy-
ves point, qu’une si miserable, penible, &
langoureuse vie comme est la tienne, n’est
qu’une vraye mort?
JUST. Nomme-la com-
me il te plaira, je n’y contrediray, à la char-
ge qu’elle me demeure encor pour un bon
terme. Et aussi combien ay-je veu d’hom-
mes beaucoup plus aagez que je ne suis,
lesquels ayans la teste croulante de vieil-
lesse, la bouche vuide de dents, le corps
tout courbé, le visage plombé, tremblottant,
& panché contre terre: brief, ayans desja
par maniere de dire, un des pieds dans la
fosse, si n’estoyent-ils pour tout cela aiguil-
lonnez d’aucune envie de trousser bagage
& desloger encores: mesmes je te veux
maintenir ceste reigle estre aussi genera-
le que vraye: que tant plus un homme est
vieil, caduc, & voisin de la mort, & plus il
la craint & redoute en son esprit, & se met
en devoir de la fuir & eviter: pour tes- moignage
Fac-similé BVH

41 SECOND.
moignage de quoy, je n’ameneray en jeu
autre que moy-mesmes: car si tost que la
teste me fremist, ou que j’ay l’estomach
desbauché, il me croist soudain un glaçon
sur le coeur, & commence à prier Dieu,
que ce ne soit la derniere frayeur & mala-
die, dont je puisse estre attaint: qui est un
sursaut & estonnement dont je n’estois
surprins en jeunesse, me survenant quel-
que indisposition, ou semblable accident.
Et à ce propos il me souvient avoir esté
une fois empoigné d’une si griefve mala-
die, qu’elle me mena jusques à la porte
de l’autre monde, prest à y passer, toutes
fois en telle extremité (comme tu m’és
bon tesmoin) je ne pensay oncques ni
peu ni beaucoup à la mort, qui me tou-
choit de si pres, ains au rebours me gau-
dissois de ceux qui m’admonnestoyent de
regarder à l’estat de ma conscience, & pen-
ser au salut de mon ame. Tellement que
si j’y fusse lors demeuré, c’eust esté sans e-
stre saisi d’aucun regret ou ennuy à mon
depart. Seur en verité qu’il faut confesser
aussi grand, comme je m’asseure qu’il ne
m’accompagnera plus desormais, parce
que je ne resve ni ne songe maintenant à
Fac-similé BVH



42 DISCOURS
autre chose qu’à la mort, laquelle m’im-
portune, & se ramentoy plus souvent
en mon endroict, que ne fait l’appetit
de boire & de manger à une jeune per-
sonne: en sorte que je meine une vie
maintenant pareille à celle de Dionysius
le tyran (comme j’ay autresfois ouy ra-
conter) fit esprouver pour un temps à
un flateur impudent, qui pour s’insinuer
en sa bonne grace, louoit & recomman-
doit l’heur de sa vie, pour le plus grand
& accompli que l’homme se peut pro-
mettre ou desirer en ce monde. Car
pour luy faire gouster quelle estoit ceste
felicité qu’il avoit si haut louee, le fit as-
soir à une table couverte de toutes sor-
tes de viandes exquise: & au reste, ser-
vir par de beaux jeunes pages richement
& mignonnement accoustrez, avec u-
ne excellente musique qui luy chatouil-
loit l’aureille & ravissoit l’esprit. De ma-
niere que ce beau roy de la feve fondoit
tout en plaisir & liesse, quand estant se-
mons de regarder en haut, il avisa une
espee nue qui n’estoit attachee qu’à un
poil de queuë de cheval, qui luy pen-
doit sur la teste, tellement qu’au lieu de ceste
Fac-similé BVH

43 SECOND.
ceste premiere joye, qui soudain se refroi-
dit & mourut en luy, il fut saisi de telle
frayeur, qu’il quitta aisément les arres de
louanges qu’il avoit sottement avancees
à fin de se departir du marché qu’il avoit
tant souhaitté, auparavant qu’il luy de-
meurast.
L’AM. Et qui est cause à ton a-
vis, que les vieillards sont si apprehensifs,
& qu’ils fuyent & se cachent de la mort
plustost que les jeunes?
JUST. Je croy
quant à moy, que c’est parce qu’ayans
plus longtemps vescu, ils sont d’autant
plus fermement attachez & par maniere
de dire collez à ce monde, & partant la
separation en est plus fascheuse?
L’AM.
Ceste raison, ami, est fort grossiere & sent
de tout poinct sa terre: aussi est-elle bonne
& peut avoir lieu seulement quand on
parle d’un corps, comme de toy: & croy
certainement que tu l’as prise sur l’exem-
ple des plantes, lesquelles tant plus sont
vieilles & anciennes, & plus ont large &
grande racine & mal-aisee à arracher. Mais
le discours raisonnable qui t’est donné de
Dieu, & la grande experience que peus
avoir acquis en tant d’annees que tu as
compté en ce monde, te devroit avoir pro-
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44 DISCOURS
duit de bien meilleures raisons en l’enten
dement.
JUST. Ne bouge encor, je ra-
conteray peut estre mieux à ce coup, m’ai-
dant de ce que tu viens presentement
d’inferer. Aussi pense-je, que l’homme sur
le declin de son aage, ayant attaint plus so
lide & parfait jugement, pour avoir essayé
& conceu beaucoup de fortunes, & expe
rimenté tant de choses en son temps, co-
gnoist beaucoup mieux de combien ce-
ste vie est douce & plaisante à ceux qui
en sçavent prendre le bon endroict, &
l’employer sagement, & de là s’ensuit qu’il
luy est bien plus grief à s’en partir, que non
pas à un jeune homme qui est encores neuf
& apprentif en ce monde, & qui prend à tous
coups l’ombre pour le vray. Tout ainsi que
celuy devroit à bonne raison porter plus
patiemment la perte d’une bague sçachant
à quel prix elle peut monter, que ne feroit
un autre qui n’en sçait la valeur.
L’AM.
Ceste seconde raison n’est de gueres meil
leure estoffe que la premiere, & quant
bien elle seroit vraye, si est-elle a deux en-
vers, de façon qu’un qui tiendroit parti
contraire au tien, s’en pourroit aussi bien
prevaloir & aider comme tu fais.
JUST.
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45 SECOND.
JUST. Et en quelle sorte cela? L’AM. Pour
autant que selon ta maxime, si à mesme
que le poil blanchit, le jugement se meu-
rit & consolide, faisant discerner & cognoi
stre plus certainement toute chose. Il nous
faudra tout d’une main accorder, que ce-
luy qui sera parvenu à ce degré d’aage ras
sis & posé, aura pareillement bien meil-
leure cognoissance des miseres, pauvre-
tez & infortunes dont nostre vie est cou-
verte & tellement comblee, que si l’hom
me n’en croyoit & n’en attendoit ferme-
ment hors de ce monde, une bien meilleure
& plus paisible, il se pourroit à bon droict
nommer le plus chetif & mal-heureux a-
nimal, qui se trouvast sous la cappe du
ciel, chose contrevenante de droict fil à tou
te raison, parce qu’il est doué d’une natu-
re plus singuliere & excellente que pas u-
ne des autres, & garni d’une raison & ju-
gement: qui est chose pure divine. Ce qui
a meu non seulement nos Chrestiens, mais
les Gentils & Payens aussi, à l’appeler le
seigneur & maistre de tous les animaux,
& la fin & le but de toutes choses terre-
stres: comme ayans esté creées entiere-
ment à son usage, & pour son service.

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46 DISCOURS
JUST. Ouy, mais quelle raison peux-tu
coucher pour prouver que l’homme se-
roit le roy des mal-heureux entre tous les
animaux, s’il ne croyoit devoir passer en
mourant en une meilleure vie & plus tran-
quille, & heureuse?
L’AM. D’autant qu’il
vient sur terre le plus degracié quant au
corps, & denué de tous moyens pour s’en
tretenir, que nul autre. Car il naist en
premier lieu, tout nud, flouët, impuis-
sant, exposé à toutes injures & necessi-
tez, sans se pouvoir aider ni de parole ni
d’effect. Au reste, sans maison aucune pour
habiter, sans avoir rien de prest pour son
boire & manger, s’il ne s’en pourchasse à
peine, & sans estre favorisé & survenu par
autruy. Où tous autres animaux naissent ve
stus & couverts, ou de plume, ou de poil,
ou d’escaille, ont leurs demeures toutes
construites dans les cavernes, sur les arbres,
au profond des eaux, mesmes la terre leur
produit & prepare largement tout ce dont
ils peuvent estre souffreteux, sans qu’ils se
mettent en peine ou souci aucun. Mais
qu’est-il de besoin perdre tant de paro-
les en chose tant manifeste, en pourrois-
tu demander plus clair tesmoignage que celuy
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47 SECOND.
celuy de Pline, personnage signalé & bien
recognu de tout homme docte, pour son
sçavoir: lequel apres avoir bien espluché
en son esprit les commoditez desquelles
nature a fourni & accompagné les autres
bestes en leur naissance, entra en tel despit,
& s’envenima de telle sorte contre la natu-
re, qu’il lal’a surnommé la marrastre de l’hom
me, & la mere de tous les autres animaux.

JUST. Et bien donc, je te passe condem-
nation en cest incident, mais pour cela je
ne vois point que tu ayes prouvé ma rai-
son trencher de deux costez, & faire au-
tant contre comme pour moy.
L’AM.
La consequence en est facile à sommer,
parce que qui voudra bien remascher tou-
tes choses par raison, il se resoudra neces-
sairement & arrestera à la fin sur ce poinct,
que le lieu de nostre felicité ne peut estre
ici bas, comme est celuy des autres be-
stes desraisonnables, qui luy sont infe-
rieures & sujettes: j’entens si nous leur
voulons tant prester à credit, & peut e-
stre sous fausses enseignes. que de les re-
puter heureux. L’homme donc ayant
bien appris ceste leçon, tant par raison
naturelle qu’au moyen de la vive foy dont
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48 DISCOURS
il est illuminé, n’aura plus tant à coeur ceste
vie mortelle, mais s’enflambera d’un sainct
desir, de passer bien tost en un autre, où il
se persuade consister tout l’heur & la bea-
titude qu’on sçauroit imaginer, ainsi que
ont fait tous ceux lesquels desprisans &
mettans sous le pied les allechemens, deli
ces, & voluptez de ce monde, ont pris &
suyvi l’estroit sentier de la vertu frequenté
& batu par peu de gens. Partant si tu n’as
en reserve quelque meilleure raison, tu
te vois convaincu: car celles que tu as a-
menez n’ont qu’une premiere couleur &
apparence sans fonds.
JUST. Et toy mon
ame, quelle raison y pourrois-tu mettre
qui y fust propre?
L’AM. C’est droicte-
ment l’amener là où je t’aguestois, ô mon
corps bien-aimé, car ainsi te dois-je nom-
mer à parler vray, & non Justin, comme
j’ay fait par ci devant, & que je continue-
ray toutesfois ci apres, pour ne te faire
varier le cerveau. Mais pour rentrer sur
nos brisees, je te vay deschiffrer la veri-
té de la question que tu n’as peu sou-
dre.
JUSTIN. Je t’en supplie affectueu-
sement, comme de chose que j’ay fort
bonne envie d’entendre.
L’AME. Tou- te ceste
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49 SECOND.
te ceste crainte ne procede qu’à faute
de foy: & veritablement autre chose n’in-
duit les vieillars à se tourmenter venans
à mourir, plus que les jeunes, sinon qu’ils
croyent moins.
JUST. Tu me remets à
poinct en memoire le mesme traict dont
souloit user un de nos citoyens, & qui de
sa part l’esprouvoit par effect en soy-mes-
mes. Car voulant faire bastir sa sepulture
il l’a fit assoir justement au milieu de la
porte de l’eglise, une partie dedans & l’au
tre dehors.
L’AM. Aussi avient-il aux hom-
mes en cest endroit, comme aux oiseaux,
lesquels on prent facilement à la glu, & au
filé, lors qu’ils sont encor jeunes & sans
plumes. Mais au contraire comme a es
crit elegamment ton poete Danté,
En vain les rets sont-ils tendus
Devant oiseaux grans devenus.

JUST. Je condescens du tout à ton opinion,
& me souvient à ce propos, qu’estant pe-
tit garçon, & me trouvant quelquesfois
à ouyr la predication, je m’attendrissois
de sorte, & estois surpris de telle ferveur
& devotion d’esprit, que j’eusse accordé
facilement sur l’heure de mourir, sans m’en
contrister aucunement. Mais maintenant d.i.
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50 DISCOURS
se sauve qui pourra, quant à moy je passe-
rois tout contract, & me feroit-on obliger
si estroittement que l’on voudroit, pour
me prolonger la vie.
L’AM. Que t’en sem
ble donc? n’ay-je pas donné dans le blanc
au premier coup? Or il ne t’en faut point
esmerveiller, car les jeunes gens symboli-
sent en ceci avec le naturel des femmes,
tous deux croyent à toutes heurtes, & bien
plus legerement que les vieils qui sont sa
ges & experimentez.
JUST. Mon avis est
bien tel: mais aussi par ce propos tu m’as
descouvert prise sur toy: car il faut que tu
me confesses ce vice d’incredulité que tu
descries tant, te devoir estre imputé, &
non à moy: parce que c’est à toy qu’il ap-
partient principalement d’estre remparé
du bouclier de la foy.
L’AM. Il est bien
vray: & en cela ne veux-je point estrimer
en vain, mais tu ne dis pas tout. C’est que
l’empeschement naist de ton costé, qui
engarde que je ne face mon devoir.
JUST.
Comment est-il possible? Non, non, j’en-
tens bien ceste ruse, tu chargerois volon-
tiers tes fautes sur le dos de l’innocent.

L’AM. Ja ne plaise à Dieu que je m’oublie
de tant: mais tu sçais bien qu’estant de si
pres unie & jointe avec toy, je ne puis re-
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51 SECOND.
cevoir aucune cognoissance que par le
ministere de tes sens, lesquels ne visans à
autre but, ni recognoissans rien sinon cho-
ses sensibles & terrestres, ils me forcent
d’entrer en ce chemin que tu m’enseignes,
& m’adonner du tout aux choses de ce
monde, sans regarder plus haut.
JUST.
Ceci n’est point payement, aussi n’es-tu
pas encor eschappee. Car je tiens de toy,
que tu es la meilleure & plus excellen eexcellente
partie qu’aye Justin. Que ne fais-tu donc
tourner la chance en mieux, en me con-
traignant de te suyvre, & marcher sous ton
enseigne, puis que je te desvoye & conduis
si mal?
L’AM. C’est bien le plus grand de
mes souhaits, lequel aussi sortiroit effect,
si je ne me retrouvois si estroittement en-
fermee dans toy, & tellement enveloppee
& couverte de ta nature terrestre, que je
pers la moitié de ta force, & ne me puis le
ver de terre, ni dresser vers le ciel, comme
la divinité & perfection de mon essence
le requerroit. Et avec ceste raison une au-
tre y doit aussi entrer, c’est que les argu-
mens & demonstrations dont je pourrois
user, pour te faire ouvrir les yeux à ceste
vive lumiere de foy, ne sont si aisez à rece d.ii.
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52 DISCOURS
voir, ni peuvent estre si facilement com-
pris comme est la cognoissance qui pro-
vient des sens. Tant y a que tu te peux bien
asseurer que la mort n’est point grieve, &
ne couste rien au vray fidele.
JUST. Ni
au mescreant & libertin pareillement, com
me j’estime. Car si d’un costé il se voit au
bout des plaisirs & resjouissance qu’il pre
noit en ceste vie, il se trouve pour contre-
pois garanti & delivré des miseres & cala-
mitez qui le pressoyent & affligeoyent tant.

L’AME. Se trouvera-il bien quelqu’un si
desvoyé d’esprit, qu’il pense n’estre que fa
ble tout ce qu’on conte de l’autre mon-
de?
JUST. Mais toy-mesmes, es-tu si sim-
ple & abusé de croire qu’il n’y en ait point
de ceste profession. Je voudrois avoir seu-
lement pour estre riche, autant de mil-
lions de ducats que j’en sçay, & en ay co-
gnu portans ceste livree.
L’AM. Au moins
si tu eusses souhaitté autant de vertus: mais
plus allons en avant en propos, & plus tu
te descouvre tel que tu es, c’est à dire ter-
restre & charnel, n’estimant & ne desirant
rien que les biens de ce monde.
JUST. Et
viença, encores qu’en tout autre estat, il
ne s’en trouvast pas un merqué à tel coing, combien
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53
combien & combien de Papes ont tenu
ceste seule creance?
L’AM. Comment
Papes? que dis-tu? Es-tu bien si hardi,
que de blasonner les armoiries de saint
Pere, de ceste devise?
JUST. Je n’entens
parler que de ceux qui ont interpreté le
livre du Lazare avec telle impieté qu’ils
ont outrepassé carriere, jusques à dire que
apres ceste vie, il n’y avoit rien plus.
L’AM.
Quel livre du Lazare entens-tu?
JUST.
Comme si tu ne le sçavois.
L’AM. Non
pas quant à moy, au moins qu’il m’en
souvienne.
JUST. Je te le vois donc ap-
prendre. On conte que le Lazare apres la
resurrection, estant enquis par plusieurs
de ses amis quel il faisoit par delà, ne ren-
dit autre response, sinon qu’il le lairroit
par escript. Or depuis soit qu’il l’eut ou-
blié, ou bien parce qu’il n’est permis suy-
vant le dire de sainct Paul, à ceux qui ont
cognu les secrets d’enhaut d’en conter
aux autres, approchant de sa fin, il laissa
un livre bien cacheté & scellé, avec char-
ge expresse qu’on le presentast au Pape &
non à autre: dans lequel (comme depuis
on a descouvert sous main) il n’y avoit
que du papier blanc, & une belle table d.iii.
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54 DISCOURS
d’attente, sans aucune escriture. Tellement
que sa saincteté pour n’offenser & scanda
lizer le peuple, qui estoit passionné & de-
sireux d’entendre le pur & vray discours
du mesnage & des affaires de l’autre mon-
de, scella ce livre sous clef, sans le vouloir
communiquer à aucun, ni en exposer le
contenu, allegant pour son excuse, qu’il
luy estoit interdit par revelation divine, de
le manifester à autre qu’à son successeur:
ordre que depuis ont tenu & continué
tous les Papes l’un apres l’autre jusques à
nostre temps. Maintenant ceux d’entr’eux
qui ont esté gens de bien, & vrais Chre-
stiens, ont interpreté ce livre fidelement
& religieusement, affermans le Lazare
n’avoir voulu enseigner autre chose, par
son livre (où n’y a que le titre de l’estat de
l’autre monde qu’il porte sur le front) si-
non qu’il n’est loisible aux hommes d’en
sçavoir d’avantage que ce qui est contenu
dans les saintes Escritures. Mais les autres
Papes qui l’ont tiré à ce sens, que le Laza-
re entendoit qu’il n’y eust rien par delà, ce
sont les meschans & vicieux (qui empor-
tent les bons en nombre dés long temps)
lesquels soudain qu’ils sont parvenus au Papat.
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55 SECOND.
Papat, n’ont autre plus grand soing, sinon
d’aggrandir leur maison, enrichir leurs pa-
rens, & servir d’allumettes pour embra-
ser & esmouvoir la guerre entre les prin-
ces Chrestiens.
L’AME. Tout ce beau
conte Justin, n’est qu’une invention for-
gee à plaisir par quelques esprits folla-
stres, qui se sont amusez à le bastir pour
scandalizer le sainct siege: mais à parler
sainement & sans mocquettes en affaire
serieux, comme est cestuy-ci, J’oserois main-
tenir que tu ne trouveras personne si li-
bre (si tu l’as bien sondé) qui dormist asseu
rément sur ce costé, & avec ceste ferme
opinion sans scrupule aucun, qu’il n’y
eust rien apres ceste vie. Aussi tels mignons
epicuriens auroyent trop bon temps, &
vivroyent du tout contens en ce monde:
parce qu’ils pourroyent sans synderesesyndrese ou
remors de conscience, & sans aucune crain
te de l’advenir, saouler tous leurs desor-
donnez appetits, & accomplir gayement
leurs infames volontez: chose qui double-
roit & augmenteroit leur plaisir de beau-
coups. Et pourroyent lors à bon droict di
re[sic]
, comme ceste preude femme, laquelle e-
stant prise par les soldats au sac de Gen- d.iiii.
Fac-similé BVH

56 DISCOURS
nes, sans en faire autrement pire chere, ains
monstrant au visage un teint de gaye pen
see, commença à dire, Loué soit Dieu, puis
qu’il m’est permis une fois en ma vie as-
souvir mon desir à souhait sans scandale,
& contenter ce corps un bon coup sans
aucun danger de mon ame.
JUST. Je
tombe aisément en ceste opinion, & mes
mement j’ay entendu conter quelques
fois qu’il y eust à Florence n’a pas long
temps, un medecin & philosophe fort ex-
cellent, qu’on appeloit maistre Jean des
Cannes, lequel tant qu’il vescut, donna
clairement à cognoistre & de vie & de
parole, qu’il croyoit fermement que l’a-
me fut mortelle: ce neantmoins quand il
fut arrivé pres de sa fin, il ne se peut tant
feindre que ce traict ne luy eschappast de
la bouche, Bien tost seray-je certain d’un
doute qui m’a fort travaillé l’esprit durant
ma vie. Et suyvant la mesme route ou je
suis entré, il me souvient de deux autres Flo
rentins, Namin le gros & Lucian l’orfevre,
qui demeuroyent pres de l’eglise de sainct
Ambroise, avec lesquels j’ay conversé fort
privément parce qu’ils estoyent recreatifs
& facetieux. Or ceux-ci encores qu’ils se
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57 SECOND.
se fussent si bien despouillez de tout scru-
pule, qu’ils ne croyoyent pas grand cas
outre ce qu’ils voyoyent, & comme l’on
dit, du toict en haut: toutesfois quand ce
vint à dire ce grand A Dieu, l’un requist
qu’on luy apportast le crucifix: il est vray
qu’il vouloit que ce fust un de la façon de
Donatello, qui a esté un sculpteur de no-
stre ville, singulier en son art: l’autre pour
son In manus profera ce beau traict, Je
me recommande à celuy qui peut le plus
par delà, soit Dieu ou le diable, & qui sera
le plus fort si l’emporte.
L’AM. Laisse-là
tels meschans qui tiennent plus de la beste
brute que non de l’homme: car si tu veux
recueillir ta memoire, tu trouveras en a-
voir cognu plus d’une douzaine, lesquels
encor que durant le cours de leur vie, n’eus
sent esté si religieux comme il appartenoit,
& monstassent[sic] par leur façon de faire, de
adjouster peu de foy au contenu en l’Evan
gile, ce neantmoins se seroyent-ils main-
tenus sans reproche avec un chacun, se-
lon le jugement & raison naturelle qui les
guidoit, & depuis approchans des confins
de la mort, n’estant point du tout en eux
esteint cest esguillon & instinct de la rai-
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58 DISCOURS
son, ni mesmement un certain desir & co
gnoissance de l’immortalité, qu’ils por-
toyent naturellement emprainte dans le
coeur, & en l’esprit, & de là venans à con-
siderer en eux-mesmes, que les desirs na-
turels ne sont point vains, ni de chose qui
ne puisse ensuyvre & sortir effect, se
sont retournez vers Dieu, ont recognu
leurs fautes & imploré sa grande miseri-
corde. Tellement que luy qui a tousjours
les bras ouvers, pour recevoir le pecheur
à penitence & amendement, les auroit si
bien touchez de la vertu de son sainct E-
sprit, & tellement illuminez & instruits
en une vraye foy, qu’ils se seroyent mon-
strez au dernier periode de leur vie, tres-
chrestiens. Mais interrompons un petit
ce discours, & allume ta chandelle, car
l’heure approche qu’il te conviendra des
loger pour prendre garde à ton mestier.

JUST. Tu me tournes en tout tel sens
que tu veux: aussi estois-je si ravi en tes
propos, que tout autre pensement m’estoit
sorti hors de l’esprit. Mais que peut avoir
ceste esmorce, qu’elle ne peut prendre feu?
Or Dieu soit loué, elle s’est en fin allu-
mee, Hé, Seigneur Dieu, la belle chose que
Fac-similé BVH

59 SECOND.
que je voy: hé, la belle creature que voici:
hé, ma douce ame, m’amie: puisses-tu e-
stre benie de Dieu pour tousjours, puis que
tu es si parfaictement belle.
L’AM. As-
sieds-toy Justin, assieds-toy, te di-je, car tu
es vieil & caduc, & faudroit peu pour te
faire cheoir, & prendre ta mesure contre
terre.
JUST. Je ne me sçauroit plus gar-
der que je ne t’embrasse, veu l’extreme af-
fection que je te porte, & que je n’ay peu
onc recevoir ce bien de te voir sinon main-
tenant. Mais mon Dieu que veut dire ce-
ci, je ne touche rien que le vent, si est-ce
que je te vois bien à clair. Aurois-je point
la berlue?
L’AM. Hé dea Justin, tu fais pro-
fession de lire & entendre ton poete Dan
té, & neantmoins tu ne t’en peux servir au
besoin. As-tu oublié qu’il luy advint tout
de mesme en cuidant embrasser sa Cassel
lia. Or à fin de te jetter hors de cest esbais-
sement qui te prend, la raissonraison en est tel-
le, c’est que nous sommes par maniere
de dire ainsi qu’un ombre, que l’on voit
fort bien, mais on ne la sçauroit verirable-
ment & saisiblement toucher. Aussi à bien
parler n’avons-nous point de corps, &
quand à celuy que j’ay vestu, parce qu’il
Fac-similé BVH



60 DISCOURS
n’est composé que d’air seulement, il ne
peut non plus estre bien touché.
JUST.
J’entens à peu pres ta conception, vous
estes comme qui diroit, quelque cas plus
que rien.
L’AME. Ouy bien selon l’opi-
nion du peuple, qui n’estime rien estre, si-
non ce qui est massonné de terre, ou d’eau,
ou de fer, ne mettant l’air en ligne de
compte non plus qu’un zéro: & pour l’a-
verer, Si ce lict, ceste table, ce banc, ces
grans coffres, & autres meubles, estoyent
emportez hors de ceste chambre, je m’as
seure, pourveu que tu recognoisse verité,
que tu dirois qu’elle seroit toute vuide, ne
ferois pas?
JU. Et pourquoy differerois-je
d’affermer hardiment qu’elle seroit vui-
de, n’y estant plus chose aucune dedans?

L’AM. Ta consequence ne seroit que bon-
ne, si ton dire estoit veritable en toutes
ses parties. Mais il resteroit encor quel-
que chose dans ceste chambre.
JUSTIN.
Et quelle chose je te prie pourroit rester,
s’il n’y avoir plus rien? il semble que tu me
vueilles faire entendre que vessies sont
lanternes.
L’AM. Et l’air y seroit-il pas
demeuré?
JUST. Quel air? c’est bien ren
contré à toy, veux-tu dire, que je ne co- gnoisse
Fac-similé BVH

61 SECOND.
gnoisse bien quand une bouteille est vui-
de: si ainsi estoit, je meriterois titre de
maistre fol, passé à mes despens: aussi l’esprourayl’es-
prouvray
-je tous les jours, & bien sou-
vent à mon grand regret,car je desirerois
quelquesfois qu’il y en eust encores quel-
que doigt, pour boire.
L’AM. Et quelle
bouteille vis-tu jamais vuide?
JUST. Sans
aller plus au loin, toutes celles que j’ay
pendues là bas en ma despence, la bouche
contre bas.
L’AM. Hé sot affiné, ne sont-
elles pas pleines d’air?
JUST. Non vraye-
ment: & pour te le monstrer, si tu veux re-
garder dedans l’une d’icelles, tu n’y verras
gouste. Or où il y a air, il y a aussi de la clair
té.
L’AM. Quelle brave consequence! La
nuict donc qu’il fait obscur par tout nostre
hemisphere (si la lune ne luit point) il n’y
auroit point d’air nulle part. Ceste-ci sera
aussi subline[sic] comme l’autre touchant les
petis enfans, lesquels vous croyez n’avoir
point d’ame, jusques à ce qu’ils soyent ba-
ptisez, tellement qu’en consequence de
vostre reigle, on pourroit inferer les Juifs,
Turcs, & Mahumetistes, vivre sans ame,
qui seroit un miracle tout neuf. Mais pas-
sons outre, tu es peu entendu en ces matie res
Fac-similé BVH

62 DISCOURS
res & quand tout sera bien conté, aussi sça-
vant que les maistres de vostre confrairie,
lesquels tu tiens en si bonne reputation.
Toutesfois à fin de t’oster ceste fausse o-
pinion de l’entendement, il te convient
apprendre, que l’air est aussi bien corps
& un element, comme l’eau, & comme
la terre. Mais il est quelque peu plus rare
& subtil, & de soy est obscur, s’il ne re-
çoit clairté & lueur du soleil, ou de quel-
que autre lumiere. Il te faut entendre d’a-
vantage, qu’il n’y a rien de vuide en natu-
re, c’est à dire, qu’il n’y a lieu en tout l’uni
vers, qui ne soit rempli & occupé de quel
que corps, & de ce peux-tu faire seure ex-
perience mille fois le jour, mais pour ce-
ste heure, je ne te veux amener qu’un
exemple, qui te devra suffire, c’est ceste
chante-pleure avec laquelle tu arrou-
se le jardin: car si tu en veux faire l’essay
l’ayant remplie d’eau, il te faut boucher
avec quelque linge le trou d’enhaut, tu
verras manifestement, qu’encores que tu
la renverses & panche contre bas pour
arrouser, ce neantmoins l’eau n’en sorti-
ra point par les petis pertuis de dessous,
comme de coustume, & cela ne vient d’au
Fac-similé BVH

63 SECOND.
d’autre raison, sinon que le trou d’en-
haut estant estouppé, l’air n’y peut plus
entrer tellement que si l’eau en sortoit, la
chante-pleure à l’instant demeureroit vui-
de: chose que la nature ne pouvant por-
ter, elle retient plustost l’eau & la fait de-
mourer contre son cours en ce lieu sans
verser.
JUST. Qui te voudra cautionner,
que c’en soit la vraye raison celle que tu
as produite?
L’AM. Toute personne qui
aura tant soit peu de jugement.
JU. Je te
veux rompre ce coup, car je n’entens rien en
toutes ces belles choses que tu me dis, &
pense que ce soyent des fanfrelusches, &
grotesques que tu fantastiques à plaisir,
suffisantes pour escrener le cerveau d’un
homme, tant bon soit-il. Aussi demeure-
ray-je ferme sur mes pieds pour ce re-
gard: & bien asseuré qu’un vaisseau ou il
n’y a rien dedans, est tout vuide. Et ne
me fera-on jamais prendre quelque au-
tre nouvelle creance pour ce poinct:
non plus que je pourrois souffrir qu’on
me jouast un pareil tour que celuy qui
fut fait à Mathieu des Servans, lequel ayant
de son naturel un peu la teste mal pe-
strie, & qui tenoit de l’event, fut d’ailleurs
Fac-similé BVH



64 DISCOURS
si bien veillé, qu’on luy fit croire, qu’il a-
voit encores esté une autre fois, aupara-
vant en ce monde, & que du temps de sa
premiere vie, il estoit menuisier, & faisoit
des boucliers: & entra si avant en ceste
resverie, que se trouvant quelque jour en
une maison, & voyans quelques vieils bou-
cliers pendus & arrengez le long d’une mu
raille, il commença à dire qu’il en remer-
queroit rien quelques uns faits de sa main,
& de sa façon. Avise si le pauvre homme
ne devoit craindre le feves en fleur?
L’A.
Tu peux recognoistre par toy-mesmes
en cest endroict, que quand une person-
ne a pris son pli, & qu’il est resolu à enten-
dre mal une chose, quelle peine il y a à luy
remettre & luy faire changer d’avis.
JUST.
Qu’inferes-tu par cela? que maintenant
quand je j’ay voulu embrasser, & n’ay rien
trouvé, que j’ay touché quelque chose. Hé,
il n’y a pas tant pour ce coup: aussi si tu
veux tirer plaisir de moy, il me faut ma-
nier plus doucement.
L’AME. N’as-tu
pas embrassé de l’air?
JUST. Quel air?
c’est bien airisé: je sçay fort bien, que je
n’ay rien touché. Tu me voudras tantost
persuader que quand j’ay l’estomach vui- de &
Fac-similé BVH

65 SECOND.
de & abboyant, qu’il seroit plein, & ainsi si
je me croyois en ceste opinion, je me lair
rois mourir de faim. Mais je ne seray onc-
ques si traistre à moy-mesmes, que de me
pourchasser tant de mal.
L’AM. Je te dis
Justin, que si il y avoit quelque vuide en
ce monde, mille inconveniens s’en ensuy
vroyent, comme pour exemple, Si entre
toy & moy il y avoit du vuide, tu ne me
pourrois voir.
JUST. Ceste-ci n’est pas pi
re,vrayement tu me l’as celée long temps
pour ne rien valoir: ains tout le contraire
aviendroit en ce cas, parce que s’il y avoit
quelque chose entre deux, je ne te pour-
rois voir lors, pour cest obstacle qui m’em-
pescheroit.
L’AM. Il est bien vray que s’il
y avoit entre nous deux quelque corps si
solide & opacque, que ta veuë ou mon ima
ge ne le peut transpercer, tu ne me pour-
rois voir. Mais cela procederoit d’une rai
son toute autre, que non pas s’il y avoit du
vuide entre toy & moy.
JU. Il te faut mon-
strer ceste marchandise plus au jour, si tu
veux que j’y cognoisse rien.
L’AM. Vien-
ça, si il y avoit du vuide entre nous deux,
& qu’il n’y eust point d’air, il n’y auroit
consequemment point de clairté, parce e.i.
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66 DISCOURS
que les rais de tes yeux ne pourroyent pe
netrer jusques à moy, ni d’autre costé mon
image & figure pourroit donner & parve-
nir jusques à ta veuë, d’autant que la lu-
miere c’est une qualité, & toute qualité
est accident, & nul accident peut subsister
sans quelque subject qui le gouverne: donc
n’y ayant point d’air entre deux, nous ne
nous sçaurions entrevoir: car la lumiere
ne peut avoir lieu sinon par le moyen de
l’air.
JST.JUST. Autant de ceste-ci comme de
l’autre.
L’AM. Entens bien à moy, j’essay-
ray à te seigner par autre veine. Quand tu
es aupres du feu, qui est-ce qui t’eschauf-
fe?
JUST. C’est le feu, & qui en doute? Voi
ci propos pour faire rire les enfans.
L’AM.
Je t’avertis que tu te trompes lourdement.

JUST. Qui donc m’eschaufferoit, le vent
peut estre? Je serois fol de toutes clefs, si je
croyois cest article.
L’AM. C’est l’air qui
te touche & environne, lequel est eschauf-
fé par le feu, parce que la chaleur qui est
un accident, n’ayant subject pour la rece-
voir, ne parviendroit point jusques à toy.
Mais estant receuë & conduite par l’air,
elle y vient, & l’air estant rechauffé par i-
celle, t’eschauffe par mesme moyen.
JUST. Pour
Fac-similé BVH

67 SECOND.
Pour ne te faire d’avantage perdre temps,
je t’amoneste, que tu pourrois estre cent
ans à m’enseigner toutes ces belles rai-
sons, que tu ne m’en ferois entrer pas une
en la teste, & ne me sçaurois faire sortir
de ma croix de par Dieu.
L’AM. Or sus,
je voy bien voirement que tu n’es pas
bien preparé ce matin pour apprendre la
verite de ceste question, & par tant il nous
faut en cest endroit clorre le pas: car d’au-
tre part je regarde qu’il est desormais temps
que tu voises travailler à ton mestier, de-
main à l’heure accoustumee, je sortiray
d’avec toy, pour prendre ce mesme corps,
& deviserons ensemble, car tu seras peut
estre mieux dispose à m’entendre que ce
matin.
JUST. Je suis content que nous re-
mettions le tout à demain. Car j’espere
que toy-mesmes seras mieux avisee, &
ne me tiendras plus tels propos, qu’un fol
renommé & avoué pour tel ne les diroit.

L’AM. Mais escoute, Laisse brusler ceste
chandelle toute nuict, à fin qu’il n’y ait
point tant de mystere à l’allumer demain.
e.ii.

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68


DISCOURS III.


ENTREPARLEURS,

Justin & son Ame.

L’AME.


LE chant du coq ne t’a sceu
esveiller ce matin, à ce que je
voy Justin. Comment? le soleil
te viendra tantost rayer sur le
ventre, & si dors encore. Qu’as
tu pour t’estendre & froncer les yeux si e-
strangement, sans me respondre sinon de
la teste, que tu hoches ce semble par des-
pit?
JUST. Il me monte presque au cer-
veau une envie de me courroucer à toy.

L’AM. Pourquoy donc? est-ce pour avoir
interrompu ton sommeil?
JUST. Je n’ay
que trop dormi quant à cela. Mais le tort
dont je me plains, c’est que sur le poinct
que tu m’as esveillé, je songeois les plus
belles & plus plaisantes choses que je sça-
che avoir jamais veu.
L’AM. Et qu’estoit-
ce?
JUST. Je ne te le pourrois ainsi con-
ter par le menu, comme je voudrois bien,
parce que ce songe que tu m’as fait avor- ter
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69 DISCOURS III.
ter, n’estoit point de ceux que j’ay coustu
me de faire, qui n’ont ni test ni queuë,
comme l’on dit, & s’entretiennent comme
un coq à l’asne: mais je pensois estre ve-
ritablement en quelque lieu à recoy, en
grand repos & tranquilité d’esprit, resvant
& discourant à part moy, sur les derniers
propos que pourmenasmes hier ensem-
ble. Et te veux bien estrener ce matin d’u-
ne bonne nouvelle, c’est que j’ay enten-
du & compris en dormant, ce que tu ne
peus onc hier imprimer en mon esprit.
J’entens touchant ceste proposition, par la-
quelle tu soustenois hier, qu’il n’y a point
de vuide sous la voute du ciel: ce que je ne
peus onc gouster. Mais ceste nuict de bon
heur, je me suis rememoré de ce qui m’est
avenu plusieurs fois: c’est qu’ayant percé
avec un foret un muy de vin, je n’en pou-
vois faire jamais rien sortir, que je ne luy
eusse premierement donné air par des-
sus, & levé le bondon, & ne m’avisay onc
que la raison fut celle que tu rendois hier,
à sçavoir, parce que l’air ne pouvant en-
trer par l’endroit où coule le vin, le ton-
neau (si on ne luy faisoit ouverture par
en haut) demeureroit en pariepartie vuide, qui e.iii.
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70 DISCOURS
seroit entre les decrets de la nature. Et
pour t’en faire croire d’avantage, je te dis,
que j’ay descouvert ceste nuict le moyen,
comment un mien compagnon, qui fai-
soit estat de plongeon, & s’estimoit fort
bon nageur, fut affiné par un autre de no
stre ville, ayant gagé une quantité de pois
son pour celuy qui pourroit se tenir plus
longuement dans l’eau. Et voici la ruse dont
il usa, Il voulut avoir en sa teste un de ces
vases à deux anses, qu’on appelle Bigonc-
cié[sic]
, faignant ce faire, d’autant que l’eau luy
causoit un mal de teste. L’autre qui ne se
doutoit de l’ enclouëure le luy permit ai-
sement. Ce galland donc l’ayant affeublé
alla au fonds, & vint à prevenir le temps si
soudain, que l’air qui estoit dedans ne
peut sortir, tellement que l’eau par con-
sequent n’y entra point, non plus qu’en
une esguiere, que vous plongez par le gou
let en un seau, en sorte qu’il se pouvoit à
son aise tenir entre deux eaux, & pour si
long temps qu’il vouloit, ayant assez d’air
pour respirer & reprendre son haleine. A-
vise un petit les gentils songes que je faits.

L’A. A ton jugement, dont est procedé ce
beau songe, qui t’a si plaisamment entre-
tenu toute ceste nuict.
JU. Vrayement tu
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71 TROISIEME.
as grace à me faire telle demande: & d’où
vienent je te prie tous les songes cornus que je
fais le long de l’an?
L’A. Tous ne descendent
de mesme sources: car ce dernier qui s’est
offert à toy, & que tu as recité maintenant,
est procede de moy seule, où les autres que
tu as coustume de forger les autresfois,
naissent de mes puissances inferieures, &
esprits qui te representent en dormant,
l’image & figure des choses que la fanta-
sie a pourtrait dedans le sang par le moyen
des sens: & de là vient que souvent on re-
mue la nuict en songe les choses qu’on a
veuë & maniees le jour, & tant plus
le sang est alteré, & corrompu, tant plus
les songes qu’on fait sont estranges &
monstrueux, comme tu esprouves sou-
vent, quand tu es indisposé, ou que la fie-
vre te saisit, ou bien quand quelquesfois
au soupper par gaillardise tu passes la rei-
gle, & en prens une par dessus le compte:
car tu sçais combien il te plaist, & comme
tu crains sur tout la rencontre de mau-
vais vin.
JUST. Tu as aussi bien ta part
en ce blason comme moy: car lors que je
boy, il faut que Justin soit tout entier gar-
ni de ses deux moitiez, partant est à pre- e.iiii.
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72 DISCOURS
sumer que tu te ressentes aussi de ce plai-
sir, que tu rejettes maintenant.
L’AME.
Vrayement tu es devenu grand philo-
sophe, puis que tu cognois, que ni l’a-
me à part, ni le corps aussi separément
font l’homme.
JUSTIN. Tu me prens à
tout coup au pied levé: il est vray ce que
j’ay dit, & si ne sçay pourtant.
L’AM. Sans
t’eschauffer. Cela est naturel que dés que
on touche à quelqu’un sur son mal, il
crie: mais Justin, je te pries ne t’enfu-
mes point d’avantage, car je serois mar-
ri extremement d’offenser ton honneur.
Et à vray dire, je suis de moitié avec toy
en ce jeu, parce que le bon vin engen-
dre le bon sang, subtilie & esclaircit les
esprits, tellement que les sens en sont bien
plus vifs & meilleurs: qui ne m’est point
petite aide, pour accomplir sainement
mes operations.
JUSTIN. J’attendois
bien en fin de ton propos, te voir tom-
ber d’autre sens, estimant que tu con-
clurrois que le bon sang fait l’homme de
bien, & le bon homme s’en va en paradis.

L’AM. Bien, bien, rompons broche à ce
propos. Regardes à te vestir & t’asseoir
dans ceste chaire, à fin que nous devisions un
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73 TROISIEME.
un peu plus commodément ensemble.

JUSTIN. Mais songes pour toy seule-
ment, & prens place, car je me seray tan-
tost equippé à mon appoint.
L’AME.
Est-il possible Justin, que ce soit en vain
que je t’ay voulu par tant d’argumens
persuader, que je suis une pure & sim-
ple substance, sans corps & immortel-
le, qui ne souffre point pour les cho-
ses qui te peuvent molester, & qui n’ay
besoin de ce qui te fait mestier? Or ce
que je vois desduire servira pour te don-
ner à cognoistre, que le songe de ceste
nuict dont tu me faisois tantost feste, n’est
pas proprement tel, & ne merite ce nom,
comme font les autres, que sagement &
au vray tu as ainsi appelez, & qui pro-
viennent de ta partie sensitive, de laquel-
le tous autres animaux en general, sont
participans. Aussi l’experience en fait foy,
qu’ils songent, comme nous les voyons
quelquesfois abbayer & crier en dor-
mant, & mesmes s’esmouvoir & effrayer
quand ils se resveillent en sursaut au
meilleur de leur songe: mais celuy dont
parlons, est une operation toute mien-
ne, estant toutesfois favorisee des sens
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74 DISCOURS
à cest effect. Car te voyant endormi, &
me retrouvant par ce moyen en liber-
té & surseance de travail: je rentray quant
& quant en moy-mesmes, & me retiray
avec ma partie divine, car telle la dois-je
appeler l’ayant receu en don de Dieu le
createur, en discourant à part, je formay
& escrivis, par maniere de dire, dans les
parties de ton esprit propres à enten-
dre & concevoir, ces notions & intelli-
gences, que tu recognois toy-mesmes n’a-
voir jamais apprises. Et par là peux-tu dis-
courir, que nonobstant que je sois telle-
ment unie & de si pres jointe avec toy,
qu’il semble de prime face estre impossi-
ble que je vive ni demeure une minute
de temps sans toy, si suis-je immortelle, &
me puis facilement separer & absenter de
toy, veu que de moy-mesmes je puis exercer
quelque operation, sans que tu y sois au-
cunement employé.
JUST. Il faut que je
confesse que tu sçais si bien me persuader
tout ce que tu veux, que de ma part je suis
forcé de te croire, joint qu’il n’est pas
vray-semblable, veu que tu fais une partie
de moy-mesmes (j’entens quand je suis
Justin entier) que me voulusses abuser, ni donner
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75 TROISIEME.
donner la mocque pour plaisir. Mais me
voila tout habillé, je veux maintenant
m’assoir selon ton conseil, à fin de t’inter-
roguer plus à loisir, sur quelquequelques faits que
je veux articuler, pour en tirer de toy la
verité.
L’AM. Demande au souhait de
ta volonté, car ce me sera grand plaisir de
te contenter selon la portee de mon pou
voir.
JUST. Pour commencer donc, je
desire fort sçavoir de toy, en quoy je puis
avoir merité les complaintes & dolean-
ces que tu desgorgeois contre moy la pre-
miere fois que tu commenças à te mani-
fester: car j’ay bien remarqué entre au-
tres, ce propos que tu tenois lors te tour-
mentant pour n’avoir eu aucun plaisir a-
vec moy en mes jeunes ans, & mesmes
qu’en esperes encores moins recevoir
pour l’avenir en ma derniere vieillesse.

L’A. Je te prie Justin ne retournes point
à ce qui est passé: car si je me doulois ce
n’estoit point, comme on dit, de saine te-
ste, ni sans bonne occasion.
JUST. En ce-
ci je ne me veux couvrir d’autre excuse,
sinon que je ne sçache avoir jamais entre
pris de faire acte qui peut tourner au des-
plaisir & mescontentement de Justin, &
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76 DISCOURS
suyvant cela il me semble que je ne l’ay
peu non plus contrister, ni donner aucun
ennuy, puis que toy & moy assemblez
faisons ce Justin, comme tu m’as enseigné.

L’A. Je ne te veux desavouër cela, mais le
mal vient, parce que tu as presque tousjours
vescu temperamment, voulant suivre tes
plaisirs à toute bride, sans rien espargner &
sans escouter aucunement mes remonstran
ces, qui te rappeloyent & tiroyent contre
au possible.
JUS. Comment se pourroit ac
corder ce que tu dis, ne m’estant onc ap-
perceu sinon à ceste heure, que j’eusse un
autre compagnon avec moy? Mais si ton
amitié n’est feinte en mon endroict, je te
prie de me faire voir les fautes que j’ay
commis, à ce que puis qu’il n’y a nul reme-
de au passé, je tasche pour le moins de les
r’habiller à l’avenir, me faisant une loy de
ta volonté, & te donnant toute justice sur
moy, pour te prester entiere obeissance
le reste de nos jours, que Dieu nous a li-
mitez pour vivre ensemble.
L’AM. Je le
veux bien Justin. Or en premier lieu tu
ne peux ignorer, que je sois la plus noble
& excellente creature qui se trouve sur la
face de la terre.
JUST. Je le recognois, aussi
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77 TROISIEME.
aussi l’ay-je ouy maintefois prescher.
L’A.
Ne sçais-tu pas en outre, que je suis toute
divine, spirituelle, & creée à sa semblance
& image? & preferee à tout autre animal
qui vive en l’enclos de cest univers?
JUST.
J’ay leu tout ce que tu me dis en la Bible
tournee en langue vulgaire. Il est bien
vraye (à fin de ne laisser passer ce qui est su
jet à debat) qu’elle parle de l’homme en
general, & non de toy seulement, de sor-
te qu’il semble que tu veux approprier à
toy seule, ce qui m’est commun avec toy.

