Le Courtisan, traduit par Jacques Colin, Lyon, 1538

Bibliothèques Virtuelles Humanistes - Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance, Tours

Le Courtisan
DE MESSIRE BALTA
ZAR DE CASTILLON
NOUVELLEMENT RE
VEU ET CORRIGE.



Avec PriviliegePrivilege Royal pour trois ans.
Francois Juste
M.D.XXXVIII

a

Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 (CC BY-NC-SA 4.0)

Centre d'Études Supérieures de la Renaissance
Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 (CC BY-NC-SA 4.0).
Si vous utilisez ce document dans un cadre de recherche, merci de citer cette URL :
http://xtf.bvh.univ-tours.fr/xtf/view?docId=tei/B372615206_1263/B372615206_1263_tei.xml;doc.view=notice
Première publication : 27/07/2011
Dernière mise à jour : 19/03/2014


Fac-similé BVH



[a1v]


NICOLAUS BORBO-
NIUS VANDOPERANUS
LINGONEN. POETA.
AD LECTO-
REM.


Qui libri fuit author huius, illi
Debet posteritas. at Italorum
Ne vulgus sibi vendicaret uni
Thesaurum hunc, bone lector, ecce iam olim
Hunc Librum bene Gallicè loquentem
Colinus dederat: fideliterque, &
Doctè transtulerat: setsed impudenter
Corruptum à sciolis legebat aula.
Quam cladem pia Musa Sangelasi
lndignata, suo nitori eundem
Nuper restituit: Peraccus autem
Lugdûni decus urbis, ut recenti
Tersum pumice opus sub omnium ora
Prodiret, facilè annuit. Vide ergò
Quot, quantisque viris, Amice Lector,
Res curae tua sit. Vale, & memento,
Per quos proficis, ijs bene ut precêris.


Fac-similé BVH



II


ESTIENNE DOLET
A MERLIN DE
SAINCT GELAIS
SALUT.


AMY, il te peult souvenir,
comme dernierement en ceste
ville lisant le Courtisan du
Conte Balthasar de Ca-
stillon, y trouvasmes plu-
sieurs faultes, & lieux omis
a linterpretation. Depuis
il a esté reveu par aulcuns
de bon jugement: lesquelz men ont donné
la copie, & moy a l’imprimeur, apres avoir
le tout reveu: ensemble lauctorité du privi-
liege quil a pleu au Roy me donner touchant
mes oeuvres, & aultres que revoirray, & il-
lustreray. En ce toutesfois ne veulx empes-
cher, que tous imprimeurs n’impriment tout
ce que bon leur semblera, mais que se ne soit
sur les copies qui sortiront de moy, & qui
seront differentes de la vulgaire & commune.
Au demeurant, si veulx scavoir de mes nou
velles, dedans peu de jours je feray impri-
mer quatre livres d’Epigrammes, affin que les
Poëtes Italiens, qui viennent avec le Pape a
ceste assemblee du Roy, & de Lempereur,
congnoissent qu’en France il ya des corps
a ij
Fac-similé BVH

[2v]

pleins de vers aussi bien qu’en aultre lieu,
A Dieu amy, le priant te donner en
toute chose prosperite,
Escript a Lyon.


Fac-similé BVH



III


A REVEREND ET ILLU-
STRE SEIGNEUR MI-
CHEL DE SILVA
EVESQUE DE
VISEE.


APres que le seigneur Guy-
debault de Monfeltre, Duc
D’Urbin fut passé de ceste
vie, Je avecques aulcuns
aultres gentilz hommes,
qui lavoient servy, demou
ray au service du duc Fran
cois Marie de la Rouere
son heritier, & successeur es estatz qu’il te-
noit. Et comme en mon entendement fut en-
core fresche l’odeur des vertuz du duc Guy-
debault, & la satisfaction que j’avoye en cel-
luy temps sentu[sic] de l’amiable compaignie de
tant dexcellentes personnes, qui lors se trou-




a iij

Fac-similé BVH

[3v]
voient en la court d’Urbin, je fus incite par
souvenance d’escripre les livres du Courtisan
ce que je feis en peu de jours, en intention de
corriger avec le temps les erreurs, qui du desir
de tost payer ceste debte, estoient descenduz.
Mais la fortune, plusieurs ans m’a tousjours
tenu oppressé en si continuel travail, que je
n’ay jamais peu prendre espace de les reduire
a termes, que le mien debile jugement en resta
contant. Me trouvant donc en Espaigne, &
estant adverty du coste d’Italieque ma dame
Victoire de la Collonne Marquise de Pescai-
re, a laquelle j’avoye desja baillé copie du li-
vre, contre sa promesse en avoit faict doubler
une grande partie, je ne peuz faire, que je n’en
sentisse une grant fascherie me doubtant de
plusieurs inconveniens, qui en cas semblable
peuvent advenir: neantmoins me confioye
que l’esperit & sagesse de ladicte dame (les ver
tuz de laquelle j’ay tousjours tenues en reve-
rence comme chose divine) estoient souffisan
tes a remedier, que prejudice ne m’adviendroit
d’avoir obey a ses commandemens. En fin je
sceuz que celle partie du livre se trouvoit a
Naples en la main de plusieurs: & ainsi que les
hommes sont tousjours couvoiteux de nou-
velleté, sembloit que ceulx qui lavoient, essayas-
sent de le faire imprimer. Donc espouvanté, de
ce dangier, deliberay reveoir soubdainement
au livre ce peu, que le loisir du temps me don-
noit en intention de le publier: reputant que
Fac-similé BVH

IIII
moins mal seroit le veoir peu corrigé, de ma
main, que fort contrefait, & inutile par la
main d’aultruy. Ainsi pour executer ceste deli
beration, je commencay a relire, & soubdai-
nement au premier rencontre: admoneste du
tiltre, j’entray en une tristesse non petite, laquelle
encores au passer oultre, moult s’augmenta, me
remettant en memoire, que la plusgrant part
de ceulx qui sont introduictz es propos cy con
tenuz, ont desja payé le tribut a nature. Et oul
tre les mentionnez au proesme du dernier, est
mort le mesmes messire Alphonse Arioste, a
qui le livre est adressé jeune homme, affable,
discret, bien conditionné & propre a toutes
choses convenables a ung homme de court. Pa
reillement le Duc Julien de Medicis, la bonté
duquel, & noble courtoisie meritoit que le
monde en eust plus longue jouissance. Aussi
monseigneur Bernard Cardinal de saincte
Marie in Portico, qui par une ague, & plai-
sante promptitude d’esperit feut tresagreable
a tout homme qui le congneut. Et toutesfois
il est mort. Et mort le seigneur Octovian Fre-
gose homme en nostre temps tresrare, magna-
nime devot, plain de bonté, desperit, de sages-
se, de courtoisie, & veritablement amy d’hon-
neur & de vertu, & si grandement digne de
louenge, que ses mesmes ennemyennemys furent tous
jours contraintz a le louer. & les desadventu-
res, quil a tresconstamment porté sont bien
souffisantes a faire foy que fortune, comme elle a a iiij
Fac-similé BVH

[4v]
tousjours esté, est encores aujourdhuy contrai
re a vertu. Il y en a plusieurs autres nommez au
livre qui sont mors, ausquelz sembloit que nature
leur promist treslongue vie. Mais ce que sans
larmes ne se debvroit racompter, est que ma da-
me la Duchesse mesmes est aussi morte. Et si
mon entendement se trouble pour la perte de
tant de mes amys & seigneurs, qui mont lays-
se en ceste vie comme en ung desert plain de
tribulation, raison veult que beaucoup plus
aigrement je sente la douleur de la mort de la-
dicte dame, que tous les aultres. Pource quel-
le valoit beaucoup plus que tous iceulx, & que
beaucoup plus a elle seulle j’estoye tenu. Pour
doncques non differer de payer ce d’ou je me
sens redevable a la memoire d’une si excellente
dame,[unclear] & des aultres, qui ne sont plus en vie, &
avecques ce meu du dangier du livre: je l’ay faict
imprimer, & tel publier que par la briefveté du
temps m’a esté permys, Et pource que vous mon-
seigneur de Visée, ne de ma dame la duchesse
ne des autres qui sont mors, fors du Duc Ju-
lian, & du Cardinal saincte Marie in Portico
aves eu congnoissance en leur vie, affin que entant
qu’il mest possible vous l’aiez apres leur mort,
je vous envoye ce livre comme ung pourtraict
de paincture de la court d’Urbin faict non de
la main de Raphael, ou de Michel ange, mais
d’un painctre non renommé, & qui seullement
scait tirer les lignes principalles, sans enrichir
la verité de delectables coulleurs, ou par art de
Fac-similé BVH

[5]
perspective faire sembler ce qui n’est point. Et
encores que je me soye parforce de represen-
ter es propos de devis, les proprietez & condi-
tions de ceulx qui y sont nommes, je confesse non seul
lement n’avoir attainct, mais encores non signi
fié les vertus de ma dame la Duchesse. Car non
seullement mon stille n’est souffisant a les ex-
primer, mais aussi mon entedemententendement a les imagi
ner. Et si en cest endroict, ou aultre chose di-
gne de reprehension (comme je suis seur que lon en
trouvera assez en ce livre) je suis reprins, je ne
contrediray point a la verité. Mais pource que le
plus souvent les hommes prennent si grand garde
& plaisir a reprandre, que aulcunesfoys ilz repren
nent encores ce, qui ne merite point de repre-
hension: A aulcuns qui me blasment pource que je
nay ensuivy Boccace, ny me suis oblige a la
coustume du parler Thoscan du jourduy, je
ne lairray de dire que encores que Boccace fut de
gentil esperit selon le temps dalors & qu’en au-
cune partie il ait escript avec industrie & discre
tion, toutesfois il escripvit beaucoup mieulx
quant il se laissa guyder seullement par son es
perit & naturel instinct sans autre estude ou
soing de lymer ses escriptz, que quant il sefforcea
par diligence & travail d’estre plus poly & af
finé. Et pourtant ceulx mesmes qui le favorisent
afferment; quil deceut grandement soy mesmes
au jugement de ses propres choses, tenant peu de
compte de celles qui luy font honneur, & beau
coup estimant celles que ne vallent riens. Si
Fac-similé BVH

[5v]
doncques jeusse ensuivy celle maniere descrip
re, qui est en luy reprinse par ceulx qui le louent
au demeurant je ne pourroye aumoins fouyr
les accusations mesmes qui a Boccace sont
donnes[sic] en cest endroict, & si les meriteroys
d’aultant plus grandes, que son erreur fut lors
en pensant de faire bien, & le mien seroit main-
tenant en congnoissance de faire mal. Oultre
plus si j’eusse ensuivy icelluy moyen, que plu-
sieurs ont tenu pour bon, & par luy a esté
moins prisé, m’eust semblé avecques telles imi
tations porter tesmoignage d’estre discordant
en jugement d’avec celluy, que j’ensuivoye.
Ce que (a mon advis) eust este mal convena-
ble. Et quant encores ce respect ne m’eust fle-
chy, je ne pourroye l’ensuivre en ce subject,
non ayant luy jamais escript aulcune choseschose
de matiere semblable a ces livres du Courti-
san: & me semble que ne le debvoys ensuivre
au langaige. Car la force & vraye reigle de
bien parler consiste plus en l’usaige, qu’en aul-
tre chose, & tousjours est vice d’user de parol
les qui ne sont point en accoustumance: &
pourtant nestoit convenable, que j’usasse de
celles de Boccace, desquelles on usoit en son
temps. & a present par les mesmes Thoscans
sont desja coustumées. je n’ay aussi voulu m’o-
bliger a la coustume de parler Thoscan du
jourdhuy. Pource que la frequentation entre
diverses nations a tousjours eu force de trans-
porter de l’une a l’autre, ainsi quasi comme les
Fac-similé BVH

VI
marchandises, nouveaulx vocables, lesquelz
par apres durent, ou faillent selon qu’ilz sont
par la coustumance receupz, ou reprouvez.
Ce que oultre le tesmoignage des anciens,
lon veoit clairement en Boccace: ou il y a tant
de parolleparolles Francoises, Espaignolles & Proven
calles & aulcunes (peult estre) non bien enten-
dues par les Thoscans modernes, que qui
les osteroit feroit le livre beaucoup moindre.
Et pource que, a mon jugement, la coustume
de parler des aultres nobles citez d’Italie, ou
accourent hommes saiges, ingenieux, & elo-
quens: & qui traictent des choses grandes, de
gouvernement d’estatz, de lettres, d’armes, &
d’autres divers negoces, ne doibt estre du tout
deboutée pour les vocables d’ont on use en
parlant esditz lieux, je pense avoir peu raison
nablement user en escripvant de ceulx qui ont
en soy grace & elegance en la pronunciation,
& qui sont communement tenuz pour bons &
entendibles, combien quilz ne soient Thoscans,
& quilz ayent leur origine dehors d’Italie. Da
vantaige lon use en Thoscane de plusieurs vo
cables clairement corrompuz du latin, lesquelz
en la Lombardie & aultres pars d’Italie sont
demourez entiers sans aulcune mutation, &
en use chascun si universellement, quilz sont
receupz des nobles pour bons, & du populai-
re entenduz sans difficulté. Et pour autant je ne
pense point avoir commis d’erreur, si en escrip-
vant j’ay usé d’aulcun deulx & si j’ay plustost
Fac-similé BVH



[6v]
prins le nect & entier du pays, d’ou je suis,
que le gasté & corrumpu des estrangiers. Ne
me semble bonne celle reigle que plusieurs di-
sent, que la langue vulgaire est tant plus belle
quant elle est moins semblable a la latine. Ny
je n’entendz point pourquoy lon doibve don
ner a une coustume de parler plusgrande au-
ctorité qu’a laultre. Car si la langue Thosca-
ne est souffisante pour anoblir les vocables la-
tins corrumpuz & imparfaictz, & leur don-
ner tant de grace que chascun puisse user d’eulx
ainsi mutilles comme s’ilz estoient bons (ce
que lon ne nye point) la Lombardie, ou quel-
que aultre que ce soit ne doibt point soustenir
ses mesmes latins, purs, entiers, & propres, &
non muez en aulcune partie, tellement quilz
soient tollerables. Et veritablement si comme
vouloir former vocables nouveaulx, ou main
tenir les antiques en despit de la coustume, se
peult dire arrogance temeraire, & presum-
ption: pareillement vouloir contre la force de
la mesmes coustume destruire & quasi enter-
rer vifz ceulx qui ont duré & durent ja plu-
sieurs siecles, & qui avecques le pavois de l’u-
saige se sont deffenduz, de l’envye du temps,
& ont conservé leur dignite, & préeminence
quant par les guerres & ruynes d’Italie ont
esté faictes mutations de la langue, des edifi-
ces, des habitz, & des coustumes, oultre qu’il
seroit difficille, sembleroit quasi une chose im
piteable. Et portant si je n’ay voulu en escrip
Fac-similé BVH



VII
vant user des parolles de Boccace, d’ont lon
n’use plus en Thoscane, ne me soubzmettre a
la loy de ceulx qui estiment qu’il n’est licite
user de celles, d’ont n’usent point les Thoscans
du jourdhuy, je pense meriter excusation. Et
cuide tant en la matiere du livre, qu’en la lan-
gue, entant qu’une langue poeut[sic] ayder a lau-
tre, avoir ensuivy des aucteurs aussi dignes
de louanges que Boccace. Ny ne croy point
que lon me doibve imputer a erreur avoir
mieulx aymé me faire plustost congnoistre
Lombard en parlant Lombard, que me faire
congnoistre pour non Thoscan en parlant
trop Thoscan. Affin de ne faire comme Theo-
phraste lequel pour parler trop Athenien, fut
par une simple vieillote congneu pour non
Athenien. Mais pource que de ce propos est
parlé a souffisance au premier livre je n’en di-
ray aultre chose, sinon que pour oster toute
contention je confesse a mes repreneurs non
scavoir ceste leur langue Thoscane si tresdif-
ficille & cachée, & d’y avoir escript en la mien
ne, & comme je parle, & a ceulx qui parlent
comme moy, & par ainsi je pense n’avoir faict
injure a personne. Car a mon jugement il n’est
prohibé a qui que ce soit, descripre & parler
en sa propre langue, ne encores moins est aul-
cun contrainct de lire, ou escouter chose qui
ne luy est agreable. Et pourtant silz ne veullent
lire mon Courtisan, je ne men tiendray pource
par eulx injurié. Aultres disent que estant si
Fac-similé BVH



[7v]
fort difficille, & quasi impossible de trouver
ung homme si parfaict, comme je veulx que
soit le courtisan, ce a este superfluité de le-
scripr[unclear]e, car c’est chose vaine & perdue d’ensei
gner ce que ne se poeut[sic] apprendre. A ceulx cy
je respons que je me contenteray avoir failly avec
ques Platon, XenophonZenophon & Marc Tulles, lais-
sant la dispute du monde intelligible, & des
idees (cest a dire) formes imaginatives, entre
lesquelles (selon celle opinion) est lidée de la parfaicte
republique & du parfaict Roy, & du parfaict ora
teur, aussi est celle du parfaict Courtisan. A
limaige de laquelle si je nay peu m’approcher
avec le stille, tant moins auront de peine les
Courtisans de s’approcher avec les oeuvres au
terme & limite, que par mes escriptz je leur
ay proposé. Et si avecques tout cela, ilz ne peu-
vent attaindre a la perfection telle que je me
suis efforcé leur monstrer devant les yeulx, cel-
luy qui plus sen approchera, sera le plus par-
faict: comme de plusieurs archiers qui tirent
a ung blanc quant il ny en a nul qui donne a
la broche, celluy qui plus en approche sans
point de doubte est meilleur que les aultres.
Aucuns aussi disent que j’ay cuidé former moy-
mesmes, me persuadant que les conditions que
j’attribue au Courtisan, soient toutes en moy.
A ceulx cy je ne vouldroye point nyer que je
n’aye essayé tout ce que je vouldroye que le
Courtisan sceust, & pense que qui n’eust eu
quelque congnoissance des choses, qui au li
Fac-similé BVH



VIII
vresvre sont traictées pour scavant qu’il eust esté
ne les eust peu bonnement escripre. Mais je
ne suis tant privé de jugement a congnoistre
moy mesmes, que je presume scavoir tout ce
que je scay desirer. Parquoy je remectz pour
ceste heure la deffence de ces accusations, &
paradventure de plusieurs aultres a l’advis de
la commune opinion. Par ce que le plus souvent la
multitude encore quelle ne congnoisse parfaicte-
ment, neantmoins elle sent une certaine odeur
du bien & du mal, sans en scavoir rendre aul
tre raison, gouste lung & layme, reffuse lautre,
& le hayt. Par ainsi si ce livre plaist universel
lement, je le tiendray pour bon, & penseray
quil doibve vivre. si aussi il ne plaist, je le tien
dray pour maulvais, & que tost sen doibve
perdre la memoire. Et si toutesfois mes accu-
sateurs ne restent satisfaictz de ce commun ju-
gement, aumoins quilz se contentent de cel-
luy du temps, lequel a la fin descouvre les oc-
cultes faultes de toutes choses, & qui pour estre
pere de la verite & juge sans passion, est tous-
jours accoustumé de donner juste sentence
la vie, ou de la mort des escriptures.


Fac-similé BVH



[8v] [page blanche]

Fac-similé BVH



IX


LE PREMIER LIVRE
du Courtisan du Conte Bal-
thasar de Castillon, a
messire Alphonse
Arioste.


J’Ay doubté longuement
en moy mesme, messire
Alphonce trescher amy,
quelle chose de deux me
fust plus difficille, ou
vous reffuser ce, que plu
sieurs fois m’avez requis
en si grande instance, ou
le faire. Pour autant que
d’ung costé me semble tresdur reffuser aucu-
ne chose (mesmement louable) a ung homme
que j’ayme souverainement, & duquel je me
sens estre souverainement aymé: & de l’autre
aussi faire entreprinse, dont je ne congnoisse
pouvoir venir a bout: me sembloit desconve-




b
Fac-similé BVH

[9v] LE PREMIER
nable a personne estimant les justes reprehen
sions autant qu’elles se doibvent estimer. Fi-
nablement apres plusieurs pensemens, j’ay
deliberé experimenter en cecy quelle ayde
peult bailler a ma diligence celle affection &
ardant desir de complaire, qui aux autres cho
ses est accoustumé de tant accroistre l’indu-
strie des hommes. Or vous me requerez, que
j’escripve quelle est la forme de Courtisanye
plus convenable a ung gentilhomme vivant
es courtz des Princes, par laquelle il puisse &
saiche parfaictement les servir en toutes cho-
ses raisonnables, tellement qu’il en acquiere
leur bonne grace, & louange de tous les autres.
Et pour abreger, de quelle sorte doibt estre
celluy, qui merite d’estre appellé parfaict Cour
tisan en facon qu’il ne luy faille riens. Donc
ayant consideré telle requeste, Je dy que si a
moymesme ne sembloit plusgrand blasme d’e-
stre de vous reputé peu amyable, que de tous
les autres peu saige, j’eusse fouy ceste peine,
pour doubte d’en estre tenu temeraire de tous
ceulx qui congnoissent combien il est difficil
le entre tant de diversitez, dont lon use es cours
de Chrestiente, eslire la plus parfaicte forme,
& quasi la fleur de ceste Courtisanye: car l’u-
sance nous faict souvent plaire, & desplaire les
mesmes choses. Et de là aulcunesfois proce-
de que les coustumes, les habillemens les cery-
monies, & les facons qui en ung temps furent
en vogue, viennent par apres en despris. Et au
Fac-similé BVH



DU COURTISAN X
contraire, les desprisez montent en vogue. Et
parce lon voit clairement, que l’usaige a plus
de force, que la raison, a introduire entre nous
choses nouvelles, & a d’escrier les antiques,
desquelles celluy qui cherche a en juger la per
fection, souvent s’y deceoit. Congnoissant donc
ceste, & plusieurs autres difficultez en la ma-
tiere qui m’est proposée a escrire, je suis con-
trainct de faire ung peu d’excuse & rendre tes-
moignage que cest erreur (si lon le peult dire
erreur) m’est commun avec vous: affin que si
blasme m’en doibt advenir vous en aiez aussaussi
vostre part. Car lon doibt estimer que non moinimoin-
dre faulte est a vous de m’avoir imposé char-
ge a mes forces inesgalle, que a moy de l’avoir
acceptée. Or venons a donner commancement
a ce que nous avons presupposé desduire: &
s’il est possible formons ung Courtisan tel, que
le prince qui sera digne d’estre servy de luy, en
core que son estat fust petit, se puisse neant-
moins appeller tresgrand seigneur. Nous en
ces livres ne suivons point ung certain ordre
ou reigle des preceptes distinctz & separez,
dont le plus souvent on a accoustumé user
quant on veult enseigner quelque chose que
ce soit: mais a la facon de plusieurs antiques
renouvellans une gracieuse memoire, recite-
rons aucuns devis, lesquelz jadis furent ame-
nez sur ce propos entre certains hommes tres
singuliers. Et combien que je n’y assistoye pre-
sencialement pour avoir esté en Angleterre
b ij
Fac-similé BVH

[10v] LE PREMIER
lors, qu’ilz furent dictz, les ayant entenduz
peu de temps apres mon retour de personne
qui les me racompta loyaulment, je m’efforce
ray, entant que la memoire me pourra ayder,
de les rediger par escript: affin que vous sai-
chez ce que personnaiges dignes de souverai
ne louange ont jugé & decidé de ceste matie-
re: au jugement desquelz en toutes choses lon
pourroit adjouster foy non doubteuse. & ne
sera hors de propos pour venir par ordre a la
fin, ou tend nostre parler, racompter la cause,
dont telz devys procedent.


SUr le pendant de L’appennin quasi
au millieu de L’Italie vers la mer
Adriaticque est située (come chas-
cun scait) la petite cité d’Urbin, la-
quelle combien qu’elle soit entre
montaignes non si fort delectables comme par
adventure aucunes autres que nous voyons
en plusieurs lieux: toutesfoys elle a eu le ciel si
favorable, que le pays d’alentour est tresfertil
& plain de fruictz, de sorte qu’oultre la bonté
de l’air, qu’elle ya, elle se treuve tresabundante,
de toutes choses qui font mestier pour la vie
de l’homme. Mais entre les plus grandes felici
tez que lon luy peult attribuer, je croy que ce
ste cy est la principalle, que puis long temps
en ca elle a tousjours esté dominée par tres-
bons seigneurs. Encore que durant les calami­
tez universelles des guerres D’ytalie elle en
soit demourée privée pour quelque temps.
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XI
Mais sans chercher plusloing, nous pourrions
de ce faire bon tesmoignage par la glorieuse
memoire du duc Federic, qui en ces jours fut
la lumiere D’ytalie. Et ne defaillent, vrays &
honnorables tesmoings qui encore vivent, de
l’humanité, de la prudence, de la justice, de la
liberalité, du couraige invaincu, & de la disci
pline militaire, qui estoit en luy. De laquelle,
principallement font foy plusieurs ses victoi
res, prinses de lieux imprenables, son increa
ble intelligence es executions: avoir plusieurs
foys avec bien peu de gens deschasse de gros-
ses & puissantes armées, ne jamais avoir esté
perdant en aucune bataille: en maniere que nous
povons raisonnablement l’equiparer a plusieurs
antiques renommez. Cestuy, entre ses autres
louables choses, en l’aspre situation d’Urbin
ediffia ung Palais le plus beau selon l’oppi-
nion de plusieurs, qui soit en toute L’ytalie.
Et si bien le fournit de toutes choses opportu
nes, qu’il sembloit non ung palais, mais une
Cité forte en forme de palais. Et non seulement
de ce dont lon use comme vaisselle d’argent,
paremens de chambres, de riches draps d’or,
de soye, & d’autres semblables accoustrementz:
mais pour aornement y adjousta une infinité
de statues antiques de marbre & de bronze:
Painctures tressingulieres, instrumens de mu-
sicque de toutes sortes. Et si ne voulut qu’il y
eust chose, qui ne fust tresexquise & excellen
te. En apres assembla (avec une tresgrosse

b iij
Fac-similé BVH

[11v] LE PREMIER
despence) ung grant nombre de tresexcellentz
& tresrares livres Grecz, Latins, & He-
brieux, lesquelz il fit tous estoffer d’or, & d’ar-
gent: estimant que cela fust la suppreme ex-
cellance de son grant palais.


SUyvant doncques le cours de
nature, & estant venu au soixan-
te & cinquiesme an de son ea-
ge, il mourut aussi glorieusement
qu’il avoit vescu laissant de soy
ung seul enfant masle sans mere, en l’eage de
dix ans nommé Guydebault, qui demoura
seigneur apres luy. Cestuy tout ainsi qu’il fut
heritier de l’estat, aussi sembla il estre de tou-
tes les vertuz de son pere. Et incontinent par
une merveilleuse apparance commanca a don-
ner telle attente de soy, qu’il sembloit n’estre
licite de tant esperer d’ung homme mortel: de
sorte que les gens estimoient que nul des ex-
cellentz faictz du duc Federic fust plus grand,
qu’avoir engendré ung tel enfant. Mais fortu
ne envyeuse d’une si grande vertu avecques
toute sa force se mist au devant d’ung tant glo
rieux commancement: tellement que non estant
encores le duc Guy arrivé au vingtiesme an
de son eage, il devint mallade de la Gout-
te, laquelle en tresgriefve douleur multipliant,
en peu de temps luy occupa tous les membres,
de sorte qu’il ne se povoit tenir en piedz, ne
se remuer, ou ayder de sa personne. Ainsi
resta difforme & gasté en la verdeur de son
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XII
eage, ung des plusbeaulx, & dipostzdispostz corps du
monde. Et non contente encore de ce fortune
en tous ses desdaings luy fut si contraire, que
peu souvent il venoit a bout de chose qu’il
eust desirée. Et combien qu’il fust de tresbon
conseil & couraige invaincu: toutesfoys il sem
bloit que ce qu’il entreprenoit tant en armes,
qu’en autres choses fut petite ou grande, tous
jours luy vint a rebours. Et de ce portent tes-
moingnage plusieurs & diverses calamitez.
Lesquelles tousjours il supporta si vigoureu
sement, que jamais vertu ne fut en luy surmon
tée par fortune. Mais d’ung cueur noble des-
prisant les tourmentz d’icelle, en ses maladies
comme sain, & en ses adversitez comme bien
eureuxheureux, vivoit en tresgrande estime & repu-
tation de chascun: de sorte que combien qu’il
fust ainsi de ses membres hypotecqué, il servit
en guerre a treshonnorables partiz les serenis-
simes Roys de Naples Alphons, & Fernand
le jeune: & depuis Pape Alexandre sixiesme:
les seigneurs Venitiens & Florentins. Et apres
estant monté Julles second a la dignité Ponti
ficalle, il fut faict capitaine de l’eglise. Auquel
temps suyvant son stille accoustumé, sur tou
tes autres choses, il tascha de remplir sa mai-
son de tresnobles & vertueux gentilz hom-
mes: avec lesquelz il vivoit tresfamilierement,
se rejouissoit en leur conversation & compaignie.
En quoy n’estoit moindre le plaisir qu’il don
noit aux autres, que cellui qu’il en recepvoit.
b iiij
Fac-similé BVH

[12v] LE PREMIER
Car il estoit tres scavant en l’une & en l’autre
langue. Et avec doulceur & bonne grace, avoit
conjoinct ensemble une congnoissance de
choses infinies, & d’avantaige la grandeur de
son couraige le poulsoit en cella si tresfort,
qu’encore qu’il ne peust s’excerciter personnel
lement es oeuvres, & exploictz de chevalle-
rie comme il avoit faict autresfois, neantmoins
il prenoit tresgrand plaisir d’en veoir les expe-
riences en autruy, & de parolle ores corrigeant
ores louant chascun selon ses merites, demon
stroit clairement le grant jugement qu’il avoit
en telles matieres. Dont advenoit que es jou-
stes & tournois, a picquer chevaulx, a manier
toutes sortes d’armes, & mesmement es festes,
jeux, & musicques. Et pour abreger, en tou-
tes exercices convenables a ung noble cheval
lier, chascun s’efforcoit de se monstrer tel, qu’il
merita estre jugé digne de se trouver en si ex
quise compaignie. Par ainsi toutes les heures du
jour estoient parties en honnorables & plai-
sans exercices tant du corps, que d’entendement.
Mais pource que le Seigneur Duc continuelle
ment a cause de sa mall[unclear]adie s’alloit coucher
de bonne heure, apres soupper chascun se redui
soit ordinairement a celle heure là, ou estoit ma
dame la duchesse Elizabeth Gonzague: & aussi
s’y trouvoit tousjours ma dame Emillie Pie, qui
pour estre douée d’ung si vif esprit & jugement
(comme vous scavez) sembloit la maistresse de
tous, & que chascun print d’elle sens & valeur.


Fac-similé BVH



DU COURTISAN XIII


LA doncques oyoit on les doulx pro
pos & honnestes comptes: & au visai-
ge de chascun se veoyt paincte une
deliberée rejouissance, tellement que
celle maison pouvoit certainement estre dicte
le propre sejour de lyesse, ny ne pense que jamais
ailleurs fust en plus grande rejouyssance goustée
la grand’ doulceur, qui sourd d’une chere &
amyable compaignie, comme lon feist ung temps en
celluy lieu. Car mectant a part le grant honneur
que cestoit a chascun de nous d’estre au servi
ce d’ung tel Seigneur, comme estoit celluy que
j’ay icy dessus mentionné, a tous naissoit en
la pensée ung souverain contentement tou-
tes les foys que nous nous reduisions devant ma da
me la Duchesse: & sembloit qu’elle fust une
chayne qui tous nous tint en amour uniz, tel
lement que jamais ne fut union de volunté,
ou amour cordialle entre freres plus grande
que celle, qui là entre tous perseveroit. Le sem-
blable estoit entre les dames, avecques les-
quelles on avoit tresfranche & treshonneste
frequentation, si qu’a chascun estoit licite &
permys de parler, s’assoir, deviser & rire avec
celle qui bon luy sembloit. Mais si grande
estoit la reverence que lon portoit au vou-
loir de ma dame la Duchesse, que la mesme li-
berté servoit d’une tresforte bride: & n’y
avoit aucun qui n’estima pour plusgrand
plaisir qu’il eust peu avoir au monde, complai-
re a ladicte dame, & le plusgrand ennuy qu’il
Fac-similé BVH



[13v] LE PREMIER
sceust recepvoir luy desplaire. Et pour ceste
raison là estoient honnestes conditions con-
joinctes avecques une grande liberté, & les
jeux & ris devant elle assaisonnez de tressub-
tilz rencontres, & meslez d’une grave & gra
cieuse majesté, qui estoit cause que celle mo-
deration & grandeur, laquelle tous les actes,
parolles, & gestes de ladicte dame acompai-
gnoient, tant en riant qu’en devisant la fist con
gnoistre pour une tresgrand’ dame: voyre de
ceulx qui jamais plus ne l’avoient veue. Et
tellement s’imprimoient les facons d’elle en
ceulx qui hantoient a l’entour, qu’il sembloit
qu’elle les forma tous a son moulle & patron.
car chascun s’efforcoit d’ensuyvre son stille en
prenant quasi ung exemple de beau maintien de
la presence d’une si grande & si vertueuse da
me. Les tresbonnes qualitéz[sic] de laquelle je n’en
tendz pour ceste heure racompter, pour au
tant que ce n’est le subject de mon entreprin-
se, & qu’elles sont assez congneues par le mon-
de: & beaucoup plus que je ne scauroye avec
ques la langue, ne la plume exprimer: & celles
qui paradventure auroient esté aucunement ca-
chées, fortune (comme s’esmerveillant des ver-
tus si peu ailleurs trouvées) les a voulu de-
scouvrir par plusieurs adversitez & traverses
de mesadventures, pour donner tesmoignage que
en la tendre poictrine d’une dame peuent>peuvent demeu
rer prudence, & fortitude de couraige en la com
paignie d’une singuliere beaulté, chasteté,
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XIIII
& aultres vertuz, qui sont tresrares es hommes
severes. Mais laissant ce propos & revenant au
principal je dy, que la coustume de tous les gen-
tilzhomes de la maison estoit, de cese retirer incon
tinent apres soupper devers ma dame la Du-
chesse, ou (entre aultres honnestes passe temps
de musicques & danses, dont lon y usoit con
tinuellement) aulcunesfoys lon y proposoit de
belles questions: aulcunesfoys y dressoit on quel
ques jeux ingenieux a la fantasie ores d’ung,
ores d’aultre soubz diverses couvertures des-
quelz souventesfoys les assistans descouvroient
allegoricquement leurs pensées, & ce qui plus
leur plaisoit. Quelquesfoys naissoient aultres
disputations de diverses matieres, ou lon poi
gnoit par subtilz motz. souvent lon faisoit des
divises comme nous les appellons aujourd’huy.
Et en tous ces esbatemens & propos lon pre-
noit merveilleux plaisir, pour estre comme
j’ay dict, la maison plaine de tresnobles enten-
demens. Entre lesquelz (comme vous scavez)
estoient les plus renommez le seigneur Octovian
Fregose, Messire Federic son frere, le Magni-
ficque Julian de Medicis, Messire Pierre Bem
be, Messire Cesar GonzagueGouzague, le Conte Ludo
vic de Canosse, le seigneur Gaspard Palvoi-
sin, le seigneur Ludovic Pei, Le seigneur Mo
rel de Tortone, Pierre de Naddles, Messire
Robert de Bar, & infinitz aultres li chevaerschevaliers.
Oultre qu’il y en avoit plusieurs lesquelz, com-
bien qu’ilz ne s’y tinssent ordinairement: tou-
Fac-similé BVH



[14v] LE PREMIER
tesfoys ilz y frequentoient la pluspart du temps.
Comme Messire Bernard de Bibienne, le Unicque
Aretin, Jehan Christofle Romain, Pierre Mon
therpandre, messire Nicolas Frisé, de maniere que
là tousjours accouroient Poetes, musiciens, &
toutes sortes de gens recreatifz & les plus excel
lens en toutes facultez qui se trouvassent en Ytalie.


OR ayant le pape Julles second avec
ques sa presence, en l’ayde des Fran-
coys reduict Boulongne a l’obeis-
sance du siege apostolicque en lan
née mil cinq cens six, retournant
vers Rome, il passa par Urbin, ou il fut receu
le plus honnorablement quil fut possible: &
avecques plus magnificque & triumphant ap-
pareil, que lon eust peu faire en quelque aul-
tre noble cité D’ytalie ou que ce soit: en facon
qu’oultre le Pape, tous les seigneurs Cardi-
naulx & aultres Courtisans en resterent souve
rainement satisfaictz. & y en eust aulcuns, lesquelz
actaints de la doulceur de ceste compaignie,
apres que le Pape, & la court s’en furent allez,
demourerent plusieurs jours a Urbin. Auquel
temps non seullement lon continnoitcontinuoit le stille accou
stumé des passetemps & esbatemens ordinai
res: mais chascun s’efforcoit d’y acroistre quel-
que chose mesmement endroict les jeux, aus-
quelz lon vacquoit quasi tous les soirs, dont
l’ordre estoit tel, Qu’incontinent estre arrivé en
la presence de ma dame la Duchesse, chascun
se mectoit a seoir a son plaisir, ou, ainsi que la
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XV
forme donnoit, en rond. Et en seant entrelassez
ung homme & une femme, tant qu’il y avoit de
femmes: mais quasi tousjours le nombre des hom
mes estoit beaucoup plusgrand: & apres se
conduisoient ainsi qu’il plaisoit a ma dame la
Duchesse, qui le plus souvent en laissoit la char
ge a ma dame Emillie. Ainsi le jour apres le
partement du Pape estant la compaignie reduicte
a l’heure, & lieu accoustumé, apres plusieurs
delectables propos, Madame la Duchesse vou
lut que ma dame Emillie commenca le jeu. La-
quelle, apres avoir quelque peu reffusé lem-
prinse, dict en ceste maniere. Ma dame, puis
qu’il vous plaist, que je soye celle qui donne
commencement au jeu de ce soir, non pouvant
raisonnablement faillir de vous obeyr, j’ay de-
liberé ung jeu, duquel je pense avoir peu de
blasme, & moins de peine: Cest que chascun
propose selon son advis ung jeu qui n’aye plus
esté faict: & apres on eslira celluy qui semble
estre plus digne d’estre joué en ceste compai-
gnie. Et ce disant, se tourna vers monseigneur
Gaspard Palvoysin, luy ordonnant qu’il dist
le sien, lequel respondit soubdainement: cest a
vous (ma dame) a dire premierement le vo-
stre. Et ma dame Emillie respond, Veez le cy,
je le vous ay dict. Mais vous, ma dame (dict
elle a ma dame la Duchesse) commandez luy
qu’il soit obeyssant. A l’heure ma dame la Du
chesse dist en soubzriant. Affin que chascun
vous ayt a obeyr, je vous faictz ma lieutenan-
Fac-similé BVH



[15v] LE PREMIER
de, & vous donne mon auctorité. Cest grand
cas, respond le seigneur Gaspard, que tous-
jours aux dames soit licite avoir ceste exem-
ption de peine. Et certainnement raison, voul-
droit que lon cercha, en toutes les facons d’en-
tendre l’occasion. Mais affin que je ne soye
celluy qui donne commancement a desobeyr,
je laisseray ce debat pour ung aultre temps,
& en diray ma rastelée. Il me semble que noz
entendemens sont differends de jugement, tant
a aymer, comme au demeurant: & de la souvent
entrevient, que ce qui est a l’ung agreable, a
l’aultre soit hayneux. Mais ce nonobstant tous-
jours ilz s’acordent pour tant a tenir la chose
layméeaymée treschere: tellement que bien souvent
la trop grande affection des ama nsamans trompe le
jugement, de sorte qu’ilz estiment celle person-
ne, qu’ilz ayment, estre seulle au monde
aornée de toutes excellantes vertus & sans ta-
che aucune. Mais pource que nature humai-
ne ne recoit point cestes si accomplies perfe-
ctions, ny ne treuve lon personne a qui quel-
que chose ne deffaille, lon peult dire que telz
amans se decoipvent, & que celluy qui ayme
ne devienne aveugle endroict la chose ay-
mee. Parquoy je vouldroye que ce soir no-
stre jeu fust, que chascun dist de quelles ver-
tuz principallement il vouldroit que fust aor-
née celle personne qu’il ayme: & puis qu’il est
force que nous ayons tous quelque tache, quel
vice il vouldroit que fust en elle, pour veoir
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XVI
qui scaura trouver des vertuz plus louables
& utiles, & des vices plus excusables &
moins nuysibles.