L’AME. Nostre union & ligature, par la-
quelle l’homme est composé de nous deux,
est tellement cimentee & si esmerveilla
ble, qu’on ni[sic] sçauroit voir aucun entre
deux, ni comprendre quelque separation,
tellement que ce qui se dit de l’un, se peut
& se doit dire de l’autre, comme bien A-
ristote l’a declaré par ceste sentence nota
ble, qui dit, Que l’ame seule porte haine
ou amitié: autant vaudroit qu’il dist, qu’el
le file, ou qu’elle fait du tissu. D’autant
qu’il faut en toutes ses actions y compren
dre le corps. Il est bien vray que tu tiens
de moy ceste dignité, qui te rend supe-
rieur & maistre, sur toutes les bestes vi-
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78 DISCOURS
vantes, parce qu’autrement selon ton na
turel, tu serois terrestre, sensuel, & abbru-
ti, où je te fais appeler animal divin &
creature raisonnable.
JUSTIN. Et en
quelle façon cela?
L’AM. Nous aurions
besoin d’un long temps, pour te rendre ca
pable d’un si haut secret, contente-toy
pour ce coup d’entendre, qu’en me joi-
gnant avec toy, & estant ta forme, moyen-
nant l’esprit vital, qui est le lien, qui nous
tient accouplez ensemble: je te fais parti-
ciper avec les substances separees, que
vous appelez Anges, ou autrement tu
ne serois apparié qu’aux bestes brutes,
qui fait qu’estans unis ensemble, quelque
grand philosophe, nous ait appelé le lien
du monde & de la nature, parce qu’en
toy prennent fin les choses terrestres,
comme le plus excellent entr’eux, & en
moy commencent les divines & spirituel-
les, & somme, seulement un individu, si
estrangement composé (comme je t’ay
dit) des deux natures contraires, que Mer-
cure Trinegiste l’appelle, le grand mira-
cle de la nature.
JUST. Je ne pretens
rien contredire en ceci, mais je ne puis
conjecturer à quelle fin tu tiens ce pro- pos,
Fac-similé BVH

79 TROISIEME.
pos, car il n’a nulle conformité, à la com-
plainte que j’avois mis sur les rangs.
L’A.
Si tu veux te commander tant de patien-
ce, que de m’escouter jusques au bout, tu
verras si je me jette hors du chemin où
estions entrez, ou non. Estant donc si ex-
cellente & divine creature, je ne puis at-
taindre au but de ma perfection en ce
monde, comme la raison te le peut ma-
nifestement enseigner, ni en choses com-
prises par luy, ou contenues en iceluy. Et
de la vient (comme tu cognoistras, si tu te
veux arrester en ceste recherche) qu’apres
que le Seigneur eust cree du vent de sa pa-
role, tous les autres animaux, il colloqua
l’homme seul, au paradis terrestre: à fin
qu’estant separé d’avec les bestes brutes,
il s’occupast, & voulust s’employer aux
exercices convenables à sa nature: duquel
lieu il fut depuis par sa faute & contra-
vention, miserablement dechasse, & des-
pouillé. Semblablement (qui est le plus
grand creve-coeur que j’aye) de ceste cer-
titude, pureté, & innocence dont il e-
stoit auparavant doue, il a este prive de la
justice originelle, par laquelle tu m’ob-
tempereras, baissant la teste à tous mes
Fac-similé BVH



80 DISCOURS
commandemens, sans t’eslever ni ruer
contre moy, ainsi que tu as fait depuis.

JUST. J’ay ouy si souvent rechanter &
prescher ces mesmes choses en chaire,
qu’il n’est nul besoin que tu m’ennuyes à
les repeter. Mais venons une fois à la con-
clusion.
L’AME. Si tu n’as le jugement
bien esgaré, tu peux aisément avoir re-
cueilli par mes propos, que ta fin & la
mienne pour laquelle avons esté ceezcreez, ne
peuvent estre bornees de ce pourpris ter
restre, comme celle des autres bestes ir-
raisonnables, ains que nostre vray but
gist en la recerche & cognoissance de la
verité, de laquelle nous pouvons prendre
une premiere veuë, en contemplant sage-
ment des yeux de l’esprit, les œuvres grans
& esmerveillables, ordonnez & mis à chef,
par la souveraine & puissante main de
Dieu. Aussi ne m’a-il pour autre raison in
corporé dans toy, sinon à fin que par l’in-
strument & ministere de tes sens, je puis-
se acquerir toutes ces belles cognoissan-
ces qui se trouvent dans le sein & au gi-
ron de la nature, à ce qu’elles ne servis-
sent d’eschelle pour monter plus haut, &
voir à nud, quelque jour, & remirer au des couvert
Fac-similé BVH

81 TROISIEME.
couvert sans voile aucun, la mesme uni-
que & vraye verité, où repose le comble
& la perfection de mon bon heur, & de ta
beatitude pareillement.
JU. Tout ce que
tu dis est recevable sans contredict: mais
à fin de suyvre la pointe de ma demande,
En quoy t’y ay-je nuy, ni quel, empesche-
ment & destourbier te puis-je avoir don-
né en ceste entreprise, que tu ayes eu occa
sion de former telle complainte contre moy
pour ce faict?
L’AM. Je ne veux maintenant
coucher en compte les empeschemens com-
muns & ordinaires qui sortent de toy, &
de ton naturel infirme & enclin à suyvre
& desirer tousjours les choses terrestres.
Mais je veux cotter ce seul tort, que tu m’as
tenu sans cesse occupee en un si vil & bas
exercice, comme est ce mestier de tonnelier.
Quelle douleur & ennuy estimes-tu que
j’aye souffert, estant parvenue d’une
si noble & excellente condition, d’estre
sujette & contrainte de te ministrer tou-
tes mes puissances, & ma vertu entiere
pour t’aider à faire des muits, des bigonces,
des berceaux de petis enfans, des galoches,
& choses semblables, & que pour vaquer
à faire ton mestier seulement, il m’ait falu f.i.
Fac-similé BVH

82 DISCOURS
mettre arriere, & negliger la contemplation
de la beauté de cest univers, & qui pis est,
tenir tousjours les yeux baissez contre ter
re, & fichez en choses de si petit prix, con
tre mon naturel, dis-moy donc maintenant,
je te prie, si ce ne m’estoit pas tresjuste oc
casion d’entrer en querimonie contre toy?

JU. Pour ne te point flatter, il me semble que
tes raisonraisons sont vrayes & bien fondees en
une sorte, mais qu’elles clochent de l’autre
pied. Car quand je considere ta nature, je
te donne le droict, mais aussi d’ailleurs,
quand je viens à tourner la veue de mon
coste je change d’opinion, parce que si ta
complainte meritoit estre receuë, il fau-
droit par une mesme loy defendre & abo
lir toutes les arts mechaniques, l’usage
desquelles toutesfois tu n’ignores point
de combien il est necessaire & utile, non
pas à moy seulement, mais à toy aussi, d’au-
tant que si je viens à souffrir disette, & a-
voir quelque deffaut, tu ne peux faire par
faitement tes operations.
L’AM. II ne me
tomba oncques en pensee de vouloir per-
dre les arts machaniques[sic], car j’entends as-
sez de combien elles importent, & comme
elles sont necessaires à toutes personnes. Et à
Fac-similé BVH

83 TROISIEME.
Et à toy mesmement entre autres, parce
que sans leur secours, tu tomberois en mille
inconveniens, lesquels m’incommode-
royent en ma part, & travailleroyent de telle
façon que je pourroys encores moins lors
vaquer aux contemplations & discours que
je ne fais maintenant.
JU. Et aussi en quel
desordre pourroyent tomber toutes choses
si chacune ame sollicitoit sa moitié de suy
vre la vie contemplative, & s’adonner à l’estu
de des bonnes lettres?
L’AM. Je ne trouve
point mauvais que celles lesquelles par desa
stre ont rencontré un corps mal formé, ou
empesché & engourdi de grosses hu-
meurs, ou entaché de mauvaise comple-
xion, ou qui auroit les organes des sens
(pour quelque imperfection que nature
contre son vouloir auroit laissé en iceluy)
inhabiles & mal propres à faire leur offi-
ce: je ne veux empescher, dis-je, que ces a-
mes-la tellement infortunees, ne prennent
en bonne patience, de s’amuser à un si vil &
bas exercice comme est ton mestier.
JUST.
Nous retournerons tousjours au mesme
endroit d’où nous sommes partis, parce
qu’à ce compte, le nombre seroit trop plus
grand de ceux qui s’appliqueroyent aux arts f.ii.
Fac-similé BVH

84 DISCOURS
machaniques[sic] que de ceux qui se mettroyent
à estudier aux sciences & disciplines, atten
du que les hommes pour la plus part naissent
si mal bastis, & tant imparfaits, qu’ils ont
peu d’occasion d’en remercier nature, qui
les a si mal taillez, & telles personnes sont
communément appelez grossiers, lourdaux,
& teste d’oison.
L’AM. Tel defaut se doit
imputer au peu de sagesse & discretion que
ont les hommes, lesquels s’ils ont un champ à
labourer, ils seront bien soigneux avant
tout oeuvre, d’aviser la nature de la terre
qu’ils veulent ensemencer, si elle est espoisse
& peu poreuse, & propre à porter du bled.
Ils garderont en apres estroittement tou
tes les reigles du labeur, à ce qu’elle soit
bien remuee, hersee, & cultivee de tou-
tes ses façons, puis ils seront curieux d’y se
mer d’un pur & bon froment, sans nieslure
ou meslange, & ce en saison oportune & con
venable. Mais quand il est question d’engen
drer des enfans (qui est le seul moyen de se
perpetuer en son espece) ils se soucient peu
ou point du tout de toutes les qualitez &
circonstances, lesquelles bien considerees,
& commodément assorties ensemble, elles
servent & importent de beaucoup. Car com
Fac-similé BVH

85 TROISIEME.
communément ils se mettent a[sic] les faire, bien
peu de temps apres le soupper, & si tost
qu’ilqu’ils sont entrez au lict, ayans l’estomach
tout chargé de vin & de viandes, & estans
encor tout esmeus. Tellement qu’il ne se
faut point esmerveiller s’il y vient tousjours
beaucoup plus de morilles que de bon-
nes prunes, comme l’on dit en commun
proverbe, & si on voit naistre plus d’avor
tons que d’hommes parfaits, & veux par-
ler de ceste façon, pour l’honneur & re-
verence que je porte à la nature de l’hom-
me, laquelle en verité, auroit peut estre
plus de besoin que les autres bestes, de
ne s’eschauffer, & entrer en amour, sinon en
certaine saison de l’an, puis qu’il employe
si mal la cognoissance & le jugement dont
il a esté doué par une singuliere preroga-
tive de Dieu le createur, à fin de tenir en
bride & moderer par raison ses passions
& concupiscences. Mais ne nous arrestons
d’avantage sur ce poinct, puis que tous
deux n’y avons point d’interest: car de
bonne encontre j’ay esté associé avec un
corps bien composé, & d’une riche com-
plexion estant garni d’organes amples &
larges, pour lesquels les sens tant inte- f.iii.
Fac-similé BVH

86 DISCOURS
rieurs comme exterieurs, se peuvent exer-
citer à leur aise: & qui est outre cela vivi-
fié d’un sang si clair & temperé, qu’il en-
gendre des esprits fort nets & subtils, &
propres à exploicter & parfaire digne-
ment toute telle operation qu’il voudra.
Aussi te puis-je à bon droict vanter de ce
don de grace, que tu estois capable de
concevoir, manier, & parachever tout
exercice noble & vertueux, tant du corps
que de l’esprit: où tu t’es contenté pour
tout employ, de m’occuper à faire des ga-
loches. Et bien maintenant que t’en sem-
ble, es-tu prest d’accorder ma complain-
te, & recognoistre que je l’ay fondé sur
bonne raison.
JUST. Mais toy-mesmes,
veux-tu m’imputer une faute dont je suis
innocent? ayant esté mis à ce mestier par feu
mon pere en si bas aage, que le jugement ne
eust peu avoir aucune maturité en moy,
pour sçavoir choisir ce qui m’estoit le plus
propre, car tu sçais qu’il estoit seulement
faiseur de galoches: avec ce que j’estois fort
mal parti des biens de ce monde, & n’a-
vois moyen de me pouvoir entretenir à
l’estude.
L’AM. Si tu eusses esté aisé, &
qu’on t’eust donné voix d’eslire l’estat qui te
Fac-similé BVH

87 TROISIEME.
te fust esté plus aggreable, & que tu eus-
ses attaint l’aage de discretion, tu recevrois
de moy maintenant une plus dure repri-
mende: mais je te tiens grandement ex-
cusé, pour ceste raison dont tu t’es paré.

JUSTIN. De quelle couleur donc te peux-
tu servir pour me depeindre si coulpa-
ble?
L’AM. Pour autant qu’estant par-
venu en l’aage rassis & de discours, & d’a-
vantage en si bon train de gagner, que
tu emboursois & faisois fonds tous les ans
d’une bonne somme de deniers clairs, tu
n’as lors commencé à penser quelque peu
à mon faict, & te mettre en devoir de
m’apporter quelque amendement & me-
lioration, comme tu sçavois bien pour-
voir à toutes tes aises & commoditez.

JUSTIN. Mais que ne specifies-tu ce que
tu desirois que je fisse?
L’AM. Que tu te
fusses appliqué à l’estude de quelque scien
ce, où j’eusse peu trouver grand profit &
contentement, & qui m’eut donné l’adres
se pour parvenir à la cognoissance de la
verité, qui est l’accomplissement de tous
mes desirs, comme je t’ay dit.
JUST. Vraye-
ment à ce coup m’as-tu chatouillé assez
pour rien. Il faloit donc pour te satisfaire f.iiii.
Fac-similé BVH

88 DISCOURS
que je fusse tonnelier, faiseur de galoches,
& escolier ensemble: volontiers que les
deux pieces sont de mesme drap, elles se
rapportent fort bien.
L’AM. Ostons la
mocquerie, je le voudrois voirement.

JUST. Et en quelle reputation fusse-je en-
tré à l’endroit d’un chacun en ce faisant?
je me fusse indubitablement exposé pour
but à toute mocquerie, & eusse servi de
fable & de risee en toute compagnie.

L’AME. Rien moins, & pour te faire co-
gnoistre le contraire: que dit-on à Bolo-
gne d’un Jaques le sellier qui est habitant
de la ville, lequel avec son mestier qu’il
exerce tous les jours, a neantmoins ac-
quis tel sçavoir, que ceux-là mesmes qui
sont envieillis sur l’estude, & qui n’ont
fait autre profession, ne le sçauroyent faire
rougir & en quelque endroict de science
où ils le vueillent esprouver. Et en quel
renom a vescu ce cordonnier de Venise,
qui est decedé depuis n’agueres, lequel
on a cognu si docte?
JUST. Et bien, mais
quelles heures du jour eusses-tu voulu
que j’eusse espargné, pour les employer
à l’estude?
L’AM. Ceste excuse est trop
froide pour me contenter. Aussi t’estoit- il
Fac-similé BVH

89 TROISIEME.
il facile de desrobber sur jour quelques
heures de relais pour les dependre en ce-
ste vacation, comme celles que tu con-
sommes par fois, au jeu d’eschets, ou de
tarots, ou bien à t’aller pourmener & es-
batre en devisant par la ville. Car tu es
bien trompé de plus de moitié, si tu crois
que les gens de lettres estudient sans inter
mission, tenans tousjours pied à boule,
les yeux fichez sur un livre, & l’esprit ten-
du à comprendre & retenir. Et qu’il soit
ainsi, si tu veux prendre garde de pres, tu
ne verras autres qu’eux passer devant ta
boutique, & gaster le pavé des rues à se
pourmener. Mesmement si tu veux un
peu remuer ta memoire, il te souviendra
bien de feu Mathieu paulmier, qui estoit
ton voisin & apothiquaire: lequel sans dis
continuer l’exercice de son estat, se passa
maistre, & rendit tresexcellent en toutes
sciences, par fervente estude qu’il y mit,
tellement qu’il monta en tel degré de re-
putation envers tous les Florentins, pour
voir une si noble & gentile conception
(comme celle-ci de vouloir entendre la
nature & vérité de toutes choses) estre
entree en l’esprit d’une personne de si bas-
Fac-similé BVH



90 DISCOURS
se estoffe, qu’ils l’honorerent de tant, que
de l’envoyer ambassadeur pour la repu-
blique vers le roy de Naples. Lequel (com-
me l’on recite) apres avoir entendu de luy
sa charge, qu’il déduisit sagement & d’u-
ne bonne grace, avec pertinent & grave
discours: & s’esmerveillant fort d’un si jo-
li esprit, & de ce qu’il avoit tant de miel
en la bouche, commença à dire aux sei-
gneurs qui estoient aupres de luy, Pensez
quels doyvent estre les medecins de Flo-
rence, puis qu’elle produit de tels apothi-
quaires.
JUST. Je me renge maintenant
de ton parti, cognoissant que tu dis veri-
té: & de ma part, je ne puis renier, que je
ne fusse assez enclin & addonné aux let-
tres, mais deux choses m’ont retenu que je
n’aye suyvi ce train: l’une, le vil mestier au
quel j’estois occupé: & l’autre c’est la pei
ne & difficulté qu’on a d’estudier & d’ap
prendre, comme j’ay entendu dire de plu-
sieurs.
L’A. Tu m’as mis à ce coup droit-
tement en mon jeu, comme l’on dit, alle-
gant ceste seconde raison. Car sans m’ar-
rester d’avantage à la premiere, si l’exem-
ple de mes contemporains ne suffit, tour-
nons arriere aux philosophes anciens, qui tous
Fac-similé BVH

91 TROISIEME.
tous (peu s’en faut) estoyent de quelque
mestier, & entre autres, nous lisons à
ce propos de Hyppias, lequel tailloit, as-
sembloit, & cousoit ses habillemens, fai-
soit des garnitures & caparassons de che-
vaux, & une infinité d’autres gentillesses.
Mais pour mieux discuter & approfon-
dir ceste derniere raison, que tu as ame-
né, comme estant de plus grand prix, je
te veux prouver qu’il n’y a chose en ce
monde si aisee ni plus facile, que d’estu-
dier & se faire sçavant.
JUST. Si ay-je
tousjours pensé du contraire par ci de-
vant.
L’AME. Je te feray voir ce que je
dis estre vray, si tu m’escoutes attentive-
ment. Toute chose estant poussee & ai-
dee de sa nature, acquiert sa perfection, &
parvient à sa fin desiree sans peine aucu-
ne. Puis donc que la cime de tous les de-
sirs naturels & raisonnables qui logent
dans l’homme, c’est la claire & certaine
cognoissance de la verité, il nous faut ar-
rester nostre ject sur ce poinct, que l’hom
me ne peut endurer peine ni fatigue à la
pourchasser & acquerir. Or pource que
tu pourrois douter des deux premieres
parties de mon argument, lesquelles con
Fac-similé BVH



92 DISCOURS
cedees, tirent en consequence necessaire
la troisieme, je te les veux averer par fer-
mes & seures raisons. Et pour commen-
cer à la premiere, je te demande, As-tu o-
pinion que ce soit par force, que la terre
devale en son centre?
JUSTIN. Nenni
vrayement.
L’AME. Suyvons. Et le feu
à ton avis, travaille-il à monter & saillir
en sa sphere?
JUST. Encores moins. L’A.
Et quoy? les plantes endurent-elles quel-
que peine, à se nourrir, par croistre & pro
duire leurs germes & semences? Et d’au-
tre part les animaux à sentir, à cercher
leur pasture, & à procreer leurs sembla-
bles?
JUST. Nullement: car un chacun
d’eux par un instinct & semonce naturelle,
fera ses operations, que tu as nommees,
s’il n’est empesché d’un plus fort accident.

L’AM. Tu cognois donc bien à ceste heu-
re, que nulle chose souffre peine ou vio-
lence aucune pour acquerir sa perfection.
Car la terre n’est jamais où elle aspire, si-
non lors qu’elle repose en son centre, & le
feu n’est point à son naturel, jusques à ce
qu’il soit volé en sa sphere, où il ne trou-
ve resistance ni contrarieté aucune. Et les
plantes quand elles sont creuës en leur ju- ste
Fac-similé BVH

93 TROISIEME.
ste grandeur & ont jetté leur fruict, ne pas-
sent point outre. Et les bestes apres avoir
engendré des petits pareils à elles, pour se
maintenir & perpetuer en leurs espacesespeces,
imitans selon leur puissance le grand mo-
teur premier, n’ont plus rien à desirer d’a-
vantage. Resteroit seulement ce poinct
à verifier, comme la fin & la perfection
de l’homme consiste en la seule recerche
& cognoissance de la verité. Mais je suis
asseuré que l’amour & le desir naturel de
cela que tu vois emprainct au coeur & en
l’esprit d’un chacun, t’en rend un certain
tesmoignage.
JUST. Loué soit le bon &
grand Dieu, pour m’avoir laissé en vie,
jusques à ceste heure heureuse, où j’ay re-
ceu ce bien de t’ouir discourir si joliement.
Et en verité tu m’as desseiglé les yeux, qui
estoyent auparavant tant chargez de cras-
se, qu’ils ne voyoient qu’en trouble, en
sorte que je descouvre maintenant ce qui
m’a esté caché & incognu soixante ans
ou plus, que j’ay perdu en ce monde.

L’AM. Je veux bien parler plus haut, c’est
qu’il seroit trop plus facile à Justin, d’estu
dier un livre entier d’Aristote, que non
pas de faire une couple de formes de bois
Fac-similé BVH



94 DISCOURS
qui servent aux cordonniers.
JUST. Tu
promets beaucoup, je ne sçay si l’effect y
pourroit respondre.
L’AM. fort aisément,
il n’en faut point douter, & voici la rai-
son, Quel plaisir prens-tu à faire des galo
ches, ou des muits, & des autres choses
semblables?
JUST. Ce m’est plaisir pour
le gain que j’y fais, lequel me sert à pour-
voir à toutes les necessitez qui survien-
nent de jour à autre.
L’AME. Metons
à part le gain, car l’estude en peut aussi
bien apporter à l’homme sçavant, com-
me fait un mestier à son maistre. Mais
quel autre plaisir y reçois-tu?
JUST. Nul
en bonne foy.
L’AME. Quant à moy,
non seulement je n’y en ay point, mais au
rebours, je souffre une passion & douleur
extreme, cognoissant quelle je suis, & me
voyant vouee à si bas & pauvre exercice.

JUST. Quelle raison donc pourroit-on as
signer, pourquoy c’est que si peu de per-
sonnes aujourd’huy s’applicquent aux let
tres, voire de ceux ausquels il ne manque
aucune commodité.
L’AME. La mau-
vaise nourriture que les peres ont pris en
leur jeunesse, & l’opinion fausse & per-
verse qu’ils ont chaussee, que leurs enfans sont
Fac-similé BVH

95 TROISIEME.
sont plus idoines, & profiteront plus en
leur vocation laquelle ils manient, que non
pas en une nouvelle qu’ils n’ont esprou-
vé. Joinct les espines & grandes difficul-
tez que ceux qui sont prisez en sçavoir,
mettent de premiere arrivee devant les
yeux de la jeunesse, qui avoit envie d’y
entendre, à fin de l’estonner & reculer si
loin, qu’elle perde toute volonté d’en plus
approcher, leur preschant & rechantant
sans cesse, qu’il n’y a travail si penible que
celuy de l’estude.
JUST. En verité tu rap
portes fidellement le propos que ces mes-
sieurs tiennent d’ordinaire: aussi leur ay-je
ouy souvent desgoiser ce beau langage.
Et ils imitent en cela la coustume des me
decins, lesquels jugent quasi toutes les
maladies de leur patiens à la mort, quoy
qu’il en soit ils les publient si douteuses &
hors d’espoir, qu’estans iceux retournez
en convalescence, on fait cas par tout de
leur belle cure, comme de quelque mira-
cle & oeuvre plus que humain.
L’AME.
Pleut à Dieu Justin, qu’il n’y eust que ce-
ste occasion, qui les fit tenir ceste mor-
gue, mais il y a bien autre anguille sous
roche: car ils sont poussez de quelque au-
Fac-similé BVH



96 DISCOURS
tre mouvement, qui est bien pire.
JUST.
Et quel donc? je te prie me le declarer.

L’AM. L’heure ne le porteroit pas main-
tenant, car le jour est desja fort avancé,
mais si tu veux que nous retournions de-
main matin à deviser encore ensemble,
je te le conteray, & quelque autre chose
avec, où tu prendras bien plaisir.
JUST.
Je le veux bien, & t’en prie affectueuse-
ment.
L’AME. Mais escoute, j’atten-
dray que tu m’appelles, sans plus t’esveil-
ler, comme j’ay fait ce matin, de peur que
tu ne le prennes de moy en fascherie &
mauvaise part.
JUSTIN. Bien, bien, aussi
feray-je.


DISCOURS IIII.


ENTREPARLEURS,

Justin & son Ame.

JUSTIN.


QUE veut dire que j’ay si mal
dormi ceste nuict, travaillé
continuellement d’une gran-
de inquietude, sans pouvoir
à peine reposer ni fermer l’oeil qu’à demi? Si ne
Fac-similé BVH

97 QUATRIEME.
Si ne sens-je toutesfois aucun mal, ni in-
disposition en ma personne, & me trou-
ve fort gaillard Dieu merci. Quelqu’un
peut estre jugeroit, & non sans raison, ce-
ste fatigue que j’ay souffert, estre du nom-
bre des faveurs que la vieillesse tant renom-
mee à coustume de departir aux siens, com-
me de mal dormir, & pirement veiller.
Combien qu’à la verité je penserois bien,
que l’envie grande que j’ay eu toute nuict,
de retourner derechef à deviser avec mon
ame, en soit la seule cause. Car je me suis
bagné en un si grand plaisir, & ay receu
tant de contentement ces trois fois que
je me suis arraisonné à elle, qu’une heure
seule qui me frustre de ce bien, me semble
durer un an entier. Mais aussi me serois-je
moy-mesme trompé solennellement, me
jouant à mon ombre, comme on dit, si
tout le devis que je cuide avoir tenu à mon
ame n’estoit qu’un pur songe & vraye res
verie, de laquelle les vieillars ont coustu-
me de s’entretenir à faute de meilleur pas
se-temps? Et de faict, je ne suis encores pur
gé si au net de tout souspeçon, qu’il n’en
soit demeuré quelque reste au fonds de
mon esprit: n’ayant onc esté desjeuné d’une g.i.
Fac-similé BVH

98 DISCOURS
telle nouvelle. Aussi n’ay-je jamais ouy con
ter qu’un si estrange accident fut avenu à
autre qu’à moy, & encores qu’on puisse
appliquer à ce propos l’exemple de David,
lequel par fois il semble qu’il parle à son
ame, comme on peut voir en ce Pseaume
où il l’interrogue de la raison qui la rend si
melancholique, & pourquoy c’est qu’elle
se trouble & contriste tant, si n’ay-je point
appris, qu’elle luy ait respondu, comme fait
la mienne à toute demande que je luy mets
en avant, tellement que je ne sçay qu’en
penser. Car d’autre part je ne me puis te-
nir ferme en ceste opinion, que tout ce col
loque & conference ne soit qu’un radote
ment d’esprit, veu qu’elle m’a endoctriné
de plusieurs choses que j’ignorois aupara
vant. Quoy qu’il en soit, je veux mainte-
nant que suis esveillé comme le jour, &
bien asseuré que je ne dors ni ne songe
plus, sonder le gué derechef, & esprouver
si elle se voudra remettre en veuë, & devi
ser avec moy, comme elle a fait ces jours
passez. Mais il faut que je l’appelle, com-
me elle me donna hier en charge. Mon
ame, Ho mon ame.
L’AM. Que veux-
tu Justin?
JUST. A ce coup est-il vray? Je desire
Fac-similé BVH

99 QUATRIEME.
desirerois, si tu le trouves bon, que nous
reprissions les erres de nostre dispute de
hier, par tel si toutesfois, que tu ne m’ha-
bandonnes point, comme tu as fait ces
deux autres matinees: car je renonce à
ceste envie qui m’a tenu premierement
de te voir. Aussi cognois-je maintenant
en quel danger je me suis jetté sans y pen
ser, & confesse avoir esté un grand fol, &
m’estre oublié lourdement, m’exposant
à une espreuve si hazardeuse où il va de
la vie.
L’AME. Comment donc? quel
grand peril entens-tu avoir eschappé?
JUS.
Ne m’as-tu pas hier remonstré le regret
qui tute prend souvent, pour te voir attachee
à une si basse & mechanique vacation,
comme est mon mestier de tonnelier,
me descouvrant en outre, que ton plus
grand desir estoit, que je me fusse adon-
né à l’estude des sciences & bonnes let-
tres. Ainsi donc, n’ay-je pas grande occa-
sion de craindre que quelquesfois que
tu seras absente de moy, il ne te vienne
volonté de me quitter du tout, & d’en-
trer au corps de l’un de ses estudians, qui
te sera plus agreable, & que cependant g.ii.
Fac-similé BVH

100 DISCOURS
je demeurasse lourche, spolié de la plus
saine & meilleure partie de moy-mes-
mes, & restant sinon mort du tout, pour
le moins, tout tel que ces autres bestiaux
pauvres pecores, qui n’ont cognoissan-
ce ni entendement.
L’AM. C’est en vain
que tu redoutes d’encourir ce danger,
car si tu n’as les aureilles du tout plattes,
qui ne retiennent rien de ce qu’elles en-
tendent. Il te peut bien souvenir de quel-
le sorte je construisois mes paroles, t’a-
visant que je ne sortirois point entiere-
ment hors de toy, mais avec ma partie
divine tant seulement, qui est celle la-
quelle pour estre exempte du tribut de
la mort, peut bien pour un temps de-
meurer seule sans toy.
JUSTIN. Toy-
mesmes me donnes gain de cause, con-
fessant que tu peux estre sans moy. Car
par là tu vois la crainte qui me ronge le cer-
veau, n’estre point fondee en l’air com-
me tu me reproches, ni sans grande ap-
parence. Aussi te veux-je bien encore un
bon coup ramentevoir, que pour rien
je ne voudrois estre compris au Kalendrier
des bestes humanisees, pour voir cependant quel
Fac-similé BVH

101 QUATRIEME.
quelque autre en possession de mon cer-
veau, avec le sien, lequel me teint tous-
jours sur les rangs, & me mit aux nouvel-
les des accouchees.
L’AM. Tu te mes-
contes grandement: car posé le cas que je
puisse estre sans toy (ce qui adviendra a-
pres la separation que la mort fera de nous
deux) si ne sçaurois-je pourtant, jusques
au jour du jugement universel, animer &
vivifier un autre corps que le tien.
JUST.
Et pourquoy cela?
L’AME. Parce que
j’ay esté dediee de Dieu le createur pour
m’incorporer & agir en toy seul, & non
en un autre corps. Ce que les philosophes
naturels appellent Habitude.
JUSTIN.
Quelle chose est-ce, que ceste habitude
dont tu parles? car le mot m’est aussi nou-
veau comme seroit le haut Allemant.

L’AM. L’habitude, c’est une certaine pro-
prieté, convenance, inclination, & desti-
nee, pour agir & operer en toy, ayant esté
choisie & vouee par Dieu le createur à
cest effect, pour commencer à gouster le
fruict de ma perfection: laquelle je n’ay
receu à l’instant que j’ay esté creée, comme
les Anges, ausquels elle a esté donnee tout
d’un coup & au mesme temps qu’ils furent g.iii.
Fac-similé BVH

102 DISCOURS
formez: & de faict si je l’avois toute acqui
se, je n’aurois plus besoin de ton aide &
secours, & n’y a que ceste seule particula-
rité, qui me separe d’avec les autres ames,
d’autant que nous ne sommes point en-
tre nous differentes en espece, comme
nous sommes des autres animaux, par l’u-
sage de raison, dont ils sont privez. Ni ne
pouvons encor estre dissemblables en
nombre, l’une de l’autre, parce que nous
ne sommes point corporelles ni mate-
rielles, & la distinction par nombre ne se
fait qu’aux choses qui ont corps, dont s’en-
suyvroit par consequent, que ne fussions
toutes qu’une mesme chose. Et ceste con
sideration a produit de grans erreurs aux
esprits de plusieurs hommes fameux. Mais
ils n’ont remarqué (ce qui les pouvoit o-
ster hors de doute) qu’une ame est diffe-
rente de l’autre par ceste habitude, & affi
nité naturelle qu’elle a seulement avec
son corps, & non avec les autres.
JUST.
Pour ne me faire plus sçavant que je ne
suis, je te confesse n’entendre ni texte ni
glose, en tout ce beau discours. Aussi me
en veux-je bien rapporter aux clercs, car
c’est-ci une leçon de plus haut style, que je ne
Fac-similé BVH

103 QUATRIEME.
je ne puis comprendre.
L’A. Il ne t’en faut
gueres estonner. Car l’Escot mesmes, celuy
qu’on a surnommé le docteur subtil, & qui
s’est persuadé avoir devancé tout autre
philosophe qui s’estoit ingeré auparavant
luy de resoudre & expliquer ceste diffi-
culté, ne la sçeut bien entendre nettement,
ayant voulu nommer ceste habitude dont Il a in-
venté ce
mot,
pour si-
gnifier,
que l’a-
me par
certaine
destinee
de Dieu,
eschet à
son corps.
Peut e-
stre aussi
a-il pris
ce mot
du verbe
Grec, E-
cho, ha-
beo, j’ay,
& a vou-
lu dire,
Ecchei-
ta, pour
Habitu-
de, c’est
à dire,
Disposi-
tion.

je parle, Eccheita, qui est un nom estran-
ge & incognu nounon seulement aux Latins,
mais aux Barbares aussi, tellement, pour
le faire court, que ce grand maistre ne peut
oncques demesler à droict cest esche-
veau, sans rompre le fil.
JUST. Tirons-
nous donc hors des espines, sans brosser
plus avant dans l’espes de ce bois: car je ne
voudrois pour rien, qu’en cuidant pene-
trer ces subtilitez & quint’essences, qui
passent de beaucoup la portee de ma vie,
il m’advint un tel meschef, comme à ce-
luy qui voulant affiner le cerveau des au
tres, il alambicqua de telle sorte le sien,
qu’il souffroit volontairement estre enter
ré tout vif: comme s’il eust desiré donner
lieu au proverbe commun, & plaider ve-
ritablement avec les taupes sous terre,
qui est un piege auquel je pourrois bien g.iiii.
Fac-similé BVH

104 DISCOURS
tomber, si quelqu’un m’espioit si à pro-
pos, qu’il me peut surprendre sans toy. Aus
si te priay-je d’affection, pour ne trembler
plus ceste fievre, que tu demeures tous-
jours avec moy sans t’en absenter: car tou
te l’envie que j’avois de te voir est passee,
& ne m’en soucie plus.
L’AM. Puis que
je te vois avoir ces nouvelles minutes en
teste, & que tu as si grand’peur de ceste
separation, je suis contrainte pour te jet-
ter hors de peine, te lever la taye que tu
as sur l’oeil, & te descouvrir un secret que
je t’ay celé jusques à maintenant. Sçaches
donc qu’encor, que j’aye fait mine de sor-
tir d’avec toy, si ne m’en suis-je jamais par
ti? Aussi ne le pourrois-je faire encores que
je voulusse, & n’y a que la mort qui nous
separera, lors quelle donnera but à nos
jours. Car il te faut entendre que je suis
ta forme, & ton essence, & tellement con
fuse & mixtionnee en toy que durant le
cours de nostre vie, ceste union & ligatu-
re ne se peut desjoindre & separer: mais
comme je t-ay dit, la mort en tranchera le
noeu, lors que nos jours prendront fin. Et
ne te faut tromper à l’opinion de plu-
sieurs, qui ont estimé l’ame demeurer au corps,
Fac-similé BVH

105 QUATRIEME.
corps, comme le pylote en un navire, la-
quelle il gouverne & manie à sa discre-
tion, sans se bouger, & la peut mettre à
bort, ou laisser seule flotter à la rade, quand
bon luy semble, pour s’esbatre cependant
quelque temps sur terre: puis derechef y
rentrer, & la freter & equipper de nou-
veau, & apres l’avoir desancré, voguer en
haute mer.
JUST. Comment tu tournes
la charruë contre les boeufs, me voulant
persuader maintenant au rebours de ma
premiere instruction, que tu ne t’es point
separee d’avec moy? Que seroit ce si je ne
t’avois point veu? penses-tu qu’ayant les
yeux ouverts, je prisse au jour, le changeant
pour le jaune? Non, non, je ne suis point
louche jusques la, que je ne cognoisse
bien ce que je vois.
L’AM. Justin abbais-
se la pointe de ta cholere, tu te pourrois
blesser: de faict je ne doute point qu’il ne
t’ait semblé ainsi.
JUST. Qu’appelles-tu
sembler, vrayement je me monstrerois
bien fol trois nottes au dessus de la haute
game, si je croyois qu’en te voyant, il me
semblast seulement ainsi, & qu’il ne fut
point vray?
L’AME. Je te dis derechef
qu’il t’a semblé.
JUST. Mais en quelle
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106 DISCOURS
sorte cela? Tes propos me rendent aussi
esbahi, que si à l’instant je tombois des
nues.
L’AM. Je te vois dire, J’ay remué
les images & conceptions que tu portes
en la fantasie, & les ay representez à ta ver-
tu fantastique, comme fais proprement
quand tu songes: & en ceste façon t’a-il
semblé que tu me voyois.
JUST. Com-
ment est-il possible, que tu me trompes si
subtilement, & que tu me donnes ces illu-
sions sans que je m’en apperçoyve?
L’A.
Ouy sans doute, je le puis aussi bien que
les esprits & demons, qui deçoyvent &
enchantent les hommes bien souvent, de
ceste façon, qui est cause qu’on appelle
leurs apparitions, fantastiques.
JUSTIN.
Selon ton dire, c’est chose certaine que
il y a des esprits.
L’AME. Comment,
en fais-tu doute?
JUST. Je ne sçay bon-
nement à quelle opinion m’attacher pour
la plus seine: car j’ay ouy maintesfois sou-
stenir à beaucoup de grans & doctes
hommes, que ce ne sont que fables, qui
ont esté feintes & controuvees par quel-
ques gens d’esprit, pour piper les sim-
ples & idiots, qui y adjoustent foy, & que
telles visions fausses naissent quelques- fois
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107 QUATRIEME.
fois aux personnes, d’un humeur melan-
colic & adulte qui regne en eux, & qui
leur fait faire des actes estranges, & par
dessus le commun.
L’AM. Ce sont vo-
lontiers de ces grans personnages, qui
ont ceste bonne estime d’eux-mesmes,
que rien ne leur est incognu, ains qu’ils
sçavent toutes choses, & neantmoins
ils descouvrent à l’oeil leur bestise & gran-
de ignorance, & monstrent bien qu’ils
sont peu versez en la lecture des histoi-
res & mesmes aux Lettres sainctes & en
l’Evangile, ou bien qu’ils n’y adjoustent
nulle foy, qui est le comble du mal-heur.
Aussi est-ce une maxime receuë & emo-
loguee[sic]
par la commune des philosophes,
qu’il y a des esprits, lesquels font voir &
entendre à ceux qui les escoutent, & se
donnent en proye à eux, des choses su-
pernaturelles & toutes contraires à la ve-
rité. Et de faict, n’as-tu jamais ouy con-
ter de ces fees, qui portent autrement en-
vers le vulgaire, le nom des sorcieres, les-
quelles vont charmans & ensorcelans si
miserablement des pauvres fillettes, que
elles se jugent estre devenues chattes, &
comme telles, se cachent aux caves & cel-
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108 DISCOURS
liers, miolant & chassant à force les sou-
ris qu’elles peuvent appercevoir.
JUST.
Tu m’esblouis encores d’avantage, mais
aussi est-il vray, qu’il y ait des sorciers?

L’A. Pleut au Seigneur Dieu tout puissant,
qu’il n’y en eut point, lequel toutesfois
les endure & permet vivre entre nous,
pour chastier nos pechez & mal-versa-
tions. Lis un peu ce qu’en a escrit le con-
te de la Mirandole en Thoscan, d’une sor-
ciere qui luy tomba entre ses mains. Mes-
mement les Canonistes, s’ils eussent pensé
n’estre qu’un abus & folie tout ce qu’on
en dit, & qu’à l’espreuve on n’eut cognu
leur puissance, pourquoy eussent-ils esta-
bli loy sur ce faict, ayant dressé un titre par-
ticulier des froids maleficiez, impotens,
& ensorcelez.
JUST. Asseurement que
cest argument dernier dont tu as usé, est
de mise, & conferme de beaucoup ton opi
nion. Mais nous-nous sommes desvoyez de
nostre chemin, sans y songer, parquoy re-
tournant sur le propos qui a donné l’entree
aux autres, je te veux dire que tu m’as fort al
legé le coeur, quand tu m’as asseuré qu’il
n’estoit en ton pouvoir, de te separer, & sor
tir hors d’avec moy. Or maintenant puis que nous
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109 QUATRIEME.
nous sommes sortis de cest empeschement,
suyvons nos derniers erremens d’hyer ma-
tin: & reprenant le mesme endroict où
nous demeurasmes, je te prie de m’expli-
quer le motif, qui fait ces grans clercs des
gouster ainsi la jeunesse, & la destourner
de l’estude, leur donnant à entendre, que
le travail n’est pas plus grand à servir d’ai
de aux massons, comme on dit en com-
mun langage, ou à tirer les pierres d’une
carriere.
L’AM. A ceste enseigne Justin,
peux-tu cognoistre, que le nombre est pe
tit de nostre temps des gens de vertu, &
amateurs du bien public, mais si cela pro-
cede ou de la corruption & infirmité du
naturel de l’homme, ou d’une mauvaise
nourriture & coustume vicieuse dont som
mes abbreuvez dés nostre plus tendre
jeunesse, ou bien d’un zele trop froid, &
affection trop petite que portons à la re-
ligion Chrestienne, je ne le veux à pre-
sent disputer, & en laisse le procez pendu
au croc.
JUST. A la verité le nombre
des gens de bien descroist & appetisse tous
les jours, & celuy des meschans & envieux
au contraire, s’augmente & fortifie en tant
de sortes, que je commence maintenant
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110 DISCOURS
à douter, que ne soyons arrivez au poinct
de la consommation & definement du
monde, & que le grand jour de la resurre-
ction generale ne soit prochain. Qu’il ne
soit ainsi, ne vois-tu pas de combien nous
sommes empirez, & comment la malice
a gagné l’avantage sur la vertu, depuis cin-
quante ans ençà seulement? Or je ne veux
point en cest endroict (encor que ce ne fust
peut estre impertinemment) deschiffrer les
moeurs & façons de vivre des Papes, Car-
dinaux, Evesques, Prelats, Moynes, & au-
tres Prestres. Mais amusons-nous seule-
ment à esplucher les vices qu’on voit ap-
paroistre pour le jourd’huy, aux jeunes
enfans de neuf à dix ans: vous les verrez es-
hontez, sans vergongne aucune, auda-
cieux, outrecuidez, deshonestes & disso-
lus, tant en leur geste & maintien, comme
en leur propos. Et au reste, quant à la ru-
se & finesse d’esprit, ils donneront la baye
à un homme aagé de cinquante ans, ou
plus. Làs mon Dieu, il me souvient que de
nostre temps anciennement, nous avions
passé vingt ans & d’avantage, sans avoir
gousté vin, ni essayé que c’est que du plai-
sir de Venus, où aujourd’hui, incontinent que
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111 QUATRIEME.
que la jeunesse est esclose hors de la co-
quille, & qu’elle est sortie hors de l’aage
du sabot: elle prend l’un pour nourrice,
& l’autre luy sert de maistre & condu-
cteur.
L’AM. Du mal qui en vient, que
les parens s’en tirent à eux seuls les aureil-
les, & s’en mordent les doigts, comme on
dit, puis que leur indiscretion & folie seu
le leur a pourchassé ce mal-heur: car sous
couleur de recommander à un enfant,
l’esprit esveillé & non endormi, ils trou-
vent bon leur faire dire quelques paroles
de raillerie, & moins honneste: comme
d’autre costé, ils leur permettent savou-
rer le vin, pour tirer plaisir de leur jargon
& contenance: sans prevenir cependant
les inconveniens où ils les acheminent,
leur enseignant en ce bas aage, toutes ces
belles gentillesses, qu’ils appellent: mais il
ne s’en faut point autrement tourmenter
pour eux, car tout ainsi qu’ils sont seuls
autheurs des infortunes où tombent leurs
enfans puis apres, ils sont aussi les pre-
miers à porter la penitence du peché qu’ils
ont commis, recevans telle recognoissan-
ce & autant de contentement d’iceux,
comme ils les ont honnestement & sage-
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112 DISCOURS
ment endoctrinez en leur jeunesse. Mais
pour rentrer sur nos brisees, tu dois sça-
voir que la bonté & preud’hommie, qui
reluit en une personne bien conditionnee
(je n’entens pas seulement celle qui nous
est enjointe en l’Evangile, mais la natu-
relle aussi, laquelle est requise en tout
homme, entant qu’il est capable de rai-
son) elle naist & procede d’amour, qui
nous apporte ceste aise & resjouissance,
que nous prenons de la commodité & du
bien d’autruy.
JUSTIN. Tu ne pour-
rois mieux parler, & à la verité s’il se
trouvoit telle amitié & bien-veillance
entre les hommes, comme elle doit e-
stre par raison, les loix & ordonnances
demeureroyent muettes & de nulle va-
leur entre nous, d’autant que les meurtres,
larrecins, & usures n’y auroyent plus de
cours, ains vivroit-on en grande paix, u-
nion, repos, amitié, asseurance & tranquili
té d’esprit, & du tout telle, qu’elle souloit
estre jadis, durant le siecle d’or, tant trom-
petté, & renommé, où la vertu estoit par
esgal à la fortune de tout le monde.
L’AM.
D’autrepart, la malice s’engendre d’un
defaut d’amitié, qui suscite l’envie, & le mal
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113 QUATRIEME.
mal de coeur qui nous prend, pour voir
prosperer autruy, & manier ses affaires à
gré: & de là vient, si tu y prens garde de
pres, que toute personne meschante, por-
tera quant & quant un lambeau d’envie
en ses armoiries.
JUST. Les meschans ne
sont pas seulement envieux, mais aussi cou
stumierement oiseux & fais-neants.
L’AM.
Sçais-tu pourquoy? C’est d’autant que l’oisi
veté est encores une des imperfections de
l’homme, & peut estre des plus grandes & dom
mageables, dont il soit entaché: car n’e-
stant point reiglee ni retenue par un bon
naturel, elle produit une infinité d’effects
malins, comme il soit ainsi que les person
nes inutilles & oiseuses n’ayant le vouloir
de se pourchasser par leur vertu, labeur &
industrie, tous les honneurs & richesses
qu’ils souhaittent, ils cerchent d’y parvenir
par mille moyens illicites, pourveu qu’ils
esperent en venir à bout & pouvoir con-
duire l’eur menee si secrettement qu’elle
ne soit eventee ni cognue de personne,
sans se soucier quant au reste que peu, ou
point du tout de la ruine de leur voisin,
sur laquelle ils ont eschaffaudé leur gran-
deur: chose qui sent si mal son Chrestien, h.i.
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114 DISCOURS
& est tant odieuse de soy, que mesmes les
bestes brutes tesmoignent par effect com
bien ils la detestent. car si elles veulent
outrager quelqu’une de leurs especes, el-
les le font à descouvert comme avec un
deffi, & ne s’aident au surplus que de la seu-
le force & courage qui est en eux. Or ces
meschans sous un visage ami en apparen-
ce, & sous un ris de paroles emmiellees,
taschent en cachette par menees sourdes,
& traisnees couvertes debuter & donner
le saut l’un à l’autre, avec un million de ru
ses, trahisons & impostures, dont ils se sça
vent prevaloir & trop bien aider.
JUST.
Que tu devises sagement, ô mon ame, &
comment tu en deduis l’entiere verité:
que si quelqu’un en doute encore, & vueil-
le cercher meilleur pleige pour s’en asseu
rer, il luy faut seulement perdre quelques
jours à hanter les artisans: car lors apres
l’essay fait par luy, il ne differera plus de
soustenir ceste reigle estre vraye, Que tous
faits-neants sont envieux.
L’AM. Ceste
maladie est aussi familiere aux gens de
lettres qu’à pas un autre estat: car en-
tr’eux ils se trouvent beaucoup de faits-
neants, & plusieurs malins pareillement, lesquels
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115 QUATRIEME.
lesquels s’efforcent de reculer & estran-
ger la jeunesse de l’estude des bonnes scien
ces, estans les premiers poussez d’un sot
desir de vivre en reputation, & passer à la
monstre parmi le peuple pour doctes &
sçavans, où si les livres estoyent ouverts
& intelliglesintelligibles à un chacun leur bestise &
ignorance seroit incontinent mise au
jour, & mocquee de tous, laquelle ils sça-
vent fort bien faire mescognoistre par la
coustume qu’ils font de mesdire, & blas-
mer les sciences. Quant aux derniers, ils
n’ont autre visee en cest endroit, que de
boucher le passage, & fermer la porte à
ceux qui les suyvent, par une vileine en-
vie qui les ronge, que d’autres ne vien-
nent à prendre part, & faire concurrence
en cest honneur & sçavoir, qu’ils se per-
suadent avoir acquis.
JUSTIN. Et quels
moyens praticquent ces reverens affa-
mez de gloire, & glouttons d’honneur,
pour parvenir à leurs fins?
L’AM. Ils pu-
blient en premier lieu, que l’estude est
l’exercice le plus penible, & du plus grand
tourment d’esprit qu’on puisse prendre:
encores neantmoins (comme il me sou-
vient t’avoir verifié l’autre jour) qu’estant h.ii.
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116 DISCOURS
la chose plus corrompue & approchan-
te du naturel de l’homme, qu’autre qui
se trouve, il faut aussi inferer par necessi-
té, qu’elle luy soit facile & fort aisee.
JUST.
En bonne foy je commence à y voir clair,
& apres à cognoistre leur malice.
L’AM.
Or il te faut retenir, que les lettres, quand
elles rencontrent un bon naturel, & un
cerveau bien posé, elles le rendent en-
cores meilleur & plus sage: de mesmes
aussi quand elles trouvent quelque sot
& meschant esprit, elles luy augmentent
sa follie & meschanceté. A ce propos ne
sçais-tu pas, qu’en nos jours se sont trou-
vez quelques hommes de sçavoir, non
seulement delaissez de la crainte de Dieu,
mais d’avantage, si peu curieux de leur
honneur envers le monde, que pour e-
stre reputez gens d’esprit, & sçavoir bien
contrefaire le nez de Lucian, ils ont es-
crit & composé des livres au grand scan-
dale & offense d’autruy. Or je n’entens
par ce traict toucher ceux qui par le titre
& seul[sic] etiquette de leur livre, font assez
claire monstre de leur marchandise, com
me je pourrois nommer sur ce passage, La cour
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117 QUATRIEME.
La courtisane, & le Dialogue de l’usure,
encores que l’un suffit à corrompre & enta-
mer la chasteté d’une Lucresse, & l’autre
ait puissance de restreindre & resserrer la
liberalité d’un Alexandre. Mais j’entens
taxer ceux-la qui sous le nom emprunté de
la vertu, enseignent toutes les plus execra-
bles & desnaturees meschancetez, & tou-
tes les impietez plus damnables, dont un dia
ble le sçauroit aviser, comme le livre Des
trois chastetez, & Le dessinement des mi-
racles, & autres pestris de telle farine, en
sorte que ce seroit un beau chef-d’oeuvre,
& grand merite du public, qui les banni-
roit d’entre les hommes, & en interdiroit
la vente & publication.
JUSTIN. Tu as
bonne raison de tenir ces termes, & en
verité ceux qui sont constituez aux char-
ges & dignitez publiques, ne devroyent
ainsi permettre indifferemment, & à bis
& à blanc, comme on dit, imprimer tous
livres, pour les inconveniens qu’on en
voit sourdre tous les jours.
L’AME.
Or pour s’asseurer de la verité de nostre
discours, il te faut maintenant que tu as
veu l’enuversl’envers, retourner l’endroit de ce
drap, & considerer la coustume des gens h.iii.
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118 DISCOURS
doctes & vertueux ensemble: car tu les
trouveras tous (si tu les accostes de pres)
esprits d’un desir & honneste volonté, de
communiquer & faire part aux autres des
dons de grace & perfections, qu’ils ont re
ceu de Dieu le createur, admonnestans &
enhortans sans cesse un chacun selon son
estat, & commodité, de suyvre la vertu, &
s’adonner à l’estude des lettres & bonnes
sciences. Comme s’ils tiennent un menui
sier, ils l’encourageront au moins à la co-
gnoissance des reigles de Mathematique,
ainsi qu’a fait de nostre temps, au Came-
rin, à un menuisier, ce vray homme de Dieu
maistre Julian des carmes (car ainsi me
plaist-il de le nommer, puis que si libera-
lement il communique ses graces, à l’exem
ple de celuy dont il represente l’image)
l’ayant rendu si expert & accompli en ce-
ste science, qu’il ne peut estre second à qui
que ce soit aujourd’hui, & fera teste à qui
conque se presentera sur les rengs, tant
bien equippé soit-il des langues Grecque
& Latine, dont cestuy-ci n’a aucune co-
gnoissance. En cas pareil ils inciteront un
apothicquaire à estudier en medecine: &
pour abbreger, ils semondront un cha- cun
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119 QUATRIEME.
cun d’apprendre les choses qu’ils juge-
ront en saine conscience leur pouvoir e-
stre utiles & honorables.
JUST. Vraye-
ment je m’apperçoy bien que ton dire
tient de la verité, parce que m’ayant res-
veillé la memoire, il me souvient mainte-
nant que Matthieu Paulmier, duquel tu
me fis hier un compte notable, ne s’embe-
songnoit quasi à autre affaire, qu’à invi-
ter un chacun, de quelque degré qu’il fust,
à la suitte & pourchas de la vertu, tenant
tousjours ceste belle sentence en la bou-
che, Qu’il y a autant de difference entre
un homme de sçavoir, & quelque igno-
rant, qu’entre un homme vif, & son pour-
traict. En semblable, Marcel mon voisin,
qui estoit la vraye image de la mesme bon-
té retiree au naturel, estoit affable & hu-
main jusques là, que si un jeune enfant se
fust addressé à luy pour l’interroguer de
quelque chose qu’il desiroit sçavoir, il ne
differoit de luy en apprendre sur le champ,
tout ce qu’il en entendoit, allegant souvent
ce dire de Platon, Que l’homme est mis en
ce monde, pour enseigner & aider à son
prochain.
L’AM. Mais quel besoin est-
il de nous mettre en peine de trouver des h.iiii.
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120 DISCOURS
exemples appariez à nostre propos, n’a-
vons-nous pas veu depuis peu de temps en
çà, & encores hier par maniere de dire,
ce sainct & recommandable vieillard mai-
stre François Verin, si consommé en toutes
sciences, que nul de son temps s’est peu
vanter de pouvoir mettre le pied devant
luy: lequel enseignant la philosophie, &
voyant quelquesfois le capitaine Pepoli
venir à sa leçon, qui n’entendoit rien en
Latin, commençoit soudain à diversifier,
son langage & parler Italien, à fin qu’il ne
perdit sa peine: & depuis un peu aupara-
vant sa mort, pour faire foy à tout le mon
de de sa bonté singuliere, lisant publique-
ment en l’escole de Florence le douzieme
livre de la divine philosophie d’Aristote,
le voulut exposer en vulgaire, à fin qu’il
peut profiter à toutes sortes de personnes,
recognoissant avec sainct Paul, d’estre aus
si bien debiteur aux indoctes comme aux
sçavans.
JUST. Les bons sont volontiers
tels, mais un autre poinct me retient sus-
pens, à sçavoir si les matieres de la philoso-
phie, se peuvent commodémment traitter en
langue vulgaire?
L’A. Quel empesche-
ment y peux-tu songer, la langue vulgaire n’est
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121 QUATRIEME.
n’est-elle pas aussi capable & idoine pour
manifester les conceptions de l’esprit,
comme la Latine ou la Grecque, qui sont
en si haute reputation?
JUSTIN. Tu sçais
que je suis peu suffisant en ces matieres,
tellement que je n’en sçaurois donner
response vallable. Mais j’ay ouy souvent
maintenir aux doctes de ce temps que
non.
L’AME. Justin, ce n’est qu’une en-
vie qui leur imprime en l’esprit ceste faus
se fantasie, & la mesme envie leur dicte ce
langage qu’ils tiennent par tout. Mais j’e-
spere que cest erreur ne s’estendra gue-
res plus avant, ains qu’il sera du tout chas
se par la bonne provoyance & sage con-
duite de nostre Duc tresillustre, lequel con
tinuant comme il a bien commencé d’ex
alter & donner reputation à nostre lan-
gage Thoscan. Ces fausses lunettes qui
font apparoir toutes choses bleuës, vous
seront ostees, & l’imposture & calomnie de
tels envieux, demeurera mesprisee & con-
damnee d’un chacun. Encores qu’elle eust
esté cognue déspieçà[sic] si nos citoyens eus-
sent leu avec jugement, & eussent mis à
profit les escrits de frere Hierome de Fer
rare, lequel des premiers a rompu la haye,
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122 DISCOURS
ayant traitté en nostre langue avec grande
facilité, les plus ardues & difficiles que-
stions de la philosophie, estant au reste son
livre enrichi d’aussi bons traits, claires li-
gnes, & belles couleurs de parler, que d’au-
cun autheur latin qui ait la vogue & soit
en prix.
JUST. Ouy, mais ce frere Hie-
rosme n’estoit pas Florentin.
L’AME. Il
est bien vray: mais pren garde aussi, de
combien luy a servi de s’estre venu habi-
tuer en nostre ville (je parle pour la po-
lissure & elegance du langage) qui luy fut
d’un si grand rapport, que tout homme
qui aura bon nez, cottera aisément sans
voir la datte, les escrits qu’il dressa à sa
premiere arrivee, & ceux qu’il a compo-
sez depuis, apres s’estre naturalisé & par
longue frequentation rendu vray Floren
tin.
JUST. Je suis fort neuf en ces cho-
ses: si ay-je tousjours entendu, que qui n’a
appris la grammaire, il ne peut devenir
grand clerc.
L’AM. Non dea, ni prestre
non plus: car leur breviaire est en Latin,
encores que l’ordonnance n’y soit gardee
si estroictement, que bien souvent ne soyent
receus à leur monstre des passevolans,
qu’on enrolle pour bons gendarmes: aus si
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123 QUATRIEME.
si si tous ne crocquoyent que Latin, les ban-
des demeureroyent bien mal fournies: car
la pluspart ressemble aux sols rongnez,
ils sont sans lettres: On ne pourroit aussi
estre notaire, encores que leur grammaire
soit celle de cercoribus qui finit tous ses
mots en consonantes. Mais mettons à part
la mocquerie: la grammaire, ou pour mieux
dire, le Latin (car il est designé par ce mot
entre le vulgaire) c’est une langue. Or ce
ne sont pas les langues qui rendent les hom-
mes sçavans, mais les gentilles conce-
ptions, & la bonne cognoissance qu’on a
des causes & de la nature de toutes cho-
ses, parce qu’autrement il nous faudroit
inferer, que cest orfevre Juif, qui demeu-
re au canton de pecori, lequel entend &
parle fort bien neuf ou dix langues, fust le
plus docte homme de toute Florence.
Mais que faut-il plus? le sansonnet dont
on fit present au Pape Leon, auroit esté
plus docte que beaucoup, qui ne s’aydent
que de la langue Latine seulement, puis
qu’il sçavoit bien dire, Bonjour, Le petit mi
gnon, & autres telles menues baguenaude
ries, en Italien, en Latin, & en Grec.
JUST.
Vrayement tu m’en veux donner d’une,
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124 DISCOURS
& bien chaude: cest oiseau n’entendoit
rien de tout ce qu’il disoit, mais il causoit
ainsi à l’aventure, parce qu’on le luy avoit
ainsi enseigné.
L’AM. Ta raison adjou-
ste un grand poix à mon dire, à sçavoir,
que ce ne sont pas les langues, mais les ma-
tieres, qui sont traittees en icelles, qui font
l’homme sçavant: & encores qu’elles ne
se puissent comprendre que par le moyen
des paroles, si est-ce que pour bien enten-
dre le langage seulement, on n’en est rien
plus docte: dis-moy un peu, si on me reci-
te en Italien, ceste proposition d’Aristo-
te, Toute art & toute discipline aspirent au
bien, & que je l’entende, quel besoin est-il
qu’on me la prononce en langue Grecque
ou Latine?
JUST. De moy, je n’ay nulle
defence pour y opposer, aussi ne m’en
veux-je autrement formaliser, pour ces
messieurs qui le disent ainsi, & partant c’est
sur eux que doit demeurer le dementi.

L’AME. Or bien qu’ils soustiennent leur
parole s’ils peuvent, car la verité est telle,
que la cognoissance des lettres ne suffit à
rendre un homme excellent: il est de besoin
d’avantage, qu’il ait le jugement clair, so-
lide, & de bonne resolution.
JUST. Je si- gneray
Fac-similé BVH

125 QUATRIEME.
gneray tousjours cest article sans douter,
parce que j’ay cognu plusieurs hommes
de lettres peu sages, & si eventez, & legers
du cerveau, qu’une once de saffran les eust
emportez en la balance, s’ils eussent esté
bien pesez à droict, & qui ne valoyent
quand tout sera dit, deux brassees de noix,
& toutesfois ils ont le bruit d’avoir assez
bien estudié. Et à ce propos, il me souvient
entre autres, d’un certain maistre Michel
Marulle, qui s’estoit sauvé de Constanti-
nople, lors qu’elle fut prise & occupee
par le Turc, & lequel estoit tenu pour
fort lettré. Au reste, il estoit un peu doux
de sel, fantastic, & qui avoit à demesler a-
vec la lune bien souvent, & assez divers
en ses moeurs & façons de vivre: tellement
qu’un jour il fut attaint de ce traict, par un
marchant Florentin qui se nommoit Bino
des courriers, & qui avoit grande accointan-
ce à luy. Maistre Michel, beaucoup de per
sonnes vous estiment fort sçavant en gram-
maire, & il en pourroit estre quelque cho
se, car de ma part je n’y entens rien, mais
en nostre langue vous me semblez un
grand sot, parlant par reverence.
L’AM.
Ne t’apperçois-tu pas que tu commences
Fac-similé BVH



126 DISCOURS
peu à peu à descouvrir ce qui en est: je te
di derechef, que l’envie seule leur fait te-
nir ce langage: & si tu desires en faire plus
ample preuve, considere ce poinct, que ces
reverens, voyans les lettres Latines estre
semees par tout, ils entonnent main-
tenant une notte plus haut, crians, que
qui n’entend le Grec, n’est qu’une be-
ste. Tout ainsi que si l’esprit de Platon ou
d’Aristote (comme rencontra plaisamment
ceste courtisane) fust enfermé en l’alpha-
bet Grec, comme en une fiole, & que mon-
sieur l’escolier apprenant iceluy, le beust
tout d’un traict, comme on fait un cirop.

JUST. En verité il est ainsi. L’AM. Mais
que feront-ils d’ici à quinze ou vingt ans,
que la langue Grecque sera fort commu-
ne, veu le grand nombre de personnes qui
est apres pour l’entendre? Ils seront lors
contraints de faire encore nouvelle muan
ce, & recourir à un autre refuge, disans
que celuy qui n’est docte en Hebrieu, ne
sçait rien: & ainsi sautans d’une langue en
autre, ils seront poursuyvis de si court, que
force leur sera pour derniere retraitte em
ployer le courtisan de Biscaye, ou le Bre-
ton bretonnant son allié, demeurans ac- culez
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127 QUATRIEME.
culez en ce destroit, sans pouvoir passer
plus outre.
JUST. Pourquoy? L’AME.
Et pourautant que ces langues sont par des-
sus la croix de par Dieu, & ne se peuvent
apprendre par livre, ni rediger par escrit,
ni mesmes à peine prononcer, sinon par
les naturels du pays. Mais je te puis asseu-
rer qu’il faudra desormais, que tels galans
facent bien d’autres miracles, s’ils veulent
estre tenus pour doctes: car les hommes du
jourd’huy ne croyent plus en paroles, ni ne
s’arrestent plus à l’habit, & ne veulent laisser
courir deux sols que pour vingtquatre
tournois, au pris de l’ordonnance, non
plus que les petits enfans de ce temps n’ont
plus peur d’un espouvantail de chenevie-
re.
JUST. Et qu’entens-tu par ces meta-
phores?
L’AM. Je veux dire, que ci apres
il ne servira de rien, de dire, Il a demeuré
au college, ou il a esté nourri aux lettres,
ou il est passé docteur: parce qu’on ne
fera que s’en rire, si on ne voit du fruict, &
quelque experience de son sçavoir.
JUST.
On m’a conté ces jours ici de quelques
jeunes hommes qui ont encommencé de
dresser une escole en langue vulgaire,
qu’ils appellent Academie, à fin de s’essayer
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128 DISCOURS
& donner quelque goust de l’esperance
qu’on en doit retirer pour l’avenir.
L’A.
Tu vois bien aussi comment ces messieurs
la depeschent? mesmes que depuis qu’ils
ont apperceu quelques uns, qui estoyent
peu communs entre les gens de lettres,
se faire valoir en leur langue, & jetter la
poudre aux yeux des plus suffisans lati-
neurs de leur trouppe, ils ont quitté le
camp, sans plus vouloir entrer en lice, fa-
chez outre mesure, qu’on eut telles arres
sur leur honneur. Allegans pour toute rai
son que cest exercice ameine une derepu
tation aux bonnes lettres, & qu’il sera cau
se, qu’on ne s’arreste plus qu’a l’escorce &
superficie, sans penetrer jusques au fonds
des sciences. Mais ils n’ont garde de decla
rer ce qui les meut, & aussi a l’on bien un bon
espoir que ceste academie descouvrira le
pot aux roses, & suscitera finalement aux
esprits des personnes bien nees, qui verront
provigner & croistre les sciences, une en-
vie de faire telle demande, que celle dont
use Buochiello, ce plaisant poete Thoscan,
Mais que peuvent avoir ces vers-ci en leur foye
Qu’ils ne mangent que fueilles, et tousjours chient soye.

JUST. Aussi ceste academie a fait mesme tort
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129 QUATRIEME.
tort aux latinisateurs, qui fait un assaut de vil
le à ces belles medalles de Roland, lesquel-
les à tout propos mangent charrettes fer
rees, & leurs espees trenchent montagnes,
encores que ce soyent vrais poltrons, couards
& recreants. Car quand l’affaire se presen
te, & qu’il est question d’aller au lieu où
les chats se pignent, ils commencent à sei
gner du nez, & monstrent evidemment
le mauvais endroit où ils ont le coeur as-
sis. Or auparavant il suffisoit par un port
hautain, fiere contenance, & parole bra-
ve, acquerir le bruit de hardi & vaillant
soldat, en sorte qu unqu’un chacun intimidé con-
nilloit aupres de luy, luy deferant & por-
tant grand respect. Mais aujourd’hui ils
ne s’en trouvent plus de si niais, qu’ils s’es
pouvantent d’un visage: ains au contraire
il n’y a si jeune page (encores qu’il ne soit
sorti hors du fort) que s’il se sent tant soit
peu outragé en l’honneur, n’ait bien le
coeur de donner un coup de dague au
plus furieux soldat qui soit point, voire la
luy cacher dans l’estomach jusques aux
gardes s’il peut: & de ce on a veu plus
d’un exemple.
L’AM. Ta comparaison
est fort bien prise, Justin. Pour le moins si i.i.
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130 DISCOURS
ces vulgaires, pour n’avoir le loisir de con
sumer tout leur temps en l’estude, ne peu
vent surpasser en doctrine ces messieurs,
qui ne s’accoustrent que de Latin, ils leur tire
ront le masque du visage, & les esclaireront
de si pres, qu’ils ne pourront plus appateler
les personnes avec des cuilliers vuides, ni
les amuser d’une vessie pleine de pois son
nans, comme ils faisoyent auparavant, à tout
leur Bus & leur Qui. Aussi à la verité ils
auront bien vent & maree à souhait, si
quant & quant qu’ils auroyent prononcé
ce mot, Il est ainsi, on prenoit ce dicton
pour un arrest du ciel, dont il n’y a point
d’appel: & sans estriver à l’encontre, fust
receu comme un oracle, ainsi que faisoyent
anciennement les disciples de Pythago-
ras. Mais à ceste heure il faut qu’ils satis-
facent contant en especes receuës & de
de bon alloy, s’ils veulent avoir quittance:
aussi ne s’endort-on plus à leur simple pa-
role, & faut qu’ils monstrent dequoy & com
ment, d’autant qu’on ne prend plus en paye-
ment que la seule raison, sans baisser & fai
re joug sous l’authorité, comme jadis on
souloit. Mais remettons la conduite de ce
faict au pere de verité, qui est le temps. J’a- jousteray
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131 QUATRIEME.
jousteray encore seulement ce mot, que
ceste Academie, pour avoir esveillé les e-
sprits, servira de corrosif à ces messieurs
nos maistres.
JUST. As-tu donc parfaite e-
sperance, que ceux qui l’entretiennent puis-
sent planter & faire fructifier toutes scien
ces en nostre langue, suyvant leur dessein
& premiere entreprise?
L’AM. Quant à la
suffisance des entremetteurs, j’en cognoy
encores plus de demie douzaine qui sont
plus que solvables, & lesquels on ne sçau-
roit de droict refuser pour caution en cest
affaire. Et croy que toutes & quantes fois
qu’ils voudront s’y adonner à bon escient,
& en mettre les fers au feu, leur project se
parachevera selon leur intention, comme
les beaux commencemens & qui sont desja
fort avancez le promettent. Quant à l’autre
poinct qui est requis, c’est que la langue soit
assez riche pour fournir de termes & de
vocables signifians, je te veux bien franchir
ce mot tout destroussement, que nostre langnelan-
gue
est trespropre pour exprimer tout tel
suject que l’on voudra de Philosophie, des
Mathematiques, d’Astrologie, ou de quel
que autre science, à l’egal de la Latine, voi i.ii.
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132 DISCOURS
re peut estre de la Grecque aussi, que ceux
ci prisent si haut, qu’ils la mettent hors tou-
te enchere, parce qu’il me souvient avoir
ouy reciter que maistre Constantin Lasca-
ris, ce Grec, di-je, duquel le nom est tant
celebre en ce temps, tint un tel propos à
table, au jardin des ruscelliers, où assi-
stoyent beaucoup de gentils-hommes Flo-
rentins, desquels il n’est pas qu’il n’en soit
encore resté quelqu’un en vie, Qu’il ne re
putoit point Bocace inferieur à pas un escri
vain Grec, quant à la faconde & agensement
de langage, & qu’il estimoit autant ses cent
nouvelles, comme cent de leurs poetes.

JUST. Qu’est-ce que tu me dis? Mais est-
il possible? Si ne voudroy-je pourtant e-
stre mené de toy si avant de paroles, jus-
ques à me faire croire chose, que la vou-
lant puis apres raconter, j’apprestas-
se à rire à ceux qui m’escouteroyent: car
comme je puis entendre, beaucoup de
grans personnages mesprisent nostre lan
gue, sans en faire cas.
L’AM. Et qui sont
ceux-la?
JUST. On nomme le Tiffin pour
un.
L’AM. C’est une charité qu’on luy
preste à tort, ains au rebours elle luy
semble si belle, qu’il en voudroit volon- tiers
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133 QUATRIEME.
tiers desrober la fleur: & où elle est pe-
culiere aux Florentins, il desire pour y
avoir part, comme dit Bocace, la rendre
Italienne, ou bien qu’elle s’appelle la
langue de court.
JUSTIN. Je ne l’ay
point leu, & en ouy seulement devi-
ser en passant, tout ainsi que de cest autre
qui compose le dialogue des langues, le-
quel il exposera bien tost en lumiere, où
l’on veut dire que nostre langue y est blas
mee. Et que te semble de ce dernier?
L’A.
Je te respon qu’il l’honore grandement,
tant s’en faut qu’il la noircisse: il est vray
qu’il introduit un tiers, auquel il fait pro-
poser tous les argumens, qu’employent
ceux qui la veulent descrier.
JUST. Nous
n’en sommes pas mal, comme s’il n’estoit
tref-apparent, que celle-la est la mesme o-
pinion qu’il tient, & juge estre vraye en son
esprit. Comme Mahommet quand il osta
l’usage du vin à ceux de sa religion à fin
de leur abastardir le coeur, & pour leur re
trancher toute fierté & hautesse de cou-
rage, qui les pourroit à l’avenir faire sous-
lever & brasser une revolte contre luy,
pour se tirer hors de son obeissance, il leur
fit faire la defense au nom de l’Ange Ga- i.iii.
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134 DISCOURS
briel. Aussi si l’intention de cestuy-ci estoit
telle, comme tu l’as presché pour louer
nostre langue, que ne respond-il aux ar-
gumens qu’il fait mettre en avant par ce
tiers, sans les laisser insolus?
L’AM. Je te
diray, il ne les estime pour la pluspart me-
riter aucune response, comme cestuy-ci
dont ils se reparent le plus, que nostre lan-
gue pour estre bastie des ruines de la La-
tine, elle ne peut estre bonne: attendu que
c’est une chose qu’on esprouve infinies
fois tresveritable, de l’alteration & cor-
ruption d’une chose, en naistre une plus
belle & meilleure, comme on peut voir
en la generation de l’homme. Et quel-
le response desires-tu qu’il eust rendu, à
l’autre reproche puis apres, que le son &
l’accent de nostre langue approche de
celuy d’un tabourin, ou d’une harquebou
se, & pistolle?
JUST. Et bien, n’estoit-il
tenu d’y faire pas une response?
L’AME.
Non, comme escrit proprement ton Dan-
té, Celuy ne doit estre reputé moins fol,
auquel on demandoit s’il y avoit du feu en
une maison, dont on voyoit sortir la flam-
me par la fenestre, qui fit response que
ouy, comme celuy mesme qui avoit pro- posé
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135 QUATRIEME.
posé une si inepte & sotte demande. Joint
qu’il faut adjouster cette queuë pour la
descharge de Tiffin, c’est qu’il a assez
suffisamment satisfait par tout le livre
qu’il a escrit de la poësie, auquel il ensei-
gne combien est grand l’artifice & l’indu
strie des vers Thoscans.
JUSTIN. Je me
contente à demi de tes responses: toutes-
fois pren garde, que l’amour de ton pays
ne t’affolle, comme nous voyons la plus-
part des hommes estre enfolastrez d’eux-
mesmes, & s’abbuser en leur fait.
L’AM.
Je ne te veux nier, que l’amour n’exerce
grande puissance sur nous: mais toutesfois
pour monstrer que ce n’est du tout à tort,
que je luy suis si affectionné, je sçauroye volon-
tiers de toy, qui fait tant priser & bien-ve-
nir nostre langue en toutes les cours des
princes & grans seigneurs, & qu’un cha-
cun s’efforce aujourd’huy à l’escrire le plus
proprement & le mieux au plus pres du
naif qu’il peut, sinon la grace & singulie-
re beauté dont elle est revestue?
JUST.
Je veux croire ce que tu dis. mais à quoy
se peut referer ce mot de Mieux, que tu as
entrelassé?
L’AME. Pourautant qu’ils
s’en trouvent assez, qui s’exercent en vers i.iiii.
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136 DISCOURS
& passablement, mais bien en prose & qua-
si point.
JUST. Ton propos m’estonne
fort: car j’eusse jugé au contraire, que les
hommes se fussent rendus plus parfaicts &
excellens en ce qu’ils manioyent & trai-
ctoyent tous les jours, comme est la prose, pour
parler, n’estant la coustume de deviser en
vers. Mais je te prie quelle est la cause de
ceci?
L’A. Je te le diray, & le dois bien rete-
nir, car elle le vaut. La beauté & bonne
grace d’une langue ne descend pas des
mots & des paroles, mais de l’adresse &
moyen de les agencer, & accoupler en-
semble: & qui a la volonté de voir claire-
ment, comme en la glace polie & bien
nette d’un miroir bien fourbi, de quelle
importance peut estre ce second poinct,
pratiqué de bonne sorte, qu’il confronte
par plaisir les escrits des Florentins, avec
ceux des autres Italiens, qui demeurent
hors la Thoscane, & il sentira (s’il n’a les
aureilles mal percees) la douceur & flui-
dite qui se sent presque tousjours, au bout
& en la cadence des clauses & periodes
des premiers, & l’aspreté & rudesse des
autres. Or cest assortissement de paroles,
& cette fluidité & douceur est plus mal- aisee
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137 QUATRIEME.
aisee à garder en vers, à raison de la rime,
des pieds, & des mesures qui y sont rei-
glees & certaines, & lesquelles on ne
peut outrepasser. Tellement qu’il semble
estre chose plus faisable entre plusieurs
s’estans tous suyvis d’un commun vouloir
à certaines loix particulieres, de se rencon-
trer & estre conformes l’un à l’autre en
style & façon d’escrire: & partant faire
mieux en vers qu’en prose.
JUST. Je ne
suis juge competant pour vuider ce diffe-
rent, encores que j’aye leu & releu plu-
sieurs fois mon Danté. Trop bien affer-
meray-je que je ne faudray point de des-
couvrir à l’accent & à la prononciation, si
celuy qui parle est Florentin ou non, &
qu’il se contreface, & mignardise son par-
ler tant qu’il voudra.
L’AM. Ceci est sans
doute aucune, & sois certain d’avantage,
que un si tu veux y prendre garde diligem-
ment, tu cognoistras soudain, si un hom-
me est natif & citoyen de Florence, ou s’il
demeure aux environs de la ville, aux
champs & lieux circonvoisins, parce que
ceux ci retiennent encor pour la pluspart,
je ne sçay quelle aspreté & lourderie en
leur langage, laquelle ils ne peuvent per-
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138 DISCOURS
dre, qu’avec grande peine & long travail.

JUST. Je ne seray des tiens en cela, aussi
estime-je qu’il n’y sert de rien, parce que
le contadin d’autour de Florence, est aussi
bien nommé Florentin, comme celuy qui
est habitant dedans la ville.
L’AME. Est-
ce donc ton avis qu’il n’importe en rien?
je t’averti que la difference y est bien ma-
nifeste, si on n’y remedie par un long &
assidu exercice.
JUST. Comment dis-tu
cela? Bocace n’estoit il pas natif de Cer-
tail, qui est neantmoins l’un des plus fa-
meux escrivains de Florence, pour le bon
air facilité & elegance de son style?
L’AM.
Non pas luy, ouy bien ses ancestres, dont
la maison a tousjours depuis retenu ce
nom: & si tu ne veux croire à ma parole,
li son livre qu’il a fait des fleuves, où par-
lant de la riviere d’Else, dit qu’elle court
au pied du chasteau de Certail, jadis le
pays & lieu natal de ses predecesseurs au-
paravant qu’ils fussent immatriculez &
receus bourgeois en la ville de Florence.

JUSTIN. La langue donc, qui est aujour-
d’huy en si grande vogue, est pure Floren
tine, & propre à iceux, privativement aux
autres.
L’AME. Et qui en peut douter? Louis
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139 QUATRIEME.
Louis Martel ne l’a-il point si bien prouvé
en sa response qu’il a fait contre le Tissin?
& tiens pour tout asseuré, que quiconque
n’est nay, ni nourri dans Florence, ne l’ap-
prend jamais parfaictement. D’où vient
que plusieurs, estans hors d’espoir de la
sçavoir jamais bien parler ou escrire, se
sont ingerez d’en dire du mal. & croy cer-
tainement qu’ils sont entachez du mesme
vice, dont est attaint un renommé per-
sonnage de nostre temps, à raison du poëte
Danté.
JUST. Qu’a-il fait? L’AME. Je
te le vay dire. Ayant desir de gagner le
premier lieu entre les plus excellens poë-
tes de nostre langue, & s’estant desja pous
sé au reng de Petrarque, marchant en son
ordre, le louë & prise grandement par ses
escrits: mais s’appercevant depuis (comme
homme de bon esprit qu’il est) qu’il ne pou-
voit se monter si haut ni se parangonner au
poëte Danté, pour peine qu’il y mist, es-
meu d’une envie secrette, qu’il conceut
de ce pas contre luy, a tousjours depuis
essayé de le vituperer, & denigrer, y em-
ployant toute son industrie & force d’e-
loquence.
JUSTIN. Il a donc ensuyvi
en ce faict, Picus Conte de la Mirandole,
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140 DISCOURS
& frere Hierome Savanarolla, desquels
le premier ayant preveu par l’Astrologie,
qu’il devoit mourir jeune, & l’autre par
les mains de la justice, commencerent à
se faire croire, qu’elle estoit mensonge-
re, & sans certitude aucune, & tous deux
l’ont de là en avant reprouvé & descrié
par leurs escrits. Mais considerons un
poinct, pour le regard de celuy dont nous
entendons parler, qu’il ne blasme, s’il me
souvient, le docte Danté, que pour le lan-
gage seulement, qu’il juge estre rude & im-
poli: ce que luy ni autre n’eussent fait, s’ils
eussent meurement pesé, en quels ter-
mes estoit nostre langue de son temps, &
que luy le premier l’ayant tiree de la bouë,
& l’ayant nettoyee & esclaircie, luy a plus
aidé que n’a fait depuis Petrarque, l’ayant
eslevee en sa grandeur & perfection, où on
la voit aujourd’huy: pour estre le parler de
ce siecle, passé par le laisoy & polissure des
langues plus disertes, & retiré du brusc an-
cien.
L’AM. Cela encores se pourroit
tollerer: mais il l’attache mesmes pour les
sciences, ayant (à ce qu’il dit) pour monstrer
sa suffisance en icelles, composé un prooe-
me, qui peut veritablement ressembler à un
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141 QUATRIEME.
un grand champ bigarré & rempli de tou
tes sortes de fleurs & d’herbages. Et pas-
sant plus outre, encore jusques à oublier
toute modestie & honnesteté en son en-
droict, en sorte que je m’estonne, quand
bien ce qu’il luy impropere & met à sus
seroit vray, comment il ne l’a point teu,
pour l’honneur & reverence qu’il estoit
tenu de porter à un homme si recomman-
dable, & duquel il ne peut nier qu’il n’ait
appris beaucoup.
JUST. Je te promets que
n’estoit son eminente qualité, qui me con
traint l’espargner, & il tinst propos de Danté
en ma presence autre que par honneur, il
ne m’eschapperoit jamais, sans recevoir de
moy ce tiltre de sot & presomptueux.
L’A.
Tu ne dois differer à luy monstrer les dents,
puis qu’il s’avance de parler si indiscrette-
ment de Danté, auquel il est de beaucoup
plus inferieur, qu’il n’apparoist grand pour
ton regard: au moins si on ne mesuroit
point tous les hommes à l’aune de fortu-
ne, comme on fait follement aujourd’hui.
Mais pren patience, tel a encores la plu-
me en main, qui ayant mis en son jour la
grandeur & beauté de ce poete, & luy
donnant lustre convenable, il fera voir
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142 DISCOURS
tout par mesme moyen, la temerité & l’i-
gnorance, à fin que je ne dise l’envie de
cestuy-ci.
JUSTIN. Je luy en sçauray
fort bon gré: car un envieux merite d’e-
stre chassé hors de la compagnie des
hommes vertueux & de sçavoir, & le
doit-on fuir comme une peste.
L’AME.
Tu parles en philosophe, Justin: car l’en-
vie est celle qui gaste & infecte le plus la
societé humaine, & qui produit d’autant
pires effects, comme ceux qui en sont
possedez sont d’esprit & gens de mise,
Mais le soleil est desja bien haut, & l’heu-
re te presse d’aller pourvoir à tes affaires.
Quelque autrefois nous acheverons ce
qui reste à dire en ceste matiere.
DIS

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143


DISCOURS V.


ENTREPARLEURS,

Justin & son Ame.

JUSTIN.


EST-CE pas la cloche de sain
cte croix que j’enten sonner,
mon resveille-matin ordinai-
re? C’est-elle sans doute. de
faict, elle m’importune si souvent, que j’en
porte le son dans ma teste, & la pense
tousjours ouyr tinter. Aussi quand ces fre-
res jouent un motet à quatre cloches, com-
me lors qu’ils carrillonnent le jour de leur
feste, je le sçay distinguer des autres, & re-
cognoy aisément quelle partie on luy fait
tenir: c’est en verité un tresmauvais & fas
cheux voisin, que le clocher d’une moine
rie, pour beaucoup de raisons: car outre
que son ombre est dangereuse, mesme-
ment aux gens mariez, faisant engrossir
leurs femmes, lors qu’elles n’estiment que
se jouer, & contre le gré de leurs maris, qui
ne voudroyent leur terre estre de tel rap-
port: ces messieurs ont ceste mauvaise
coustume de sonner tousjours leurs ma-
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143144 DISCOURS
tines à la minuict, qui est l’heure où l’hom-
me est au fort de son somne, & dort mieux
à son aise, tellement que les voisins ne sçau
roient non plus avoir une nuict franche,
que le soldat en un siege de ville, sans estre
de garde, ou de sentinelle, ou resveillé au
changement de guet, ou attendre la sour
dine, pour sortir en camisade à la diane.
Or quant à ces beaux-peres, leur but &
peculiere grace n’en appetisse en rien, &
ne s’en trouvent point pis, tant parce qu’a-
lors ils ont desja reposé leur paternité
cinq bonnes heures, leur estant enjoinct
par l’estroitte reigle de leur ordre, de se
coucher en chappon, sans se soucier du len
demain, comme aussi pour les dispenses
& exemptions regulieres qu’ils se donnent
(chacun à leur tour) de ne se lever qu’à leur
grande commodité, quelque cloche qui
puisse sonner, ayans chapitre propre pour
cela en leurs statuts. Que matines bien son
nees sont à demi dites: mais à quoy pen-
se-je? ne vaut-il mieux me rendormir, & tas
cher à me remettre en ronfle, que m’esgarer
d’avantage en ce beau discours? Aussi ay-
je ouy disputer autresfois aux medecins,
qu’en general se resveiller ainsi devant jour,
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145 CINQIEME.
jour, est signe de quelque indisposition
en la personne. Toutesfois qui voudra
suyvre de pres la raison, il trouvera le
temps que nous employons à dormir
estre à demi perdu: car l’homme le long
de tant d’heures que son somne peut ti-
rer, est en un tiers estat entre la vie & la
mort, retirant mieux neantmoins à ce-
ste derniere. Aussi me veux-je lever, sans
couver d’avantage dans la plume, qui ne
fait que m’eschauffer les reins. D autre-
part, que feray-je estant debout, en atten-
dant la venue du soleil, qui ne sera prest
de longtemps à nous esclairer. Un seul es
bat me reste, c’est, de semondre mon ame à
deviser encores avec moy, comme elle a fait
ces quatre matinees consecutives: combien
que je commence à me deffier d’elle: aus-
si cognois-je fort, que si nous continuons
gueres nos privautez & menus devis en-
semble, qu’elle ne me face porter couron
ne de fol en teste: & n’y a que rire en ce
jeu: car selon mon avis, ce mal tient aussi
bien les fols par le corps, comme en l’e-
sprit sans qu’ils en sentent rien: & mon a-
me pourroit bien me faire entrer si avant
en ceste dance, que je n’en sortirois à mon lz.i.
Fac-similé BVH

146 DISCOURS
honneur. Au moins si je veux condescen-
dre à tout ce qu’elle pretend me faire croi-
re, desja elle m’a fait ceste ouverture, que
on peut bien estre docte sans entendre ni
Grec, ni Latin, qui est une opinion si para
doxe, que si je venois à la publier devant
quelques hommes de lettres, je serois plus
hué, harselé & agassé, que n’est un hibou
par les pyes. Aussi en ma foy, je n’ouys onc
dire, qu’on peut estre sage en vulgaire,
mais fol, ouy bien, & si n’ay jamais cognu
personnage duquel on ait fait compte qui
vaille, s’il ne sçait quelque chose en Gram
maire. Et partant je me delibere bien des-
ormais estre plus retenu à luy accorder
ainsi en bloc & en tasche, le marché qu’el
le me voudra faire passer. Toutesfois la
faute peut venir de mon costé, la condam-
nant sans cognoissance de cause, pour n’a-
voir bien entendu ce qu’elle me disoit. Je
vay donc tenter le moyen de la tirer au
devis, Mon ame, ho ma chere ame, vou-
lons-nous encore conferer ensemble ce
matin?
L’AM. Je t’en prie Justin, car c’est
le plus grand plaisir que je puisse recevoir,
parce que tandis que je suis toute en moy
mesmes, je ne suis point occupee en ses vi les
Fac-similé BVH

147 CINQIEME.
les & basses conceptions, qui t’amusent
la pluspart du temps, & encores moins em-
peschee à te ministrer force & esprits,
pour faire tes galoches, & tes petis barils.

JUST. Je ne le trouve point estrange pour
ton regard, veu que je travaille moy-mes-
mes assez envis, voire je puis dire que je
ne fay chose plus à regret ni contre mon
coeur que ceste-ci, t’asseurant que sans ce-
ste maudite necessité qui me tient en ses
serres, je ne donnerois de ma vie coup de
maillet.
L’AM. Et viençà, si ton desir e-
stoit authorisé du ciel, quelle occupation
prendrois-tu en main, pour ne perdre
& gaster le temps inutilement? Quoy
donques? serois-tu bien si despourveu de
sens, que de vouloir vivre oisif, sans avoir
autre soin, que de conter les heures, & te
tirer des cirons aupres du feu en voyant
boullir ton pot.
JUST. Nenni vrayement,
mais j’employerois le temps à un autre
exercice qui me viendroit plus à gré, &
dont je pourrois tirer contentement en
mon esprit sans aucun ennuy, où le tra-
vail de mon mestier est fascheux & peni-
ble, sans plaisir.
L’AME. Penses donc un
petit combien il me doit estre plus grief, lz.ii.
Fac-similé BVH

148 DISCOURS
veu que ma nature s’y peut moins accom
moder que la tienne.
JUST. Ma veuë ne
s’estend jusques là, pour la cognoistre.
Seulement sçay-je bien, que le Seigneur
Dieu, apres la faute & desobeissance de
l’homme, luy voulant faire porter sa part
de la penitance, comme il estoit compa-
gnon au peché, apres avoir premierement
ordonné contre la femme, qu’elle enfan-
teroit avec douleur, & en grande angoisse
de corps, & anxieté d’esprit, il prononce
ce rigoureux dicton à l’homme miserable,
Tu mangeras ton pain en la sueur de ton
corps, luy donnant le travail pour maledi
ction & peine condigne à son forfaict.
L’A.
Or sus avise-toy maintenant que peu à peu
tu es entré de toy-mesme en mon opinion,
sans qu’on t’y ait attiré. Car tu faisois bien
l’esbahi l’autre jour entendant de moy, que
la peine estoit plus grande à un homme fai-
re une paire de galoches que non pas d’appren-
dre & retenir la moitié d’un livre d’Aristo
te. Or tu en as donné à ceste heure la vraye
raison, à sçavoir, qu’estudier est le propre &
naturel de l’homme, & le met en voye de sa
perfection & felicité, ou au rebours le tra
vail luy sert de punition & penitence en ce monde.
Fac-similé BVH

149 CINQIEME.
monde.
JUST. Encores est-il besoin avoir
de quoy vivre, sans s’attendre à la charité
& misericorde d’autruy.
L’AM. Cela est
bien vray, mais le poinct gist à se conten-
ter de son bien, quand il suffit pour chas-
ser la necessité hors de sa maison, & se
contenir dans les bornes de l’heureuse
mediocrité, sans donner vogue & licen-
ce à ses appetits & sensualitez, & sans re-
querir une abondance superflue, qui en-
gendre une infinité de pensees malignes
en l’homme, le tenant tousjours veautré
contre terre, & occupé à l’entour des fo-
lies & vanitez de ce monde, sans luy per-
mettre de hausser la face vers le ciel, dont
son ame est descendue, & auquel lieu elle
desire incessamment de retourner. Et sça
ches Justin, que le meilleur & plus profi-
table enseignement qu’on sçauroit don-
ner à l’homme, pour vivre heureux en ce
monde, c’est de l’admonester de longue
main, & luy faire entendre de bonne heu
re, qu’il ait à se contenter de peu: car ce-
luy qui aura gagné ce commandement
sur soy, il parfournira son voyage & pere-
grination de coeur alaigre, ayant tousjours
l’esprit clair, serain & deliberé, sans estre lz.iii.
Fac-similé BVH

150 DISCOURS
offusqué d’aucune nuee ou brouillars de
pensement fascheux.
JUSTIN. Je le
croy certainement, parce que j’en ay fait
l’essay en moy-mesmes, aussi si je n’eusse
accommodé selon le bras la seignee, com
me on dit, reiglant ma despence sur mon
gain, & faisant à petit pot petit feu, il me
eust esté force, ou de commettre quelque
meschanceté, & raffler de la bourse d’au-
truy, ou bien fermer la boutique, & aller
au saffran apres tant d’autres espiciers.

L’AME. Les princes & grans seigneurs y
perdroyent trop Justin, si tout le monde
tenoit ceste opinion, & fust poussé d’une
mesme volonté: car ils n’auroyent plus si
belle compagnie de gentils-hommes & servi-
teurs pour leur faire la court, & estre mi-
nistres de leur plaisirs & voluptez, parce
qu’il n’y a que le desir immoderé, ou de
monter en quelque estat & degré d’hon-
neur, ou de pouvoir manger & boire frian
dement sans aucun coust, ou d’estre riche-
ment & pompeusement habillé, ou d’a-
masser un grand revenu, qui soit cause que
un homme qui par le cours ordinaire de
nature, peut vivre soixante ans ou quel-
que peu d’avantage (dont les dix ou dou- ze
Fac-similé BVH

151 CINQIEME.
ze premiers ont esté passé en folies, & la
moitié du reste se pert à dormir.) Il vend à
bon marché, & encores à credit mal-asseu
ré, ce peu de bon temps qui luy est demeu-
ré, se soubmettant à une fascheuse & du-
re servitude, en espoir de quelque petite
recompense qui se casse le plus souvent
& rompt entre les mains, lors qu’on la
pense mieux tenir. Et de faict, ce sage philo
sophe Diogenes ne voulut onc entendre à
tel parti, auquel estant permis par Alexandre
le grand de luy demander ce qu’il voudroit,
l’asseurant de le luy faire quant & quant
delivrer, fit ceste response, Qu’il le prioit
seulement de se retirer à costé hors de de-
vant luy, parce qu’en luy faisant ombre, il
luy ostoit le soleil, qu’il n’estoit en sa puis-
sance de luy donner.
JUSTIN. En verité
c’est un heureux poinct, que ne despen-
dre que de soy-mesmes, & se retirer hors
la trouppe de ceux qui ne se peuvent re-
muer qu’à l’aide des presens & bien-faits
des grans seigneurs: & de ma part, je se-
rois content d’estre ami de ces messieurs:
mais serviteur point, sans faire tort toutes
fois au devoir d’honneur que je leur dois
porter, pour le rang qu’ils tiennent, estans lz.iiii.
Fac-similé BVH

152 DISCOURS
ordonnez de Dieu pour nous commander
& bailler loy. Et au reste, si quelqu’un est
tenté d’une envie de s’aggrandir, il doit
monter au sommet d’honneur par les de-
grez de la vertu, & non par faveur mal ac
quis, & service deshonneste: retenant tou-
tesfois ceste resolution en son esprit, qu’à
quelque estat & dignité où il puisse at-
taindre, il se trouvera tousjours necessi-
teux, & ayant defaut de quelque chose.

L’AM. Ne t’ennuye donc point de ton
mestier, & croy asseurément qu’il n’y a e-
stat ou vocation en ce monde, où il ne se
trouve de l’incommodité & mal-aise, &
qu’il ne se peut trouver homme quel qu’il
soit, & fut il colloqué au feste de toutes
les grandeurs, qui puisse tenir le bout de
ces desirs, & fournir à son poinct de tou-
tes les choses dont il auroit besoin.
JUST.
Par semblable raison, jadis un mien ami
voulut prouver, que tous les desseins des
hommes tendoyent à mesme but, de se
pourchasser un plein & entier contente-
ment: adjoustant encore ceste clause, qu’il
manquoit à chacun une certaine chose,
laquelle il desiroit sur tout: comme pour
exemple, Un pauvre estroppié & mutilé de ses
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153 CINQIEME.
de ses membres, desire tant seulement d’e-
stre sain & vigoreux, pour avoir le moyen
de gagner sa vie, sans estre contrainct de
conquerir & demander l’aumosne à toutes
heures, celuy en apres qui est fort & dispost
mais n’a pour tout revenu que le travail
de ses mains, souhaite à estre rentier, &
avoir quelques lettres & possessions qui
luy fournissent ses necessitez, sans estre
en peine de gagner au jour la journée. Et
celuy qui a du bien acquis suffisamment,
pour vivre à son aise sans rien faire, en
voudroit volontiers avoir d’avantage, à
fin de rehausser son train, & croistre l’e-
stat de sa maison. Puis celuy qui seroit
pourveu de toutes ses commoditez &
aisances premieres pretendroit d’estre a-
vancé aux honneurs & dignitez, pour a-
voir superiorité & preeminence sur les
autres, & estre reveré & caressé d’un cha-
cun. Et de là il auroit envie d’estre prince
ou grand roy: & finalement le roy cerche
roit de se maintenir & perpetuer en sa
royauté, sans jamais mourir, s’il estoit pos-
sible.
L’AM. Apprens donc par ce dis-
cours à ne te tourmenter point, & pren-
dre patience, s’il t’est force de travailler
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154 DISCOURS
quelque peu, puis que tu vois toute per-
sonne, tant soit eslevee en grandeur, & en-
cor qu’elle fust riche à milliers, ne se pou
voir exempter de la confrairie des mal-
contens, estant tousjours le desir qui le
ronge trop plus grand, que ne sçauroit
valoir le bien qu’il possede.
JUST. Ce ne
me seroit que rosee, voire un grand plai-
sir, s’il ne me faloit travailler qu’un peu,
comme tu dis: mais croy que ce m’est une
fascherie insupportable, d’estre attaché
tout le jour à la besongne sans relascher,
comme un singe à son billot, ainsi que
je suis contraint, pour estre mal parti des
biens de ce monde.
L’AM. Comment?
tu chantes au mesmes ton des autres, mais
dis moy un peu dequoy as-tu besoin?

JUST. Pleut à Dieu qu’il fut aussi aisé d’y
trouver remede: & de faict, si jamais[sic] cin-
quante ducats de rente annuelle & per-
petuelle, nous dresserions tout nouveau
mesnage, & commencerions lors un meil-
leur train de vie.
L’AME. Asseure-toy,
quand ce tien desir auroit esté enteriné en
tout, qu’encores porterois-tu quelque e-
spine au pied, ayant faute d’autre chose
qui te solliciteroit aussi ardemment en, ton
Fac-similé BVH

155 CINQIEME.
ton esprit, comme tu fais maintenant ce-
ste-ci: parce qu’à la verité (comme toy-mes-
mes as bien sceu tantost deschiffrer, de
quelque estat ou vocation qu’on puisse e-
stre) il se presente ordinairement devant
nos yeux quelque bien ou commodité
que nous pourchassions de recouvrer, en
ferme intention durant la poursuitte, de
vivre content, si on en peut finer une fois.
Ce neantmoins, l’ayant puis apres en no-
stre possession, au lieu de borner en cest
endroict nostre desir, & de sonner la re-
traicte, nous recommençons aussi tost
nouvelle queste, & retournons à cercher
& en desirer un autre, sans que nostre chas-
se prenne jamais fin: ainsi qu’un de nos
citoyens remonstra sagement à un sien a-
mi, auquel il voyoit faire trop grand mar-
ché d’argent, pour acquerir un heritage
contigu, & qui attouchoit au sien, Tu de-
vrois penser, dit-il, que tu ne peux estre sans
voisin, & qu’ayant acheté cestuy-ci, tu se-
ras proche d’un autre, lequel en pareil tu
desireras d’adjoindre & enfiler en ton
chapelet.
JUST. Je ne fay aucun doute
qu’il n’y ait du souci & tourment d’esprit
en chacun estat, mais aussi devons-nous
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156 DISCOURS
recognoistre, qu’il s’en trouve plus ou
moins, aux uns qu’aux autres.
L’AM. Le
tien n’est pas de ceux qui en ait beaucoup.

JUST. Comment non? n’estant l’asseuran-
ce de ma vie fondee que sur le travail de
mes mains, & lequel, comme j’ay tantost
monstré, ne fut onc ordonné à l’homme,
que pour un supplice & grieve penitence.

L’AM. Cela s’entend de ceux qui se lais-
sent enlever par des volontez desordon-
nees, & l’abandonnent à l’avant vol de
leurs passions, sans vouloir deffinir & me-
surer leur desir par cela qui est en leur
puissance, & se contenter de leur estat, qui
est la faute en satisfaction de laquelle A-
dam fut assujetti au labeur par le Seigneur.
Mais ceux qui se proposent de cheminer
patiemment en ceste vie selon leur voca-
tion à laquelle ils sont appelez, ne sentent
rien de tel, & ne sont agitez de tous ces
tourbillons & orages, ains sont tousjours
en bonace, quelque vent qui tire. Aussi
quel plus grand repos sçauroit avoir l’hom-
me en son coeur, & quel plus doux conten-
tement sçauroit-il porter en son esprit,
que de se pouvoir vanter modestement
selon Dieu, de vivre en ce monde du la- beur
Fac-similé BVH

157 CINQIEME.
beur de ses mains, consideré le beau titre
que le Prophete royal David, donne à tel-
les personnes, les nommant heureux &
benits de Dieu. Brief, je te prie de retenir
fiché en ta memoire ce dernier poinct, que
tant plus on a de biens, & plus faut a-
voir de souci, & le soin des choses super-
flues est trop plus grand, que ne sçauroit
estre le plaisir de les posseder: & tant plus
qu’on a de serviteurs, de mestayers, de su-
jets, & d’officiers sous soy, d’autant plus le
nombre est grand de nos ennemis, com-
me a sagement averti ce philosophe an-
cien. Mais sortons une fois de ce propos,
car il me semble que l’avons entretenu
suffisamment: & retournons à celuy que
nous laissasmes hier matin à achever, par
ce qu’en ruminant tantost en toy-mesmes,
tu te forgeois en l’esprit une crainte de
neant: à sçavoir qu’il y auroit danger si tu ad
joustois entiere foy à tout mon dire, que je
ne te fisse porter enseigne de fol en ton bon
net, comme si tu estois du tout hors de ce
rang, sans avoir tes quintes & sallies[sic] par fois
aussi bien que les autres.
JUST. Et quoy?
à ton compte nous sommes tous faits à un
moulle, & chacun a ce titre de fol pour
Fac-similé BVH



158 DISCOURS
surnom.
L’AM. Je ne dis pas qu’un cha
cun soit fol en tout sens, mais bien qu’il
n’y a celuy qui n’en porte quelque mar-
que sur soy, comme un signe naturel.

JUST. Ceste-ci revient à l’autre. L’A. Sça-
ches Justin, qu’il n’y a personne exempté
de ce mal, & n’y a celuy qui n’en ait quelque
greine semee dans la teste: mais la diffe-
rence qu’on baille entre ceux qui sont re
putez sages & les fols recognus, est ceste-
ci, que les premiers couvrent & dissimu-
lent leur folie en public, où les fols tre-
buschans la portent sur le front, a descou-
vert, & au veu & sceu de tout le monde.