APres que le seigneur Gaspard eut
ainsi dict, Ma dame Emillie fist si
gne a ma dame Constance Frego-
seie, pource qu’elle estoit prochai-
ne en reng, qu’elle suyvist. Et desja
elle s’apprestoit a dire. Mais ma dame la Du-
chesse print incontinent la parolle, en disant. Puis
que ma dame Emillie ne se veult pener a trou
ver aulcun jeu, Ce seroit raison que les aultres da
mes participassent de ceste commodité, & quelles
fussent aussi exemptes de ce travail pour ce soir,
mesmement puis qu’il ya tant d’homes quil ne fault
point avoir de paour que jeux nous faillent. Ain
si ferons nous respond ma dame Emillie. Et en
imposant silence a ma dame Constance, se tour-
na a messire Cesar GonzagueGouzague qui seoit au
pres, & luy commanda qu’il parla, dont il com-
mencea en ceste maniere. Qui veult songneu-
sement considerer to utestoutes noz actions, en elles
tousjours trouve diverses faultes, & cela pro
cede de ce que nature diverse tant en cecy, qu’es
aultres choses, a l’ung a donné lumiere de rai-
son en une chose, & a l’autre en une aultre. Et
pourtant il advient que scaichant l’ung ce que l’aul-
tre ne scayt point, & estant ignorant de ce que
l’autre entend, chascun congnoist facillement
l’erreur de son compaignon, & non pas le sien.
Et cuydons estre tous fort saiges & paradven-
Fac-similé BVH



[16v] LE PREMIER
ture en cela ou nous sommes plus folz, dont
nous avons veu en ceste maison advenir que
plusieurs, qui au commencement ont esté reputez
tressaiges, par traict de temps ont esté congneuz
pour bien grans folz. Ce qui n’est d’ailleurs pro
cedé que de nostre solicitude & diligence. Car
comme lon dict qu’en PrillePouille entour ceulx qui
sont morduz de tarantes lon employe plusieurs
instrumens de musicque, & avecques divers
sons on va cherchant jusques a ce, que celle hu
meur qui faict la maladie, pour une certaine
concordance qu’elle a avecques aulcuns desditz
sons, en l’entendant soubdainnement elle se meurt,
& tant pourmaine le patient, que par ce pourmai-
nement il se reduit a convalescence. Aussi nous,
quand nous avons sentu[sic] en aulcun quelque ca-
chee vertu de folie, si subtilement & avecques
tant de persuasions & manieres l’avons es-
meu, que finablement nous avons compris ou
elle tendoit. Et apres avoir congneu l’humeur,
nous l’avons si tresbien remué, que tousjours
elle a esté reduicte a perfection de publicque
follie, d’ont l’ung est devenu fol en rismes &
vers, l’aultre en musicque, l’aultre en amours:
aulcuns a dancer, aultres a faire des morisques,
ungs a picquer chevaulx, les aultres a jouer a
lespée, chascun selon la misne de son metal:
dont apres, comme vous scavez, lon a eu de
grans passetemps. Au moyen de quoy je tiens
pour certain qu’en chascun de nous y aye
quelque semence de follie, laquelle resveillée
peult
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XVII
peult monter en multiplication quasi infinie.
Et pour autant je vouldroye que ce soir no-
stre jeu fust disputer de ceste matiere, & que
chascun dist, puis que j’ay a devenir fol, pu-
blic quement
pu-
blicquement
de quelle sorte de follye lon cuy
de que je demeure fol, & sur laquelle cho-
se: en jugeant ceste yssue par les estincelles
de follye que chascun jour lon veoit sortir de
moy. & que lon die semblablement des aultres,
en gardant l’ordre de noz jeux. Et chascun
saiche deffendre son opinion sur quelque vray
signe & argument. Par ce moyen de ce no-
stre jeu recueillerons forme chascun de nous
de congnoistre noz faultes, dont mieulx pour
rons nous en garder. Et si la veyne de folie que
nous descouvrirons, se treuve si habondante
quelle nous semble sans remedde nous l’ayde-
rons: & selon la doctrine de frere Marian,
nous aurons gaigné une ame qui ne sera peu
de gaing. Lon rit de ce jeu, & n’y avoit aulcun
qui se peust tenir de parler, l’ung disoit, je de-
viendroye fol a penser, l’autre, a regarder. Au
tres disoient, je suis ja devenu fol a aymer, &
semblables choses. Lors frere Seraphin (en
riant selon sa coustume) Ce jeu dict il, seroit
trop long. Mais si vous en voulez ung autre
beau, faictes que chascun die son advis, dont
procede que les femmes quasi toutes ont en
hayne les ratz, & ayment les serpens, & vous
verrez que nul frappera au but sinon moy,
qui en ay eu le secret par une estrange voye.

c
Fac-similé BVH

[17v] LE PREMIER
Et desja commancoit a dire de ses comptes:
mais ma dame Emillie luy imposa silence. Et
en oultre passant la dame qui seoit aupres, fist
signe a l’Unicque Aretin, auquel selon l’ordre,
escheoit. Et il sans attendre autre commande
ment, dict. Je vouldroye estre juge avecques au-
ctorité de povoir par toutes manieres de tour-
mens enquerir & scavoir la verité des malfai
cteurs: & ce pour descouvrir les tromperies
d’une ingrate, laquelle avecques yeulx d’ange
& cueur de serpent, jamais n’accorde la langue
avecques la pensee. Mais avecques une fain
cte pitié tromperesse a nulle autre chose en-
tend, qu’a faire Anathomie des cueurs: ny
en la Libie sablonneuse se treuve serpent si
venimeux qui tant soit friant de sang hu-
main, comme est ceste faulse, qui non seul-
lement en doulceur de voix & parolles em-
miellées, mais en regardz, en riz, en sembanssemblans,
& en toutes autres manieres est une tresvraie
Seraine. Parquoy puis qu’il ne m’est licite,
comme je vouldrois user de fers, de corde, ou
de feu pour scavoir une verité, je desire la sca
voir avecques ung jeu qui est tel, Que chas-
cun die ce qu’il cuyde que signifie ceste let-
tre, S, que ma dame la Duchesse porte sur le
front. Car combien que certainement ce soit
une artificielle couverture pour povoir trom
per, on luy donnera paradventure quelque
signification, ou elle peult estre n’aura point
pensé, & trouvera lon que fortune pitoyable
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XVIII
regarderesse des tourmens des hommes lal’a in-
duicte a descouvrir contre sa volunté en ce
petit signe l’intrinseque desir quelle a de meur-
trir & enterrer vif en calamitez celluy, qui la
regarde, ou qui la sert. Du propos se print a
soubzrire ma dame la Duchesse, & voyant le
Unique quelle vouloit s’excuser de ceste inter-
pretation non (dist il dame) ne parlez point,
car ce n’est pas a ceste heure vostre tour. Lors
ma dame Emillie se tourna vers luy, & dict.
Seigneur Unicque, il n’ya icy aucun de nous
qui ne vous donne lieu eu toutes choses,
mais beaucoup plus a congnoistre le cou-
rage de ma dame la Duchesse, & aussi que par
vostre divin entendement vous le congnois-
sez plus que les autres. Aussi l’aymez vous
plus que ne font ceulx qui ressemblent aux oy-
seaulx, ayans la veue debille. Lesquelz non
povans gecter ferme regard en la sphere du so
leil, ne peuvent aussi suffisamment congnoistre
combien il est parfaict. Et pourtant toute la
peine seroit perdue que lon prendroit pour es
clarcir ceste difficulté, fors que par vostre ju-
gement a vous seul doncques demeure ceste
enprinse comme a celluy qui seul peult en
venir a bout. L’Unique ayant une espace te-
nu silence, & luy estant neantmoins repliqué quil
parla, en fin dict ung sonnet sur la matiere devant
dicte, en declarant que signifioit ceste lettre, S,
& y en eut plusieurs qui estimerent qu’il l’eust
faict a l’impourveu, mais pour avoir esté trou c ij
Fac-similé BVH

LE PREMIER XVIII
ve d’esperit & limé plus que ne sembloit que
la briefveté du temps comporta, lon pensoit
qu’il l’eust premedité. & ainsi apres que lon
eust donné une joyeuse faveur a la louange du
sonnet, & parlé quelque espace, le seigneur
Octovian Fregose a son tour soubzriant com-
mencea en ceste maniere. Seigneurs, si je vou
loys affermer n’avoir jamais sentu[sic] passion d’a
mours, je suis certain que ma dame la Du-
chesse, & ma dame Emillie encore quelles n’en
creussent rien, vouldroient faire semblant de
le croire, & diroient que cela procede de m’e-
stre deffié de jamais povoir induire dame
quelconque a m’aymer, de quoy verirable-
ment jusques icy je n’ay faict essay en si gran
de instance, que raisonnablement je doibve
estre desesperé d’y povoir actaindre une fois,
n’y ne suis demeuré de le faire pour cause que
je prise grandement moy mesme, ou si peu les
dames que je n’estime que plusieurs d’elles soient
dignes d’estre aymées & servies de moy, mais
plustost pour avoir esté espoventé des conti-
nuelles plainctes d’aucuns amoureux, les-
quelz palles, tristes & pensifz, semble qu’ilz
ayent tousjours le propre mal contentement
painct au visaige. Et s’ilz parlent ilz accom-
paignent leur parolle de certains souspirs re-
doublez, ne d’aulcune aultre chose tiennent pro
pos, que de larmes, de tourmens, de desespoir,
& d’envye de mourir: en facon que si par foys
quelque estincelle amoureuse est allumée en mon
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XIX
cueur, je me suis efforcé soubdainement avec
ques mon industrie de l’estaindre non pour
hayne que je porte aux dames, ainsi qu’esti-
ment celles, qui sont icy: mais pour mon sa
lut & santé. J’en ay apres congneu d’aultres to
tallement contraires, & assez plainctifz, les-
quelz seullement se contentent des gracieuses
oeillades, amiables parolles & doulx semblans
de leurleurs maistresses, & assaisonnent de doulceur
tous maulx, de sorte que les guerres, les des-
daings, & les courroux d’elles ilz appellent
doulceurs: dont trop plus que bien heureulx,
ilz me semblent estre. Car si es desdaings
amoureux, lesquelz des precedens sont repu-
tez plus amers que la Mort, ceulx cy trouvent
une si grande doulceur, je pense qu’es amou-
reuses demonstrations ilz doibvent sentir ce
ste beatitude extresme, que nous en vain
cherchons en ce monde. Parquoy je voul-
droye que ce soir nostre jeu fut, que chascun
dict, ayant este despitée contre luy celle per-
sonne qu’il ayme, qu’elle cause il vouldroit
que fust celle qui l’induisit a tel despit: Car
s’il y en a icy d’aulcuns qui ayent essayé ces
doulx courroux, je suis certain que par cour-
toysie ilz desireront quelque une de celles cau
ses qui les font ainsi doulx: & je paradventu
re m’assureray de passer plus avant en amours,
en esperance d’y trouver ceste doulceur, ou
aulcuns trouvent amertume. Et en telle ma-
niere ne pourroyent plus ces dames me donner

c iij
Fac-similé BVH

[19v] LE PREMIER
blasme que je n’ayme point. Ce jeu pleust
moult, & desja chascun se preparoit de par-
ler sur ceste matiere, mais non disant mot au-
trement ma dame Emillie, Messire Pierre
Bembe, qui estoit prochain au reng dist ain-
si. Seigneurs non peu de doubte a reveillé en
mon entendement le jeu proposé par le sei-
gneur Octovian ayant tenu propos des des-
daings d’amours. Lesquelz combien qu’ilz
soyent divers, toutesfoys ilz m’ont tousjours
esté tresaigres, ny ne cuyde que lon peust de
moy apprendre assaysonnement souffisant
pour les adoulcir. Mais a l’adventure qu’ilz
sont plus ou moins amers selon la cause, dont
ilz naissent: car il me souvient avoir autresfois
veu celle dame que je servoye troublée encon
tre moy, ou par vayne suspecon que d’elle
mesme elle avoit prinse de ma loiaulté, ou par
quelque autre faulse oppinion en elle née des
parolles d’aultruy a mon desadvantaige: tel-
lement que je cuydoie qu’il n’y eust peine au
monde qui se peust comparer a la myenne. Et
me sembloit que la plusgrande doulceur que
je sentisse, fust de souffrir sans l’avoir merité
& endurer ceste affliction, non par ma faulte,
mais pour le peu d’amour qui estoit en elle.
Aultresfoys je la veiz indignéedesdaignée pour quel-
que erreur que j’avoye commis, & congneuz
que son courroux procedoit de ma faulte, &
en cest estat, je reputoye que le mal passé eust
esté tresleger a comparaison de celluy que je
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XX
sentoye a l’heure, & me sembloit qu’avoir des
pleu par ma faulte a celle personne a qui je de
siroye & cherchoye avecques si grand soing
de complaire, fust le plus grand tourment sur
tous les aultres qu’on pourroit avoir. Par ain
si je vouldroye que nostre jeu fust que chas-
cun dist, estant desdaignée contre luy celle
personne qu’il ayme, dont il vouldroit que
nasquist la cause du desdaing, ou d’elle, ou de
luy pour scavoir quelle est plusgrande dou-
leur, ou faire desplaisir a la personne que lon
aymé, ou le recepvoir de celle mesme per-
sonne. chascun attendoit la responce de ma
dame Emillie. Laquelle ne disant mot autre-
ment audict Bembe, se tourna, & fist signe
a messire Federic Fregose qu’il dist son jeu.
ce qu’il fist en ceste maniere. Ma dame je vou
droye qu’il me fust licite (comme lon a quel-
que foys accoustumé) me remectre a l’oppi-
nion d’ung autre. Car quand a moy volun-
tiers je approuveroye quelqu’ung des jeux
proposez par les seigneurs qui sont icy. Et
veritablement ilz me semble qu’ilz seroient tous
plaisans, mais pour ne gaster l’ordre, je dy que
qui vouldroit louer nostre court laissant en-
core les merites de ma dame la Duchesse, cho
se qui par divine vertu suffiroit a eslever de
terre au ciel les plus bas entendemens qui soient
au monde, pourroit bien dire sans souppecon
de flatterie qu’a peine en toute Italie, parad-
venture trouveroit lon autant de chevalliers,

c iiij
Fac-similé BVH

[20v] LE PREMIER
& gentilz hommes si excellans & singuliers,
& oultre la principalle profession de cheval-
lerie, si scavans en diverses choses, comme il
y en a en ceste compaignie. Et pourtant si en
aulcun lieu se treuvent hommes qui meritent
d’estre appellez bons courtisans, & qui sai-
chent juger de ce qu’a la perfection de la cour
tisanye appartient, raisonnablement lon doibt
croyre qu’ilz sont icy. Pour doncques re-
primer beaucoup de sotz, lesquelz pour
estre presumptueux & coquars cuydent ac-
querir le nom de bon Courtisan, je voul-
droye que le jeu de ce soir fust tel, Que lon
esleust ung de la compaignie a qui on donna
charge de former par parolles ung courtisan
parfaict: en declairant toutes les conditions &
qualitez particulieres qui sont requises a cel
luy, qui merite d’estre ainsi appellé, & es cho-
ses qui ne sembleront estre raisonnables soit li
cite a chascun contredire comme lon faict es
escolles des philozophes, a celluy qui tient con-
clusions. Plus oultre encore poursuyvoit son
propos messire Federic, quant ma dame Emil
lie rompit la parole. Cestuy dict elle s’il plaist a
ma dame la Duchesse, sera nostre jeu pour ce
ste heure. Et ma dame la Duchesse respondit
qu’elle en estoit contente. Alors quasi tous les
assistans tant a ma dame la Duchesse, qu’entre
eulx commancerent a dire que c’estoit le plus
beau jeu que lon sceust jouer, sans attendre res
ponse l’ung de l’aultre. Et faisoient instance a
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXI
ma dame EmilleEmillie qu’elle ordonna celluy qui deb
voit commencer. Laquelle se tournant devers
ma dame la Duchesse. Commandez ma dame a
cel’uyceluy qu’il vous plaist qu’aye ceste emprinse:
Car je ne vouldroye en faisant election de l’ung
plus que de l’aultre demonstrer lequel j’estime en ce-
cy plus souffisant que les aultres, & par ce moyen
faire injure a qui que ce soit. Respond (ma dame la
Duchesse) faictes vous mesmes ceste election, &
vous gardez qu’en desobeyssant, vous ne donnez
exemple aulx aultres de desobeyr. A doncques ma
dame EmilleEmillie en soubzriant dist au conte Ludo
vic de Canosse. Pour ne perdre plus de temps,
vous Conte, serez celluy qui aurez ceste em-
prinse en la facon que par messire Federic a esté
dit. Non ja pour ce qu’il nous semble que vous
soyez si bon Courtisan, que vous saichez ce
qu’il convient: mais pource qu’en disant toutes
choses au contraire (comme nous esperons que
ferez) le jeu en sera plusbeau d’aultant que chascun
aura dequoy vous respondre. Aussi si ung aul-
tre (qui en sceust plus que vous) avoit ceste char
ge, on ne luy pourroit contredire aulcune cho
se, pource qu’il diroit la verité, & par ce moyen
le jeu seroit mesgre. Le conte respondit inconti
nent. Ma dame il ne fauldroit point avoir de
peur qu’il y eust faulte de contradiction a cel-
luy qui diroit la verité, estant vous icy presen
te. Et apres que lon eust ung peu ris, de ceste respon
se il tira oultre. Mais a dire la verité j’evite-
roye voluntiers ceste peine qui me seroit trop
difficille, congnoissant en moy ce que vous
Fac-similé BVH



[21v] LE PREMIER
avez dict par mocquerie estre veritable: cest-
assavoir, que je ne scay pas ce que convient a
ung bon Courtisan, & ne cherche point de le
prouver par aultres tesmoings. Car puis que
je n’en faictz les oeuvres, lon peult estimer que
je ne le scay point, & si pense en encourir
moins de blasme, & sans point de doubte pis
est ne vouloir faire bien, que ne le scavoir fai-
re. Mais puis qu’il est ainsi que j’en ay ceste
charge, je ne puis, ne ne veulx en faire reffuz,
pour ne contrevenir a l’ordre & a vostre ju-
gement, que j’estime beaucoup plus que le myen.
Lors messire Cesar GonzagueGouzague, Pource dist
il qu’une bonne partie de la nuyct est ja pas-
sée, & qu’il y a icy plusieurs aultres sortes de
passetemps appareillez, paradventure qu’il se
roit bon differer ce propos a demain. Car en
ce faisant, lon donneroit temps au Conte de
penser ce qu’il a a dire. Et veritablement parler
d’ung tel subject a l’impourveu est chose dif-
ficile. respond le Conte, Je ne veulx point fai
re comme celuy, lequel apres qu’il se fut des-
pouillé, saillit beaucoup moins qu’il n’avoit
faict en saye. Et pourtant il me semble avoir
grand advantaige qu’il soit tard, car par la
briefveté du temps, je seray contrainct de par
ler peu, & le non y avoir pensé m’excusera, tel
lement qu’il sera licite dire sans blasme tou
tes les choses qui premieres me viendront a la
bouche. Or pour non tenir plus longuement
ceste charge d’obligation sur les espaules, je
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXII
dy qu’en chascune chose, il est tant difficille con
gnoistre la vraye perfection, quil semble quasi im-
possible, & cela procede de la diversité des juge
mens dont eschait que lon en treuve plusieurs a
qui ung homme qui parle beaucoup, sera tres
agreable, & l’appelleront recreatif: Aultres se
delecteront plus de la moderation, aulcuns aul
tres d’ung homme actif, se remuant, aultres
d’ung qui en toutes choses monstre froydeur,
& consideration. Et par la chascun se mesle de
louer, & blasmer selon son opinion, tousjours
couvrant le vice soubz le nom de la vertu pro
chaine, ou la vertu soubz le nom du prochain
vice, come en appellant ung presumptueux har-
dy, ung moderé craintif, ung ignorant bon, ung
maulvais garson fin: & ainsi en toutes aultres
choses advient: toutesfoys j’estime que en chascu
ne chose y ayt sa perfection, combien qu’elle soit
cachée, & que lon en peult asseoir jugement avec
ques discours raisonnables par ceulx, qui en
ont congnoissance. Et pour ce que ainsi, comme
j’ay dict, souventesfoys la verité demoure oc-
culte, & que je ne me vante d’en avoir si par-
faicte information, je ne puis louer sinon celle
sorte de Courtisans, que plus je prise, ne approu
ver sinon ce que m’en semble au vray selon
mon petit jugement, que vous ensuyvrez, si
vous le trouvez bon: ou vous tiendrez au vo
stre, s’il est discordant d’avecques le mien. & si
ne debatray point que le mien soit meilleur que
le vostre. Car non seullement, il peult sembler
Fac-similé BVH



[22v] LE PREMIER
a vous une chose, & a moy une aultre: mais
aussi a moymesmes peult sembler tantost une
chose, & tantost une aultre.


JE veulx doncques que ce nostre
Courtisan soit nay gentilhomme, &
de noble maison. Pour autant qu’il
est moins reprochable a ung rotu
rier faillir de faire opperations ver
tueuses, que a ung noble, lequel s’il se desvoye
du chemin de ses predecesseurs, souille le nom
de sa race: & non seullement n’acquiert rien,
mais perd ce qui estoit ja acquis. Car nobles-
se est ainsi qu’une claire lampe qui manifeste
& faict veoir les bonnes, & mauvaises oeuvres
& allume & incite a vertu. Dont les roturiers,
non descouvrans ceste clarté de noblesse tant
par craincte d’infamye, que par esperance de louen
ge en leurs oeuvres, le plussouvent deffaillent de
l’esguillon & craincte de telle infamye, leur sem
ble n’estre tenuz de passer plus avant, que n’ont
faict leurs predecesseurs. ou aux nobles sem-
ble reproche, n’attaindre (pour le moins) aux
bornes que leurs encestres leur ont assis. Delà
quasi entrevient que es armes & aultres vertueu-
ses actions les hommes plus singuliers sont gen-
tilz hommes, pource que nature en toutes choses a
mys celle occulte semence qui baille une cer-
taine force, & proprieté de son commancement
a tout ce qui en descend, & le faict semblable a
elle. Comme nous voyons non seullement es ha-
zards des chevaulx, & aultres animaulx: mais
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXIII
aussi des arbres, desquelz les sions, greffes &
rameaux quasi tousjours ressemblent a la tige.
Et si quelque foys ilz en denegerentdegenerent, c’est la faul-
te du maulvais jardinier. ainsi entrevient il des
hommes, desquelz s’ilz sont eslevez en bonne
nourriture, quasi sont tousjours semblables a
ceulx, dont ilz sont descenduz, & amendent sou-
ventesfoys. Mais s’ilz ont faulte de personne qui
en preigne soing, ilz deviennent comme saulvai-
ges, ne jamais ne viennent a maturité: vray est
que c’est par la faveur des planettes ou de natu-
re: aulcuns naissent accompaignez de tant de
grace, qu’il semble qu’ilz ne soient pas nez,
mais que quelque dieu avecques ses propres
mains les ait formé[sic]. Et davantaige de tous les
biens de l’entendement, & du corps ainsi comme
encores on en voyt, plusieurs sont tant imperti-
nent
imperti-
nens
, & mal adroictz que lon ne peult croyre
sinon que nature par despit, ou par desrision
le ayt produict au monde: ceulx cy quelque
bonne diligence & continuelle nourriture, qu’on
leur baille ne peuvent faire qu’ung bien petit de
fruict le plus souvent, mais les aultres a bien
peu de peine viennent au comble de souverai
ne excellence. Et pour vous donner ung exemple,
vous voyez monseigneur le Cardinal de Fer
rare, Domp Hypolite de Este, lequel du ven-
tre de sa mere a tant apporté de felicité que sa per
sonne, son visaige, ses parolles, & toutes facons
tellement sont de ceste grace composées & accom
modées, qu’entre les plus anciens prelatz (encore
Fac-similé BVH



[23v] LE PREMIER
qu’il soit jeune) il represente une si grande au
ctorité qu’il semble plustost ydoine a enseigner,
qu’ayant besoing d’aprendre: pareillement a fre-
quenter avecques hommes & femmes de toutes
qualitez, a jouer, a rire, a gaudir, il tient une
certaine doulceur, & conditions si gracieuses
qu’il est force que chascun qui le voyt, ou avec-
ques luy parle, luy demeure perpetuellement
affectioné. Mais tournant a nostre propos, je
dy qu’entre ceste grace excellante, & celle sot-
tie insensée lon treuve encore ung moyen. Et
peuvent ceulx qui ne sont de nature si parfaicte
ment douez par soing & labeur, limer & r’a-
biller les imperfections naturelles en grand par
tie. Parquoy je veulx qu’oultre la noblesse, le
Courtisan soit en ceste partie fortuné, & ayt
par nature non seullement l’entendement, mais bel
le presence de personne, & de visaige, & aus-
si une certaine grace: & comme lon dict, une pro
prieté qui de prime face le rende agreable &
amyable a toute personne, qui le voyt: & ce-
cy soit ung accoustrement qui adoubbe & ac
compaigne toutes ses opperations: & prome-
cte au visaige que cestuy tel est digne de la con
versation, & grace d’ung chascun grant seigneur.
Sur ce point sans plus attendre, dict le seigneur
Gaspard Palvoysin. Affin que nostre jeu ait
la forme qui a esté ordonnée, & qu’il ne semble
que nous estimons peu l’auctorité qui nous a
esté permise de contredire, je dy que au courtisan
ne me semble si necessaire la noblesse: & si je
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXIIII
pesnoyepensoye dire chose qui fust nouveenouvelle a aulcuns
de nous, j’allegueroye plusieurs, lesquelz estans
extraictz de noble sang, ont esté trouvez &
congneuz p ai nsplains de vices. Et au contraire plu-
sieurs non nobles, qui pour leur vertu ont en-
nobly leur posterité. Que si ce que vous avez
dict nagueres, est vray, c’estassavoir que en chas
cune chose soit celle force cachée de la premiere
semence, nosnnous serions tous d’une mesme condition
pour avoir eu ung mesme commancement, ne
plus noble seroit l’ung que l’aultre: Mais je croy
que ceste difference procede de noz diversitez
& degrez de haultesse, ou de basseur, & de plu
sieurs aultres causes. Entre lesquelles, j’estime
que la fortune soit la principalle, car en toutes
choses mondaines nous la voyons dominer, &
quasi prendre son passetemps de souvent haulser
jusques au ciel celluy qui luy semble, sans aul
cun merite, & ensepvelir en abisme les plus di
gnes d’estre exaulsez. Je confirme bien ce que
vous dictes de l’heur de ceulx qui naissent douez
des biens de l’entendement & du corps: mais on
voit autant en advenir es roturiers, comme es no
bles. Car nature n’a point de si agues distin-
ctions: aincoys (comme j’ay dict) lon voyt sou-
vent les personnes basses avoir de treshaulx
biens de nature. Et pourtant puisque ceste no
blesse ne s’acquiert point par sens, ne par for-
ce, ne par art, & qu’elle est plustost louange de
noz predecesseurs que nostre propre, il me sem-
bleroit trop estrange de vouloir dire, que si les
Fac-similé BVH



[24v] LE PREMIER
parens de nostre Courtisan ont esté roturiers,
toutes les siennes bonnes qualitez soient gastées,
& que les aultres conditions que vous avez nommé[sic], ne
souffisent assez pour le reduyre a comble de la
perfection: c’estassavoir, bonté d’esperit, beaultIbeaulté
de visaige, disposition de personne, & celle gra
ce qui au premier rencontre le face a chascun
agreable. Alors le Conte Ludovic, Je ne nye
point (respond il) que es hommes bas ne puissent
aussi regner celles mesmes vertus qui sont, ou
doibvent estre es nobles. Mais pour ne replic-
quer ce que desja nous avons dict avecques plu
sieurs aultres raisons que lon pourroit alleguer a la
louenge de la noblesse, empres laquelle tousjours
chascun est honnoré, pourtant que cest chose raison
nable que des bons naissent les bons, & puis que
nous avons a former ung Courtisan, ou il n’y
ayt que redire, & qui soit accomply de toute louen
ge, il me semble necessaire le faire noble, tant
pour plusieurs aultres raisons comme pour sa-
tisfaire a l’opinion universelle, laquelle soubdai
nement accompaigne la noblesse. Car sil y a
deux hommes de la court, qui n’ayent au par
avant donné impression d’eulx mesmes par
leurs oeuvres bonnes ou maulvaises, inconti-
nent que lon entendra ung nay gentilhomme,
& l’aultre non: le roturier empres chascun se-
ra besoing que avecques le temps & plusieurs tra
vaulx il imprime bonne opinion, que l’aultre
aura acquise en ung moment, & seullement
pour estre gentilhomme. Et chascun peult fa-
cilement
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XXV
cillement comprendre de combien grande im
portance sont semblables impressions. Car
pour parler de nous, nous avons veu arriver
en ceste maison des hommes, lesquelz combien
qu’ilz feussent sotz, & grossiers ont neantmoins
par toute Italye eu renommée de tres grans Cour
tisans, & encore que finablement ilz ayent esté
descouvers & congneuz: toutesfoys par plu-
sieurs foys ilz nous ont trompé[sic] & mainte-
nuz en nostre fantaisie celle opinion de eulx,
que premierement ilz ont trouvé imprimee.
Combien que le cours de leurs operations ayt
esté selon leur petite valleur. Nous en avons
veu d’aultres sur le commancement de trespe
tite estimation, qui despuis sont venuz a tres-
noble & louable yssue. En tel erreur y a diver-
ses causes, entre les aultres, l’obstination des
seigneurs, qui pour vouloir faire miracle, aul-
cunesfoys se mettent a donner faveur a tel qu’il
merite (comme il leur semble) le contraire. oul-
tre que le plus souvent ilz se mescontent. Mais
pource quilz ont tousjours des ensuyveurs in
finitz de leur faveur, procede la grande renom
mee que par la pluspart du temps les jugemens
vont ensuyvant. Et s’ilz treuvent quelque cho
se qui soit contraire a la commune opinion,
ilz doubtent d’estre eulx mesmemesmes les deceuz, &
tousjours attendent quelque chose de caché,
leur estant advis que les universelles opinions
doibvent estre fondées sur la verité & prendre
leur origine sur causes raisonnables. Et pour-

d
Fac-similé BVH

[25v] LE PREMIER
ce que noz couraiges sont trespromptz a l’a-
mour, & a la hayne ainsi que lon voyt es spe-
ctacles des combatz & jeux de pris, & de tou-
tes autres sortes de tournoys, ou les regardans
se passionnent bien souvent sans occasion ap
parente a l’une des parties, avecques desir ex
treme qu’elle demeure vainqueresse, & que
l’aultre perde: Pareillement quant a l’opinion
des qualitez des hommes la bonne ou mau-
vaise renommée (d’entrée) meut nostre inclina-
tion a l’une des passions dessusdicte, pour-
tant il entrevient que le plussouvent nous ju-
geons avecques amour, ou avecques hayne.
Ainsi vous voyez de quelle consequence est
ceste premiere impression, & comment se doibt
efforcer de l’acquerir bonne sur le commance
ment celluy qui pense avoir degré, & tiltre
d’estre bon Courtisan. Mais pour venir a quel
que particularité, j’estime que la principalle,
& vraye profession de Courtisan doibve estre
celle des armes, laquelle je veulx qu’il face sur
tous vivement, & qu’il soit congueucongneu entre les
aultres pour hardy & esprouvé, & loyal a cel
luy qu’il sert, & le bruit de ses bonnes condi-
tions s’acquerra en faisant les oeuvres en tous
temps & lieux. Car il n’est licite de faillir en
cela sans extreme blasme. Et ainsi que es da-
mes quand l’honnesteté est une foys maculée,
jamais plus ne retourne a son premier estat:
pareillement la renommée d’ung gentil homme
portant armes si une foys en ung bien petit
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXVI
point se denigre par cohardie, ou aultre repro
che, tousjours elle demeure vituperée & plai-
ne d’ignominye empres le monde. Par ce moien
d’autant que ce nostre Courtisan sera plus ex
cellant en cest art, plus sera il digne de louan-
ge: combien que je n’estime point en luy estre
necessaire celle parfaicte congnoissance des
choses, & tout plain d’aultres qualitez qui
sont requises, en ung Cappitaine. Car pour
estre cela une trop grand’ mer, nous nous con
tentons comme nous avons dict, qu’il soit en
tierement loyal, & de couraige invaincu: &
que tousjours lon le treuve tel, veu que sou-
ventesfoys lon congnoist plus es petites cho-
ses, que es grandes, les couraigeux. & bien
souvent es perilz d’importance, & là ou
il y a beaucoup de tesmoings, lon treuve des
hommes, lesquelz, combien qu’ilz ayent le cueur
mort dedans le corps, toutesfois meuz de la
honte, ou de la presence de la compaignie se
fourrent en la meslée comme a yeulx clos, & y
font leur debvoir. Et dieu scait es choses qui
ne les pressent gueres, & ou il semble quilz puis
sent sans estre notez se deporter sans eulx
mettre en dangier, commant ilz se laissent vo
luntiers renger au plus seur. Mais qui mon-
strent hardyesse encore qu’ilz pensent ne deb
voir estre veuz ne congneuz de personne &
ne laissent passer chose pour petite quelle soit,
dont ilz puissent estre chargez: ceulx cy ont
telle vertu de couraige que nous requerons en

d ij
Fac-similé BVH

[26v] LE PREMIER
ce nostre Courtisan, lequel nous ne voulons,
pourtant se monstrer si fier que tousjours il
s’arreste a braver en parolles, & qui dye avoir
prins la cuyrasse pour femme, & menasser a-
vecques celles fieres regardures, que nous avons
souvant veu faire a Berthauld. Car a telz sei-
gneurs lon peult dire (a bon droict) ce que une
honneste dame en une compaignie notable
dict plaisamment a ung que je ne veulx pre-
sentement nommer. Lequel estant d’elle par
honneur semons a dancer, apres qu’il l’en eust
refusé & pareillement d’ouyr chanter, & en
semblable de plusieurs entretenemens qu’on
luy offroit, tousjours disoit que telles fatrouil
leries n’estoient point son mestier, tant que la
dame ne se peut en fin tenir de luy demander.
Quel est doncques vostre mestier? Et il respon
dit avecques ung visaige rebarbatimon me-
stier est de combatre. Je penseroye (dist incon
tinent la dame) que maintenant que vous n’e-
stes point a la guerre, ny a termes de comba-
tre, que ce fust bonne chose que vous vous
feissiez tresbien gresser, & ensemble avecques
vostre harnoys vous estuyer en une aulmoy
re jusques a ce que lon en eust affaire, pour ne
devenir point plus rouillé que vous estes. Et
ainsi avecques une grand’ risée des assistans,
lon le laissa tout escorné avecques sa folle pre-
sumption. Soit doncques celluy, que nous cher
chons fier & aspre quant lon voyt les enne-
mys, & tousjours entre les premiers, mais en
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXVII
chascun autre lieu soit humain, moderé, & re-
tenu, en fuyant du tout venterye & le deshon
té louer de soymesme, par ou l’homme se con
cite tousjours haine, & fascherie de qui l’entend.
Et j’ay congneu (respond le seigneur Gaspard)
peu de gens excellens en quelque chose que
ce soit, qui ne se louent eulx mesme, & me sem
ble que lon le leur peult tresbien comporter,
pource que celluy qui se sent valoir quant il
voyt que par ses oeeuvresoeuvres il n’est congneu des
ignorans, il a despit que sa valleur soit ensep-
velie & cachée, & est force qu’il la descouvre
en quelque facon pour n’estre chiffré de l’hon
neur qui luy appartient: Qui est le vray guer
don des vertueulx exploictz. Et pourtant en-
tre les antiques autheurs, celluy qui beau-
coup vault, a tard se garde de louer soymes-
me. Bien est vrai que ceulx là sont intollera-
bles qui sans aucun merite se louent. Mais nous
ne presupposons point que tel soit nostre Cour-
tisan. Alors le Conte, Si vous avez (dist il) en
tendu, j’ay blasmé le louer deshonteement soy
mesme, & sans consideration: & certainement
comme vous dictes, lon ne doibt point pren-
dre mauvaise opinion d’ung homme de val-
leur qui se loue honnestement, mais prendre
ce qu’il dict de soy mesme pour tesmoingnai-
ge plus certain, que s’il venoit de la bouche
d’ung autre. Je dy bien que qui en louant soymes
me ne court en erreur, ne n’engendre fascherie
a soy, ou ennuy de qui l’entend, doibt estre te

d iij
Fac-similé BVH

[27v] LE PREMIER
n’unu pour tresdiscret, car cest chose tresdifficile
que oultre la louange qu’il se donne, que les au
tres luy en donnent encore davantaige. Lors
le seigneur Gaspard, Il fauldroit (dist il) que
vous nous aprinsiez ceste science, respond le
Conte. Entre les anciens aucteurs n’est enco-
re deffailly qui l’aye monstré, mais a mon ad-
vis que le tout consiste a dire les choses de sor
te, qu’il semble qu’on ne les dye point a telle
fin: mais qu’elles tombent si a propos, que lon
ne peult obmectre de les dire, & en monstrant
tousjours de fuyr ses propres louenges, neant
moins les dire: non pas a celle facon que font
les braves qui ouvrent la bouche & laissent
sortir les parolles a l’adventure, comme n’ague
res dist ung de noz gentilzhommes que luy
ayant esté a Pise, on luy perca une cuisse d’ung
coup de picque de part en part, il pensa que ce
fust une mousche qui l’eust picqué. & ung aul-
tre dict qu’il ne tenoit point de myrouer en sa
chambre, pource que quant il se courroussoit,
il devenoit si espoventé en regard que s’il se
veyoit, il feroit trop grande paour a soymes-
me, là se print chascun a rire Mais messire Ce
sar de GonzagueGouzague poursuyvit, en disant, de
quoy riez vous. Ne scavez vous pas que Ale
xandre le grant entendant que l’opinion d’ung
philosophe estoit qu’il y avoit infinitz mon-
des, commancea a plorer. Et quant on luy de-
manda pourquoy il plouroit, pource (respon-
dit il) que je n’en ay pas encore prins ung seul:
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXVIIIXXVIII
comme s’il eust deliberé les prendre tous. Ne vous
semble il pas que ceste est plus grande braverie,
que celle de la picqueure de la mousche? Lors dict
le Conte. Aussi estoit Alexandre plusgrand
homme que n’estoit celluy qui parla de la pic
queure, mais (a la verité) lon doibt pardonner
aux hommes excellantz, quant ilz presument
beaucoup d’eux mesmes. Car celluy qui a af-
faire de grandes choses, il est mestier qu’il ayt
hardiesse de les entreprendre & confiance de
soymesme. Et ne fault pas qu’il ayt le cueur
failly, ou couard. ne n’est besoing qu’il soit si
moderé en parolles, qu’il monstre de presumer
moins de soy mesme qu’il ne faict, pourveu
que celle presumption ne passe jusques en teneritéte-
merité
. Icy faisant le Conte ung peu de pau-
se, Messire Bernard Bibienne en riant dist,
Il me souvient que vous avez dict ung peu
devant que ce nostre Courtisan doibt estre
doué par nature de belle forme de visaige, &
de corsaige avecques une grace qui le face a tous
agreable, la grace & beau visaige, je pense
sans point de faulte qu’ilz soient en moy: &
pource advient que tant de dames (comme
vous scavez) sont desprisées de mon amour.
Mais de la forme du corsaige, je suis aucune
ment en doubte, & mesmes pour les menues
jambes qui a la verité ne me semblent pas si
bien fortes comme je vouldroye: du corps, &
du demeurant, je men contente assez. Par
quoy declarez ung peu par le menu celle for-

d iiij
Fac-similé BVH

[28v] LE PREMIER
me de corsaige, quelle elle doibt estre: affin qu’el
le me puisse oster de ce doubte, & demeurer en
repos de mon esprit. Apres que lon eust riz
ung espace de ce propos, le Conte poursuy-
vit en disant: certainement celle grace de visai
ge sans mentir, lon peut dire qu’elle est en vous,
ne ne veulx alleguer aultre exemple que cestuy
cy pour declarer quelle chose elle est. Car sans
point de doubte nous voyons vostre visaige
estre tresagreable & plaire a chascun, encore
que les traictz d’iceluy ne soyent pas fort de-
licatz: mais il tient de l’homme, & neant-
moins est gracieux, & treuve lon ceste quali-
té en plusieurs & diverses formes de visai-
ge. Et si vueil que la rencontre de nostre
Courtisan soit de telle sorte, non pas ainsi
mol & ressemblant a femme, comme plusieurs s’es-
forcent d’avoir, qui non seulement se crespent
les cheveulx, & se pellent les sourcilz, mais se
fardent en toutes les manieres que font les plus
habandonnées, deshonnestes femmes du mon
de. Et semble que a l’aller, & l’estre en piedz, &
en chascune leur aultre contenance soient si ten-
dres & eslangourez, qu’il semble que leurs mem
bres se vueillent destascher l’ung de l’aultre, &
prononcent leurs parolles si afflictes quil semble
qu’en ce mesme instant l’allayne leur doibve
faillir. & quant plus ilz se treuvent avecques gens
destoffe, & de haulte condition, tant plus ilz usent
de telles facons. Ceulx puis que nature ne les
a faict femmes comme ilz monstrent desirer de sem-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXIX
bler, & d’estre, debvroient non comme bonnes
femmes estre estimez, mais comme putains pu-
blicques chassez, non seullement des courtz
des grans seigneurs: mais aussi de la compai-
gnie de tous nobles hommes. Venant doncques
a la qualite de la personne, je dy, souffire qu’el
le ne soit extresme en petitesse, ne en grandeur.
Car l’une & l’aultre de ces deux conditions em-
porte avecques soy une certaine despiteuse
nouvelleté, & sont les hommes de telle sorte re-
gardez, quasi comme on regarde les choses mon-
strueuses, & estranges, combien que ayant failli
en l’une de ses extremitez, il est moins mal
estre ung peu diminué qu’exceder la raison-
nable mesure en grandeur. Car les hommes qui
sont excessifz en grandeur de corps, oultre que
le plussouvent, lon les treuve d’entendement he-
betté, ilz sont encore mal habiles a tous exer-
cices d’agillité, qui est une chose que je desire
grandement au Courtisan. Et pource je vueil qu’il
soit de bonne disposition, & bien formé de ses
membres, & qu’il monstre force de legiereté, &
adresse, & qu’il soit scavant en tous les excerci
ces de la personne, qui appartiennent a ung hom
me de guerre. Desquelz je pense que le premier
doibve estre, Scavoir bien manier toutes sortes
d’armes a pied, & a cheval, & congnoistre les
advantaiges, & mesmement des armes, dont on
use ordinairement entre les gentilzhommes. Car
oultre que cela sert a s’en mieulx ayder a la guer
re, ou paravanture tant de subtilitez ne sont
Fac-similé BVH



[29v] LE PREMIER
pas necessairenecessaires, il entrevient souvent des diffe-
rendz de gentilhomme a aultre, dont apres naissent
les combatz qui se vuydent aulcunesfoys avec
ques les armes, que on se treuve sur l’heure au
costé, & pourtant en scavoir est le plus seur. Et
si ne suis point de ceulx là qui dient qu’a l’heu
re du besoing lon en oublie la science, certaine
ment, celluy qui sur ce point pert l’art, il monstre
qu’il a premierement perdu le cueur, & l’enten
dement de paour. Avecques ce encore qu’il soit
fort proffitable scavoir luyter. Car cella accom
paigne toutes les armes que lon manye a pied.
En apres il est besoing qu’il entende & par soy,
& par ses amys les querelles & differendz qui
peuvent entrevenir, & qu’il soit informé des
advantaiges, par tout monstrant bon cueur &
saigesse. Et ne soit facille a venir au combat,
sinon quil y fust contrainct pour la conservation de son
honneur. Car oultre le grant peril que la doubteu
se fortune porte avecques soy, celluy qui en
telles choses inconsidereement, & sans urgen-
te cause se fourre, merite grant blasme, enco-
re qui luy[sic] en preigne bien. Mais quant l’hom
me se treuve si avant entré qu’il ne se puisse re
tirer, sans estre chargé, il doibt estre tresdeli-
beré tant es choses qui adviennent avant le com-
bat, que’nqu’en lacte du combat, & tousjours mon
strer promptitude, & bon cueur, & ne faire com-
me font aulcuns qui passent les differendz en
disputes & subtilitez, & s’ilz ont l’election des
armes, preignent armes qui ne poignent, ne ne
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXX
tranchent: & survient comme s’ilz debvoient
attrendreattendre une baterie de canons, & leur sem-
ble souffire n’estre point vaincus, ne font aul-
tre chose que se deffendre & se retirer, tellement
qu’ilz monstrent une extresme couardye, dont
les petitz enfans vont courant, & criant apres eulx.
Comme les deux Amonitans, qui nagueres com
batoient en Peruse, & feirent rire tous ceulx qui
les veoyent. Et qui furent ceulx là, dict le seigneur
Gaspard Palvoysin. Respond Messire Cesar,
furent attrendreattendredeux freres alliez au combatre? dict
le Conte, ilz semblarent deux freres charnelz.
Et continuant son propos, lon mect en oeuvre,
dict il, encores les armes souvent en temps de
paix a divers exercices, & monstrent les gen-
tilzhommes ce qu’ilz scavent faire es publicques
spectacles en la presence du peuple, des dames,
& grans seigneurs. Et pource je veulx que no-
stre Courtisan soit parfaict chevaucheur a
toutes selles, & a tous estriers & oultre avoir
congnoissance des chevaulx, & de ce qui appar
tient a bien chevaucher, qu’il mette soing &
diligence de passer oultre en toutes choses ung
peu plus avant que les aultres, de sorte que tous
jours il soit entre tous congneu pour excellent.
Et, comme lon dict de Alcibiades qui surmon
ta toutes les nations avecques lesquelles il ves-
quit en chascunes des armes qui plus leur estoient
propres: pareillement je veulx que ce nostre
Courtisan surpasse tous les aultres, & chascun
d’eulx en cela, dont il faict plus de profession.
Fac-similé BVH



[30v] LE PREMIER
Et pource que la particuliere louange des Ita
liens est de bien chevaucher a la main, de ma-
nier avecques raison tous chevaulx, & princi
pallement les rudes: je veulx que a courre lan-
ces, & jouxter il soit estimé entre les meil-
leurs Italiens. Et a tournoyer, tenir le pas, com-
batre a la barriere, il soit trouvé bon entre les
meilleurs Francoys. Et a jouer aux femmes,
courre le thoureau, ruer la barre, & getter le
dard, entre les espaignolz il soit tenu pour ex-
cellent. Mais sur tout est requis quil acompaigne
ses gestes, & maniemens d’une certaine gra-
ce & bon jugement, s’il veult meriter celle fa-
veur universelle, que tant lon prise. Il ya enco
re beaucoup d’aultres exercices, lesquelz com
bien qu’ilz ne dependent droictement des ar-
mes, toutesfoys ilz ont une grande convenan
ce avecques elles, & tiennent beaucoup de la ver
tu virille, & entre ceulx là la chasse me semble
estre des principaulx. Car elle a une certaine
semblance de guerre, & veritablement c’est ung
passetemps de grans seigneurs, & convenable
a ung homme de court. Et aussi treuve lon qu’el-
le estoit fort en usaige empres les anciens. C’est
en oultre chose convenable scavoir nager, cou
rir, tirer la pierre. Car oultre l’utilité que lon
en peult tirer pour la guerre, il advient souvent
que lon donne preuve de soy en telles choses,
dont lon acquiert bonne estime, mesmement
envers le commun, avecques lequel il est be-
soing de s’accommoder. Davantaige le jeu de la
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXI
paulme est noble exercice & convenable a ung
homme de court, & y voyt lon la disposition
du corps, & la vistesse & adresse de chascun
membre. Et quasi tout ce lon voyt en chascun
des aultres exercices: ny je n’estime de moin-
dre louange le voltiger a cheval. Lequel com-
bien qu’il soit penible & difficille, si faict il l’hom
me treslegier, & adroict plus que nulle aultre
chose. Et oultre l’utililéutilité, qui en sort, si celle le-
giereté est acompaignée de bonne grace, elle don
ne selon mon advis plus agreable passetemps, que
nul des aultres exercices. Estant doncques le
nostre Courtisan plusque moyennement in-
struict es exercices dessus mentionnez, je pense
qu’il ne se doibt gueres soulcier des aultres, &
les peult laisser a part, comme est voltiger par
terre, aller sur la corde, telles choses qui tiennent
quasi du bastelleur, & sont peu convenables
a ung gentilhomme. Mais pource que lon ne
peult tousjours s’occuper a si penibles opera-
tions, oultre aussi que la coustume ennuye a
la fin, & oste celle merveille que lon prend des
choses rares, il est besoing de tousjours di-
versifier nostre vie par diverses & differentes
actions. Et pour autant, je veulx que le Cour-
tisan descende par foys en exercices plus trans
quilles & reposez & que pour eviter les en-
uyes
en-
vyes
, & s’entretenir gracieusement avecques
chascun il face gracieusement tout ce que font
les aultres, sans toutesfoys jamais s’eslongner
des actes louables, se conduysant par ung si
Fac-similé BVH