JUST. Vrayement tu as grace à te jouër
si plaisamment de moy.
L’AME. Escou-
te sans te fascher, car je feray cognoistre
par ton exemple, ce que je dis estre verita
ble. Combien de fois t’es-tu pourmené
par ta maison, ne marchant que sur le mi
lieu des carreaux, & prenant bien garde à
n’assoir le pied sur les bouts, ou sur deux
ensemble?
JUST. Cela m’est avenu mil-
le fois, & me suis aussi souvent amusé à
conter les poutres & solives du plancher,
& faire une infinité de telles folies.
L’A.
Or dis-moy maintenant, si tu eusses fait ces sagesses
Fac-similé BVH

159 CINQIEME.
sagesses en la rue, comme de choisir les
carreaux pour marcher, n’eusses-tu pas
trainé à ta queuë les petis enfans, qui
t’eussent suyvi & environné avec grans
cris & battemens de mains, comme ils
font aux fols?
JUST. En bonne foy, tu
m’as avisé d’un grand erreur où j’estois, &
ne veux plus renier la foy & hommage que
je dois à dame folie, ains croy maintenant
ce proverbe pour tresveritable, lequel
j’ay ouy dire souventesfois, que si c’estoit
douleur que folie, on entendroit plain-
dre & douloir en toutes maisons.
L’AM.
Je te veux dire encore d’avantage, que tu
trouveras peu de personnes celebres, &
dont le nom ait esté mis avant en la me-
moire de la posterité, que si tu viens à
esplucher par le menu tous leurs faits, ils
n’ayent en quelques endroits de leur
vie, manifesté leur folie clairement. Ce
neantmoins, d’autant que leurs entre-
prises auroyent sorti heureux effect, ils
ont esté grandement recommandez.
Mais si au contraire ils eussent esté hors
de chance, & que la fortune leur eust
mal dit, on les eust chargez de hon-
te, & reproche, au lieu de l’honneur &
Fac-similé BVH



160 DISCOURS
louange qu’ils en ont rapporté. Mais il est
temps que ce propos prenne fin, & main-
tenant pour retourner sur mes premieres
brisees, dis-moy un peu, Dont as-tu peu sça
voir, toy, dis-je, qui n’entens rien en gram
maire, & n’as jamais estudié, que le tra-
vail ait esté enchargé de Dieu le createur
à nostre premier parent pour punition de
sa desobeissance?
JUST. Comment me
fais-tu ceste demande, veu que tu as leu
aussi souvent ceste Bible comme moy?

L’AM. Voire, mais comment l’entens-tu?
JUST. Qui empescheroit que je ne la puis
se entendre? ne sçais-tu pas qu’elle est en
Italien?
L’AM. Ouy bien je le sçay. JUST.
Qui te meut donc de m’interroguer de
ceste façon?
L’AM. Pour te faire cognoi-
stre & confesser ce que tu as tantost dit
inadvertamment: car tu vois par là, que si
toutes les sciences, & mesmes la saincte E-
scriture, estoyent mises en langue vulgai-
re, que tu les entendrois bien.
JUSTIN.
Ouy bien les paroles, mais à passer plus
outre en l’interieur, du sens qui est caché
sous icelles, pour en tirer la mouëlle, & en
entendre la substance & vraye interpre-
tation, on a besoin de quelque autre aide.
L’AM.
Fac-similé BVH

161 CINQIEME.
L’AME. Il suffit que tu n’aurois point de
peine à entendre les mots, mais tu travail
lerois seulement en l’intelligence du sens,
comme sont contrains de faire aussi bien
ceux qui les lisent en Hebreu, en Grec, ou
en Latin, à fin de te desraciner du tout ce-
ste fausse opinion de la teste, que pour en
tendre une langue, on entend de mesme
suite tous les autheurs qui ont escrit, &
toutes les disciplines qui sont traittees en
icelle, d’autant que pour attaindre à ce
poinct, il faut recourir necessairement aux
precepteurs, & interpretes, pour estre en-
seignez par eux, & avec cela il y faut em-
ployer grand soin, & une longue estude,
comme il aviendroit en semblable si elles
estoyent translatees en vulgaire. Mais à
tant il me suffit pour ceste heure que tu co-
gnoisses que ce ne sont point les langues qui
rendent les hommes doctes, mais les scien-
ces, & que les langues s’apprennent pour
acquerir la cognoissance des disciplines qui
sont couchees par escrit en icelles.
JU. Et
toutesfois on ne peut estre docte, sans estre
expert en la langue Latine, en laquelle sont
deduites toutes les sciences que tu desire-
rois d’apprendre en la nostre.
L’AM. Il faut l.i.
Fac-similé BVH

162 DISCOURS
grandement louër les Romains de l’hon-
neste & vertueux soin qu’ils ont pris, d’en
richir & illustrer leur langue, traduisans
& communiquans en icelle toutes les bel
les disciplines: & les Italiens meritent d’au-
tant estre repris & blasmez de laisser la leur
pauvre & imparfaite à faute d’en faire tel
le estime qu’il appartiendroit.
JUST. La
doute principale gist, à sçavoir, si la faute
vient de la langue, comme n’estant assez
riche & abondante en paroles & vocables
suffisans pour y traitter 1es sciences & hau
tes disciplines.
L’AM. Non, non, ceste rai-
son dont ils se couvrent n’est de bonne va
leur: car on peut bien forger des mots nou
veaux, lesquels on met en usage, leur don
nant cours peu à peu, & les debitant de
main en main selon les necessitez.
JUST.
Comment donc? est-il permis d’inventer
nouveaux mots en une langue?
L’AM. Ouy
bien en celles qui se parlent vulgairement,
& se traffiquent en commun, n’estans en-
cores point mortes & reduites aux reli-
quaires des livres, & d’avantage, l’ottroy
n’en est concedé qu’à ceux ausquels elle
est propre & naturelle.
JUST. Et quelles
langues veux-tu dire estre mortes?
L’AM. Celles
Fac-similé BVH

163 CINQIEME.
Celles qu’on ne parle naturellement en
aucun lieu, comme sont aujourd’hui la
Grecque & la Latine. Aussi n’est-il loisible
à ceux qui escrivent en icelles, y adopter
mots nouveaux, d’autant, comme je t’ay
dit qu’elles ne leur sont pas naturelles.

JUST. Et pourquoy ne jouyront encores
les estrangers qui les entendent, du mes-
me privilege?
L’AM. Parce que ne pou-
vans cognoistre au vray le naif d’icelleicelles lan-
gues, ils ne sçauroyent donner telles gra-
ces aux mots qu’ils mettent freschement
en lumiere, comme ont fait jadis ceux qui
la parloient naturellement. Ce qu’ils t’est
aisé de recognoistre en quelques moder-
nes, qui se sont ingerez temerairement
de vouloir naturaliser en nostre Thoscan
certains vocables de leur façon.
JUSTIN.
Tu es donc d’avis qu’on en peut sans re-
prehension composer de nouveaux en la
nostre, & leur donner vie?
L’AME. Ceux
vrayement qui sont nez & nourris en i-
celle, & qui l’ont par maniere de dire su-
cé avec le laict de leur nourrice, le peuvent
faire avec attente de louange & d’honneur.
Et à ce propos dis-moy un peu, Crois-tu
donc que la langue Grecque & Latine, fussent l.ii.
Fac-similé BVH

164 DISCOURS
en leurs premiers jours qu’elles commence
rent à florir, aussi parfaites & copieuses en
mots de chois & d’eslite comme elles furent
depuis, au temps de leur plus grande vogue,
& lors que tant d’autheurs renommez s’exerci
toyent en icelles.
JUST. A peine le croi-
roy-je.
L’AM. Il te le faut tenir pour tout
resolu. Car entre toutes les choses qui sont
exposees au commerce & public usage des
hommes, on n’en sçauroit marquer une
qui ait receu de nature, toute perfection
en sa naissance, ou bien au contraire, qui
se soit acquis icelle entierement, par l’art
& industrie seule, parce que si cela pou-
voit avoir lieu, il nous faudroit necessaire
ment inferer l’une des deux estre inutile.
Aussi, où la nature produiroit toutes cho-
ses parfaites, l’art n’y seroit point requise
d’abondant. Et de mesme aussi, si l’art de
soy les pouvoit bastir de fonds en com-
ble, la nature ni seroit point necessaire.
Mais quel besoin est-il d’en plus douter?
Ciceron & Boece n’ont-ils pas bien for-
gé des mots neufs de leur invention,
quand ils ont voulu traitter & deduire
en leur langue Latine, tant la Logique
que la Philosophie?
JUSTIN. Et sur quel moule
Fac-similé BVH

165 CINQIEME.
moule les ont-ils tirez? sur celuy de quel-
que langue estrangere, non pas?
L’A. Ils
les ont emprunté des Grecs, comme aus-
si les Grecs de leur part, en ont pris des
Hebrieux, & les Hebrieux pareillement,
se sont aidez pour cest effect des Egyptiens.
N’as-tu point memoire de ceste senten-
ce notable de nos peres, qui est encore
pourmenee aujourd’huy par la bouche
d’un chacun, Qu’on ne peut dire cho-
se de nouveau, qui n’ait esté dite aupara-
vant? Mais les Romains qui estoyent de
meilleur jugement en cest endroict, que que
que
ne sont nos Thoscans, ayans en sin-
guliere recommandation l’avancement
& illustration de leur propre langue, ils
n’estudioyent à autre fin, en celles des e-
strangers, que pour en tirer des plus bel-
les plumes, & les meilleurs traits qu’ils
pouvoyent choisir, pour en orner & em-
bellir puis apres la leur.
JUST. En verité
cest acte ne sçauroit estre recommandé
d’assez hautes louanges.
L’AME. Et de
faict, si tu veux remuer l’antiquité, tu trou
veras bien peu de Romains, qui ayent es-
crit en Grec, au rebours de nos Italiens
de ce temps, lesquels pour la pluspart sa- l.iii.
Fac-similé BVH

166 DISCOURS
donnent à coucher par escrit en Latin,
encores que ce ne soit leur langue mater
nelle. Aussi quelque travail, qu’ils y puis-
sent mettre, si ne gagneront-ils jamais ce
poinct, qu’on recognoisse en leurs escrits
une pareille grandeur & majesté de style,
ni telle facilité, netteté & polissure de lan
gage, comme aux vrais Latins.
JUSTIN.
En cela meritent-ils d’estre aucunement
excusez à mon avis, d’autant que le Latin
comme tu as dit, n’est pas leur langue na-
turelle.
L’AM. Tu prens à ce coup l’en-
vers pour le droict, car au contraire ils doy
vent estre repris & blasmez doublement.
Et à ce que je vois, la memoire te faut en
cest endroit, & as du tout oublié l’histoistoirel’histoi-
re
qu’on t’a recité autresfois de Mar-
cus Cato, lequel en lisant certain livre
d’un Albinus, Romain, escrit en langue
Grecque, & voyant qu’à l’entree d’iceluy,
il taschoit de se purger de ce qu’il n’avoit
escrit avec telle elegance, qu’on eust peu
requerir de luy, faisant son rempart, de ce
qu’il estoit citoyen Romain, nourri & es-
levé en Italie, & partant assez neuf & peu
usité en la langue Grecque, non seulement
ne voulut approuver ceste excuse, mais com
Fac-similé BVH

167 CINQIEME.
commença à rire & se mocquer de luy en
disant, Il eust bien merité qu’on luy par-
donnast voirement, s’il eust esté contraint
d’escrire son histoire en langage Grec, par
ordonnance des estats de la Grece.
JUST.
Vrayement ces raisons sont si vrayes que
je n’y sçaurois contredire, ni debatre au
contraire.
L’AME. Voila d’ailleurs com-
bien les Romains estoyent soucieux d’a-
grandir & reparer leur langue, quand ils
n’estimoyent pas à moins de planter en icel-
le quelque belle oeuvre, que d’assujettir
à leur empire quelque fameuse cité, voire
mesmes quelque riche & puissant royau-
me. Et qu’il soit vray, qu’on lise le proe-
me qu’a fait Boece au devant de sa tradu-
ction des predicamens d’Aristote, où il
tesmoigne, qu’estant homme de dignité
Consulaire, & mal propre au faict de
guerre, il cerchoit le moyen d’instruire &
endoctriner ses citoyens aux bonnes let-
tres, esperant ne meriter moins de la cho-
se publique, en leur enseignant l’art de la
sagesse Grecque, que ceux qui avoyent
subjugué quelque cité, ou bien annexé
quelque province à l’empire Romain.

JUST. O esprits & ames vrayement sain- l.iiii.
Fac-similé BVH

168 DISCOURS
ctes, & paroles dignes d’un gentil-hom-
me Romain, parce que le vray devoir &
office d’un citoyen, c’est d’employer tous
les dons de grace qu’il a receu du ciel, sans
espargner force de corps ou industrie d’e
sprit, pour servir à sa patrie, à laquelle nous
ne sommes pas moins redevables, qu’à
nos pere ou mere, qui sont les autheurautheurs de
nostre vie.
L’AM. Eh ceste façon donc
que je te conte, leur langue s’est aggran-
die, & demeure encores aujourd’huy en
si haut prix, que d’autant qu’une bonne
partie des sciences les plus exquises, se
retrouve enchassee en icelle, quiconque
en veut cueillir du fruict, est contraint de
l’apprendre premierement, au lieu que si nos
Thoscans les avoyent mises en leur langue,
celuy qui desire se faire sçavant, ne seroit
sujet de perdre les cinq ou six premiers
de ses meilleurs ans pour entendre u-
ne langue, ains de prin saut passeroit
aux sciences, lesquelles d’abondant ils ap-
prendroit avec trop plus grande facili-
té, & bien plus fidelement: car il nous faut
tenir pour reigle tresseure, qu’on n’ap-
prend jamais une langue estrangere si
parfaitement, en sorte qu’on la posse- de, &
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169 CINQIEME.
de, & en jouisse du tout, comme on fait la
sienne naturelle: & en cas pareil, on ne
la parle jamais si franchement & avec telle
douceur & fluidité de langage: & si tu fais
le difficile à me croire, prens garde à ceux
que tu cognois, qui font cas seulement de
la langue Latine, laquelle ils adorent que
s’ils s’avanturent de la parler quelque peu,
il semble proprement qu’il leur faille ache
ter les paroles bien cher, tant ils devisent
à grande peine, mesmement on diroit,
qu’ils se tirent les mots de la bouche avec
la fourchette, tant ils les prononcent à loi-
sir & par mesure.
JUST. Tu dis vray, &
certainement ceste ruse & invention des
Romains fut bien gentille quand ils se mi
rent à traduire en leur langue beaucoup
de belles sciences, à fin de l’espandre & se
mer par tout le monde.
L’AM. lls ne se
contenterent pas d’y avoir donné tel or-
dre, mais tandis qu’ils t’enoyenttenoyent sous leur
main, la plus saine & meilleure partie du
monde habitable, ils induisoyent tous leur
sujets à l’apprendre quasi par force
JUST.
Comment donc?
L’AM. Ils dresserent
un edict, que nul ambassadeur ne seroit re
ceu ni escouté par le Senat, s’il ne parloit
Romain: & d’avantage, que toutes les
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170 DISCOURS
causes & procez, qui se demeneroyent en
tous les pays & seigneuries de leur obéis-
sance eussent à se traitter & decider en
Latin: au moyen dequoy tous les nobles,
tous les juges, & les magistrats, tous syn-
dics & officiers de ville, mesmes tous a-
vocats & procureurs en general, estoyent
contraints de l’apprendre & sçavoir, la par-
ler & escrire.
JUST. Je ne m’esmerveil-
le plus maintenant, si la ville de Rome est
parvenue en telle grandeur, au moins s’ils
ont esté aussi accors & prudents au manie
ment & conduite de tous leurs affaires
comme en ceste-ci.
L’AM. Je ne veux
entrer plus avant en ce propos, car il nous
esgareroit par trop de nos premiers erres,
mais je te diray seulement ce mot en pas-
sant, que les plus rares & singulieres cho-
ses, qu’ils butinerent de toutes les parts
du monde pour en reparer & enrichir l’I-
talie, en portent assez clair tesmoignage.

JUST. O coustume veritablement loua-
ble, ô citoyens vrais zelateurs de leur pays!

L’AM. Ce noble traffic, Justin, n’a pas esté
seulement pratiqué des Romains, mais
de toutes les autres nations pareillement,
& de faict, on ne trouve quasi point qu’un Hebrieu
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171 CINQIEME.
Hebrieu ait escrit en Grec, ou qu’un Grec
ait escrit en Hebrieu. Et quant aux Latins,
comme je t’ay dit, le nombre est fort petit
de ceux qui se soyent adonnez à escrire
en Grec.
JUST. Où ont donc pesché les
Thoscans, ceste usance ordinaire de choi
sir plustost la langue Latine, pour exposer
leurs conceptions que la leur propre?

L’AME. d’un sot desir de faire florir &
perpetuer leur nom, ayans ceste estime,
qu’en ce faisant ils se pourront mieux a-
vancer en reputation, & acquerir plus
grand bruit.
JUST. A ce que je puis ju-
ger de tes propos, ils sont comme ce beau
medecin, qui m’a autresfois pensé en mes
maladies, lequel pour paroistre fort suffi-
sant & des premiers en son art, m’ordon-
noit des receptes, avec certains mots si e-
stranges & sauvages, que le seul son me fai-
soit tressaillir, & entre les autres, il me sou
vient qu’à un matin il m’en dressa une
pour ceste apostume que j’eus, comme
tu sçais, entre autres herbes & gommes
qui y entroyent, il y en avoit une qu’on ap
peloit Rob, un[sic] autre Tartaro, & une au-
tre Altea, & pensois bien qu’il me falut
envoyer jusques aux terres neuves, voi-
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172 DISCOURS
re par delà où le soleil se leve, comme l’on
dit, pour recouvrer de ces drogues, quand
j’entendis de mon apothiquaire, auquel j’en
faisois mes plaintes, que ce n’estoyent que
choses communes qu’il avoit ainsi desgui-
sees & surnommees à plaisir, dont la pre-
miere estoit du vin cuit, la seconde de la
mousse de muy, & la troisieme de la mau-
ve.
L’AME. Vrayement tu en as dit en-
tierement ce qui en est: & de faict, qui
voudra considerer sagement la façon dont
on se gouverne, la morgue qu’on tient, la
pippee qu’on fait, & la belle apparence
qu’on estalle au dehors en tous estats, il
trouvera pour tout seur, que ce monde ne
est qu’une droitte bisserie, ou pour mieux
dire une vraye gibbeciere de bateleur.
Mais pour suyvre nostre route, sans nous
escarter d’avantage, Si les Thoscans de
bon esprit, avoyent dressé ceste partie en-
tr’eux, de traduire & mettre en leur langue
toutes les belles disciplines, je ne fay dou-
te aucun qu’en peu de temps elle ne ses-
levast au parangon des plus nobles lan-
gues. Parce que nous voyons combien el
le plaist, & est bien desirée & recueillie
par tout, pour sa beauté & grace naturel- le,
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173 CINQIEME.
le, qui contente un chacun qui l’entend
parler. Ce que ne cognoissans beaucoup
d’estrangers, ils la gastent bien souvent,
pour la vouloir trop polir & lisser, comme
il advient à beaucoup de sottes jeunes
dames, lesquelles se cuidans faire plus bel
les avec le fard, empirent au contraire &
ternissent leur beauté,
JUST. Comment
peut advenir cela?
L’AME. Je te le diray,
d’autant qu’ils s’estudient pour luy donner
plus haut lustre, & l’embellir d’avantage,
de faire les clauses et cadences semblables
du tout à celle des Latins, ils viennent à
alterer & corrompre ceste douceur & fa-
cilité qu’elle a, ensemble à dementir &
desjoindre ceste liaison naturelle, en la-
quelle consiste entierement toute sa beau-
té & bonne grace. Et d’avantage, ils se met-
tront à tirer & choisir quelques vocables,
dont Bocace & Petrarque ont usé quel-
quesfois, mais fort sobrement & en peu
d’endroits, lesquels tant plus ils trouve-
ront rares, & peu ou point reiterez, par
ces autheurs, tant plus leur semblent beaux
& exquis, & encore qu’ils n’ayent ni la
vraye intelligence de la signification d’i-
ceux, ni l’aureille percée naturellement,
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174 DISCOURS
pour en entendre le vray son, si les em-
ployent-ils en tous lieux indifferemment
& souvent hors de propos, par une affe-
ction mal seante & ridicule, les despouil-
lans par là de leur beauté & grace naisve.

JUSTIN. Il me semble que s’ils ne peuvent
imiter ces grans autheurs sinon en telles
licences, qu’on leur pourroit avec raison
objecter ce mesme reproche, dont fut ta-
xé un masson de nostre ville, nommé Fran-
çois de la Lune, lequel se voulant ex-
cuser d’un architrave qu’il avoit fait sur
la loge des Innocens, qui la couvroit de
puis le haut jusques au bas, pour dire que
il l’avoit pris sur le modelle du portail de
l’eglise de sainct Jean, il receut telle respon-
se par maistre Brunel, Tu l’as imité droi-
tement en ce qu’il a de difforme. Mais si
nostre langue a tant de perfections que
tu dis, d’où vient que beaucoup d’hom-
mes de sçavoir, reprennent ceux qui tra-
duisent quelque autheur Grec ou Latin
en icelle?
L’AME. Et sur quelle bonne
raison se fondent ces messieurs?
JUSTIN.
Ils alleguent que nostre langue, n’est ca-
pable de traitter si hautes sciences, les- quelles
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175 CINQIEME.
quelles on avilit de beaucoup, par tel-
les traductions.
L’AME. Au contraire
toutes langues, comme je te prouvay
clairement hier, sont propres à expri-
mer les conceptions de ceux qui les par-
lent, & quand bien au commencement
elles seroyent si pauvres, qu’elles ne pour
royent fournir de leur creu assez de mots,
pour signifier en que l’on porte en l’e-
sprit, si est-il facile à ceux qui la veulent
metre en credit, de l’enrichir des despouil
les des autres, & inventer d’extrementdextrement,
& en forger des nouveaux, de pur & bon
alois pris sur l’estranger: tellement qu’il
ne faut plus qu’il se servent de ceste excu
se, car elle est trop froide & impertinente.

JUSTIN. Quelle raison donc sçauroyent
ils mettre en avant pour authoriser leur
dire?
L’AME. S’ils veulent recognoistre
verité, celle que je te monstray l’autre
jour, qui estoit la source & origine de
tant de maux, à sçavoir ceste maudite &
damnable envie qui leur ronge le coeur,
& ce desir affamé qui les presse tant d’estre
renommez & prisez par dessus tous.
JUST.
Certainement je croy que tu as droicte-
ment mis le doigt sur leur mal. Aussi me
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176 DISCOURS
souvient-il, qu’estant ces jours passez par
fortune en un lieu où se trouverent de
compagnie quelques gens de lettres, &
l’un d’iceux entre autres propos qu’on te
noit, s’estant avancé de dire que Bernard
Segny avoit puis n’agueres traduit la re-
thorique d’Aristote en vulgaire, soudain
un autre de la trouppe se monstrant fort
passionné, commença de grande cholere à
luy tourner à blasme ceste entreprise, a-
joustant ce mot, qu’il avoit fait une grande
playe au public, & de pernicieuse conse-
quence. Et estant enquis sur ce pas de la
raison qui luy faisoit tenir ce langage, re-
spondit qu’il n’estoit point expedient, ho
neste ni raisonnable, que tout le peuple,
par l’aide de ceste traduction vint à co-
gnoistre en peu de jours, & par maniere
de dire, en se jouant, ce que les autres a-
voyent appris avec grand travail & une
longue & penible estude dans les autheurs
Grecs & Latins.
L’AME. O parole mal
digeree, parole mal sonnante, je ne veux
point dire seulement en la bouche du
Chrestien, mais de tout homme en gene-
ral, tant peu touché soit-il d’aucune reli-
gion, veu qu’il ne sçauroit mescognoistre ni
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177 CINQIEME.
ni pretendre d’ignorer, de combien nous
sommes attenus & redevables envers no
stre prochain, & comme la loy de la raison,
qui est donnee à l’homme pour un singu
lier benefice de Dieu le createur, nous in-
vite de survenir & aider les uns aux au-
tres, toutes & quantes fois que l’opportu
nité s’y presente, & singulierement en ce
qui peut proufiter à l’esprit, auquel on ne
sçauroit departir plus grand bien, que par
luy faciliter les moyens propres à sçavoir
& entendre.
JUST. Attens un peu. Ils se
couvrent encor d’une autre raison.
L’A.
Et quelle?
JUST. C’est qu’ils maintiennent
que les choses estans tirees de leur propre
langue, comme de leur terrouër naturel,
& traduites & replantees en un autre, ne
peuvent avoir si belle fueille, ni tel goust
qu’en leur vray solaire.
L’AM. Cette rai-
son, Justin, est trop mince, & n’a aucune
force. Car toutes langues en general, ont
leur lustre & grace peculiere, avec certai-
nes pointes & mignardises, tellement que
un traict aigu & poignant, qui sera dit en
une langue, se peut mettre en unune autre, a-
vec pareille argutie & subtilité, & encore
que ce soit avec divers agencement & fi- m.i.
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178 DISCOURS
gure de parole, comme chaque langue a
sa phrase & façon de parler propre à elle,
si est-ce que le sens & la rencontre sera
de mesme. Et puis bien sans rougir don-
ner cest avantage à nostre Thuscan, par
dessus toutes langues, qu’il a plus de gen-
tillesse, de joliveté, & avec ce meilleu-
re pointe & gosserie, que pas une des au-
tres: & qui voudra cognoistre si je luy at-
tribue faussement cest honneur, ou non,
qu’il confronte & apparie les passages
du Danté, ou de Petrarque, qui ont esté
au paravant traittez par quelque poete
Grec, ou Latin, lors il descouvrira claire-
ment s’il a l’oeil sain, & vueille juger sans
passion, que les nostres passent de beau-
coup, & emportent le prix sur eux, tant
s’en faut qu’ils demeurent derriere, & ne
les puissent approcher.
JUST. Ouy, mais
quand on traduit, il faut plus s’arrester au
sens, qu’aux paroles.
L’AM. Je sçay fort
bien qu’on se met à translater de langue
en autre pour le sujet seulement, & non
pour conferer la force, ou la beauté des
langues à l’envi, & ceste seule considera-
tion a esmeu les Romains, qui tenoyent
leur langue pour belle, entre les belles & plus
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179 CINQIEME.
plus recommandees, à traduire en icelle,
les choses memorables, escrites par Min-
go Carthaginois: & les Grecs semblable-
ment, qui ont esté si enfolastrez de la leur,
qu’ils l’ont reputee l’unique en parfaite
beauté, rejettant toutes les autres com-
me barbares & grossieres, n’ont visé à au-
tre but, quand ils ont translaté en Grec,
les livres des Egyptiens & des Chaldees.
Si est-ce qu’il faut outre la fidelité qui est
requise en un translateur, qu’il s’efforce
d’escrire le plus purement & avec le plus
grand ornement de langage qu’il pour-
ra, tellement qu’il est necessaire qu’il soit
bien versé, & fort rompu en toutes les
deux langues: & outre ce, qu’il entende
parfaitement les sciences qui sont expli-
quees par l’autheur, lequel il entreprend
de traduire, à fin de les pouvoir rendre
en sa langue avec pareille grace & vertu,
suyvant le style de parler en la sienne.
Car autrement, qui voudroit representer
cruement & à la lettre, la façon de parler
d’une langue en autre, il s’oublieroit
lourdement & auroit fort mauvaise gra-
ce, empirant le naif de l’une, & obscur-
cissant le lustre de la science. T’asseurant m.ii.
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180 DISCOURS
que si ceste reigle estoit observee estroite-
ment sans l’enfreindre, les traductions se-
royent mieux reçeuës, & plus estimees
qu’elles ne sont pas.
JUST. Ils adjoustent en
cores pour comble de leurs raisons, qu’on
fait tort à l’intention de l’autheur qu’on
translate.
L’AME. Comment sont-ils si
fols, d’alleguer telles lourderies, & un men-
songe si evident, veu que le but principal
de tout homme qui escrit, c’est à fin que
ses inventions estans mises en la conser-
ve des lettres (qui ne se perdent point ain
si que la voix) elles soyent publiees & ex-
posees à un chacun.
JUST. Tu reviens
donc à ce poinct, que ce n’est pas mal fait
de traduire les sciences en nostre langue.

L’AM. Mais je te dis qu’on ne sçauroit
s’employer à plus sainct oeuvre, ni qui me-
rite plus de louange, parce que la plus
grande partie des erreurs & tenebres où
tant de personnes sont aujourd’huy dete-
nus & enveloppez ne naissent d’ailleurs
que de l’ignorauceignorance. Et devroyent certes les
princes & grans seigneurs y pourvoir, atten
du qu’ils portent le titre de Peres du peu-
ple. Et qu’il appartient au pere non seule-
ment de bien conduire & dresser ses enfans à ce
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181 CINQIEME.
à ce qu’ils ne s’adonnent à mal, mais quant
& quant les enseigner & instruire à tout
sçavoir & vertu, & s’ils ne le vouloyent fai-
re generalement en toutes choses, ils le
devroyent pour le moins observer en cel-
les qui sont necessaires, tant pour la vie
du corps, que pour celles de l’esprit.
JUS.
Et quelles sont cestes-ci?
L’AM. Les loix
divines & humaines.
JUST. Quel pro-
fit en pourroit revenir au public si elles
estoyent exposees en langue vulgaire?

L’AM. Comment? doutes-tu de l’utilité
qui s’en ensuyvroit? A ton avis, combien
seroit plus grand le zele & l’affection qu’on
mettroit à garder inviolablement les pre
ceptes & ordonnances de nostre religion
Chrestienne, pour dresser tout le cours
de nostre vie selon icelles, si dés nostre
premiere enfance on commençoit à la li-
re & apprendre, & qu’on s’exercitast pe-
tit à petit en l’intelligence & meditation
d’icelle, pour s’affermir & corroborer de
plus en plus, ainsi que font aujourd’huy
les Juifs à nostre grand vitupere, au vieil
Testament, ce qui ne peut avenir si les li-
vres de la saincte Escriture ne sont fidele-
ment tournez en langue commune.
JUS. m.iii.
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182 DISCOURS
Ce n’est point de merveilles si tous les
Juifs sçavent si bien & doctement parler
de tous les poincts de leur religion, & de-
vroyent les Chrestiens par cest exemple,
estre saisis d’une grande vergongne, les-
quels enseignent bien à leurs enfans, à li-
re des lettres de marchandise, ou bien cer
taines legendes dont on ne sçauroit rap-
porter aucun fruict ni edification, ou quel-
que Romans & contes faits à plaisir, qui ne
peuvent servir qu’à les esmouvoir & atti
rer à tout vice & meschanceté, au lieu que
ils devroyent estre sur tout curieux de leur
salut, & regarder à les abreuver dés leur
plus tendre jeunesse de la pure & vraye co-
gnoissance de Dieu, d’autant que ce que nous
apprenons en nostre premiere enfance,
demeure mieux fiché en nostre memoi-
re, & ne l’oublions pas si aisément.
L’AM.
Aussi je te prie considere ce poinct; qu’a-
vec bien plus grande reverence & fervente
devotion, le peuple assisteroit aux prieres
publicques & service divin, s’il se faisoit
en sa langue qu’il entend.
JUST. Certaine-
ment il est ainsi.
L’AM. Dis-moy de quel
coeur ni de quelle affection peut louer ou
invoquer Dieu celuy qui ne sçait ce qu’il dit?
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183 CINQIEME.
dit? Et à cette raison voyons-nous que le
caquet & jargon des petis enfans ou bien
des perroquets, n’est point appelé de nous
Parole, mais une imitation & expression
de son tant seulement: parce qu’il n’en-
tendent point ce qu’ils proferent, attendu
que parler, proprement c’est prononcer
& exprimer les conceptions qu’on porte
en l’esprit, & donner à entendre sa volon-
té. Quand nous lisons donc, ou chantons
ou bien barbottons des levres, les Pseau-
mes & oraisons, non entendues par nous,
il faut confesser, que nous ne faisons au-
tre chose, sinon jargonner comme en-
fans, ou bien caqueter comme perro-
quets: & ne se trouve point encore une
autre religion qui observe ceste façon de
prier en langage incognu, comme fait la
nostre. Car & les Hebrieux louënt & prient
Dieu en Hebrieu, & les Grecs en leur
Grec naturel & les Latins anciennement
en Latin, & mesmes les Esclavons en leur
Esclavon, par le moyen de sainct Hiero-
me, qui leur traduisit en leur langue tant
le vieil que le nouveau Testament. Com
me vray amateur de sa patrie, en nous lais
sant un sainct & louable exemple en ce m.iiii.
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184 DISCOURS
faict, pour l’ensuyvre.
JUSTIN. En veri-
té, mon ame, ceste opinion me revient fort
à coeur.
L’AM. Elle te doit bien plaire,
car c’est celle dont use l’Apostre Paul es-
crivant aux Corinthiens en ces termes,
Comment dira le simplicien & l’idiot, A-
men, apres vostre benediction, s’il n’a rien
entendu de tout ce qui s’est dit, & quel
fruict en tirera il?
JUST. D’où vient donc
que quand les sainctes lettres tant de l’an
cienne que de la nouvelle alliance, furent
premierement traduites de l’Hebrieu &
du Grec, qu’elles ne furent mises en lan-
gue vulgaire & entendue d’un chacun?

L’AM. Parce qu’alors, pour le meslinge[sic]
& grande confusion de tant de nations
barbares qui estoyent comme espanchees
en ce temps-la par l’Italie. Il n’y avoit autre
langue qui eust cours, ni qui fust usitee par
tout, que la Latine, & de faict, si tu t’en veux
enquerir à gens studieux des recerches de
l’antiquité, ils te confesseront qu’il ne se
trouve aucun escrit profane & d’huma-
nité, durant toute ceste saison-la, sinon en
ceste langue. Et à tant ceci te doit suffire
pour le regard des loix divines. Venons
maintenant aux humaines & politiques, puis
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185 CINQIEME.
puis que sont celles qui doyvent reigler
sa conversation & societé mutuelle des
hommes, & selon l’arbitrage & disposition
desquelles, il faut conduire son train de
vie. Quelle raison y a-il qu’elles soyent
descrites en une langue, que peu de per-
sonnes entendent. Les Romains qui les ont
basties, encores qu’ils en eussent emprun-
té la pluspart des Grecs, si ne les ont-ils
pour cela voulu exposer en public, en au-
tre langue qu’en la leur. Et en semblable,
Lycurgus & Solon, qui establirent le gou-
vernement de Lacedemone & de la vil-
le d’Athenes, & leur donnerent loix, ils n’y
voulurent employer autre langue, que
ceste qui estoit receuë & familiere entre
le peuple.
JUST. Puis donc qu’elles sont
si necessaires & de telle importance que
tu me dis, qui est cause que les loix, tant
sacrees que profanes, ne sont translatees
en vulgaire?
L’AM. Il faut imputer tout
ce mal-heur, à la seule avarice des prestres
& moynes, ausquels ne suffisant pas la de-
cime à eux ordonnee par Dieu le createur
pour fournir aux excez, dissolutions, som
ptuositez, & braveries, esquelles ils se sont
desbordez, outrepassans en tout la sobrie-
Fac-similé BVH



186 DISCOURS
té & modestie, qui est requise & bien sean
te en leur vocation, ils ont tenu l’Evangi-
le caché entr’eux, nous le dispersans & ven-
dans par le menu, & comme l’on dit, en
destail, tant & si peu qu’il leuleur plaisoit, &
encores en tel sens que bon leur sembloit,
intimidans les personnes, avec mille
fausses menaces qui ne se trouvent cou-
chez en l’Evangile, de la façon qu’ils les
faisoyent sonner & donnoyent à en-
tendre, en sorte qu’ils ont tiré des mains
des pauvres seculiers, qui estoyent con-
fus & mal asseurez en leur foy, la meil-
leure partie de tout leur bien, frustrans
par ce moyen bien souvent leurs enfans
& vrais heritiers de la succession qui leur
estoit deuë.
JUST. Ceste meschance-
té n’est pas propre aux prestres & moi-
nes, seulement (encores qu’elle relui-
se singulierement en iceux,) ains est quasi
universelle & commune à tous. Aussi voit-
on ordinairement un chacun tascher de
tromper & circonvenir son voisin en tout,
pour s’enrichir & accommoder à ses des-
pens, essayans toutes voyes, & praticquans
toutes sortes d’inventions & subtilitez
pour ce faire. Il est bien vray qu’il nous faut
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187 CINQIEME.
faut confesser, que les prestres & les notai-
res, sont plus sublimes & grands maistres
en cest art, que nul autre, d’autant qu’ils
tirent l’argent des bourses à leur simple
parole, sans y employer autre industrie.

L’AM. Helas! ils ne pipperoyent pas tant
à leur aise, les pauvres Chrestiens, si un
chacun estoit suffisamment instruit & en-
seigné de ce qui appartient à son salut, com-
me la pluspart en est encores aujour-
d’huy ignorante. Ceste mesme raison a
empesché & empesche encores mainte-
nant, que toutes les loix, ordonnances &
constitutions civiles ne soyent publiees
& exposees en commun, à fin de mainte-
nir tousjours le gain & la reputation de
messieurs les docteurs de droict, & des ju-
ges & avocats, lesquels nous salent si che-
rement, & font valoir si haut leur marchan
dise, qui comme vrayes sensues, ils ne las-
chent jamais un pauvre homme qui est
tombé une fois entre leurs mains, qu’ils
ne luy ayent succé entierement tout le
sang. Et m’esbais bien fort, comme une si
cruelle vollerie se commet sous couleur
& le manteau de justice, & comme un tel
abus se tollere si long temps: car en verité
Fac-similé BVH



188 DISCOURS
le peuple se peut aussi à bon droict plain-
dre des gens d’eglise, & de ceux de la justi
ce, comme feroyent les sujets, si le prince
leur vouloit vendre l’air, l’eau, & le soleil,
qui ne sont point en sa puissance pour en
disposer.
JUST. Escoute mon ame, je suis
content de t’ouir invectiver à ton plaisir,
& si long temps que bon te semblera, con-
tre les juges & advocats, mais je ne veux
nullement que tu touches à l’honneur &
saincteté de nos prestres & moynes, parce
que selon que j’ay entendu d’eux-mesmes,
il n’appartient point aux gens lais & se-
culiers de les reprendre, ou vouloir corri-
ger.
L’A. Voici une des opinions que le
monde croit à faute de n’avoir bonne in-
telligence des sainctes lettres. Dis-moy un
peu, ne sommes-nous pas tous enfans de
Dieu, adoptez en sa famille, & consequem-
ment freres de Jesus Christ?
JUST. Ouy
certes.
L’AME. Et tous les freres d’une
maison sont-ils pas egaux entant que fre-
res?
JUST. Si sont. L’AM. Il faut donc
conclurre, que nous en ceste considera-
tion de Chrestiens & enfans de Dieu som-
mes pareils les uns aux autres, & il est per
mis & appartient à un frere, de reprendre son
Fac-similé BVH

189 CINQIEME.
son autre frere, & luy remonstrer ses vi-
ces.
JUSTIN. Cela est bien vray, mais
ceux-ci ont une dignité sacerdotale, qui
les rend plus excellens que les autres.

L’AM. Comment donc, pourroit-on bien
avoir preeminence ou dignité plus gran-
de en la maison de Dieu, que d’estre son
fils d’adoption & de grace, & frere de
Christ? Veux-tu que la moindre lumiere
esteigne & offusque la plus grande? C’est
en verité une dignité beaucoup plus emi-
nente d’estre Chrestien, que non pas d’e-
stre Evesque ou Prince, car ceux-ci sont
estats & offices donnez de Dieu, qui ren-
dent ceux qui en sont revestus, ministres,
& serviteurs d’iceluy. Or tu sçais bien qu’il
n’y a nulle comparaison entre le fils du
Prince, & l’un de ses officiers.
JUST. Par
ton propos je ne serois en rien sujet ni in-
ferieur à mon Evesque.
L’AM. Non pas
cela, car en premier lieu il est Chrestien
comme toy, & en ceci vous estes egaux:
mais apres, entant qu’il a esté esleu de
Dieu le createur à la predication de son S.
Evangile & administration des Sacremens,
il vient pour ce regard à estre ton supe-
rieur, & faut qu’à ceste raison tu recognois
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190 DISCOURS
ses & le revere comme ton prelat, mais si
est-ce qu’il ne t’est point defendu pour
cela, de le reprendre & admonester de ses
fautes, pourveu que tu te conduises avec
telle reverence & modediemodestie, qu’enseigne
la charité & l’amour du prochain: & avons
de ce faict un memorable exemple en
l’Apostre Paul, lequel ne fit difficulté de
insister aigrement contre Pierre, encores
qu’il luy deferat beaucoup, d’autant (com-
me il dit luy-mesmes) qu’il estoit digne de
reprehension.
JUST. En verité ce tem-
perament que tu donnes, ne me deplaist
point: si ne veux-je pourtant me lascher
la bride si avant, que de parler contr’eux:
car outre l’authorité dont ils sont munis,
ils ont d’abondant la force à commande-
ment, & s’aident du glaive & des feux, par
ce qu’ils voyent que leurs imprecations &
excommuniemens leur demeurent inu-
tiles, au lieu qu’ils souloyent jadis avoir
grande vertu en la primitive Eglise, de sor-
te que quand les Apostres maudissoyent
quelqu’un ou le livroyent à Satan, il tom-
boit mort soudain miraculeusement, ou
estoit emporté par le diable.
L’AME.
Certainement s’ils n’avoyent point d’au- tres
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191 CINQIEME.
tres armes pour exterminer leurs adver-
saires, que leurs bulles & fulminations, ils
seroyent en grand danger de tomber en
pareil inconvenient à celuy qui advint u-
ne fois à un pauvre Sancto, lequel ayant
esté vole par un soldat, de la moitié du
drap qu’il avoit acheté pour se vestir, &
venant à le menasser, qu’il le luy redeman-
deroit une fois devant Dieu au jour du ju
gement, fut despouillé encores du reste
par cest aventurier, qui luy dit, Puis que
tu me donnes si bon terme à te payer, je
veux encores prendre cestuy-ci.
JUST.
Helas! nous voyons aussi qu’ils ne sçau-
royent plus faire de miracles, comme fai-
soyent anciennement les Apostres & di-
sciples de Jesus Christ.
L’AM. C’est ce
que sainct Thomas d’Aquin sceut remon
strer à propos au Pape Innocent troisie-
me, lequel luy ayant monstré un grand
monceau d’escus qu’il faisoit compter de-
vant soy, & luy disant, Tu vois Thomas,
l’Eglise ne peut plus dire, comme au com
mencement de son institution, Je n’ay ni
or ni argent. Il luy respondit aussi tost, Ce
la est bien vray pere sainct, mais aussi l’E-
glise de maintenant, ne sçauroit dire com-
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192 DISCOURS
me l’autre, au boiteux & à l’impotent, Le-
ve-toy & marche, car tu es gueri.
JUST.
Vrayement, mon ame, tu sçais tant de bel
les choses, que j’en demeure tout estonné,
& cognois bien à ceste heure que tu es
bien plus docte & suffisante que je ne croyois
auparavant: mais dis-moy un petit, com-
ment s’est-il peu faire que tu ayes appris tout
cela sans moy, veu que tu m’as tant de fois,
asseuré, que nous ne sommes qu’une per-
sonne, toy & moy, & que tandis que som-
mes joints & unis ensemble, tu ne peux
operer sinon dedans moy.
L’AME. Ce
discours, Justin, est de trop longue esten-
due, pour le parfournir maintenant, il nous
le faut reserver à une autre fois: car il est
desja jour entier, & faut que tu vacques à
ta besongne.
JUSTIN. Helas tu dis la ve
rité, le jour est desja tout apparent, ô com
ment le temps se passe & s’escoule vistement,
sans qu’on s’en ennuye, lors qu’on de-
pesche quelque affaire qui importe, ou
bien qu’on devise de quelque propos, qui
nous plaist & est aggreable.
DISCOURS

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193


DISCOURS VI.


ENTREPARLEURS,

Justin & son Ame.

L’AME.


QUAND quelquesfois je con-
sidere à part moy, combien
grand doit estre l’heur & le con-
tentement dont jouissent à pre-
sent les ames bien-heureuses, lesquelles se-
parees de leur corps fragile, & sorties hors
de ce monde miserable, par le congé & a-
vec la bonne grace de leur Seigneur, & Pe
re, sont retournees au ciel leur pays natu-
rel, pour là se nourrir, & rassasier ample-
ment & à souhait de la vraye & entiere co-
gnoissance, ensemble de la pure & parfai-
te contemplation de l’unique & souveraine
verité, sagesse & bonté, de Dieu le createur.
Je ne m’esmerveille plus si l’Apostre Paul,
pour en avoir goutté & senti quelque peu,
lors qu’il fut ravi en esprit jusqu’au troisie
me ciel, desiroit si ardemment puis apres,
d’abandonner & quiter ceste vie mortel-
le, remplie de toutes calamitez, pour aller vi
vre & demeurer eternellement avec Jesus, n.i.
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194 DISCOURS
Christ son sauveur & redempteur. Or ce
qui m’induit à faire un tel discours, c’est le
grand plaisir & joye singuliere que je re-
çoy, quand delivree en partie de la sujettion
& empeschement du corps, je puis avec la
lumiere, & premiere instruction de foy que
le Seigneur m’a donnee, m’ayant formee à
son image, contempler & recognoistre les
richesses infinies de sa justice, sagesse, bon
té, & puissance, en toutes ses creatures, que
il a presenté devant nos yeux en ce beau &
excellent theatre du monde, & consequem-
ment m’eslever à la contemplation des
divines & celestes, pour en fin parvenir à
ceste cognoissance, qu’il a creé & ordon-
né toutes ces choses à nostre profit & sa-
lut, à fin de nous inciter par cela à nous fier
en luy, à l’invoquer, à le louër & à l’aimer.
Tellement qu’au milieu de ceste aise & con
solation qui m’environne, je viens à conce
voir & representer aucunement en moy-
mesmes, la felicité & beatitude excel-
lente dont participent ses ames esleuës,
qui sont du tout & sans intermission oc-
cupees & ententives à regarder à face
descouverte, leur Seigneur & Pere tresbe
nin, jouyssant par ce moyen d’un bien incon- prehen
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195 SIXIEME.
prehensible, veu que le mien me contente
tant, encores que ce ne soit qu’un songe &
vaine ombre, au prix du leur, d’autant que
les puissancepuissances, & facultez naturelles lesquel-
les cependant, entendent à la digestion, & au-
tres operations necessaires, pour l’entrete-
nement & conservation de ce mien corps,
sont tant unies & de si pres jointes avec
moy, qu’il est impossible qu’elles ne m’in-
terrompent & destournent beaucoup. Il
est bien vray, qu’avec l’aide de la chaleur
naturelle, tandis que la viande se cuit & di-
gere en l’estomach, elles font monter au
cerveau, ces vapeurs & fumees, lesquelles
estans puis apres condensees & espessies en
semble par la froideur d’iceluy, viennent à
lier les santimens & les aquoiser, en sorte
que le sommeil s’engendre, pendant lequel j’ay
moyen de me retirer en moy-mesmes,
pour discourir à mon aise, comme je fais
maintenant. Qui me fait derechef tenir
pour vrayement heureuses quant au mon-
de, celles qui par grace singuliere de Dieu
estans logees en un corps bien composé
& facile à renger à la raison, & partant
bien peu retenus du souci de ces cho-
ses basses, & non inquieté des fantos- n.ii.
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196 DISCOURS
mes & illusions, que les sens depravez
pourroyent imprimer en leurs fantasies,
s’entretiennent & s’esgayent en un pur &
clair discours, du reiglement & conduite
de tout cest univers, jusques à prevoir &
predire quelquesfois les choses à venir.
Mais helas, il m’est force maintenant de
sortir d’un si doux & aggreable penser,
car je sens que la chaleur naturelle a tel-
lement consumé, & subtilisé ces fumees
qui faisoyent dormir Justin, qu’il me fau-
dra esveiller incontinent. Retournons
donc à nostre service ordinaire, & si il ne
me veut employer en autre chose, nous
deviserons quelque peu ensemble, com-
me de coustume.
JUSTIN. Mon Dieu,
combien ce dernier somme que je viens
de faire m’a donné de plaisir, & si ne sçau-
rois dire au vray si c’est un songe plaisant
qui m’a tant contenté, tant y a toutesfois
que je me ressens tout consolé, & vou-
drois volontiers ne m’estre encores point
resveillé, pour demeurer plus long temps
en un tel repos.
L’AME. Il faut que tu
recognoisses de moy un tel bien, Justin,
encores que de ta part tu m’y ayes aidé,
en souppant peu hyer au soir.
JUSTIN. Je
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197 SIXIEME.
Je t’en remercie mille fois, mon ame
bien-aimee, mais descouvre-moy plus
avant en quelle sorte, tu en es la cause
principale.
L’AME. Je te le vay dire,
Tandis que tu estois espris de sommeil,
n’estant point empesché d’aucune su-
perfluité de viandes, ni occupee pas une
de mes operations ordinaires, je me reti-
ray en moy-mesmes, & lors commençay
à negotier, & employer quelques cognois
sances, que j’ay acquis par le moyen de tes
sens.
JUST. Arreste-toy sur ce pas, & a-
vant que passer plus outre, apprens-moy
ce que veut dire ce mot de Negotier, dont
tu as usé, car quant à moy, je ne l’entens
point.
L’AME. Negotier est autant
à dire, que prendre en main, & s’oc-
cuper en quelque chose, y employant
tout ce qui est requis, & est un verbe,
qui a pris son origine d’un vocable Latin
Negotium, qui signifie en nostre lan-
gue, Occupation ou faciende.
JUSTIN.
Ce doit estre quelque mot forgé nouvel-
lement: car de ma part, il ne me souvient
point l’avoir jamais ouy praticquer.