[31v] LE PREMIER
bon jugement qu’il ne se laisse cheoir en aul-
cune impertinence. Mais rye, se joue, cacquet-
te & dance, en telle maniere que tousjours iril
se monstre homme d’esperit & discret, avoir
quelque grace en toutes choses, qu’il vouldra
faire ou dire. Certainement dict a l’heure mes
sire Cesar GonzagueGouzague, lon ne debvroit point
empescher le cours de ce propos, mais se je me
taisoye, je ne satisferoye a la liberté que j’ay
de parler, ne au desir que j’ay de scavoir une
chose. Et me soit pardonné si ayant a contredi
re, je commence par interrogation. Car je croy
que cella me soit licite a l’exemple de nostre
messire Bernard, lequel par trop grand’envye
qu’il avoit d’estre tenu bel homme est contre
venu aux loix de nostre jeu, quant il a deman-
dé, & non pas contredict. Regardez, dict a
l’heure ma dame la Duchesse, comme d’ung
seul erreur plusieurs en procedent? Vrayement
celluy qui faict, & donne maulvais exemple
merite d’estre pugny non seullement de sa faul-
te, mais aussi de celle des autres. Respond alors
messire Cesar, Je seray donc ma dame exempt
de pugnition, puis que messire Bernard doibt
estre pugny de sa faulte, & de la mienne en-
semble. Mais bien, dist ma dame la Duchesse,
debvez vous avoir tous deux double pugni-
tion. Cestassavoir luy de sa faulte, & de vous
avoir induict a faillir: & vous de la vostre, &
d’avoir ensuivy celluy qui failloit. Ma dame
(respond messire Cesar) je n’ay point failly
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXII
jusques icy. Et pourtant affin de laisser ceste
pugnition a messire Bernard, je me tairay, &
desja se taisoit, quant ma dame Emillie respon-
dit en soubzriant, Dictes ce que vous voul-
lez dire. Car avecques le bon congé de ma da
me la Duchesse, je pardonne a qui a failly & a
qui faillera en si petite faulte. Respond ma da
me la Duchesse, j’en suis contente. Mais prenez
garde que vous ne vous mescomptez en cuydant
paradventure meriter plus a estre misericor-
dieuse, qu’a estre juste. Car en pardonnant a
qui commect faulte, lon faict injure a qui n’en
commect point. Toutesfoys, je ne vueil pas que
pour ceste heure mon austerité accusant vo-
stre clemence soit cause que nous perdions d’ouyr
la demande de messire Cesar. Ainsi apres que
ma dame la Duchesse, & ma dame Emillie luy
eurent signé, il se print a dire. Si j’ay bonne me
moire, il me semble, Seigneur Conte, que vous
ce soir avez plusieurs foys replicqué, que le
Courtisan doibt accomplir ses operations,
ses gestes, ses habillemens, & pour abreger,
tous ses mouvemens d’une bonne grace. Si me
semble, que vous mectez cella pour ung assay-
sonnement de toutes choses, sans lequel toutes
les aultres proprietez, & bonnes conditions
seroient de petite valleur. Veritablement je croy
que chascun facillement en cela se laisseroit per
suader, car par la force du vocable, lon peult
dire que celluy qui a grace, est agreable: mais
pource que vous avez dict, que cest bien sou
Fac-similé BVH



[32v] LE PREMIER
vent don de nature, & des cieulx: & davantai
ge que quant il n’est du tout parfaict, lon le peult
faire beaucoup plusgrand par soing & labeur,
je dy que ceulx qui naiscent si heureux & si ri-
ches d’ung tel tresor, comme sont aulcuns que
nous voyons, me semblent avoir peu de be-
soing quant a cella d’aultre enseignement, ou
apprentissaige: veu que celle benigne faveur du
ciel les guide quasi en despit d’eux plushault
qu’ilz n’avoient desiré, & les faict non seullement
agreables, mais merveillables a tout le monde.
Or icy je ne parle point de celluy don du ciel,
puis qu’il n’est en nostre povoir de l’acque-
rir de nous mesme. Mais seullement je desire
scavoir par quel art, par quelle discipline, &
par quel moyen, peine, industrie, & soing ceulx
a qui nature a donné qu’ilz soient ydoines d’estre
douéz[sic] de bonne grace: peuvent acque-
rir icelle bonne grace, tant es excercices du
corps, esquelz vous l’estimez si necessaire, com
me encore en toutes les aultres choses, que lon
faict, ou que lon dict. Et pourtant ainsi qu’en
la nous louant grandement en ceste qualité, vous
avez comme je croy, a tous engendré une soif
ardente de l’acquerir, pour la charge, que ma
dame Emillie vous a donné, vous estes aussi
tenu de l’estancher, en nous enseignant les
moyens de l’avoir. Je ne suis tenu dict le Conte,
de vous enseigner a avoir bonne grace, ne aul
tre chose, mais seullement a vous monstrer quel
doibt estre ung bon Courtisan. Et me garde- ray bien
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XXXIIIIXXXIII
ray bien de prendre charge de vous enseigner
ceste perfection, mesmement ayant dict ung
peu devant que le Courtisan doibt scavoir lui
cter & voltiger, & tant d’aultres choses, les-
quelles comment vous scauroys je enseigner,
quant je ne les ay aprins, & scay bien que le
scavez & congnoissez? Il souffit, si comme ung
bon souldart scait dire a l’armurier de quelle
facon, de quel tour, & de quelle bonté doibt estre
le harnoys, ne pourtant luy saiche enseigner
a le faire, ne comment il le fault battre, ou trem
per: semblablement souffira si je vous scauray
par adventure dire quel doibt estre ung par-
faict Courtisan: & non enseigner, comme vous
debvez faire pour le devenir. Et toutesfoys
pour satisfaire encore entant que mon povoir
se peult estandre, a vostre demande, combien
qu’il soit quasi en proverbe, Que la bonne gra
ce ne se apprend point, je dictz que qui voul-
dra avoir bonne grace es excercices corporelz,
presupposant premierement qu’il ne soit in-
habile par nature, il doibt commancer de bon-
ne heure, & apprendre les principes soubz
tresbons maistres, laquelle chose, combien elle
sembla d’importance, a Philippes Roy de Ma
cedoyne, se peult comprendre de ce qu’il vou
lut qu’Aristote philosophe tant renommé, &
paradventure le plus grand qui fut jamais au
monde, fust celluy qui enseigna les premiers
elemens des sciences a Alexandre son filz. Et
entre les hommes que nous congnoissons au

e
Fac-similé BVH

[33v] LE PREMIER
jourduy, considerez comme bien & en bonne
grace le seigneur Galleas de sainct Severin grant
escuyer de France faict tous les exercices de
corps. Et ce pour autant que oultre la naturel-
l[unclear]e disposition, qu’il a de sa personne, il a mis
toute sollicitude a les aprendre soubz bons mai
stres, & avoir tousjours d’excellens hommes au
pres de luy, & de chascun prendre le meilleur
de ce qu’ilz scavent. Car si comme a luycter vol-
tiger, & a manier plusieurs sortes d’armes il a
tousjours tenu pour guide nostre messire Pier
remont, lequel comme vous scavez, est le vray
& seul maistre de toute artificielle force & le
giereté. Pareillement a chevaucher, jouster, &
en chascune aultre chose que ce soit, il a tous
jours eu devant les yeulx les plus parfaitz qui
ayent esté congneuz en celles professions. Qui
doncques vouldra estre bon disciple oultre
qu’il luy fault faire les choses bien, il doibt con
tinuellement mectre toute diligence, pour res
sembler a son maistre, & s’il estoit possible, se
transformer en luy. Et quant il se sent desja a-
voir proffité, il sert beaucoup de veoir plu-
sieurs hommes de celle profession, & en se con-
duisant par celluy bon jugement qu’il doibt
tousjours avoir pour guyde, aller choisissant
tantost de l’ung, tantost de l’aultre diverses per-
fections & singularitez. Et comme la mouche a
miel, es prez verdoyans entre les herbes tous-
jours va cueillant les fleurs, semblablement
nostre Courtisan doibt rober ceste bonne gra
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXIIII
ce de ceulx qui luy sembleront l’avoir, & de
chascun celle partie qui sera plus louable: ne
faisant pas comme ung de noz amys, que
vous congnoissez tous, qui cuydoit fort res-
sembler au Roy Ferrand le jeune d’Aragon,
& si ne mectoit peine de l’ensuyvre en nulle
chose, que a haulser souvent la teste en torsant
une partie de la bouche qui estoit une coustu
me advenue au Roy par malladie. Et en treu
ve lon de telz qui pensent faire assez, mais quilz
semblent a quelque grand personnaige en
quelque chose, & se prennent bien souvent a
celle facon de faire qui en cestuy là est, seulle
vicieuse. Mais en ayant plusieursfoys en moy
mesmes debatu, dont vient ceste bonne grace
laissant a part ceulx qui la tiennent de la
faveur du ciel, je treuve une reigle tresuniver
selle, qui me semble servir quant a ce point,
en toutes les choses humaines que lon faict,
ou que lon dict plus que nulle aultre, c’est de
fuyr le plus que lon peult comme une tresapre pe-
rilleuse roche, l’affectation: & pour dire, peult
estre, une parolle neufve, d’user en toutes cho
ses d’une certaine nonchallance, qui cache l’ar
tifice, & qui monstre ce que lon faict comme
sil estoit venu sans peine & quasi sans y pen
ser. De la je pense que la bonne grace depen-
de beaucoup. Car des choses rares, & bien fai
ctes chascun en entend la difficulté, dont advient
que la facilité en elles engendrentengendre merveille
tresgrande. Et au contraire faire par force &

e ij
Fac-similé BVH

[34v] LE PREMIER
(comme lon dict) tirer par les cheveulx donne
merveilleusement maulvaise grace, & fait peu
estimer chascune chose pour grande qu’elle
soit. Et pourtant lon peult dire que celluy est
vray artifice qui ne semble point estre arti-
fice, & ne doibt lon plus mectre ailleurs de
soing, qu’a le cacher. Car s’il est descouvert,
il oste le credit entierement, & faict que l’hom
me en est peu estimé. Et si me souvient avoir
leu avoir esté aulcuns antiques orateurs tres
excellens, lesquelz entre leurs aultres industries,
s’efforcoient de faire croyre a chascun qu’il n’a
voient aulcune congnoissance des lettres, &
dissimulant leur scavoir, monstroient leurs ha
rangues estre faictes tressimplement plustost
ainsi que nature leur donnoit a la verité, que
par art & diligence, laquelle si elle eust esté con
gneue, eust mis en doubte les entendemens
des hommes d’estre trompez par ce moyen. Par
ainsi voyez comme monstrer l’artifice, & une
si ententive diligence oste la grace de chascu
ne chose. Quant nostre messire Pierre Paul dan-
se a sa facon avecques ses petitz sautelletz &
ses jambes r’acoursies sur la poincte des piedz,
sans remuer la teste comme s’il estoit tout de
boys si ententivement, que certes il semble quil
voyse comptant ses pas, qui est l’oeil si aveugle
qui ne voye en cella la mauvaise grace de son
affectation, & la bonne grace en plusieurs hom
mes & femmes qui sont icy presentpresents de celle non-
challante agilité? Car es mouvemens du corps
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXV
communement on l’appelle ainsi (par ou soit) en
parlant, ou riant, ou l’accommodant, ilz mons-
strent de non estimer ce, qu’ilz font, ou dient,
& de penser plus a toute aultre chose, qu’a ce
la pour faire croyre a qui les veoit, que quasi
ilz ne scauroient, ou pourroient faillir. Sur ce
point messire Bernard sans plus attendre, va
dire, Regardez que nostre messire Robert a
trouve a la parfin quelqu’ung qui loue sa facon
de danser. Puis que tous vous aultres n’en fai
ctes point de cas. Car si ceste excellence consi
ste en la nonchalance, & a monstrer de non esti-
mer ce que lon faict, mais plustost penser a tou
te aultre chose, messire Robert n’a point de
pareil au monde pour danser. Car pour bien
monstrer qu’il n’y pense point, le plussouvant
il se laisse cheoir la robbe des espaulles, & les
pentoufles des piedz, & sans recuillirrecueillir l’ung, ne
l’aultre, ne cesse point d’aller dansant. A cella
respondit le Conte. puis que vous voulez que
je parle, je parleray aussi de noz vices. Ne vous
appercevez vous pas, que ce que vous appel
lez en messire Robert nonchalance est vraye
affectation? Car lon congnoist clairement qu’il
s’efforce de tout son pouvoir monstrer de n’y
penser point, & cela est y penser trop. Et pour-
ce qu’il passe certains limites de mediocryté,
celle nonchalance est affectee & luy siet mal: &
une chose, qui droictement vient au contraire
de ce, quil avoit presupposé: Cestassavoir de ca
cher l’artifice. Or je n’estime point estre moin-

e iij
Fac-similé BVH

[35v] LE PREMIER
dre vice l’affectation en la nonchallance (laquelle
est en soy louable) comme de se laisser cheoir la
robbe des espaules, qu’en la propreté (que pa-
reillement est en soy louable) comme de porter
la teste si fort droicte de paour de gaster la per
ruque, ou tenir au fons du bonnet ung mirouer,
& ung pigne en la manche, & avoir tousjours
apres soy ung paige par les rues avecques des ver
ges a nectoier, & des descrotoyres. Car la pro
preté & nonchallance qui sont de ceste maniere
tendent trop a l’extremité. ce qui est tousjours vi
cieux, & contraire a celle pure, & amiable sim
plicité, qui tant est agreable aux entendemens
humains. Regardez come ung gendarme a maul
vaise grace, quant il s’esforce aller si droit, & se
guinde sur la selle? & comme nous disons costumie
rement, a la Venicienne, a comparaison d’un aul
tre qui semble ny penser point, & qui est a cheval
aussi delivre, & asseuré comme s’il estoit a pied?
De combien plaist plus, & de combien est plus
loué ung gentilhomme portant armes, quant il est
moderé, peu parlant, & moins se vantant, que
n’est ung aultre qui ne cesse de louer soimesme,
& qui en bravant & blasfemant semble qu’il
menace le monde? Et cella n’est aultre chose
qu’affectation de vouloir sembler vaillant hom-
me. le semblable advient en chascun exercice,
ou plustost en chascune chose que lon peult au
monde faire, ou dire. A l’heure le seigneur magni
ficque. cela encores (dict il) se verifie en la mu
sicque, ou est ung tresgrand vice faire deux
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXVI
consonances parfaictes l’une après l’aultre: telle
ment que le mesme sentement de nostre ouye
abhorrist, & souvent mieulx ayme une secon
de, ou une sepitesmeseptiesme, qui est a soy dissonnante,
aigre, & intolerable: & cela procede de ce que
les continuer es parfaictes, engendre une fasche
rie, & monstre une armonye trop affectée: ce que
lon evite en meslant les imparfaictz, & quasi
faisant ung paragon, ou noz oreilles demeurent
plus ravies. & plus couvoyteusementconvoyteusement entendent,
& goustent les parfaictes: & par foys prennent
plaisir en celle dissonnance de la seconde, ou de
la septiesme, comme de chose non chalue. Veez
là doncques (respond le Conte)qu’en cecy nuict
l’affectation comme es aultres choses. Lon dict
oultre plus ung proverbe avoir esté empres
tresexcellentz painctres antiques, qui disoient,
Trop de diligence nuysible: & Prothogenes
avoir esté blasmé par Appelles de ce qu’il ne
scavoit oster les mains de dessus le tableau.
Lors dist messire Cesar, Ceste mesme tache
semble que aye nostre frere Seraphin de ne
scavoir oster les mains de dessus la table, a
tout le moins que la viande ne soit du tout
ostée. le Conte se print a rire, & apres avoir
ung peu riz, continua. Apelles vouloit dire que
Prothogenes en la paincture ne congnoissoit
pas ce qui souffisoit, que n’estoit aultre chose,que
de le reprendre d’estre affecté en ces ouvrages.
Ceste vertu doncques contraire a l’affecta-
tion, laquelle nous appellons pour ceste heure

e iiij
Fac-similé BVH

[36v] LE PREMIER
nonchalance, oultre qu’elle est vraye fontaine,
dont desrive la bonne grace, elle porte encore
avec soy ung aultre advantaige, lequel accom
paignant telle action humaine, que lon vouldra
pour petite qu’elle soit, non seullement declai
re incontinent le savoir de celluy qui la faict:
mais bien souvent le faict extimer beaucoup
plus grant, quil n’est en effect. Car es entendemens
des assistans. il imprime une opinion, que cel
luy qui bien faict si aiseement, saiche beaucoup
plus que ce qu’il faict, & que s’il mectoit soing,
ou peine en ce qu’il faict, il le pourroit faire
beaucoup mieulx, & pour repliquer les mes-
mes exemples: ung homme qui manie les ar
mes, si pour gecter ung dard, ou en tenant
une espée en la main, ou aultre baston, il se
mect sans y penser agillement en une prom-
pte adresse, avecques telle facilité qu’il semble
que tout le corps & tout les membres soient na
turellement en celle disposition, & sans y pei-
ner, encore quil ne face aultre chose, sy se mon-
stre il a chascun tresparfaict en cest exercice. Pa-
reillement a danser ung pas seul, ung seul mou
vement de la personne declaire le scavoir de cel
luy qui danse, & ung musicien si en chantant, il en-
tonne une seulle notte finissant avecques ung
doulx accent, en ung passaige decouppé en
telle facilité qu’il semble qu’il le face ainsi d’a
vanture. Par ce seul point, il faict congnoistre
qu’il scait beaucoup plus, qu’il ne monstre. Sou
vant aussi en la paincture une ligne seulle non
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXVII
travaillée, ung seul traict de pinseau aiseement
tiré en facon qu’il semble que la main sans estre
guydée par estude ou artifice aulcun, voyse
d’elle mesme a son but selon l’intention du
painctre, manifeste clairement l’excellance de
l’ouvrier. Endroict l’opinion duquel chascun
s’estend apres selon son jugement, & le sembla
ble entrevient quasi de toute aultre chose.
Fault doncques que soit nostre Courtisan ex-
timé excellant, & qu’il ayt en toute chose bon
ne grace, & principallement en parlant il fuyra
l’affectionl’affectation, qui est erreur ou plusieurs encourent,
& par foys aulcuns de noz Lombardz plus que
les aultres, lesquelz s’ilz ont esté ung an hors de
leur maison, incontinent quilz sont retournez com
mancent a parler Romain, & quelque foys Espai-
gnol, ou Francoys, & dieu scait comment. Tout
cela, procede de trop grand desir de monstrer sca-
voir beaucoup, qui sotsontmoyens ou lon mect grant
soing & diligence pour acquerir ung vice tres
hayneux. Et sans doubte ce me seroit grande
peine, si en cestuy nostre devys, je vouloye
user de celles antiques parolles Thoscanes, qui
sont reffusées de l’acoustumance des Thoscans
du jourd’huy: & croy que chascun de vous s’en
mocqueroit. Lors messire Federic, Veritable
ment dict il, en devisant entre nous, comme nous
faisons a ceste heure, peult estre quil seroit mal
a propos user des antiques parolles Thosca-
nes que vous dictes. Car ainsi que vous avez
touché donneroient peine a celluy qui les diroit,
Fac-similé BVH



[37v] LE PREMIER
& a ceulx qui les orroient, & ne seroient de plu-
sieurs entendues sans grosse difficulté. Mais
qui se mectroit a escripre, je cuyderoye bien
qu’il feroit erreur en n’en usant point, par ce
qu’elles donnent une merveilleuse grace & au-
ctorité aux escriptures, & d’elles ressort ung
langaige plus grave, & plain de majesté, que
des modernes. Je ne scay (dict le Conte) quelle
grace ou auctorité peuvent donner aux escri-
ptures celles parolles que lon doibt fouyr non
seullement euen l’usaige de parler comme nous fai
sons maintenant ce que vous mesmes confessez,
mais encores en toute aultre chose que lon peult
imaginer. Car si a tel homme que lon vouldra
(mais qu’il soit de bon jugement) il advenoit de
faire une harangue de matieres graves au mes-
mes senat de Florence, qui est le chef de la Tho
scane, ou parler en particullier a personnaige
de reputation en celle cité de quelques affaires
de consequence, ou paradventure a quelque ung
de ses privez & familliers de choses plaisantes,
ou avecques dames & gentilzhommes de l’amour,
ou en mocquant, & se jouant en festes, & assem-
blées, en quelque lieu ou temps tant propre que ce
soit, je suis certain qu’il se garderoit d’user de
parolles Thoscanes antiques. Et s’il en usoit,
oultre qu’il se feroit mocquer, causeroit beau
coup d’ennuy a ceulx qui le vouldroient escou
ter, il me semble doncques fort estrange que lon use
en escripvant des parolles pour bonnes, lesquel
les lon vueille eviter comme vicieuses en chas-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXVIII
cune sorte de parler: Et vouloir que ce que ja-
mais n’est convenable a parler, soit le moyen
plus convenable dont lon puisse user a escripre.
Car selon mon opinion, l’escripture n’est aultre
chose sinon une forme de parler, qui demeure
encore apres que l’homme a parlé, & quasi
une imaige ou plustost la vie des parolles. Et
pourtant au parler, lequel se perd incontinent
que la voix est sortie, sont aulcunes choses par-
advanture tollerables qui ne seroient pas a l’es-
cripre. Car l’escripture conserve les parolles &
les soubzmet au jugement de qui la list, &
donne temps de les considerer meurement. Donque,
il est raisonnable que lon mecte en l’escriptu-
re plusgrande diligence pour la faire plus corre-
cte, & cultivée: & toutesfoys non pas en facon
que les motz escriptz soient differens de ceulx que
lon dist:[unclear] mais qu’en escripvant que lon choisisse
les plus correctz, dont lon use en parlant. Et si
a escripre estoit licite ce, qui n’est licite a par-
ler, a mon advis qu’il en naistroit ung tresgrant
inconvenient: qui est que lon pourroit user de
plus grande licence en celle chose, en laquelle
on doibt user de plus grande sollicitude, & le
travail que lon mect a escripre, en lieu d’ayder
porteroit nuysance. Parquoy il est certain
que ce qui est convenable a l’escripre est aussi
convenable a parler, & le parler est tresbeau
qui est semblable aux beaulx escriptz. Da-
vantaige j’estime qu’il soit plus necessaire
estre entendu en escripvant que en par-
Fac-similé BVH



[38v] LE PREMIER
lant: car ceulx qui escripvent, ne sont pas tous-
jours presens avec ceulx qui lisent, comme ceulx
qui parlent avec ceulx, ausquelz ilz parlent. donc-
ques je loueroye que oultre l’eviter plusieurs
parolles Thoscanes, lon print encore seureté
d’user tant en parlant, qu’en escripvant, de cel
les que au jourd’huy sont en usage en Thoscha
ne, & es aultres lieux D’ytalie, & qui ont quel-
que grace en la pronunciation. Et me semble
que celluy qui s’impose aultre loy, n’est pas bien
asseuré de non encourir en celle affectation tant
blasmée, dont nous parlions ung peu devant. A
l’heure messire Federic, Seigneur Conte, je ne
vous peulx nyer que l’escripture ne soit une
facon de parler, & si vous dy que si les parolles
que lon dict ont en soy quelque obscurité le
propos ne penetre point en l’entendement de qui
les oyt, dont en passant sans estre entendu, il de
vient frivolle, & sans efficace, ce qui n’entrevient
point a lescripre. Car se les parolles dont cel-
luy qui escript use, portent avecques soy ung peu
je ne diray pas de difficulté, mais de subtilité
cachee, & non congneue, de prime face, comme
celles que lon dict en parlant ordinairement, elles
doibvent une certaine plusgrande auctorité a
l’escripture: & font que le lisant va plus retenu,
sur ses gardes & mieulx consideré, & prent plai
sir en l’esperit & doctrine de l’escripvant. Et
prenant ung peu de peine avecques son bon
jugement, gouste le plaisir qu’on a de venir au
bout des choses difficilles. Et si l’ignorance de
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXIX
celluy qui list, est si grande qu’il ne puisse sur
monter les difficultez, qu’il treuve, ce n’est pas
la faulte de l’aucteur, & ne doibt on pourtant
extimer que ce langaige ne soit beau. Au moyen
dequoy, je pense qu’a escripre il soit convena-
ble user de parolles Thoscanes, voyre de cel-
les seullement, dont les Thoscans antiques ont
usé. Car cela est grant tesmoignage, & approu
vé du temps qu’elles soient bonnes & significati-
ves de ce pourquoy lon les usurpe: & davan-
taige elles ont celle grace & reverence que l’anti-
quité baille, non seullement aux parolles, mais
aux edifices, aux statues, aux painctures, &
a chascune aultre chose qui est souffisante a
la confirmer. Et font bien souvent avecques ceste
preeminence seullement la face belle de l’elocu-
tion. De la vertu de laquelle, & de son elegance
chascun subject (pour bas quil soit) peult estre
si grandement aorné qu’il merite souveraine
louenge. Mais ceste vostre accoustuman-
ce, dont vous faictes tant de cas me sem-
ble fort dangereuse, & bien souvent peult estre
maulvaise. Et si quelque vice de parler se treu
ve avoir gaigné credit entre plusieurs igno-
rans, il ne m’est point advis que pourtant lon le
doibve prendre pour une reigle, ne que les aultres
les doibvent ensuyvre. Avecques ce les coustu-
mes sont fort differentes: & n’y a cité noble en
Italie qui n’ayt quelque differente maniere de
parler de toutes les aultres. Et pource quand[unclear]
vous ne vous restraingnez point a declarer[unclear]
Fac-similé BVH



[39v] LE PREMIER
qui est le meilleur, ung homme se pourroit ar-
rester a la Bergamesque, aussi bien qu’a la Flo
rentine, & selon ce que vous dictes, n’y auroit
erreur aulcun. Dont me semble que qui veult
eviter toute doubte, & estre bien asseuré, il est
necessaire de ce proposer ung peu a ensuyvre
le langaige, lequel par consentement de tous soit
estimé bon, & l’avoir tousjours pour guyde
& pavoys contre qui vouldroit reprandre. Et
cestuy tel, quant au vulgaire, je pense qu’il ne
puisse estre aultre que le Petrarche, & le Boc
cace, & que qui s’eslongne de ces deux, va a
tastons, comme qui chemyne en tenebres sans lu
miere, & pource bien souvant fault le chemin.
Mais nous aultres sommes si hardyz, que nous ne
daignons faire ce qu’ont faict les bons anciens:
cestassavoir, vacquer & entendre a l’imitation,
sans laquelle j’estime que lon ne peult bien escripre.
Et me semble que Virgile nous monstre grand
tesmoignaige de cela, lequel combien que par son
esperit & jugement plus que divin, il osta esperance
a tous ceulx qui viendront apres luy de le pou-
voir bien imiter, il voulut neantmoins imiter
Homere. A l’heure le seigneur Gaspard Pal-
voysin. Ceste disputation (dist il) d’escripre en
verité est bien digne d’estre ouye: toutesfoys
il seroit plus a nostre propos si vous nous en
seignez en quelle maniere doibt parler nostre
Courtisan. Car il me semble quil en a plus grand
besoing, & qu’il luy advient plus souvent a se
servir de parler, que de l’escripre. Le magnifi-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XL
que respondit. A nostre Courtisan si excel-
lant & si parfaict, il ny a point de doubte
qu’il ne soit necessaire de scavoir l’ung & l’aul-
tre: & que sans ces deux conditions parad-
venture toutes les aultres ne seroient pas beau-
coup dignes de louanges. Au moyen de quoy,
si le Conte veult satisfaire a son debvoir, il en
seignera au Courtisan non seullement a par-
ler, mais aussi bien a escripre. Lors le Conte
dist. Seigneur magnificque, je n’accepteray
pas ceste emprinse, car grande folie seroit la
mienne de vouloir enseigner aux aultres, ce
que moymesmes ne scay pas. Et quant ores je
le scauroys, non moindre folie seroit penser
de pouvoir faire en si peu de parolles, ce qu’a-
vecques si grande estude & travail a peine a
este faict par hommes tressavans aux escriptu
res, ausquelz je r’envoyroye nostre Courtisan
quant ores je seroye tenu de l’enseigner a escri
pre & a parler. Lors dist messire Cesar. le sei
gneur magnificque entend de parler & escri-
pre vulgaire, non pas latin. Et pourtant ce-
les escriptures des hommes scavans ne sont pas
a nostre propos: mais il fault que vous dictes
touchant cela, ce que vous en scavez: car du
reste nous vous en tiendrons pour excusé, Je
l’ay ja dict (respond le Conte) Mais quant lon
parle de la langue Thoscane, paradventure
que ce seroit plus le debvoir du seigneur ma-
gnificque que de nul aultre en donner la
sentence. Le magnificque dist, je ne peulx, ne
Fac-similé BVH



[40v] LE PREMIER
ne doibs raisonnablement contredire a qui dit
que la langue Thoscane soit plus belle que les
aultres. Bien est vrai que plusieurs parolles
se trouvent en Petrarque & en Boccace, qui
maintenant sont entrelaissées[sic] de l’acoustumance
du jourd’huy. Et de celles (quant est a moy) je
n’useroye jamais n’en parlant n’en escripvant: &
croy que eulx mesmes (s’ilz eussent vescu jusques
icy) n’en useroient pas. A l’heure dist messire Fe-
deric, mais plustost en useroient. Et vous aul-
tres seigneurs debvriez renouveller vostre lan-
gaige, & ne laisser perir comme vous faictes, car
desormais lon peult dire que lon en ayt moin
dre congnoissance a Florence qu’en plusieurs aul
tres lieux D’ytalie. Respond messire Bernard.
ces parolles dont lon n’use plus a Florence, sont
demourées aux Paisans. Et, comme si elles estoient
corrumpues & gastées par la vieillesse, sont reffu
sées des gentilzhommes, & citadins. Lors ma da
me la Duchesse. ne sortons point (dist elle) du
premier propos: & faisons que le Conte ensei-
gne au Courtisan a bien parler & bien escripre
soit en Thoscan, ou ainsi que lon vouldra. Res-
pondict le Conte, ma dame j’ay ja dict ce que j’en
scavoye, & tiens que les mesmes reigles qui servent a
enseigner l’ung, servent encore a enseigner
l’aultre. Mais puis que vous le me commandez,
je diray ce qu’il m’en semble, pour respondre a
messire Federic, lequel a diverse opinion de la
mienne. Et paradvanture qu’il me sera besoing
deviser ung peu plus longuement qu’il ne con-

viendroit,
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XLI
viendroit, mais ce sera tout ce que j’en puis di
re. Premierement je dy, que selon mon juge-
ment ceste nostre langue, que nous appellons,
vulgaire, est encore tendre & nouvelle. Con-
bien
Com-
bien
qu’il y ayt ja long temps que lon l’acou-
stume. car pour avoir esté L’ytalienon seulle-
ment vexée, & pillée, mais longuement habitée
par les Barbares & estrangiers, moyennant
la conversation d’icelles nations la langue lati
ne est corrumpue & gastée, & d’icelle corrup
tion sont nez autres langaiges, lesquelz si com
me les rivieres de la cyme de la montaigne de
L’appenyn sase despartent & courent es deux
mers: semblablement les langues se sont aussi
divisées, dont les aulcunes collorez[sic] de latinité
sont parvenues par divers chemins en une con
trée, qui en une aultre les adresse & conduict,
les aultres confiz en Barbarie sont demeurez[sic]
en Italie, Dont est advenu que ceste nostre langue
entre nous a esté longuement incomposée & diffe
rente pour ne s’estre trouvé personne qui aye mis
sollicitude n’escript en icelle, ne cherché de luy
donner polissement ou grace aulcune. Et tou
tesfoys elle a despuis esté ung peu plus culti-
vée en Thoscaneque es aultres lieux D’Italie.
Parquoy semble que la fleur despuis les pre-
miers temps en soit la demeuré pour avoir cel
le nation gardé gentilz accentz en la pronun-
ciation, & ordre de grammaire en ce qui con-
vient plus que les aultres. Et pour avoir eu
troys nobles aucteurs lesquelz avecques les

f
Fac-similé BVH

[41v] LE PREMIER
parolles & termes, dont lon usoit a la coustu
me de leur temps, ont ingenieusement expri-
mé leurs conceptions. ce qui (a mon advis) est
advenu plus heureusement a Petrarcque en-
droit les matieres d’amours, que aux aultres.
Despuis naissant de temps en temps non seulle
ment en Thoscane, mais en toute Italye entre
les nobles hommes, & ayans hanté les cours,
les armes, & les letres, quelque affection de bien
parler & escripre plus elegamment que lon ne
faisoit en celle premiere eage rouillée & sau-
vaige, lors que le feu des calamitez infligées par
les Barbares n’estoit encores estainct, plusieurs
parolles ont esté laissées tant en la mesme cité
de Florence, & en toute la Thoscane comme au
demourant D’ytalie. & en lieu d’elles lon en a
reprins d’aultres, en quoy si est faicte ceste mu
tation qui se faict en toutes les choses humai-
nes. ce qui est tousjours entrevenu aux aultres
langaiges aussi, car si les premieres escriptures
latines anciennes eussent duré jusques a ceste heu
re, nous verryons que aultrement parloient Evan
der & Turnus & les aultres latins du temps d’a
lors que ne faisoient par apres les derniers Roys
romains, & les premiers consulz. Regardez
que les vers que chantoient les prestres Saliens
a peine estoient entenduz des Sactessenes, mais
pour avoir este ainsi ordonnéz[sic] par les pre-
miers fondateurs, on ne les changeoit point pour
reverence de la religion? En pareil cas d’eage
en eage les Orateurs & poetes allerent laissant
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLII
plusieurs termes, dont les predecesseurs avoient
usé: en facon que Antonius Crassus, Orten-
se, Cicero esvitoient plusieurs de celles de
Caton & Virgille, beaucoup de celles de En-
nius. Et ainsi feirent les aultres, lesquelz enco
re qu’ilz portassent reverence a l’antiquité: tou
tesfoys ilz ne l’estimoient pas tant qu’ilz voul-
sissent luy avoir celle obligation, que vous vou
lez que nous luy aions. Aincois ou bon leur sem
bloit, la blasmoient, comme Orace qui dist que
ses ancestres avoient faulsement loué Plaute,
& veult que lon aye povoir d’acquerir nou-
veaux motz. Et Cicero en beaucoup de lieux
reprend plusieurs desdictz predecesseurs. Et pour
blasmer Sergius galba, il afferme que ses haran
gues tenoient de l’antique: disoit aussi que Ennius
mesme desprisa en aulcunes choses ses prede-
cesseurs: de sorte que si nous voulons imiter
les antiques nous ne les imiterons pas. Et Vir-
gille (que vous dictes avoir imité Homere) ne
l’imite pas au langaige. Par ces raisons (en tant
que a moy touche) je me garderoie tousjours
d’user de parolles antiques, excepté en aul-
cuns passaiges: & la mesme non gueres sou-
vant. Et me semble que qui aultrement en use, face
erreur non moindre que qui vouldroit pour en-
suyvre les antiques, se nourrir encore de gland
apres que l’habondance du blé a esté trouvee.
Et pource que vous dictes que les antiques let-
tres seullement avecques celle preheminence
d’antiquité aornent si fort chascun subject pour

f ij
Fac-similé BVH

[42v] LE PREMIER
bas qu’il soit, qu’elles le peuvent faire digne de
grand louange, je dy que je ne fais tant d’esti-
me non seullement de parolles antiques mais
encore les propres & sonnantes sans moelle: de bel
les sentences, ne doibvent estre raisonnable-
ment prisées. Car diviser les sentences des pa
rolles est d’iviserdiviser lame du corps. Qui est cho-
se qui ne se peult faire en l’ung n’en l’aultre
sans la destruction des deux. Ce qui doncques
est de principalle importance & necessaire au
Courtisan pour parler & bien escripre, j’esti-
me que ce soit le scavoir. Pource qui n’est sca
vant, & qu’en l’entendement n’a chose qui me-
rite d’estre entendue, ne la peult dire ne escrip
re. En apres est besoing disposer par bon or-
dre ce que lon a a dire ou a escripre, & conse-
quemment l’exprimer bien par parolles, lesquel-
les, si ne suis deceu, doibvent estre propres,
choysies, elegantes, & bien composées, & sur
tout acoustumées par l’usaige du populaire.
Car se sont elles qui font les magnificences &
pompes des harangues, si celluy qui parle a bon
jugement & diligence, & s’il scait prendre les
plus signifiantes de ce qu’il veult dire, & les
exaulser. Et en les formant comme cyre a son
plaisir, les colloquer en telle part, & avecques
tel ordre que de prime face elles monstrent &
facent congnoistre leur dignité & reluysance
ainsi que tableaux de painctures mis a leur
bon & naturel jour. Et ce dis je tant de l’escri-
pre que du parler. Auquel toutesfoys sont aulcu
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXIIIXLIII
nes choses requises qui ne sont pas necessaires
a l’escripre, comme la voix bonne & non trop
gresle, ou molle, come d’une femme, ne aussi tant
austere ne aspre qu’elle tienne du paisant: mais
sonnante, claire, doulce, & bien composée avec
ques une pronunciation necte & une conte-
nance & gestes convenables. Lesquelz (se-
lon mon advis) consistent en certains mouve-
mens de tout le corps non affectez ne violentz,
mais attrempez avecques ung visaige accom-
modé & ung mouvoir d’ieulx qui ayt grace,
& qui s’accorde avecques les parolles & qui
avecques les gestes signifie le plus qu’il est
possible l’intention & vouloir de celluy qui
parle. Mais toutes ces choses seroient vay
nes & de petite consequence si les sentences
& parolles exprimées n’estoient, belles inge-
nieuses, subtiles, elegantes, & graves selon le be
soing. Je doubte (dist a l’heure le seigneur Mo
rel) que si le Courtisan parle avec si tresgrande
elegance & gravité, lon trouvera de ceulx entre
nous qui a mon advis ne l’entendront. Mais
plustost de chascun sera entendu, respond le
Conte. car la facilité n’empesche point l’elegan
ce: ne je ne vueil qui’lqu’il parle tousjours en gravi
té, mais de chosechoses plaisantes, de jeux, de bons
motz, de mocquerie selon le temps, de tout neant
moins en bons sens, & avecques promptitude
& abondance non confuse, sans monstrer en
aulcun endroit vanité ou puerille impertinence:
& quant apres il parlera de choses obscures

f iij
Fac-similé BVH

[43v] LE PREMIER
ou difficilles, je veulx que avecques parolles
& sentences bien distinctes il explicque sub-
tilement son intention, & face claire & plai-
ne toute ambiguité avecques une certaine tradi
tive soigneuse sans fascherie: Semblablement
qu’il scaiche parler avecques dignité & vehe
mence, quant il escherra: & conciter celles af-
fectations que noz couraiges ont en eulx &
les eschauffer, ou mouvoir selon le besoing. tel
le foys avecques une simplicité de celle nayf-
veté, qui faict sembler que nature mesme par
le, les entretenir, & quasi enyvrer de douceur:
& en telle facilité que celluy qui escoute, esti-
me qu’il pourroit encores luy mesmes a bien
peu de peine parvenir a ce degré, & s’il vient a en
faire l’essay, qu’il se treuve bien loing de là. Je
vouldroye que nostre Courtisan parla & es-
cripvi
es-
cripvist
en telle maniere, & print les termes
beaulx & elegans, non seullement de tous les
quartiers D’ytalie: mais je vouldroye aussi qu’quil
usa quelque foys d’aulcuns des vocables Fran
coys & Espaignolz qui ja sont receuz en nos-
tre acoustumance. Et pourtant il ne me de-
plairoit point qu’il emploia quand il luy vien
droit a propos des motz tirez des deux lan-
gues dessusdictedessusdictes & passées en nostre usaige:
pourveu qu’il espera estre entendu. Aulcunes-
foys je vouldroye quil print aulcuns termes en
aultre signification que la leur propre, & en les
transportant a propos, quasi les entaentast come le greffe
d’ung arbre en ung meilleur, tant pour les fai-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLIIII
re plus plaisans & plus beaulx, & quasi apro-
cher les choses au sentement des propres yeulx,
& come lon dict, les faire toucher au doigt avec
declaration de celluy qui list, ou escoute, & si ne
vouldrois point quil craignist d’en former encore
des nouveaulx avecques nouvelles figures de
parler, en les tirant & desduisant par bon moien des
latins, ainsi que jadis les latins le tiroient des
Grecz. Or entre les hommes lettrez, & de bon es
perit, & jugement, qui aujourduy entre nous se
treuvent, s’il y en avoit qui s’adonnassent a escripre
en la maniere devant dicte en ceste nostre langue
choses dignes d’estre louées, nous la verrions
bien tost cultivee & habondante en belles figures
& cappable que lon escripvist en elle aussi bien,
comme en quelque aultre que ce soit. Et si elle n’estoit
pure Thoscane ancienne, elle seroit Italienne come
copieuse & diversifiée, & quasi come ung deli-
cieux jardin plain de diverses fleurs & fruictz:
& si ne seroit point chose nouvelle. Car des qua
tre langues, que les aucteurs grecz avoient en ac
coustumance en eslisant de chascunes parolles
stille & figures ainsi que mieulx a propos leur ve
noit, ilz en faisoient naistre ung aultre qui s’appel
loit commune, & apres soubz ung seul nom les ap
pelloient toutes cinq la langue grecque: & com-
bien que l’Athenienne fust elegante, pure, & fa
conde plus que les aultres, les bons aucteurs qui
n’estoient point Atheniens de nation, n’y travail
loient pas tant qu’a la mode d’escripre, affin qu’a
la santeur & proprieté de leur naturel parler, ilz ne

f iiij
Fac-similé BVH

[44v] LE PREMIER
feussent congneuz. si n’estoient ilz point pour
tant mesprisez, mais plustost ceulx qui vou-
loient ressembler Atheniens, en rapportoient blas
me. Entre les aucteurs Latins y en eut encores
plusieurs non Romains qui furent prisez en leur
temps. Combien qu’en eulx ne se trouva celle pure
te propre de la langue Romaine, ou peuvent a
tard parvenir ceulx qui sont d’aultre nation. Ti-
te Live ne fust pas reffusé, encore que quelcun
dist avoir en luy trouvé une certaine Patavini
té, ne aussi Virgile. combien qu’il luy fust repro
ché qu’il ne parloit pas Romain. Et come vous
scavez, il y eut beaucoup d’aucteurs Barba-
res de nation qui furent louez, & estimez a Ro-
me. Mais nous voulans faire des severes plus
que les antiques, a nousmesmes imposons
certaines loix nouvelles hors de propos. Et en
cores que nous ayons devant noz yeulx les che-
mins ferrez, & battuz, nous cherchons d’aller
par les adresses & sentelletes, pource que en no-
stre propre langue, de laquelle comme toutes les
aultres, l’office est de bien, & clairement expri
mer les conceptions de nostre pensée, nous nous
delectons d’y avoir obscurité, & en l’appellant
langue vulgaire voulons en elle user de parolles
qui ne sont entendues, ne du vulgaire, ne des no-
bles, & gens litterez, & dont lon n’use en lieu que
ce soit, sans avoir regard que tous les bons an
tiques blasment les parolles reffusées de l’accou
stumance, laquelle vous ne congnoissez pas
bien a mon advis. Car vous dictes que si quelque
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLV
vice de parler a gaigné credit entre plusieurs
ignorans, lon ne le doibt pourtant appeller cou-
stume, ny ne doibt estre accepté pour une rei
gle de parler. Et come je vous ay ouy dire aul
tresfoys vous voulez, qu’apres en lieu de ca-
pitolle on dye campidoille, & pour Hieronyme
Iherollame, & Aldacieux pour audacieux, &
padron pour patron, & aultres telles parolles
corrumpues & gastées, pource qu’on les treu
ve ainsi escriptes, par quelque vieil Thoscan
ignorant, & pource que les paisans de Tho-
scane disent ainsi aujourd’huy. La bone cou-
stume doncques de parler, je croy quelle naisse
des hommes d’esprit, & que par advertence doctri
ne, & experience ont acquis le bon jugement,
avecques lequel ilz conviennent & consentent
a recepvoir les parolles, qui leur semblent estre
bonnes, que lon congnoist par ung certain juge-
ment naturel, & non par art, ou par reigle aul
cune. Ne scavez vous pas que les figures de par
ler, lesquelles doibvent tant de grace, & de re
luysance a l’oraison sont toutes abusions des
reigles grammaticales, & toutesfoys elles sont
receues & confirmées par l’usaige, pource que
sans en povoir rendre aultre raison elles plai-
sent. Et semble qu’au propre sentement des oreil
les, elles portent une plaisante doulceur. Et croy
que cela soit la bonne coustume, de laquelle peu-
vent estre aussi cappables les Rommains, les Nea
politans, les LombadzLombardz, & les aultres, comme les
Thoscans. Bien est vray qu’en chascune lan-
Fac-similé BVH



[45v] LE PREMIER
gue aulcunes choses sont tousjours bonnes,
comme la facillité, le bel ordre, l’abondance, les
belles sentences, les clauses bien composées. Et au
contraire l’affectation, & les aultres choses op-
posites a celles, dont nous venons de parler, sont
maulvaises, mais des parolles, il en est aulcu-
nes qui durent bonnes quelque temps, & apres enveil
lissent, & du tout perdent leur grace. Aultres
preignent force, & viennent en credit. Car comme
les saisons de l’année despouillent la terre de fleurs
& de fruictz, & puis de nouveau la revestent
d’aultres, semblablement le temps faict deschoir
icelles premieres parolles, & l’usaige en faict
de nouveau recroistre d’aultres, & leur donne
grace & dignité jusques a ce qu’estant consom-
mées peu a peu par l’envieuse morsure du temps,
encore elles viennent aussi a mourir. Pource qu’a
la par fin & nous, & toutes noz choses sont mor
telles. Considerez que de la langue OseaOsca nous
n’avons plus congnoissance aulcune. La Proven
salle que lon peult dire avoir esté celebrée par
nobles escripvains, maintenant des habitans
du pays n’est point entendue. Et pourtant je pen
se, comme bien a dict le Seigneur Magnifique,
que si Petrarque, & Boccace estoient vifz en
ce temps, ilz n’useroient point de plusieurs motz
que nous voyons en leurs escriptz: dont il me sem
ble qu’en ceulx là nous ne les debvons point
imiter. Je loue bien souverainement ceulx qui
scavent imiter ce que lon doibt imiter. Et neant-
moins je ne croy point qu’il soit impossible
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLVI
de bien escripre, sans imiter, & mesmement en
ceste nostre langue. en laquelle nous pouvons estre
aydez de la coustume, ce que je n’oseroye di-
re de la latine. Alors messire Federic. Pour-
quoy voulez vous (dist il) que lon estime plus la
coustume en la langue vulgaire, qu’en la lati-
ne? Aincois respondit le Conte, j’estime que de
l’une & de l’aultre la coustume soit la mai-
stresse, mais pource que les hommes, ausquelz
la langue latine estoit aussi propre comme est a
nous maintenant la vulgaire, ne sont plus au
monde: Il est besoing que de leurs escriptures
nous apprenons ce qu’ilz avoient aprins de la
coustume, ne aultre chose veult dire le parler
antique, que la coustume ancienne de parler.
Et seroit chose sotte aymer le parler antique
non pour aultre raison, que pourvouloir plustost
parler comme lon parloit, que comme lon parle.
Doncques respondist messire Federic, les anti
ques n’imitoient ilz point? Je croy dist le Conte,
que plusieurs imitoient, mais non en toutes cho
ses. Et si Virgille eust en tout imité Hesiode, il
ne l’auroit pas surmonté, ne Cicero Crassus, ne
Ennius ses predecesseurs. Regardez comment Ho
mere est si tresantique que plusieurs croyent quil
soit aussi bien premier poete Heroicque en temps, com
me il est en excellence de dire. Et qui vouldriez
vous quil l’eusteust imite? ung aultre (respond messi-
re Federic) plus ancien que luy, dont nous n’avons
point de congnoissance pour la trop eslongnée
antiquité. Or qui direz vous (dict le Conte
Fac-similé BVH



[46v] LE PREMIER
que Petrarque & Boccace imitassent que lon
peult dire qu’il n’ya que troys jours qu’ilz sont
au monde, je ne scay (respond messire Federic)
mais lon peult croire qu’ilz eussent encore eu
l’entendement adressé a la imitation, combien que
nous ne saichons point de qui. Respondit le Con
te, lon peult croyre que ceulx qui estoient imi
tez fussent meilleurs que ceulx qui les imitoient.
Et trop grant merveille seroit que si tost leur
nom, & leur renommée (s’ilz estoient bons) fussent
du tout estainctz: mais leur vray maistre, je
croy, fust leur bon esprit, & propre jugement
naturel, & de ce n’ya personne qui s’en doibve
esmerveiller. Car quasi tousjours par diver-
ses voyes lon peult venir au sommet de chas-
cune excellence. Et ny a matiere aulcune qui
n’aye en soy plusieurs choses d’une mesme sor
te differente l’une de l’aultre, lesquelles toutes
foys sont entre elles dignes d’avoir esgalle louan
ge. Regardez la musicque dont les armonyes tan-
tost sont graves & tardes, tantost hastives &
de nouvelles facons & moyens & neantmoins
toutes delectent: mais cest pour diverses cau
ses comme lon comprend en la maniere de chanter,
laquelle est tant artificielle prompte vehemente
concitée & de tant differentes melodies, que les
espritz de celluy qui ’oytl’oyt, se commovent tous
& enflamment, & en demourant ainsi raviz sem
ble qu’il s’eslievent jusques au ciel. Ne moins es-
meut en son entier nostre Marqueto CaraMarquet caré. Mais
c’est avecques une armonye plus noble, laquelle
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLVII
par une voye paisible & plaine de doulceur
plorable attendrist & penetre les aultres im-
primant en elles souefvemant une delectable pas
sion, diverses choses encores esgallement plai
sent a noz yeulx. Tellement que a grande diffi
culté lon peult juger, lesquelles plus leur sont
agreables. Voyez qu’en la paincture sont tres
excellens Leonard Vincio Manteigna, Ra-
phael D’urbin, George de Castel franc, Michel
Angello. Et toutesfoys ilz sont tous differentz
entre eulx de facon & maniere qu’il ne semble
pourtant qu’a aulcun d’eulx deffaille aulcune cho
se qui soit. Car lon congnoist chascun d’eulx estre
en son stille tresparfaict. le semblable est de plu
sieurs poetes grecz & latins, lesquelz differens
a l’escripture sont pareilz en louange. Avec ce
les orateurs ont eu tousjours tant de diversité
entre eulx, que quasi chascune eage a produict
& estimé une sorte d’orateurs specialle de cel
luy temps, lesquelz non seullement de leurs pre
decesseurs & successeussuccesseurs: mais aussi entre eulx
mesme ont esté differendz. comme lon treuve
empres les grecz de Isocrates, Lizias, Eschi-
nes, & de plusieurs aultres tous excellens. Et
toutesfoys ilz ne furent semblables a nul qu’a
eulx mesme. Et empres les latins Lelius, Scipion
l’Affrican, Galba Sulpice, Tyberius Graccus,
Marc Antoyne, Crassus, & tant d’aultres, quil
seroit long a les nommer furent tous bons, mais dif
ferendz l’ung de l’aultre, de sorte que qui pour
roit considerer tous les orateurs qui ont esté
Fac-similé BVH



[47v] LE PREMIER
au monde autant d’orateurs qu’il trouveroit,
il trouveroit aultres sortes de parler. Et oultre
il me semble avoir souvenance de Cicero en
ung certain passaige, qui introduit Marc An
toine disant a Sulpice, qu’il y en a plusieurs,
lesquelz n’imittent aulcun, & neantmoins par
viennent au souverain degré d’excellence. il parle
aussi touchant quelques ungs, qui avoient intro
duict une nouvelle forme & figure de parler
qui estoit belle, mais non usitée par les aultres
orateurs de celluy temps, en laquelle ilz ne imi-
toient sinon eulx mesmes. Et pourtant il affer-
me encores que les maistres doibvent considerer
la nature de leurs disciples. Et en la tenant pour
guyde les adresser & ayder au chemin ou leur
couraige & naturelle disposition les incline.
Au moyen dequoy messire Federic mon amy,
je croy que si l’homme de soy n’a convenance avec
ques quelque ung des aucteurs, il ne soit point
bon de le forcer a celle imitation, car en l’y con
traignant vertu de son entendement s’amortist,
& demeure empeschée pour estre destracquée
du chemin ou elle avoit proffité, s’on ne luy
eust couppé. Doncques, Je ne voy point que
ce soit bien faict, au lieu d’enrichir ceste langue,
luy donner esprit, magnificence & lumiere, la
faire paouvre, debille, basse & obscure, la met
tre en tant de destroict, que chascun soit forcé de
imiter seullement Petrarque & Boccace. Et que
en ce mesme langaige lon ne doibve aussi don
ner credit a PolitienPolicie, a Laurens de Medicis, a
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLVIII
Francoys Dirisceto, & a certains aultres, qui
sont pareillement Thoscans, & paraventure de
non moindre scavoir & jugement que furent Pe
trarque & Boccace. Et veritablement ce seroit
grand’ misere y mectre fin sans vouloir passer
plus oultre que n’a faict celluy qui premier a
escript: & se desesperer que si grant nombre
de nobles escriptz ne puissent jamais plus
trouver qu’une belle forme de parler en celle
langue qui leur est propre & naturelle, mais au
jourd’huy, il y a des scrupuleurs, lesquelz quasi
avec une religion de mysteres innumerables de
ceste leur langue Thoscane tellement espouventent
celluy qui les escoute, qu’ilz induysent plu-
sieurs nobles hommes & lettrez a si grande crain
cte, qu’ilz n’osent ouvrir la bouche, & confes-
sent ne scavoir parler celle langue, quilz ont
aprinse de leurleurs nourrices des le berceau. Mais
il me semble que nous ayons trop longuement
parlé de ceste matiere. Et pourtant suyvons
desormais le propos du Courtisan. Alors mes
sire Federic respondit. je veulx s’il vous plaist,
dire encore ung petit mot, qui est, que je ne
nye point que les oppinions & esperitz des
hommes, ne soient differendz entre eulx, ne ne
croy qu’il fust bon qu’ung homme qui est vehe
ment par nature & aspre se mist a escripre cho-
ses pai siblepaisibles, ne moins qu’ung aultre qui est seve
re & grave se mist a escripre des plaisanteries.
Car quant a cela, il me semble raisonnable que
chascun s’acommode a sa propre inclination. Et[unclear]
Fac-similé BVH



[48v] LE PREMIER
croy que Cicero parloit de cecy, quant il di-
soit que les maistres eussent regard a la natu-
re des disciples pour ne faire comme les maul-
vais laboureurs, qui par foys au terrouer, qui
seulement est fructueux pour les vignes veul-
lent semer du froment. Mais il ne me peult en-
trer en la teste qu’en une langue particuliere, la
quelle n’est pas a chascun si propre (comme sont
les discours & pensées, & plusieurs aultres op-
perations) ains est une invention contenue soubz
certains termes, qu’il ne soit plus raisonnable
imiter ceulx qui parlent mieulx, que parler a l’adven
ture, & qu’ainsi comme au latin, l’homme se
doibt efforcer de representer le langaige de
Virgille & de Cicero, plustost que celluy de
Sylius, ou de Cornelius Tacitus: pareillement
au vulgaire il ne soit meilleur imiter celluy de
Petrarcque & de Boccace que d’aulcun aultre: &
en icelluy bien exprimant aux propres conce-
ptions prendre garde, comme enseigne Cicero a
son instinct naturel. & par ce moyen on trouve
ra que celle difference que vous dictes estre entre
les bons orateurs, consiste es sentences, & non au
langaige. Alors le Conte, je doubte dist il que
nous entrons en une grant mer, & que nous laissons
nostre propos du Courtisan. Neantmoins, je
vous demande, en quoy consiste la bonté de ce
langaige? Respondit messire Federic. a bien gar
der les proprietez d’icelluy, & en prendre les
termes en icelle signification, qu’ont faict tous
ceulx qui ont bien escript en usant de leur stille

& mesure
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XLIX
& mesure. Je vouldroie (dist le Conte() scavoir
si ce stille & ceste mesure dont vous parlez,
naissent des sentences, ou des parolles. des pa
rolles, respond messire Theodoric. Lors dict
le Conte, ne vous semble il pas que les parolles
de Silius & de Cornelius Tacitus sont celles
mesmes, dont usent Virgille, & Ciceron &
prinses en la mesme signification? Respond
messire Federic, ce sont bien celles mesmes, mais
les aucunes sont mal observées & prinses dif-
ferentement. respondit le Conte. Et si d’ung li-
vre de Cornelius & de Sylius lon ostoit tou-
tes les parolles qui sont mises en aultre signifi-
cation que n’en usent Ciceron & Virgille, qui
seroient a tout prendre bien peu, ne diriez vous
apres que Cornelius en langaige fust pareil a
Ciceron, & Silius a Virgille? & qu’il seroit bon
de imiter celle maniere de parler? Lors ma da
me Emillie. Il me semble (dist elle) que, ceste
vostre dispute est ung peu trop longnelongue, & fas-
cheuse. Ce nonobstant messire Federic pensoit
& s’efforcoit respondre, mais tousjours ma da
me Emillie rompoit sa parolle. En fin dist le
Conte plusieurs veullent parler de la mesure,
& de l’imitation, mais ilz ne me scavent don-
ner a entendre que cest ne stille, ne mesure, n’en
quoy consiste l’imitation, ne pourquoy les cho
ses prinses d’Homere, ou de quelque aultre
soient si bien mises, en Virgille, que plustost
elle semblent illustréz[sic] qu’imitéz[sic]. Et cela pro-
cede paradventure de ce que je ne suis pas ca-
g
Fac-similé BVH

[49v] LE PREMIER
lpabepable de les entendre. Mais pource que cest grant
signe qu’ung homme scaiche une chose quant
il la scait, & veult enseigner, je doubte que ceux
mesmes l’entendent aussi peu que moy, & qu’ilz
louent Virgille & Ciceron, pource qu’ilz les
ont ouiz louer de plusieurs autres, & non pour
ce qu’ilz congnoissent la difference qui est en
tre eulx & les aultres. Laquelle veritablement
ne consiste point a avoir une observation de
deux de troys, ou de dix motz usurpez en aul
tre maniere que les aultres n’en usoient. En Salu-
ste, en Cesar, en Varro, & en plusieurs aultres
bons aucteurs lon treuve des termes differente
ment usitez de ce qu’en use Cicero. Et toutes-
fois l’ung & l’aultre siet bien. Car en si petite &
frivolle chose n’est pas constitué la bonté & for-
ce d’ung langaige, come dict sagement Demoste
nes a Eschines, qui le picquoit en luy demandant
d’aulcuns termes, dont il avoit usé qui n’estoient
pas antiques, Si s’estoient monstres: ou pour
tenter, dont Demostenes se mocqua. Et luy res
pondit qu’en cela ne consistoient point les for-
tunes de Grece. Aussi ne me soulcieroye gue-
res, si j’estoye reprins par ung Thoscan d’a-
voir plustost dict satisfaict que sodisfaict, &
honorable que horrable, & a cause pour achoi-
son: & telles aultres choses. Alors a messire
Federic se leva en piedz, en disant. escoutez
moy je vous supplie ces troys motz que je vous
veulx dire. Respondit en riant Ma dame Emillie:
je vous deffendz a tous deux sur peine de ma
Fac-similé BVH



DU COURTISAN L
desgrace de plus parler, de ceste matiere pour
ceste heure. car, je veulx que nous la remettons
a ung aultre soir. mais vous Conte, suyvez le
propos du Courtisan, & nous monstrez si vous
avez bonne memoyre. Car je croy, si vous sca
vez r’atacher ou vous le laissates que vous ne se
rez pas petit. Ma dame (respondit le Conte) le fil
let me semble rompu, toutesfoys si je ne suis de-
ceu, je croys que nous disions que la pestillente
affectation donne extremement maulvaise gra
ce a toutes choses: & au contraire leur donne
souverainement bonne grace la simplicité &
nonchallance. En louange de laquelle & blas
me de l’affectation lon pourroit dire beaucoup
d’aultres choses. Mais j’en veulx seullement
encores dire une, & non plus. Toutes dames
universellement ont grande envye d’estre bel
les: & quant elles ne le peuvent estre, a tout le
moins de le sembler. Et pource la ou nature leur
a esté en quelque endroit quant a ce defail-
lante, elles s’efforcent d’y remedier par artifi-
ce. De la vient l’accoustrement du visaige en si
grande sollicitude, que quelquesfoys elles s’ar-
rachent le poil des sourcilz, & du front, & usent
de toutes celles facons, souffrant celles fasche
ries, que vous aultres dames cuydez que soient
secrettes aux hommes: & toutesfoys lon les
scait toutes. Là se print a rire ma dame Con-
stance Fregose, & dict vous feriez beaucoup
plus gracieusement de continuer vostre pro-
pos, & de dire dont vient la bonne grace & parler

g ij
Fac-similé BVH

[50v] LE PREMIER
de la Courtisanie que vouloir cacqueter des
imperfections des dames, sans propos. Mais
fort a propos, respondit le Conte. pource que
cestes voz imperfections dont je parle vous
ostent la grace. Car elle ne procede d’aultre
chose que d’une affectation par ou vous fai-
ctes ouvertement congnoistre a chascun le trop
grand desir que vous avez d’estre belles. Ne
vous appercevez vous pas, de combien une da
me a meilleure grace, laquelle si elle s’accoustre
elle le faict si sobrement, & si peu que celluy
qui la voit est en doubte, si elle est accoustrée,
ou non, que une aultre tant emplastrée, qu’il
semble qu’elle porte, une masque sur le visaige,
& quelle n’ose rire de peur de la faire crever, ne
jamais change de couleur, sinon le matin quant
elle s’abille: & apres tout le reste du jour de-
meure comme une statue de boys immobille,
& se laisse seullement veoir a la clarté de tor-
ches, comme les cautelleux marchans, monstrent
les draps en lieux obscurs? De combien plus
que de toutes, plaist une (Je dy qui ne soit point
layde) laquelle on congnoist clairement n’a-
voir riens mis sur son visaige, combien qu’el
le ne soit pas si fort blanche, ne si vermeille:
mais de sa naifve coulleur soit ung peu palle:
& quelquesfois par honte, ou par quelque aul-
tre accident soit taincte d’une gracieuse rou-
geur, & qu’elle aye ses cheveux d’aventure non
challamment accoustrez, & mal ordonnez en
sa simple contenance naturelle, sans monstrer in-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LI
dustrie ne sollicitude d’estre belle? C’est celle
nonchallue purité tresagreable aux yeulx, &
aux entendemens humains, qui tousjours crai-
gnent d’estre trompez par l’artifice. En une da
me plaisent fort les dentz belles, car pour non
estre ainsi descouvertes, comme le visaige, mais
la pluspart du temps cachées, lon peult croire
que lon ny mect pas si grant soing pour les fai-
re belles, comme lon faict au visaige: Et tou-
tesfoys qui riroit sans propos, & seullement
pour les monstrer descouvreroit l’artifice. Enco
res que cestuy la les eust belles, il ne laisseroit
de sembler a tous qu’il eust mauvaise grace:
comme celluy Egnace, dont est faicte mention
en Catulle. Le semblable fault dire des mains,
lesquelles si elles sont delicates, & belles, & mon
strées nues a temps, & a propos, & ainsi qu’il
advient les emploier, & non pour faire veoir
leur beaulté, laissent d’elles ung tresgrant desir,
mesmement quant elles sont revestues de gans.
Car il semble que celluy qui les couvre ne se
soulcie point, ou n’estime pas beaucoup si on
les voyt, ou non: mais qu’il les ayt ainsi belles
plus par nature, que par sollicitude ou diligen-
ce aulcune. Avez vous point regardé quelques
foys, quant par les rues en allant aux esglises,
ou ailleurs, ou en s’ebastant, ou pour quelque aul
tre occasion, il advient qu’une femme haulse
tant de sa robbe quelle monstre le pied, & bien sou-
vant sans y penser ung peu de la jambe, ne vous
semble il pas quelle a merveilleusement bonne grace,

g iij
Fac-similé BVH

[51v] LE PREMIER
si lon la voit en cest estat avecques une certai
ne disposition feminine gallante & atteinctée
avecques ses pantofles de velours, & chaulses bien
tirées? En bonne foy que cela me plaist beau-
coup, & croy que aussi faict il a tous vous aul-
tres. Car chascun estime que la propreté en
partie ainsi cachée, & que lon ne voyt gueres
souvent, soit plustost le propre & naturel de
celle dame, que de chose faicte par force, & quelle
ne pense point en acquerir louange. En telle ma
niere lon faict & cache l’affectation que vous
pouvez neantmoins comprendre combien elle est
contraire a toutes operations, & comment elle
en oste la bonne grace tant du corps que de l’es
perit, duquel jusques icy nous n’avons point
faict grand mention: & si ne le fault pourtant
laisser. Car ainsi que l’esperit est beaucoup plus
digne que le corps, il merite aussi estre plus
cultivé, & plus aorné. Or comment que cela se
doibve conduire endroict nostre CoutisanCourtisan lais
sant les reigles tant des philosophes qui ont
escript de ceste matiere, & qui diffinissent les
vertuz de l’esperit, & si tres subtillement dis-
putent de leur dignité, nous dirons en peu de pa
rolles suyvant nostre propos, qu’il souffit qu’il
soit ainsi que lon dict, homme de bien & entier.
Car en cela se comprend la prudence, bonté,
fortitude, & temperance de couraige, & toutes[unclear]
les aultres conditions qui conviennent a si hono-
rable tiltre. Et j’estime celluy seul estre vray
sphilosophephilosophe moral qui veult estre bon, & n’est
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LII
besoing de beaucoup d’aultres reigles quand a
ce, que de la volunté. Et pourtant disoit Socrates,
quil luy sembloit que ses enseignementz avoient des
ja faict grand fruict, quant par eulx quelque
ung se incitoit a vouloir congnoistre, & appren
dre vertu. Car ceulx qui sont venuz a terme
qu’ilz ne desirent plus aultre chose, que d’estre
bons, ilz parviennent aisement a la science de tout
ce qui leur faict besoing par telle emprise qu’il
nous gardera d’en parler plus avant. Mais oul
tre la bonté, le vray & principal parement de l’es-
prit en chascun se pense que ce soient les lettres. com-
bien que les Francoys seullement congnoissent la
noblesse des armes: & n’estiment pour rien le
demeurant: en facon que non seullement ilz ne
tiennent point en pris & reputation les lettres,
mais en abhorrissent & tiennent tous les litterez
pour gens de petite valleur. & leur semble dire
grand’ vilenie a qui que ce soit, quant ilz l’ap-
pellent clerc. Lors le magnificque Julian. vous
dictes vray (dist il) que cest erreur il a ja long
temps regne entre les Francoys, mais si la bonne
fortune veult que François 1er
Monseigneur d’Angoules
me
, ainsi quon espere succede a la couronne,
j’estime que si come la gloire des armes florist,
& resplandist en France, celle des lettres y doib
ve aussi florir en souveraine reputation. Car il
n’y a pas long temps que me trouvant a la
court, je veiz ledict seigneur qui me sembla
oultre la disposition de sa personne & beaul-
te de visaige. Avoir au regard une telle maje-

g iiij
Fac-similé BVH

[52v] LE PREMIER
sté conjoincte avecques une certaine gracieuse
humanité que le royaulme de France luy deust
sembler tousjours estre peu de chose. J’entendz
apres beaucoup de gentilz hommes Francoys,
& Italiens, ung tresbon rapport de ses nobles,
& vertueuses conditions de la grandeur de son
couraige, de sa valleur, & liberalité. Et oultre
aultres choses me fut dict qu’il aymoit souve
rainement, & estimoit les lettres, & avoit en sin-
guliere recommandation, & reverence tous les lit
terez, & blasmoit les mesmes Francoys d’estre
si estrangez de ceste profession, aiant mesmement
en leur pays une noble université, comme celle
de Paris, ou le monde accourt de toutes pars.
Le Conte dist a lheure. Cest grand merveille, qu’en
si grande jeunesse, seullement par instinct de na-
ture contre l’usance du pais, de luy mesmes, il se
soit adonné, & tourné a si bon chemin. Et pour
ce que les subjectz tousjours suyvent les condi-
tions de leurs supperieurs, il peult estre que com-
me vous dictes les Francoys soyent pour esti
mer les litterez de celle dignité qu’ilz sont. Ce
que facillement on leur pourra persuader s’ilz
veullent y prester l’oreille. Car nulle chose est
plus desirable aux hommes par nature que le
scavoir. Et seroit grant folie de dire ou croire
qu’il ne soit tousjours bon. Et si je parloye a
eulx ou aultres qui fussent d’oppinion contrai
re a la mienne, je m’esforceroye leur monstrer,
combien les lettres, lesquelles veritablement
ont esté de dieu aux homes octroyées pour ung
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LIII
souverain don, soient utilles & necessaires a la
vie & a nostre dignite. Et si n’auroye point de
faulte, d’exemples de tant d’excellens Capitaines
antiques, que tous conjoignerent l’arrivement des
lettres a la vertu des armes. Car comme vous
scavez Alexandre le grand eut Homere en si
merveilleuse reverence qu’il tenoit tousjours
L’yliade au chevet de son lict. Et non seulle-
ment estoit affectionné aux estudes poetiques,
mais emploioit aussi beaucoup de temps & de
peine aux speculations philosophiques soubz
la discipline d’Aristote. Alcibiades accreut
ses bonnes qualitez & les fist plus grandes par
la congnoissance des lettres, & par les enseigne
mens de Socrates. Et combien Cesar print de pei-
ne a estudier, encore nous en sont tesmoigna
ge les choses, que lon trouve par luy avoir esté
divinement escriptes. Lon dit que Scipion l’Affri
can, jamais ne mectoit hors ses mains des
livres de Xenophon par ou il institue soubz
le nom de Cyrus ung parfaict Roy. Je vous
pourroye alleguer Luculle, Silla, Pompée, Bru
tus, & plusieurs aultres Romains, & Grecz:
mais seullement je mectray en avant Hannibal
tresexcellant Cappitaine. Combien qu’il fust par
nature fier & saulvaige, & estrange de toute
humanité, peu loyal & desprisé des homes, &
des dieux: toutesfoys, il eust la science des let-
tres, & congnoissance de la langue Grecque. Et
si je ne faulx, il me semble avoir leu ung livre,
qu’il laissa par luy composé en langaige Grec,
Fac-similé BVH



[53v] LE PREMIER
mais vous direz, cecy est chose superflue. Si
scay je bien que vous congnoissez, de combien
se trompent les Francoys en pensant que les lettres
nuysent aux armes, & scavez que l’esguillon
des grandes choses & hazardées en la guerre,
c’est la gloire: & que celluy qui s’y gecte pour
gaigner aultre chose, oultre qu’il ne faict ja-
mais rien qui vaille, ne merite point d’estre ap-
pelle gentilhomme, mais vil marchant. Or que la
vraye gloire soit celluy qui nous recommande
au sacré tresor des lettres chascun le peult com-
prendre, excepté les malheureux, qui n’en ont
point tasté. Qui est le couraige si amatty[sic], crain
tif, & abbaissé qui en lisant les faictz & proes-
ses de Cesar, d’Alexandre, de Scipion, de Han-
nybal, & de tant d’aultres, ne s’eschauffe d’ung
ardant desir d’estre semblable a eulx, & qui ne
postpose ceste vie caducque de deux jours pour
acquerir celle vie fameuse quasi perpetuelle,
laquelle en despit de la mort le faict vivre beau
coup plus clair & renommé qu’il n’estoit au par
avant? Mais celluy qui ne scait la doulceur des
lettres, ne peult scavoir quelle est la grandeur
de gloire si longuement par elles conservée:
ains la mesure seullement par l’eage d’ung hom-
me, ou de deux, car il n’a point de souvenance
de plus, avant. Dont advient qu’il ne peult tant
estimer celle gloire qui est brieve, comme il feroit
celle, qui est quasi perpetuelle si de son malheur
ne luy estoit prohibé de le congnoistre. & en non
lestimant, c’est chose raisonnable aussi croyre,
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LIIII
qu’il ne se mect pas tant en dangier pour l’ac-
querir, comme celluy qui la congnoist. Je ne voul-
droye pas sur ce passaïgepassaige, que quelque contre-
disant amena en jeu les effectz contraires pour
rebouter mon opinion, en m’alleguant les Ita-
liens, & leur scavoir de lettres avoir monstré
peu de valleur es armes despuis quelque temps
en ca. ce qui est trop plus que vray: Mais certaine
ment lon peult bien dire, la faulte de quelque ungs
avoir donne oultre le grief dommaige, perpe-
tuel blasme a tous les aultres, & la vraye cau-
se de noz ruynes, & de ce que la vertu est qua
si du tout estaincte en noz couraiges estre de
ceulx là procedee. Mais ce seroit beaucoup
plus de honte a nous de la publier, que aux Fran-
coys non scavoir lettres. Et pourtant il vault
mieulx passer soubz silence ce que sans douleur ne
se peult ramentevoir, & en laissant ce propos auquel
je suis entré contre ma volunté, tourner a nostre
Courtisan, que je veulx estre plus que moyennement
expert es lettres, au moins aux estudes que nous ap
pellons d’humaited’humanité. Et que non seulement, il ayt con-
gnoissance de la langue Latine mais aussi de la lan
gue Grecque a cause de plusieurs & diverses ma
tieres qui en elles sont divinement escriptes. quil ayt
frequenté les Poetes, & pareillement les orateurs
& hystoriens: & soit exercité a escripre & com-
poser vers & prose principallement en ceste no
stre langue vulgaire. Car oultre le contentement
que luy mesmes en aura, par ce moyen ne luy
fauldroit jamais plaisans entretenementz avec
Fac-similé BVH



[54v] LE PREMIER
ques les dames, lesquelles ordinairement ay-
ment semblables choses. Et si pour aultres af
faires ou pour avoir peu estudié, il ne vient a
telle perfection que ses escriptz soient dignes
de louanges, fault qu’il soit cault a les suppri-
mer pour ne donner occasion a aultruy de s’en
mocquer: & que seullement il les monstre a
quelque sien amy, dont il se puisse fier. Car au
moins luy serviront ilz en cela, que par telle
exercitation, il scaura juger les choses des aul-
tres. & veritablement il n’advient gueres que cel
luy qui n’est point acoustumé a escripre, puis
se comprendre l’industrie & labeur des escrivans,
ne prendre goust a la doulceur & excellance
des stilles, & de celles intrinsecques adverten-
ces qui souvent se trouvent es antiques. Davan
taige les estudes dessusdictz le feront habon-
dant, &, comme respondit Arristipus a ung
tyrant, hardy a parler seurement avecques chas
cun. Je veulx neantmoins que nostre Courti
san tienne fiché ung enseignement en son espe
rit: cest qu’en cecy & toute aultre chose, il soit
tousjours advisé, & plustost craintif qu’auda
cieux, & quil se garde de se faire acroyre a faul-
ses enseignes scavoir ce qu’il ne scait pas.
Car naturellement nous sommes tous couvoy
teux de gloire trop plus que nous ne debvrions,
& plus ayment noz oreilles la mellodie des pa-
rolles, qui nous louent que nul aultre doulx
chant, ou son: dont maintesfoys elles sont cau
se (comme les voix des serainnes) de faire noyer
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LV
celluy qui les escouste. Contre telle faulce ar-
monye (le dangier congneu) s’est trouvé ung
homme entre les saiges antiques, qui a faict ung
traicté contenant en quelle maniere l’homme peult
congnoistre le vray amy du flateur. Mais de-
quoy sert cela si plusieurs, ou pour mieulx di
re, infiniz, sont ceulx qui s’appercoyvent clai-
rement estre flatez? Et toutesfoys ilz ayment
mieulx ceulx qui les flatent, & ont en hayne
les aultres qui leur dient la verité. Et leur estant
bien souvent advis, que celluy qui les loue soit
trop sobre en parler, eulx mesme l’aydent, &
d’eulx mesme disent telles choses, que le tres-
dehonté flateur a honte.


OR laissons telz Aveugles en leur
erreur, & faisons que nostre Cour
tisan soit de si bon jugement qu’il
ne se laisse donner a entendre le noir
pour le blanc, ne presumer de soy,
sinon ce qu’il congoistcongnoist clairement estre vray,
& mesmement es choses, dont en son jeu (si
vous l’avez bien retenu) Messire Cesar a faict
mention: & desquelles nous avons plusieursfoys
usé pour instrument, a faire devenir folz quel
que ungs: Aincois pour non errer, si bien il con
gnoist les louenges qui luy sont données estre
vrayes, quil ne les consente pas si ouvertement en
les confirmant sans contredit, mais plustost mo
dereement quasi les nye monstrant tousjours,
& tenant en effect les armes pour sa principal
le profession, & pour aornemens d’icelles toutes
Fac-similé BVH



[55v] LE PREMIER
aultres bonnes conditions. Et principallement
entre les souldars pour ne faire comme ceulx qui
par les estudes & universitez veullent sembler
gens de guerre, & litterez entre les gens de guer
re. en ceste maniere, il evitera l’affectation pour
les raisons que nous avons dictes, & les moyen
nes choses qu’il fera, sembleront tresgrandes.
A donc respondit Messire Pierre Bembe, je
ne scay (Conte) comment vous voulez que cestuy
nostre Courtisan estant litteré, & ayant tant
d’aultres vertueuses qualitez tienne toutes cho
ses, pour aornemens des armes, & non les armes,
& le demourant pour aornemens des lettres.
Lesquelles sans aultre compaignie sont en di
gnité, autant par dessus les armes que l’esperit est
par dessus le cors, pource que leur operation pro-
prement appartient a l’esperit, ainsi que celle des
armes au corps. Lors respondit le Conte. Mais
bien a l’esperit, & au corps appertient[sic] l’opera
tion des armes. auffort je ne veulx pas (Messi
re Pierre) que vous soyez juge de ceste cause.
car vous seriez trop suspect a l’une des parties.
Et pource que ceste disputation a esté longue
ment demenée par hommes tressaiges, il m’est
advis qu’il n’est besoing lela renouveller. Mais
je la tiens pour decise en faveur des armes. Et
veulx que nostre Courtisan puis qu’il m’est
permis le former a ma fantasie en ait toute telle
estime. Et si vous estes de contraire opinion, at-
tendez a en ouyr une disputation, en laquelle
soit aultant licite a celluy qui deffend la cause des
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LVI
armes mectre en oeuvre les armes, come ceulx
qui deffendent les lettres emploier en telle deffen
ce les mesmes lettres. Car si chascun s’ayde de
ses instrumens, vous verrez que les lettres n’au
ront pas du meilleur. Ca (dist messire Pierre)
vous avez ung peu blasmé les Francoys, pour
ce qu’ilz desestiment les lettres, & dict la grand
lumiere de gloire quelles monstrent aux hommes,
& comment elles les font immortelz, & mainte-
nant semble que vous ayez changé d’opinion.
Ne vous souvient il qu’Alexandre arrivé aux
fameux monumens du vaillant Achilles souspi-
rant ses motz gecte? O bien heureux fus tu,
quant si claire trompette trouvas, & que de toy
sonna si haultement: & si Alexandre eust eu en-
vie a Achilles, non de ses faictz, mais de la for
tune que luy avoient donné tant de felicité que
ses choses fussent cellebrées par Homere, lon
peult comprendre, qu’il estime plus les lettres
d’Homere, que les armes d’Achilles. Quel aul
tre juge doncques, ou quelle aultre sentence atten-
dez vous de la dignité des armes, & des lettres
que celle qui en fut donnée par l’ung des plus
grandz Cappitaines qui jamais ait esté? Alors
le Conte respondit, Je blasme les Francoys de
ce qu’ilz dient que les lettres portent nuysance
a la profession des armes, & tiens que a nul soit
plus convenable estre litteré, qu’a ung homme
de guerre. Et ces deux conditions enchaisnées en
semble, & l’une de l’aultre aydée (chose plus
que tresrequise) je veulx qu’elles soient en no-
Fac-similé BVH



[56v] LE PREMIER
stre Courtisan, ne pour cela me semble avoir
changé d’opinion. Mais comme j’ay dict, Je ne
veulx disputer laquelle d’elles est la plus digne
de louange. Cest assez que les litterez quasi ja
mais n’aprennent a louer, sinon les grands per
sonnaiges & faictz glorieux, lesquelz d’eulx
mesmes meritent louanges par la propre ver-
tu essencialle, dont ilz descendent. & davantai
ge c’est la plus noble matiere, en quoy se peu
vent exerciter ceulx qui escripvent. & ce leur est
ung grand aornement & cause en partie de per
petuer leurs escriptz: lesquelz paravanture ne
seroient tant leuz, ne tant prisez si les nobles
subjectz leur deffailloient, mais seroient tenuz
pour frivolles, & de petite consequence. Que si
Alexandre eust envye a Achilles d’avoir esté
loué, par celuy qui le loue, il ne sensuyt pas pour
tant quil estimast plus les lettres que les armes: esquel
les s’il se fust congneu aultant eslongné d’Achilles,
come il estimoit qu’a escripre debvoient estre ho
norez tous ceulx qui estoient pour escripre, je suis
seur que beaucoup plustost il eust souhaitté le
bien faire que le bien dire en aultruy. Et pour
tant je pense que cela fust une dissimulée louan
ge de soy mesmes & ung souhaitter de ce, quil
luy sembloit n’avoir point: Cestassavoir la sou
veraine excellence d’ung escripvain, & non ce
qu’il presumoit ja avoir acquis: cest a dire la
vertu des armes, en laquelle, il ne scavoit point
qu’Achilles luy fust aulcunement supperieur,
dont il appella bien heureux, signiffiant que

si sa
Fac-similé BVH

DU COURTISAN LVII
si sa renommée par l’advenir n’estoit tant celle
brée par le monde, comme celle qui estoit illu-
strée par Poesie si divine, cela ne procederoit
point de sece que sa valleur & ses merites ne fus
sent aussi grands, & dignes de pareille louange,
mais viendroit de la fortune, laquelle avoit mis
au devant a Achilles ce miracle de nature pour
glorieuse trompette de ses oeuvres. Et peult
estre, qu’il voulut reveiller quelque noble espe
rit a escripre de ses faictz, monstrant par cela quil
en feroit autant de recongnoissance comme il
aymoit & reveroit les sacrez monumentz des
lettres, Desquelles nous avons parlé a souffi-
sance. Mais trop, respondit le Seigneur Ludo
vic Pie. Car je croy qu’au monde ne soit pos
sible trouver ung vaisseau si grand qui soit ca-
pable de toutes les choses que vous voulez qui
soient dedans le Courtisan. Alors le Conte, at
tendez ung peu (dist il) Car il y en a beaucoup
d’aultres, qui ont desir y entrer, resdonditrespondit Pier-
re de Napples en ceste maniere, Crasso de Me
dicis aura grand advantaige sur messire Pier-
re Bembe. La se print a rire chascun. & le Con
te en recommanceant, Seigneurs (dist il) vous
debvez scavoir, que je ne me contente pas du
Courtisan s’il n’est d’avantaige musicien, & si
oultre l’entendre, & estre seul au livre, il ne scaiscait
encores jouer de divers instrumens. Car si nous
y pensions bien, nul repos des travaulx, &
medicines des entendemens ennuyez se peut
trouver plus honneste, & louable en temps de loi h
Fac-similé BVH