L’AME. Aussi est-il, mais ne t’ay je pas dit,
qu’à mesure que les langues croissent, & n.iii.
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198 DISCOURS
montent en leur perfection, on a cous-
tume d’emprunter mots nouveaux, selon
qu’on est pressé de ce faire.
JUST. Quant
à moy, je commence à le croire d’asseuran
ce.
L’AME. Et partant il ne faut plus
que ces grans clercs babillent, qu’on ne
sçauroit traduire les bonnes sciences en
nostre langue, pour n’estre assez riche, de
mots propres & signifians pour les expli-
quer, car on en pourra aussi bien creer
d’autres tous neufs, comme tu vois qu’on
a fait servir cestuy-ci, aux choses commu-
nes & familieres.
JUST. Cela va bien:
mais ramene ton propos, au discours que tu
avois au commencement proposé.
L’A.
MexerçantM’exerçant donc en ces sainctes intelligen-
ces, de la façon que je t’ay conté, estant à
delivre des empeschemens & destour-
biers ordinaires que tu me donnes, je rete-
nois tel plaisir que je me soulageois en un
certain repos, qui ne me faisoit pas seule-
ment heureuse, mais aussi passant jusques
à toy, rendoit tous tes membres & senti-
mens contens en eux mesmes, dont s’en-
gendrent ce doux & gracieux sommeil,
que tu as si haut loué.
JUS. Voire, mais
s’il est en ta puissance de me departir un tel
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199 SIXIEME.
tel bien, & que tu me portes autant d’ami-
tié, comme tu en monstres d’apparence,
pourquoy ne me fais-tu tousjours dor-
mir de ceste sorte, tout le temps qu’il me
convient prendre mon repos?
L’AME.
d’autant que l’inimitié, ou pour mieux di
re, la contrarieté & repugnance naturel-
le, qui est entre nous deux, m’empesche
de ce faire bien souvent.
JUSTIN. En
quelle sorte cela?
L’AM. Je m’esbahis
comment tu me fais telle demande, car
laissant à part pour ceste heure la nui-
sance que je reçois de tes organes, dans
lesquels s’exercent les sens lors qu’ils sont
offencez, ou par trop manger, ou par boi-
re outre mesure, ou de trop grand travail,
& par mille autres excez que tu fais selon
la diversité des passions desreiglees qui
te possedent, arrestons-nous seulement sur
ce poinct, Combien de fois estant comme
emportez[sic] par la violence de la partie con-
cupiscible, suis-je contrainte de te ceder, &
permettre faire des choses qui sont à plein
contraires à ma nature? Tellement qu’a-
lors me voyant seigneuriee par une puis-
sance qui m’est de beaucoup inferieure,
je tombe en un tel desdain, mesconten n.iiii.
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200 DISCOURS
tement, qu’il est force que tu t’en ressen-
tes, pourtant que nostre union & alliance
se convertit en un combat, & estrif conti-
nuel: qui ne nous laisse jamais vivre en
repos ni l’un ni l’autre. Où si tu m’obeis-
sois comme il seroit bien raisonnable, &
voulusses souffrir que je prisse en main
les resnes du gouvernement & conduite
de nostre vie, nous vivrions en si bonne
paix ensemble, que toutes nos operations,
tant celles qui procedent de moy, comme
aussi celles qui s’encommencent par toy,
& desquelles la nature t’a pourveu, pour
nostre conservation & entretien princi-
palement, se conduiroyent à leur but, sans
aucune peine ni difficulté.
JUST. Je co-
gnois certainement que tu dis verité, & à
ceste occasion, avois-je proposé en moy-
mesmes, sans en estre semons, de te re-
querir, qu’il te pleust me prescrire quel-
que ordre certain de ce que je dois fai-
re, à fin de nous maintenir longuement
en bonne amitié & union, & avec le
moins d’incommoditez & fascheries que
il sera possible: car je ne veux dire, que
nous puissions vivre nettement sans au-
cun mesaise, sçachant bien que cela ne se
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201 SIXIEME.
se peut obtenir en ceste vie presente. Tou-
tesfois devant qu’entrer là, je desirerois
fort, que tu me retirasses hors d’un dou-
te, qui me moleste grandement, & qui me
rend fort perplex, qui est (comme je te
demanday hier) comment c’est que tu
peus sçavoir toutes ces choses sans moy.

L’AME. Cest une haute & difficile que-
stion que ceste-ci, & qui a desja fait tom-
ber plusieurs (qui ont vescu en reputation
de gens sages envers le monde) en de grans
& treslours erreurs. Tellement qu’à l’a-
venture seroit-ce ton meilleur, de te con-
tenir à tant, sans recercher curieusement
de l’entendre, parce que sçavoir ce qui
n’est expedient & utile pour soy, ne fait
qu’engendrer trouble & confusion en l’e-
sprit. Ce neantmoins je veux bien, à fin de
te contenter, te reciter les opinions diver
ses, qui ont couru touchant ce poinct, non
que j’aye intention pour cela, de te faire pren
dre pied, & reposer sur pas une d’icelles:
mais que tu sous-mettes ton desir à ce qui
se trouve arresté, par le decret de la reli-
gion Chrestienne. Laquelle d’autant qu’el
le est guidée, par une lumiere beaucoup
plus claire, & plus seure, que n’est pas la
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202 DISCOURS
prudence humaine, elle n’a peu faillir, ni
se desvoyer, comme l’autre a fait.
JUST.
Quelle est ceste lumiere que tu prises tant?

L’AM. C’est la tressaincte & parfaite lu-
miere de la foy, laquelle il a pleu à nostre
bon Dieu & pere, reveler & manifester au
monde, par sa misericorde & bonté infi-
nie, premierement par la bouche & pre-
dication vocale de ses fideles serviteurs
& ministres, & en fin par celle mesme
de son tressacré & precieux Fils, qui
a esté la vraye vie, verité & lumiere du
monde, à celle fin que les hommes peus-
sent par son moyen, attaindre au but de
leur perfection: qui n’est autre certaine-
ment que la pure & droitte cognoissance
& contemplation de la premiere ineffa-
ble & souveraine verité: & ce en Jesus
Christ.
JUST. Te suffise, que je ne suis
desormais pour sortir ni en ceci, ni en
toutes mes autres actions, hors de ton avis
& conseil, ains me gouverneray en tout
& par tout, selon l’arrest de ta volonté.

L’AM. Il en faut sçavoir gré à la vieillesse,
Justin, laquelle t’a refroidi & attrempé
tellement le sang, & a en sorte debilité
& abbatu toute ta force, qu’elle t’a fait re- soudre
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203 SIXIEME.
soudre, d’embrasser ceste saincte façon de
vivre que tu as choisi maintenant. Aussi
faut il que tu tires à ta part, ce que l’un de
nos citoyens souloit dire en commun,
que le peché t’a plustost laissé que tu ne
l’a abandonné.
JUSTIN. Soit ce que tu
voudras, car je ne veux point debatre avec
toy.
L’AME. De ma part aussi Justin, je
n’entens point que ceste remonstrance
te retire du bon chemin où tu es entré,
car encores que tu ayes commencé à vi-
vre sagement & de reigle, par une necessi
te qui t’y a rangé, si dois-tu esperer que ce-
ste crainte serville, (car ainsi la veux-je ap-
peler) se pourra un jour, moyennant la gra
ce de Dieu, changer en un amour vraye-
ment fidele, qui ne te rendra moins a-
greable à sa majesté, comme elle t’acquer
ra de reputation & bonne renommee, à
l’endroit de tout le monde.
JU. Aussi pour
dire ce qui en est, il est mal aise de rete-
nir la jeunesse & les autres aages, qu’elles
ne se facent valoir en leur saison, & celuy
qui n’a esté gaillard & follastre en son prin
temps, le deviendra sur l’autonne, lors
qu’il devroit estre plus remis & pose, com-
me nous voyons advenir à ces oiseaux
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204 DISCOURS
qu’on ne permet desgoiser leur ramage
en may, car ils chantent puis apres au mois
de Septembre. Mais retournons à conti-
nuer la suitte du propos, dont nous som-
mes sortis, & esclarcis-moy le doute que
je t’ay proposé.
L’AME. Combien que
les opinions de ceux que le monde ape-
le sages, & qui ont recerché la maniere
comment je puis sçavoir & entendre les
choses, soyent diverses & plusieurs, si les
peut-on facilement reduire en nombre
de deux. Parce qu’il y a deux sectes princi
pales de ceux qui ont devisé & escrit de ma
nature. L’une desquelles, est de ceux qui
tiennent, que je suis immortelle & du tout
en tout divine, creee de Dieu tresgrand
& tresbon, infuse & incorporee en toy, le
chef desquels est Platon, ensemble les au-
tres Academiciens qui l’ont suyvi. L’autre
secte est de ceux qui ont jugé, que j’ay eu
mon commencement quant & le corps,
le chef de laquelle c’a esté Aristote, avec
ses Peripateticiens, combien qu’il n’en
ait parlé si rondement que l’on puisse
sans doute tirer de ses paroles, s’il me re-
pute mortelle, ou immortelle, mais il va
tantost frappant sur le cerceau, & tantost sur
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205 SIXIEME.
sur le muy, comme l’on dit en commun
proverbe, sans donner le coup au vray,
comme il faut: de maniere qu’il s’en trou-
ve quelques uns de son parti, qui me ju-
gent immortelle, & les autres mortelle, fai-
sans estat neantmoins les uns & les autres
de parler selon le sentiment, & opinion
d’Aristote.
JUSTIN. Comment donc?
L’AME. Je te le diray, N’as-tu jamais en-
tendu faire le compte de celuy qui deman-
doit conseil à un autre, s’il ne devoit ma-
rier ou non? Et quand il disoit, que celle
qu’il pourchassoit à femme estoit belle, l’au
tre respondoit, Prens-la donc: & quand il ad-
joustoit, AoireVoire mais, elle est de fort petit
lieu, & de vile & basse condition. l’autre des
chantoit aussi tost, Ne la prens donc point:
puis s’il replicquoit, Il est vray qu’en recom-
pense on luy donne fort beau mariage:
l’autre redisoit, Je te conseille donc d’y enten-
dre: & si derechef il mettoit en avant, qu’il
avoit entendu qu’elle estoit un peu fiere
& hautaine, l’autre tout de mesme chan-
geoit de notte, disant, Puis qu’elle est telle,
je ne suis point d’avis que tu passes outre
en ceste alliance. Et continuoit de ceste fa-
çon à respondre ouy ou non, selon les rai
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206 DISCOURS
sons nouvelles qu’on luy proposoit. Ari-
stote fait droitement tout le semblable de
moy, parce que quand il me considere u-
nie avec le corps, il dit que je suis mortelle,
& quand d’autre part il me considere comme
l’intellect agent, & que je puis operer sans
le moyen & entremise du corps, il afferme
que je suis immortelle, en sorte que pour le
faire court, que celuy qui le lit, ne demeu-
re jamais certain, si je suis mortelle ou im-
mortelle.
JU. Peu estre aussi que luy-mesme
n’en estoit point trop asseuré.
L’AM. Je le
croy fermement, tellement qu’il a fait à la
mode de ceux qui ont plus cher l’honneur
de ce monde que non pas la verité, lesquels
quand ils n’entendent point une chose, ne
veulent pour rien confesser franchement
leur ignorance, craignans de faire tort à leur
reputation, mais en parlent confusément, &
en termes si couvers & ambigus que les assi
stans entrent plustost en opinion, qu’ils
n’ont pas envie de le faire entendre, que non
pas qu’ils le puissent.
JU. O bon Dieu com-
bien ceste vaine arrogance, & ce pervers
desir de paroistre envers le monde, ont e-
sté souvent cause de grans maux.
L’A. Et
de quelle sorte? Prens garde un peu au faict de
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207 SIXIEME.
de la religion, ne vois-tu pas que ces messieurs
les reverens, que le monde appelle Theo
logiens (combien qu’ils ne le soyent que
de titre & de nom tant seulement) pour
ne vouloir recognoistre selon la verité,
qu’ils ne peuvent comprendre les choses
concernantes la foy Chrestienne, par leur
lumiere naturelle & prudence humaine,
se sont tellement laissez abuser par icelle
qu’ils ont entrepris de vouloir prouver
les principaux chefs & articles de nostre
foy, par des propositions & argumens de
Philosophie, laquelle est neantmoins
du tout contraire à la foy, d’autant qu’el-
le procede par un certain ordre, & par les
principes naturels, au lieu que la foy excede
& surmonte en tout la nature.
JU. Et qui
ont esté ces Passavans.
L’A. Ce sont ceux
qu’on appelle communément les docteurs
scholastiques, lesquels ont esté si temerai-
res, que de faire passer par leur examen tou-
tes les oeuvres de Dieu, s’efforçans de trou-
ver & controler la raison de chacun d’iceux
en leur beau doctrinal.
JU. Je m’esbahi
certes, que Dieu ne s’est tout à fait irrité con-
tr’eux, & qu’il n’a punï exemplairement une
telle fierté & arrogance.
L’AM. Sa gran-
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208 DISCOURS
de douceur, & bonté infinie, par laquelle
il invite les pecheurs à repentance, en sont
cause.
JUST. Quant à moy, je ne sçay qui
seroit le prince si debonnaire, qui ne se
courrouçast asprement contre un sien ser
viteur, lequel voudroit le faire venir à com-
pte, & rendre raison de tous ses faicts. En
verité aussi cela n’est autre chose à mon
advis, que de vouloir assujettir Dieu à la
mercuriale, & reprimende des hommes.
Mais leur marchandise est par trop des-
criee, maintenant on n’en sçauroit plus
faire son profit. Aussi mon compere Bar-
thole, qui est imprimeur m’a dit, que
on ne sçauroit plus vendre pas un de tous
ces livres-la, & de mal-heur pour luy, il en
a encores environ cent balles qui gar-
dent sa boutique, lesquels il seroit prest de
trocquer toutes les fois qu’il trouveroit
marchant, & les eschanger contre de[sic] papier
blanc, voire mesmes bailler encores quel
que argent de retour.
L’AM. Il en faut
remercier ceux qu’on a appelé Luthe-
riens, lesquels d’autant qu’ils n’ajoustoyent
foy, sinon aux Escritures sainctes, & Cano
niques, ils ont induit les Chrestiens, à s’a-
donner à la lecture d’icelles, & laisser à part
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109209 SIXIEME.
part toutes ses disputes sophistiques, vai-
nes & infructueuses, qui se traittent en l’es
colle,
JUST. Cela est bien vray: mais lais-
sons un peu ce propos en arriere, & nous
remetons en nostre discours encemmen-
cé.
L’AM. Des deux sectes que je t’ay dit,
Platon qui me tenoit pour immortelle, &
divine voyant que j’estois capable & su-
sceptible de toutes sciences, & qu’il n’y a-
voit rien si caché ni abstrus, que je ne puis
se penetrer & comprendre, dit que j’avois e-
sté creee de Dieu de toute eternité, remplie
& douee de beaucoup de sciences, & de-
puis, quand je descendois en ce domicile
charnel, (car Dieu l’avoit ainsi ordonné,
à fin de me repurger de certaines taches
dont j’estois souillée) que je venois à les
oublier, & en perdre entierement toute
cognoissance. Mais qu’apres par le moyen
des precepteurs, & l’exercice de l’estude,
je me les remettois en l’esprit, & ainsi il di
soit, que ce que nous appelons apprendre,
estoit un ressouvenir tant seulement, &
non pas, apprendre de nouveau.
JUST.
Escoute, ceste opinion ne revient trop mal
a mon goust.
L’AM. Pense donc mainte-
nant que ce seroit, si tu entendois les rai- o.i
Fac-similé BVH

210 DISCOURS
sons, dont il la fortifie, qui sont si preignan-
tes, & en tel nombre, qu’elles ont induit
Origene & beaucoup d’autres grans do-
cteurs Chrestiens à la maintenir asseuré-
ment, voire mesmes sainct Augustin, en
ses commentaires, qu’il a escrit sur le[sic] Ge-
nese, s’est laissé aller à ceste opinion, com-
bien qu’il s’en soit depuis retracté.
JUST.
Et Origene ne s’est-il point desdit.
L’AM.
Non pas que l’on sçache.
JUST. Et quoy
donc? Il disoit aussi que vous estiez faites
de Dieu de tout temps.
L’AME. Ouy, &
d’avantage, que nous estions d’une mes-
me espece avec les Anges, laquelle opi-
nion fut depuis reprouvee paspar l’Eglise com
me fausse & heretique.
JUST. Vrayement
tu me fais maintenant souvenir de nostre
voisin, lequel estimoit aussi quant à luy,
que nos ames estoyent ces petis Anges
du troisieme ordre, lesquels ne s’abandon
nerent du tout au peché, comme les ma-
lins, ni se dedierent pleinement au servi-
ce de Dieu, comme les bons, ains demeu-
rerent neutres, & comme entre deux fers
sans trebuscher ni çà ni là. Au moyen de
quoy Dieu les auroit depuis transmis çà
bas & infus en nous, à fin de se resoudre à un
Fac-similé BVH

211 SIXIEME.
un parti, & d’arrester en elles-mesmes si el
les voudroyent suyvre ou le bien, ou le mal.
Et ne s’apperceut-on jamais tant qu’il ves-
cut, qu’il tint ceste opinion, mais apres son
decez, elle fut retrouvee escrite en ses li-
vres: & à ceste occasion furent ses os de-
terrez, & ensevelis hors le cymetiere.
L’A.
Et qui fut cestuy la?
JUST. Comment? n’en
as-tu point de souvenance. Ce fut Mat-
thieu Paumier: mais à ce propos, dis-moy
un peu, Crois-tu pourtant qu’il soit dam-
ne pour cest erreur, qu’il a seme par ses es-
crits?
L’AM. Quant à moy, je ne le croy
pas. Car encore qu’il tint ceste opinion er
ronee, si fut-il personne craignant Dieu,
& qui avoit en singuliere recommanda-
tion l’honneur d’iceluy. Et outre cela, fut
tant affectionné envers son prochain, &
si charitable, comme il t’en peut bien sou-
venir, ausquelles choses consiste princi-
palement toute nostre religion Chre-
stienne. Tellement qu’il ne faut croire
ainsi hardiment, qu’un homme de si sain-
cte & bonne vie fust damné pour avoir
mis en avant une telle opinion, & la-
quelle en soy ne semble estre droitte-
ment contre l’honneur de Dieu, eu es- o.ii.
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112212 DISCOURS
gard principalement, qu’il ne croyoit pas
faillir, & qu’il estoit tousjours disposé de
passer en un meilleur avis, quand il en
seroit besoin, comme il a protesté ouverte-
ment en ses oeuvres, & que peut estre Dieu
luy a fait la grace de se raviser devant que
mourir.
JUST. Et comment? ne veux-tu
tenir pour vray, que tout ainsi que son
corps fut deterré par le commandement
d’iceluy qui estoit lors archevesque de
Florence, que son ame fut encores en-
voyee aux enfers.
L’AME. Nous serions
en tresmauvais poinct, Justin, s’il estoit
en la puissance de ces messieurs de nous
damner à leur mot. Car tout ainsi que
nous voyons, qu’eux, qui se vantent d’avoir
la vertu & la puissance de tirer les ames
hors d’un certain feu de purgatoire, n’en
affranchissent neantmoins que celles-la
qu’il leur plaist, ou pour mieux dire, que cel
les qui ont par leur testament acheté leur
bonne grace, ils ne faudroyent d’une pareille
equité, d’envoyer en enfer tous ceux qui
contreviendroyent tant soit peu à quelqu’u-
ne de leur volontez.
JUST. Je me soucirois
peu de purgation puis qu’il y a moyen d’ob
tenir bulles d’exemption.
L’AM. Je te diray, Ils
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213 SIXIEME.
Ils n’en vendent plus: car si d’un costé el-
les leur faisoyent venir force argent en
bourse, elles leur apportoient tant de dom-
mage d’autrepart, qu’ils ont choisi pour
le plus expedient, de fermer boutique,
sans plus estaller leur plomb en vente.
JUS.
Et à quelle perte leur pouvoit tourner ce
ste mercerie?
L’A. Comment donc? n’a-ce pas
esté la premiere occasion des escrits de
Luther: lesquels outre la tare & le deschet
qu’ils ont amené sur leur marchandise, ils
leur ont fait recevoir beaucoup de hon-
te. Je me contenteray de te produire pour
exemple celuy qui prit une bulle, pour ti-
rer l’ame de son pere hors du purgatoire,
leur promettant un florin, & soudain qu’il
la tint en ses mains, il se mit à fuir en di-
sant, Il me suffit qu’elle en soit hors une
fois, & je ne penseray jamais que soyez si
cruels que la voulussiez remettre en pei-
ne pour un florin.
JUST. Escoute, ce tour
fut semblable à celuy que Charles Aldebrand
joua aux freres galochiers de l’Observan-
ce, ausquels il estoit tenu de payer deux
florins tous les ans, pour un lais que son
oncle leur avoit fait par son testament, à la
charge de dire un service pour son ame. o.iii.
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214 DISCOURS
Or ayant le Pape Jules second eslargi quel-
que beau grand pardon, pour tirer les a-
mes de purgatoire, duquel il fit ces pau-
vres haires mendians dispensateurs, ce
Charles Aldebrand en prit un pour son
oncle, & leur fit escrire son nom de leur
main propre. Quelque temps apres, ils re
tournerent vers luy, pour avoir leur deux
florins de rente, qui leur avoyent esté lais-
sez: il respondit, qu’il n’estoit plus obligé
de leur rien donner, parce que si son on-
cle estoit en paradis, il n’avoit plus besoin
de leurs prieres, & qu’en enfer, il n’y a
point de redemption, tellement que tout
leur chant luy seroit inutile s’il estoit en
ce lieu, & quant au purgatoire, qu’ils l’en
avoyent tiré eux-mesmes, & leur monstra
l’exemption escrite & signee de leur main.
Mais passons tous ces discours, car je ne
veux point que nous parlions contre l’E-
glise.
L’AM. Ha Justin, tu ne tiendrois
point ce langage, si tu sçavois que l’E-
glise n’est autre chose, qu’une congrega-
tion universelle de tous vrais Chrestiens,
qui sont esleus & appelez à salut par la
grace de Dieu, & non pas ces vicaires &
curez, & autre telle vermine de prestres cou
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215 SIXIEME.
courans du plat pays, qui vont çà & là es-
corchans le pauvre monde, ou bien ces
moynes, qui ayans fort bien sceu s’exem-
pter de la penitence que Dieu a donné à
tous hommes, pour travailler, exercent
l’inquisition contre ceux qu’ils jugent selon
leurs maximes estre heretiques, plustost
pour esmoucher leur bourse, & de cest
argent se maintenir en chair, bien gras &
douillets, que non par aucune charité ou
zele dont ils soyent poussez. Mais conten
te toy sur ce poinct, de ce qu’en a escrit
ton Danté.
La mal-heurté de tels meschans n’opere,
Que nous perdions l’amour de nostre Pere.

JUSTIN. Je ne sçay pas, mais de ma part,
je repute à un grand mal-heur ceste puni
tion, que de n’estre point enterré en lieu
sainct.
L’AM. Ha Justin, ton propos des-
couvre assez clairement, que tu es vraye-
ment corps, c’est à dire, terre & fange, puis
que ta pensee ne s’estend plus loing, que
aux choses corporelles. Et vien ça ne t’ap
perçois-tu point, que ceste-ci est une de
leurs belles ordonnances, qu’ils ont esta-
bli entr’eux, plustost pour leur gain &
profit particulier} que pour aucun bien o.iiii.
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216 DISCOURS
& avantage qui nous en peust revenir
pour le salut de nos ames, aussi toute la
terre appartient au Seigneur, & est sain-
cte & beniste par luy.
JUST. Et quelle
commodité en tirent-ils?
L’AM. Deman-
des tu cela? Ne font-ils pas donc payer
l’ouverture de la terre au poix d’or? Ce
que considerant Pontanus, philosophe &
poëte tresexcellent, il souloit dire, que les
Chrestiens sont les gens les plus chetifs &
miserables, qui se trouvent sur le descou-
vert de la terre, puis qu’il leur convient à-
cheter jusques à la terre pour estre ense-
velis.
JUSTIN. En verité ceste exaction
est par trop cruelle & tyrannique.
L’AM.
Mais encore pour se mocquer à outrance
& de Dieu & des hommes, ils n’ont point
eu honte de mettre ceste belle charité d’ar
gent entre les sept oeuvres de misericorde:
où par raison ils la denoncent plustost ba
ptizer oeuvre de gain.
JUST. Aussi frere
Sucquiello disoit bien qu’il n’y en avoit
que six, & quand il preschoit, il admone-
stoit un chacun de donner à manger à ceux
qui ont faim, de revestir ceux qui sont
nuds, & de suitte accomplir les autres oeu-
vres de misericorde qui nous sont recom mandez
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217 SIXIEME.
mandez de Dieu. Et touchant la sepultu-
re des morts (disoit-il) je ne vous en parle-
ray ni en bien ni en mal, mais celuy qui
ne les voudra ensevelir, qu’il les garde en
sa maison. Mais sortons de ce propos, &
parfournis de me dire ce que tu avois en-
commencé.
L’AM. J’en suis bien conten
te: sois donc attentif sans t’esgarer ailleurs.
Aristote, ensemble ceux qui l’ont suyvi, &
lesquels semblent estre de cest avis, que
je suis mortelle en ce qu’ils dient, que j’ay
eu mon commencement quant & toy, &
que je ne puis rien operer sans ton aide, ils
maintiennent que de moy-mesmes je ne
puis, ni ne fais rien qui soit, mais que seu-
lement je suis capable d’apprendre, par le
moyen d’une certaine lumiere que j’ay,
qu’ils nomment l’Intellect agent, qui me
fait comprendre quelques choses, lesquel
les sont intelligibles de leur nature, comme
seroit ceste proposition, Qu’une chose ne
peut estre en mesme temps, & n’estre
point: & autres telles, qu’ils appellent
quant à eux premiers principes, & ton
poëte Danté les nomment premieres no-
tices & intelligences, & ainsi ils disent, que
avec l’aide de ces maximes naturelles, je
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218 DISCOURS
viens puis apres, à consequemment ap-
prendre toutes choses. Tellement que si
tu te voulois renger selon ceste opinion
d’Aristote, tu ne pourrois jamais estre ca-
pable d’entendre comment je puis sçavoir
ces choses sans toy, ou si tu te tiens à celle
de Platon, il te sera fort aisé.
JU. Que dois-je
donc faire: car si tu me laisses en ceste neu
tralité, sans me conseiller rien plus avant,
je demeure à ceste heure plus esperdu, &
plus confus que jamais, ne sçachant laquelle
de ces deux opinions est la plus vraye.
L’A.
Il ne t’en faut ja esbair Justin, car ce sont les
fruicts qu’on recueille de la sapience de ce
monde & tous ceux qui veulent cheminer
avec telle lumiere seulement, tant plus ils
apprennent & moins sçavent, & si demeu-
rent de jour en jour plus incertains en leur
esprit estans comme roseaux branslans à tout
vent: ce que tresbien Salomon a voulu faire
entendre, quand il a dit, Que qui adjouste à
l’homme la sapience, il le charge de douleur.

JU. Et bien, quel moyen donc me faut-il te
nir, pour contenter ce mien desir par raison?

L’A. Ayes ton recours à la vraye lumiere
de la foy, comme je t’ay dit des le commence-
ment.
JU. Que dis-tu? ce seroit m’envelop per
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219 SIXIEME.
per en un plus grand doute.
L’A. Et pour-
quoy cela?
JU. Parce que les choses de la foy,
comme tu dis, sont beaucoup plus difficiles,
& outre passent & surmontent d’avantage
mon sçavoir, que ne font pas celles de la na-
ture.
L’A. Ouy bien à ceux qui cerchent de
les entendre, avec leur lumiere naturelle,
comme je t’ay dit ci devant, mais ceste reigle
faut en ceux-la, qui cheminent en simpli-
cite de coeur, & sont guidez par la lumiere
de la foy, qui est toute divine.
JU. Et com-
ment se faut il gouverner, pour recouvrer
ceste lumiere?
L’A. Se preparer autant que
les forces humaines se peuvent estendre
pour la recevoir, & en apres, ainsi qu’ont
fait les Apostres, la demander a Dieu. Le
quel ayant dit, Demandez, & il vous sera don
ne, ne manquera d’accomplir sa promesse en
vous.
JU. Et quelle est ceste preparation
dont il convient user?
L’A. C’est en premier
lieu, de se persuader fermement, qu’il y a
là sus un Intellect, qui entend & peut
plus que nous, & combien que nous ne
comprenions point souvent, comment
c’est qu’il peut faire quelque chose, si ne
sensuit-il pourtant qu’elle ne soit.

JUST. En verité, ce ne seroit pas seulement
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220 DISCOURS
sottise, mais aussi grande presomption, de
vouloir inferer si impertinemment. Puis
que je n’entens cela, & ne la puis faire, il
ne peut donc estre aucunement.
L’AM.
Si en trouve-on assez, qui ont l’esprit si
perdu, que de tenir ceste opinion, & tel-
les personnes se peuvent promettre asseu-
rément, qu’ils ne jouiront jamais d’une lu-
miere si singuliere, attendu qu’il est escrit,
Que Dieu resiste aux hautains, & donne sa
grace aux humbles.
JUSTIN. Et à bon-
ne raison.
L’AM. Il est de besoin en-
cor de se bien exercer en l’estude des sain
ctes lettres, & sur tout s’affectionner aux
choses de la religion, & les avoir tousjours
en honneur & grande reverence, pourau
tant que quiconque mesprise sa religion,
ne merite pas seulement d’estre appelé
homme, tant s’en faut qu’il soit digne d’e-
stre arrengé au nombre des amateurs de
sapience comme a bien dit Aristote, par-
lant de ces philosophes escervelez, qui se
mocquoyent des dieux & les nioyent. Et
en observant songneusement toutes ces
choses, nous obtiendrons de Dieu, ceste lu
miere precieuse de la foy, laquelle seule,
comme je t’ay dit, peut appaiser & con- tenter
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221 SIXIEME.
tenter pleinement l’entendement humain.

JUST. Or sus, puis que tu juges estre bon
que je me repose seurement & de plain
pied, sur les arrests de la foy, j’en suis con-
tent. Et partant je te prie, que laissant à
part, ce que les sages de ce monde en pen-
sent, tu me declares ce que la religion
Chrestienne a determiné touchant ce
poinct, parce qu’en tout le dire de ses phi
losophes, je n’y ay sceu prendre asseurance
ni contentement aucun.
L’AME. Il te
faut donc croire ce qui est vray, qu’aussi
tost que les corps sont formez au ventre
maternel, Dieu par sa puissance infinie,
nous cree divines & immortelles, & nous
coule & loge en vous: & nous cree, dis-je,
toutes egales (j’entens pour le regard de
ses puissances sans lesquelles nous ne se-
rions point ames raisonnables) mais il est
vray qu’il nous distribue puis apres au-
cuns dons particuliers, à fin que par le
moyen d’iceux nous puissions plus faci-
lement acquerir nostre perfection, & à fin
aussi que nous cheminions sainctement
au ministere & service de Dieu. Et de là
vient qu’il donne à l’une le don de Pro-
phetie, & à l’autre l’exposition des Escri-
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222 DISCOURS
tures, & à qui une grace, & à qui une au-
tre, selon que sa sapience infinie or-
donne pour le mieux, & ainsi qu’il plaist
à sa bonté. Et n’est pour cela loisible
à aucun de se plaindre, & lever la bou-
che contre le ciel, comme si on luy fai-
soit tort, d’autant qu’il est en la puissan-
ce du potier, de faire d’une mesme masse
des vaisseaux d’honnerhonneur, & des vaisseaux
d’ignominie.
JUST. J’avois opinion, au
paravant que tu m’eusses enseigné ce qui
en est, que vous fussiez toutes egales, mais
que les differences qui s’apperçoyvent en
un homme, d’avec un autre, procedassent
de la bonté ou imperfection de son corps,
& non pas que ce fussent dons particuliers
de Dieu.
L’AM. Tous les sages du mon-
de en pensent bien autant, & à ceste cau-
se, sans perdre d’avantage de temps, il te
faut retenir que si j’ay quelque qualité e-
minente que tu ne pensois pas, que cela
est un don que Dieu m’a eslargi mainte-
nant, àfin qu’estant illuminee par la vertu
de son sainct Esprit, je te puisse illuminer
pareillement, & te conduire & gouver-
ner selon sa saincte volonté, de quoy nous
le devons souverainement remercier, com- me
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223 SIXIEME.
me il soit ainsi qu’il nous l’a donné pour
nostre bien. Partant c’est à moy à te gui-
der par ses voyes, & à toy de m’obtempe-
rer & suyvre mon conseil, sans t’eslever ni
regimber à l’encontre.
JUST. Je cognois
certainement, mon ame, que tu dis la ve-
rité, & je sens que par la vertu & efficace
de tes paroles, une certitude est nee en
moy, avec un tel repos & contente-
ment, que j’ay resolu de ne contreve-
nir plus desormais au bon plaisir de ta
volonté, ni jamais estre rebelle à tes con-
seils & ordonnances, qui me fait te prier
d’affection, que tu me conseilles & me
donnes sain & seur avis de ce que j’ay
a faire, pour me maintenir en une si dou-
ce & plaisante union, & principallement
aux operations qui naissent proprement
de moy, & en dependent.
L’AME. Je
suis bien de ceste opinion avec toy, que
cela nous viendra fort bien à propos,
parce que je ne puis de mon costé faire
rien de bon, si tu n’es aussi bien bandé
& dispose à cela. Mais parce qu’il s’en va
haute heure, & que ce discours est un peu
long, je veux que nous le remettions jusques
à demain, & partant va t’en à tes affaires.

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224


DISCOURS VII.


ENTREPARLEURS,

Justin & son Ame.

JUSTIN.


MON Dieu, comment le temps
fuit & coule legerement: quoy?
il est desja jour, & si il me sem
ble que je ne fay à ceste heu-
re qu’entrer dedans le lict. Mais j’en sçay
l’occasion maintenant, c’est pourautant
que j’ay dormi d’un profond sommeil,
sans penser à rien, tellement que j’ay at-
taché par maniere de dire, le moment
dernier auquel je veillois hyer, avec le
premier auquel je suis sorti de mon somne,
& ainsi je ne me suis point apperceu, que
aucun temps ait couru cependant: car
s’il m’en souvient bien, j’ay ouy dire autres
fois à un fort suffisant homme, que l’ame
estoit celle qui en pensant faisoit le temps:
& de là vient que ceux qui sont battus de
quelque misere, trouvent les jours & les
nuicts si longues, d’autant qu’ils ont tous-
jours l’esprit tendu à considerer le mal-
heur qui les presse: ce qu’esprouve pareil- lement
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225 SEPTIEME.
lement celuy, qui attend quelque chose
en bonne devotion, & la desire ardam-
ment, parce que sans cesse il veille apres.
Voila pour moy, quand j’estois jeune gar
çon, il me sembloit que mille ans se pas-
soyent d’un mardi gras à l’autre, pour l’en
vie que j’avois de voir retourner ces jours
de bonne chere, ausquels on danse, on mas-
que, on follastre à toute reste, & qu’un cha
cun est mieux en train, pour mener joye:
mais maintenant il m’est avis, que l’un n’est
pas si tost passé, que l’autre commence à ve-
nir, combien que je fais peut estre en cest
endroit comme celuy lequel tandis qu’il
a bourse pleine, se soucie peu de mesurer
sa despense, mais quand puis apres elle
vient à s’applatir, & que le monceau de-
croist, il fait bien plus de cas de ce qui luy
reste, & regarde à le compasser, & le fai-
re filer menu pour durer. Voire mesme il
pense lors, que son argent luy fond à tou-
te heure entre les mains, comme si on
luy desrobboit. Mais qu’on die ce que l’on
voudra, un an est bien tost coulé, & dix
& vingt avec, & en somme, la vie de l’hom-
me est une chose de peu de duree, & qui
a tost fait son cours. Et par là devons- p.i.
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226 DISCOURS
nous recognoistre combien est grande no-
stre folie, veu que le terme qu’avons pour
demeurer sur terre est si court, de nous
charger ainsi, & envelopper si fort des
choses de ce monde, lesquelles tiennent la
personne tousjours, ou en une crainte non
petite, ou en guerre & querelle tresgran-
de, & tant plus on est riche, & tant plus
d’ennemis faut-il combattre. Mais encor
le comble de nostre folie se descouvre en
cela, que la pluspart du temps nous que-
rellons avec nous-mesmes, pour raison
de ces volontez desordonnees, que nous
laissons alaicter, croistre & nourrir en no-
stre appetit, & qui nous font vivre en con
tinuel remors & reproche avec la raison,
laquelle s’afflige pour se voir ainsi rejet-
tee & mise à nonchaloir. Au lieu que si
nous assujettissions nostre partie sensuelle
à celle qui est raisonnable, comme il con-
viendroit faire, nous vivrions premiere-
ment en une gaye & tresseure paix, avec
nous-mesmes, & puis nous serions bien
peu tourmentez ni de douleur ni de crain-
te, pour toutes les choses que le monde &
la fortune ensemble nous peuvent amas-
ser, comme je le cognois en moy par experien
ce, depuis qu’il a pleu au Seigneur illumi-
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227 SEPTIEME.
ner mon ame, laquelle m’a aussi fait ouvrir
les yeux, & les lever en haut sans plus les te
nir baissez contre terre comme de coustume.
Et de faict n’estant disposé pour vivre d’huy
en avant avec tel temperament & discretion
qu’il appartient à un homme de raison, j’ay
senti naistre en moy un contentement & un
repos, dont je n’avois jamais esprouvé le pa
reil en ma vie. Que puisses-tu, ô mon ame,
croistre de jour en jour en nouvelles gra-
ces & benedictions de Dieu, puis que tu es
cause d’un si grand bien dont je jouis à present.

L’AM. A quoy resves-tu Justin, que tu te
tiens ainsi esveillé, sans faire contenance
de te lever, de quel discours entretiens-tu
tes pensees?
JUST. Je considere avec quel
contentement l’homme vivroit, & de combien
il useroit ses jours plus heureusement, se
gouvernant selon le devoir de la raison, &
non pas à l’appetit des sens comme il fait.
Qui est cause que se bandant quasi en tous
ses faits contre sa propre nature, il vit en u-
ne fascheuse inquietude, & en une guerre
tresgrande avec soy-mesmes, pour autant
que les peines & tourmens, que nous re-
muons des passions interieures de no-
stre esprit, sont sans comparaison plus p.ii.
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228 DISCOURS
grandes, que celles que nous peuvent
donner les choses externes, & qui vien-
nent par autruy.
L’AM. Et aussi quel autre
plus grand bien avoit nostre premier pe-
re Adam, auparavant, qu’il eut peché, que
ceste paix & repos qu’il sentoit au fonds
de son ame.
JUST. Et pourquoy ne jouys-
sons-nous de ce bon heur aussi bien que
luy?
L’AM. Parce que nous avons perdu
au moyen de sa desobeissance & contra-
vention ce don de justice que les Theolo
giens appellent Originelle, laquelle Dieu
luy avoit donné à l’instant de la creation,
qui n’est autre chose, sinon un mors qui te-
noit en bride les parties inferieures, & les
rendoit sujettes & obeissantes à celles de
la raison, en sorte que la chair ne levoit
point les pieds contre l’esprit, & toutes les
puissances sensitives de l’homme, n’aspitoyent
à autre chose, qu’à l’entretien & conserva
tion de son individu particulier, pour le con-
tentement de la partie raisonnable, & non
pour le plaisir du corps, comme elles sont
aujourd’huy, ne cerchans rien sinon le
parfait & vray bien, & la vertu mesme,
sans se laisser aller apres l’ombre & fausse
apparence d’icelle. Ce que ton poete Danté a expri
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229 SEPTIEME.
a exprimé aussi gentiment & de bonne
grace comme doctement, quand estant
conduit au paradis terrestre, & se retrou-
vant en l’estat d’innocence, il feint que
Virgile luy parle ainsi,
Ton franc arbitre droittement te fait vivre,
Faute feras à ne le vouloir suyvre.

JUSTIN. Vois-tu mon ame, depuis que
j’ay commencé à croire ton conseil, il me
est avis que je suis quasi retourné en ce
mesme estat d’innocence premiere, parce
que n’estant plus fort agité d’aucune pas-
sion, & n’ayant autre desir sinon de me
conformer, & compasser le reste de ma
vie à la reigle de la vertu, je sens tel conten-
tement en moy-mesmes, que je me repu-
te bien-heureux. Mais bien veux-je me
plaindre grandement de toy, que tu ne m’as
enseigné dés mes jeunes ans à suyvre ce-
ste adresse: car je me jugerois estre parve-
nu à la cime de toute felicité, si ainsi fust
advenu.
L’AM. C’est à toy à qui tu dois
vouloir mal pour ce faict, car tu en as esté
la vraye & seule cause. Aussi de mon costé
je ne faillois point, lors que tu te jettois du
tout en proye aux sens, à la façon des be-
stes, de te reprendre & retenir, au moins p.iii.
Fac-similé BVH

230 DISCOURS
avec le synderese & remors de conscien-
ce, si je ne pouvois mieux, mais toy piqué
par les passions & desirs tresardens que
ceste aage attire quant & soy, tu te plon-
geois tellement aux faux plaisirs de ce
monde, qu’où tu faisois la sourde aureille,
sans me daigner entendre, ou bien tu pas-
sois par dessus mes admonitions sans t’y
vouloir arrester.
JUST. Je n’ay plus gar-
de de m’oublier si lourdement, à l’avenir.

L’A. Tu en dois sçavoir gré au temps, com-
me je t’ay dit, & sois certain que tu endu-
res de la peine à pratiquer ceste sagesse à
cause du pli que tu as pris au contraire, &
l’habitude diverse qui s’est formee en toy de
longue main.
JU. Bien, soit ainsi que tu vou
dras, il me semble que tout debat doit mou-
rir entre nous deux, puis que j’encolle pa
tiemment le joug, que tu me veux mettre.
Seulement te veux-je prier instamment,
que tu me donnes quelque reigle, comme
je me dois conduire, à fin de passer ce peu
de vie qui reste, en bon accord & union
avec toy, & que tu m’enseignes dequoy il
me faut donner garde voulant demeurer
avec toy le plus de temps qu’il sera possi-
ble, & avec le moins de fascherie, tant de ton
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231 SEPTIEME.
ton costé comme du mien.
L’AME. Ce-
la me plaist tresbien: car & moy aussi, com
bien que je ne puisse ici bas, parvenir jus-
ques au dernier poinct de mon entiere
perfection, si desireray-je de t’accompagner
le plus de temps qu’il se pourra faire, par-
ce que sans toy je suis aucunement impar
faite, & nous ne pouvons estre ensem-
ble, sinon par le lien de nostre vie, laquel-
le comme je t’ay ja dit, consiste en la cha-
leur naturelle, & en l’humidité radicale:
& de faict, elle demeure jusques à tant que
l’une soit esteinte à force, ou que l’autre
vienne à se desseicher & tarir par vieilles-
se. Ce que considerans certains philoso-
phes dirent, que je n’estois autre chose, si-
non le temperament de la complexion.
Si donc je t’enseigne le moyen d’entretetenirentre-
tenir
ce temperament, je t’apprendray con-
sequemment à vivre long temps. Mais
sçais-tu dequoy je te veux advertir avant
tout oeuvre, c’est qu’il ne faudra plus a-
pres estre bien instruit, se laisser aller aux
volontez & desirs charnels.
JUSTIN. Je
t’ay ja par plusieurs fois asseure, que tu ne
dois plus avoir de souspeçon ni deffiance
de moy pour ce regard.
L’AME. Il y a p.iiii.
Fac-similé BVH

232 DISCOURS
beaucoup plus de choses qui meritent e-
stre considerees, & qui sont necessaires
pour l’entretien de la vie de l’homme, le-
quel, pour estre plus parfaict & plus orga
nisé qu’aucun autre animal, à fin qu’estant
mieux fourni d’instrumens, il puisse ex-
ploicter plusieurs & diverses actions; &
non pas une seule, ou quelque peu com-
me font les bestes. Il a besoin aussi de
beaucoup d’aides dont elles se passent, &
pour la premiere, il faut bien avoir esgard
à la qualité de l’air; à la nature du lieu, &
à l’assiette & structure du logis auquel on
habite.
JUST. J’abonde assez en tout
cela, car l’air me nourrit, lequel j’attire &
evente par la respiration continuelle; &
quand au lieu & à l’habitation, elles me
servent assez, au moins si elles sont com-
modes à mon naturel, car elles me nuy-
royent d’autant si elles ne m’estoyent pro
pres & salubres.
L’AME. Le logis, où tu
demeures est assez bon & aisé pour un
homme de ton mestier, parce qu’il est as-
sis en lieu assez haut, pour estre garanti de
l’humidité, & si est defendu des mauvais
vents, & tourné au midi, ce qui ne le rend
moins sain que plaisant.
JUST. En veri-
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233 SEPTIEME.
té qu’en ceci j’ay occasion suffisante de
me contenter.
L’AME. Quant à l’air, il
n’est de besoin que tu t’en empesches au-
cunement, estant nay dedans Florence,
ou il est trespur & tressainct: & touchant
ce que plusieurs le trouvent un peu cru,
& perçant, aux deux mois du coeur de l’hi-
ver, tu t’en pourras asseurer, en y em-
ployant quelque soin, comme avec bon
feu en ta maison, & faisant bien boucher
& feustrer tes fenestres, & quand tu sorti-
ras dehors garnissant ta teste de quelque
bonet double, puis que les chappeaux ne
sont plus en usage comme ils souloyent
au temps passé, lesquels furent inventez
seulement à ceste fin, ainsi qu’afferment
nos anciens, & partant ils les faisoient a-
vec un bord large & ample, à ce qu’ils a-
vançassent assez au dehors, & les garnis-
soyent de moelle de jonc pour les rendre
plus legers.
JUST. Je feray encore en ce-
ci, tout ce que tu me conseilleras.
L’AM.
Il faut aussi, que tu sois songneux de ta
nourriture, tant en la quantité comme en
la qualité, parce que la nature en cest aa-
ge baissant, est si foible qu’on ne la doit
surcharger, ni travailler de beaucoup de
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234 DISCOURS
viandes, ni pareillement la troubler par
grande varieté d’icelles. Et outre cela la
chaleur naturelle est lors si debile & atte-
nuee, que mal-aisément peut-elle digerer
les choses qui luy sont contraires.
JUST.
Enseigne-moy donc quelle reigle je dois
tenir, & de ma part, je ne manqueray à
mon devoir.
L’AM. Tu departiras pre-
mierement, la quantité de viande que tu ju
geras devoir suffire pour la conservation
de ta vie, sans donner peine à nature, en
deux ou trois repas le jour, selon que ton
estomach le pourra porter, & ne disconti
nueras jamais, c’est ordre, si d’aventure il ne
te survient quelque accident de mala-
die, qui requiere que tu changes ce regi-
me.
JUSTIN. Cela me plaist bien ainsi,
L’AM. Et d’autant que la nature, comme je
t’ay autresfois dit, n’a point ordonné à au-
tre fin, que tu mange & boyve, sinon pour
restaurer & restablir l’humidité & cha-
leur naturelle, tu userois pour ta viande
de toutes choses qui sont chaudes & hu-
mides, parce que c’est de celles-la seule-
ment, qu’on peut tirer nourriture, qui soit
propre à te conserver en vie & santé.

JUSTIN. Et lesquelles sont-ce? L’AME. En ge
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235 SEPTIEME.
En general toutes choses douces, d’au-
tant qu’entre les saveurs, il n’y a que le
doux qui nourrisse, & quant aux autres, il
semble que la nature ne les ait creez, sinon
pour corriger & temperer ce qu’il a de
par trop douçastre, à fin qu’il ne face sous-
lever le coeur.
JUST. Et qui est cause de
ceste proprieté singuliere?
L’AM. D’au-
tant qu’il est moderément chaud & hu-
mide, ou des autres six especes de saveurs
(car on reduit à ce nombre les principales,
sans mettre en compte l’huileux, lequel ils
disent n’estre qu’un avec le doux) la sorte
qui sent le relent, & qui est appelee des
Latins Acidum, & la verte, & l’aigre: ces
trois, dis-je, tirent sur le froid, & la sorte
picquante, comme au poyvre, appelé des
Latins Acré, & l’amere, & la salee: ces
trois autres abondent trop en chaleur.

JUST. S’il est ainsi, le vin doux, & les fruicts
aussi, d’autant qu’ils sont doux, me seront
tresbons.
L’AM. Ouy bien le vin asseu-
rément, pourveu qu’il soit subtil & o-
doriferant: mais escoute, il t’en faut boi-
re peu, & ne croire en cela ton appe-
tit, car le doux, d’autant qu’il est chaud,
il est aussi plus leger, & monte soudain
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236 DISCOURS
au cerveau. Quant aux fruictages, il est
vray qu’ils sont doux, mais pour estre crus
& difficiles à digerer, ils n’engendrent pas
fort bon sang, ni bonnes humeurs, fors
que les figues & les raisins, lesquels sont
fort sains, selon l’opinion de Galien, qui
baille pour preuve & enseigne de cela,
que toutes les bestes, voire mesme les
paysans, sont gras & refaits en ceste sai-
son-la, & ont la charnure & le tein clair &
esjouy.
JU. Et que dis-tu des fruicts de gar-
de.
L’A. Les pommes d’amour, les aman-
des, & les pignolats te viendront bien a[sic]
propos: mais ceux-ci veulent estre un peu
mollisiez au paravant, & puis en user sou-
vent, & de mesme espraindre le laict des
amandes, & le humer à la cueiller avec du
sucre. Le fenouil doux te seroit encor fort
utile, parce qu’il coule, & porte l’aliment
par tous les membres, & si acroist l’humeur
naturelle, de mesme sorte que feroit le
laict, à celuy qui le peut digerer. Et te
veux bien dire d’avantage que Dioscori-
des escrit, que le serpent jette tous les ans
sa vieille peau, aussi tost qu’il a mangé du
fenouil.
JUSTIN. Quel grand plaisir je
reçois, ô mon ame, de tous ces tiens beaux discours
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237 SEPTIEME.
discours: & certes je veux dire comme ce
philosophe, Nous mourons lors que nous
apprenons à vivre.
L’AME. Il est de be-
soin, encore que tu prennes garde, que
l’eau dont tu useras pour ton boire, soit
pure & nette, sans estre meslee parmi
chose que ce soit, ce que tu feras toutes
les fois quelle n’aura ni odeur ni saveur
quelconque, & qu’elle sera plus legere
que les autres, car on ne sçauroit trouver
eau qui pese moins que la pure.
JUST. Ce-
ste curiosité seroit par trop grande, s’il me
convenoit poiser les eaux, pour en choi-
sir la plus saine,
L’AM. Tu peux pour te
relever de ceste peine prendre de celle
des cisternes, laquelle pour estre eau de
pluye, engendree en l’air des vapeurs &
exalations que le soleil attire à mont, vient
à estre vrayement eau naturelle, & plus le
gere que celle qui passe par les veines de
la terre. Comme il soit ainsi, que le soleil
succe avec sa chaleur, & enleve seulement
les parties plus legeres de l’eau, & qui sont
par tant les plus douces, auquel propos
aucuns ont voulu dire, que la mer est sa-
lee, pour autant qu’il ne luy demeure
seulement que les parties terrestres, &
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238 DISCOURS
grosses, lesquelles tiennent du salé.
JU. Las
je cognois bien maintenant quel tort font
à leur nature ceux-la, lesquels ne s’aidans
point de la prudence que Dieu leur a donné
pour leur bien, boyvent & mangent indif
feremment, tout ce qui leur est mis au de-
vant, comme les bestes, sans aucun respect
ni discretion.
L’AM. Au reste, il faudra
que les chairs dont tu te voudras nourrir,
soit de bestes, & d’oiseaux de longue vie,
parce que cela leur avient (comme je t’ay
ja dit) d’autant qu’ils ont une bonne humi
dité, & moins prompte à se corrompre, &
consequemment sont douez d’une plus gran-
de & plus parfaite chaleur que les au-
tres.
JUST. Cela me revient bien. L’AM.
Mais sur tout, avise que ce soit jeunes be-
stes, car c’est lors seulement, que leur cha-
leur & humidité se trouvent estre en leur
grande bonté & perfection, parce qu’aux
vieilles, où la chaleur & humidité leur
manque, tellement qu’elles sont seiches &
sans suc, ou si peu qu’ils en ont, il est des-
naturé & corrompu. Et que cela soit vray,
l’experience mesme en fait assez de soy,
ne se trouvant aucune beste, qui soit bon-
ne vieille, ni tendre à manger, commen- çant
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139239 SEPTIEME.
çant par les veaux, chevreaux, pigeons,
poullets, & discourant ainsi par toutes les
autres especes.
JUST. Si ay-je tousjours
ouy dire, que le poisson veut estre pesché
vieil, pour estre friand.
L’AM. Sçais tu
qu’ils entendent par ce mot, c’est que le
poisson soit grand & gros: mais non pas
vieil d’aage, parce que lorsqu’un animant
est parvenu à sa juste croissance, c’est
lors qu’il vient à estre en sa fleur, & au fort
de sa jeunesse. Prens garde aux boeufs, &
tu verras combien un jeune bouvillon de
trois à quatre ans, est de meilleur goust
que non pas un boeuf, qui en a huit ou dix,
& toutesfois les deux sont d’une mesme
grandeur. Or on ne peut cognoistre cela
aux poissons, car on ne peut sçavoir leur
aage, d’autant qu’ils vivent dedans l’eau.