[57v] LE PREMIER
sir que ceste cy: & mesmement es cours, esquelles
oultre le refrigerement de fascherie que la musicque
baille a chascun, lon faict beaucoup de choses
pour satisfaire aux dames, Dont les espritz ten
dres, & delicatz sont facillement penetrez de l’ar
monie, & rempliz de doulceur, parquoy n’est
pas merveille, si au temps passé, & a present elles
ont tousjours esté enclinées aux musiciens, &
ont tenu cela pour tresagreable repas[sic] d’esprit.
Alors le seigneur Gaspard. je pense (dist il) que
la musicque avecques plusieurs aultres vani-
tez soit aux dames convenable, & paradventu
re a aulcuns qui ont semblance d’hommes, mais non
a ceulx qui veritablement sont homes, Lesquelz
ne doibvent par delices effemminer leurs courai
ges, & par telz moiens les induire a craindre la
mort. Ne dictes pas cela (respond le Conte) Car
surce j’entreray en une grand’ mer des louanges
de la musicque, & ramenteray combien tousjours
apres les antiques elle a esté recommandée, &
trouvée pour chose sacrée: & que l’opinion d’au
cuns trassaigestressaiges Philosophes a esté que le mon
de est composé par musicque, & que les cieulx en
eulx mouvant, rendent armonye, & que nostre
ame est par ceste mesme raison formée. Et pour
ce elle se reveille, & quasi vivifie ses vertuz
par la musique. Au moien dequoy il est escript
qu’Alexandre quelque foys fut par elle si ar-
damment incité, que quasi contre son vouloir luy
failloit habandonner le bancquet, & courir
aux armes, puis changeant le musicien la sorte
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LVIII
du son, se r’apaisoit & retournoit des armes
au banquet. Et si vous diray que Socrates le se
vere estant ja grandement eagé aprit a jouer du
lucz, & me souvient avoir entendu que Platon &
Aristote veullent que l’homme bien aprins soit aussi
musicien. Et par infinies raisons monstrent la
force de la musique estre en nous tresgrande:
& que pour beaucoup de causes, qui seroient longues
a dire, lon la doibt necessairement apprendre,
non tout pour celle superficielle mellodie que
lon entend, que pour estre souffisante a induire
a nous une nouvelle & bonne habitude & une
accoustumance tendant a vertu qui faict l’es
perit plus capable de felicité: tout ainsi que
l’exercice corporel faict le corps plusfort, &
nieulxmieulx disposé: & aussi pource que non seulle
ment elle ne nuyt point aux choses civilles, & de
la guerre, mais leur ayde souverainement. Li
gurgus en ses loix severes appreuve la musique:
& list on les Lacedemoniens tresbelliqueux,
& les Candiens avoir usé en leurs rencontres &
batailles de Lucz, & aultres instrumentz mi
gnotz, & plusieurs excellens Capitaines antiques,
come Epaminondas, avoir vacqué a la musique,
& ceulx qui n’en scavoient riens, comme Themi
stocles, en avoir esté beaucoup moins estimez.
N’avez vous pas leu que la musique fut des pre-
mieres disciplines, que le bon vieillard Chiron en
seigna de faire a Achilles, lequelequel il nourrist des
la mammelle, & des le berceau? Et voulut le sai
ge maistre que les mains qui devoient espandre tant

h ij
Fac-similé BVH

[58v] LE PREMIER
de sang Troyen souvent feussent occupées au
jeu de la Harpe? Qui sera doncques le souldart
qui aura honte de faire comme le preux Achil
les, afin que je laisse plusieurs aultres renom-
mez Cappitaines que je pourroys alleguer? &
pource ne veuilles priver nostre Courtisan de
la musicque, laquelle non seullement adoulcist
les couraiges humains, mais souvent faict apri
voyser les bestes saulvaiges. Et qui n’y prent
goust, se peult tenir pour certain qu’il a les es-
pritz discordans l’ung de l’aultre. Regardez
quelle est sa puissance, quant jadis elle attira
ung poisson a se laisser chevaulcher d’un hom
me parmy la tempeteuse mer? Nous la voions
estre employée par les sainctes esglises a ren
dre louanges & graces a dieu. Et est chose
croiable, qu’elle luy est aggreable, & qu’il la
nous a donné pour ung tresdoulx allegement
de noz travaulx & fascheries, dont bien sou-
vent les endurciz laboureurs des champs soubz
l’ardent soleil decoipvent leurs ennuyz. Avec
ques chantz agrestes & enrouez la plaisante
mal parée qui se lieve devant jour pour filer
ou tiltre, se deffend par sa voix agreste du som-
meil, & faict sa peine plaisante. C’est le tres-
joyeux passetemps des miserables mariniers
apres les pluyes, ventz, & tempestes. en cela se
confortent les pellerins lassez de leurs ennuieux
& longs voyages: & aulcunesfois les afflictz
prisonniers de leurs fers, chaines, & ceptz. Ain
si pour plus grant argument que de chascune peine
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LIX
& moleste humaine, la chanterie encore que gros
siere, soit tres grant reffrigere, semble que nature
l’aye enseigné aux nourrisses pour remedde
principal du continuel plourer des enfans, les
quelz au son de celle voix s’induisent a sommeil
paisible & repos, ou oubliant les larmes a
eulx tant propres, & a nous baillées en cest
eage par nature pour presaige du remenant de
nostre vie. Icy se taisant ung peu le Conte, dict
le Magnifique Julian. Je ne suis pas de l’advis
du seigneur Gaspard, mais estime pour les rai
sons que vous avez dictes, & pour plusieurs
aultres, que la musicque est non seullement aor
nement au Courtisan, mais davantaige qu’elle
luy est necessaire. Vray est que je vouldroye
que vous declairiessiez[sic] en quelle facon ceste, &
les aultres qualitez, que vous luy assignez, se
doibvent emploier, & en quel temps, & par quelle ma
niere. Pour aultant que plusieurs choses que de
soy meritent louanges pour en user hors de sai
son deviennent souventesfois mal seantes: & au con
traire aulcunes qui semblent de peu d’importan
ce, quant opportunement on sen ayde, sont pri
sées grandement. Lors le Conte, avant que nous en
trions en ce propos, je veulx (dict il) parler d’u-
ne aultre chose. Laquelle, pource que je l’esti-
me de grande consequence, je pense ne debvoir
estre laissée derriere par nostre Courtisan en
facon que ce soit: C’estassavoir pourtraire, &
avoir propre congnoissance de paindre. Et ne vous
esmerveillez, si je requiers ceste partie, laquelle

h iij
Fac-similé BVH

[59v] LE PREMIER
au jourduy paraventure semble mecanique, &
peu convenable a ung gentilhomme: Car il me
souvient avoir leu que les antiques principallement
par toute la Grece, vouloient que les enfans nobles
par les escolles vaccassent a la paincture come
a chose honneste & necessaire, & qui fut receue
au premier degré des ars liberaulx: & fut apres
deffendu par edict public, qu’on n’eust a l’ensei
gner aux serfz & esclaves. Empres les Rom-
mains elle fut aussi en tresgrant honneur, & d’elle
tira son surnom la tresnoble maison des Fabiens.
Car le premier Fabius fut surnommé painctre,
pour avoir effectuellement esté painctre tresex
cellant, & si adonné a la paincture, que apres avoir
painct les paroitz dedu temple de Salut, il y mist
son nom faisant son compte combien qu’il fust
né en une maison si noble, & honnorée de tant
de tiltres, consulatz, triumphes, & aultres di-
gnitez, & fust litteré, & scavant es loix, & nom
bré entre les Orateurs: neantmoins pouvoir
accroistre splendeur & aornement a sa renommée
en laissant memoire quil eust esté painctre. Beau
coup d’aultres de noble maison se sont trouvez,
qui ont esté celebrez en cest art, duquel, oultre quil
soit tresnoble & digne, lon tire plusieurs utili
tez, & principalement a la guerre, a pourtraire
pais situations, rivieres, pontz, chasteaulx, for
teresses, & semblables choses. Lesquelles si bien on
les a en memoire, ce qui est encore assez diffici-
le, si ne les peult on monstrer a aultruy. Et veri
tablement celluy qui n’estime cest art, me semble
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LX
fort eslongné de raison: car la machine du mon-
de que nous voyons, le ciel ample tout reluisant
d’estoilles, & au meillieu la terre environnée de
mer, & diversifiée de montaignes, vallées & ri-
vieres. & parée de divers arbres & plaisantes
fleurs, lon peult dire que cest une noble painctu-
re, & grande composée par les mains de nature, &
de dieu: & qui la peult imiter, me semble digne de
grand’ louange, ne a cela peult on parvenir sans
la congnoissance de beaucoup de choses, ainsi que
mieulx scait qui l’espreuve. Et pourtant les anti
ques en tindrent en grand pris & l’art, & les arti
sans. Dont elle parvint au comble de souveraine
excellance. Et de ce peult lon prendre conjecture
assez certaine par les antiques statues de mar
bre, & de bronze que lon voyt encore. & combien
que la paincture soit differente de la sculpture, tou
tesfoys l’une & l’aultre naissent d’une mesme
fontaine, qui est le bon. Parquoy si comme
les statues sont divines, aussi peult lon croyre
que fussent les painctures: & d’aultant plus
qu’elles sont capables de plus grand arti-
fice. Lors ma dame Emillie se tournant vers
Jehan Christofle Romain qui la seoit avec-
ques les aultres: Que vous semble, dict elle
de ceste sentence: Conformerez[sic] vous que
la paincture soit de plusgrand artiffice que
la sculpture? Respondit Jehan Christofle.
Ma dame, j’estime que la sculpture soit
de plus grand’ peyne, de plus grand art, &
de plus grande dignité que la paincture. Le

h iiij
Fac-similé BVH

[60v] LE PREMIER
Conte replicqua. Pource que les statues sont plus
durables, lon pourroit a l’adventure dire quelles
feussent de plus grand’ dignité. Car estant faictes
pour memoire, elles satisfont plus a l’effect
pourquoy elles sont faictes, que la paincture.
Mais oultre la memoyre, la paincture, & la
sculpture sont aussi faictes pour aorner: & en
cela la paincture a l’advantaige. Et si bien elle
n’est de si longue durée comme la sculture, si du-
re elle pourtant beaucoup. & tant qu’elle du-
re, elle est beaucoup plus plaisante. Respond a
lheure Jehan Christofle. Je croy veritablement
que vous parlez contre ce que vous avez en
la pensee, & le faictes pour l’amour de vostre
Raphael. Et peult estre aussi qu’il vous semble
que l’excellence que vous congnoissez en l’art
de la paincture soit si extreme que l’imagerie
ne puisse arriver a ce degré. Mais considerez que
cela est louange de l’artisan, & non de l’art.
Puis adjousta. Il me semble bien que l’une, &
l’aultre soit une artificielle imitation de nature.
Mais si ne scay je pas comment vous puissiez
dire, que plus ne soit imité le vray, en une fi-
gure de marbre ou de bronze, en laquelle sont
les membres tous rondz, formez, & mesurez
ainsi que nature les faict, qu’en ung tableau,
ou lon ne voit que le superfice, & les couleurs
qui trompent les yeulx. Et si ne povez sou-
stenir, que plus prochain du vray, ne soit l’estre,
que le sembler, en apres j’estime que la sculpture, soit
plus difficille. Car si lon y fait une faulte, lon
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXI
ne la peult plus rabiller. Pource que le marbre ne
se colle point: mais est besoing de reffaire une
aultre figure. ce qui n’advient pas en la painctu
re, laquelle on peult changer mille foys, & y adjou
ster, & y diminuer en amendant tousjours l’ou-
vraige. Le Conte respondit en soubzriant, je
ne parle pas pour l’amour de Raphael. & si ne
me debvez point estimer si ignorant, que je
ne congnoisse l’excellence de Michel Ange, &
la vostre, & des aultres maistres en sculpture.
Mais je parle de l’art, & non des artisans. Vous
dictes bien vray, que l’une & l’aultre est imi-
tation de nature: mais ce n’est pas a dire que la
paincture soit en apparence, & la sculpture en
essence. Car combien que les statues soient tou-
tes rondes comme le vif & que lon voyt la pain
cture seullement en la superficie, aux statues
deffaillent beaucoup de choses qui ne deffail-
lent pas aux painctures, mesmement le jour &
les umbres. Car aultre jour faict la chair, &
aultre le marbre: ce que le painctre imite na-
turellement avecques le clair, & l’obscur, plus &
moins selon quil en est besoing. Et l’ymagier ne le
peult ainsi faire, & si bien le painctre ne faict
la figure ronde, il en faict les muscles, & membres
arrondiz, de sorte qu’ilz vont trouver des par-
ties que lon ne voyt point, par telle facon que lon
peult tresbien comprendre que le painctre en a con
gnoissance, & les entend. Et en cecy est besoing
d’ung autre artifice plusgrant a faire les membres,
qui r’acourcissent, & diminuent a proportion de la
Fac-similé BVH



[61v] LE PREMIER
veue par raison de perspective, laquelle par for
ce de lignes, & mesures de couleurs de jour,
& d’umbre monstre en la superficie d’une pa-
roy droicte, l’acompagne & eslongne plus, ou
moins, comme il luy plaist. Vous semble il apres
que ce soit peu de chose que l’imitation des cou-
leurs naturelles a contrefaire le nud, la drappe-
rie, & toutes les aultres choses coulorées? Ce-
la ne scauroit ja faire l’ymagier, ne moins ex
primer le gracieux regard d’ungs yeulx noirs,
ou verds, avec l’attraict des stincellansd’estincellans oiella-
des
oeilla-
des
amoureuses, ny peult aussi monstrer la cou
leur des blondz cheveulx, la reluysance des har
noys, ne une nuict obscure, ne une tempeste de
mer, ny l’esclair, & la fouldre, ne l’embrasement
d’une cité, ne la venue de l’aube du jour, & de
l’aurore de couleur de roses avec certains rayons
d’or, & de pourpre. & pour abreger, ne peult
representer le ciel, la mer, la terre, les montz,
les forestz, les prez, les jardins, les rivieres, les
citez, les maisons, ce que faict entierement la pain
cture. Dont il me semble que la paincture est plus no
ble & plus capable d’artifice que la sculpture. Et
pense que empres les antiques elle aye esté de souve
raine excellence, comme les aultres choses. ce que lon
congnoist encore par aulcunes petites reliques
qui en sont demourées, principallement en cavernes
& grottes de Romme. Mais on le peult beau-
coup plus clairement comprendre par les escriptu
res antiques, ou il y a tant D’honnorablesd’honnorables, &
frequentes mentions d’ouvraiges, & des mais-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXII
stres: & par la entend on comment ilz estoient
tousjours requis & honnorez des grans Sei-
gneurs, & des republiques. Et pourtant on list
qu’Alexandre ayma souverainement Apelles
d’Ephese, de sorte que luy ayant faict portraire
une sienne treschiere amye, & entendent que le bon
painctre pour la merveilleuse beaulté d’elle,
s’en estoit desesperément enamouré, la luy don-
na sans aulcun respect. Qui fust une liberalité
veritablement digne d’Alexandre, de donner
non seullement tresors & estatz, mais aussi ses
propres desirs & affections. Et ung signe de
tresgrand amour envers Appelles, quant pour
luy complaire, il n’eut point de respect de des-
plaire a la Dame, qu’il aymoit singulierement:
que lon peult croyre s’estre fort dollue de chan
ger ung si grand Roy, a ung painctre. Lon ra
compte encore plusieurs aultres signes de la
bienveillance d’Alexandre envers Appelles.
Mais il demonstra assez clairement combien
il l’estimoit quant il ordonna par commandement
public, que nul aultre painctre fust si hardy
de pourtraire son ymaige. En cest endroict je
vous pourroye dire les estrifz & contentions
de plusieurs nobles painctres a leurs tresgran
des louanges, & merveille quasi de tout le mon-
de: je vous pourroye aussi dire en quelle sol-
lennité les empereurs anciens aornerent de
painctures leurs triumphes, & les desdioient
aux publicques edifices, & combien chere-
ment les achaptoient, & qu’il s’est trouvé jadis,
Fac-similé BVH



[62v] LE PREMIER
aulcuns painctres qui donnoient leurs courai
ges, leur estant advis qu’il n’y avoit or ne argent,
qui les sceust payer: Et comment ung tableau
de Prothogenes fust tant estimé, que tenant Deme
trius le siege devant Rhodes, & povant y en-
trer en boutant le feu par ung costé qu’il sca-
voit ou estoit ledict tableau, pour ne le brusler,
se faignit de donner lassault, & par ainsi fail-
lit de prendre la ville: & comment Metrodorus,
philosophe & painctre tresexcellent fust envoyé
par les Atheniens a Paulus pour enseigner ses
enfans, & luy dresser ses triumphes qu’il avoit
a faire. Davantaige plusieurs nobles aucteurs
ont escript de c’estcest art, qui est evident signe pour
demonstrer en quelle estimation on la tenoit,
mais je ne veulx que nous nous estandions plus
avant en ce propos. Et pource souffise seullement
dire qu’il est convenable a nostre Courtisan d’a
voir congnoissance de la paincture comme de cho
se honneste & utille, & prisée au temps que les hom-
mes estoient de beaucoup plusgrand’ valleur, quilz
ne sont maintenant. Et quant lon n’en tireroit ja-
mais aultre utillité ne plaisir, il debvroit souffi
re, oultre quelle sert, assavoir juger de l’excellance
des statues antiques & modernes, des vaiseaux[sic],
des edifices, des medailles, des camayaulx,
des graveurs & de telles choses. Elle sert aussi
a juger la beaulté des corps vivans, non seulle
ment en la doulceur des visaiges: mais aussi en
la proportion de tout le demourant tant des
hommes que de tous aultres animaulx. Par ainsi
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXIII
vous voyez comment avoir congnoissance de la
paincture est une tresgrande recreation. En cela
debvroient penser ceulx qui prennent tant de plai
sir a contempler la beaulté d’une femme qu’il
leur semble estre en Paradis. Lesquelz s’ilz ne
scavoient paindre, auroient beaucoup plus grand
contentement, d’autant qu’ilz congnoistroient
plus parfaictement celle beaulté qui au cueur
leur engendre si grand satisfaction. La se print
a rire messire Cesar GonzagueGouzague, & a dire. Je
ne suis pas painctre, mais je suis bien seur
que je prendroye beaucoup plusgraudplusgrand plaisir
a veoir quelque belle femme, que je ne feroye, si
le tresexcellant Appelles que vous avez ung peu
devant nommé retournoit en vie. Respondit
le Conte. ce vostre plaisir ne procede pas en-
tierement de celle beaulté, mais de l’affection
que vous a l’adventure portez a celle dame, &
si vous voulez dire verité, la premiere foys que
vous la veistes, vous ne sentites pas la milies-
me partie du plaisir que vous avez faict des-
puis, combien que la beaulté fust celle mesmes.
Dont vous pouvez comprendre de combien a vo
stre plaisir soit plus grande la partie de l’affe-
ction, que de la beaulté. Je ne vous nye point
cela dict messire Cesar. Mais ainsi que le plai-
sir procede de l’affection, pareillement l’af-
fection de la beaulté: Parquoy lon peult di-
re en toutes facons la beaulté estre cause du
plaisir. Respondit le Conte. Il y a aussi plu-
sieurs aultres raisons qui allument nostre cou-
Fac-similé BVH



[63v] LE PREMIER
raige, comme les conditions, le scavoir, le parler,
la contenance, & mille aultres choses, lesquel
les on pourroit en quelque maniere paradven-
ture appeller beaultez. Mais il n’y a rien qui tant
nous enflamme, que de sentir estre aymé. de
sorte que lon peult encore sans celle beaulté,
dont vous parlez, aymer tresardamment. Mais
les amours qui seullement naissent de la beaul
té que nous voyons superficiellement au corps,
sans point de doubte donneroient plus grant
plaisir a celluy qui la congnoistra, qu’a ung aul-
tre qui la congnoistra moins. Parquoy tournant
a nostre propos, je pense qu’Appelles prenoit
plus de plaisir a contempler la beaulté de Campas-
pe, que ne faisoit Alexandre. Car lon peult facille
ment croyre que l’amour de l’ung & de l’aultre pro
cedoit seullement de celle beaulté. Et peult estre
que pour ceste consideration Alexandre delibera la
donner a celluy qui luy sembla la pouvoir con-
gnoistre plus parfaictement. N’avez vous pas
leu que les cinq filles de Courtonne, lesquelles entre
toutes les aultres de celuy peuple, le painctre
Zeusis choisit pour faire de toutes cinq une
seulle figure tresexcellante en beaulté, furent cele
brées par plusieurs Poetes come celles qui avoient
esté aprouvées pour belles de celluy qui debvoit
avoir tresparfaict jugement en beaulté? Là mon
strant messire Cesar n’estre satisfaict, ne vouloit
consentir en aulcune maniere qu’ung aultre que
luy mesme, peusse gouster le plaisir quil sentoit
de contempler la beaulté d’une dame, recommancoit
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXIIII
a parler: mais en celluy instant lon oyt ung grand
bruict de gens qui marchoient & parloient hault.
A quoy se retournant chascun lon veit venir a
la porte de la chambre une lumiere de torches.
Et incontinent apres arriva le seigneur Prefect
lequel retournoit de convoyer le Pape jusques a une
partie du chemin. Or en entrant au Palais il avoit
ja demandé ce que faisoit ma dame la Duchesse,
& entendu de quelle sorte estoit le jeu de celuy soir
& la charge qui avoit esté donnée au Conte Lu
dovic de parler de la courtisannie, ce qui le faisoit
marcher le plus viste quil estoit possible, pour
arriver a temps d’ouyr encore quelque chose. In
continant doncques qu’il eust faict la reveren-
ce a ma dame la Duchesse, & dist a chascun quil
s’assist, pource que a cause de sa venue tout le
monde s’estoit levé, il se mist pareillement a seoir
au rang avec les aultres, apres luy aulcuns de
ses gentilzhommes. Entre lesquelz estoient le Mar
quis de Ceve Phoebus, & Girardin freres, mes
sire Hector Rommain, Vincent Galmette, Ho-
race Flory, & plusieurs aultres. Et pource que
chascun se taisoit, le seigneur Prefect se print
a dire. Messieurs ma venue en ce lieu seroit
trop nuysible, si j’empeschoye de si beaulx pro-
pos, come j’estime qu’estoient ceulx que n’agueres
vous teniez entre vous. Pourtant ne faictes
point ceste injure de priver vous, & moy ensem
ble d’ung tel plaisir. A quoy le Conte respondit.
mais bien je pense, monsieur, que le taire doib-
ve estre beaucoup plus agreable a tous que
Fac-similé BVH



[64v] LE PREMIER
le parler. Pour autant que estant escheue a ma part
ceste corvée plus que aux aultres, il est temps
quelle m’ait lassé de dire: & come je croy, tous les
aultres d’escoutter, pour n’avoir esté mon dis-
cours digne d’une telle compaignie, ne souffisant
a la grandeur de la matiere, dont ja’voyej’avoye charge.
En laquelle ayant peu satisfaict a moymesmes,
je pense avoir beaucoup moins satisfaict a aul
truy. Et pource monsieur, il vous est bienvenu
d’estre arrivé sur la fin, & sera bon maintenant
donner l’emprise de ce qui reste a ung aultre qui
succede en mon lieu. Car soit tel que lon vouldra,
je suis seur quil se portera beaucoup mieulx, que
je ne ferois quant je vouldroys continuer, pour
estre las comme je suis. Je ne supporteray, Res-
pond le magnificque Julian, en facon aulcune
estre chiffré de la promesse que vous mavez faict.
Et suis certain qu’il ne desplaira point a mon
sieur le prefect aussi d’entendre ceste partie. Et quel
le promesse dict le Conte. De nous declairer, res
pond le Magnificque, en quelle maieremaniere le Courti
san doibt user de celles bonnes conditions que vous
avez dit, qui luy sont convenables. Or quant a
monsieur le Prefect, combien qu’il fust d’eage pue
rille si estoit scavant, & discrect plus quil ne sem-
bloit appartenir a ces jeunes ans. & en chascun
son mouvement monstroit taire la grandeur de
son couraige que une certaine vivacité d’enten
dement pour vray prenosticquoit de l’excellent
degré de vertu ou il debvoit parvenir apres.
Dont il dict soubdainement. Si tout cela reste a

dire, il
Fac-similé BVH

DU COURTISAN LXV
dire, il me semble estre venu assez a temps. Car
en attendant en quelle facon le Courtisan doibt
user de celles bonnes conditions, il ne peult
estre aussi que je n’entende quelles elles sont. Et
par ainsi, je viendray a scavoir tout, que jusques
icy a esté dict. Pourtant Conte ne reffusez point
d’achever de payer la debte, dont vous estes
sorti en partie. Je n’auroye pas, respondit le Con
te, a payer si grand’ debte si les corvées estoient
plus elegamment parties. Mais l’erreur a esté
de donner auctorité de commander a une dame
trop partiale. Et ainsi riant se tourna vers ma
dame Emillie, laquelle respondit incontinant. Vous
ne debvriez pas vous plaindre de ma parciali
té: Mais puis que vous le faictes sans raison
nous donnerons une partie de cest honneur que
vous appellez Corvée a ung aultre. Et se tour
nant sur ce vers messire Federic Fregose, vous
dict elle proposastes le jeu du Courtisan, Et
pourtant c’est chose raisonnable quil vous eschée
a en dire une partie. Et cela sera pour satisfaire
a la demande de monsieur le Magnifique en declai
rant quelle facon, maniere & saison le Courtisan
doibt user de ses bonnes conditions & mettre en
oeuvre les choses que le Conte a dict quil convient
qu’il scaiche. Adonc messire Federic, ma dame
dict il, si vous voulez separer la facon, la saison,
& les manieres des bonnes conditions, & de les
bien employer, du Courtisan vous voulez sepa
rer ce qui ne se peult separer. Car ces choses sont
celles qui font les conditions bonnes, & bon l’em-

i
Fac-similé BVH

[65v] LE PREMIER
ploy d’elles. Parquoy en oyant le Conte parler
tant, & si bien, & avec ce faict quelque mention
de leurs circonstances, se preparant en l’enten
dement pour le reste quil en avoit a dire, il estoit
fort raisonnable qu’il continua jusques au bout.
Ma dame Emillie dit, faites compte que vous
soyez le Conte, & dictes que vous pensez quil
disoit, Et par ce moien lon aura satisfaict a tout.
A l’heure dit Calmette, Messieurs, Puis quil est
tard, affin que messire Federic n’aye point d’ex-
cuse qu’il ne dye ce quil en scait, je croy quil vaul
dra mieulx differer le demourant du propos
jusques a demain, & que lon employe le peu du
temps qui nous reste en quelque aultre passetemps
sans ambition. Ce qu’estant confermé par
chascun, ma dame la duchesse commanda a
ma dame Marguerite, & a ma dame Constance
Fregose qu’elles dansassent. Surquoy Barle-
ste tresplaisant musicien & excellent danseur,
& qui tousjours tenoit en resjouyssance tou-
te la court, commenca incontinent a jouer de
ses instrumentz. Et apres s’estre prinses par la
main, & avoir premierement dansé une basse
danse, danserent une rouergoise avec une mer
veilleusement bonne grace, & grant plaisir
de ceulx qui le voioient. Despuis, pource que ja
une grant partie de la nuyct estoit passée, Ma
dame la duchesse se leva, & ainsi chascun en hum-
ble reverence prenant congé, s’en alla coucher.


Fin du premier livre


Fac-similé BVH



LXVI


Le second livre
du Courtisan
PAUPERTATEM SUMMIS INGENIIS OBESSE, NE PROVEHANTUR.
Ingenio poteram superas volitare per arces,
Me nisi paupertas inuidia deprimeret.

M.D.XXXVIII.



i ij
Fac-similé BVH

[66v][page blanche]












Fac-similé BVH

LXVII


LE SECOND LIVRE
du Courtisan du Conte Bal
thasar de Castillon a
messire Alphonce
Arioste.


PLusieurs foys j’ay conside
ré & n’a pas esté sans grant
merveille, dont procede
cest erreur, lequel pource
qu’on le voyt universelle
ment es vieilles gens, lon peut
croyre qu’il soit propre &
naturel: c’est que quasi tous
louent le temps passé, & blasment le present, en
vituperant noz modes & actions, & tout ce
qu’ilz ne faisoient point en leur jeune eage: &
davantaige afferment que toutes bonnes con
tions
con
ditions
, toutes bonnes manieres de vivre, toutes
vertuz, &, pour abreger, toutes choses vont
tousjours de mal en pis. Veritablement c’est
ung cas qui semble fort eslongné de raison, &
digne de merveille, que l’eage meure, laquelle
par longue experience a accoustumé de faire
en toutes choses jugement plus parfaict, en
cecy le corrompt tant, qu’elle ne s’appercoit
pas, que si le monde alloit tousjours en em-
pirant, & que les peres fussent generallement
meilleurs que les enfans, il y a long temps que

i iij
Fac-similé BVH

[67v] LE SECOND LIVRE
nous fussions arrivez au dernier degré de mal,
que plus ne peult empirer: Or nous voions que ce-
stuy vice non seullement en nostre temps, mais
encores au passé a tousjours esté propre, & pe
culier de vieillesse. & ce lon comprent clerement
par les escriptures de plusieurs aucteurs tres-
anciens, principallement des cronicques, lesquelles
plus que aultres, representent l’imaige de la vie
humaine. La cause dont vient ceste faulce opi-
nion que les vieilles gens ont, j’estime quant a moy que
ce soit pource que les ans en s’en allant avec eulx
emportent beaucoup de commoditez: & entre
aultres ostent grand’ partie du sang des esperitz
vitaulx, dont la complexion se change, & deviennent
foibles les organes par ou l’ame employe ses
vertuz. Et pourtant en icelluy temps tumbent de
noz cueurs les doulces fleurs de contentement,
comme en automne les fueilles des arbres, & en
lieu des claires & saines pensées vient la nubil
leuse & troublée melencolie accompaignée de
mille calamitez, en facon que non seullement le
corps, mais aussi l’entendement est malade: ne des
plaisirs passez autre chose ne tient que une lon
gue souvenance, & l’ymage de l’agreable temps
de jeunesse: en laquelle quand nous y sommes, nous
semble que le ciel, la terre, & toutes choses sont
feste, & rient a l’entour de noz yeulx: & que en no
stre pensement come en ung delicieux & plaisant
jardin, florisse le doulx printemps de liesse, dont
paradventure seroit prouffitable, quant en l’ar
riere saison le soleil de nostre vie commance a de
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXVIII
cliner vers occident, en nous despouillant de no
stre plaisir, en perdre quant & quant la memoi
re: & trouver comme disoit Themistocles, une
science qui enseigna a oublier: car les sentemens
de nostre corps sont tant grans decepveurs, que
bien souvent ilz trompent aussi le jugement de l’espe
rit. Parquoy me semble que les vieilles gens soient
de la condition de ceulx, qui partant du port
tiennent les yeulx vers la terre. & leur est ad-
vis que leur navire ne bouge, mais que la rive
sen va: & toutesfoys c’est le contraire. Car le
port, & pareillement le temps, & les plaisirs
demeurent en leur estat: & nous avecques le
navire de mortalité fuyans, nous en alons l’ung
apres l’aultre par ceste impetueuse mer, qui en-
gloutit & devore toutes choses: ne jamais
plus ne nous est permis de reprendre terre: ain
cois tousjours combatuz par ventz contraires,
en la fin rompent la navire contre quelque rochier.
Pour estre doncques l’entendement de l’hom
me vieil subject, disproportionné a beaucoup
de plaisirs, il n’y peult prendre goust. Et comme
ceulx qui ont la fiebvre, quant ilz ont le palais
gaste pour les vapeurs corrumpues, tous vins
leur semblent tresamers encores que ilz soient
bons & delicieux: pareillement aux vieilles
gens pour leur indisposition (a laquelle pour-
tant ne deffault point le desir) tous plaisirs sem
blent fades, & maigres, & fort differens de
ceulx qui se souviennent avoir essayé: combien
que les plaisirs en soy soient ceulx la mesmes

i iiij
Fac-similé BVH

[68v] LE SECOND LIVRE
qui souloient estre. Et pourtant se sentans en
estre prins, ilz se plaignent, & blasment le
temps present: comme mauvais, & ne consi-
derent pas que celle mutation procede d’eux,
& non du temps. Au contraire, quant ilz r’appel
lent a memoire les plaisirs passez, ilz r’appel-
lent ensemble le temps, auquel ilz les ont receuz,
& a cause de ce le louent comme bon, pour au
tant qu’il semble que avecques soy porte ung
odeur de ce qu’ilz y sentoyent quant ilz estoient
presens. Car en effect noz pensées ont en haine
toutes les choses qui ont esté compaignes de noz
despaisirsdesplaisirs, & ayment celles qui ont esté compai-
gnes des plaisirs. dont il advient que ung amou-
reux a tresagreable voir aucunesfois une fene
stre encores quelle soit fermée, pource quil aura eu
quelques fois grace de contempler s’amie là endroict:
Pareillement de veoir ung anneau, une lettre,
ung jardin, ou aultre lieu, ou quelque chose que ce
soit qui luy semble avoir esté tesmoing consen
tant de ses plaisirs. Et au contraire, bien souvent
come une chambre bien parée & belle sera ennuieu
se a ung qui ayt esté prisonnier dedans, ou qui
y ayt souffert quelque aultre desplaisir. Et jen
ay congneu d’aulcuns qui jamais ne beuveroient
en ung vaisseau ressemblant a celluy: auquel en ma
ladie ilz eussent prins quelque medecine, Car ainsi
que la fenestre, ou l’anneau, ou la lettre, a ung
represente la doulce memoire qui tant luy
plaist pour ressembler celle qui fut jadis par-
ticipant de ses plaisirs. Semblablement, a autre est
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXIX
advis que la chambre, ou le vaisseau ensemble avec
le souvenir revienne la maladie, ou la poyson.
Aussi je croy que ceste mesme occasion meult les
vieilles gens a louer le temps passé, & blasmer le
present. Au moyen de quoy ilz parlent des cours
a la volée & sans bon jugement, en disant que cel
les dont ilz en ont souvenance, estoient beaucoup
plus excellentes, & pleines d’honneurs tressin-
guliers que ne sont celles que nous voyons au jour-
d’huy. Et des incontinent que telz propos viennent
en jeu commancent a eslever par infinies louanges
les courtisans du duc Phelippe de Millan, ou
du duc Borso de Ferrare, & racomptent les beaux
dictz de Nicolas Pichemin, & ramentent qu’en
celluy temps, il ne se fust point trouvé que lon eust
faict, sinon bien a tard, ung homicide, & quil n’y
avoit point de combatz, ne d’aguetz, ne de trom-
peries, mais une certaine bonté feable & amya
ble, entre tous une seureté loyalle: & que es cours
d’alors regnoient tant de bonnes conditions, tant
d’honnestetez que tous les courtisans estoient
comme religieux: & mal fust prins a celluy qui
eust dict une maulvaise parolle a l’aultre, ou
faire ung signe moins que honneste vers une
femme. Et par le rebours dient qu’en ce temps
est tout le contraire: & que non seullement entre
les courtisans est perdue ceste amour fraternel
le, & celle bien conditionnée facon de vivre, mais
que es cours de present ne regne aultre chose que
ennuys, & malveillances, maulvaises conditions,
& une vie tresdissolue en toutes sortes de vi-
Fac-similé BVH



[69v] LE SECOND LIVRE
ces, &que les dames y sont lubriques sans hon
te, & les hommes effeminez. Ilz blasment en oul
tre les habillemens, comme deshonnestes, & trop
mignotz. Finablement ilz reprennent infinies
choses, entre lesquelles s’il y en a, que verita-
blement meritent reprehension, car lon ne peult
dire qu’il ny ayt entre nous beaucop[sic] de maul
vais hommes, & malicieux, & que ce temps ne soit
beaucoup plus habondant en vices, que celluy
qu’ilz louent: si me semble il qu’ilz discernent
mal la cause de ce different, & sont impartinens
en tant qu’ilz vouldroient que tous les biens feus
sent au monde sans aulcun mal. Ce qui est im
possible, car estant le mal contraire au bien, &
le bien au mal, il est quasi necessaire que par oppo
sition, & que par ung certain entrepoix l’ung soub
stienne & fortifie l’aultre, & que quant l’ung fault,
ou croist, pareillement l’autre faille, ou croisse,
car nul contraire est sans l’aultre son contraire.
Qui est ce qui ne scait que au monde n’y auroit point
de justice, s’il n’y avoit point d’injures? ny de
magnanimité, s’il n’y avoit de pusillanimes?
ny de continence, si n’estoit incontinence? ny santé,
s’il n’estoit des maladies? ny de verité, s’il n’y
avoit point de mensonges? ny de felicité, si n’es-
toient les malheurs? Parquoy bien dit Socrates
apres Platon, qui s’esmerveilloit qu’Esoppus n’a-
voit faict une fable, en laquelle il faignist que dieu,
puis quil n’avoit peu unir ensemble le plaisir &
le desplaisir, les eust attaché aux deux extremi
tez, en facon que le commancement de l’ung fust fin-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXX
de l’aultre. Car nous voyons que nul plaisir nous
peult jamais estre aggreable, si le desplaisir ne
luy est precedant. Qui peult avoir le repos s’il
n’a premierement sentu[sic] le travail de lasseté? Qui
prent goust au manger, au boyre, au dormir
s’il n’a premierement enduré fain[sic], soif, & som-
meil? Par ainsi je croy que les passions, & ma
ladies soient données aux hommes par nature, non
pas principallement pour les faire subjectz a
icelles, car il ne semble point convenable que cel
le qui est mere de tout bien doibve par determi
nation de son propre conseil nous donner tant
de maulx: mais ayant faict la santé, le plaisir,
& les aultres biens, consequemment apres eulx
furent adjoinctes les maladies, les desplaisirs, &
les aultres maulx: aussi ayant esté les vertus au
monde concedées par la grace de don de nature,
incontinent les vices se misrent necessairement
a leur queue par celle enchaisnée contrarieté,
en sorte que quant l’une croist ou fault, il est
tousjours force que l’aultre aussi croisse ou fail-
le. Quant doncques noz vieillardz louent
les cours passées en ce quelles n’avoient point d’hom-
mes si vicieux, comme aulcuns qui sont es no-
stres, ne congnoissent pas qu’en icelles n’y
en avoit de si vertueux, comme aulcuns qui
sont es nostres: dequoy ne se fault point
esmerveiller, car nul mal est si grant mal, com-
me celluy qui naist de semence du bien cor-
rumpue. Parquoy maintenant produisant natu-
re des entendemens beaucoup meilleurs qu’elle
Fac-similé BVH



[70v] LE SECOND LIVRE
ne faisoit a l’heure, ainsi que ceulx qui se tournent
au bien, font beaucoup mieulx que ne faisoient
ceulx dont ilz parlent: pareillement ceulx qui se
tournent au mal font beaucoup pis. Et pourtant
ne fault point dire que ceulx qui restoient de fai-
re mal pour non le scavoir faire, meritassent en
ce cas aulcune louange, car combien qu’ilz feissent
peu de mal, ilz faisoient neantmoins le pire. Or
que les esperitz de ce temps là feussent generallement
de beaucoup inferieurs a ceulx de maintenant,
on le peult assez congnoistre par tout ce que lon
voyt d’eulx, tant es lettres, comme es painctures,
statues, ediffices, & toutes aultres choses. Les
vieillardz oultre ce que dit est blasment en nous
plusieurs choses que en eulx ne sont, ne bonnes,
ne maulvaises, seullement pource qu’ilz ne les
faisoient point. Et dient qu’il n’est convenable
aux jeunes gens se pourmener par la ville a che
val, principallement sur mulles, porter fourreu
res en yver, ny robbes longues, ny bonnet a hom
me quil nayt pour le moins dix huit ans. & aul-
tres telles choses, dont a la verité ilz se mescom
ptent grandement. Car telles facons de faire (oultre
qu’elles soient commodes & prouffitables) elles
sont aussi introduites par la coustume, & plai
sent universellement comme lors plaisoit aller en
saye, porter des goussetz, & des souliers a pou
laine: & pour estre bien gaillard porter tout le
jour ung esprevier sur le poing sans propos,
danser sans toucher la main de la dame, & user
de beaucoup d’aultres facons: lesquelles tout
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXI
ainsi que maintenant elles seroient trouvées
grossieres & mal seantes, elles estoient a l’heu
re beaucoup prisées. Et pourtant il est raison-
nable qu’il nous soit aussi licite de suyvre la
coustume de nostre temps sans estre calumpniez
par lesdictz vieillardz, lesquelz souvent quant
ilz se veullent louer disent: J’avoys vingt ans
que je couchoys encore avecques ma mere &
mes soeurs, ne de là a long temps sceu que c’e
stoit d’avoir affaire a femme: & maintenant
a peine les enfans ont la teste essuyée, qu’ilz
scavent plus de malice que ne faisoient en ce
temps les hommes faictz. Et quant ilz dient
cela ilz ne s’appercoyvent pas qu’ilz confer-
ment que les enfans de nostre temps ont plus
d’esperit que n’avoient les vieilles gens du leur.
Qu’ilz cessent doncques de blasmer nostre temps,
comme plain de vices: car en les ostant ilz oste
roient aussi les vertus, & se souvienne entre les
bons antiques au temps que florissoient au
monde les couraiges glorieux, & veritable-
ment divins en toutes vertus, & les entende-
mens plus que humains, lon trouvoit aussi plu-
sieurs maulvais hommes, lesquelz s’ilz vivoient
seroient entre les maulvais de nostre temps ex-
cellens en mal comme les bons en bien. Et de cela
font plaine foy toutes les histoires. mais je pense
qu’il ayt esté pour ce coup a suffisance respon-
du aux vieillardz. Pource lairrons ce discours
lequel si par adventure vous a semblé trop long
n’a esté faict du tout hors de propos pour avoir
Fac-similé BVH



[71v] LE SECOND LIVRE
suffisamment demonstré que les cours de nostre temps
ne sont moins dignes de louange que celles que
louent si fort les vieilles gens. Nous retournerons
aux propos que nous avons commancé du Courti-
san, par lesquelz lon peult desja assez facillement
comprendre en quel estat & degré estoit la court
d’Urbin entre les aultres, & qui en estoit le Prin
ce & la princesse qui avoient en leur court de si no
bles esperitz, & come se pourroient appeller heu-
reux tous ceulx qui vivoient en ceste compaignie.


QUantQuant doncques le jour ensuyvant fut
venu, il y eut plusieurs discordes
entre les chevalliers & dames de
la court sur la disputation du soir
precedent. ce qui procedoit en partie
pourtant que monseigneur le Prefect desirant sca-
voir ce qui avoit esté dict, en demandoit quasi a
chascun, &, comme il est de coustume d’advenir
il luy en estoit respondu diversement, par ce que
les ungz louoient une chose, les aultres une aul
tre. & encore entre plusieurs y avoit discordan
ce de la mesme sentence du Conte, pour n’estre
les choses qui avoient esté dictes, si parfaicte
ment demourées en la memoire de chascun: au
moyen dequoy lon parla tout le jour de ce pro
pos, & incontinent qu’il commanca a faire nuyct,
monseigneur le Prefect voulant aller a table
mena soupper avec luy tous les gentilzhom-
mes, & apesapres soupper sen alla soubdain en la
chambre de ma dame la Duchesse, laquelle
voyant si grande compaignie venue de meil
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXII
leure heure que la coustume n’estoit, comman-
ca a dire. Il me semble messire Federic que
grand est le faix que lon a mis sur voz espau-
les, & grande l’aspectation[sic] a laquelle avez de
satisfaire. Là, sans attendre que messire Federic
respondit, le unicque Aretin print la parolle.
Et quel est ce grand faix, dict il? Qui est l’hom-
me si sot que quant il scait faire une chose, qui
ne la scaiche faire a temps convenable? Et sur
ce point parlant de cecy, chascun se mect a
seoir en sa place & mode accoustumée avec
une tresssongneuse attente du propos qui estoit
en termes. Lors messire Federic se tournant
vers l’Unicque. Il ne vous semble donc (dist
il) monseigneur l’Unicque que lon m’ait bail
lé une penible charge & grave faix, ce soir
pour avoir a demonstrer en quelle facon &
maniere & temps le Courtisan doibt user de
ses bonnes conditions & employer les choses
qui ont esté dictes luy estre convenables? Il ne
me semble pas grand chose, respondit l’Unic
que, veu qu’il suffit dire pour tout cela, que le
Courtisan soit de bon jugement, comme le Con
te dict hier tresbien estre necessaire. Et estant
ainsi, je pense que sans aulcuns enseignemens il
doibve pouvoir user de ce qu’il scait a temps &
bonne facon. ce que vouloir reduire en reigles
plus succinctes, seroit chose trop difficille, &
par adventure superflue, car je ne congnois homme
qui fust si sot de vouloir venir a manier les ar
mes en lieu ou les aultres feussent occuppez a la
Fac-similé BVH



[72v] LE SECOND LIVRE
musique, ou alla ballant ou danssant[sic] par les
rues la morisque, encores que il le sceut tresbien
faire, ou qu’alla conforter une mere dont le filz
fust mort, & commanca a luy dire des plaisante
ries & faire du beau deviseur, je croy certes
que cela n’adviendroit a nul gentilhomme qui ne fust
tenu pour fol. Il me semble seigneur Unicque
(respondit monseigneur Federic) que vous allez
trop par les extremitez: car il entrevient quel
que foys estre impertinent de facon qu’on ne
le congnoist pas si aysement, & les faultes ne
sont pas toutes pareilles. Avec ce il pourra ad
venir que l’home se gardera d’une follie publique
& trop evidente comme seroit celle que vous di
ctes d’aller danssant[sic] la morisque par les rues,
& puis ne scaura se garder de louer soymes-
mes hors de propos, & d’user d’une fascheuse
presumption: de dire quelque foys ung mot
pensant de faire rire, que pour estre dit hors de
temps, sera trouvé maisgre & sans aulcune gra
ce. Et telz erreurs le plus souvent sont couvers
d’ung certain voyle qui ne les laisse estre ap-
perceuz de ceulx qui les commettent, s’ilz n’y
regardent de bien pres. Et combien que pour
plusieurs causes nostre veue scait quelque peu
discerner elle neantmoins devient du tout aveu
glée & tenebreuse par ambition, par ce que
chascun voluntiers se monstre en cela qu’il se
persuade scavoir, vraye ou faulce que soit celle
persuasion. Au moyen dequoy me semble quil
se gouvernera bien s’il congnoist (& en cecy

consiste
Fac-similé BVH

DU COURTISAN LXXIII
consiste une certaine prudence & jugement
d’election le plus ou le moins de ce qui laccroyst
es choses, ou diminuer pour les employer op-
portunement, ou hors de saison. Et combien que
le Courtisan soit de si bon jugement qu’il puis-
se discerner telles differences, ce n’est pas a di-
re qu’il ne luy soit plus facile a gaigner ce qu’il
cherche, quant on luy aura ouvert l’entendement
par quelques enseignemens & monstré le che
min, & quasi les lieux ou il se doibt fonder, que
si seullement il prenoit garde a la generalité.
Ayant doncques hersoir le Conte devisé si co
pieusement en si belle maniere de la courtisanie
qu’a la verité il a meu en moy non peu de crain
cte, & doubte de non povoir si bien satisfaire
a ceste noble audience, & a ce qui me touche a
dire, comme il a faict en ce qu’il luy est escheu,
Toutesfoys pour me faire participant le plus
que je pourray de sa louange, & estre seur de
non faillir, a tout le moins en ceste partie je ne
contrediray en aulcune chose quil ayt dict. mais
consentant a son opinion: & oultre le reste en
ce que touche la noblesse du Courtisan, a l’espe-
rit, a la disposition du corps & a la grace de la
personne, je dis que pour acquerir a bon droict
louange & bonne reputation empres chascun,
& grace des seigneurs lesquelz il sert, me sem
ble necessaire que il sache ordonner toute sa
vie: & s’ayder de ses bonnes qualitez univer
sellement a la frequentation de toutes person
nez
person-
nes
sans en acquerir envie: Mais combien cela soit