JUST. Je crois certainement, que c’est la
verité que tu dis: & de faict, il me souvient
que me trouvant autresfois en la ville de
Pise, je mangeay des mulets fort grans, pe
sant chacun bien dix ou douze livres, &
d’une pareille grandeur, dont l’un estoit
fort bon & delicat, & l’autre au contraire,
courias[sic] & sec proprement comme estoup-
pe.
L’AME. Qui causoit à ton avis ceste
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340240 DISCOURS
diversité, sinon que l’un estoit jeune, &
l’autre vieil.
JUSTIN. Or c’est assez man-
gé: parlons maintenant de boire, De quel
vin me conseilles-tu d’user pour ma bois-
son: je voy bien qu’on louë fort celuy de
deux ou trois fueilles.
L’AM. Ouy bien,
pour en prendre par medecine, mais pour
se nourrir ordinairement, le vin ne doit
avoir passé plus d’un an: car encores qu’il
devienne de là en avant plus puissant &
plus chaud, si a-il perdu neantmoins ceste
humidité naturelle & gracieuse, qui res-
jouit & qui semble conforter l’homme,
l’humectant souësvement au dedans.

JUST. Certainement tu m’as ici enseigné
une forme de vivre, que la gardant bien,
j’espere allonger ma vie de vingt ans, &
cueillir encore par maniere de dire, un
nouveau regain que je n’attendois pas.

L’AM. Or il ne suffit de se nourrir seule-
ment, car il est besoin que tu cerches, avec
toute diligence de conforter & regaillar-
dir les esprit vitaux, lesquels tu as fort de-
biles & attenuez à cause de ton grand aa-
ge.
JUST. Et que me faut-il faire, pour
leur aider, car je ne l’entens point.
L’AM.
tu dois user de tous les remedes qui sont propres
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241 SEPTIEME.
propres à les renforcer, comme prendre
exercice, faire diette, & vivre joyeusement
& sans souci.
JUST. Je te prie enseigne-
moy un peu plus distinctement, & par le
menu, le moyen que je dois tenir.
L’AM. Je
te le diray, d’autant que le siege des esprits
de vie est principalement au coeur, & de
là ils s’espandent puis apres par les mem-
bres, tu dois prendre toute choses qui le
confortent & le facent revenir en vigueur,
entre lesquelles les myrabolans y sont si
propres, qu’aucuns n’ont craint de dire
que c’estoit le bois de vie planté dans le
paradis terrestre, pour la nourriture de
l’homme. II y a aussi quelques herbes qui
y peuvent bien servir, comme la mante, la
melisse, & quelques espiceries, comme
sont la canelle & le saffran, & beaucoup
d’autres choses, que tu pourras observer
de toy-mesmes & apprendre de ceux-la
qui ont escrit des moyens pour entretetenirentre-
tenir
& conserver la vie aux personnes
d’aage. Si ne veux-je pourtant que tu te
mettes en peine d’user de certaines super-
stitions (car je les veux appeler ainsi) les-
quelles ils mettent en leurs livres, comme
seroit l’or potable, le laict de femme, & q.i.
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142242 DISCOURS
le sang des jeunes enfans, lesquels ils veu-
lent qu’on tire au croissant de la lune, &
du bras gauche, & que lors ils soyent gais,
bien temperez, & en santé, & qu’on use de
ce sang cuit avec du sucre.
JUST. Non,
non, je ne veux pour rien pratiquer telle
abomination, & choisirois certes plustost
de mourir, que de vivre avec ces curiosi-
tez damnables.
L’AM. Ce qu’escrit Avi-
cenne ne me desplairoit point, de faire
dormir aupres de soy un petit enfant de
la premiere jeunesse, soit masle ou femel-
le, comme nous lisons que le roy David
en a usé, pour resveiller & resjouir la cha-
leur naturelle.
JUSTIN. Ce sont toutes
folles superstitions ausquelles je ne veux
penser ni pres ni loin, parce qu’elles sen-
tent son homme, qui a trop grande en-
vie outre mesure de demeurer en ce mon-
de.
L’AM. Il viendra aussi bien à propos
pour exciter & desgourdir ceste chaleur
naturelle, que tu preignes par fois un peu
d’exercice, mais escoute, j’entens que ce
soit moderément, jusques à ce que tu
commences à entrer en sueur & te sentir
las, cerchant en hyver les lieux chaux &
couvers, & qui sont à l’abri du vent, ainsi que
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243 SEPTIEME.
que font les trouppeaux & les mousches
à miel: & l’esté, les lieux frais & de plai-
sans[sic]
ombrage, comme les oiseaux. Sçais-
tu aussi qui aidera bien à ta santé, ce sera de
te pourmener au long des bors des rivie-
res, & entre les arbres touffus, & parmi les
herbes & plantes, qui sont vertes & odorife
rantes, parce que le cours de l’eau, il sem-
ble qu’il face entrer en appetit, & l’odeur
souësve que jettent & respirent les plantes
vives, esjouit grandement l’esprit vital de
l’homme, & la couleur verte conforte beau-
coup la veuë.
JUST. Et je te prie donne-
moy la raison de ce dernier poinct: car je
voy quasy tous faire peindre ou leur estu-
de, ou leur contouër de vert, & mesme cou
vrir la table sur laquelle ils escrivent, d’un
tapis verd, & chacun me dit le semblable,
que cela conforte la veuë, mais ils n’en
sçauroyent rendre la raison.
L’AME. Je
veux bien te l’enseigner. Tu dois sçavoir,
que la nature & propre qualité de la
veuë, est lucide & amie de la clairté, mais
elle est fort prompte à se dilater & res-
pandre: & pourtant quand elle regar-
de quelque chose fort claire, elle se dis- q.ii.
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244 DISCOURS
sout & s’esgare par trop, comme au con-
traire, regardant les tenebres & l’obscu-
rité qui sont ses ennemies, elle les fuit, &
retire ses rais au dedans, & les resserre en
moindre espace qu’elle peut. La veuë donc
cerche de jouir d’une telle clairté, que
elle la resjouisse, sans la faire perdre & esga
rer: & ainsi les couleurs qui tiennent plus
de l’obscurité que de la lumiere, ne la
peuvent conforter en rien, pour le moins
c’est bien peu, d’autant qu’elle ne peut
s’estendre à l’aise, ni s’entretenir par plai-
sir en ce regard: elle ne peut non plus
s’esgayer aux couleurs qui ont le lustre
plus vif & esclattant sans son dommage,
parce qu’elle se dilate par trop. Mais la
couleur verde seule, participant egale-
ment du clair & de l’obscur, contente en
deux sortes, car elle l’esjouist & si la con-
serve, avec une alteration & changement
aggreable, comme fait encore l’eau clai-
re, qui resiste sans offense aux rais de l’oeil,
ne luy permettant de se perdre & esga-
rer, parce que les choses solides, dures,
& aspres, gastent & despecent la veuë
d’une certaine façon, & celles qui sont
rares & transparentes, la laissent passer & s’escou
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245 SEPTIEME.
& s’escouler au travers, sans la pouvoir
retenir, mais celles qui ont avec leur so-
lidité une certaine splendeur delicate &
atrayante, comme les mirouërs l’en-
tretiennent en son naturel, sans qu’el-
le vienne à se despecer ou à s’esperdre.

JUSTIN. En somme, qui vit, il apprend
tousjours.
L’AME. Encores voudrois-
je quelquesfois te faire conforter & res-
chauffer le cerveau avec bonnes sen-
teurs, parce qu’il ne faut estimer, que la
nature (laquelle tout ainsi qu’elle ne man
que aux choses necessaires, aussi n’abonde
point en choses superflues) ait voulu
que l’homme tirast seulement un simple
plaisir des choses odoriferantes qu’elle a
produit: car quant aux autres animaux,
ils ne se delectent point d’odeurs, sinon
d’autant qu’elles sont meslees parmi les
choses qu’ils mangent, ains les a creez, à fin
qu’il corrige par iceux-la trop grande froi-
deur du cerveau, car nous l’avons froid
en extremité, au prix des autres animaux,
comme l’ayant beaucoup plus grand que pas
un d’eux, tant pour tant, chose qui luy est
necessaire, pour la diversité & multitude
de tant d’affaires qu’il luy convient exploi- q.iii.
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246 DISCOURS
ter. Or toutes odeurs sont chaudes de
soy, car ce ne sont qu’exhalations & va-
peurs subtiles, qui sortent des plantes, her
bes, gommes, arbres, & s’espandent par
l’air, au moyen de la chaleur.
JUST. O
combien les secrets de la nature sont beaux,
je ne m’esbahis plus certes, si la plus grande
part de ceux, qui ont encommencé de les
gouster, quittent bien souvent toute au-
tre faciende, pour y vaquer de tout poinct.

L’A. Quant à la reigle de la diette que tu dois
tenir, pour remettre en vigueur les forces
de l’estomach, il te l’enseignera assez luy-
mesme, en demandant ou bien en refusant
à manger. Si ne veux-je pourtant que tu pas
ses aucune des heures, esquelles tu as cou
stume de prendre ton repas sans manger
quelque peu, parce que l’estomach à fau-
te de viande, ou il se consume soy-mesmes,
ou bien il digere & recuit des flegmes &
autres humeurs vitieuses, qui engendrent
mauvais sang: & croy que pour cest ef-
fect, il sera fort bon, de humer un oeuf frais,
ou tremper une mie de pain tendre dans
un verre plein de bon vin. Aussi en verité
je ne puis voir aucune autre plante, her-
be, semence, ni fruict, de tous ceux que la nature
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247 SEPTIEME.
nature produit qui soit si parfaict, comme
celuy de la vigne, attendu qu’il reschauf-
fe la froide habitude du corps, il rafres-
chit celle qui est chaude, il humecte la sei
che, & desseiche l’humide, il recree l’hu-
meur radicale & nourrit la chaleur natu-
relle.
JUST. Certainement l’homme peut
bien cognoistre par là, combien la nature
luy a esté amie, ayant creé pour luy seul, u-
ne si parfaite, excellente & precieuse li-
queur.
L’AME. Encor faut-il, si tu veux
que nous demeurions long temps ensem
ble, que tu chasses au loing la melencho-
lie, & les soucis & pensemens fascheux,
lesquels font monter tous les esprits au
chef, les retirant du lieu où ils doyvent fai
re la digestion, & autres oeuvres necessai-
res pour la santé.
JUST. Vrayement tu as
raison, car quand j’ay quelque fascherie en
la teste qui me ronge, je pers toute envie
de manger.
L’AME. Il te faut garder de
trop veiller au soir, & puis tu dois fuir aus
si la trop grande solitude, car l’un t’affoi-
bliroit, & l’autre t’engendreroit souvent
de l’ennuy, & de la melencholie, & neant-
moins quand il te viendra en fantasie de
vivre seulet & à part pour quelque temps q.iiii.
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248 DISCOURS
pense en toy-mesmes à choses gayes, les-
quelles te puisse resjouir & non pas rui-
ner, comme feroit une fascherie. Cerche
par fois quelque jeu qui te face passer le
temps, il ne te faut point aussi estranger
du tout des choses qui t’ont esté aggrea-
bles en ta jeunesse, parce qu’il est impossi
ble faire aucunement raverdir le corps, si
l’esprit ne se raverdit quant & quant. Si ne
dois-tu prendre mes paroles en ce sens,
comme si je te conseillois de t’amuser en
core apres les plaisirs de Venus, car ceux-
la sont les vrais & capitaux ennemis de la
vieillesse, & te seroyent aussi dommagea-
bles, comme ils pourroyent à l’aventure
profiter à ceux qui ont à venir apres toy:
& t’aviendroit proprement, voulant con-
tinuer ce jeu d’amourettes, comme aux
cigales, car quand les nouvelles sortent
des vieilles, elles laissent la despouille de
leur mere vuide, ou morte en terre,
JUST.
je penseray bien à cela, aussi seroit-ce une
follie par trop grande, se faire tort pour
accroistre autruy.
L’AM. Certainement
ceste faute ne seroit des moindres, veu
que la nature qui travaille seulement à
conserver l’espece de l’homme en gene- ral,
Fac-similé BVH

249 SEPTIEME.
ral, si tost qu’elle a conduit quelqu’un si
avant qu’il peut engendrer son sembla-
ble, ne s’en soucie plus.
JUST. Ne dou-
te, te dis-je, aucunement de cela, car je ne
sortiray hors de ta volonté.
L’AM. En
somme, voila les choses que je desire que
tu gardes estroittement, afin que nous
puissions vivre plus long temps ensem-
ble, qui sont celles tant seulement qui de-
pendent de toy, & qui t’appartiennent.
Mais si tu veux user ta vieillesse & avoir
l’esprit calme & joyeusement tranquille, il
y en a quelques autres qui sont communes
a nous deux: car combien qu’elles proce-
dent principalement de moy, si ne les puis-
je executer sans ton aide, & si tu ne me lais
ses faire à ma volonté: desquelles je te veux
parler maintenant & t’instruire comme il
te faut comporter en cest endroit.
JUST.
Je le desire extremement, puis que je cui-
de recognoistre, comme je t’ay ja dit, que
tout mon repos & contentement vient
de ce que nous vivons amiablement en-
semble, & que sommes en vraye paix & u-
nion.
L’AME. Cest aage de vieillesse, en
laquelle tu te vois, estant la derniere de
toutes, & comme la retraitte de ce mon-
Fac-similé BVH



250 DISCOURS
de: car quand bien tu passerois plus ou-
tre, jusques à varier de jugement & ren-
trer au rang d’enfance, toute ta vertu se
diminue lors tellement, qu’il ne m’est
plus possible d’exercer parfaictement
mes operations en tes organes. Tout
ainsi donc comme la fin est tousjours
plus accomplie, que ce ne sont pas les
moyens qui sont ordonnez pour icel-
le. Cest aage pareillement qui est com-
me le chef d’oeuvre, & couronnement de
nostre vie, doit estre plus parfaite & de
meilleur exemple que toutes les autres,
d’autant que beaucoup de sottises & im-
perfections estoyent dignes d’excuse, &
meritoyent d’estre supportees en nostre
jeunesse & adolescence lesquelles aujour
d’huy doyvent estre reprises & blasmees
doublement en nous. Tellement que
l’homme estant tenu selon le devoir de
sa nature, d’aider tousjours à son pro-
chain, toutes les fois qu’il en a le moyen,
il le doit faire sur tout en cest aage, & ve-
nant à s’ouvrir (tout ainsi qu’une rose qui
s’esclost au lever du soleil, ne pouvant plus
demeurer serree, ainsi que parle ton Dan
té sur la fin de son convive) il faut qu’il jet te
Fac-similé BVH

251 SEPTIEME.
te hors & espande ceste odeur souësve &
de prix, laquelle il tenoit en soy-mesmes,
en sorte que les vertus, qu’il a fait reluire
aux autres aages, & qui luy ont servi seu-
lement comme d’une purgation pour sa
santé, doyvent estre en exemple à tous en
sa vieillesse.
JUSTIN. Certainement tu
dis vray, aussi m’est-il avis que la moindre
faute que je commets aujourd’huy m’ap-
porte beaucoup plus de deshonneur que
les plus grandes que j’aye jamais fait en
ma jeunesse.
L’AME. Tous vices sont
laids & mal seans en quelque aage que
ce soit, mais en ceste-ci principalement
ils sont tresvillains & detestables. Et
partant tu dois en premier lieu te des-
pouiller de toutes passions, & ne pre-
ster l’aureille en aucune façon, aux al-
lechemens & pipperies des sens, ains
t’occuper seulement à mes affaires, parce
que tu sçais que nous sommes tellement
enclavez, & enchainez l’un avec l’autre,
que quand tu te lairrois desvoyer par au-
truy, je m’esgarerois aussi à ta suitte.
JUST.
Je suis desja bien resolu de ce faire.
LAM.L’AM.
Ayant donc ainsi dompté les passions des
raisonnables, & t’estudiant seulement à
Fac-similé BVH



251252 DISCOURS
mon seviceservice, je me pourray exercer à ton
grand plaisir, à nostre honneur, & au pro-
fit d’autruy, en toutes les vertus qui con-
viennent à nostre aage entre lesquelles la
prudence tient le premier lieu, laquelle
sur toutes autres on requiert de la vieilles
se pour sa longue experience, dressans tou-
tes nos pensees & toutes nos actions, à u-
ne louable & honneste fin: sans vouloir
ni de parole ni d’effect consentir à aucune
vilennie, mettans ordre à tous nos affai-
res, par raison, & les produisans avec bon
jugement. Et outre cela, nous servans à
propos de nostre memoire, qui est la gar-
dienne des choses passees, juger sagement
de celles qui s’offrent, & conseiller aussi
& admonester droictement nostre pro-
chain. Puis apres estans munis d’une force
& constance vertueuse, nous ne craindrons
rien sinon de commettre quelque acte
digne de reproche, soustenant franche-
ment toutes adversitez sans perdre coeur,
& nous maintenans fermes en prosperi-
té, sans nous eslever outre mesure. En a-
pres estans fortifiez d’une bonne tem-
perance, nous rebouscherons la poincte premiere
Fac-similé BVH

253 SEPTIEME.
premiere de tous fols desirs, de chose qui
puisse apporter apres soy un repentir. Et
finalement, nous dresserons toutes nos
oeuvres en justice, rendant à un chacun
(tant à nous-mesmes comme à l’autruy)
ce que luy appartient.
JU. O quelle vie
bien-heureuse: je prie à nostre bon Dieu
qu’il luy plaise nous eslargir un tel bien
par sa grace, & nous maintenir toujours
en une si saincte & douce façon de vivre.

L’AM. Il y a encore une autre raison, qui
nous oblige à vivre vertueusement, c’est
que les vieilles gens sont tenus d’estre sa-
ges, pour estre en prix & en honneur. Car
autrement, au lieu que cest aage chenue
les doit faire reverer & respecter, elle luy
tourne en mespris & mocquerie. Or par
raison nul ne doit estre repute sage, s’il ne
est homme de bien, d’autant que le com-
mencement de toute sagesse c’est la crain
te de Dieu.
JUST. Cela est tresseur, que
l’on ne sçauroit trouver chose aucune
meilleure, ni plus utile à la communantécommunauté
des hommes, que l’homme vertueux &
bien conditionné: aussi n’y a il point de
telle peste, ni qui nuise & endommage
d’avantage la societé humaine, que l’hom-
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254 DISCOURS
me meschant & vitieux: ce que venant à
considerer un certain grand philosophe,
il souloit dire, que l’homme mesme, estoit
le loup de l’homme, & non pas la beste
qui porte ce nom.
L’AM. Nous devons
aussi considerer, que cest aage ameine quant
& soy, une certaine authorité & reputionreputation,
qui semble inviter un chacun par raison,
à luy adjouster foy, & se rapporter à sa
preud’hommie. Et à ceste occasion devons-
nous estre fort gracieux & affables, & de-
viser tousjours de quelque bonne chose,
& reprendre aussi les jeunes gens, quand
nous les verrons faillir, mais il faut assai-
sonner nostre correction d’une certaine
grace & douceur, de maniere qu’elle leur
engendre plustost une amour de vertu, &
un bon appetit d’honneur, que non pas u-
ne crainte d’aucun supplice, ni une hor-
reur d’infamie, ce qui nous reuscira[sic] facile
ment à souhait, quand nous rememore-
rons, comment nous avons encore esté
jeunes nostre coup, & sujets aussi bien
qu’eux aux volontez folles & desreiglees,
que cest aage-la apporte quant & soy.

JUSTIN. O qu’il se trouve peu de vieilles
gens, esquels reluise une telle discretion.
L’AM.
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255 SEPTIEME.
L’AM. Il faut aussi que nos devis soyent
recreatifs, sans toutesfois outrepasser les
bornes d’honnesteté & de modestie, &
devons fuir ceste coustume fascheuse qui
nous est si familiere, de nous pleindre sans
cesse, & nous douloir des incommoditez
de la vieillesse, sans trop louër aussi, & par
dessus mesure le temps auquel nous avons
esté jeunes, parce qu’en ceste aage la, qui
est de soy fort gaye, on pren plaisir à tou-
tes choses, & les trouve-on de meilleur
goust, que non pas quand on est vieil, cha
grin & melancholique.
JUST. O comme
tous vieillars sont souvent entachez de ce
vice.
L’AM. Aussi si nous faisions autre-
ment, nous serions fuis & delaissez d’un
chacun, en sorte que nous viendrions à
perdre toute compagnie, qui est bien un
des plus grans plaisirs qu’on sçauroit rece-
voir en cest aage. Ce que recognoissant
Ciceron, il parle ainsi en la personne de
Caton homme ancien, en son livre De la
vieillesse, Je sens que la volonté, & le plai-
sir est creu en moy, de me trouver en com-
pagnie plus souvent que n’avois accou-
stumé, pour passer le temps en comptes
& devis.
JUSTIN. Tout ce que tu dis, est
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256 DISCOURS
vray sans contredit.
L’AME. Encore ne
suffit-il de cela, il est de besoin que nous
pensions qu’il y a une autre vie, apres ce-
ste-ci, à laquelle nous-nous acheminons
tous les jours, parce que nous sommes en
ce monde comme estrangers & pelerins
qui n’avons point de cité permanente, ni
de demeure ferme & asseuree, & que nous
sommes en un aage qui est fort proche &
voisin de la mort, & qui luy attouche de
pres, en sorte que nous devons bien avi-
ser quelque moyen, pour demeurer tous-
jours ensemble à l’avenir, content & bien
heureux.
JUST. Helas, tu as rompu no-
stre jeu à ce coup, car ce propos n’est en
rien selon mon desir. Aussi tout mon affai
re se portoit le mieux qu’il estoit possible,
si tu ne m’eusses ramentu ceste fascheuse
nouvelle de mort.
L’AM. Et d’où vient
ceste frayeur qui t’a pris soudain que tu as
ouy nommer ce mot, sinon ou d’autant
que tu es encore trop fort attaché à ce
monde, ou bien que tu n’as aucune es-
perance de passer en une meilleure vie.
Ce qui ne t’aviendra si tu es uni avec moy,
car parce que je suis immortelle, je te fe-
ray voir clairement que ceste-ci n’est que une
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257 SEPTIEME.
une ombre de la vraye vie, voire plustost
une dure & continuelle mort.
JUST. Je
n’entens pas ce secret quant à moy, si n’est
ce pas peu de chose, que de perdre cest e-
stre qui est si doux.
L’AM. Ouy si on le per
doit: mais tant s’en faut, car l’on en recou-
vre ou un pire, ou bien un meilleur, auquel
nous parviendrons par la grace de Dieu,
puis que desja nous y avons part, & sommes
entrez en possession d’iceluy par esperan-
ce, ayans receu cest heur de nostre bon Dieu
& Pere, que d’estre nez & nourris en la re
ligion Chrestienne.
JUST. Je confesse que
ceste tienne remonstrance adoucit quel-
que peu la crainte que j’ay de mourir.
L’AM.
Laisse plaindre la mort à ceux qui chemi-
nent ci bas sans estre esclairez de la lumie-
re de la foy: mais quant à nous qui sommes
Chrestiens, depuis que nostre Sauveur est
une fois mort pour nous, elle a este conver
tie en un sommeil & repos, comme luy-
mesmes le tesmoigne parlant des morts
qu’il avoit ressuscité, quand il dit qu’ils n’e-
stoyent pas morts, mais qu’ils dormoyent
seulement: & apres que nous serons res-
veillez de ce sommeil (qui sera au jour de
l’assemblement des saincts) nous entrerons r.i.
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258 DISCOURS
par sa grace en un estre bien meilleur &
plus parfait, estant affranchis entierement de
toutes passions & miseres.
JUST. Si toy, la-
quelle je dois croire, es bien certaine de ce
poinct, je veux aussi bien y adjouster foy, sans
plus en douter.
L’AM. Il est donc de besoin
que nous-nous gouvernions à la façon
de ce sage marchant, lequel ayant fait voya-
ge en quelque pays, pour traffiquer à pro-
fit, & approchant le terme qu’il s’en doit
retourner en sa ville, il fait son paquet, &
agence & ordonne toutes ses besongnes,
& puis appaise, ou de faict, ou de bonne pa-
role tous ceux qu’il pense avoir quelque
couleur ou occasion de se mescontenter
de luy, à fin que se partant avec leur ami-
tié & bonne grace, il soit puis apres plus
favorablement receu d’un chacun, & en
plus grand honneur en son pays.
JUST.
Ceste comparaison me plaist bien.
L’AM.
Ainsi nous regarderons à ensaisiner de nostre
vivant, & mettre en possession de nos biens
ceux ausquels ils doyvent retourner apres
nostre departement & separation, pour
n’avoir plus le soin de les manier: car tu
sçais combien il est grand & fascheux, par
tel si toutesfois que toutes nos necessitez nous
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259 SEPTIEME.
nous soyent asseurees pour tousjours, sans
passer par leur merci, & par ce moyen nous
arracherons hors de nous, l’amour enra-
cinee que nous portons à ces richesses, à
fin qu’encor qu’il avint que nous en vis-
sions perdre une partie devant nos yeux,
cela ne nous puisse faire mal au coeur, ni
donner fascherie, faisant nostre compte
que ce qu’ils mesnagent mal, & laissent
deperir, ne nous appartenoit plus qu’en
usufruict, & que le plus grand dommage
tombe en leur part, qui en sont les pro-
prietaires. Car celuy qui vit abondant en
richesses, lesquelles il craint de perdre à
toutes heures, il est vrayement pauvre: &
aussi avenant quelque perte, Dieu sçait
lors comme son esprit est alteré. Et puis
apres ramenant en memoire nostre vie
passee, nous regarderons de nous reconci
lier avec toute personne que nous pour-
rions avoir offensé en quelque sorte que
ce soit. Et comme fait le bon marinier,
quand il est prest de surgir au port, nous
abbatrons les voiles de nos operations
mondaines, avec lesquelles nous avons
cinglé en la haute mer de ceste vie, pleine
de tourmentes & orages, & aborderons r.ii.
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260 DISCOURS
au havre de grace & de salut, retournans
vers nostre bon Dieu & pere. Non lair-
rons aussi l’estude de toutes sciences hu-
maines, & employerons ce peu de vigueur
que nostre aage pourra porter, en la lectu
re & meditation des lettres sainctes, qui
engendrera en nous une foy informee
par charité, par laquelle nous aimerons
nostre bon Dieu par dessus toute choses,
& nostre prochain comme nous-mesmes,
avec une esperance si certaine d’avoir
part aux merites de la mort & passion de
nostre Seigneur Jesus Christ, que nous en
irons gayement à la mort sans aucun trou
ble ni effroy, comme estans bien asseurez
de nostre salut.
JUST. Toutes les choses
que tu m’as dit me plaisent bien, fors qu’u-
ne, qui est de recourir en nostre memoire
apres nostre vie passee, parce qu’en ce fai-
sant, je sçay bien que nous trouverons a-
voir offensé nostre bon Pere celeste, tant
& tant de fois, que ceste revision de com-
pte nous apportera plustost un estonne-
ment & desespoir, que non pas une ferme
asseurance contre la mort.
L’AM. Cela
aviendroit infalliblement[sic], & à bien bonne
raison, si Jesus Christ n’avoit chargé sur luy tous
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261 SEPTIEME.
tous nos pechez comme il a fait, & si il ne
nous avoit promis en son sainct Evangile
de nous pardonner toutes nos fautes, pour
grieves & enormes qu’elles puissent estre,
toutes les fois que nous retournerons vers
luy, & luy demanderons pardon avec u-
ne vraye contrition & repentance. Et mes
mes qu’il nous a asseurez qu’il nous aime
bien d’avantage que les peres charnels ne
font leurs enfans.
JTST.JUST. Comment donc?
ne veux tu pas qu’il s’irrite contre nous
toutes & quantes fois que nous pechons
contre sa saincte majesté?
L’AM. Non pas
quand nostre peché procede de la fragilité
& misere de nostre nature, mais ouy bien,
quand nous perseverons & continuons
gayement en nos fautes, sans avoir aucun
remors ni desplaisir & que nous ne le vou
lons plus recognoistre pour nostre Dieu.
Et di-moy un peu, Si un sculpteur ne se
courrouce point voyant que les images
qu’il aura taillees sont pour tomber &
s’en aller en precipice, si elles ne sont sou-
stenues, d’autant qu’il les a fait d’une ma-
tiere, laquelle a ceste inclination, veux tu
que Dieu, qui est la justice mesme, s’en-
flambe de courroux contre nous quand r.iii.
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262 DISCOURS
nous pechons, veu qu’il cognoist beau-
coup mieux, qu’il nous a faits d’une chair
tant corrompue & infirme, & tant prom-
pte à mal, qu’il n’est en nostre puissance
de nous tenir nets de peché: voire mes-
mes, nous ne serions point hommes au-
trement. Ainsi donc il luy suffit, que nous
soyons touchez d’un vray sentiment de
nos fautes, & qu’ayons au coeur une vraye
contrition de l’avoir offensé, & partant au
moins que nous-nous efforcions, selon les
dons de grace qu’il aura mis en nous, de
faire en sorte que le peché ne naisse point
en nous d’une malice & propos deliberé,
mais qu’il sorte de la foiblesse & infirmité
de nostre chair, à fin que nous retournans
puis apres vers luy avec une priere ardan-
te & pleine de zele, nous puissions luy al-
leguer pour excuse avec le Prophete,


Helas je scay, & si j’ay tousjours sceu
Qu’iniquité print avec moy naissance:
J’ay d’autre part certaine cognoissance
Qu’avec peché ma mere m’a conceu.


Tellement que luy regardant nostre re-
pentance, il viendra à dire de nous com-
me il fit de David, J’ay trouvé un homme
selon mon coeur.
JUST. Mais avec quelle hardiesse
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263 SEPTIEME.
hardiesse nous pourrons-nous jamais pre
senter devant sa face, ayant tant de fois
provoqué son ire à l’encontre de nous,
par nostre desobeissance?
L’AM. Avec
pareille confiance, qu’un fils se peut pre-
senter devant les yeux de son pere, enco-
res qu’il luy ait esté grandement rebelle,
pourveu qu’il vueille recognoistre & a-
mender sa faute. Car combien que le pe-
re tandis que son fils est absent, il s’enveni-
me tousjours de plus en plus à l’encon-
tre de luy. Mais soudain qu’il le voit
retourner, & luy crier merci, il sent naistre
en son coeur (au moyen de l’amour pater-
nelle qui l’esmeut) une si tendre & douce
compassion envers son fils que combien
qu’il s’efforce le plus qu’il peut de luy mon-
strer une contenance d’homme courrou-
cé, si ne se peut-il tant feindre qu’encores
il ne luy descouvre quelque signe d’a-
mour en son usage, & finallement qu’il ne
mette bas tout courroux, & le reçoyve &
embrasse pour son fils. N’as tu pas leu
dans l’Evangile, de cest enfant prodigue,
lequel s’estant soustrait hors du gou-
vernement de son pere, & ayant dissip-
pé toute la portion du bien hereditaire r.iiii.
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264 DISCOURS
qu’il avoit receu, fut reduit en une pau-
vreté & misere tresgrande. Et en ce pi-
teux estat se souvenant de la maison de
son pere, delibera retourner vers luy: &
depuis estant arrivé en sa presence, de deux
choses qu’il avoit pourpensé en soy-mes-
mes de luy dire, il n’en dit seulement qu’u-
ne, à sçavoir qu’il avoit peché devant Dieu
& devant luy, dont il demandoit pardon:
& quant à l’autre, qui estoit de le requerir,
que si il ne luy vouloit faire ceste grace, de
le recognoistre pour son fils, qu’au moins
il le receut en titre de serviteur, il s’en teut.

JUST. Et pour quelle occasion? L’AM. parce
qu’aussi tost qu’il commença à parler de-
vant la face de son pere, il leut en icelle,
une si grande bienveillance, qu’il co-
gnut certainement, qu’il n’estoit jamais
pour souffrir qu’il fut abbaissé au rang de
ceux qui luy avoyent esté serviteurs, au
temps qu’il demeuroit sous son obeissan-
ce, mais qu’il le remettoit au degré de ses
autres enfans, tellement qu’il se jetta fran
chement entre ses bras, luy laissant aviser
en luy-mesmes ce qu’il en voudroit faire.

JUST. Tu me reconfortes tant, ô mon ame,
& me donnes si bon courage, avec ces tiens
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265 SEPTIEME.
tiens discours & considerations vrayement
divines, que je ne veux pas dire que je sou
haite ta mort, car je mentirois: mais bien te
veux-je asseurer, que je ne la crains plus
tant que de coustume.
L’AM. Tant plus il
te souviendra, à toute heure de t’estre lais
se guider à l’appetit des sens, & moy d’a-
voir encor commis plus grande faute
pour t’avoir suyvi, plus nous estonnerons
de nous mesmes. Et tout ainsi que celuy,
lequel d’autant qu’il se cognoist estre de-
tenu d’une fort grieve maladie, & tant plus
tost, & avec plus grand soin a-il recours au
medecin: de nostre part aussi, remettans
devant les yeux nos pechez, nous recour-
rons avec une affection plus franche & nette
à Jesus Christ, qui est celuy seul qui peut
guerir nos langueurs, & reduisans en me-
moire, que luy qui a souffert pour nous
est aussi nostre advocat & intercesseur,
voire celuy qui nous doit juger, nous ne
serons saisis d’aucune frayeur d’estre dam
nez, bien aurons-nous grande crainte, &
serons en continuel souci (autant toutesfois
que la foiblesse de nos forces se peut esten-
dre) pour ne l’offencer plus le reste de no
stre vie.
JUST. Mon ame, tu m’as donné
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266 DISCOURS
tant de consolation ce matin, qu’où au-
paravant il n’y avoit chose qui tant me
troublast, comme faisoit la mort, il ne me
reste plus maintenant, que ceste peur le-
gere, de laquelle je ne me puis exempter,
pour l’imperfection de ma nature, estant
bien deliberé pour l’avenir de mettre pei-
ne, qu’elle ne s’escarte plus de tes comman-
demens, ains la sous-mettray au joug de
ta raison, & m’accorderay entierement à
ce que tu me conseilleras, ayant ceste ferme
opinion, que c’est là le vray chemin de mon
salut.
L’AM. C’est aussi ce que je desire
sur toutes choses, & veux que tu te leves
avec ceste bonne intention, & que tu voi
ses à tes affaires, car le soleil est desja bien
haut.
DISCOURS

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267


DISCOURS VIII.


ENTREPARLEURS,

Justin & son Ame.

L’AME.


QU’AS-tu trouvé cette nuict,
Justin, que tu ne prends point
de repos, que veut dire cela
que tu te tournes & pour-
meines tant par le lict sans dormir? Si es tu
bien sain, & de ma part, je ne te donne en-
nuy ni fascherie aucune, qui rompe ton
sommeil, estans depuis un peu bien d’ac-
cord ensemble, & en bonne paix & union.

JUSTIN. Encores que je ne sente aucun
mal, & que toy, mon ame, ne me mettes
en peine, si ne laisse je d’avoir quelques
autres menues pensees au cerveau qui
m’eslongnent bien le repos, & me tien-
nent plus esveillé que je ne voudrois.

L’AME. Et quelles nouvelles minutes
peux-tu dresser en toy-mesmes qui te tra-
vaillent ainsi? Dis moy un peu, si nous
deux sommes appointez en bonne amitié,
qui est celuy, veu la liberte d’esprit & la
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268 DISCOURS
force & vertu dont Dieu nous a muni,
qui ait puissance de changer & interrompre
nostre contentement, excepté luy seul, ou
qui nous donne telles traverses & algara-
des, qu’il nous face sortir du bon & sainct
propos où nous sommes entrez mainte-
nant.
JUST. Demandes-tu qui ce sont?
Ceux qui donnent le saut & la venue à un
chacun, le monde & la fortune.
L’AME.
Le monde & la fortune importunent seu-
lement ceux qui ne sçavent conduire leur
vie sagement, parce que les affaires qui
nous peuvent survenir, ou elles sont telles
qu’on s’en peut deffaire par moyens, &
l’homme sage les sçaura bien demesler
par prudence, & en sortir nettement, &
quant aux autres qu’il est force de rece-
voir, & ployer dessous, les ayant preveus,
il les supportera patiemment, sans s’en con-
trister hors de raison.
JUST. Ce discours
est fort aisé à deduire de paroles, mais à
le mettre en prattique, il est requis autre
chose que langage. Aussi je te prie de me
dire par quel moyen se pourroit-on exem
pter de l’envie qu’on porte d’ordinaire
aux gens de bien, & de laquelle naissent puis
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269 HUITIEME.
puis apres mille inconveniens qui te fas-
chent.
L’AME. Comment donc? est-ce
l’envie qui te tourmente? est-ce là le che-
vet d’espines qui t’empesche de dormir?

JUST. Ouy, c’est l’envie qui me donne ces
tintouins en l’esprit: car depuis que je me
suis rengé (selon ton avis) à ceste si douce
& heureuse vie, on a pris tant d’envie sur
moy, qu’il ne m’est plus possible de demeu
rer ici, ains seray contraint de faire cartier
neuf: car un voisin dit de moy, Comment
donc? ce brave sire qui est si rogue main-
tenant, quel pense-il estre devenu? pour-
roit-il estre autre qu’un tonnelier? & puis
l’autre dit, que je ne fais plus estime de
personne, & qu’il semble à voir ma mine,
que toute chose me desplaise: il y en a enco-
res qui causent, que je presume trop de
ma suffisance, & que je veux reprendre &
syndicquer un chacun. En somme, je suis
tant ennuyé, qu’on diroit que tous pren-
nent plaisir à me fascher, & que je ne puis
avoir accez, ni accointance en pas un lieu.

L’AM. Justin, tu es tout à poinct tombé en
un discours, que j’ay desiré il y a long temps
de deschiffrer avec toy, à fin de te retirer
de ceste fausse opinion qui t’abuse, & qui
Fac-similé BVH



270 DISCOURS
te fait (comme j’ay bien apperceu) ainsi
ramasser & fantastiquer en ton esprit.
Mais escoute, je veux que nous reco-
gnoissions franchement nostre seing, &
parlions à la reale verité, sans nous entre-
decevoir à nostre escient, voulans faire
croire, d’avoir fait plusieurs fois pour le
plaisir ou commodité d’autruy, ce que nous
avons fait pour nostre regard & interest
particulier, & ne trouve bon que nous en-
suyvions en cest endroit nostre voisin,
lequel apres avoir fait banque routte, &
quitté la ceinture, estant repris par ses
creanciers, de ce qu’il despendoit outre
mesure, vivant en tous excez, il leur vou-
loit persuader que c’estoit pour leur bien
ce qu’il en faisoit, à fin de se pouvoir en-
tretenir en santé, & avoir meilleur moyen
avec le temps, de les payer. Aussi celuy
qui ne fait conscience de se tromper soy-
mesme, sera bien aisément deceu & trom
pé par autruy.
JUST. Je ne le voudrois
non plus que toy, voire ne desire autre
chose, sinon que tu me dises rondement
la verité, comme de ma part, je suis bien
disposé de te rendre la pareille.
L’AME.
Bien, je te demande un peu, qu’elle est ce- ste
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271 HUITIEME.
ste envie que tu dis qu’on te porte?
JUST.
Comment? quelle envie? ne t’ay-je pas
desja conté, qu’il semble depuis quelques
jours, qu’un chacun me mesprise, & parle
en mal de moy, ne me tenant plus en l’e-
stime & bonne reputation qu’il souloit
auparavant: ce qui ne peut venir sinon
d’une vraye envie qu’ils on conceu con-
tre moy, me voyans vivre ainsi content
de mon petit estat, & passer le temps, si
doucement comme je fais.
L’AM. Le
poinct gist à sçavoir, si c’est par haine ou
envie qu’ils te poursuyvent.
JUST. Et
qu’importe cela?
L’AM. Comment qu’il
importe, de beaucoup vrayement, parce
que l’envie procede de la malignité &
perverse nature de l’envieux, & la haine
au contraire naist de quelque taire & def-
faut qui se trouve en la chose qu’on hait:
mais sçais tu qui est cause, que tu les juges
n’estre qu’un mesme mal, c’est d’autant
que l’une & l’autre sont les contraires &
ennemis de l’amour, qui n’est autre cho
se qu’une bonne volonte & un bon desir
que nous avons du bien de nostre pro-
chain.
JUST. Je te promets que je croyois
que ce ne fut qu’un des deux, ou bien qu’el-
Fac-similé BVH



272 DISCOURS
les fussent bien peu differentes l’une de
l’autre.
L’AME. Il ne t’en faut pas fort es
bahir, car les vices (ainsi qu’a escrit Petrar-
que) sont semblables à une multitude de
hamessons, en sorte que venant à remuer
l’un d’iceux, beaucoup d’autres s’attachent
à luy. Toutesfois si tu veux y penser de
pres, tu y trouveras grande diversité, d’au-
tant qu’on porte envie seulement à ceux
qui nous semblent mener une vie heureuse
par dessus le commun, ou tu prens en hai
ne les meschans, ou ceux-la qui t’auront
fait quelque tort, & partant on ne porte
envie qu’aux hommes, ou la haine s’estend
mesmes contre les bestes, lesquelles en-
core exercent bien l’inimitié entr’elles,
mais elles sont nettes d’envie, parce qu’e-
stant privees entierement du discours
de la raison, elles ne peuvent faire juge-
ment du bon heur & felicité les unes des
autres.
JUST. Je voy bien que ton propos
commence à me faire cognoistre la verité.

L’AME. Il y a plus, c’est que la haine peut
bien quelquesfois estre juste, & bien fon-
dee, ce que n’avient jamais de l’envie, d’au-
tant que l’on peut à bon droict hayr les
choses meschantes, mais on ne sçauroit en
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273 HUITIEME.
en saine conscience porter envie au bien,
sinon au cas qu’on le voit estre possedé
par celuy qui ne le merite point, & ce
ne seroit plus lors envie: mais il faut reser
ver tel jugement à Dieu seul, lequel ne
peut faillir. Aussi vois-tu que beaucoup
confesseront hardiment, qu’ils sont voire-
ment ennemis de quelqu’un, te remon-
strans qu’il leur en a donné l’occasion, mais
il ne s’en trouvera point, ou bien peu qui
jamais veulent recognoistre de porter en-
vie à personne, voire mesmes quand leur
parole se verra dementie par l’effect, si tas
cheront-ils de se couvrir sous le nom d’ini
mitié, affermans que quiconque ne hait
les choses meschantes, il merite d’estre
blasmé.
JUSTIN. Certainement j’avouë
que ton dire est veritable.
L’AME. On
voit encores que quand ceux sur lesquels
tu te monstres envieux, viennent à des-
choir de leur premiere prosperité, & tom
ber en quelque infortune, lors ton envie
commence à cesser, mais la haine ne finit
point par ce bout, ains suit tousjours celluy
que tu as pris en inimitié, en quelque estat
qu’il puisse estre reduit.
JUS. Ce poinct la
est encores bien vray.
L’AME. Et puis s.i.
Fac-similé BVH

274 DISCOURS
au contraire la haine vient à faillir, toutes
fois & quantes, qu’on t’a fait entendre, que ton
ennemi est homme de bien, ou qu’il ne t’a
point fait le tort dont tu le chargeois, au
lieu que la nature de l’envie est telle, que tant
plus on entend bien parler & faire cas du
personnage qui est envié, & plus elle croist
& s’enflambe plus fort.
JU. Certainement il
est ainsi.
L’A. Souvent aussi la haine meurt
en nous, quand nostre ennemi se met en de-
voir de rentrer en grace par quelque plaisir
qu’il nous fera, ou l’envie ne descroist & ne
diminue jamais pour quelque bien-fait qu’on
puisse recevoir de celuy qui est envié, les
dons aussi servent beaucoup pour amortir
& appaiser une haine.
JU. Cela se voit pra-
tiquer tous les jours: voire mesme que je puis
dire que les presens ont tant de force, que d’en
nemis jurez, ils en peuvent faire des bons &
cordiaux amis.
L’A. Ce n’est donc plus de
merveilles si ils corrompent & renversent bien
souvent la justice.
JU. C’estoit bien ce que di-
soit un nostre ami qui en estoit si friand, & qui
avoit tousjours ce beau traict en la bou-
che, que touchant l’estat de ce monde on ne
jouissoit sinon du present, attendu que le
passé n’est plus, & celuy qui est à venir n’est
pas encores.
L’A. Finalement la haine conti-
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275 HUITIEME.
nue tousjours à persecuter la chose haye,
jusques à ce qu’elle la voye du tout estein
te, comme on a veu souvent, plusieurs pour-
suyvre leurs ennemis jusques à toute ex-
tremité, & ne les lascher jamais, jusques
a tant qu’ils leur eussent fait perdre la vie.
Mais l’envie soudain que la prosperité de
ceux ausquels on la porte, vient à se chan-
ger, elle s’assopit quant & quant. Et sçais-tu
Justin, il en advient proprement comme d’u-
ne maison voisine, laquelle pour estre trop
haut enlevee, obscurcit le jour de la tien-
ne, car elle ne te donne ennuy que durant ce
temps, mais aussi tost qu’on luy aura abbais
se le front à l’esgal des autres, tu ne t’en sou
cies plus.
JU. Ceste similitude me satisfait
bien.
L’A. Et bien donc? es-tu pas fait sa
ge maintenant? comment la haine & l’envie
sont choses toutes diverses.
JUST. Ouy
vrayement.
L’A. Et que l’occasion de l’en-
vie, ou pour mieux dire, la faute, gist en la
personne envieuse, qui la fonde sur la fe-
licité d’autruy, ou la racine de la haine
est plantee en la chose haye, laquelle est
meschante en ton endroit, ou envers les
autres, ou bien il te semble ainsi, haissant
seulement la meschanceté, ou celuy qui s.ii.
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276 DISCOURS
t’a fait injure.
JUST. J’avouë encor cest
article.
L’AM. Or venons maintenant à
joindre de plus pres: dis-moy, quel grand
heur t’accompagne, ou bien quelles ra-
res parties as-tu en ta personne, qui puis-
sent faire naistre envie sur toy.
JUST. Que
sçais-je? je vis paisiblement, me contentant
de ma fortune, & de si peu de bien que
Dieu m’a donné, sans me tourmenter si
fort l’esprit, pour les choses de ce monde,
comme font les hommes pour la pluspart,
qui tremblent la fievre continue de crain
te & de desir, sans aucun relasche ni re-
spic[sic]
.
L’AM. Ouy, mais il est aussi bien en
puissance d’un chacun qui voudra, de se
tenir à son jeu, sans demander comme on
dit, nouvelle carte, qui pourroit estre pi-
re.
JUST. Ce sera donc, peut estre, d’au-
tant que je vis assez à l’aise selon la por-
tee de mon estat: & avec cela, Dieu m’a
doué de quelques graces & vertus, dont
beaucoup d’autres ont faute: & puis, je
suis riche d’un bon nombre d’amis, qui
m’honorent & respectent grandement.

L’AME. Encores moins ceste-ci en seroit
la cause: car combien que tu vis assez passasablementpassa-
blement
, & que tu te puisses vanter par la raison
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277 HUITIEME.
raison, que tu n’as disette de chose neces-
saire selon ta qualité, si ne dois-tu estre
mis au rang des mille-soudiers, & il n’y a
seulement que les bien riches qui soyent
exposez à l’envie. Et au reste, encores que
tu sois cognu pour homme de bon esprit,
& de jugement assez net, moyennant l’ai-
de & le devoir que j’y mets, si n’es-tu pas
neantmoins si singulier, que quiconque porte-
ra envie à telles graces (au moins si l’envie
peut mordre sur la vertu) il soit pour s’atta
cher à toy. Car quand à la noblesse & gran-
deur de sang, ou de parentage, ou d’estat,
je suis tresasseuree que tu n’en fais aucu-
ne doute n’estant point fol si avant que de
mescognoistre la bassesse de ta condi-
tion. Tu ne dois non plus entrer en sou-
speçon, pour le regard des amis, n’en ayant
point telle trouppe à ton commandement,
ni de qualité si eminente, que beaucoup
qui sont inferieurs à toy ne puissent aussi
avoir part en leur bonne grace & amitié.

JUST. D’où me peut donc venir ce mal-
heur, qui fait que je suis mal venu de tant
de personnes?
L’AM. Tu m’as mis droi-
tement à ce coup, au propos que je desi-
rois t’entamer, à fin que nous gardans de s.iii.
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278 DISCOURS
commun accord de commettre cho-
se qui leur puisse apporter occasion d’en-
vie, nous soyons exempts, pour le peu de
temps qui nous reste à vivre, de tous ces
pensemens & fascheries, que tu dis qui te
molestent tant.
JUST. C’est aussi ce que
je desire entendre de ma part, & partant
enseigne-moy, ce que je dois faire, car je
ne seray retif à t’obeir.
L’AME. Sçaches
Justin, qu’entre les autres deffauts & im-
perfections, que la vieillesse ameine quant
& soy, c’est qu’elle engendre en l’esprit
de ceux qui n’ont gueres bonne & vraye
cognoissance d’eux-mesmes, une certai-
ne vaine opinion, & folle outrecuidance
qui incite le vieillard à se reputer beau-
coup plus sage, & mieux avisé que les au-
tres, tellement que sans cesse il ne fait que
se haut louër, & toutes les choses qui luy
appartiennent: blasmant au contraire sans
aucune mesure ni modestie celles d’au-
truy, & reprenant d’injures à toutes heur-
tes, & sans discretion les jeunes gens sans
avoir esgard à sa vie passee.
JUST. Voire,
mais un homme vieil, n’est-il pas aussi de
faict plus sage que les autres, quand ce ne
seroit que pour l’experience & longue rout
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279 HUITIEME.
routtine des choses qu’il a veu & manié.

L’AM. Il est bien vray, mais c’est le poinct
de sçavoir bien user de ceste sagesse à pro
pos, au temps & en lieu oportun, parce
que faisant autrement, en eschange de
l’honneur qu’il se promet acquerir, il tom
be au mespris & haine d’un chacun, & de
ceci peux-tu bien prendre exemple sur
toy-mesmes, sans en emprunter ailleurs.