I2
Fac-similé BVH

[73v] LE SECOND LIVRE
difficille lon le peult considerer de la rarité de-
ceulx que lon voit parvenir a ce bout. Car a
vray dire nous sommes tous par nature promptz
plus a blasmer les faultes que a louer les choses
bien faictes. Et semble que par une certaine mali-
gnité plusieurs encore qu’ilz congnoissent clere
ment le bien, s’efforcent de tout leur povoir &
industrie de trouver dedans, ou faute, ou a tout
le moins semblance de faulte. Au moyen dequoy
est necessité que nostre Courtisan, en toutes ses
operations soit cault & advisé en ce qu’il dict
ou faict, tousjours accompaigné de prudence,
& qu’il mette soing, non seullement d’avoir en
soy parties & conditions excellentes, mais
qu’il ordonne toute la teneur de sa vie en telle
disposition que le tout soit correspondant aus
dictes parties: & que lon le voye tousjours estre
celluy mesmes, & en toutes choses tel quil ne se
oublie point de soimesmes. mais face ung corps
seul de toutes ses bonnes conditions, en fa-
con que tous ses actes resultent & soient com-
posez de toutes vertuz, ainsi que les Stoiques
dient estre office de celluy qui est saige. Combien
toutesfois qu’en chascune operation tousjours
une vertu est la principalle: mais toutes sont
elles tellement enchainées qu’elles tendent a une
fin, & toutes peuvent servir a ung effect.
Pourtant il est besoing qu’il s’en scaiche ay-
der, & pour le paragon & quasi contrarieté
doibve faire quelque foys que l’aultre soit
plus clairement congneue, ainsi que font les
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXIIII
bons painctres, lesquelz par l’umbre font ap-
paroir & monstrer le jour du relief, & en cest
estat avec le jour profundent les umbres de la
drapperie, & meslent diverses couleurs ensem-
ble, en facon que par icelle diversité l’une & l’aul-
tres se monstre mieulx: aussi planter des figures
au contraire l’une de l’aultre, les ayde a faire
l’office qui convient a l’intention du painctre. Selon
cella, doulceur est merveilleusement recommenda
ble en ung gentil homme qui est vaillant & es-
prouvé aux armes. Et come la prouesse ou fier
té semble plus grande quant elle est accompai
gnée de moderation, semblablement la mode
ration accroyst & se monstre par la fierté &
prouesse. Parquoy le peu parler, & faire assez, & le
non louer soimesmes des oeuvres louables en
les dissimulant en bonnes manieres, accroist
l’une & l’aultre vertu en la personne qui discre
tement scait user de ceste tardifve maniere. &
ainsi advient de toutes aultres bonnes qualitez.
Je veulx doncques que nostre Courtisan en ce qu’il
dira ou fera use d’aulcunes reigles universel-
les, lesquelles j’estime briefvement contenir en ce qui
m’affiert de dire. Et pour la premiere & principal
le qu’il fuye (ainsi que bien le ramenteust hersoir
le Conte) sur toutes choses l’affectation, & apres
quil considere bien ce quil faict ou dict, le lieu ou il
le faict, devant qui, & en quel temps, la cau-
se pourquoy il le faict, son eage, sa profession,
la fin ou il tend, & les moyens qui a ce le peu-
vent conduire. Et aussi avec cestes advertances

I2 ij
Fac-similé BVH

[74v] LE SECOND LIVRE
qu’il s’accommode discrettement a tout ce qu’il
vouldra dire ou faire. Et apres que messire Fede
ric eut ainsi dict il s’arresta ung peu, & le sei-
gneur Morel de Cortonne prit soubdainement
la parolle en disant. Il me semble que cestes voz
regles nenseignent pas beaucoup: & quant a moy
j’en scay autant a ceste heure que je faisoie avant
que nous les monstrissiez. Combien quil m’est souvenu
les avoir aulcunesfoys entenduz des beaulx pe
res ausquelz je me suis confesse[sic]. & semble quilz les
appellent circonstances. là se print a rire messire
Federic & dict. Sil vous en souvient, le Conte
voulut hersoir que la premiere profession du
courtisan fust celle des armearmes, & devisa largement
en quelle maniere il la debvoit faire, & pourtant
nous ne ferons autres repliques, toutesfois soubz
nostre reigle lon pourra encore comprendre que se
trouvant le Courtisan a l’escarmouche, ou au
combat de terre, ou en aultres telz exploictz, il
doibt tascher secrettement de se mettre a part
de la multitude: & les choses specialles & har
dies quil veult esploicter les faire au moins de
compaignies qu’il peult, & devant tous les plus
nobles & estimez hommes qui soient en l’armée,
& mesmement (s’il est possible) en la presence
& soubz les propres yeulx du Roy ou seigneur
quil sert. Car veritablement il est bien convenable
s’aider & servir des choses bien faictes. Et j’esti
me que ainsi que c’est mauvaise chose cercher gloi-
re faulce & de ce que lon ne merite point, pareil
lement c’est aussi mal faict frauder soymesmes
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXV
de l’honneur deu. Il me souvient avoir aultres-
foys congneu de ceulx que combien quilz feussent
vaillans si estoient ilz grossiers en ceste partie,
car autant mettoient ilz leur vie en dangier pour
aller prendre ung troupeau de brebis, comme
pour estre les premiers a monter sur les murail
les d’une ville prinse d’assault, ce que ne fera
pas nostre Courtisan, s’il a en memoire la cause
qui le meult en guerre, qui doibt estre seullement
l’honneur. Et si apres il se treuve a manier les
armes, es publicques assemblées soit en joustant,
tournoyant, jouant aux canes, ou faisant quelque
aultre exercice de sa personne & se souvenant du
lieu ou il se trouve, & devant qui, il taschera d’e
stre aux armes non moins propre & a droict
que asseuré, & de contenter les yeulx des regardans
de toutes choses qui luy semblera luy pouvoir
donner bonne grace, & mettre peine d’avoir che
vaulx avec duysans accoustremens & habille-
mens bien entenduz, motz & devises appropriez
& inventions ingenieuses qui tirent a eulx les yeulx
des assistans, comment l’aymant faict le fer, ne ja-
mais sera le dernier a se monstrer sur les rancz
sachant que le peuple, & principallement les dames
regardent plus ententivement les premiers que
les derniers, & la raison est que les yeulx & les
courages qui sur le commancement sont couvoy
teux de nouvelleté, prennent garde a chascune
menue chose, & d’icelles font impression, ou
apres non seullement ilz ne s’arrestent: mais se
lassent[unclear] de la continuation. Pourtant il y eut ung

I2 iij
Fac-similé BVH

[75v] LE SECOND LIVRE
fameux hystorien antique lequel pour ceste cau
se tousjours vouloit en farces, misteres, come
dies, ou tragedies estre le premier qui sortit a
jouer son rolle. Ainsi quant il adviendra au Cour
tisan de parler des armes il aura esgard a la pro-
fession de ceulx a qui il parle, & selon cela s’accom-
modera en parlant, aultrement avec les hommes,
aultrement avec les femmes. Et s’il veult tou-
cher quelque chose qui redonde a sa propre louange,
il le fera couvertement comme d’adventure & en
passant avec ceste discretion & advertance que
hier nous monstra le Conte Ludovic. Ne vous
semble il maintenant seigneur Morel que noz
reigles puissent enseigner quelque chose? Ne vous
semble il que l’homme dont vous parliez n’y a
pas long temps, eust tost oblié a qui il parloit, &
pourquoy? quant, pour entretenir une damoy
selle que jamais il n’avoit veue, a l’entréentrée de son
propos commenca a dire quil avoit tué tant de gens
& qu’il estoit vaillant home, qu’il scavoit jouer
de l’espée a deux mains, ne se leva d’aupres que
ne vint a luy vouloir monstrer comment on
debvoit rabatre certains coupz de hache estant
armé ou desarmé, & a luy enseigner les prinses,
& les saisissemens du pougnard, de sorte que la
pouvretepouvreté avoit les piedz au feu & luy duroit
une heure mil ans quil se partit de la, craingnant
quil la tua aussi bien quil avoit faict les aultres: en
ces erreurs encourent ceulx qui n’ont point de re
gard aux circonstances, que vous dictes avoir
entendues des beaulx peres. Doncques je dy
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXVI
que des exercices du corps il ne y a aulcuns qui
quasi jamais ne se font sinon en public, comme
jouster, tournoyer, jouer aux canes & tous
les aultres qui despendent des armes: Là aiant
nostre Courtisan a s’emploier, doibt premiere
ment tascher d’estre si bien en ordeordre de chevaulx,
d’armes, & d’acoustremens quil ne luy faille riens.
Que s’il ne se sent du tout bien equippé, ne s’y
doibt mettre en aulcune maniere: car en non
faisant bien, ne se peult excuser que celle ne soit
sa profession. En apres il doibt grandement
considerer devant qu’il se monstre, & quelz
sont ses compaignons: car ne seroit pas convena-
ble qu’ung gentil homme alla de sa personne
honnorer une feste de villaige, ou les compai-
gnons feussent de basse condition. Alors dict
le seigneur Gaspard Palvoysin. En nostre
pais de Lombardie lon n’y regarde point de si
pres, mais bien y trouve lon plusieurs jeunes
gentilz hommes qui a la feste dansent tout le
jour au soleil avecques les paisans, & avecques
eulx ouentjouent a ruer la barre, lucter, courir,
saulter: & je croy qu’il n’y a point de mal a ce
la, car la ne se faict comparaison de la nobles-
se: mais de la force & adresse, esquelles cho-
ses les geosgens de villaige bien souvent ne valent
point moins que les gentilz hommes. Si me
semble que telle privaulté ayt en soy une
certaine liberalité amyable. Ce danseur au so
leil (respondit messire Federic) ne me plaist
point en facon que ce soit. Et si ne croy

I2 iiij
Fac-similé BVH

[76v] LE SECOND LIVRE
point qu’advantage s’y treuve: auffort que veult
lucter & saulter avecques les paisans, doibt
en mon advis le faire comme s’il vouloit s’es-
sayer & ainsi que lon dict, par gentillesse & non
pour debatre avecques eulx: & doibt le gentil
homme avant qu’il s’y mette, quasi estre seur
de vaincre, aultrement ne s’y mettre point: Car
il est trop mal seant & trop laid, & hors d’esti
me veoir ung gentil homme vaincu par ung
paysant, principallement a la lucte, parquoy me
semble quil seroit bon s’en garder devant plusieurs,
car le gaing est trespetit au vainqueur, & la
perte a estre vaincu tresgrande. Oultre plus le
jeu de la paulme se faict quasi tousjours en pu
blic: & est ung passe temps a qui la multitude
apporte beaucop[sic] de mouvemens, par ainsi je
veulx que le Courtisan se mette a faire cest exer
cice, & tous les autres, excepté a manier les ar
mes comme a chose dont il ne face point pro-
fession &, dont il ne monstre ne cherche ou atten
de aulcune louange, & que lon ne congnoisse
point qu’il y mette beaucop[sic] d’estude ou de
temps, combien qu’il le scache faire excellente
ment: & ne soit comme quelqu’ungz qui se dele-
ctent en la musique, lesquelz en parlant a qui
ce soit toutes les foys que lon faict pause sur
les propos, ilz commancent a chanter a basse
voix. Il y en a d’aultres qui en allant par les
rues & par les esglises vont tousjours dansant,
& d’aultres que s’ilz rencontrent en place ou
en quelque lieu que ce soit quelqu’uns de leurs
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXVII
amys ou de leur congnoissance, ilz se mettent in
continent en ung acte de vouloir jouer a l’espée
ou de lucter, selon ce ou ilz prennent plus de plai
sir. Là dict Messire Cesar GonzagueGouzague. Mieulx
faict ung jeune Cardinal que nous avons a Rom-
me lequel pource quil se sent bien disposé de sa
personne, meine tous ceulx qui le vont visiter en
cores qu’il ne les ayt jamais veu en ung sien
jardin & les convoye en tresgrande instance a
eulx despouiller en pourpoint, & a jouer, & a
saulter avec luy. Messire Federic se print a ri-
re, & tira oultre, disant, il ya aulcuns aultres
exercices que lon peult faire en public & en pri-
vé, come danser: & a cela j’estime que le Courtisan
doibve avoir regard: car en dansant devant plu-
sieurs en lieu plein de peuple, il me semble quil luy
est louable garder une certaine dignité attrem-
pée neantmoins dune bonne & presentable doul
ceur de mouvemens. Et combien quil se sente tresle-
gier, & quil entende assez le temps & les mesures,
si ne veulx je qu’il entre en celle vitesse de
piedz & redoubles de recoupemens que nous
voyons estre bien seans & convenables en no-
stre Barlette: car il luy seroit mal convenable
s’il n’estoit a privée maisgnie en chambre comme
nous sommes maintenant, ou je pense quil luy soit
licite tant faire cela, que danser des morisques &
des branles: mais nompas en public, s’il n’estoit
emmasqué & desguisé. Et combien quil fust en fa
con que chascun le congneust, je n’en donne pas beau
coup: car se monstrer en telles choses es public-
Fac-similé BVH



[77v] LE SECOND LIVRE
ques assemblées, soit en armes ou sans armes,
il ny a point de meilleur moyen que cestuy là, pour
autant que s’estre desguysé emporte en soy une
certaine liberté & permission. laquelle entre aul
tres choses faict que l’homme peult prendre forme
de ce en quoy il se sent valloir, & user de soing
& proprieté endroict la principalle intention de
la chose ou il se veult monstrer, & une certaine
nonchalance en ce qui n’est point de consequence. Et
cela augmente fort la bonne grace, come seroit si
ung jeune homme se desguysoit en vieillard,
mais que ce fust avec ung habillement desem-
peché pour se povoir monstrer en gaillardise:
ou ung chevalier en guyse d’ung pasteur cham
pestre, ou aultre tel habillement, mais quil eust
ung bon cheval & gallantement accoustré selon
ses intentions, car incontinent la pensée des assistans
court a ymaginer ce que aux yeulx se presen
te a la premiere veue: & voyant apres la cho-
se revenir beaucoup plus grande que ne pro-
mettoit l’habillement elle s’en delecte, & y prent
plaisir. Parquoy si ung Prince en telz jeux,
spectacles, ou fictions de faulx visaiges entre
vient, ne seroit point convenable vouloir main
tenir personne de Prince, pource que le plai-
sir qui de la nouvelleté vient aux regardans,
fauldroient en grand’ partie, car ce n’est point cho-
se nouvelle a aulcun que le Prince soit Prince.
Et quant a luy, ou il seroit sceu que oultre l’e-
stre Prince, il voulust encores avoir forme de
Prince, il perdroit la liberté de faire toutes les
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXVIII
choses qui sont hors la dignité dudict Prince. Et
si en telz jeux entrevenoit aulcun estrif ou conten
tion, mesmement en armes, il pourroit aussi fai
re accroyre de vouloir tenir personne de Prin
ce pour non estre battu: mais espargné des aul
tres: & oultre en faisant en jeu cela mesme quil
doibt faire a bon escient quant le besoing y est,
il osteroit l’auctorité du vray effect: & semble
roit quasi qu’il le feroit encore en jeu: mais en
tel cas & despouillant le Prince de la personne de
Prince, & se mettant esgallemant avec les plus
bas, en maniere pourtant quil puisse bien estre con
gneu, & desmettant sa grandeur, il prent une aul-
tre grandeur plus grande, qui est de vouloir passer
les aultres non en auctorité, mais en vertu: &
monstrer que sa valleur n’est point accreue par
l’estat de Prince. Selon ce je dis que le Courti
san doibt es spectacles d’armes avoir la mes-
me advertance selon son degré. & apres a volti
ger a cheval, lucter, courir, saulter, il me plaist
fort qu’il evite la multitude du peuple, ou au-
moins qu’il se laisse veoir bien peu souvent, pour
autant quil n’y a chose si excellente au monde dont
les ignorans ne se saollent & dont ilz ne tiennent
peu de compte pour la veoir si souvent. Et suis
de semblable advis quant a la musicque. Et pource
ne veuz je que nostre Courtisan face come plusieusplusieurs,
lesquelz tout aussi tost quilz sont arrivez en quelque
lieu que ce soit voire encore en la presence des sei
gneurs, avec lesquelz ilz n’ayent point de congnois
sance sans se laisser beaucoup prier, se mettent
Fac-similé BVH



[78v] LE SECOND LIVRE
a faire ce qu’ilz scavent: & bien souvent encore
ce qu’ilz ne scavent point: en facon qu’il sem-
ble qu’ilz soient allez se faire veoir seullement
pour celle cause & que celle soit leur principalle
profession. Le Courtisan se doibt mesler de mu
sicque, come en une chose de passe temps, & qua-
si contrainct & non en la presence des basses
gens n’y de grand’multitude. Et combien qu’il sai-
che & entende ce qu’il faict, je veulx encore quil
dissimule en cela l’estude & le travail qui est ne-
cessaire a toutes choses que lon veult bien faire,
& qu’il monstre d’estimer peu a luy mesmes ce
ste condition, mais en la faisant excellentement
qu’il la face beaucoup estimer par les aultres.
A l’heure sele seigneur Gaspard Palvoysin. Lon
trouve (dist il) beaucoup de sorte de musique
tant en vives voix, qu’en instrumens. Et pour-
tant j’auroys plaisir d’entendre laquelle est
la meilleure entre toutes, & en quel temps le
Courtisan la doibt mettre en oeuvre. Chan-
ter sur le livre, respond messire Federic, me sem
ble une belle musicque pourveu que ce soit
personne qui le saiche bien faire & en bonne
mode, mais encores plus chanter sur le lucz,
car toute la doulceur consiste quasi en ung
seul, & y note & y entend lon avec beaucoup
plus grande advertance la belle facon, & la gra
ce. par ce que les oreilles ne sont occupées en
riens qu’en une seulle voix, & y discerne lon
mieulx chascune petite faulte, ce quil n’advient
pas quant on chante en compagnie, par ce que l’ung
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXIX
ayde a l’aultre, mais sur tout chanter sur le lucz
est pour recréer, se me semble, plus agrea-
ble, car cela donne tant de grace & d’efficace
aux parolles que c’est grand merveille. Tous les
aultres instrumens de bouche sont aussi armo-
nieux par ce qu’ilz ont les consonnances fort par
faictes, & avec facilité y peult lon faire beau-
coup de choses qui emplissent l’esperit de la doul
ceur musicalle. Et non moins est delectable la
musicque des quatre violles a l’archet, car elle
est tresdoulce & artificielle, mais la voix hu-
maine donne aornement & grace a tous ses in-
strumens, desquelz je veulx qu’il suffise a nostre
Courtisan avoir congnoissance. Et quant plus
excellent en eulx il sera, tant mieulx sera, sans se
mesler grandement de ceulx que Minerve reffusa
a Alcibiades, car il semble quilz soient fascheulx.
Or le temps auquel on puisse user de telles sor-
tes de musicque, j’estime que ce soit toutes les
foys que lon se trouve en une bonne & amya-
ble compagnie, & quil ny ait point d’aultres affai
res, mais sur tout il est bien seant devant les da
mes: car leurs visaiges adoulcissent les pensées
des escoutans & les rend plus penetrables a la
doulceur de musicque, & davantaige resveille
les esperitz de ceulx qui la demainent & me plaist
bien (comme j’ay dit) qu’on evite la multitude,
& mesmement des basses gens, mais l’assaisonne
ment de tout fault que ce soit la discretion, car en
effect il seroit impossible imaginer tous les cas
qui adviennent. Que si le Courtisan est juste juge
Fac-similé BVH



[79v] LE SECOND LIVRE
de luy mesme, il s’acommodera autant, & congnoi
stra quant les couraiges des escoutans seront dis-
posez a ouyr, & quant non: congnoistra encore
son eage, car veritablement il ne convient point,
& faict assez mal veoir ung homme de quelque
estoffe viel, chenu, & esdenté, plain de rides,
jouant du lucz entre ses bras, chanter au meil-
lieu d’une compaignie de femmes, encore qu’il le
sceust moyennement faire: & ce pour autant que le
plus souvent en chantant lon recite parolles amou
reuses. Et es vieilles gens l’amour est chose di
gne de mocquerie, combien que par foys il en y ayt
aulcuns qui semblent prendre plaisir entre les aultres
miracles de r’alumer leurs cueurs glassez en
despit des ans. A l’heure le Magnifique respon
dit. Ne privez point (messire Federic) les pau
vres vieillards du plaisir de la musicque, car j’ay
aultresfoys congneu des hommes eagez qui avoient
encore la voix tresclaire & parfaicte, & les
mains tresdiposées aux instrumens beaucoup
plus que plusieurs des jeunes. Je ne veulx pas
(dict messire Federic) priver les vieilles gens
de ce plaisir, mais je veulx priver vous & ses
dames de vous mocquer de ceste sottise, & si les
vieillards veullent chanter sur les lucz quilz le fa-
cent en secret, & seullement pour oster de l’entende
ment les ennuieux pensemens, & griefves mole-
stes, dont nostre vie est plaine. Et pour taster
de ceste divinité que je cuyde que Pytagoras &
Socrates sentoient en la musicque, & si bien ilz l’ex
cercoient pour en avoir ja faict une certaine
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXX
habitude en l’entendement, ilz y prendroient beau-
coup plus de plaisir en l’escoutant, que ceulx qui n’en
auroient point de congnoissance. Car si come le plus
souvent les bras d’ung mareschal (qui est au reste
foible) pour estre exercitez sont plus gaillards
que ceulx d’ung aultre homme robuste, & non ac
coustumé a travailler ses bras, pareillement les
oreilles exercitées en l’armonie, la discernent
beaucoup mieulx & plustost, & en jugent avec
plus grand plaisir que les aultres pour bonnes &
agues quelles soient, non ayant frequenté les varie-
tez des consonnances musicalles, car les melodies
n’y entrent point, mais sans laisser goust d’elles
passent oultre quant aux oreilles non accoustu
mées a les ouyr, combien que les mesmes bestes sau
vaiges sentent quelque delectation en la melodie. Ce-
cy est doncques le plaisir qui convient aux vieillards
prendre de la musicque. Et le semblable dis je
du danser, car veritablement nous debvons laisser
telz exercices avant que soyons contrainctz par l’ea
ge de les laisser en despit de nous. Il vault donc
mieulx (respondit le seigneur Morel quasi trou
blé) forclore tous les vieillards, & dire seul-
lement que les jeunes hommes doibvent estre
appellez courtisans. La se print a rire messire
Federic, & dict. Voyez vous pas seigneur
Morel que ceulx qui ayment telles choses (s’ilz
ne sont jeunes) ilz estudient de le contrefaire.
& pourtant ilz se taindent les cheveulx
& se font la barbe deux foys la sepmai-
ne: & cela procede de ce que nature leur
Fac-similé BVH



[80v] LE SECOND LIVRE
dict tacitement que telles choses ne sont conve
nables, sinon aux jeunes gens. De ce propos
toutes les dames se prindrent a rire, pource quil
n’y eut aulcune qui n’entendist que ces parolles sa-
dressassent au seigneur Morel, & sembla qu’il
s’en yrast ung petit: Mais il y a bien d’aultres
entretenemens avec les dames (dist bien tost apres
messire Federic) qui sont convenables aux vieil
les gens. Et quelz (dict le seigneur Morel) fai
re des contes? cela en est, respond messire Fede-
ric, mais chascun eage (comme vous scavez) por
te avec soy ses pensemens, & quelque particulie
re vertu, & quelque particulier vice, car les vieil-
les gens ainsi qu’ilz sont ordinairement plus sai
ges que les jeunes gens, plus continens, & plus
advisez, ilz sont aussi plus grans parleurs, ava
ricieux, difficilles, craintifz, & tousjours crient
en la maison, rabroueurs de petis enfans, &
veulent que chascun face a leur guise: Ou les jeu-
nes gens au contraire sont courageux, liberaulx,
frais, promptz a mouvoir debatz, variables,
& qui ayment, & desayment en ung moment,
ordonnez a tous leurs plaisirs, & ennemys a qui
leur conseille bien: mais de toutes eages la vi-
rille est la plus attrempée, car elle a ja laissé les
maulvaises parties de la jeunesse, & n’est enco
re parvenue a celle de la vieillesse. Estans donc
ques les vieillards constituez quasi aux extre
mitez, est besoing que par raison ilz sachent
corriger les vices que nature leur ministre. Et
pourtant ilz se doibvent garder de louer beau-

coup eulx
Fac-similé BVH

DU COURTISAN LXXXI
coup eulx mesmes, & des aultres choses vi-
cieuses que nous avons dit leur estre propres,
& s’ayder de celle prudence & congnoissance
qu’ilz auront acquise par long usaige, & estre
quasi comme oracle, ou chascun va au conseil,
& avoir grace a dire les choses qu’ilz scavent,
a temps & a propos en accompaignant la gravité,
de l’eage avec une certaine moderée & plaisan
te joyeuseté. En ceste maniere ilz seront bons
courtisans, & s’entretiendront bien avec homes &
femmes. & en tous temps seront tresagreables sans
chanter ne danser, & quant le besoing adviendra,
ilz monstreront leur valeur es affaires de consequen
ce. Ce mesmesmesme regard doibvent avoir les jeunes
gens, non point de tenir le stille des vieilz, car
ce qui convient a l’ung, ne convient pas du tout
a l’aultre. Et lon dict coustumierement que trop
grand’ sagesse a ung jeune homme est maulvais
signe, mais bien est sagesse de corriger en eulx
les vices naturelz. parquoy je suis bien ayse
de veoir ung jeune homme (principallement
aux armes) qui tienne du rassis ung petit, & du
paisible, & soit sur ses gardes sans les conte-
nances que souvent nous voyons en tel eage, car
ceux que je dis, semblent qu’ilz aient je ne scay quoy
davantage que les aultres jeunes gens n’ont point.
Et oultre ceste facon ainsi posée, a en soy une cer
taine fierté regardable par ce qu’elle semble
meue, non de courroux, mais de jugement: &
plus tost estre gouvernée par raison que par appe
tit. Et la congnoist on quasi tousjours en tous

l
Fac-similé BVH

[81v] LE SECOND LIVRE
les homes de grant cueur, & si la voyons sem
blablement es belles brutes, qui ont noblesse, &
force par dessus les aultres animaux, comme au
lyon, & a l’aigle. & cela n’est point hors de rai
son: car ce mouvement impetueux, & soubdain
sans parolles, ou sans aultres demonstrations de
collere qui avec toute sa force conjoinctement en
ung coup quasi come ung trait de canon sort du
repos qui est son contraire, est beaucoup plus vio
lent & furieux, que celluy qui en croissant par
degré se rehausse peu a peu. Pourtant ceulx les
quelz quant ilz sont pour faire quelque entreprise,
parlent & saultent & ne se peuvent arrester, il me
semble qu’ilz s’amortissent en telles choses: &
come bien dit messire Pierre montMont, font comme
les enfans, lesquelz allans de nuyt chantent de
peur qu’ilz ont, comme si par icelluy chanter ilz
donnoient couraige a eulx mesmes. Si comme
donc en ung jeune homme la jeunesse reposée,
& meure est fort louable, par ce qu’il semble que
la legiereté, qui est vice peculier de ceste eage,
soit attrempee, & corrigée: pareillement en ung
vieillard la vieillesse verde, & vive faict beau
coup a estimer. car il semble que la vigneurvigueur du cou
raige soit si grande quelle reschauffe & donne force
a celle eage froide & debile, & la maintienne au
moien estat qui est la meilleure partie de nostre
vie: mais, pour abreger, toutes les conditions
dessusdictes ne suffiront point a nostre Courti
san pour aquerir celle universelle grace des gen
tilzhomes & dames, s’il n’a ensensembleensemble une gen
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXXII
tille & amiable facon de conversation, cotidiene:
& de cela je croy veritablement quil soit difficil
le en donner aulcune reigle pour les infinies &
differentes choses qui entreviennent au conver-
ser, comme ainsi soit que entre tous les hommes
du monde lon n’en scauroit trouver deux, qui
feussent totallement semblables de couraige.
Et pourtant celluy qui se doibt accommoder a
converser avec tant de gens: il est besoing qu’il
se guide par son propre jugement, en congnois
sant les differences de l’ung & de l’aultre: qu’il
change chascun jour de stille, & de facon selon le
stille de ceulx avec lesquelz il se mect a hanter.
Quant a moy ne luy en scauroys donner aul-
tres reigles, excepté celles qui ont ja esté don-
nées, lesquelles le seigneur Morel apprint des
ce qu’il estoit enfant. Là se print a rire ma da-
me Emillie, & dist vous craignez trop la pei-
ne, messire Federic, mais vous n’en serez pas
quitte pour si peu, car il fault que vous parlez jus-
ques a ce quil soit l’heure de s’en aller coucher. Et si
ma dame, je ne scaurois plus que dire. respondit
messire Federic. Lon verra en cest endroict vo
stre esperit, dist ma dame Emillie. Et s’il est
vray ce que j’ay aultresfoys entendu, quil s’est trou
vé ung homme tant ingenieux & eloquent qu’il
n’a point eu de faulte de subject pour compo-
ser ung livre a la louange d’une mouche, &
d’aultre a la louange de la fiebvre quartaine,
ung autre a la louange de ceulx qui sont chaulves,
vous n’aurez pas le cueur de scavoir trouver de

l ij
Fac-similé BVH

[82v] LE SECOND LIVRE
quoy parler pour ung soir sur la courtisanie?
Nous en avons jusques icy tant parlé, respondit
messire EedericFederic, que lon en pourroit desormais
faire deux livres, mais puis que rien ne me vault
l’excuser, parleray jusques a ce que je vous sem-
ble avoir satisfaict sinon au debvoir, a tout le
moins a mon povoir. J’estime que la conversa
tion, a laquelle principallement le Courtisan
doibve acquerre & entendre pour la faire ag
greable de tout son pouvoir, soit celle quil fault
quil ayt avec son Prince. Et combien que ce nom
de converser emporte une certaine egalité quil
semble ne pouvoir cheoir entre le seigneur &
le serviteur, toutesfoys nous l’appellerons ainsi.
Je veulx doncques que le Courtisan oultre avoir
faict, ou faict faire tous les jours a congnoistre
a chascun quel est de celle valleur que nous avons
dict, quil tourne tous ses pensemens, & les forces
de son couraige a aymer, & quasi adorer le
Prince quil sert, sur toutes aultres choses, & quil
adresse ses voluntez, ses conditions, & ses
facons toutes a luy complaire. Là sans plus at-
tandre, dict Pierre de Naples, lon trouvera
au jourdhui assez de telz courtisans, car il me
semble que en peu de parolles vous nous avez
painct ung notable flateur. Vous vous mescom
ptez de beaucoup (respondit messire Federic)
car les flateurs n’ayment point leurs seigneurs,
ne leurs amys, ce que je vous dis que je veulx
qui soit principallement a nostre Courtisan.
Et au regard de complaire, & d’optemperer aux
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXXIII
volutezvoluntez de celluy que lon sert, cela se peult faire
sans flater, car j’entendz des voluntez qui soient
raisonnables & honnestes, ou de celles qui en soy
ne sont ne bonnes ny maulvaises, comme seroit
jouer & s’adonner plus a ung exercice qu’a
ung aultre. Et cela je veulx que le Courtisan s’ac
commode (si bien il n’en sent estrange sa natu
re) en sorte que toutes les foys que le seigneur le
voyt, il pense qu’il luy ayt a parler de chose qui
luy soit aggreable, ce qui adviendra si le Cour-
tisan a bon jugement pour congnoistre ce qui
plaist au Prince, & s’il a entendement & sages-
se pour se scavoir accommoder a luy, & s’il a
volunté deliberée pour se faire plaire a soymes
mes, ce qu’a l’adventure par nature luy desplaist.
Or s’il a ses advertances, il ne sera jamais pensif,
ne melencolicque devant le Prince, ne se mou-
vra comme font plusieurs, lesquelz semblent avoir
querelles contre leurs maistres, qui est chose
veritablement hayneuse. Il ne sera point mes
disant especiallement de ses seigneurs, ce que
bien souvent advient, car il semble que par
les cours il y ayt ung estourbillon, lequel por
te avecques soitsoi ceste condition, que tousjours
ceulx qui seront les mieulx traictez des sei-
gneurs, & qui de bas lieu ont esté eslevez en
hault degré & estat tousjours se plaignent, &
dient mal de leurs maistres, ce qui est desrai-
sonnable, non seullement a eulx, mais encores a
ceulx la qui seroient mal traictez. Nostre Courti
san ne fera point de folle presumption, & ne sera

l iij
Fac-similé BVH

[83v] LE SECOND LIVRE
point rapporteur de nouvelles facheuses. aussi
ne sera point mal advisé a dire quelque foys des pa-
rolles qui offensent en lieu de vouloir complaire.
ne sera point oppiniastre, ne contencieux com
me aulcuns qui semblent n’avoir aultre plaisir que
d’estre ennuyeux & fascheux, come mousches,
& font profession de contredire depiteusement
a chascun sans respect. Il ne sera point caque
teur, glorieux, mensongier, vanteur, flateur, ny im-
pertinent, mais moderé & retenu en usant tous
jours, mesmement en public, de celle reverence,
& respect envers son seigneur, qui est convenable
au serviteur. Et ne fera pas comme font aulcuns,
lesquelz si se rencontrent avec ung Prince pour
grave quil soit s’ilz luy ont parlé une seulle fois,
ilz se mettent au devant avecques ung certain vi
sage riant & d’amy, ainsi come s’ilz vouloient faire
chere a ung de leurs compaignons, ou donner fa-
veur a ung moindre que eulx. Le plus tard qu’il
pourra, ou quasi jamais ne demandera aulcune
chose au seigneur pour soy mesmes, affin que le sei
gneur ayant respect de ne la luy refuser la luy
octroye quelque foys en fascherie, qui seroit beau
coup pis que la luy refuser. Encore quant il deman-
dera pour les aultres, il prendra le temps discret
tement, & demandera choses honnestes & raison
nables, & dressera tellement sa requeste ostant
les parties qu’il congnoistra povoir desplaire,
& facilitant par bon moyen les difficultez, que le
seigneur l’accordera tousjours, ou s’il le reffu-
se, il ne cuydera point avoir offensé celluy a qui
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXXIIII
il n’a voulu complaire, car souventesfoys les
seigneurs, apres qu’ilz ont refusé une grace a
quelque ung qui la demandoit par importunité,
pensent que celluy qui la demande par si grande
instance la desira merveilleusement, & que non
l’ayant peu obtenir, il doibve vouloir mal a
celluy qui la luy a refusé. & en ceste persuasion
commance a hayr cestuy la: ne jamais plus ne le
peut veoir de bon oeil. Il ne cerchera point de
se fourrer dedans la chambre, ou es lieux secretz
avec son maistre, s’il n’y est demandé, encore quil
soit de grande auctorité, car souvent les seigneurs
quant ilz sont en privé ayment une certaine li-
berté de parler & faire ce qui leur plaist. Et
pourtant ilz ne veullent estre veuz ne ouys
de personne dont ilz puissent estre mocquez,
ce qui est bien convenable. Et ceulx qui blas-
ment les seigneurs qui tiennent en leur cham-
bres personnes de non grande valleur en aul-
tre chose qu’a scavoir bien servir a l’entour de
leur personne, me semble qu’ilz sont en gran-
de erreur: car je ne scay pour quelle cause ilz ne
doibvent point avoir celle liberté pour donner re-
creation a leur entendement, que nous mesmes vou
lons avoir pour recreer les nostres. Mais si le Cour
tisan accoustumé de manier choses d’importance
se trouve apres en la chambre secrettement,
doibt vestir une aultre personne, & differer la communica
tion des grans affaires en ung aultre temps & lieu,
& se deporter en devis plaisans, & aggreables
a son maistre pour ne luy empescher le repos

l iiij
Fac-similé BVH

[84v] LE SECOND LIVRE
de son esperit, mais en cecy & toutes aultres
choses fault que sur tout il ayt soing de non le fas
cher, & que il attende que les faveurs luy soient plus
tost offertes, que les oyseller ainsi couverte-
ment, comme font plusieurs qui en sont si couvoi-
teux
convoi-
teux
qu’il semble quant ililz ny parviennent quilz doib-
vent perdre la vie. Et si par fortune ilz ont quel
que deffaveur, ou s’ilz voyent les aultres estre
favorisez, demeurent en telle perplexité qu’ilz
ne peuvent dissimuler en aulcune maniere leur
envye, dont ilz font que chascun se mocque
d’eulx, & bien souvant sont cause que les sei-
gneurs donnent faveur a quelq’ung seullement
pour leur faire despit. & apres s’ilz se trouvent
encores en faveur qui passe la mediocrité, s’en
yvrent si fort qu’ilz demeurent empeschez de
foye, & semble qu’ilz ne sachent ce qu’ilz doi-
bvent faire de leurs piedz, & de leurs mains, &
sont quasi en termes d’appeller les gens pour
les voir, & se conjouyr avec eulx, come de cho-
se que jamais plus n’ont acoustumé d’avoir.
Or ne veulx je pas que nostre Courtisan soit de
ceste sorte, & si suis bien content qu’il estime les
faveurs, mais qu’il ne les estime pource tant,
qu’il ne semble qu’il peult estre encore sans el-
les: & quant on les luy donne, fault quil demonstre
ne luy estre point nouveau ou estrange, ne
s’esmerveiller aussi qu’elles luy soient offertes:
ny ne veulx aussi qu’il les reffuse en celle ma-
niere que font aulcuns qui par vraye ignorance
laissent a les accepter, & par la font a congnoistre
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXXV
aux assistans qu’ilz se sentent indignes de les
avoir. Vray est que l’homme deust estre ung peu
plus humble quil n’affiert a son degré, & non acce
pter si aysement les faveurs, & honneurs qui luy
sont presentez, ains les refuser modestement, en
monstrant les estimer beaucoup: mais en telle
maniere pourtant qu’il donne occasion a celluy
qui les luy offre de les luy presenter en beaucoup
plus grande instance. Car quant lon use plus de
resistence en telle facon a les accepter, tant plus
semble au Prince qui les baille d’estre estimé,
& que la grace qu’il faict soit d’autant plus gran-
de que celluy qui la recoipt monstre la priser, &
plus s’en tenir honnoré. Et cestes sont les vrayes
& seulles faveurs, & qui font estimer l’homme par
ceulx qui les voient par dehors: car non estant men
diées chascun presume quelles naissent de vraye
vertu, & tant plus quelles sont accompai-
gnées de moderation. Lors dict messire Cesar
GonzagueGouzague. Il me semble que vous ayez robé ce
passaige a l’evangille, ou il dit. Quant tu seras se
mond aux nopces, va & te assiez au plus bas
lieu: affin que quant celluy qui t’a semond viendra,
il te die: Mon amy, monte plus hault, & par ain
si tu auras honneur en la presence des conviez.
Le seigneur Federic s’en rit, & dict. Se seroit
trop grand sacrilege de desrober a l’evangille,
mais vous estes plus entendu, & scavant en la
saincte escripture, que je ne cuydois: & puis tira
oultre. Regardez comment se mettent en dan-
gier bien souvent ceulx qui temerairement se met-
Fac-similé BVH



[85v] LE SECOND LIVRE
tent en propos devant ung seigneur sans en estre
requis, & quelque foys le seigneur pour leur
faire honte, ne respond, ains tourne la teste d’ung
autre costé. Et si d’adventure il leur respond, cha
scun voyt qu’il le faict en fascherie. Pour avoir
doncques faveur des seigneurs, il n’y a point
de meilleur moyen que le meriter. Et ne fault
point que l’homme se confie en voyant ung aul
tre qui soit agreable a ung Prince pour quel
que chose que ce soit de debvoir pareillement ve
nir a ce degré pour l’ensuyvre, car toutes choses
ne conviennent pas a toutes personnes. Et trouve
ra lon quelque foys ung homme: lequel par nature
sera si tresprompt a rencontrer que tout ce qu’il dira
emportera avec soy une risee, & semblera quil
soit nay seullement, a cela, ou si ung aultre qui
ayt maniere de gravité (encores qu’il soit de
tresbon esperit) veult se mettre a faire le sembla
ble, il sera maisgre, & n’aura point de grace,
de sorte qu’il faschera ceulx qui l’orront, & en
sortira ne plus ne moins comme l’asne, qui pour en
suyvre le chien, se vouloit jouer a son maistre.
Pourtant il est besoing que chascun congnoisse soy
mesmes, & sa force, & quil s’accommode a cela, &
quil considere les choses qu’il doibt ensuyvre, &
celles qu’il ne doibt point ensuyvre. Avant que
vous passez plus oultre (dict icy Vincent Cal
mette) Si j’ay bien entendu, il me semble que
vous avez dict ung peu devant, que le meil-
leur moyen que lon puisse avoir pour obtenir
les faveurs, est de les meriter, & que plus tost
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXXVI
le Courtisan doibt attendre qu’elles luy soient
presentées que les chercher presumptueusement.
Je doubte beaucoup que ceste reigle ne soit gue
res a propos, & me semble que l’experience
nous demonstre clerement le contraire, car au
jourd’huy lon voyt bien peu de favorisez des
seigneurs, sinon ceulx qui sont presumptueux:
& suis seur que vous pouvez estre bon tesmoing
d’aulcuns, lesquelz se trouvent bien peu a la gra
ce de leurs Princes se sont faictz a eulx agrea
bles par audaces, mais de ceulx qui y soient
venuz par moderation, quant a moy, je n’en
congnois pas ung, & si vous donne encores es-
pace d’y penser, & croy que vous en trouverez
bien peu. Si vous prenez garde a la court de
France (laquelle est aujourd’huy une des plus no
bles de Chrestienté) vous trouverez que tous
ceulx qui y ont grace, universellement tiennent du
presumptueux, & non seullement l’ung avecques
l’aultre, mais encore avecques le Roy mesme.
Ne dictes point cela (dict messire Federic) car
au contraire en France sont tresmodestes & cour
toys gentilz hommes. Vray est qu’ilz usent d’u-
ne certaine liberté & privaulté sans cerimo-
nies, laquelle leur est propre & naturelle. Et
pourtant on ne la doibt point appeller presum-
ption, car en celle leur non faincte maniere (com-
bien qu’ilz se rient) & prennent plaisir des au
dacieux, & presumptueux, toutesfoys, ilz pri
sent beaucoup ceulx qui leur semblent avoir en
soitsoi valeur & moderation. Calmette respondit,
Fac-similé BVH



[86v] LE SECOND LIVRE
Les Espaignolz, lesquelz semble quilz soient mai-
stres de courtisannie, considerez combien vous
en trouverez qui ne soient trespresumptueux
avecques les dames, & avecques les seigneurs, &
d’autant plus par dessus les Francoys, que au pre
mier rencontre, ilz monstrent une grande mode
ration courtoyse, en quoy veritablement ilz
sont saiges, car come j’ay dict, les seigneurs de
nostre temps seullement favorisent ceulx la qui ont
telle maniere de faire. A l’heure messire Fede-
ric. Je ne veulx point comporter (dict il) messi-
re Vincent Calmette que vous donnez ce blas-
me aux seigneurs de nostre temps, car il y en a
encores plusieurs qui ayment la moderation que
je ne dis point pourtant quelle seulle suffise pour
faire l’homme agreable. Je dis bien que quant elle
est conjoincte avec une grand’ valeur, elle honno
re beaucoup celluy qui la possede. Et si elle se
taist de soy mesme, les oeuvres louables se re-
commandent assez, & parlent amplement pour el-
les, & si sont beaucoup plus merveillables que
si elles estoient accompaignées de presumption,
ou temerité, je ne veulx pas nier que lon ne treu
ve plusieurs Espaignolz presumptueux, mais je
dis bien que ceulx qui sont beaucoup estimez, pour
la plus part sont tresmoderez. Lon en trouve
apres aulcuns aultres si tresfroidz quilz suyvent
la conversation des hommes trop hors de mesure,
& passent ung certain degré de mediocrité, tel
lement quilz se font estimer trop craintifz, ou trop
oultrecuydez. Et ceulx cy, je ne les loue en fa-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXXVII
con que ce soit, ny ne veulx que la moderation soit
tant essuyée, & seiche qu’elle se treuve en rusti
cité, mais soit le Courtisan (quant il luy vient a
propos) beau parleur, prudent & saige en dis-
cors
dis-
cours
d’estatz, & ayt tant de jugement quil se sa-
che accommoder aux coustumes des nations ou
il se trouve, & soit apres es choses plus basses
plaisant & bien disant de toutes choses, & ten
dre sur tout au bien sans estre ennuyeux, ne me-
disant, & sans jamais s’adonner a chercher
grace, ou faveur par voyes indeues, ou vicieu
ses, & par moyen de maulvaise sorte. Lors dist
Calmette. Je vous asseure que toutes les aul-
tres voyes sont plus doubteuses, & plus longues
que celle que vous blasmez, car au jourd’huy (pour
le replicquer une aultre foys) les seigneurs n’ay-
ment sinon ceulx qui sont tournez a tel chemin.
Ne dictes pas cela, respondit a l’heure messire
Federic, car ce seroit trop evident signe que les sei
gneurs de nostre temps feussent tous vicieux, &
maulvais, ce qui n’est point en effect, car lon en
trouve aulcuns, & beaucoup de bons: mais si no
stre Courtisan par fortune se trouve estre au ser
vice d’ung qui soit vicieux & maling, incontinent
quil le congnoistra qu’il s’en oste, pour non essayer
celle extreme peine que sentent tous les bons ser-
vans des maulvais. Il fault prier dieu dict Cal-
mette quil les nous donne bons, car quant on les a il
est force de les souffrir telz, que ilz sont, car il y a
infinies considerations qui contraingnent le gentil-
homme depuis qu’il commance a servir ung mai-
Fac-similé BVH



[87v] LE SECOND LIVRE
stre a ne le laisser point: mais le malheur est sur
le commancement. Et sont en ce cas les courti-
sans en la condition des malheureux oyseaux qui
naissent en malheureuses vallées, que nature
ne leur laisse jamais changer. Il me semble (dict
messire Federic) que le debvoir doibt plus va
loir que toutes les considerations. Et pourveu
que ung gentilhomme ne laisse son maistre quant
il est en la guerre, ou en quelque adversité,
de sorte que lon peult croyre qu’il le feist pour-
suyvre la fortune, ou pour luy estre advis que les
moyens d’en tirer prouffit luy deffaillissent: en
tout aultre temps je pense qu’il puisse raisonna-
blement, & doibve se oster de celle servitude,
qui soit pour luy donner honte entre les bons,
car chascun ymagine que qui sert les bons, soit
bon, & qui sert les maulvais soit maulvais. Je
vouldroys donc (dit, le seigneur Ludovic Pie)
que vous me declarissiez ung doubte que j’ay
en la pensée, qui est. Si ung gentilhomme pendant
qu’il sert ung Prince est tenu de luy obeyr en
toutes choses quil luy vouldra commander, encore
qu’elles fussent deshonnestes & vituperables.
A choses deshonnestes nous ne sommes point
tenuz d’obeyr a personne aulcune, respondit
messire Federic. Et comment, repliqua le seigneur
Ludovic, si je suis au service d’ung Prince qui
me traicte bien, & se confie que je doibz fai-
re pour luy tout ce qui se peult faire, en me com-
mandant que je voise tuer ung homme, ou
airefaire quelque aultre chose que ce soit, doibs je
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LXXXVIII
refuser de la faire? Vous debvez respondit mes-
sire Federic, obeyr a vostre seigneur en tou-
tes les choses qui luy sont utiles & honnora-
bles, non en celles qui luy sont a dommaige &
a honte. Et pourtant s’il vous commandoit que
vous feissiez une trahison, non seullement vous
n’estes tenu de la faire, mais estes tenu a ne la
faire point, tant pour vostre honneur que pour
non estre ministre de la honte de vostre mai-
stre: vray est que plusieurs choses semblent bon
nes de prime face qui sont maulvaises, & plu
sieurs semblent maulvaises qui sont bonnes,
au moyen de quoy il est licite tuer quelque foys
non ung homme seul, mais dix mille pour le
service de son seigneur, & faire plusieurs aul-
tres choses, lesquelles sembleroient maulvaises
a qui ne les considereroit ainsi qu’il appartient,
& toutesfoys elles ne le sont point. A l’heure le
seigneur Gaspard Palvoysin respondit. Et par
vostre foy devisez ung peu de ceste matiere,
& nous enseignez, comme lon puisse discerner
les choses qui sont veritablement bonnes de
celles qui ont apparence de bonté. Pardonnez moy
(dict messire Federic) Je ne veulx entrer en ce
laberinth, car il ya trop a demesler, mais soit le
tout remis a vostre discretion. A tout le moins
(replicqua le seigneur Gaspard) declairez moy
ung autre doubte. Et quelle doubte dict messire
Federic? Ceste cy respondit le seigneur Gaspard.
Je vouldrois scavoir quant ung seigneur m’auroit
distinctement enchargé ung affaire de quelque sorte que
Fac-similé BVH



[88v] LE SECOND LIVRE
ce fust, si en me trouvant sur le faict & m’estant
advis faisant plus ou moins, ou aultrement, que
ainsi qu’il m’avoit esté donné en charge, de pou
voir faire succeder la chose plus advantaigeu
se, ou a plus grant prouffit de celluy qui ce m’au-
roit enchargé: me doibs je gouverner selon ce
ste premiere instruction, & maniere sans passer
les limites, du commandement, qui m’auroit esté
faict? ou faire ce qui me sembleroit estre meilleur?
Respondit a l’heure messire Federic. En ce cas
je vous donnerois la sentence avec l’exemple de
Manlius torquatus, qui en cas pareil par trop
grande charité tua son propre filz, si j’estimoie
qu’il fust digne de trop grande louange, mais
a la verité, je ne l’estime point. combien que je ne l’en
ose blasmer, contre l’opinion de tant de siecles.
Or sans doubte c’est chose fort perilleuse des-
vyer des commandemens de ses superieurs, se con-
fiant plus au jugement de soymesmes que de
ceulx a qui on doibt obeyr car si par fortune
lon fault a son intention, & que la chose vienne
mal, l’homme en courtencourt en l’erreur de desobeyssan
ce, & est ruyné celluy qui a faict la faulte sans
aulcuns moyens d’excusation ne esperance de
pardon: Que si encore la chose vient a souhait,
il en fault louer la fortune, & s’en contenter: pour
ce que par tel moyen lon introduyct une cou-
stume d’estimer peu les commandemens de ses su-
perieurs: & a l’exemple de celluy a qui il en sera
bien advenu, lequel par adventure estoit prudent,
& avoit discours avec raison, & a qui la fortu- ne aydoit,
Fac-similé BVH

DU COURTISAN LXXXIX
ne aydoit, il y en aura apres mille aultres igno
rans & legiers qui viendront prendre seureté es
choses de tresgrande importance de faire a leur
fantasie, pour donner a entendre qu’ilz sont sai
ges, & quilz ont auctorité sortir des commmande-
mens de leurs seigneurs, qui est une tresmaulvai
se chose, & bien souvent cause d’infinies erreurs.
Mais j’estime que en tel cas celluy a qui il touche,
doibt meurement considerer, & quasi mettre en
balance le bien & la commodité qui est pour luy ve-
nir de faire chose contre ce quil luy est commandé,
presupposant que par sort luy vienne son esperan-
ce: & de l’aultre costé contrepenser le mal & l’in-
commodité qui en peut proceder, si par fortune
en faisant contre le commandement de son maistre
la chose luy vient a rebours de ce quil a pensé: con
gnoissant, s’il en vient mal, le dommaige estre plus
grand & de plus grande consequence, que le
prouffit & utilité. A brief dire, il se doibt gar
der, & observer de point en point ce quil luy a esté
enchargé. Combien que si l’utilité est pour estre
de plus grande consequence venant les cho-
ses en bien, que le dommaige quant elles viennent en
mal, je croy qu’il puisse raisonnablement se met-
tre a faire ce que la raison & son jugement luy
mect au devant, & laisser ung peu a part celle
propre forme de commandement, pour faire
come les bons marchans, lesquelz pour gaigner
le plus mettent en hazard le peu: mais non le
plus pour gaigner le peu. Je loue bien que surtout
il ayt regard a la nature du seigneur quil sert, &

m
Fac-similé BVH

[89v] LE SECOND LIVRE
qu’il se gouverne selon icelle: car si elle estoit si
austere comme de plusieurs que lon trouve, je ne
luy conseillerois jamais (s’il estoit mon amy)
qu’il changea en aulcune partie l’ordre qui luy
auroit esté donné, affin qu’il ne luy advint ce
que lon escript estre advenu a ung maistre in
genieux des Atheniens, par lequel Publius Cras-
sus Mucian estant en Asie, & voulant assieger
une ville, envoya querir l’ung des deux mastz
du navire qu’il avoit veu a Athenes pour fai-
re ung mouton a battre la muraille, & luy dist
que il vouloit le plus grant. mais comme cel-
luy qui estoit tresentendu, congneut que le plus
grand n’estoit pas a propos pour l’effect quil de
mandoit, & pour estre le petit plus facile a por
ter & encore plus convenable a faire celle ma
chine l’admena a Mucian. Lequel entendu
come la chose estoit allée, feist venir ce pauvre
ingenieux: & apres luy avoir demandé pour-
quoy il ne luy avoit obey, sans vouloir recep
voir aulcune raison quil luy baillast, le feist des
pouiller tout nud, & battre & mutiller de ver
ges tant quil en mourut, luy estant advis que au lieu
d’obeyr, il l’avoit voulu conseiller: par ainsi
avec gens si rigoureux, est besoing d’user d’ung
grant respect. Mais laissons a tant ceste pratique
des seigneurs, & que lon vienne a la conversation
que lon doibt avoir avecques son semblable, ou a
peu pres: Car il fault aussi entendre en ceste par
tie, pour estre universellement plus frequentée,
& pource que l’homme se trouve plussouvent en ce
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XC
ste, qu’en celle des seigneurs. combien quil y ayt
aulcuns sotz qui s’ilz estoient en la compaignie du
plus grand amy qu’ilz eussent au monde, se ren
contrant avecques ung mieulx vestu, soubdaine
ment neantmoins s’attachent a luy: & si apres il
en survient ung aultre qui soit encores mieulx ve
stu ilz font de mesmes. puis quant le prince passe
par les places, Esglises & aultres lieux publiques
ilz se font faire voye & chemin a travers la
presse a force de couldes: & si bien ilz n’ont que
luy dire, toutesfoys se viendront mettre a son co
sté: come si de grant effect ilz vouloient a luy par-
ler. & quant ilz parlent ilz font leur harangue
longue, & rient & battent les mains & guignent
la teste, pour monstrer qu’ilz ont bien des affai
res d’importance, affin que le peuple les voye
en faveur. Mais puis que telles gens ne daignent
parler sinon aux princes, je ne veulx aussi que nous
parlons d’eulx plus avant. A l’heure le magnifi
que Julian. Je vouldrois (dict il) messire Fede-
ric puis que vous avez faict mention de ceulx qui
s’accompaignent si voluntiers avec les bien vestus,
que vous nous monstrissiez en quelle maniere
le Courtisan se doibt vestir, & quel habit luy
convient le plus, & en ce que touche l’aorne-
ment du corps, & en quelle maniere il se doibt
gouverner, car nous voyons des varietez
infinies en cecy. L’ung s’abille a la Francoy-
se, l’aultre a L’espaignolle: l’ung veult sembler
L’alemant, & ne defaillent encore de ceulx qui
se vestent a la mode des Turcqz: L’ung porte

m ij
Fac-similé BVH

[90v] LE SECOND LIVRE
barbe, & l’aultre n’en porte point, pourquoy
seroit bien faict scavoir choysir le meilleur en
si grande confusion. respondit Messire Federic.
Veritablement je ne scauroye donner reigle
determinée en ce que touche le vestir, sinon
que l’homme s’accommoda a la coustume du plus
grand nombre. Et puis que celle coustume est
(comme vous dictes) tant diversifiée, & que les
Italiens sont tant appetans d’eux habiller aux
facons estranges, je croy qu’il soit licite a chas
cun se vestir a sa guise: mais je ne scay pour
quelle destinée il advient que l’Italie n’a comme
elle souloit avoir, habillemens qui soient con-
gneuz pour Italiens, combien que pour les avoir
mis en accoustumance, les nouveaulx facent
sembler les anciens lourdz, toutesfoys par ad-
venture qu’ilz estoient signe de liberté ainsi com-
me ceulx cy ont esté congneuz de servitude, qui
me semble desormais estre assez acomply. Et si
comme lon escript, que ayant Darius l’année avant
qu’il combatist contre Alexandre faict acou-
trer son espée quil portoit au costé, laquelle estoit
Persienne a la facon de Macedoine, fut interpreté
par les devins que cela signifioit que ceulx, a la
facon desquelz Darius avoit transmué la for
me de l’espee Persienne viendroient a domi-
ner la Perse: ainsi avoir changé les habillemens
Italiens es estrangiers, me semble avoir signifi-
cance que tous ceulx, es habitz desquelz les no
stres estoient transformez, debvoient nous venir
subjuguer: ce qui a esté trop plus que veritable,
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XCI
car il ne reste aulcune nation qu’il n’ait faict bu
tin de nous, tellement qu’il ne reste gueres plus
a piller: & toutesfoys lon ne laisse encore de
piller: mais je ne veulx que nous entrons en pro
pos de fascherie, au moyen de quoy souffira
dire (quant aux habillemens de nostre Courti
san) que toutes facons luy peuvent estre bien
seantes, pourveu qu’elles satisfacent a celluy
qui les porte, & quelles ne soient point hors de la
coustume, ne contraires a sa profession. Vray est
que quant a moy j’aymerois bien qu’elles ne
feussent point extremes en aulcune maniere,
come les Francoys ont quelque foys de coustume
en les faisant trop grans, & les Alemans en les
faisant trop petitz: mais qu’ilz feussent ainsi que
nous voyons l’ung & l’aultre corrigez & re-
duictz en meilleure forme par les Italiens. Il me
plairoit encore que tousjours ilz tendissent plus
sur le grave que sur le bragard, pourquoy me
semble que la couleur noire a plus grand’ grace aux
habillemens, que nul autre, & si elle n’est noire, quel
le tire au moins sur l’obscur, ce que j’entendz quant
aux vestemens ordinaires, car il n’ya point de
doubte que sur les harnois les couleurs haultes
& gayes sont plus convenables & aussi les ha-
billemens follatres, decouppez, pompeux, &
magnifiques, & pareillement es publicques
assemblées & spectacles de festes, de jeux, de
mommeries, car estant ainsi devisez ilz por-
tent avec eux une certaine vivacité & joyeuse
té qui veritablement s’acompaigne bien avec les ar-

m iij
Fac-similé BVH

[91v] LE SECOND LIVRE
mes & les jeux: mais au reste je vouldrois quilz
monstrassent le repos que la nation Espaignolle
garde merveilleusement, par ce que les choses exte-
rieures bien souvent sont tesmoignage des inte-
rieures. Alors messire Cesar GonzagueGouzague dist,
je ne me soulcieray pas beaucop[sic] de cela, car si
ung gentil home est de valeur, es aultres choses le
vestement ne luy accroist ny diminue sa repu-
tation. Messire Federic respondit, vous dictes la
verité. toutesfois qui est celluy de nous lequel
voyant pourmener ung gentil home avec sa rob-
be bisgarrée[sic] de diverses couleurs, & avec tant
d’esguillettes & boutons nouez a laz d’amours
transversez qui ne le tienne pour ung fol? Ne plai-
sant ne fol (dist messire Pierre) ne sera tenu ce
stuy là de quelque ung qui ayt vescu quelque temps en Lom
bardie, car ilz vont ainsi vestus. Dont respon
dit ma dame la Duchesse en riant: s’ilz vont ain
si vestus, on ne leur doibt imputer pour vice
leur estat. Cest estat aussi convenable leur est, com
me est aux Venitiens porter les manches a condam
nes, & aux Florentins le chapperon. Je ne parle pas
(dist messire Federic) plus de Lombardie que des
aultres lieux, pourtant que de toutes nations lon
en trouve de sotz & de clair voiant: mais pour
dire ce quil me semble d’importance quant au vestir,
je veulx que nostre Courtisan en tout son habil
lement soit propre & delicat, & qu’il ayt une
certaine confnrmitéconformité de moderer acoustremens,
mais non pas que ce soit en maniere de femme
& d’ung homme, esventé, ne plus en une chose
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XCII
qu’en une aultre: Comme nous en voyons plu-
sieurs qui mettent tant de sollicitude entour
leurs personnes qu’ilz oublient le demeurant.
Il y en a d’aultres qui font profession de belles
dentz, aultres de belles barbes, aultres de bro
dequins, aultres de bonnetz, aultres de coiffes.
Et par ainsi advient que les choses qui sont ainsi at
tentives semblent leur avoir esté prestées, & tou
tes les aultres qui sont sottes sont congneues
pour estre a eulx. Or veulx je que le Courtisan
fuie ceste coustume par mon conseil, en y adjou
stant encore, qu’il doibt en luy mesme deliberer
ce quil veult sembler, & de la sorte qu’il desire
estre estimé, se vestir, & faire ses habillemens
s’aydant a estre tenu tel, voire de ceulx qui ne l’or
ront point parler, ne luy verront faire aulcune
operation. Il ne me semble point (dist alors le sei-
gneur Gaspard Palvoisin) quil soit convenable
ny encores en usage entre personnes de valeur
juger la condition des homes par les habillemens,
& non par les parolles & par les oeuvres: car
plusieurs se tromperoient. Et n’est point le prover-
be dict sans cause, Que l’habit ne faict point le
moyne. Je ne dictz pas (respondit messire Fede
ric) que par la seullement lon doibve faire les juge
mens resolus des conditions des hommes, ne que
lon ne les congnoisse plus par les parolles &
par les oeuvres que par les habillemens. Je
dis bien que l’abillement n’est point petit
de signe de la fantasie de celluy qui le porte en
cores que par fois il puisse estre faulx, & non

m iiij
Fac-similé BVH

[92v] LE SECOND LIVRE
seullement l’habillement, mais toutes les ma-
nieres & coustumes, oultre les oeuvres & les
parolles sont jugemens des qualitez de celluy
en qui on les veoit. Et quelle chose trouvez vous
(respondit le seigneur Gaspard) desquelles nous
puissions, faire jugement, qui ne soient ny parolles
ny oeuvres? Lors dist messire Federic, vous
estes trop subtil logicien: mais pour vous di-
re come je l’ententz, lon trouve aulcunes opera-
tions, lesquelles demeurent encore apres quelles sont
faictes, come edifier, escrire, & autres semblables.
Il y en a d’aultres qui ne demeurent point, come cel-
les que je veulx entendre maintenant, pourtant je ne
dis point que le pourmener, le rire, le gaudir & tel
les choses soient operations. Et toutesfoys tout ce
cy par dehors donne bien souvent congnoissance du
dedans. Dittes moy, Ne assistez vous jamais ju
gement, que celluy dont nous parlions encore ce ma-
tin, fust ung home esventé & legier incontinent que
vous le veistes pourmener en tournant la teste
& se demenant tout, & invitant la brigade avec
ques ung doulx regard a luy oster le bonnet?
pareillement si vous voyez ung homme qui re
garde trop attentivement avec yeulz estour-
dis a la mode d’ung estonné, ou qui rie aussi sot
tement comme font les muetz gotheronnez
par les montaignes de Bergamie, ores qui ne
parle point ou face aultre chose, ne le tenez
vous pas pour ung grand niais? Voyez vous
doncques que les manieres & coustumes que je n’en-
tendz pour ceste heure estre dictes operations
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XCIII
font en grande partie congnoistre les hommes.
Mais il y a une aultre chose qui me semble don
ner & oster beaucoup de la reputation, cest l’e
lection des amys avecques lesquelz lon doibt
avoir intrinsecque familiarité: car sans point
de doubte, la raison veult que d’iceulx qui sont
conjoinctz par estroicte amytié & compaignie
indissoluble, les voluntez, les pensées, les juge-
mens, & les entendemens soient conformes. Par ain
si celluy qui converse avec les ignorans ou maul-
vais est tenu pour ignorant ou maulvais. Et au
contraire celuy qui converse avec les bons saiges &
discretz est tenu pour tel. Car il semble que par na
ture chascune chose voluntiers se conjoinct a son
semblable: au moyen dequoy je cuyde quil convienne
avoir grand regard a commancer les amitiez: car
de deux ou trois amys qui en congnoist l’ung, soub
dainement ymagine que l’aultre soit de la mesme
condition. Alors messire Pierre Bembe respondit.
De se restaindrerestraindre en amytié si unanime (comme
vous dictes) il me semble veritablement que lon
y doibt avoir grand regard, non seullement pour
acquerir ou perdre la reputation, mais aussi pour
ce qu’au jourd’huy lon trouve bien peu de
vrays amys, & ne cuyde point quil y ait au mon
de plus de Pilades & Orestes, de Theseus, de
Pirithes, ne de Scipions, & Leliens. Mais au
contraire, ne scay par quelle destinée il advient
tous les jours, que deux amys qui auront vescu
en amour trescordialle ensemble par plusieurs
ans, a la fin se trompent l’ung l’aultre en quel-
Fac-similé BVH



[93v] LE SECOND LIVRE
que maniere, ou par malignité, ou par envye,
ou par legereté, ou par quelque aultre mauvaise
cause. & chascun donne la faulte a son compaignon
de ce, que par adventure l’ung & l’aultre ont me
rité. parquoy m’estant advenu plus d’une foys
d’avoir esté deceu par qui plus j’avoye confian-
ce d’estre plus aymé, je pense quelque foys en moy
mesme ne se fier jamais a personne du monde
estre bon, ne se donner tant en proye a ung amy
pour cher que lon l’aye aymé, quel qu’il soit, que l’hom
me luy communicque toutes ses pensees sans re-
serve, come il feroit a soy mesme. Car en noz
couraiges il ya tant de cachettes, & de de-
stours, quil est impossible que prudence humaine
puisse congnoistre les fantasies & les simulations
qui sont cachées au dedans. Je croy doncques quil seroit
bon d’aymer, & de servir l’ung plus que l’autre
selon les merites & les valeurs: mais toutesfoys
ne s’asseurer pas tant avecques si doulx apast d’a
mytié, que par apres nous ayons tard a nous en re-
pentir. Lors messire Federic, Veritablement
(dist il) la perte seroit beaucoup plus grande, que
le gaing, si de la conversation humaine on ostoit
le suppreme degre d’amytié, qui selon mon advis
nous donne tout le bien que nostre vie a en soy. Et
pourtant je ne veulx vous consentir en aulcune
maniere que ce soit raisonnable, aincoys j’ose
roys vous conclure, & par raisons tresevidentes
que sans ceste parfaicte amytié, les hommes se-
roient beaucoup plus infortunez que les ani-
maulx. Et s’il y en a aulcuns lesquelz comme pro-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XCIIIII
phanes gastent le sainct nom d’amytie, il ne le
fault ainsi extirper de noz couraiges, ne par la
faulte des maulvais, priver les bons d’une si gran
de felicité. Et quant a moy, j’estime qu’icy entre
nous y ait plus d’une couple d’amys, dont l’ami
tié est indissoluble & sans aulcune tromperie, &
pour durer jusques a la mort en une conformi-
té de volunté, non moins que s’ilz estoient de ces an-
ciens, que vous avez ung peu devant nommé. Et ad
vient ainsi quant oultre l’inclination qui procede
des planettes l’homme choysit ung amy sembla-
ble a soy de conditions, mais j’entendz que tout cela
soit entre les bons & vertueux, car l’amytie des
maulvais n’est point amytié. Je loue bien que ce
neud estroict en lye plus que deux, car aultre
ment il seroit a l’adventure perilleux, par ce que
comme vous scavez, trois instrumens de music-
que s’accordent ensemble plus difficillement que
deux. par ainsi je vouldrois que nostre Courtisan
eust ung principal & cordial amy, & s’il estoit
possible, de la sorte que nous avons dict, & apres
quil ayma, honnora & estima tous les aultres se-
lon leurs merites & valleurs: & tousjours tas-
cha de s’entretenir avec les nobles, estimez, &
congneuz, que avec les non nobles & de petite
estoffe: en facon qu’il fust aussi aymé d’eux &
honnoré. a quoy il ne fauldra point s’il est cour
tois, humain, liberal, afflic, doux en compaignies
faisant voluntiers plaisir, & diligent a servir: &
avoir soing du prouffit & honneur de ses amys
tant absens que presens, en supportant leurs faultes
Fac-similé BVH



[94v] LE SECOND LIVRE
naturelles & supportables sans venir en romptu
re avecques eulx pour peu de chose. & en corri-
geant en soymesme celles qui amyablement luy
auront esté remonstrées sans jamais se preferer
aux aultres, en cherchant les premiers & plus
honnorables lieux, non faisant comme aulcuns les
quelz semblent despriser le monde: & veullent
avec une certaine austerité enuyeuse donner
loy a chascun, & oultre estre querelleux en chas
cune petite chose, & hors de temps reprendre
ce qu’ilz ne font point: & tousjours cherchent
cause de se plaindre de leurs amys, qui est chose
treshayneuse. Sur ce estant arresté de parler mes
sire Federic. Je vouldroys, dist le seigneur Gas-
pard, que vous devisissiez ung peu plus par le
menu comment il fault converser avec les amys,
plus que vous ne faictes: car en verité vous par-
lez fort en general, & quasi nous monstrez les
choses comme en passant. Comment en passant? res-
pondit messire Federic, Vouldriez vous parad
venture que je vous disse encores les propres motz
dont lon y doibt user? Doncques il ne vous semble
pas que nous ayons devisé a suffisance de ceste ma
tiere? Si faict (dist le seigneur Gaspard) Neant-
moins je desire entendre encore quelque particulari
té de la maniere comment lon se doibt entretenir
avec les hommes & avec les femmes, qui me semble
chose de grande importance, consideré que la plus
part du temps s’employe en cela par les cours. Et si le
stille en estoit tousjours pareil lon viendroit tost
a s’en fascher. Il me semble (respondit messire Fe-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XCV
deric) que nous avons donné au Courtisan con-
gnoissance de tant de choses quil peult fort bien
diversifier son entregent & saccommoder aux
qualitez des personnes, avec lesquelles il doibt con
verser: presupposant quil soit de bon jugement, &
qu’il se guide par cestuy là & que selon le temps
il entende quelque foys aux choses graves, quelque foys
aux festes & aux jeux. Et a quelz jeux dist le sei
gneur Gaspard? A l’heure respondit messire Fede
ric en riant. Demandons en conseil a frere Seraphin
qui tous les jours en trouve de nouveaux. Le sei
gneur Gaspard repliqua. Sans se mocquer,
vous semble il que au Courtisan soit vice jouer
aux cartes & aux dez? Nenny (dist messire Fe
deric ) excepté qu’il ne le fist trop continuelle-
ment, & que pour cela il laissa les aultres cho-
ses de plus grande importance, ou que ce fust pour
gaigner argent & qu’il trompa ses compaignons,
& que en perdant il se courrouca, & monstra en
avoir regret & desplaisir si grand, que ce fust
signe d’avarice. Le seigneur Gaspard respons-
dit, & que dictes vous du jeu des eschetz? Cer-
tainement (dist messire Federic) Cest ung gentil
entretenement & ingenieux: mais il me semble
qu’il ya une seulle faulte, qui est, que lon en peult
trop scavoir, de sorte que qui veult estre excellent
au jeu des eschetz, je cuyde quil soit besoing y
consommer beaucoup de temps, & y mettre
autant de sollicitude, comme qui vouldroit ap-
prendre quelque notable science ou faire quel
que aultre chose que ce soit de consequence.
Fac-similé BVH



[95v] LE SECOND LIVRE
Et neantmoins a la parfin lon ne scait avecques
tant de peine, aultre chose que jeu. parquoy je pen
se qu’en cela entrevienne ung cas bien rare, c’est
assavoir que la mediocrité en soit plus louable que
l’excellance. A ce respond le seigneur Gaspard
lon trouve beaucoup d’Espaignolz excellans
en ce jeu, & plusieurs aultres qui pourtant n’y
mettent pas beaucoup de soing, & si ne laissent
point de vacquer a d’aultres affaires. Croyez
(respond messire Federic) qu’ilz y mettent beau
coup de sollicitude, combien que ce soit dissimu
léement: mais les aultres jeux que vous dictes
oultre les eschetz, sont par adventure come aul
cuns, de peu d’importance, que j’ay veu faire, qui
ne servent sinon a faire esbahir les gens. parquoy
me semble quilz ne meritent aultre louange ny au
tre guerdon que celluy qu’Alexandre le grand
donna a l’homme qui de fort loing embrochoit
si bien les poix ciches en une aguille. Mais pour
ce quil semble que la fortune, comme en plusieurs
aultres choses, aye aussi grand’ force es opinions
des hommes, lon voyt maintesfoys que ung gentil
homme pour bien condictioné qu’il soit, & doué
de plusieurs graces sera peu agreable a ung sei
gneur, &, comme lon dict, n’aura point envers luy
d’inclination, & cela sera sans cause aulcune que
lon puisse comprendre. Donc quant il arrivera en la
presence dudict seigneur sans estre premierement
congneu des aultres, combien qu’il soit subtil &
prompt en responces, & quil ayt bonne apparence en
gestes, en facon, en parolles, & en tout ce qui est
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XCVI
convenable: toutesfoys le seigneur monstrera de
l’estimer peu, ou plus tost luy donnera quelque at-
taincte. de la viendra que les aultres incontinent
s’accommoderont a la volunté du maistre, telle-
ment quil semblera a chascun que cestuy là ne vail-
le gueres, & n’y aura personne qui le prise ou l’e
stime, ou qui rye de ses bons motz, ou qui en
tienne compte: mais au rebours commanceront tous
a se mocquer de luy, & luy donner la chasse, ny
a ce pauvre homme suffiront les bonnes responses,
ne prendre les choses comme si elles estoient di-
ctes en jeu, car jusques aux pages se mettront
apres de sorte que s’il estoit le plus suffisant hom-
me du monde, il sera force qu’il demeure em-
pesché & mocqué: par le contraire si le Prin-
ce se monstre enclin vers ung ignorant, qui ne
sache rien dire ou faire, les conditions & facons
de cestuy tel pour sottes & impartinantes quel-
les soient, seront souvent louées avecques excla
mations & esbahyssemens d’ung chascun, &
semblera que toute la court s’en esmerveille, &
le ayt en reverence, & que chascun rie de ses
motz, & arguz maisgres & villageois, qui plus
tost debvroient faire envye de vomyr que de ri
re, tant sont les hommes fermes & obstinez es
opinions, que naissent des faveurs, ou dedes faveurs
des seigneurs. au moyen dequoy je veulx que
nostre Courtisan s’ayde le mieulx quil pourra ou
tre sa valeur de l’entendement & de l’artifice, &
que toutes les foys qu’il doibt aller en ung lieu
ou il sera nouveau & incongneu, il tasche que
Fac-similé BVH



[96v] LE SECOND LIVRE
bonne opinion de luy y voyse premier que sa
personne, & face que lon entende celle part
qu’il est bien estimé en d’aultres lieux empres
les seigneurs, dames, chevalliers, car la renom
mée qui semble proceder de plusieurs jugemens
engendre une certaine ferme creance de valleur,
laquelle en trouvant apres les pensées ainsi dis-
posées & preparées se maintient & accroist facille
ment avecques les oeuvres, oultre que lon evite la fas
cherie, que je sentz, quant lon ne demande qui je suis.
& comment j’ay nom. Je ne scay dequoy cela sert
(respondit messire Bernard de Bibienne) car il
m’est plusieurs foys advenu, & croy que aussi a
beaucoup d’aultres, que ayant fantasie par le rap
port des personnes de juger une chose estre de
grande excellence avant que je l’eusse veue, en la
voyant apres elle m’est beaucoup diminuée &
me suis trouvé fort mescompté de ce que j’avoie
imaginé. Et cela n’est procedé d’aultre chose que
d’avoir trop creu a la renommée, & avoir faict
en mon entendement ung si grand concept, que le me
surant apres avec le vray effet, combien quil aye
esté grand & excellent, neantmoins il ma semblé tres
petit a comparaison de ce que j’avoye imaginé.
Ainsi je doubte qu’il puisse encore advenir au
Courtisan, parquoy je ne scay s’il est bon donner
telles attentes & envoier devant celle renommée,
car noz pensées forment des choses bien souvent,
ausquelles apres est impossible de correspondre. Et
par ainsi lon y pert plus que lon n’y gaigne. Là dit
messire Federic, Les choses qui a vous & plu-

sieurs
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XCVII
sieurs aultres reviennent beaucop[sic] plus moindres,
que le renom, sont pour la pluspart de sorte que l’oeil
a la premiere veue les peut juger. come si vous n’a
viez jamais esté a Naples ou a Rome, & en
oyant tant parler, vous en ymaginerez beaucoup
plus que par adventure vous ny trouverez apres les
veoir. mais il n’advient pas ainsi des conditions
des homes, car ce que lon en voyt par dehors est le
moins: au moyen dequoy si en oiant le premier jour
parler ung gentil home vous ne comprenez que en luy
soit celle valeur que vous en avyez premierement
imaginée, vous ne vous despouillerez pas
pourtant si tost de la bonne opinion que vous en a-
viez, come es choses dont l’oeil est incontinent ju
ge, mais attendrez de jour en jour a descouvrir
quelque aultre vertu cachée en tenant tousjours fer
me la premiere impression qui vous est venue des
parolles de tant de gens. Et estant celluy ainsi qua
lifié, come je presuppose que soit nostre Courti
san, il vous confermera a toute heure mieulx de
croyre a la renommée, car avecques les oeuvres il
vous en donnera occasion, & vous en extime-
rez tousjours quelque chose davantaige que ce que
vous en verrez. Et certes lon ne peult nyer que
ces premieres impressions n’ayent une tresgrande
force, & que lon ne doibve avoir beaucoup de soing
pour les donner. Et affin que vous entendez com-
bien elles emportent, je vous dis que j’ay en mon
temps congneu ung gentilhomme lequel combien
quil eust assez bon visage & conditions honne-
stes, & avecques ce fust vaillant en armes, il

n
Fac-similé BVH

[97v] LE SECOND LIVRE
n’estoit pourtant en aucunes de ses qualitez si
excelant que lon n’en trouva beaucop[sic] de pareilz, &
de superieurs: toutesfois ainsi que la fortune vou
lut, il advint que une dame se mist a l’aymer tres-
ardamment & croissant l’amour chascun jour pour
la demonstration de correspondance que le gentilhome
faisoit, & n’y ayant aulcun moyen de pouvoir par-
ler ensemble, la dame esprise de trop grande pas-
sion declaira son desir a une aultre femme, par
le moyen de laquelle elle esperoit quelque commodi
té. Or n’estoit la seconde en rien moindre de no
blesse ne de beaulté que la premiere, dont advint
qu’entendant parler si affectueusement de ce gen-
til homme que jamais elle n’avoit veu, & congnois
sant la dame qui luy en parloit & qui estoit tres
discrette & de bon jugement l’aymoit extreme
ment, elle ymagina incontinent que cestuy la fust le
plus beau & le plus saige & le plus discret, &
pour abreger, le plus digne d’estre aymé qui se
trouva en tout le monde. Et ainsi sans l’avoir
veu si tresfort s’en amoura de luy qu’elle com
menca a faire tout effort pour l’acquerir non
pour sa compaigne, mais pour elle mesme, &
pour le faire correspondant en amour, ce qu’elle
obtint a peu de peine. car a la verité elle estoit
dame plustost pour estre priée que pour prier
aultruy. Or oyez ung beau cas: Il advint non
gueres apres qu’une lettre que la derniere dame
escripvoit a cest amy tumba es mains d’ung aul
tre qui estoit tresnoble, & tresexcellante en
beaulté & conditions. Ceste cy estant comme sont
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XCVIII
la plus part des femmes curieuse, & convoy-
teuse de scavoir, & mesmement des aultres fem
mes, ouvrit ceste lettre: & en la lisant congneut
quelle estoit escripte avecques une extreme affe
ction d’amour, au moyen de quoy les doulces
parolles: & pleines d’ardeur qu’elle y voyoit la
meurent entrer a compassion de la dame qui les es-
cripvoit, car elle scavoit tresbien dont venoit
la lettre, & ou elle s’adressoit: apres elles eurent
tant de force que en le remeslant en son entendement,
& considerant de quelle sorte debvoit estre celui qui
avoit peu induire celle dame en si grande a-
mour, elle en devint aussi incontinent amoureu-
se, & fist celle lettre a l’adventure plus grant effet
quelle n’eust faict si elle luy eust esté envoyée par
le gentilhomme. Et come il advient aulcunesfois
que la poyson preparée en quelque viande pour
ung seigneur, tue le premier qui en taste, & faict
l’essay: ainsi ceste pauvrete pour avoir esté trop
convoiteuse beut le venin amoureux qui estoit
preparé pour ung aultre. Que vous en diray je
plus? La chose fut assez tost descoverte[sic]: & alla
de sorte que plusieurs dames oultre les dessusdi-
ctes, partie pour faire depit aux aultres, partie pour
faire come les aultres avoient faict, misrent toute
leur estude & industrie pour avoir jouissance
de l’amour de cestuy cy, & en jouyrent pour
ung temps a la gripaille, comme font les enfans
des cerises, & tout cela vint de la premiere opi-
nion que print celle dame le voyant tant aymé d’u
ne aultre. Icy respondit le seigneur Gaspard

n ij
Fac-similé BVH

[98v] LE SECOND LIVRE
en riant. Pour confermer vostre opinion par rais-
son vous alleguez ouvraige de femmes qui pour
la plus part sont hors de raison. Que si vous
vouliez tout dire, ce mignon de tant de dames
debvoit estre ung babouyn & home de petite
valeur en effect: car leur coustume est de tous
jours s’attacher aux pires, & comme les brebis,
faire ce qu’elles voyent faire a la premiere, ou bien,
ou mal que ce soit. Oultre quelles sont si fort envieu
ses entre elles que si cestuy cy eust esté ung mon
stre, neantmoins elles eussent voulu se l’entredesro
ber l’une a l’aultre. Sur ce point y en eust plu-
sieurs, & quasi tous qui commancerent a vouloir
contredire au seigneur Gaspard, mais ma da
me la Duchesse leur imposa silence, & apres en
soubzriant se print a dire. Si le mal que vous di
ctes des femmes n’estoit si fort eslongné de la
verité, qu’en le disant il donne plustost charge,
& honte a celluy qui le dict qu’il ne faict a elles,
je permettroye que lon vous respondit, mais je
ne veux qu’en vous contredisant par tant de rai
sons, come lon pouroit faire, vous soiez osté de cel
le maulvaise condition, affin que de vostre peché
vous ayez pugnition tresgriefve, qui sera la mau
vaise estime que tous ceulx qui vous orront ain
si parler, auront devous. Lors messire Federic.
Ne dictes pas seigneur Gaspard (respondit il)
que les femmes soient ainsi hors de raison si bien
quelque foys elles se meuvent a aymer plus par
le jugement d’aultruy que par le leur propre, car
les seigueursseigneurs, & plusieurs homes saiges font sou
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XCIX
vent le semblable. Et s’il est licite dire la verité,
vous mesmes, & tous nous autres maintesfois,
& encores a present nous croyons plus a l’opi-
nion d’aultruy qu’a la nostre: & quil soit vray,
il n’ya pas long temps que ayant esté ceans appor-
tez aucuns vers soubz le nom de Savazare, ilz
semblerent a tous fort excellens, & furent louez a
merveille, & par exclamations, depuis quant il
fut certainement sceu qu’ilz estoient d’ung aul
tre: ilz perdirent soubdain la reputation, & sem
blerent moindres que moyens. Et estant chanté
devant ma dame la Duchesse ung motet, il ne
pleut jamais ny fut estimé pour bon, jusques a ce
que lon sceust que c’estoit de la composition de Jos
quin des prez. mais quel plus cler signe vou-
lez vous de la force de l’opinion? Ne vous sou-
vient il point que vous mesmes en beuvant d’ung
mesme vin disiez quelque foys quil estoit tresbon,
& quelque fois qu’il ne valloit rien? Et cela pro
cedoit de ce que vous aviez fantasie qu’il y eust
de deux vins, l’ung de riviere de Gennes, & l’au
tre de ce pays. & apres que l’erreur fut descou-
vert, vous ne le vouliez croire en aulcune ma
niere, si fermement vous estoit fichée en la teste
celle faulse opinion, & neantmoins elle estoit
venue des parolles d’aultruy. Pour ces raisons
le Courtisan doibt prendre grant peine sur les
commancemens de donner bonne impression de soy,
& considerer combien il est dommageable & mor
tel encourir au contraire. En ce dangier sont plus
que les aultres ceulx, qui veullent faire pro-

n iij
Fac-similé BVH

[99v] LE SECOND LIVRE
fession d’estre fort plaisans & d’avoir acquis
par leur plaisanteries une certaine liberté par ou
il leur soit convenable & licite de faire, & dire
tout ce quil leur vient en fantasie sans y penser, dont
advient quilz entrent souvent en certaines choses,
desquelles non povant sortir, ilz se veullent
apres ayder de faïrefaire rire, & le font en si maul-
vaise grace quilz sont bien loing de leur compte, tel
lement qu’ilz ennuyent merveilleusement ceulx qui
les voyent & oyent, & se font tenir pour mais-
gres buffons. Aulcunesfoys pour faire des ar-
gus: & facetieux en la presence des dames hon
norables, ilz se mettent a dire des parolles or-
des & deshonnestes les adressant bien souvent aux
mesmes dames devant lesquelles ilz se trouvent, &
quant plus ilz les voyent rougir, tans plus ilz se
tiennent pour bons courtisans, & rient tousjours,
& sont bien ayses d’avoir une si belle vertu,
comme il leur semble qu’ilz ont: Mais ilz ne font
tant de besteries pour nulle aultre chose que
pour estre estimez bons compaignons, qui est
le seul nom qui leur semble digne de louange,
& duquel ilz se vantent plus que de nul aultre,
& pour l’acquerir ilz s’entredisent les plus in-
correctes & vituperables villenies du monde.
Biensouvent qu’ilz se poussent par les degrez, se
gettent des esclatz: & des carreaulx l’ung a l’au
tre, se mettent les plains poings de pouldre aux
yeulx, se font tomber les chevaulx sur eux dans
les fossez, ou en quelque descente de montai-
gne, & apres quant ilz sont a table se gettent

Fac-similé BVH



DU COURTISAN C
au visaige les potaiges, les saulces, les gelées,
& puis rient, & qui plus scait faire de telles ga
lanteries est prisé entre eulx pour meilleur &
plus gentil Courtisan. & leur semble par là
avoir gaigné une grande gloire. Et si quelque
foys il convient ung gentilhomme a celles leurs
plaisanteries, & qu’il ne vueille point user de
ces jeux d’asnes, & saulvaiges, ilz dient inconti
nent qu’il se tient pour trop saige, & grant sei-
gneur, & qu’il n’est bon compaignon. Mais je
vous voys dire pis. Il y en a aulcuns qui estri-
vent & gaigent a qui pourra manger choses
plus abhominables, & puantes: & en trouvent
de si abhorrantes de sentemens humains qu’il
est impossible les ramentevoir sans tresgrande fa
scherie. Et quelles choses peuvent estre celles la?
dict le seigneur Ludovic Pie, Messire Federic
respondit, faictes les vous dire au marquis Phe
bus qui les a veues souvent en France, ou parad-
venture il a esté de la partie. Le marquis Phebus
respondit. Je n’ay veu faire chose en France de
celles, dont vous parlez que lon ne les face enco
re en Italye: mais bien tout cela de bon que les Ita
lians ont quant aux vestemens, festoier, bancque-
ter, manier les armes, & toutes aultres choses
convenables a ung Courtisan, ilz les tiennent
des Francoys. Je ne dis pas (respondit messire
Federic) qu’il ny ayt encore entre les Francoys
de tresgentilz & honnestes chevalliers. Et
quant a moy, j’en ay congneu plusieurs certai-
nement dignes de toute louange, mais toutesfois

n iiij
Fac-similé BVH

[100v] LE SECOND LIVRE
on en trouve d’aulcuns qui sont petitement advi-
sez. Et pour en parler generallement, il me sem
ble que les conditions des Espaignolz s’accordent
plus avecques les Italiens que celles des Francoys,
car celle gravité posée qui est peculiere aux Es-
paignolz me semble beaucoup plus convena-
ble a nous Italyens que la prompte vivacité que
lon congnoist a la nation Francoise quasi en chas
cun mouvement. ce qui ne leur est point mal seant,
mais plus tost leur donne grace pour leur estre
chose naturelle & propre. Et ou lon ne voye
aulcune affectation, lon trouve bien plusieurs
Italiens qui se vouldroient efforcer d’ensuyvre celle
facon, & ne scavent faire aultre chose que croul-
ler la teste en plantparlant & faire des reverences en tra
vers avecques assez mauvaise grace, & quant ilz
se pourmenent par la ville aller si viste que les la-
quais ne les peuvent suyvre. en ceste sorte sem
blent estre bons Francoys, & detenir la liberté
de celle nation, a quoy certes lon ne parvient gue
res souvent, excepté ceulx qui sont nourriz en Fran
ce, & qui en ont pris les facons de leur enfance. Le
semblable advient de scavoir divers langaiges,
ce que je loue beaucoup au Courtisan: mesme-
ment L’espaignol, & le Francoys pour la grande
frequentation que l’une & l’aultre nation a en
Italye. ces deux langues, sont plus accordantes
avecques la nostre que nulle des aultres. &
leurs deux Princes pour estre trespuissans en la
guerre, & treshonnorables en la paix, ont tous
jours la court pleine de nobles chevalliers, &
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CI
gentilzhommes, qui s’espendent par tout le mon
de, tellement qu’il nous est besoing de conver
ser avecques eulx. Je ne veulx suyvre par le me-
nu les choses trop notoires, ne dire comment no-
stre Courtisan ne doibt point faire profession
d’estre grand mangeur, ne beuveur, ny dissolu
en aulcune maulvaise condition, ny ord, ny mal
propre en son vivre, avecques certaines contenan
ces de paisant qui sentent la houe & la charrue
mille lieues de loing, car celluy qui est de telle
sorte, non seullement lon ne doibt esperer qu’il
devienne bon Courtisan, mais ne le peult on met
tre a aultre excercice convenable, de mener
les brebis paistre. Et pour conclure. Je dis qu’il se
roit bon que le Courtisan sceust parfaictement
ce que nous avons dict luy estre convenable, de
sorte que toutes les choses possibles luy fussent
facilles, & que chascun s’esmerveillast de luy,
& luy de nul. mais j’entendz pourtant qu’il n’y
ayt point en cela une certaine oultrecuydance
superbe, & inhumaine que aulcuns ont, lesquelz
monstrent ne s’esmerveiller en rien des choses
que les aultres font, pour autant qu’ilz presument
les pouvoir faire beaucop[sic] mieulx, & par leur
taire les desprisent comme indignes que lon parle
d’elles, & quasi veullent faire signe que nul aul-
tre soit, je ne dis pas leur pareil, mais cappable
d’entendre la profundité de leur scavoir: parquoy
le Courtisan doibt fuyr ces facons hayneuses,
& avecques humanité, & benivolence louer
encore les bonnes oeuvres des aultres, & com-
Fac-similé BVH