JU. Que fais-je donc pour meriter ce re-
but?
L’A. Je te le diray, tu es tant enfolastré
de toy-mesmes, que presumant n’avoir
point ton pareil, tu desestimes & rabaisses
un chacun, & t’avanceras de tant quel-
quesfois outre les bornes de civilité, que
tu ne craindras point de dire sans rougir,
qu’il n’y en a point qui sçache ni entende
rien, sinon toy, & quelques autres tiens a-
mis & comperes de ton honneur: de ma-
niere que ceste arrogance indiscrette &
desmesuree t’a pourchassé un grand nom-
bre d’ennemis, lesquels sont tousjours au
guet, ayans les yeux tournez sur toy, pour
espier si tu ne commettras point quelque
faute, à fin de la divulguer, & mettre en e-
vidence. Et ce sont ceux-ci que tu dis te
porter envie, ce qui ne peut estre toutes s.iiii.
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280 DISCOURS
fois, n’ayant en ta personne ni en tes biens
chose qui merite d’estre enviee, ouy bien
haye, à raison des façons de faire dont tu
as coustume d’user en leur endroit. Neant
moins, si tu te veux gouverner selon mon
advis, tu convertiras la haine de la plus-
part en une grande amitié, & quant à ceux
qui seront opiniastres & d’une humeur
trop revesche pour la pouvoir adoucir,
tu tireras encore quelque profit de leur
malveillance, parce qu’il n’est que bon
d’avoir quelques ennemis.
JUST. Quel
avantage sçauroit-on jamais recevoir de
ses haineux?
L’AME. Escoute, il n’y a au
monde chose si meschante, qui ne puisse
servir à quelque bien. Dis-moy un peu,
combien de minieres de souffre & d’alun,
& combien d’herbes venimeuses y a-il sur
la terre, que les sçachant dextrement di-
stiller, mixtionner & preparer à nostre u-
sage, elles sont propres à fermer & con-
solider les playes, & guerir une infinité
d’autres maux, esquels nostre pauvre na-
ture est sujette. On peut aussi pratiquer
le semblable des ennemis, car tout ainsi
que ces animaux, qui abondent excessi-
vement en chaleur, ne desenveniment & dige
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281 HUITIEME.
digerent pas seulement beaucoup de cho
ses pestiferes, mais qui plus est s’en nour-
rissent: où nous voyons au contraire le pain
mesmes, qui est la plus certaine nourritu-
re de l’homme, faire mal à plusieurs, selon
la temperature & indisposition où ils se trou
vent, & la quantité par trop grande qu’ils
en prennent. Et tout ainsi que les bons
chasseurs, ne se sçavent pas seulement ga-
rentir, à ce que les bestes sauvages ne les
offencent, mais se repaissent de leur chair
& se vestent de leurs peaux. Pareillement,
aussi les hommes bien avisez, ne se sçavent
pas seulement si bien comporter parmi
leurs ennemis, qu’ils ne leur donnent au-
cune prise ni descouverte sur eux, mais
sçavent bien d’avantage s’en aider & pre-
valoir en quelque chose.
JUSTIN. Mais
quelle utilité pourroit-on jamais preten-
dre de ses ennemis?
L’AM. Je te le diray,
premierement les haineux sont cause de
ce bien, que tout ainsi comme les sentinel-
les & corps de garde en une ville assiegee,
donnent avis au capitaine songneux &
accort, de tout ce qu’ils descouvrent qui
peut endommager la place, aussi eux te-
nans ordinairement les yeux ouvers, pour
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282 DISCOURS
observer toutes les actions, ils t’avertiront
par leur mesdisance ordinaire de ce dont
tu te dois garder.
JUST. Les vrais amis ne
font-ils pas aussi bien ce devoir?
L’A. Ouy
bien, mais parce que l’amour qu’ils te por
tent les aveugleaveugles par fois, & leur couvre une
bonne partie de l’oeil, ils ne voyent point
bien souvent les deffauts & imperfections
que les ennemis sçavent bien remarquer, ou
bien s’ils les apperçoyvent, d’autant qu’ils
tiennent ton parti, ils les vont desguisans
de paroles le mieux qu’ils peuvent, telle-
ment qu’ils appelleront quant à eux telle
fois, finesse, ou ruse, & subtilité, ce qu’un
tien ennemi nommera malice & fraude.
Ne doit-on pas donc tenir cher celuy, qui
prenant garde de pres à toutes tes oeu-
vres, ne laisse passer pas une faute, tant pe-
tite & legere soit-elle, sans luy donner at-
tainte, & quelque coup de dent, & sans la
mordre, & reprendre vivement? Et cela
seul n’est-il pas suffisant pour engendrer
en toy une telle habitude, & accoustu-
mance de sagesse, que tu seras songneux
de veiller sur toy, & t’efforceras au moins
par crainte à vivre songneusement & ver
tueusement.
JUST. Cela est bien vray, qu’on
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283 HUITIEME.
qu’on se retient plustost de faillir en pre-
sence d’un sien ennemi, que non pas de-
vant un ami.
LAME.L’AME. Et ainsi il est bon
d’avoir des amis & des ennemis, à fin que
d’où la honte ne te sçauroit retirer la crain-
te t’en recule, ce que cognut bien Scipion
Nasica, quand oyant dire au Senat, que l’e-
stat du peuple Romain estoit bien asseuré,
puis que les Carthaginois estoyent deffaits,
& rendus tributaires, & les Grecs reduits
en servitude, il respondit, Mais il est main-
tenant en un tresgrand danger, puis que les
Romains n’ont plus que craindre ni res-
pecter.
JUST. O le beau dicton, & digne
vrayement d’un si excellent personnage.

L’AM. Aussi les ennemis à l’imitation de
celuy qui voulant tuer d’une estocade
Prometheus de Thessalie, luy perça une
apostume qu’il avoit dans le corps, & l’en
guerit: bien souvent qu’ils te penseront
nuire, ils t’aideront.
JUST. Si faut il que
tu m’accordes, qu’il est beaucoup meil-
leur abonder en amis que non pas en en-
nemis.
L’AM. Il est vray, & surtout, quand
ils sont fideles & loyaulx: ne se trouvent
chose en ce monde, qui soit plus douce
ni plus profitable, que la vraye & cor-
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274284 DISCOURS
diale amitié. Neantmoins les ennemis
souventesfois duisent bien à quelque
chose, ou les amis n’y peuvent rien, atten
du qu’ils te corrigeront bien souvent d’un
vice, qui t’est familier, t’en scandalisant en
public, ce que ne sçauroyent obtenir les
amis, te reprenans doucement en privé.
Outre cela, ils t’aviseront souvent des fau-
tes qui se commettent en l’estat de la cho-
se publique, qui te peuvent tourner à dom-
mage, dont tes amis ne t’avertiroyent que
peu de fois.
JUST. Je cognois que tu par-
les touchant ce poinct à la verité.
L’AM.
Encores gagnes-tu ce bien avec tes ennenemisenne-
mis
, que supportant le tort & les inju-
res qu’ils te font, tu t’accoustumes à dige-
rer plus facilement les passions & fasche-
ries qu’on peut avoir au soing des choses
domestiques, & au reiglement & condui-
te ou de soy-mesmes, ou de sa famille, tel-
lement que tu ne trouves plus de là en a-
vant si dur & estrange, si la fortune te don-
ne ou une femme criarde & fascheuse, ou
des enfans qui soyent mal complexionnez, ou
des freres insupportables & quereleux, &
par ce moyen ils ne te sont pas moins utiles
pour ce regard, que sçauroyent estre les a- mis.
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275285 HUITIEME.
mis. Car tout ainsi que tu apprens, en conver-
sant avec tes amis, à estre gracieux & cour
tois à estre genereux & de bon coeur, &
beaucoup d’autres bonnes qualitez, tu ap-
prens aussi en souffrant les persecutions de
tes ennemis, à estre patient, & tu sçais
quel grand besoin tu as en ce monde d’e-
stre bien garni de ceste vertu derniere, veu
qu’à toutes heures, il avient ou à toy ou à
autruy quelque mal-heur & inconve-
nient qui te desplaist.
JUST. Ouy vraye-
ment il en avient: aussi te puis-je dire, que
celuy qui se voudroit formaliser, toutes
les fois qu’il verroit passer devant ses yeux
chose qui les faschast, il deviendroit fort
maigre en peu de temps, & ses jours n’y
monteroyent gueres.
L’AM. Les enne-
mis profitent encore à autre chose, parce
qu’ayant partie contre qui debatre & con
tester, l’homme devient plus avisé à son
parler, plus prompt à respondre, plus sub-
til à accuser, plus accort à se defendre,
plus sage à respondre, & plus vif & gentil
à la rencontre, & pour sçavoir dextrement
rejetter les injures sur celuy qui l’aura
voulu piquer. Mais quant à ce dernier
poinct, je ne veux pas que tu t’en serves,
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286 DISCOURS
parce qu’estans desja si avancez sur l’aage,
qu’il nous conviendra bien tost changer de
demeure, toutes autres choses te seroyent
mieux seantes que non pas les querelles
& contentions. Mais j’entens qu’elles te
servent seulement pour un object, où tu
puisses quelquesfois avec moindre des-
honneur, descharger le feu de ta cholere
(, avec telle modestie toutesfois que tu en
rapportes louange, à fin qu’estant rafres-
chi & soulagé d’autant, tu te rendes puis
apres en tout gracieux & plaisant à tous
tes amis.
JUST. Mais comment veux-tu
que je me gouverne à l’endroit de ceux-
ci qui m’ont pris en telle haine, car je veux
croire desormais qu’il soit ainsi comme
tu dis, tant tu as sceu amener de bonnes &
fortes raisons pour me le persuader.
L’A.
Je te le diray, Tu as à faire deux choses,
l’une desquelles, & celle qui importentimporte le
plus, t’appartient, & l’autre à tes ennemis.
La premiere, & qui t’atouche, c’est qu’il
te faut oublier toutes ces coustumes & fa
çons de faire que tu as, qui leur peuvent
causer ceste inimitié qu’ils te portent,
comme pour exemple de ne mespriser, &
avillir jamais aucune personne, ni blason ner
Fac-similé BVH

287 HUITIEME.
ner & desestimer les choses d’autruy, ni
vituperer le temps present, ensemble les
manieres de vivre qui sont aujourd’huy
en usage, si tu n’estois contraint de ce fai-
re.
JUSTIN. Comment donc? ne dois-je
point blasmer les choses que je verray ne
aller droict? Si je les laissois ainsi passer à
yeux clos & la bouche fermee, on m’esti-
meroit une beste, & que je n’aurois point
d’entendement.
L’AME. J’entens que si
tu veux acquerir reputation d’homme sa
ge, que ce soit par oeuvre, & te donnant à
cognoistre tel, par les effects, & non par
un ordinaire de reprendre, & brocarder
toutes choses, & pendre un chacun à ton
nez, parce que c’est là le chemin que pren-
nent les ignorans & les malins, pour eux
faire paroistre, & quand tu verras quelque
chose qui ne sierra pas bien, contente-toy
de ne la point louër: apprenant en cest
endroit une bonne leçon de Pantorme
nostre concitoyen, lequel encores qu’il
soit des plus rares & singuliers peintres
de nostre aage, si est ce que jamais il ne
blasme aucune chose de son art, si d’aventu
re il ne luy estoit force, se trouvant aux ter
mes pour en donner & assoir son jugement.
Fac-similé BVH



278288 DISCOURS
Et puis il te faut aussi garder mesure, quand
tu viendras à louër quelque chose, pour
n’engendrer point un desdain en ceux qui
seront presens & de ceste profession, les-
quels tu passeras sous silence. Et en somme
il te faut mettre bas toute ceste folle opi-
nion que tu as, d’estre plus sage que les
autres, parce qu’elle te feroit si avant ou-
blier, que pour priser si peu & l’autruy, &
tout cela entierement qui ne sortiroit de
toy, tu te ferois surnommer temeraire ou
arrogant, & tu en viendras aisément à bout,
quand tu penseras que les autres que tu
veux ravaller si bas, sont aussi bien hom-
mes comme toy.
JUST. Je n’ay pas gran-
de peine à croire ce poinct, parce que je
n’ay jamais accosté homme, duquel je ne
puisse apprendre quelque bonne chose
que j’ignorois auparavant.
L’AME. Au
reste, quand il adviendra par occasion, que
tu auras à defendre quelque opinion con
traire à celle qu’un autre aura mis en a-
vant, il le te faut faire le plus sobrement
& avec plus grande modestie que tu pour-
ras, louant tousjours en premier lieu, ce-
luy que te voudras conveincre, comme a
fait maistre Pierre François Giambalier, homme
Fac-similé BVH

279289 HUITIEME.
homme certainement d’aussi parfait ju-
gement, que de bonnes lettres, en son oeu-
vre, auquel il a retrouvé avec art & indu-
strie si merveilleuse le plant & les mesu-
res de l’enfer de Danté, où estant contraint
de parler contre Antoine Manetti, qui a
escrit aussi de ceste matiere, mais non pas
si excellemment. Il dit que si la mort n’eut
prevenu la fin, & le couronnement de son
honneste travail, qu’il eut esté relevé de ce
ste peine, & excusé de mettre la main a-
pres luy, ayant esté Manetti homme suffi-
sant, pour mener à chef, un bien plus grand
oeuvre que cestuy-la.
JUST. Vrayement
ceste façon d’excuse devant que reprou-
ver son opinion, est bien louable.
L’AM.
Encores est-il besoin que quand tu reprens
quelqu’un, que ce soit doucement: & sur
tout il te faut retenir, que tu ne dois ja-
mais redarguer aucun par les vices dont
toy-mesmes es entaché, parce qu’en fai-
sant autrement, tu seras en danger d’en-
tendre bien souvent ce que tu ne voudras
point ouyr dire. Ainsi qu’il avint à Fran-
çois premier de ce nom roy de France,
quand il s’aboucha avec le Pape Leon à
Boulongne, où le voulant reprendre de t.i.
Fac-similé BVH

280290 DISCOURS
trop grande pompe & somptuosité, sous
couleur de luy ramentevoir comment
J’ay leu en
un livre
François,
qui est le
receuil des
dits memo
rables, que
ce fut la re
sponse de
l’Evesque
de Char-
tres, au
roy Loys
onzieme.
Ce qui est
le plus vray
semblable

les anciens Papes avoyent vescu en tou-
te simplicité, Leon luy respondit que ce-
la estoit advenu du temps que les rois
gardoyent les bestes, & estoyent pa-
steurs: & replicquant le roy, Qu’il en-
tendoit parler des Papes qui ont esté de-
puis le nouveau Testament, & non
point des Pontifes dont il est fait men-
tion en la Bible, Leon usa de ceste reven-
che, Que ces derniers-ci avoyent vescu,
au temps que les rois traittoyent les ma-
lades aux hospitaux, & les pensoyent de
leur propre main, luy mettant en but-
te le roy sainct Loys duquel il estoit de-
scendu.
JUST. Certainement ceste respon-
se luy fut faite bien à propos, & n’en me-
ritoit point d’autre.
L’AM. Or apres, pour
venir au second poinct qui regarde tes
ennemis, il te faudra tousjours parler
d’eux en honneur, & au cas qu’il te soit
rapporté qu’ils disent mal de toy, tu les
dois excuser, d’autant qu’ils ne te cognoissescognois
sent
pas bien, & que pour cela ils ne meri-
tent d’estre blasmez, & quand bien ce
moyen ne te profitast de rien (ce qu’il fera
Fac-similé BVH

281291 HUITIEME.
fera toutesfois sans doute, parce que
nous sommes si aises d’entendre bien
dire de nous, qu’encores que tu cognois
ses que c’est à credit qu’on te preste ce-
ste fausse louange, si l’as-tu agreable,
Pour le moins il te servira à l’endroit
d’un chacun, lequel te voyant parler en
bonne part de ceux qui t’injurient, il te
reputera homme de bon naturel, & de
bon sens, t’efforçant puis apres de conser-
ver ceste bonne opinion qu’on aura con
ceuë de toy, par oeuvres vertueuses. Et
quand bien tu serois sollicité d’aucun appetit
de vengence, sur ceux que tu juges estre tes
ennemis, tu n’en sçauras choisir de plus
propre, ni de meilleure pour toy, que celle
que je t’ay enseigné, attendu, comme
dit Diogenes, que le vray moyen de se
venger de ses ennemis, c’est de devenir
meilleur de jour en jour.
JUST. Tous ces
tiens conseils, encores qu’ils soyent au re-
bours de la commune façon de vivre, qui
a la vogue aujourd’huy, si est ce qu’ils
me reviennent bien.
L’AME. Encores
n’est ce pas assez à toy qui es Chrestien,
parce que tout homme, entant qu’il est t.ii.
Fac-similé BVH

282292 DISCOURS
homme, le doit faire: mais je veux bien que tu
passes plus outre, c’est que tu viennes à aimer
tes ennemis, parce qu’en ce seul poinct, con-
siste la perfection de nostre religion, & en ce-
ci elle avance & surmonte toutes les autres
en bonté, parce qu’au lieu que les autres per-
mettent, qu’on puisse rendre injure pour inju
re, ceste-ci cerchant de rendre l’homme vraye-
ment bon, non seulement en son train de vie,
& en ses actions externes, mais encores en
la volonté, & en l’esprit, ne veut pas seule-
ment que tu pardonnes à tes ennemis, mais
elle t’enjoint d’avantage que tu les aimes.
JU.
Comment est-il possible de se commander jus
ques là. Aussi ne m’as tu pas dit, que celuy
qui outrage un autre, il est poussé par hai-
ne à ce faire?
L’AM. Tu peux aimer ton
ennemi, non pas pour ce regard, mais ouy
bien pour le respect d’un autre, en la sorte
qu’on aime souvent les enfans & les servi
teurs d’un ami sien, encores quant à eux
qu’ils t’ayent fait tort. Pareillement aussi ve
nant à considerer que ton prochain est aussi
bien enfant de Dieu comme toy, & racheté
avec le mesme prix que tu as esté, combien qu’il
te soit ennemi, si le peux-tu aimer pour
l’honneur de Dieu, car en faisant autrement paradis
Fac-similé BVH

283293 HUITIEME.
paradis seroit perdu pour toy.
JUST. Com-
ment perdu? est-il donc à moy?
L’A. Ouy,
il est tien, & qui est celuy qui en veut dou-
ter s’il est vray Chrestien?
JUST. Et com-
ment cela?
L’AM. Dis-moy un peu, quand
est-ce que l’heritage d’un pere appartient
à ses enfans?
JUSTIN. Soudain qu’il est
mort.
L’AM. Quand ta response seroit
recevable, je te pourrois dire de mesme,
que paradis a esté fait nostre, quant &
quant que Christ est mort pour nous:
mais tu as failli, car l’heritage du pere ap-
partient à son fils, aussi tost qu’il est nay,
& n’y a rien qui le face heritier sinon ce-
ste filiation: ni le pere desire pour autre
raison d’engendrer des enfans, sinon
à fin d’avoir quelqu’un, à qui il delais-
se ses biens apres son decez. Pareille-
ment aussi, si tost que nous sommes nus
sur terre, nous naissons par le moyen de
la foy & du Baptesme, enfans de Dieu, &
freres de Jesus Christ, & si devenons avec
luy heritiers au royaume des cieux, &
pour ceste raison, un petit enfant, soudain
qu’il a esté Baptisé, s’en va droit en para-
dis, auquel il a part, seullement pour estre
fils de Dieu, & non pour aucun sien me- t.iii.
Fac-similé BVH

284294 DISCOURS
rite.
JUST. Ainsi donc, si paradis est no-
stre, qu’est-il plus de besoin, que nous fa-
cions aucunes bonnes oeuvres?
L’AME.
Ainçois il est necessaire, non ja pour ga-
gner l’heritage des cieux, lequel est fait
nostre par les merites de Christ comme
je t’ay dit: mais pour ne donner occasion à
nostre pere celeste, de nous desheriter,
comme font tous les mauvais enfans, qui
sont rebelles à leur pere. Ainsi donc, tout
homme doit s’exercer en bonnes oeuvres,
pour la gloire & l’honneur de Dieu tant
seulement, à l’imitation de Jesus Christ,
lequel a fait toutes bonnes oeuvres pen-
dant qu’il a demeuré en ce monde, pour
obeir à la volonté de Dieu son pere, com-
me aussi il nous faut bien vivre pour ob-
server ses commandemens, & à fin de ne de-
generer, & faillir à nostre devoir, auquel
nous sommes tenus, ayans un si bon Pere,
& tant liberal & benin envers nous, mais
non pas en intention de gagner paradis
par iceux, car il n’est pas raisonnable que
nos oeuvres qui sont imparfaites, tempo-
relles, & en nombre certain, reçoyvent pour
guerdon la gloire celeste, qui est eternel-
le & infinie. Au surplus, il ne suffit pas de ne
Fac-similé BVH

285295 HUITIEME.
ne faire point de mal, si tu ne fais du bien
aussi, parce que celuy qui n’est des siens,
est contre luy, & outre cela il se monstre
ingrat & mescognoissant de tant de gra-
ces qu’il a receu de sa liberalité.
JUST. Je
t’asseure, mon ame, que tu m’as ce matin
enflambé le coeur d’une telle amour en-
vers mon createur, que je suis beaucoup
plus contristé maintenant que je ne fus
oncques, d’avoir fait chose qui leur ait
despleu, puis qu’il s’est monstré tant de-
bonnaire envers moy.
L’AM. Et c’est ci
ceste repentance du coeur que je desire-
rois sur tout voir en toy, parce qu’elle te
fera desormais bien vivre de franche vo-
lonté, comme il est bienseant à un vray
enfant, & non point comme un serviteur
par crainte. Et je veux que par ce bon &
sainct propos, qui est à sa gloire & à son
honneur, nous mettions fin à nos discours
pour ce matin.
t.iiii.

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286296


DISCOURS IX.


ENTREPARLEURS,

Justin & son Ame.

JUSTIN.


EN somme tous proverbes se
trouvent estre vrais, Ceste
vieillesse (comme on dit tous
les jours en commun langage)
apporte quant & soy toute espece de mal,
d’autant qu’elle ne prive pas seulement la
personne de toute resjouissance (aussi voit-
on que tout esbat vient à contre-coeur au
vieillard) mais elle luy oste aussi le dor-
mir, comme elle a fait à moy. Car sur le
meilleur de la nuict, & tandis que les au-
tres dorment à leur aise, je m’amuse à me
tourner çà & là par le lict, ne pouvant trou
ver lieu où je puisse demeurer à recoy &
sans changer d’assiette, & ainsi je viens à
me froisser tous les os par ce frequent &
fascheux remuement, de maniere qu’il
semble à mon lever, qu’au lieu d’avoir pris
repos, j’aye travaillé beaucoup, & enduré
quelque grande peine. Or ceci m’advient,
comme je croy, pource que ma chaleur na- turelle
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287297 NEUFIEME.
turelle est tellement affoiblie (à cause que
ceste bonne humeur radicale, qui la sustantoit
luy defaut) qu’elle n’a plus tant de force,
qu’elle puisse envoyer au chef les vapeurs
& exhalations coustumieres, lesquelles e-
stans especies par la froideur du cerveau re
tombent puis apres en bas en l’estomach, &
venans à remplir les lieux par lesquels pas-
sent les esprits, qui du coeur montent au chef,
elles engendrent le sommeil. Ou bien si el-
le en envoye quelques unes, elles sont si
impures & indigestes, qu’elles se conver-
tissent aisément par la froideur du cerveau,
en crasse pituite & autre grosse matiere,
tellement qu’au lieu du sommeil elles
m’engendrent des caterres, distillations &
choses semblables, qui toute nuict me font
cracher & toussir comme si j’avois man-
gé un boisseau de plume. Que maudits
soyent & les ans & le temps qui sont cau-
ses de tout ce mal.
L’AM. Justin, Justin,
quelles folies sont-ceci: laisses-tu donc ain
si transporter ta raison par une impetuosité
de colere, jusques à despiter & outrager
sottement & les ans & le temps, qui ne
t’ont en rien meffait.
JUSTIN. Et qui se
pourroit garder de les maudire, puis que
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288298 DISCOURS
ce sont eux qui font empirer & envieillir
toutes choses, & que la vieillesse est un
droit esgoust, & receptacle de toute mala
die, un vray bannissement de tout plaisir,
& (ce qui est le pis) un trescourt chemin,
qui meine toutes choses à corruption &
pourriture.
L’AM. Et combien de fois
t’ay-je desja remonstré, que toutes aa-
ges sont bonnes à celuy qui sçait reigler
sa vie selon la portee & le naturel de cha-
cune. Mais ceste coustume nous est ordi-
naire, lors que nous devrions accuser nous
mesmes, de nous pleindre d’autruy: enco-
res le plus souvent est-ce à tort, comme tu
fais maintenant, reprochant à la vieillesse
qu’elle te laisse peu dormir, au lieu que tu
luy en devrois sçavoir bon gré, & t’en sentir
bien fort son redevable.
JU. Et à quelle oc
casion cela? En verité mon ame tu me don-
neras à penser, que tu n’es pas une mesme
chose avec moy, comme je croyois, puis
que tu veux que je die grand merci à celle
qui m’empesche de reposer.
L’AM. Pour-
autant que le sommeil emporte & mange
une grande partie de nos operations, &
singulierement, il nous prive de tous nos
deduits.
JUST. Au contraire, c’est une alle
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289299 NEUFIEME.
allegeance & rafrechissement de toutes nos
pensees, & un tresdoux repos de toutes
nos peines & fatigues.
L’AME. Cela est
bien vray, mais tu ne reverses point mon
dire pourtant, & prouves encores moins
que le sommeil soit une chose bonne &
souhaittable, parce qu’en premier lieu, il
m’est fort moleste pour mon regard, d’au
tant qu’il m’empesche que je ne puisse
vaquer comme je desire à la contempla-
tion & recerche de la nature des choses,
detenant comme enserrees de liens, tes
parties qui me duisent & sont necessaires
à tel office: ce qui m’est dur à porter. Et au
reste, il ne me sçauroit donner relasche ni
repos aucun, comme tu estimes, parce que
je ne me puis lasser, & n’endure point de
peine en toutes mes actions, ains tant plus
que je besongne, & plus reçois de plai-
sir, n’estant point corporelle, ni compo-
see comme toy, d’aucune matiere, laquel-
le resiste selon son naturel, à mes ope-
rations, vienne à me donner quelque tra-
vail.
JUST. Tu me dis merveille. Et vien-
çà, ne te lasses tu pas à la longue, aussi bien
que moy, veu que si souvent que je m’estois
mis à lire apres le soupper, tu m’as telle-
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290300 DISCOURS
ment abbatu les yeux de sommeil, qu’il
m’a fallu aussi tost quitter le livre & aller
au lict?
L’AME. Ha Justin, je n’estois pas
lasse de ma part, mais ces tiens organes
(sans lesquels estant enclose dans toy, je ne
puis rien comprendre) estoyent tellement
recreus & dejettez, pour avoir trop consu-
mé des esprits, moyennant lesquels ils font
leurs operations, qu’il estoit force pren-
dre du repos, à toy par nature, & à moy ac
cidentellement, d’autant que je suis atta-
chee à toy.
JUS. Je ne sçay pas cela, tant y a
que je me suis apperceu que tu as lors fort
bien dormi comme moy.
L’AM. Je ne veux
plus permettre, que parole si mal digeree
sorte de ta bouche, car j’ay tousjours per-
sisté esveillee sans m’assommer, en la ma-
niere que je puis, parce que n’ayant point
de corps, le sommeil est l’une des passions
qui ne peut avoir lieu en mon endroict.
Et que cela soit vray, tu sçais bien que ce-
luy qui dort, ne fait aucune chose: or quant
à moy, je ne cesse d’agir & d’operer en u-
ne façon ou en l’autre, sans jamais me des
bender ni relascher.
JUST. Et je te prie
dis-moy, quelles sont ces operations es
quelles tu t’exerces tandis que je dors?
L’A. Premie
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291301 NEUFIEME.
Premierement, je m’estudie avec ma puis
sance vegetative, de faire la digestion du-
rant ton repos, beaucoup mieux, que quant
tu es debout, parce que le coeur n’estant
lors necessité de fournir des esprits aux
sens, pour exercer leur office, il les envoye
tous aux parties, où la digestion se fait, &
ainsi je m’employe sans cesse avec plus
de force, à transmuer & convertir l’ali-
ment en ta substance.
JUST. Et ne suis je
pas aussi l’un des aides, qui servent à faire
ceste operation?
L’AM. Ouy bien, com-
me estant la cause, sans laquelle elle ne se
peut executer, & comme patient, ainsi
qu’on dit en l’escolle, mais non pas comme
agent & principal ouvrier, car tu sçais bien
que je t’ay dit ci devant, que nul de nous deux
ne peut operer sans l’autre: combien tou-
tesfois, que je me recognois avoir une na-
ture si excellente par dessus la tienne, que
encores y pourrois-je bien entendre quel-
que chose sans toy. Partons maintenant
plus outre & venons à mes puissances sen-
sitives, combien qu’aucunes d’icelles soyent
liees & enveloppees du sommeil, comme
sont les sens exterieurs, & le sens commun,
d’autant que l’espace des organes ou ils
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292302 DISCOURS
s’exercent, est rempli de fumositez, de sor-
te qu’ils ne s’esveillent jamais, jusques à ce
que ses fumees soyent consumees par la
chaleur naturelle, si est-ce que la fantasie
ne demeure jamais oisive ni engourdie,
sans faire quelque chose, tellement que
venant à se mirer en ces fantosmes, & en
ces figures & images des choses, que les
sens lors qu’ils estoyent esveillez, ont im-
primé dans le coeur, ou en son sang plus
subtil & spiritueux, elle cause & engendre
les songes qu’on fait en dormant.
JU. Si en
trouve-on quelques uns, qui ne songent
point du tout, & d’autres qui songent des
choses si monstrueuses & extraordinaires,
qu’ils n’ont pas grande occasion de t’en sça
voir gré.
L’AM. Il s’en trouve bien peu, Ju-
stin, qui ne songent quelquesfois, & pour le
moins en vieillesse, si ce n’a esté auparavant,
parce que la cause qui fait qu’une personne
ne songe point, c’est qu’il est de complection
trop humide, laquelle remplit le chef de
tant de fumees, qu’elles viennent à defaire,
& confondre les images que l’on voit en
songe, tellement qu’il advient en cest en-
droit, comme quand on jette de suitte une
seconde pierre apres la premiere en une eau
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293303 NEUFIEME.
eau coye & paisible, car elle gaste ces cer-
cles & figures que la premiere avoit fait:
& pour ceste raison les enfans, ou ceux
qui se vont coucher au sortir de table,
sans faire aucun exercice, songent bien
peu souvent. Mais tu verras puis apres,
que ces mesmes personnes commen-
ceront à songer par fois à mesure que
ils viendront avant sur l’aage, d’autant
que leur humidite se tarist, & dessei-
che peu à peu. Et quant aux songes hi-
deux & effroyables que tu dis, la mau-
vaise complexion en est aussi cause, la-
quelle estant distemperee, ou par quel-
que maladie, ou par excessif breuva-
ge, ou à raison de quelque melenco-
lie, et pensee fascheuse & estrange, dont
on s’est entretenu sur jour, elle engen-
dre les esprits (ausquels les choses qu’on
voit en songe sont imprimees) tant confus
& dereiglez, qu’ils produisent ces visions
monstrueuses dont tu parles. Mais que
sçauroit on dire pis contre le sommeil sinon
qu’il prive les hommes entierement de tous
leurs plaisirs, ne leur permettant sentir au-
cune chose.
JUSTIN. Je te diray, si tan-
dis qu’on dort, on perd le sentiment des
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294304 DISCOURS
plaisirs mondains, aussi pert-on celuy des
fascheries & desplaisirs en contr’eschange:
& je ne sçay desquels le nombre est plus
grand en ceste vie, & lesquels ont plus de
force & de vertu sur l’homme pour le res
jouir ou contrister.
L’AM. Je sçay bien
qu’il s’en sont trouvez aucuns si pusilani-
mes & d’esprit si craintif, que faisans plus
de cas de toute petite douleur, que non
pas de tout contentement, quelque grand
qu’il puisse estre, ils ont dit que le som-
meil est un des meilleurs biens & des plus
agreables que la nature ait departi aux
hommes, & à ceste occasion l’ont appelé,
present & don du ciel, attendu qu’il les
rend tous egaux: car puis qu’on ne sent
rien, le pauvre est aussi heureux tandis
qu’il dort, comme le plus riche. Or quant
à moy, je n’approuve aucunement ceste
opinion-la, car si elle estoit vraye, il fau-
droit consequemment inferer, qu’il seroit
trop meilleur d’estre quelque pierre ou un
arbre, qui n’ont point de sentiment, que non
pas beste ou homme. Et puis, il s’ensuyvroit
aussi qu’entre les bestes & les hommes, ce
luy qui dormiroit tousjours, ou la plus-
part du temps, seroit d’autant plus heureux, que
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295305 NEUFIEME.
que les autres, qui est une chose tresfaus-
se, parce que le sommeil nous met en pareil
estat que les morts: ce qu’avans considere
quelques philosophes anciens, ils l’ont ap
pelé le frere de la mort.
JUST. Ce surnom
qu’on luy a donné, ne fait pas pourtant
que ce soit une chose mauvaise. Ne voit-
on pas souvent en deux freres, que l’un se
ra bon & vertueux, & l’autre vitieux &
meschant au possible? Aussi as tu leu quant
& moy, l’histoire d’Esau & de Jacob en la
Bible.
L’AME. Ouy bien, mais celuy qui
l’a appelé frere de la mort, ne l’a point con-
sideré comme frere par generation, mais
par conformité, d’autant qu’il luy symbo-
lise: car tous deux entrerompent le cours
de nos operations: or nostre felicité &
contentement gist en l’action. Et de là
vient que Dieu parce, qu’il se peut tous-
jours entendre soy-mesmes, & non pas à
la fois, & par intervalle seulement, est re-
puté tresheureux. Comme aussi sont ces
intelligences & esprits divins, qui le ser-
vent, parce qu’ils ne sont jamais destour-
bez d’aucun empeschement, & peuvent
tousjours à leur aise contempler Dieu, en
quoy leur condition est trop plus excellente u.i.
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296306 DISCOURS
que la nostre: car encor que nous puissions
en avoir quelque goust & sentiment, en
contemplant une petite portion d’iceluy, si
ne pouvons-nous arrester long temps en un
si heureux estat, d’autant que nous sommes
traversez de beaucoup de choses diverses
qui nous en distrayent, tellement que nostre
partie intellective (d’autant qu’elle n’entend
pas sans cesse, & sans pause, mais tantost
ouy & tantost non) a esté appelee puissance,
mais les autres dont j’ay parlé, parce qu’el
les entendent tousjours & sans interruption,
elles sont nommees intelligences, par le nom
de l’action continuelle.
JUST. Tes rai-
sons sont fort bonnes, mais si ne m’ont-
elles peu persuader encor jusques ici, que
le sommeil ne soit bon. Aussi quand il me
souvient du grand plaisir que je reçois à dor-
mir un sommeil de bon coeur, & qui est de re-
queste, principalement quand je suis un peu
las (ce qui m’avenoit plus souvent en jeu-
nesse que non pas maintenant) je ne me puis
abstenir de detester la vieillesse, qui me l’a
si bien arraché des yeux, que le repos que
je prens, c’est plustost sommeiller en peine,
que non pas dormir pleinement & à souhait.

L’AM. Ha, ha. Vois-tu que tu me confesses de
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297307 NEUFIEME.
de toy-mesmes, que le dormir n’est pas bon
de soy?
JUST. Ho, en quelle maniere cela.
Tu m’as à ce coup entendu au rebours.

L’AM. Mais je t’ay tresbien entendu & a-
droict.
JUST. Et pourquoy donc? L’AM.
Pourautant que les choses lesquelles ne
sont bonnes de leur nature, mais seulement
en consideration d’un autre, ne se doyvent
point appeler bonnes absoluëment, mais
par accident, & pour ceux-la tant seulement
qui en ont besoin. Et le sommeil est de ce
nombre, lequel (comme toy-mesmes as dit
de ton propre mouvement estant un re-
staurement & adoucissement des travaux
& mesaises des animaux, il vient à estre bon
seulement pour eux, & non pas tousjours,
mais quand ils en ont affaire: & si tu estimes
qu’il leur apporte aucune recreation, c’est
à raison de ceste lasseté, laquelle il seroit
trop meilleur ne point avoitavoir du tout, que
apres avoir esté batu d’icelle, s’en sentir sou
lagé. Tout ainsi qu’à ces intelligences di-
vines dont je t’ay parlé, lesquelles n’endu-
rans point de peine en leurs actions, ne
sont consequemment sujettes à se lasser, le
sommeil tourneroit à un tresgrand ennuy
& empeschement, parce qu’il amoindriroit u.ii.
Fac-similé BVH

298308 DISCOURS
leur felicité, & la retrancheroit au moins
pour autant de temps qu’elles seroyent oc-
cupees & retenues de luy: mais à fin que tu
ayes le coeur mieux esclairci de ce poinct,
dis-moy un peu, faut-il mettre le manger &
le boire au nombre des choses bonnes?
JUST.
Qui doute de cela, estant une chose si sin-
guliere & tant requise pour nostre entre-
tien, & sans laquelle nous ne sçaurions sub-
sister & nous maintenir en ceste vie?
L’A.
Et d’où vient donc que tu ne manges, &
que tu ne boy pas tousjours?
JUST. Escou-
te un peu, la belle demande que voici: &
c’est pourautant que quand j’ay pris ma refe
ction à suffisance, mon appetit se perd, & con
sequemment le plaisir que je prens à boire
& manger se passe, tellement que si je vou-
lois continuer d’avantage, le coeur me sou
leveroit, & la viande me pueroit aussi fort,
comme je l’avois trouvé bonne & frian-
de à l’entree de table.
L’AM. Ainsi donc
le manger, le boire, le dormir, & choses
semblables, sont bonnes seulement pour
remedier au defaut de ceux qui en ont ne
cessité. Or avoir faute d’une chose neces-
saire pour la vie de l’homme, ou bien pour
l’aisance & commodité d’icelle, n’est jamais bien,
Fac-similé BVH

299309 NEUFIEME.
bien, & seroit trop meilleur de s’en pou-
voir passer. Et par là peux-tu cognoistre
clairement, que la vieillesse ne t’ayant
point osté le dormir, mais ayant fait seule
ment que tu en as maintenant moins de be-
soin, que tu ne soulois auparavant, c’est
contre toute raison que tu te plains d’el-
le, aussi bien que quand tu te mets à dou-
loir du temps, & des ans qui t’ont conduit
à ce poinct, sot & ingrat que tu es.
JUST.
Et pourquoy ne me plains je du temps a-
vec bonne raison, puis que luy seul est cau-
se de ce que je suis ainsi envieilli?
L’AM.
Premierement, pource que la vieillesse en
soy n’est point pire que les autres aages,
joinct que ce n’est pas le temps qui consu
me les choses comme tu en a opinion.

JUST. Je ne souffriray jamais, que tu me
tiennes ce langage, qu’il est meilleur d’e-
stre vieil & ridé, hargneux & melancoli-
que, que non pas jeune, gaillard, dispost
& deliberé. Aussi certainement si je pou-
vois resigner vingcinq[sic] de mes ans a quel
que moyne inutile, je me reputerois heu-
reux.
L’AME. Quant bien tu serois des
chargé d’une trenteine, pourrois tu jamais
estre autre que Justin le tonnelier comme u.iii.
Fac-similé BVH

300310 DISCOURS
tu es à ceste heure, & si, peut estre, que tu
serois en un aage pleaucoupbeau coup plus dange-
reuse & environnee de plus de soucis & de
travail, que celle où tu te trouves mainte
nant. Mais je ne veux pour ceste heure
entrer plus avant en ce propos, lequel
quand il me plaira, je te feray cognoistre
clairement, estre tresveritable, mesque[sic] je
t’aye premierement enseigné combien
ceste opinion que tu as pris de te plain-
dre du temps, est fausse & sotte, & encore
plus d’avoir regret d’estre envieilli, veu
que naturellement à chacun est mise une
borne pour sa vie, qui ne se peut avancer
ni reculer, & nul ne se doit plaindre des
conditions que porte sa nature,
JUST. Sus,
sus, pousse, dis tout ce que tu voudras, car
puis que je ne dors point, j’auray moins
d’ennuy à attendre le jour, & si jouyray de
ce bien, lequel tu dis revenir de peu dor-
mir.
L’AM. Tu fais encore, Justin, comme
la pluspart des hommes, lesquels ne voyans
au clair, ni sensiblement l’occasion qui
consume & fait aneantir toutes choses com-
me ils voyent la raison de celles qui sont pro-
duites de nouveau, pour n’en sçavoir
parler plus certainement, ils l’attribuent au
Fac-similé BVH

301311 NEUFIEME.
au temps. Et ainsi quand ils voyent envieil-
lir un homme, ou bien que sa memoire
s’accourcit, & que son entendement & sça-
voir diminue, ils disent que c’est le temps
qui lal’a mangé. Semblablement aussi quand
ils voyent quelque bastiment qui a pris
coup, & tombe en decadence, ils disent
qu’il s’en va en ruine par le temps, mais
quand on en edifie un nouveau, ils en
attribuent la structure à l’architecte &
maistre masson. Et puis, quand ils voient
croistre un homme & prendre son pli
complect, ils en assignent la cause sur la
nature. Pareillement aussi, quand ils
voyent qu’il apprend & se fait sçavant
en quelque art, ils disent que c’est son pre
cepteur, qui luy a enseigné ce qu’il sçait.

JUSTIN. Et que veux tu inferer pour ce-
la?
L’AME. Donne moy premierement
le loisir que je te face entendre que c’est
que le temps, & puis tu descouvriras le
fonds de mon intention. Le temps, selon
que j’ay entendu dire plusieurs fois, n’est
autre chose, Justin, qu’une mesure avec la
quelle tous les mouvemens & action que font
les choses corporelles, sont mesurees tout
ainsi que l’aune que tu as là bas en ta bou- u.iiii.
Fac-similé BVH

302312 DISCOURS
tique, te sert pour prendre toutes longueurs
& comme l’aune n’est en soy & à propre-
ment parler, qu’une piece de bois. Et tou-
tesfois intentionnellement, & quand à
la fin & consideration que porte en son
esprit le maistre qui la met en oeuvre, &
entant qu’elle sert pour la mesure des li-
gnes, ou bien des longueurs, c’est une au-
ne. Aussi le temps en soy, & realement, c’est
le mouvement du ciel, & neantmoins en
tant qu’il sert pour mesure de tous les au-
tres mouvemens, il est appelé temps.
JU.
Je t’entens à demi, & si ne t’entens point
au vray, parquoy je veux que tu me decla-
res un peu mieux ce poinct par le menu.

LAML’AM. Sois ententif à m’ouir, & à fin que tu en
sois plus capable, il te faut retenir une ma
xime qui est veritable, c’est qu’on ne peut
compter, ou bien mesurer une chose, laquel
le il est de besoin reduire sous certaine
quantité, de façon qu’on la voye telle &
non plus grande ou plus petite, sinon a-
vec une autre qui soit de mesme sorte: ce
que tu experimentes tous les jours de toy
mesmes, parce que quand tu veux conter
les galoches qui sont en ta boutique, d’au
tant que sont choses divisees & desjoin- tes
Fac-similé BVH

303313 NEUFIEME.
tes tu les comptes par nombres qui sont
aussi distincts & separez. Et d’autre part,
quand tu veux mesurer un ais, d’autant que
c’est une chose unic & continue, tu em-
ployes ton aune pour ce faire, qui est aus-
si toute longue & d’un tenant.
JUSTIN
Cela est tres-vray.
L’AM. Voulans donc
les hommes mesurer les mouvemens di-
vers qui se voyent continuellement en tou-
tes les choses de ce monde, qui sont sujet-
tes à generation & corruption, il leur fut
force de le faire par un autre mouvement.
Et parce qu’en toutes mesures, ceste con-
dition y est necessairement requise, qu’el-
les soyent d’une teneure asseuree sans ja-
mais varier ni changer: tellement que si
ton aune appetissoit par fois, & tantost se
allongeoit, on ne pourroit jamais rien me-
surer à droict par icelle. Les hommes ne
trouvans mouvement aucun en toutes
les choses naturelles qui sont ici bas en
ce pourpris terrestre, qui fut tousjours e-
gal, sans se detraquer, s’ils se tournent vers
les mouvemens celestes, & n’en trouvant
point en iceux un qui fut plus juste & re-
gulier, que celuy de la sphere estoillee, &
laquelle ils ont appelée pour ceste occa-
Fac-similé BVH



304314 DISCOURS
sion, ferme & non errante: ils l’ont pris &
choisi pour mesure de tous les autres
mouvemens, qui se retournent aux cho-
ses mouvantes. Ce que nostre tresdocte
poete Danté, a si excellemment declaré au
vingtieme chapitre de son paradis.
La nature du mouvement, qui pose
Au milieu, & autour, fait tourner toutes choses,
Commence ici, comme de son vray but.

Et peu apres il adjouste,
Son mouvement n’est couppé par un autre,
Mais tous les autres sont mesurez par luy,
Comme est le dix du cinq, & son demi:
Aussi le temps sa racine a planté
Dans ce pivot, & aux autres les branches
Ainsi que t’ay assez manifesté.

JUSTIN. Certainement qu’il escrit fort
bien. Il est vray que nous portons telle af-
fection à nostre Danté, que je crains qu’el
le ne nous le face trouver trop plus beau
qu’il n’est pas.
L’AME. N’en ayes point
de doute, Justin: car je te dis, que ton Dan
té est un des gentils escrivains, au jugement
de plusieurs hommes sçavans, qui se puis-
se trouver en quelque langue que ce soit.

JUST. Si ne voudrois-je point que nous
vinssions à le louër si haut, pour en estre
dereputez, comme nous avons ja esté, pour l’avoir
Fac-similé BVH

305315 NEUFIEME.
l’avoir soustenu contre ce grand person-
nage qui le blasmoit.
L’AME. Et quelle
raison mettent en avant ceux qui nous
reprennent en cest endroit?
JUST. Ils di-
sent que nous devions avoir quelque re-
spect à tant de bonnes parties qui sont en
luy, aussi ne peux tu ignorer, que ce n’ait
esté un des plus excellens hommes que
nostre temps ait porté.
L’AM. Certaine-
ment je recognois qu’il a esté homme re-
commandable en toutes sortes de louan-
ges, & digne d’estre honoré & prisé d’un
chacun, mais s’estant oublié à l’endroit de
Danté, il ne merite non plus qu’on l’espar
gne mesmement entre nous Florentins
qui soustenois nostre citoyen, & un per-
sonnage qui a esté une lumiere de nostre
pays, & qui a espandu & fait voller par tout
le nom Florentin. Et partant, il faudra re-
spondre à ceux qui t’en viendront harse-
ler desormais, ce que dit une fois quel-
qu’un, lequel s’estant defendu quelque
temps contre un chien qui le vouloit mor-
dre, avec la hante d’une pertuisanne, & en
fin le chien luy ayant donné une dentade,
il retourna la poincte, & l’assena du tren-
chant. Et comme le maistre du chien luy
Fac-similé BVH



306316 DISCOURS
remonstroit, compagnon il te devoit bien
suffire de luy donner seulement du man-
che. Il respondit, Aussi ne me devoit-il mor
dre que de la queuë. Mais laissons aller ce
propos, & retournons à nostre discours,
Ceste sphere donc non errante, laquelle on
nomme autrement, Le premier mobile,
pour estre la premiere & principale rai-
son de tous les autres mouvemens, tour-
noyant une fois en vingtquatre heures
toute la terre, fait le jour naturel: & ce
mouvement comme le plus droit & re-
gulier, a esté pris depuis pour mesure de
tous les autres, tellement que de luy, la se-
maine se fait, & des semaines les mois, &
des mois les ans, comme l’on fait des vingt
escus les cent, & des cent les mille, & des
mille les millions.
JUSTIN. Je te prie ar-
reste-toy un peu sur ce poinct, J’ay tous-
jours ouy appeler le jour, cest espace au-
quel le soleil luit sur la terre, en nostre he-
misphere, & non pas vingtquatre heures,
comme tu dis.
L’AM. Il te faut enten-
dre que les jours se divisent en jours na-
turels, & jours artificiels, mais le tour & re
volution de ceste sphere entiere, s’appelle
un jour naturel, qui comprent en soy le jour
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307317 NEUFIEME.
jour & la nnictnuict.
JUST. Voici une chose,
que je n’avois point encore entendu di-
re, & de ma part, je ne croiray jamais, que
quand on parle d’un jour, qu’on y met-
te la nuict aussi.
L’AME. Si est il ainsi
que je t’ay dit, & toutes les fois qu’on par-
le d’un jour, en devis des choses naturel-
les, on entend le jour naturel, & aux arti-
ficielles, le jour artificiel. Dis-moy un peu,
quand tu t’enquiers de ton laboureur,
voyant l’esté suyvant (dont on a ensemen
cé l’hyver) un champ couvert d’espics de
ble tout grené, combien a mis ce grain à
venir & croistre ainsi beau? & il te respond,
Sept ou huit mois, entens-tu par les jours
qui sont enclos en ces mois, ou le jour seu
lement ou bien le jour & la nuict ensem-
ble,
JUSTIN. Le jour & la nuict. L’AM.
Et quand tu luy demandes puis apres,
combien il a employé de jours à semer tant
d’arpens, & il te respond, huit ou quinze
jours, qu’entens-tu pas le jour?
JUST. Le
jour tant seulement.
L’AM. Voila donc
comment tu prens le jour naturel, aux
choses naturelles, & l’artificiel aux choses
artificielles.
JUST. Certainement, mon
ame, tu m’as fait cognoistre à ce coup, ce-
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308318 DISCOURS
la à quoy je n’avois onc pensé. Mais d’où
as-tu appris toutes ces belles choses?
L’A.
De l’experience, ayant demeuré si long
temps avec toy, moyennant aussi la pre-
miere cognoissance que tes sens m’en ont
donné.
JUST. Or bien, j’ay entendu main-
tenant, comment le temps est la mesure
de tous les mouvemens des choses de ce
monde, mais je voudrois volontiers, que
tu m’apprisses quels sont ces mouvemens?

L’AME. Il y a premierement le mouve-
ment local, qui est celuy par lequel les cho-
ses se remuent de lieu en autre, il y a puis
apres le mouvement d’alteration, par le-
quel une chose passee d’une qualité en au
tre, comme seroit de froidure en chaleur,
ou de jeunesse en vieillesse. Il y a aussi le
mouvement de la quantité, par lequel les
choses croissent & apetissent, il y a pour la
fin, la naissance & la mort, qu’on appelle
generation & corruption: mais ces der-
niers sont plustost mutations que non pas
mouvemens, parce qu’elles adviennent
tout à un instant, tellement qu’il semble
qu’on ne les puisse mesurer avec le temps.

JUST. Comment se mesurent tous ces
mouvemens que tu as nommez, par ce- luy
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309319 NEUFIEME.
luy du ciel?
L’AME. Ne le comprens tu
pas clairement de toy-mesme? que veut
dire ceste façon de parleparler, Un tel chemine
si legerement, qu’il fait deux lieues en u-
ne heure, sinon que le mouvement de ce
stuy-ci est egal à la vingtquatrieme par-
tie du mouvement que fait le ciel estoil-
lé à l’entour de la terre? Mais escoute, il te
faut entendre cela, d’egualité de duree, à
sçavoir, que l’un travaille aussi longue-
ment comme l’autre, & non pas de distan
ce & de longueur, d’autant que pour ce
regard, il n’y auroit comme point de com
paraison qui fut sortable. De ceste façon
aussi, l’on mesure combien met un enfant
à croistre en sa juste grandeur, & puis à
s’envieillir ou à retourner de maladie en
convalescence. Et toutes choses qui s’engendres’en-
gendrent
& corrompent, sont sujettes à ces
mouvemens, tellement que sans cesse el-
les se changent, & n’en sçauroit on remar-
quer une qui ne se remue continuellement
de quelqu’une de ces façons. Voici mainte
nant, tu penses bien estre ferme & arresté,
sans te bouger, & neantmoins tu te remues
tousjours de mouvement d’alteration,
parce que tu envieillis incessamment.
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310320 DISCOURS

JUST. Je t’ay tresbien entendu. L’AME.
Et partant dit-on, toutes les choses mor-
telles estre mesurees par le temps, qui est
autant à dire, qu’estre sujettes aux mouve
mens, qui se peuvent mesurer par celuy
du ciel: ce qui n’avient aux choses divines
& immortelles, lesquelles n’estans genera
bles ne corruptibles, d’autant que ce ne
sont point corps, & ne pouvans non
plus se faire de plus petite ou plus grande
quantité, ni se transmuer en aucune ma-
niere, n’estans composez ni assemblez des
principes, qui ayent aucune contrarieté
entr’eux, comme sont les elemens, desquels
toutes les choses naturelles sont faites, tel
lement qu’elles ne se peuvent mesurer
par le temps, comme celles ci. Quant au
mouvement d’un lieu en autre, je ne t’en
parle point, parce que cela convient seu-
lement aux corps, & je sçay que tu as ouy
prescher mille fois, que Dieu & leles Anges
ne sont point en lieu, mais quand l’on dit
qu’ils sont plus en un endroict qu’en un
autre, cela s’entend parce qu’ils demonstrent
leurs operations plus ici qu’ailleurs, mais
non pas qu’ils soyent entourez de la su-
perficie d’un autre corps, qui est propre- ment,
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312321 NEUFIEME.
ment, estre en lieu comme sont toutes
les choses de cest univers.
JUST. Si donc
je me dueil, qu’il m’ait fait de jeune que
j’estois, devenir vieil, d’autant que je suis
corps, pourquoy dis tu que j’ay tort?
L’A.
Parce que le temps, comme temps n’est
rien sinon une certaine cogitation que
nous prenons en nostre esprit, & partant
l’on dit que n’estoit l’entendement hu-
main qui le forma, qu’il n’y auroit point
de temps, encores toutesfois que le mou-
vement du ciel ne laissast pas d’estre & fai
re son cours. Tout ainsi que ton aune, si
tu ne l’employois point pour mesure, elle
ne seroit plus aune, combien qu’elle fut
bois, tellement qu’il s’ensuit, que ceste au-
ne n’est rien sinon en nostre esprit, où nous
la concevons & formons elle, & ne peut
comme aune faire ni bien ni mal.
JUST.
Il en faudroit demander ce qui en est à
mon apprenti: car je luy en ay quelques-
fois donné de bonnes attaintes, & de si lour-
des touches, qu’il ne luy souvenoit de rire
d’une heure apres.
L’AM. Quant à ceste
execution, elle l’a fait comme bois qu’elle
est en verité, & non pas comme aune: aus-
si tout autre bois qui ne sert point de x.i.
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312322 DISCOURS
mesure, en eut bien fait autant. Si tu as
donc quelque occasion de te douloir pour
ton aage, c’est du ciel qu’il te faut plaindre,
lequel avec son mouvement, change &
fait varier toutes choses qui sont encloses
sous luy: & encore ne le sçauroit-on accu-
ser legitimement par raison, parce qu’e-
stant celuy qui engendre toutes choses
par son mouvement, il est aussi la cause de
ton estre: & si bien il semble qu’il soit par
mesme moyen l’occasion de nostre deffi-
nement, cela ne vient de luy principale-
ment, parce que son intention est de mainte-
nir cest univers, mais c’est pour autant
qu’il ne peut fournir d’autre matiere pour
engendrer des choses de nouveau sinon
celle dont vous estes composez, laquelle
sans cesse se va changeant, & muant en di
verses formes, d’où vient que vous envieil-
lissez, & finalement venez à mourir: mais si
ne devons-nous pourtant nous plaindre
de celuy qui nous a fait, parce qu’il est en-
core trop meilleur d’estre creé d’une ma-
tiere corruptible, que de n’estre rien du tout.
Il est bien vray que tu ne peus estre rece-
vable en aucune maniere, d’user de telles
doleances: car combien que tu sois, tribu- taire
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313323 NEUFIEME.
taire à la mort, si es-tu joint avec moy, qui
suis immortelle, de sorte que je te feray
encore un jour passer en l’immortalité,
par la grace toutesfois de celuy qui m’a
creé & mise dans toy, qui sera lors que
tous les corps ressusciteront au grand jour
du jugement. Et ainsi tu vois bien com-
bien tu offenses grievement à te plaindre
du temps, voire peut estre encore plus de
ce que tu es envieilli, d’autant que cest aa-
ge ne doit estre moins prisee que les au-
tres, voire à l’avanture est-ce la meilleure
de toutes.
JUST. Lors diray je bien que
tu auras grand pouvoir, si tu me peux fai-
re croire cela.
L’AM. J’espere qu’il me se-
ra fort aisé d’en venir à bout, pourveu tou
tesfois que tu vueilles prester l’aureille à
la raison, & l’ensuyvre comme tu dois.
Mais pource que le jour apparoist desja
grand, leve-toy & t’en va travailler à l’or-
dinaire, & quelque autresfois que je te ver
ray bien disposé pour discourir de ces cho
ses, je te tiendray la promesse que je te viens
de faire.
x ii.

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314324


DISCOURS X.


ENTREPARLEURS,

Justin & son Ame.

L’AME.


JUSTIN, ho Justin, esveille-
toy, car il est bien desormais
temps, & ne te faut ja pleindre
ce matin que la vieillesse t’ait
rompu ou diverti ton sommeil: car tu as
dormi ceste nuict aussi profondement,
sans en rien perdre, comme quand tu e-
stois au berceau.
JUST. Tu dis vray, mon
ame: aussi y prenois-je tel deduit, qu’il
m’est avis proprement que je ne fais qu’en-
trer dans le lict. Mais que veut dire cela,
que j’ay ainsi mieux dormi que de coustu
me? Et je te prie dis-m’en la raison si tu la
sçais.
L’AME. Si je te respondois que
c’est la disposition du ciel, laquelle peut
estre, se trouve maintenant en un estat
fort propre, & accommodé à la tem-
perature de ta complexion, tu me pour-
rois replicquer, que c’est là l’ordinaire
response que sçavent rendre les igno-
rans, lesquels n’entendans point les cau- ses
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315325 DIXIEME.
ses particulieres de la nature & disposi-
tion des choses, ils ameinent tousjours en
jeu, les generales qui ne peuvent men-
tir, satisfaisans à toute demande qui leur
est faite, avec ce mot commun, parce que
Dieu & le ciel le veulent ainsi. Mais pour
descendre à la raison plus prochaine, &
particuliere, qui est celle qui appaise no-
stre desir, & nous contente pleinement:
je te dis que le sobre repas que tu pris hier
au soir, ayant à demi trompé ton appe-
tit, en est cause, car par ce moyen la cha-
leur naturelle & vitale, n’estant surmon-
tee de la quantité de viande qu’elle avoit
à cuire, tu n’as esté en rien charge ni tra-
vaillé de l’estomach, & chacune puissan-
ce a peu faire librement & à son aise son
office. Tellement que si tu n’as point si
bonne nuict les autresfois, c’est ton excez
& indisposition qui en est cause, & non
point l’aage, laquelle comme je t’ay dit,
ne merite non plus d’estre descriee, &
mal vouluë, que les autres que tu as passé
ci devant.
JUS. Tu me voudras tantost
faire entendre à t’ouir, que la vieillesse qui
est une reserve de tous maux & fasche-
ries, soit quelque bonne chose, & à souhait- x.iii
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316326 DISCOURS
ter.
L’AM. Je ne te veux rien faire croi-
re à fausses enseignes, mais j’ay envie seu-
lement de te faire cognoistre la pure veri-
té, chose comme je pense, dont je pour-
ray aisément venir à bout ce matin, que
ayant tout bien reposé, tu es d’autant
plus capable d’entendre raison, que non
pas quand par quelque accident tu as le
sang alteré, les humeurs distemperees,
& les esprits pertroublez & en desordre.

JUST. Certainement je t’escouteray tres-
volontiers, car je sçay bien qu’on apprend
tousjours quelque chose à ouir discourir
& disputer toute opinion, tant fausse soit-
elle. Mais bien te veux-je prier que tu n’en-
suyves point ceux-la, qui n’ont autre
but, ni ne visent à autre fin en leur di-
spute, sinon de persuader seulement soit
à tort, soit à droict, & se servent eshonté-
ment de toutes raisons, & employent tou
tes sortes de conjectures, encores qu’elles
soyent menteuses, pourveu qu’elles ayent
quelque peu de vraye semblance, & qu’ils
pensent par ce moyen pouvoir obtenir ce
qu’ils cerchent.
L’AME. N’ayes point
doute de cela, car je commettrois une trop
grande offence en ce faisant: & puis sur qui
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317327 DIXIEME.
qui tomberoit ceste tromperie sinon sur
moy-mesmes, estant de si pres unie avec
toy, qu’il me faut courir mesme fortune, &
participer à tout le bien & mal qui te sçau-
roit avenir.
JUST. Je te prie donc de fai
re ton devoir, car aussi où tu me vou-
drois donner la baye, je te sçauroye bien
rendre ton change en mesme monnoye,
& te jouërois un tel tour, que fit un bon
compagnon, à ce beau pere segretain de
la Nunciade. Car voulant achetter une i-
mage de cire, pour l’offrir en veu à ceste
nostre dame, & le frere finet luy ayant dit,
Il ne te faut que prendre une de celles que
tu vois pendues par ceste eglise, & don-
ner au tronc l’argent qu’elle te cousteroit
à achetter, & de ce pas luy ayant baillé en
main une fourchette, il l’enhorta de tou-
cher celle qu’il voudroit: car, disoit il, tu
gagneras tout tel merite, comme si tu en
avois offert une nouvelle sur l’autel. Ce
qu’ayant fait ce galland, il tendit le baton
au moyne, & luy dit, Frater, touchez à vo-
stre tour ma bourse ou je tiens mon ar-
gent, & faites estat qu’avez receu les de-
niers qui sont dedans: & ainsi ce fut à qui
tromperoit son compagnon, & comme x.iiii.
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318328 DISCOURS
l’on dit, A mau chat mau rat.
L’AM. Ju-
stin, mettons à part toutes ces mocque-
ries, je te dis certainement, que je te feray
voir à l’oeil que la vieillesse ne merite point
d’estre appelee la pire & la plus fascheuse
aage de toutes les autres. Et à fin que tu
le puisse mieux comprendre, regarde
aux defauts qu’elle peut avoir, ou pour
mieux dire, dont les hommes la vitupe-
rent ordinairement, & je te monstreray
puis apres, combien & toy & les autres
vous trompez lourdement, parce que de
ma part, n’avouant & ne recognissant[sic] au-
cune imperfection en elle, je ne sçay de
quoy je la doyve defendre. Et puis, quand
je l’auray purgé des accusations, qu’on luy
met à sus, je te deschiffreray par le menu
ses louanges, tellement que j’ay ce ferme e-
spoir de gagner finalement ce poinct sur
toy, que ce ne te sera moindre plaisir d’estre
vieil, que ç’a esté autresfois d’estre jeune.

JUSTIN. Et bien, pour entrer en matiere,
quand elle ne seroit cause d’autre mal, si-
non que nous-autres pauvres vieillars, ne
sommes pas seulement rejettez & fuis,
mais qui est le pis, brocardez & raillez de
un chacun, te semble-il pas que la vieillesse soit
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319329 DIXIEME.
soit une tres-mauvaise chose?
L’A. Ouy
bien si cest inconvenient que tu as alle-
gué, naissoit d’elle droictement, mais si tu
veux esclairer de pres ceux qui reçoyvent
ce rebut, tu verras qu’il ne procede point
de la vieillesse, mais d’eux mesmes, car
ayans esté peu soucieux de leur honneur
par le passe, pour s’abandonner aux exe-
cutions volontaires de la chair, ils se sont
fait ce tort, qu’on ne leur porte pas tel re-
spect & reverence qu’il conviendroit bien:
tellement que si ils sont en petite reputa-
tion envers les autres, qu’ils s’en mordent
les doigts, & en imputent la faute à leur
vie desordonnee, & non à l’aage qui en
est innocente. Ainsi, si tu n’as gardé quel-
que meilleure raison pour la replique, ce
ste-ci ne vaut du tout rien, ains descouvre
plustost quel a esté le gouvernement de
ces gales-bontemps, qu’elle n’apporte blas-
me aucun à la vieillesse.
JUSTIN. Ici en
fournirois que trop, mais puis que je voy
que je n’auray jamais aucune raison de
toy, j’aime mieux me taire, & te le don
ner gagné, & si veux me commander jus-
ques la s’il est possible, que de croire en
ton dire, parce que si cela avoit lieu, je
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320330 DISCOURS
n’en tirerois pas petit plaisir. Car il n’y a
point plus doux passe-temps en ce mon-
de, que de se tromper par fois, & se persua
der qu’on est bien sage, ou quelque beau
fils, & telles autres folies de ceste sorte. Et
te veux bien dire, que celuy qui est une
fois touché de cest honneur gaye, il jouit
de l’heur de ce monde, sans souci ni fasche-
rie aucune.
L’AME. Je t’accorde que les
fols jouissent de ce privilege.
JUST. Mais
aussi on ne sçauroit avoir bon temps au-
trement. Ne te souvient-il point de ce me
decin de Florence, qui courut les rues quel
que temps, & depuis estant retourné en
son bon sens, fut requis par une femme
qu’il luy pleust de guerir son fils, qui te-
noit un peu trop de l’event, comme il a-
voit fait soy-mesmes. Il luy respondit, Bon-
ne-femme, je n’en feray rien, parce que je
penserois luy faire trop grand outrage:
car quant à moy, il me semble que je n’eus
jamais meilleur temps qu’adonc.
L’AM.
Laisse aller tous ces propos folastres, qui
sieent mal à ton grave naturel, & encores
plus à ton aage, & puis que tu n’as plus de-
liberé de dire mot, au moins donne-toy la
patience de m’escouter (car je ne veux fail lir
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321331 DIXIEME.
lir à la promesse que je t’ay fait.
JUST.
Je te donneray volontiers audience, car
en tout evenement, nous sommes enco-
res si loin du jour, qu’il me faudroit de-
meurer oisif à resver, & ne ferois que me
ennuyer.
L’AM. Justin, j’ay plusieurs fois
consideré en moy-mesmes, que tous les
blasmes dont les hommes de sens rassis,
ont coustume de charger la vieillesse (car
tu sçais que nous conversons souvent a-
vec des vieilles personnes, comme l’on
est aise de se retrouver en compagnie pa-
reille) ils se peuvent reduire à quatre rai-
sons, qui sont les principales de toutes, &
pour lesquelles la vieillesse est estimee
griefve, & ennuyeuse d’un chacun.
JUST.
Et quelles sont-ce?
L’AME. La premie-
re est, qu’elle fait les hommes inhabiles
au maniement des affaires, la seconde qu’el
le rend les corps infirmes & sujets à tou-
tes maladies, la troisieme, qu’elle les pri-
ve entierement de tous les plaisirs, la
quatrieme, qu’elle est proche voisine de
la mort.
JUSTIN. Et bien donc à ton a-
vis, est ce à tort qu’on l’acuse?
L’AME.
Ouy certainement, & à fin de te faire
cognoistre tout d’une main, & la ve-
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322332 DISCOURS
rité, & leur abus, examinons diligemment
leur opinion, & commençans à la premiere
qu’ils mettent en avant, dis-moy un peu,
quels sont ces affaires, ausquels l’homme de
vient moins propre par vieillesse?
JU. Com-
ment quels ils sont? tous entierement.
L’A. Il
ne te faut pas generaliser ainsi, car tu fau-
drois trop lourdement, mais veux-tu sça-
voir lesquels? ce sont tant seulement ceux
où la force est requise, & l’exploict de tels
affaires appartient mieux aux bestes que non
pas aux hommes, la pluspart desquelles a e-
sté douee par la nature de plus grande force
pour nostre service, à fin qu’ils nous rele-
vent des peines, dont nous pouvons bien pas
ser. Et l’esprit nous a esté donné en parta-
ge, à fin de les sçavoir employer à cest ef-
fect. Tellement que si tu consideres bien,
tu verras que la plus grande partie des o-
perations qui ont besoin de grande force
sont choses servilles, & que les hommes sa
ges mettent en oeuvre les animaux pour
en venir à bout. Mais les choses grandes,
& qui sont d’importance, ne s’executent
point avec la force, ains par bon conseil
& prudence, dont la vieillesse abonde sur
toutes les autres aages.
JUST. Et où lais ses
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323333 DIXIEME.
ses-tu derriere l’art militaire? es tu d’opi-
nion qu’elle se puisse exercer sans force?

L’AME. Non pas, mais aussi faut il que tu
m’accordes ce poinct, que le conseil & la
prudence y sont trop plus utiles, que non
pas les forces.
JUSTIN. Et à qui jamais
as tu ouy tenir tels propos, qu’où il est de
besoin mener à chef quelque entrepri-
se d’execution, ceux y servent d’avanta-
ge, qui se reposent les mains pendues à la
ceinture, que non pas ceux qui les des-
ployent & les remuent à bon escient?
L’A.
A tous ceux lesquels ont tant de cognois-
sance, ou bien sont devenus si sages par
l’experience des choses, qu’ils sçavent ce
qui se voit clairement qu’il est beaucoup
plus difficile de sçavoir bien commander
& ordonner, que non pas de bien faire &
d’obeir. Parce que si ton opinion avoit
lieu, il s’ensuyvroyt, qu’en une navire la
chiorme qui tire la rame, ou bien celuy
qui abaisse, plie, & tend les voiles, seroit
plus necessaire, que non pas le nocher
qui la gouverne, parce que ceux-la met
tent la main à la besongne, & cestuy-ci se
tient assis en la pouppe, & ne fait que com-
mander.
JUST. Et que pourroit faire ce-
Fac-similé BVH



324334 DISCOURS
luy qui commande, s’il n’avoit personne
pour luy obeir?
L’AME. Il commettroit
beaucoup moins de faute, & seroit en
moindre danger de se destourner de la
droite route, & donner costier à travers
quelque banc ou escueil, que ne feroyent
les matelots s’ils n’avoyent point de py-
lotte pour les conduire. Et à ce propos si
tu veux bien considerer, tu verras peu de
citez qui se maintiennent en un estat heu
reux & fleurissant, si elles ne sont regies par
des vieils magistrats. Parce qu’encores
que les jeunes viennent quelquesfois à l’a-
grandir, & estendre & augmenter ses limi-
tes, ils ne sçavent puis apres retenir ni gar
der, ce qu’ils ont gagné. Aussi en verité les
jeunes gens, sont fort faciles à estre trans-
portez par les volontez desordonnees, les-
quelles produisent quasi de semblables
effects en eux, que fait une soif ardente que
un malade a coustume de sentir en un
grand accez de fievre, tellement qu’ils se
laissent aisément surmonter à l’amour, à la
colere, à beaucoup d’autres passions dont
tel aage est ordinairement accompagnee. Ils
sont outre cela si ambitieux & tant affa-
mez d’honneur, que souventesfois ils se mettent
Fac-similé BVH

325335 DIXIEME.
mettent à dresser, & poursuyvre inconsi-
derément des entreprises si difficiles & pe
rilleuses, qu’ils n’en rapportent pas moins
de dommage que de honte. Et la pire im-
perfection qu’ils ayent encore, c’est qu’ils
sont fort cruels & grans carnassiers, qu’ils
mettent & appuyent leur esperance sur
chose legere, qu’ils tiennent peu de com-
pte de leur bien, & le mesnagent tresmal:
& pour le comble de leur indiscretion, ils
communiquent & divulguent leurs se-
crets à un chacun, tellement qu’il est fort
aisé de les tromper. Ce qui n’avient point aux
vieillars, lesquels pour la grande experience
qu’ils ont, & pour s’estre trouvez souvent
deceus des choses de ce monde, ils ne se jet
tent ainsi temerairement aux dangers, ne
descouvrent facilement ce qu’ils portent
sur le coeur, croyent peu, & esperent enco
res moins. Et puis, d’autant qu’ils ont ap-
pris combien ilsil couste à amasser du bien,
ils n’en font pas degast follement comme
les jeunes gens, mais ils le serrent & en
font provision, à fin d’en estre fournis
pour la necessité, & aussi pour aider à
ceux qu’ils verront en avoir besoin
JUST.
C’est bien dit, & ainsi par ton propos mes
Fac-similé BVH



326336 DISCOURS
me, ils deviennent pour la pluspart ta-
quins & avaritieux, s’eslongnans le plus
qu’ils peuvent de toute liberalité, qui est
neantmoins la partie la plus requise, &
plus profitable à l’homme, qu’autre que
on puisse dire, & sur tout à ceux qui ont
superiorité, & le gouvernement sur au-
truy, parce qu’elle les fait servir d’ami-
tié & de franc coeur, & nul n’ignore com-
bien le regne qui se conduit par amour,
est bien plus seur & de plus grande durée
que celuy qui se manie par force.
L’AM.
Ce que tu estimes estre liberalité aux jeu-
nes gens, est le plus souvent vraye prodi-
galité, parce qu’ils donnent à toutes mains,
& sans aucun esgard, à ceux qui les louent
& flattent, ou bien qui sont ministres &
compagnons de leur delices & voluptez,
au lieu que les vieillars pour estre mieux
avisez, & cognoistre mieux le train des
choses, sçavent plus sagement compasser
leurleurs deniers par mesure, donnans à qui il
appartient ce qui suffit, & quand il est de
besoin. Tellement que tu vois tant clair
maintenant, si tu ne veux faire le borgne,
combien tu mesprenois grandement, à di-
re que la vieillesse rend les hommes moins capables
Fac-similé BVH

327337 DIXIEME.
capables du gouvernement des affaires,
veu qu’elle les fait plus expers & plus pru
dens, qui sont les deux vertus, comme je
t’ay dit ci dessus, par l’entremuse[sic] desquel-
les les choses grandes & de consequence
se parachevent.
JUST. Or sus, quand bien
il sera ainsi comme tu dis: car en verite je
ne le veux point nier tout à faict d’autant
que de porter peine, & endurcir son corps
au travail, est plustost le propre des bestes,
& discourir & conseiller celuy des hom-
mes, mais quand je t’auray alloué cela,
nieras-tu que la vieillesse ameine à sa suit-
te tant de maladies, & qu’elle casse & affoi
blit tellement le corps de l’homme, qu’on
la doit fuir & s’en reculer le plus loin que
on pourra, & qu’elle merite d’estre mau-
dite en la bouche d’un chacun?
L’AM. Et
dis moy, toutes les autres aages, que tu es-
pargnes tant, ne nous endommagent el-
les pas autant, ou plus encore que celle-
ci comme il soit ainsi que les maladies,
que l’enfance, & la jeunesse nous susci-
tent, sont beaucoup plus dangereuses &
mortelles, d’autant qu’elles sont plus su-
bites, & font leur effort tout d’un coup,
& sont plus aigues & pressantes, à cause y.i.
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328338 DISCOURS
de la vivacité des humeurs & du sang,
lesquels ordinairement ont plus grande
force & vigueur en une jeune personne
que non pas en une vieille.
JUST. Et com
ment me prouveras-tu ce faict?
L’AME.
Il n’est ja besoin que je m’en donne pei-
ne, veu que l’experience t’en peut faire
sage. Ne vois-tu pas combien il meurt
plus d’enfans que de jeunes garçons, &
comme il s’en sauve peu qui puissent arri-
ver jusques en vieillesse?
JUSTIN. Cer-
tainement tu es bien fondee en ce poinct,
car je croy que de tous ceux qui naissent,
il n’y en a pas deux sur un cent qui attai-
gnent l’an cinquantieme de leur aage.
L’A.
Et d’où veux-tu que vienne ce deschet, si
non pourautant que ces aages premiers
sont sujets à des maladies bien plus pe-
rilleuses, que n’est pas la vieillesse.
JUST.
Je ne sçay, mais je voy que si d’un costé
beaucoup de jeunes hommes sont em-
portez, quant aux vieillars, la mort fait
tout uni, il n’en demeure pas un.
L’AM.
Vrayement tu m’apprens quelque grand
secret: faut-il pas qu’un chacun coule à
la fin où toutes creatures tendent, quel-
que respit qu’on puisse avoir?
JUSTIN. Or
Fac-similé BVH

329339 DIXIEME.
Or sus, je te veux accorder que la vieilles-
se n’est point plus encline à toutes ces
grandes maladies, qui ne menassent que
de la mort, que seroit pas une des autres
aages: mais au reste, que veux tu dire,
pour le regard de certaines toux fascheu-
ses, d’un tas de caterres importuns, de ces
entreprises & apoplexies mortelles, de
ces gravelles douloureuses, de ces gou-
tes incurables que les jeunes gens n’ont
point essayé, & dont la vieillesse est si fer-
tile & abonte?
L’AME. Je te respondray,
que tous ces maux proviennent plus de
leur intemperance, ayans trop entrepris
sur leur santé, que non pas de leur grand
aage.
JUST. Comment cela? L’AM. Si
tu espluches bien la vie de tels vieillars
langoureux qui trainent l’aile, ou bien celle
qu’ils ont mené par le passé, ou celle que
ils continuent encores aujourd’huy, tu
pourras de toy-mesmes en ceci discer-
ner le faux du vray, parce que tu trouve-
ras en fin de compte, que ce sont person-
nes, lesquelles ou ne mesurans point leur
aage, & sans considerer combien leur
vertu & chaleur naturelle est descheue, y.ii.
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330340 DISCOURS
ils boyvent & mangent aussi excessive-
ment qu’en leur jeunesse, voire peut estre
encore d’avantage, tellement que leur na
ture ne pouvant plus (pour la raison que
j’ay dit) faire bonne & saine digestion, elle
leur engendre ces superfluitez & excre-
mens, qui causent puis apres toutes ces
maladies & inconveniens que tu as nom-
mé. Ou bien vrayement ils auront fait
tant d’exces, & de desbauchentdesbauches, estans
jeunes, qu’ils auront planté en leurs corps,
la semence de tous ces maux, laquelle
s’estant pourrie, & ayant couvé par quel-
que temps, elle vient puis apres en leur
vieillesse, à germer & à fortifier, lors qu’ils
sont plus rompus, & debiles. Mais un vieil
lard que consideroitqui considereroit sagement quelle a
esté sa complexion, & combien il l’a eu
forte & entiere, & veulut[sic] vivre de rei-
gle selon sa portee, beuvant & mangeant
seulement autant qu’il faut pour restau-
rer sa vertu, sans l’estouffer & charger
outre raison, il vivroit bien plus sain que
ne fait un jeune homme. Es tu sçais que
je t’ay plusieurs fois enseigné les moyens
qu’il te faut tenir à ceste fin.
JUSTIN. A ton
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331341 DIXIEME.
A ton compte, si un vieillard se veut main
tenir en santé, il faut qu’il soit si retenu
& reservé, & qu’il se garde de tant de
choses, qu’il se frustrera entierement
de tous ses plaisirs & contentemens qu’il
souloit prendre. Et ainsi tu vois, que cest
autre blasme dont on charge la vieil-
lesse, à sçavoir qu’elle prive l’homme de
tout deduit, ne luy est point donné à tort.

L’A. Tout beau, sans nous haster: aussi ne
me prens tu à descouvert pour ce coup.
Ne te souvient-il point, que je t’ay dit hier,
que le manger & le boire, & autres cho-
ses semblables qui sont fondees sur quel-
que necessité, ne sont point plaisirs, sinon
autant que l’homme en a besoin, & que
depuis que l’appetit est rassasié, on se fas-
cheroit d’en prendre d’avantage?
JUST.
Et bien, quand ceux ci ne seront vrais plai-
sirs, il y en a tant d’autres, dont elle nous
despouille, qu’on la peut hardiment accu
ser & avec raison.
L’AM. Au contraire,
elle merite d’estre louee grandement, par-
ce que si tu veux y prendre garde de pres,
elle nous retire tant seulement de ceux-la
qui ne sont supportables en pas un aage.

JUSTIN. Je ne te lairray passer cest article y.ii.
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332342 DISCOURS
sans contredict, aussi un homme qui n’ose
se donner aucun plaisir en ce monde, on
diroit qu’il n’y vit qu’à louage, tant il est
malotru, & autant vaudroit quasi qu’il n’y
fut point.
L’AM. Ouy bien, mais qu’en-
tens-tu par ce mot de Plaisir?
JUST. J’en-
tens tous les esbats & deduits qu’on peut
cueillir aux choses de ce monde, ne le sçais
tu pas bien? à t’ouir, il sembleroit propre-
ment que tu ne fusses esclose que d’hyer
au soir. Si est-ce qu’il y aura tantost plus-
ieurs ans que nous sommesommes entrez ensem
ble en compagnie.
L’AME. Veux-tu en-
tendre ces plaisirs qu’on reçoit au boi-
re & au manger, à vacquer au jeu d’a-
mourettes, & à crouppir en oisiveté, se
entretenant de vaines & lascives pen-
sees, qu’elle engendre ordinairement?

JUS. Et desquels autres plaisirs donc pen-
ses-tu que je vueille parler? sera-ce de ceux
qui reviennent par jeusner à feu & à sang,
comme l’on dit, ou pour travailler à ou-
trance, ou bien, pour se deschirer tout le
corps à force de discipline, comme font
un tas d’hypocrites escervelez & acaria-
stres.
L’AM. Tu faux lourdement: aussi te
dis-je au contraire, que la nature n’a point donné
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333343 DIXIEME.
donné aux hommes (comme disoit Archi
tas le Tarentin) un plus dangereux & mor-
tel poison que la volupté, & les delices
corporelles.
JUST. Tu dis, peut estre, ce-
la parce que tu n’es pas de moictie avec
moy en icelles, & n’y prens qu’une bien
petite portion.
L’AM. Mais pource que
la, verité est telle, aussi dis-moy, je te prie,
d’où sortent pour la pluspart, les trahisons
& revoltemens contre sa patrie, les rui-
nes & desolations des citez, les querelles
& inimitiez mortelles entre les hommes,
les volleries & pillages de biens, les adul-
teres, les homicides, & toute autre espece
de meschanceté, sinon de la volupté &
des delices, qui aveuglent tellement les
personnes par leur mignardises & faux al
lechemens dont ils les enchantent, qu’en
les mettans à nud de toute raison, ils les
transforment peu s’en faut en vrayes be-
stes & pecores insensees.
JUSTIN. Es-
coute, la raison ne les finit & crain pas
tant, comme tuerie.
L’AME. Mais el-
le n’a point de plus grand ennemi, ne qui
luy soit plus contraire que la volupté, la-
quelle a esté à bon droict appelee par les
sages l’appast & l’avance de tout mal, par y.iiii.
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334344 DISCOURS
ce que là où dominent les sens, la raison
n’a point de lieu, & où la paillardise regne,
la temperance ne peut demeurer. Et brief,
on ne sçauroit trouver un seul brin de ver
tu en tous ceux-la qui se sont exposez en
proye à la gourmandise, au vin, au dormir,
ou à ces oisivetez, desquelles sourdent
mille pensees vaines & inutiles, qui nous
tiennent le visage pendant & attaché
contre terre à la façon des autres animaux
qui manquent en raison. Te semble-il
donc qu’il faille blasmer la vieillesse, si el-
le nous sert de sauve-garde contre nos plus
grans ennemis, leur ostant les forces, avec
lesquelles elles nous peuvent offencer.

JUST. Non pas si elle estoit telle au vray,
comme tu nous l’as depeinte. Mais je te
prie, comment est fait un homme, qui ne
gouste & ne reçoit plus de plaisir en ce
monde, n’est-il pas tout tel qu’une souche
de bois mort, qui ne porte plus ni fruict,
ni fueille verte, & est sans vie & sentiment?

L’AM. Ouy bien, mais la vieillesse ne nous
seure pas entierement de tous plaisirs, ains
de ceux-la seulement que nous avons
en commun avec les autres animaux.
JU.
Et quels sont ces autres qui leur restent?
L’AM.
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335345 DIXIEME.
L’AM. Tous ceux qui convienent propre-
ment à l’homme, & que la raison leur per
met, comme sont principalement tous
les desduits qui se tirent des operations, les
quelles naissent en l’homme de la partie di-
vine qu’il a en soy.
JU. Specifie les un peu
plus clairement.
L’AM. Toutes les con-
templations & discours, & puis tous exer-
cices vertueux & louables.
JUST. Vraye-
ment s’il me faloit acoller un joug si ru-
de, que d’estre tousjours occupé apres toy
en ces spiritualitez, je ne le porterois gue-
res loin sans le secouer, & gagner les champs.
Car tu sçais bien, qu’estans charnels, na-
ture qui est en nous forte, ne peut qu’elle
ne s’acquitte aucunesfois, & que je desire
avoir en ma part quelque heure de passe-
temps le jour.
LAML’AM. Je ne veux te refu-
ser cela, par tel si toutesfois que tu ne pas-
ses point les bornes de la raison. Voire je
te veux dire d’avantage, que le plaisir que
on reçoit au boire & au manger, & à se re
trouver en compagnie d’amis privez, pour
deviser & en compter ensemble, est beau-
coup plus grand & plus aggreable en vieil-
lesse, qu’aux autres aages.
JUST. Et pour
quelle raison cela?
L’AM. Parce que les
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336346 DISCOURS
vieilles gens, ayans l’appetit plus reiglé, ils
prennent aussi leur repas plus moderé-
ment, sans s’enyvrer ou s’eschauffer outre
mesure, & alterer l’esprit en quelqu’autre
sorte, comme font les jeunes (qui ont une
faim allouvie, & les volontez desordon-
nees) pourveu toutesfois qu’ils ne se soyent
point formé quelque mauvaise habitu-
de en leur jeune aage. En apres, sçachans
mieux discourir & de plus de choses, à rai-
son du temps & de l’experience qu’ils ont
acquis, ils jouissent plus gayement de leurs
amis, & reçoyvent plus de douceur & de
plaisirs de leur presence & compagnie,
que ne font pas les jeunes d’autant qu’ils
sont honnorez de leurs pareils, & reverez
par leurs inferieurs, chose qui ne leur ap-
porte pas petit contentement.
JUSTIN.
Je te diray, s’ils ont veu plus de choses me-
morables, aussi s’en souviennent-ils moins,
d’autant qu’en cest aage, la memoire se
perd & diminue bien fort.
L’AM. Ouy
bien à ceux qui ne l’exercent point, qui
est un vice de mauvaise coustume & non
de l’aage, comme encore de ce que beau-
coup d’entr’eux sont fort desgoutez, de
nature melancholique & fascheuse, fan- tastiques
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337347 DIXIEME.
tastiques & souspeçonneux par la teste, &
flegmatiques par le milieu, outre cela ava
ricieux, miserables, louans sans cesse le temps
passé, grans vanteurs d’eux-mesmes au
mespris des autres, & sujets à telles autres
imperfections. Mais quand bien je t’ac-
corderay que la memoire perd quelque
peu de sa vigueur, tu ne dis pas aussi que
l’esprit & le jugement croissent, & se soli-
dent à l’equivallant, & lesquels fournissent
largement en son lieu d’autres bons fruicts,
desquels les vieillars tirent plus de plaisir,
que ne font les jeunes à escrimer à toutes
sortes d’armes, à picquer, volter, adextrer,
donner carriere, & dompter leurs chevaux,
à eslancer le cerf, enferrer le sanglier, cou-
rir le lievre, voler l’oiseau, à baller, danser,
voltiger, faire l’amour, & tous autres esbats
dont la jeunesse se delecte ordinairement.
Quant aux plaisirs de Venus, je ne t’en
veux rien dire, sinon qu’il n’y a chose au-
cune qui face plus oublier les personnes,
& commettre de plus lourdes fautes que
ceux-la. Mais il te faut aussi retenir, Justin,
que ces bonnes parties que je t’ay conté, ne
se trouvent pas en tous les vieillars, mais
seulement en ceux qui se sont gouvernez
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338348 DISCOURS
si sagement aux autres aages, que la repu-
tation & les ans sont creus en eux egale-
ment.
JUST. Et qui sont ces tant sages
vieillars, dis-le-moy un peu?
L’A. La plus
grand part d’iceux. Penserois-tu qu’ils fus-
sent aussi rares à trouver comme des cor-
beaux blancs, ou de la neige noire? Et de
faict, quiconque vit en chacune de ses aa-
ges par honneur, & sinon du tout au moins
en partie selon la raison (d’autant qu’il
n’est possible que celuy qui est homme,
ne soit sujet à brocher & faire quelque
faux pas) pourveu que telles fautes soyent
supportables, & trouvent excuse envers
la pluspart des hommes. L’aage survenant
leur acquiert puis apres tant d’authorité
& de reputation, qu’il est honoré d’un cha-
cun, & luy cede & defere-l’on les premiers
lieux en toutes les compagnies où il se
trouve pour traitter d’affaires. Adjouste
maintenant à ceci, la souvenance d’avoir
vescu honnestement & en homme de bien,
qui vaut plus que tous les plaisirs & tous
les esbats, qui soyent en pas une des autres
aages.
JUSTIN. Or sus, je veux approu-
ver ton opinion en ceci, parce que je sçay
encores l’aise que j’ay receu quelquesfois, me
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339349 DIXIEME.
me voyant reverer de plusieurs qui fai-
soyent honneur à ma vieillesse. Mais à la
queue gist le venin. Que diras tu de la der
niere qui importe plus que toutes les au-
tres?
L’AM. Et quelle. JUST. C est que
nous sommes proches voisins de la mort.

L’AME. Il est vray que la fin & la bor-
ne ou la vieillesse abouttit, c’est la mort:
ce qui n’advient pas naturellement aux
autres aages, parce que de l’adolescen-
ce, on entre en la jeunesse, & de là on
passe en l’aage viril & complect, & fi-
nalement on devient vieil. Ce neant-
moins il n’y en a pas un qui se puisse pro
mettre en quelque aage que ce soit, de vi
vre asseurement un seul jour, voire il y en
a plus (comme je t’ay dit ci devant) qui meu
rent & defaillent ou à l’entree ou au mi
lieu de leur course, que de ceux qui par-
viennent jusques au bout de la lice de ceste
penible carriere, pour 1 infinité des dan
gers traverses & hazars que porte ceste vie.

JUSTIN. Ainsi par ton propos mesme, un
vieillard est certain de mourir & bientost,
où un jeune homme peut esperer pour le
moins de devenir vieil.
L’AM. Et bien, le
vieillard possede desja le bien, auquel le
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340350 DISCOURS
jeune aspire encore.
JUST. Voire, mais
que sert-il d’avoir vescu puisque le temps
passé n’est plus?
L’AM. Tout autant que
d’attendre ce qui est à venir. Mais que peu-
vent importer quinze ou vingt ans d’a-
vantage, puis qu’en toute sorte il faut mou
rir, n’estant en rien de plus avancé, pour
le temps qu’on a despendu, sinon en cela
qu’on a acquis par le moyen de la vertu.

JUST. Comment donc, fais tu si bon mar
ché des ans? vrayement mon ame tu mon-
tres bien que tu as peu gousté, combien
le vivre est doux & plaisant.
L’AM. C’est
toy-mesmes, qui donnes à cognoistre par
ton propos, que tu l’as gousté peu nette-
ment, car si tu avois pesé justement tous
les accidens qui surviennent en chacune
aage, tu verrois aisément combien les cho-
ses fascheuses trebuschent & emportent
haut en la balance celles de plaisir. Et
puis aussi il faut combatre contre tant de
heurs & d’empeschemens, que ma vie a
esté à bon droict une guerre continuel-
le. Mais, Justin, passons encore plus ou-
tre, Si la mort est à craindre, c’est tant seu-
lement à ceux qui pensent en mourant perdre
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341351 DIXIEME.
perdre cest entierement estre, que toute
creature aime & desire sur toutes choses,
ou bien à ceux-la qui doutent de passer en
un estat pire que le leur. Or nulle de ces
deux opinions te doit entrer au cerveau,
veu que tu es Chrestien.
JUST. Et quelle
asseurance ay-je, de ne perdre point tout
à faict, ce doux estre, quand nous mour-
rons?
L’AME. Nulle quand à toy, &
ne le peux croire autrement, estant na-
turellement sujet à la mort, & voyant
que toutes les autres choses qui sont
de pareille matiere comme toy, doy-
vent faillir un jour & venir à neant. Mais
je te dis, que quand le temps ordonné de
Dieu sera venu, je qui suis immortelle, me
rejoindray à toy, tellement que tu ressu-
sciteras avec moy par la grace de Dieu, im
mortel, impassible, & privé de toutes ces
qualitez, lesquelles maintenant te font chan-
ger & transmuer à toutes heures d’un estat
en autre, & lesquelles sont causes en fin, que
me separant de toy, ta mort s’en ensuyvra.

JUST. Et quelle asseurance as tu de tout
ceci?
L’AM. Celle qui excede & surmon-
te toutes les autres, la lumiere de la foy.

JUST. A ce que je voy donc, ceste lumie-
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342352 DISCOURS
re que tu dis, surpasse l’asseurance qu’on
peut avoir, des choses par le moyen des
sciences, car je t’ay tousjours ouy dire, que
sçavoir n’est autre chose que d’estre asseu
ré.
L’AM. Elle la surmonte voirement de
beaucoup, par ce que sciences, ne sont que
inventions d’homme, lequel peut faillir:
voire à bien parler, il ne fait jamais aucun
oeuvre, qu’il n’y ait quelque tache & im-
perfection meslee parmi, mais la lumiere
de la foy procede de la pure grace de
Dieu, lequel est la souveraine & inefa-
ble verité. Mais je ne veux plus perdre
temps à t’amener d’autres raisons pour
confirmation de ceci, puis que nous avons
leu tant de fois ensemble ce traitté tres-
divin composé par frere Hierome. Le-
quel il a intitulé, Le triomphe de la foy,
où il prouve si suffisamment tout ce que
j’ay deduit à ceste heure, que celuy qui
l’a leu & demeure sans foy, il peut di-
re, ou qu’il ne l’entend point, ou qu’il est
obstiné & endurci malicieusement en son
opinion. Et ainsi Justin, il ne te faut plus
douloir de ce que tu es vieil, pour contrain
te de n’avoir plus gueres à vivre, car si
nous sommes voisins de la mort, nous sommes
Fac-similé BVH

343353 DIXIEME.
sommes sur le poinct d’estre au bout de
nostre pellerinage, & d’arriver à nostre
vray pays qui est le ciel, & surger & abor-
der au vray port de salut, lequel nous sa-
luons des ceste heure.
JUST. J’ay bien en-
tendu dire plusieurs fois que nous-nous
pourmenons en ceste vie, comme pauvres
pelerins & voyagers, sans y avoir aucune
demeure ni cité permanente, & que ce n’est
point ici (comme l’on dit) le nit[sic] de la pie,
où il nous faille arrester, mais que para-
dis est plus haut. Toutesfois il faut que je
confesse, qu’il m’est bien grief d’en deslo-
ger.
L’AM. Je le sçay tresbien, parce que la
fin bien-heureuse laquelle je te monstre,
& à laquelle tu es destiné à mon occasion,
passe ton sens naturel. Mais laisse toy gui-
der & conduire à moy, & troussons no-
stre pacquet, disposans de tous nos affai-
res, à fin que quand il plaira à nostre bon
Dieu & pere, qui a arresté le nombre de
nos jours, couper ce bien, dont sommes
joints ensemble, qu’il t’en face moins de
mal, ayant ferme esperance, de te reunir
quelque jour avec moy en un meilleur e-
stre, & que je me resjouysse de retourner
gaye & deliberee à mon createur. Et par- z.i.
Fac-similé BVH

344354 DISCOURS
tant, Justin, ne te plains plus de la vieilles-
se, car nulle de ces raisons pour lesquelles
tu la blasmois, & despitois si fort, pour a-
voir lieu en nous, d’autant comme je t’ay
dit, que nous sommes asseurez de passer
en une trop meilleure vie.
JUST. Or sus,
je veux faire tout ce que tu dis, & me di-
sposer de me sous-mettre de tout poinct à
ta volonté, sans tenir plus aucun compte
de la mienne: parce que j’estime qu’ayans
demeuré si long temps ensemble, tu m’as
pris en telle amitié, que tu ne me vou-
drois rien conseiller qui ne fut pour mon
bien.
L’AME. C’est à ceste heure qu’il
me semble que tu as une droitte cognois-
sance, de ton bien & repos, parce qu’estans
en discorde, il ne pourroit advenir que
mal, tant à l’un comme à l’autre. Mettons
donc peine à vivre ensemble, en l’amour
& en la crainte de Dieu, & tenons tous-
jours devant nos yeux, ces trois poincts. Le
premier, que Dieu s’est fait homme, pour
eslever la nature humaine en si haute di-
gnité, que l’homme a peu estre fait Dieu.
La seconde, qu’il a voulu souffrir mort &
passion, pour satisfaire à l’estroit jugement
de Dieu & payer la peine qui estoit deuë à nos
Fac-similé BVH

345355 DIXIEME.
à nos pechez, d’autant que nous estions
par trop indignes & insuffisans pour ce
faire, estans devenus ses ennemis, au
moyen de la transgression & desobeissan-
ce de nos premiers parens. Et la troisieme
qu’il nous faut mourir un jour, parce que
les deux premieres nous serviront comme
de deux esperons d’amour, pour nous fai
re cheminer alaigrement, & de franc coeur
(autant toutesfois que nos forces se pourront
estendre, & selon la mesure de grace qu’au
rons receu de Dieu) par les voyes de sa
Loy tressaincte, & de ses commandemens,
Parce que celuy-la seroit bien de dur
coeur, qui ne s’enflamberoit en l’amour
de nostre Seigneur Jesus Christ quand il
se mettra à penser comme il s’est fait hom
me, & à[sic] pris la forme de serviteur pour
nous. Luy qui estoit le Seigneur de gloire,
& comme depuis il est mort ignominieuse-
ment en l’arbre de la croix pour la rançon
de nos pechez. Et la troisieme servira d’u-
ne bride de crainte, qui ne nous lairra sor-
tir hors du bon plaisir de sa volonté, que
toutesfois par l’infirmité de nostre nature,
nous viendrions à commettre quelque fau-
te, elle nous fera aussitost retourner vers z.ii.
Fac-similé BVH

346356 DISCOURS
sa haute majesté, pour luy demander par-
don en vraye humilité & contrition de
coeur. Parce que ceux-la seulement sont
bien-heureux (comme disoit le Prophete
David) ausquels leurs iniquitez sont remi
ses de Dieu.
JUST. Mais comment sera il
possible qu’il nous vueille exaucer, veu
qu’il me souvient avoir leu en l’Escriture
saincte, que Dieu n’entend point la voix
du pecheur?
L’AME. Escoute, nous ne
serons plus reputez pecheurs, toutes &
quantesfois que nous retournans vers Dieu,
nous aurons recours à luy, & à sa miseri-
corde avec une vraye foy: aussi le peché
n’est proprement autre, que retirer sa fa-
ce loin de Dieu, & la tourner aux creatu-
res. Mais si nous-nous retirons vers Jesus
Christ de tout nostre coeur, avec entiere
confiance qu’il a satisfait à la justice de
Dieu son pere, pour toutes nos fautes,
comme estant nostre vray Mediateur &
Sauveur, il s’en ensuyvra que nous serons
tellement unis avec luy, par le lien d’a-
mour & de dilection, comme avec nostre
chef, que nous deviendrons ses membres,
en sorte que nous dresserons tousjours puis
apres toutes nos actions, selon sa bonne &
Fac-similé BVH

347357 DIXIEME.
& saincte volonté, d’autant que tout ainsi
comme l’oeil, encore qu’il soit vrayement
oeil, ne verroit point, ni la langue, combien
qu’elle soit langue, pourroit parler, n’e-
stant point conjointe avec le chef, qui est
celuy duquel descoule sur elles toute la
vertu de pouvoir exercer leur office. Pa-
reillement aussi nous (encore que soyons
Chrestiens, ne sçaurions faire aucun bon
oeuvre comme il appartient) si nous ne
sommes unis avec Christ nostre chef. Le-
quel par sa grace & bonté infinie, nous en
donne la puissance. De ceste union enco-
re, il nous reviendra ce bien, que ses meri
tes & son innocence, couvriront nos fau-
tes, en sorte que venans puis apres à nous
presenter devant le siege judicial de Dieu,
il dira de nous en la forme de ce grand
patriarche Isaac, Combien que la voix soit
de Jacob (à sçavoir de pauvres & misera-
bles pecheurs si est-ce que leurs membres
& vesture (c’est à dire leurs oeuvres) sont
d’Esau, à sçavoir, de mon fils premier nay:
& ainsi il nous donnera sa saincte benedi-
ction, & finalement l’heritage du royau-
me des cieux.
JUST. Mon ame, tu m’as
donné tant de consolation ce matin, que, z.iii.
Fac-similé BVH

348358 DISCOURS
comme je t’ay dit n’agueres, je me veux
laisser conduire à l’ombre de tes pas, &
suyvre entierement ce que tu me conseil-
leras, parce que je cognois clairement, que
ce sera mon grand bien & felicité.
L’AM.
nostre bon Dieu, duquel procede tout
nostre bien, te vueille maintenir en ce
sainct propos. Leve-toy donc, car le soleil
est ja fort haut, & va pourvoir à tes petis
affaires, au nom d’iceluy, supportant pa-
tiemment tous les accidens qui te sçauroyent
advenir. Parce qu’il ne nous advient rien,
soit bien, soit mal, que par sa volonté
& pour nostre salut. Et il ne permettra ja-
mais qu’il tombe sur nous aucun incon-
venient, ni tentation qui surmonte nos
forces, & laquelle nous ne puissions por-
ter. Car il a beaucoup plus de soin de no-
stre salut, que n’avons pas nous-mesmes.


LOUE SOIT DIEU.

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Centre d'Études Supérieures de la Renaissance
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Première publication : 20/07/2010