[101v] LE SECOND LIVRE
bien qu’il se sente merveilleux, & de beaucop[sic]
superieur aux aultres, neantmoins il doibt mon
strer de ne s’estimer pour tel. mais pource qu’en
la nature humaine bien peu souvent, ou par ad
venture jamais, lon ne trouve des perfections si
accomplies, l’homme qui se sent deffaillant en quel-
que partie, ne doibt pourtant se deffier de soy-
mesme, ne perdre l’esperance de monter en quel
que bon degré, combien qu’il ne puisse parve
nir a celle parfaicte, & supreme excellence ou
il aspire: car en chascun art y a plusieurs lieux
oultre le premier honnorables. Et celluy qui tend a
la cyme, il n’advient gueres quil ne passe le meil-
lieu. Je veulx doncques que nostre Courtisan s’il se
trouve excellent en quelque chose oultre les armes
quil s’en ayde, & s’en face honneur en bonne sorte: quil
soit tant discret & de bon jugement, quil sache ti-
rer doulcement & a propos les personnes a veoir
& ouyr ce, en quoy il luy semble estre excel-
lant, monstrant tousjours de ne le faire point par
ostention, ou braguerie, mais d’adventure, & a
la requeste d’aultruy plustost que de son propre
mouvement. & en toutes les choses quil a a faire,
ou a dire, s’il est possible quil y vienne preparé,
& y ayant pensé: faisant neantmoins semblant
que le tout soit a l’impourveu. mais es choses, ou il
ne se sent que moyennement fondé, quil les touche come
en passant, sans grandement s’y arrester. & le fa
ce toutesfoys en maniere que lon puisse croire
quil en sache beaucop[sic] plus quil ne monstre. Comme
faisoient aulcunesfoys les Poetes qui touchoient
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CII
sommairement des poinctz tresssubtilz de Phi
losophie, ou d’autres sciences, & peult estre quilz
n’en entendoient que bien peu. mais apres en ce
quil se congnoist totallement ignorant, je ne veulx
qu’il en face jamais point de profession, ne quil
tasche d’en acquerir renommee: ains qu’il con-
fesse clerement de n’en scavoir rien, quant les cho-
ses s’y adonnent. Cela, dict Calmette, n’auroit
pas faict Nicollet, lequel estant Philosophe
tresexcellant, mais non sachant plus de loix, que
de voller, combien qu’ung potestat de Padoue
eust deliberé luy donner une lecture de droict
civil, jamais ne voulut a la persuasion de plu
sieurs ses escoliers decepvoir le potestat, &
luy confesser qu’il n’en sceust rien, disant tous
jours qu’il s’accordoit en cela a l’opinion de So-
crates, qui disoit n’appartenir point a ung Phi-
losophe de jamais dire non scavoir. Je ne dis
pas, dict messire Federic que le Courtisan de
luy mesmes sans en estre requis voise dire de
non scavoir, car aussi peu me plaist celle sot-
tie d’accuser, ou desfavoriser soymesme, comme
ung aultre. Et pourtant je me riz par foys de
certains hommes qui, sans qu’il en soit besoing,
comptent voluntiers aulcunes choses, lesquelles com-
bien qu’elles soient paradventure advenues sans
leur faulte, toutesfoys elles portent en soy une
umbre d’infamye: comme faisoit ung chevallier
que vous congnoissez tous, lequel toutes les foys
qu’il oyoit faire mention de la bataille qui fut
donnée au Roy Charles a Fournoufve, il com-
Fac-similé BVH



[102v] LE SECOND LIVRE
mancoit a reciter en quelle maniere il s’en estoit
fouy: & sembloit qu’il n’eust veu, ou entendu
aultre chose de celle journée. Apres quant on par
loit d’une jouste fameuse ou il s’estoit trouvé,
il comptoit tousjours come il estoit tumbé. Et sem-
bloit encores souvent qu’en devisant il alla cher
chant de faire venir a propos de compter comment
une nuict en allant parler a une dame, il avoit
receu plusieurs bastonnades. Cestes folies ne
veulx je pas que nostre Courtisan die, mais bien
me semble que luy venant occasion de se mon
strer en chose, dont il n’en sache rien, il la doib
ve fouyr. Que si la necessité l’y contrainct con-
fesser clerement qu’il n’en est point instruict,
plustost que se mettre a hazard, & par ainsi il evi
tera ung blasme que plusieurs meritent au jour-
d’huy qui par je ne scay quel leur parverspervers instinct,
ou jugement hors de raison tousjours se mettent
a faire ce don, ilz ne scavent rien, & laissent ce
quilz scavent. & pour confirmation de cecy, Je con
gnois ung musicien tresexcellent, lequel a laissé
la musicque pour s’adonner totallement a com
poser des vers, & cuyde estre ung grant hom
me en cela, & se faict mocquer de chascun, & si
a tant faict qu’il a oublié la musicque & rien
apprins de faire vers. Il en ya ung aultre des
premiers painctres du monde qui desprise son art,
ou il est tresexcellant, & s’est mis a apprendre
Philosophie, en laquelle il a des fantasies si estran-
ges, & des chimeres si nouvelles que luy mesme
avec toute sa paincture ne les scauroit pain-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CIII
dre, & en trouve lon ung nombre infiniz de telz.
Il y en a bien aulcuns, lesquelz se congnoissans
avoir excellence en une chose, font principalle
profession d’une aultre, dont ilz ne sont point
ignorans. Et toutes les foys qu’il leur advient
s’y monstrer, ilz s’y portent honnestement. &
telle foys leur vient si bien que la brigade les
voyant si duytz en ce, dont ilz ne sont point
de profession cuydent qu’ilz soient beaucop[sic]
plus excellens en ce, dequoy ilz font mestier.
Et cest artifice ne me desplaist point, pour-
veu qu’il soit accompaigné de bon jugement.
A l’heure le seigneur GasdardGaspard Palvoysin res-
pondit. Cela ne me semble point artifice, mais
vraye tromperie: & si ne cuyde point qu’il
soit convenable a celluy qui veult estre homme
de bien, de jamais tromper. Cest (dict messire
Federic) plustost ung aornement qui accom-
paigne la chose que cestuy la faict, que trom-
perie. & si cestc’est tromperie, elle n’est point a blas-
mer. Ne direz vous pas aussi que de deux qui
manient les armes celluy qui bat son compai-
gnon le trompe, & c’est pource qu’il a plus d’art
que l’aultre? Et si vous avez ung jouyau qui
se monstre beau hors d’oeuvre, & apres quant
il est passé par les mains d’ung bon orfeuvre,
qui en le mettant bien en oeuvre le face sem-
bler beaucoup plus beau, ne direz vous pas
que cest orfeuvre trompe les yeulx de ceulx qui
le voyent, & toutesfoys il merite louenge de
celle tromperie? Pour autant que les mains ma-
Fac-similé BVH



[103v] LE SECOND LIVRE
gistralles par art, & bon jugement souvent ad
joingnent grace, & aornemens a l’yvoire, & l’ar
gent, ou a une belle pierre en l’environnant de
fin or, ne disons donc point que l’artiffice, ou
telle tromperie, si vous la voulez ainsi appel-
ler, merite aulcun blasme: Davantaige il n’est
pas desconvenable qu’ung homme qui se sent
valloir en une chose cherche dextrement oc-
casion de se monstrer en icelle: & que pareille
ment il cache les parties qui luy semblent
peu louables, faisant neantmoins le tout avec
une certaine dissimulation advisee. Ne vous
souvient il comment le Roy Ferrand scavoit
bien prendre les occasions de se monstrer quel-
que foys en pourpoint, sans faire semblant de
les chercher? Et ce faisoit il, pourtant qu’il se
sentoit tresdispost. Et pource quil n’avoit pas
tresbelles mains, quant il tiroit a l’arc, jamais
ne s’ostoit les gans, & n’y avoit gueres de gens
qui s’apperceussent de ceste sienne adventure.
Il me semble aussi avoir leu que Julles Cesar
portoit voluntiers ung chappeau de Laurier
pour cacher son front, & pour tenir sa teste
fresche: mais il fault estre fort saige, & de bon
jugement endroict ses moyens pour ne sortir
hors des limittes, car bien souvent l’homme
pour fouyr ung erreur, tumbe en l’aultre, &
pour vouloir acquerir louange acquiert blas
me. c’est doncques chose tresseure en la manie
re de vivre, & au converser & gouverner tous
jours avecques une mediocrite honneste qui
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CIIII
veritablement est ung tresgrant & ferme pa-
voys contre envye, que lon doibt fouyr le
plus que lon peult. Je veulx encore que nostre
Courtisan se garde d’acquerir bruyt de men-
teur, & d’esventé. ce qui par foys advient a ceulx
encore qui ne le meritent point. Et pourtant
fault qu’il soit tousjours advise en ses devis
de ne sortir point hors de vraye semblance,
& de ne dire aussi trop souvent les veritez
qui ont apparence de mensonge, comme plu-
sieurs qui jamais ne parlent que de miracles,
& veullent avoir tant d’auctorité que toute
chose incroyable leur soit creue. Il y en a d’aul
tres qui au commancement donnent accoin-
ctance, & pour acquerir grace avec le nouvel
amy, le premier jour qu’ilz luy parlent jurent
qu’il n’y a personne au monde qu’ilz ayment
tant que luy, qu’ilz vouldroient voluntiers
mourir pour luy faire service, & semblables
choses hors de raison. & quant ilz partent d’a
vecques luy font semblant de plorer, & de re-
gret ne pouvoir dire ung mot. Par ce moyen
en voulans estre tenuz trop amyables, ilz se
font estimer mensongiers, & sotz flateurs.
Mais se seroit chose trop longue, & penible vou
loir declarer tous les vices qui peuvent adve-
nir en la maniere de converser, au moyen de-
quoy suffist dire pour cela que je desire au Cour
tisan oultre les choses induictes, qu’il soit tel
que jamais bons propos ne luy faillent, & qu’il
sache s’accommoder a ceulx a qui il parle.
Fac-similé BVH



[104v] LE SECOND LIVRE
Et avecques une certaine doulceur recréer les
esperitz des escoutans, & par motz plaisans,
& rencontres discrettement les induyre a res-
joyssance, & a risée, de sorte qu’il delecte conti
nuellement, sans jamais venir a fascher, ny en-
nuyer. Je pense que desormais ma dame Emil
lie me donnera congé de me taire, & si elle me
le reffuse, je seray conviancuconvaincu par les miennes
mesmes parolles de n’estre celluy bon Courti
san, dont j’ay parlé. Car non seullement bons pro
pos, lesquelz ne maintenant, ne paradventure ja
mais vous n’avez de moy entenduz, mais aussi
ces miens telz qu’ilz sont, me deffaillent entie
rement. Lors dict le seigneur Prefect en riant.
Je ne veulx que ceste faulce opinion demeure
en l’entendement d’aulcun de nous que vous ne
soiez tresbon Courtisan, car certes le desir que
vous avez de vous taire procede plustost de
vouloir fouyr le travail que de faulte de propos.
Parquoy affin qu’il ne semble, qu’en une com-
paignie si digne, comme est ceste, & en ung de-
vis si excellent lon aye laissé derriere aulcune
partie, soyez content de nous enseigner comment
nous debvons user de motz plaisans, dont vous
avez faict n’agueres mention, & nous monstrer
l’art qui appartient a toute ceste sorte de dire
plaisamment pour induire a ris, & joyeuseté
avecques gentille maniere, car en verité il me
semble que cela sert de beaucoup, & est fort
convenable au Courtisan. Monseigneur (res
pondit a l’heure messire Federic) les rencontres, & bons
Fac-similé BVH

DU COURTISAN CV
& bons motz sont plustost grace, & dons de
nature que d’art. lon trouve bien aulcunes na
tions qui en cecy sont plus promptes les unes
que les aultres: comme les Toscans qui veri-
tablement sont tressubtilz. il me semble aussi
que ce soit chose fort propre aux Espaignolz
que dire de bons motz, mais lon en trouve plu
sieurs de ceste, & de toute aultre nation qui par
trop parler passent les bornes, & deviennent en
nuyeux, & impertinens, car ilz n’ont poinct de
regard a la sorte des persounespersonnes a qui ilz parlent,
au lieu ou ilz se trouvent, au temps, a la gravité,
& a la moderation qu’eux mesme debvroient
maintenir. Alors le seigneur Prefect respondit.
Vous nyez qu’il y ayt aulcun art es rencon-
tres? & toutesfois disant mal de ceulx, qui n’y
gardent moderation & gravité, & qui n’ont re
gard aux temps, & aux personnes a qui ilz
parlent, il me semble que vous demonstrez que
cela se peult encores enseigner, & qu’il ayt en
soy quelque discipline. Ces reigles monsei-
gneur (respondit messire Federic) sont tant
universelles qu’elles s’accordent, & servent a
toutes choses, mais j’ay dict que es rencontres
n’y a point d’art, pource qu’il me semble que lon
en trouve seullement de deux sortes, desquelles
l’une s’estend en long parler, & continue com
me lon voyt d’aulcuns qui font des comptes
avecques si bonne grace & tant plaisamment, &
tellement expriment une chose qui leur soit ad-
venue, ou qu’ililz ayent veue, ou entendue qu’ilz la

o
Fac-similé BVH

[105v] LE SECOND LIVRE
mettent devant les yeulx avecques gestes, & paro
les, & quasi la font toucher au doigt. Et cela
par adventure se pourroit appeler festivité, ou
urbanité a faulte d’aultre vocable. L’aultre
sorte de rencontre est tresbriefve, & consiste seul
lement en motz promptz, & subtilz, comme sou-
vent lon en ouyst entre nous, & encores de pic
quans, & semble qu’ilz nayent point de grace
sans ung peu de paincture. & estoient nommez
dictz par les anciens, maintenant aulcuns les ap
pellent argures. Je dis doncques qu’en la pre
miere maniere qui est celle joyeuse narration, il
n’est point besoing d’aulcun art, car nature mes-
me crée & forme les homes adonnez a racompter
plaisamment, & leur donne le visaige, les gestes,
& les parolles appropriées a contrefaire ce quilz
veullent. En la seconde des argures, qui peult fai
re l’art? Comme ainsi soit que le mot poingnant
doibt estre sorty, & avoir donné a la bouche
avant quil semble que celluy qui le dict y puisse a-
voir pensé, autrement il est maigre, & ne semble
point bon, parquoy j’estime que le tout soit ou-
vraige de l’entendement, & nature. Alors messire
Pierre Bembe print la parolle, & dict le seigneur
Prefect, je ne vous nye point ce que vous dictes,
cestassavoir que nature, & l’entendement n’ayent les
premieres pars, mesmement en droict l’invention,
mais il est certain qu’en la pensée de chascun,
& soit l’homme d’aussi bon esperit qu’il peult
estre, naiscent des conceptions bonnes, & maul
vaises, & plus & moins, mais le jugement
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CVI
apres & l’art les corrige, & lime, & faict election
des bonnes, & reffuse les maulvaises. A ceste
cause laissez ce qui appartient a l’entendement,
& nous declarez ce qui consiste en l’art, cest a di-
re des rencontres, & bons motz qui font rire, les-
quelz sont convenables au Courtisan, & lesquelz
non, & en quel temps, & maniere lon en doibt
user, car c’est cela que le seigneur Prefect vous
demande. Alors messire Federic en riant va di
re. Il n’y a icy aulcun de nous, a qui je n’exce-
de en toutes choses, mesmement a rencontrer, ex
cepté si paradventure les sotties qui souvent font
rire les gens n’estoient prinses pour rencontres
plus que les beaux dictz. Et ainsi se tournant
au Conte Ludovic, & a messire Bernard Bi-
bienne dict. Veez en icy les maistres, desquelz
il fault que premierement j’apprengne ce que je
debvray dire se j’ay a parler de motz plaisans.
Le conte Ludovic respondit. Il me semble que des
ja vous commancez a user de ce dont vous di-
ctes ne scavoir rien, cestassavoir de vouloitvouloir
faire rire la compaignie en vous mocquant de
messire Bernard & de moy, car chascun deux
scait que ce dont vous nous louez, est en vous
beaucoup plus excellemment. parquoy si vous
estes las il vault mieulx demander grace a ma
dame la Duchesse qu’elle face differer le reste
du propos a demain, que vouloir se desmeller
de la courvée avec tromperie. Messire Federic
commancoit a respondre, mais ma dame
Emillie soubdainement l’entrerompit, & dict.

o ij
Fac-similé BVH

[106v] LE SECOND LIVRE
Ce n’est pas l’ordonnance que la disputation
se consomme en vostre louange, il suffist que
vous estes tous assez congneuz, mais pource
qu’il me souvient encore que vous conte, hier
au soir me donnastes imputation que je ne par
toye esgallement les armes, il sera bon que mes
sire Federic se repose ung peu, & nous don-
nerons la charge de parler a messire Bernard
Bibienne, car non seullemeutseullement nous le congnois
sons tresplaisant au parler quotidien, mais
avons souvenance qu’il nous a promis plu-
sieurs foys vouloir escripre de ceste matiere:
& pourtant nous povons croyre qu’il y ait des
ja bien pensé, & que pour ceste cause il nous
doibve parfaictement satisfaire & apres que
lon aura parlé des rencontres, messire Federic
poursuyvra ce qui luy reste a dire. Alors mes
sire Federic, ma dame (dist il) je ne scay ce que
plus me reste, mais a la mode d’ung Pelerin qui
est ja las de la peine du long chemin, sur le my
di je me reposeray au propos de messire Ber-
nard, & au son de ses parolles come soubz l’um
bre de quelque gracieux arbre au doulx bruit
d’une vive fontaine, & apres que je seray ung
peu restauré je pourray dire quelque aultre cho-
se. Messire Bernard respondit en riant. Si je vous
monstre la teste vous verrez quelle umbre lon
peult attendre des fueilles de mon arbre. Au
regard d’ouyr le bruyt d’icelle vive fontaine par
adventure qu’il vous adviendra, car je fuz ja
dis converty en une fontaine, non par aulcun
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CVII
des Dieux anciens, mais par nostre frere Na-
cian & depuis jamais l’eaue ne m’est falliefaillie. A l’heu
re chascun commanca a rire, car le compte que
entendoit messire Bernard, estoit congneu a
tous pour estre entrevenu a Romme en la pre
sence de Galliot Cardinal de sainct Pierre ad
vincula. Quant on eut cessé de rire, ma dame
Emillie dist. Laissez pour ceste heure a nous
faire rire en employant les motz plaisans, &
nous enseignez comment nous en debvons user,
& dont on les tire & tout ce que vous congnois-
sez sur ceste matiere. & pour ne perdre plus
de temps commancerez desormais. Je doubte (dist
messire Bernard) quil soit tard: & affin que mon
parler de plaisanteries ne soit desplaisant & fas
cheux par adventure qu’il seroit bon le diffe-
rer jusques a demain. Là plusieurs respondirent
soubdainement que de grand piece ne seroit l’heu-
re qu’on avoit acoustumé de mettre fin aux de
vis. Lors messire Bernard se tournant vers ma
dame la Duchesse & ma dame Emillie. Je ne
veulx fuyr, dict il, ceste peine combien que ainsi
comme j’ay de coustume m’esmerveiller de l’au
dace de ceulx qui presument chanter sur les lucz
devant nostre Jacques de sainct Segoud: aus-
si je ne debvroys parler des bons motz en pre-
sence d’auditeurs que beaucoup mieulx entendent
ce que j’ay a dire que moy mesme: toutesfoys pour
ne donner occasion a aulcun des assistans de re
fuser chose qui leur soit enchargée, je diray le
plus briefvement quil sera possible ce que je scay

o iij
Fac-similé BVH

[107v] LE SECOND LIVRE
& entendz des choses qui movent a rire: Ce qui
nous est si propre, que pour descripre l’homme,
lon a accoustumé de dire qu’il est ung animal
risible: car sece ris se voit seullement aux hommes,
& est quasi tousjours tesmoing d’une certaine
resjouyssance que lon sent au dedans du courai
ge, qui de sa nature est tiré a plaisir, & appete
repos, & se recrée: dont nous voions beaucoup
de choses trouvées par les hommes pour cest ef
fect, comme les festes, & tant de diverses sortes
de spectacles. Et pource que nous aymons ceux
qui sont cause de telle nostre recreation, les
Roys antiques, les Romains, les Atheniens,
& plusieurs aultres avoient de coustume de fai
re de grandz theatres & aultres publicques ediffi
ces pour acquerir la bienveillance du peuple
& paistre les yeulx & les cueurs de la multitu
de, & là monstrer nouveaulx jeux: courses de
chevaulx & de chariotz, combatz estranges,
animaulx, comedies, tragedies & morisques,
& si n’estoient les severes philosophes abhor-
rans de telles veues. ains souvent par bancquetz
& spectacles, de telle sorte recreoient leurs en
tendemens travaillez en leurs haulx & profondz
discours & divins pensemens qui est chose que
toutes qualitez d’hommes font encores volun-
tiers: car non seullement les laboureurs des
champs, les mariniers & tous ceulz qui ont durs
& aspres exercices en main, mais les sainctz
religieux, les prisonniers qui d’heure en heu-
re attendent la mort, vont neantmoins cher-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CVIII
chant quelque remede & medecine pour soy re-
creer. Tout ce doncques qui faict rire resjouist
l’esperit & luy donne plaisir, & ne permect que
sur celluy point l’home se souvienne des molestes
ennuyeuses, dont toute nostre vie est plaine: au
moyen dequoy le ris (come vous voyez) a tous
est tresagreable & faict beaucoup alouer cel
luy qui le scait mouvoir a temps & en bonne ma-
niere. mais quelle chose soit ce ris, & ou il demeu
re & en quelle facon parfoys il nous occupe les vei
nes, les yeulx, la bouche & les costez, & semble
quil nous vueille faire crever, tellement que quelque
force nous y mettons, n’est possible de le rete-
nir, je le laisseray disputer a Democritus, lequel
si par adventure il promettoit le declarer, auroit
assez a faire a le scavoir dire. Le lieu doncques &
quasi la fontaine là ou naissent les risées consistent
en une certaine difformité, car lon rit seullement
des choses qui en soy ont desconvenances qui sem
blent estre mal seantes, sans que toutesfoys elles
soient mal: je ne le vous scauroie aultrement de
clarer, mais si vous y pensez en vous mesmes,
vous verrez que quasi tousjours ce dequoy lon
rit est une chose qui ne convient pas: & toutesfoys
elle ne sciet point mal. Or quelz soient les moyens
dont le Courtisan doibve user pour faire rire &
jusques a quel limite, Je m’efforceray le vous
dire en tant que mon jugement me le monstrera:
car il n’est pas tousjours convenable au Cour-
tisan de faire rire, ny en celle maniere que font
les yvrongnes, les fols, les sotz, les nyais, & mes-

o iiij
Fac-similé BVH

[108v] LE SECOND LIVRE
mement les buffons: & combien qu’il semble
que ceste sorte de gens soit requise par les cours:
toutesfois ilz ne meritent point estre appellez
Courtisans: mais chascun par son nom, & d’e
stre estimez telz qu’ilz sont. Il fault aussi dili-
gemment considerer le but & la mesure de fai
re rire en poignant & regarder qui est celluy que
lon poingt, car lon n’induit point a rire en se
mocquant d’ung miserable & calamiteux, ny
encores d’ung meschant & mauvais garnement
publicque: car il semble que telles gens meritent plus
griefve pugnition que d’estre mocquez, & les
entendemens humains ne sont point inclinez
a se mocquer des miserables, excepté s’ilz n’e-
stoient telz qu’en leur infelicité ilz se vantassent
& fussent orgueilleux & arrogans. Lon doibt aus
si avoir esgard a ceulx qui sont universellement
aggreables & aymez de chascun & puissans:
car par fois en se mocquant de ceulx cy, l’homme
se pourroit acquerir des inimitiez perilleuses.
parquoy est chose convenable se mocquer & rire
des vices, coloquez en personnes qui ne soient
tant miserables qu’elles mouvent compassion, ne si
meschantemeschantes qu’il semble qu’elles meritent d’estre
comdampnées a peine capitalle, ne si fort gran-
des q’ung[sic] leur petit despit puisse faire grand
dommaige. Vous debvez encores savoir que
des lieux & passaiges dont lon tire motz pour
f[unclear]aire rire, lon peult semblablement tirer des
sentences graves pour louer & pour blasmer.
Et quelque foys avecques les mesmes parolles com-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CIX
me pour louer ung homme liberal qui mect ses
biens en commun avecques ses amys, lon a ac-
coustumé de dire que ce qu’il a n’est pas sien,
le semblable se peult dire pour reproche d’ung
qui ait desrobé ou acquis ce qu’il a par aultres
indeuz moyens. Lon dict aussi pour la louange
d’une femme, cest une dame qui emporte beau-
coup, la voulant louer de saigesse & de bonté.
Et toutesfoys celluy qui la vouldroit blasmer
pourroit dire le semblable signifiant que ce fust
une femme d’escarmouche, mais il advient plus
souvent se servir des mesmes lieux & passaiges
a ce propos que des mesmes parolles, come nague
res que estant a la messe en une esglise troys gen
tilzhomes & une damoiselle que l’ung des troys
servoit en amours, il survint ung pauvre men-
diant lequel se mettant devant la damoiselle, luy com
manca a demander l’aulmosne, & là gemissant
avecques une loixvoix lamentable & grande impor
tunité replicqua plusieurs foys sa demande, ce
nonobstant jamais elle ne luy donna l’aulmos-
ne ny aussi la luy reffusa, mais se tint tousjours
en ung estat comme si elle pensoit ailleurs. Le gen
tilhomme amoureux dict a l’heure a ses deux com
paignons. Regardez ce que je puis esperer de
ma maistresse qui est si cruelle que non seulle
ment elle ne donne point l’aulmosne a ce pau
vre nud mort de fain[sic], qui en si grande affection
& tant de foys la luy demande, mais encore
ne luy donne elle pas congé tant est elle aise
de veoir devant soy une personne qui languisse
Fac-similé BVH



[109v] LE SECOND LIVRE
en misere, & en vain luy crie mercy. L’ung des
deux respondit. Cela n’est pas cruaulté, mais
est ung secret enseignement de ceste damoiselle
pour vous, vous faisant congnoistre quelle ne com
plaist jamais a ceulx qui la requierent par im
portunité. L’aultre respondit: Mais est l’adver
tir que combien qu’elle ne donne point ce que
lon luy demande, neantmoins il luy plaist d’en
estre priée. Voyez que de non avoir ceste da-
moyselle donné congé au pauvre nasquit ung
mot de severe blasme, ung aultre de louange
moderée, & ung autre de poignante morsure.
Or pour retourner a declairer les sortes des
bons motz appartenans a nostre propos, je dis
que selon mon opinion lon en trouve de troys ma-
nieres: encores que messire Federic ait seulle-
ment faict mention de deux, cestassavoir de celle
courtoise & plaisante narration continuée qui con
siste en l’effect d’une chose: & de la soubdaine
& subtille promptitude qui gist en ung seul mot,
au moyen dequoy nous y adjoindrons la tierce
difference que lon appelle bourdes ou mocque
ries, esquelles entreviennent les narrations lon-
gues, les briefz dictz, & quelques operations en
semble. Les premieres doncques qui consistent
en parler continué sont de telle maniere, quasi
comme quant lon faict ung conte. Et pour vous
en donner l’exemple. A l’heure que mourut Pape
Alexandre sixiesme, Pierre tiers fut crée Pape,
estant a Romme & au palais messire Anthoine
Aignel vostre mantouan madame. Et comme il[unclear]
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CX
devisoit de la mort de l’ung & creation de l’aul
tre: & en faisoit divers jugemens avec certains
de ses amys: il se prit a dire. Messeigneurs des
le temps de Catulle les portes commancerent a par
ler sans langues & ouyr sans oreilles, & en tel
le facon descouvrir les adulteres, maintenant si
bien les hommes ne sont de si grand’ valleur come ilz
estoient en ce temps là: paradventure que les portes
dont lon en faict plusieurs a Romme de marbres
antiques, ont encores la mesme vertu qu’elles
avoient a l’heure. Et quant a moy je cuyde que ces
deux icy nous scauront esclarcir toutes noz
doubtes si nous les voulons scavoir d’elles. A
ce parler les gentilzhommes qui estoient avecques
luy demeurerent fort suspendz & attendoyent ou
sortiroit la chose. Quant messire Anthoine con-
tinuant d’aller devant & derriere haulsa les
yeulx comme a l’impourveu a l’une des deux por
tes de la salle ou ilz se pourmenoient. Et en se
arrestant ung peu monstra avec le doigt a ses
compaignons l’inscription d’icelle qui estoit le nom
du Pape Alexandre. A la fin duquel y avoit
ung V, & ung I. affin qu’il signifia comme
vous scavez sixiesme, & dist regardez que ceste
porte dit, Alexandre pape VI. Qui veult signi
fier quil a esté Pape par la force, de laquelle il a
usé, & s’en est aydé plus que de la raison. Or
voyons si de cest aultre nous pouvons entendre
quelque chose du nouveau Pape. EEt se tournant
comme d’adventure a l’aultre porte monstra l’in-
scription d’une. N. deux. PP. & ung. V. qui
Fac-similé BVH



[110v] LE SECOND LIVRE
signifioit. Nicolaus Papa. V. & dist soubdai
nement. O mon dieu voicy maulvaises nou-
velles, ceste porte dict. Nichil Papa valet.
Voyez comment ceste sorte de plaisans motz a
du gentil, & du bon, & comme elle est convena-
ble a ung homme de court, soit vray ou faulx
ce qu’il racompte: car en tel cas il est licite a l’hom
me de faindre ce quil luy plaist sans mal engin,
& en disant la verité l’accoustrer avecques quel
que petite mensonge en croissant & diminuant
ainsi qu’il est besoing, mais la parfaicte grace
& vraye vertu de cecy, gist a demonstrer si bien
& sans peine, tant par les gestes comme par les
parolles ce que l’homme veult exprimer, qu’il sem
ble a ceulx qui l’escoutent veoir devant les yeulx
faire les choses que lon racompte, & si grand’
force a ceste facon d’ainsi exprimer que par foys
elle accoustre & faict plaire souverainement
une chose qui en soy mesme ne sera point fort
plaisante ne d’esperit. & combien qu’en ces nar
rations soient requis les gestes & celle efficace
qui est en la vive voix, neantmoins lon congnoist
encores quelque foys leur vertu en escripture.
Qui se peult tenir de rire quant en la huyties-
me journée des centz nouvelles Jehan Bocca
ce racompte comment le prestre Varlongue s’es-
forcoit de bien chanter ung Kyrie & ung San-
ctus, quant il sentoit que Bellecouleur s’amye
estoit dedans l’esglise? Il y a aussi de plaisantes
narrations & nouvelles en celles de Calandrin
& en plusieurs aultres, & semble que de la mesme
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXI
sorte soit faire rire en contrefaisant, ou en imitant
come nous voulons dire. En laquelle profession je n’ay
veu nul plus excellant que nostre messire Robert
de Bar. Ce ne seroit pas peu de louange (dict
messire Robert) si elle estoit vraye, car certai-
nement je mettroye peine de plus tost imiter le
bien que le mal, & si je me povoye faire sembla
ble a quelques ungs que je congnois, je me tiendroye
pour bien heureux: mais je doubte ne scavoir
autres choses imiter que celles qui font rire, & vous
avez dict ung peu devant quelles consistent en vice.
Messire Bernard respondit. Ouy en vice, mais que
pourtant ne sciet point mal. Et debvez scavoir que
ceste imitation dont nous parlons, ne peult estre
sans esperit, car oultre la maniere d’accommoder
les parolles, & les gestes, & mettre devant les
yeulx des assistans le visaige, & les facons de cel
luy de qui on parle, il fault estre prudent, & avoir
grand regard au lieu, au temps, & aux personnes
a qui lon parle, & ne venir point jusques a la
buffonnerie, ne sortir des limittes: qui sont cho
ses que vous gardez merveillementmerveilleusement bien. par-
quoy j’estime que vous les congnoissez toutes:
car en verité il ne seroit point convenable a ung
gentilhomme faire ung visaige plorant, riant, con
trefaire la voix, lucter tout seul, comme faict
Berthauld, se vestir en paisant devant chascun,
comme Strassin. & telles choses qui en eulx sont
tresconvenables, pour autant que cest leur pro-
fession. Mais a nous convient comme en passant ro
ber a cachettes ceste imitation qu’en gardant
Fac-similé BVH



[111v] LE SECOND LIVRE
tousjours la dignité de gentilhomme sans dire
parolles villaines ou faire actes moins qu’hon
nestes, sans se destordre le visaige, ou la person
ne sans retenement facons noz mouvemens en
une certaine maniere, que ceulx qui oyent &
voyent en presupposent beaucoup plus par
noz parolles & gestes quilz n’en voyent & quilz
n’en oyent: & que ce soit la cause qui les indui-
se a rire. Lon doibt encore en ceste imitation
eviter d’estre trop poignant a reprendre mesme
ment les difformitez du visaige ou de la per-
sonne, car si comme les vices du corps donnent
souvent de belles matieres de rire a qui discret
tement s’en scait ayder: Pareillement user de cel-
le mode trop aigrement, est chose appartenant
non seullement a ung buffon, mais aussi a ung en
nemy. parquoy est besoing, combien qu’il soit
difficille, tenir en cest endroit, comme j’ay dict,
la maniere de nostre messire Robert, qui contre-
faict chascun, non sans les poingdre es choses
ou ilz sont deffaillans & en leur mesme pre-
sence: Et toutesfoys n’y a personne qui s’en trou
ble, ny me semble qui le puisse tenir a mal. dont
je ne donneray aulcun exemple par ce que chascun
jour nous en voyons en luy infinis. Davantai
ge moult induit a rire une chose contenue soubz
l[unclear]a narration qui est recitée avecques bonne gra
ce des aulcunes imperfections d’aultruy, pour-
v[unclear]eu qu’elles soient moyennes, & non pas dignes
de plus grande pugnition. comme par foys les sim
ples sotties accompaignees d’ung peu de prompte
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXII
follie, & poignante. pareillement certaines affe
ctations extremes, quelque foys une grande &
bien composée mensonge: comme racompta na-
gueres nostre messire Cesar une belle sotterie
qui fut, que se trouvant avecques le potestat
de ceste ville, il veit venir ung paisant se plain
dre qu’on luy avoit robbé ung asne. Cestuy cy
apres qu’il eut parlé de sa pauvreté & de la trom
perie qui luy avoit esté faicte par le larron, pour
faire sa perte plus grande se print a dire: Monsei
gneur si vous aviez veu mon asne, vous con-
gnoistriez encores plus combien j’ay raison de
me plaindre, car quant il avoit son bast sur le
dos, il sembloit proprement ung Tulle. Et ung
des nostres se rencontrant en ung troppeau de
chiefvres, au devant desquelles estoit ung grand
bouc, s’arresta, & avecques ung visaige plain
de merveille se print a dire. Regardez le beau
bouc: il semble ung sainct Paul. Le seigneur
Gaspard dist en avoir congneu ung aultre le-
quel estant serviteur ancien du Duc Hercu-
les de Ferrare luy avoit donné de ses petitz en-
fans pour paiges, mais devant que le pouvoir
venir servir ilz estoient mortz tous deux.
Quoy entendant le seigneur amyablement se
condolut avecques le pere en disant quil luy pesoit
moult: car a les avoir veuz une seulle foys
ilz luy estoient semblez fort beaulx & discretz
enfans. Le pere luy respondit. Monseigneur
vous n’avez rien veu: car depuis peu de temps en
ca ilz estoient devenuz beaucoup plus beaulx
Fac-similé BVH



[112v] LE SECOND LIVRE
& vertueux que je n’eusse jamais peu croyre: &
desja chantoient par ensemble comme deux esper
viers. Et l’ung de ses jours passez s’estant arresté
ung de noz advocatz a veoir ung homme qui
par sentence de justice le bourreau foytoit a l’entour
de la place, & ayant compassion de ce que le pauvre
malheureux encores que les espaulles luy sai-
gnassent asprement alloit aussi bellement come s’il
se feust pourmené pour passetemps a son plai-
sir, luy dist. Chemine pauvre homme, & sortz
viste de ceste pelleterie. A l’heure le bonhomme
se tournant vers luy, & le regardant quasi par
merveille s’arresta ung peu sans parler: & puis
dict. Quant tu seras foyte tu yras a ta guise,
& je vueil maintenant aller a la mienne. Vous deb
vez encores vous souvenir de la lourderie que
Monseigneur le Duc racompta nagueres d’ung
certain abbé, lequel estant ung jour present que
le Duc Federic parloit de ce que lon debvoit fai-
re d’une si grande quantité de terre, come estoit
celle que lon avoit tiré pour faire les fondemens
de ce Palais, ou lon besongnoit continuellement,
labbé se print a dire. Monseigneur j’ay tresbien
pensé ou lon la puisse mettre. Ordonnez que lon
face une tresgrande fosse & la lon la pourra ge
cter sans aultre empeschement. A quoy le Duc
Federic respondit: mais ce ne fut pas sans rire.
Et ou mettrons nous la terre que lon tirera de
ceste fosse? L’abbé replicqua. Faictes la faire
si grande que l’une & l’aultre y puisse demourer.
Ainsi combien que le Duc plusieurs foys re-

pliqua
Fac-similé BVH

DU COURTISAN CXIII
plicqua que quant plus la fosse se feroit gran-
de, tant plus de terre on en tireroit, jamais ne
peut entrer en la teste de L’abbé que lon ne la
peust faire si grande que lon y peust mettre l’u-
ne & l’aultre, & jamais ne respondit aultre cho-
se sinon faictes la tant plus grande. Or voyez
quelle bonne estime avoit cest Abbè[sic], Lors dit
messire Pierre Bembe. Et pourquoy ne dictes
vous celle d’ung vostre commissaire Florentin,
lequel estant assiegé au chasteau de la Castelli
ne par le Duc de Calabre, & ayant esté trouvé
ung jour dedans quelque viretons empoisonnez
qui avoient esté tirez par ceulx de dehors, escri-
pvit au Duc que si lon venoit a faire la guerre
ainsi cruelle, il feroit aussi mettre de la medeci
ne sur les bouletz de l’artillerie, & puis que en
auroit le pis son dam: messire Bernard se prit
a rire & dist. Messire Pierre si vous ne vous te
nez coy, je diray toutes celles que moimesme ay
veues & ouies de voz venitiens, & mesmement
quant ilz veullent faire des chevaucheurs. Non
pour l’amour de dieu (respondit messire Pierre
Bembe) & j’en tairay deux aultres belles que je
scay des Florentins. Ce doibvent estre plus tost,
dist messire Bernard, Senois, qui bien souvent s’y
laissent tumber. come nagueres ung, qui au con
seil oyant lire certaines lettres, ou, pour non di-
re tant de fois le nom de celluy dont lon parloit, estoit
recité ce mot icy prelibato, qui signifie le dessus
dict, se tourna a celluy qui lisoit & luy dist. Ar-
restez vous ung peu la, & me dictes, ce preliba

P
Fac-similé BVH

[113v] LE SECOND LIVRE
to est il amy de nostre communité cuydant que ce
fust le nom propre d’ung homme. Messire Pierre
Bembe se mist a rire, & puis apres dist. Je parle
des Florentins & non des Senoys. Dictes donc
franchement (respondit ma dame Emillie) &
n’ayez point tant de respectz. Messire Pierre Bem
be poursuivyt. Quant les Florentins faisoient la
guerre contre les Pysans, ilz se trouverent quel
que foys espuisez d’argent pour la grosse des
pense qui leur convenoit soubstenir. Et ung jour
que on parloit en conseil du moyen d’en trouver
pour les affaires que lon avoit, apres que lon eut
proposé plusieurs partiz, il y eut ung citadin
des plus anciens qui va dire. J’ay pensé deux
moyens par lesquelz sans grande difficulté nous
pourrons trouver une bonne somme d’argent.
L’ung est pource que nous n’avons point de re-
venu plus comptant que les gabelles des portes de
Florence. Ainsi que nous avons unze portes, que nous
en facions soubdainement faire unze aultres: &
par ce moyen nous redoublerons ce revenu.
L’aultre moyen est, que lon donne ordre que les
secques soient incontinent ouvertes a Pistoie
& Aspre, ne plus ne moins que a Florence, & que
lon ne face aultre chose le jour & nuyct que
battre monnoye & que ce soient tous ducatz
d’or. Si me semble que cest expedient, est le plus
brief & de moindre d’espencedespense. Lon rist fort de
la subtille aparcevance de ce Citadin. Et quant les
ris furent cessez ma dame Emillie va dire. En-
durez vous messire Bernard que messire Pier
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXIIII
re se mocque ainsi des Florentins sans vous
revenger. Messire Bernard respondit en riant.
Je luy pardonne ceste injure, car s’il m’a faict
desplaisir en se mocquant il ma satisfaict en
vous obeyssant, ce que moimesme vouldroie
tousjours faire. Alors messire Cesar dit. J’ouy
dire a ung Bressan une belle grosserie, lequel
ayant esté a Venise ceste année a la feste de l’As
cention comptoit en ma presence a aulcuns de
ses compaignons les belles choses qu’il y avoit
veues, & combien de marchandises, de vaisselle
d’argent, d’espiceries, de draps de layne, d’or,
& de soye, & comment la seigneurie estoit sor
tie en grand pompe, & montée sur le Bucin-
tore, qui est ung navire faict a la facon d’une
triumphante maison pour aller espouser la mer,
dans lequel Bucintore y avoit tant de gentilz hom
mes bien vestuz, tant de sons d’instrumens &
de joyeuse musicque qu’il sembloit ung para
dis. Et quant ung de ses compaignons luy deman-
da quelle sorte de musicque entre celles qu’il avoit
la ouies plus luy avoit pleu, il dist. Elles estoient
toutes bonnes, mais entre les aultres je veiz
ung homme qui sonnoit d’une certaine trom
pette estrange, & coup a coup il s’en fourroit
dans la gorge plus de deux paulmes, & puis
incontinent la tiroit, & de rechief se la refour-
roit en facon que vous ne veistes onques si grand’
merveille. Lors tous se prindrent a rire congnois
sant le fol pensement de cestuy là qui avoit
imaginé que ce menestrier se fourra en la gorge

P ij
Fac-similé BVH

[114v] LE SECOND LIVRE
celle partie de la sacqueboute qui se cache en r’en-
trant. A l’heure messire Bernard dist, les affecta
tions moyennes engendrent fascherie, mais quant
elles sont hors de mesure elles induisent fort a
rire, come par foys lon en oyt sortir de la bou-
che d’aulcuns touchant leur grandeur, touchant
l’estre vaillant, touchant la noblesse quelque foys,
aussi des femmes, touchant la beaulté & migno
tise: come feist ces jours passez une damoyselle,
laquelle se trouvant toute morne & pensive, il
luy fut demandé a quoy elle pensoit, qui la feist
sembler ainsi malcontente. Elle respondit. Je pensoys
en une chose que toutes les foys qu’il m’en sou
vient elle me donne ung merveilleux ennuy, &
si ne me la puis oster de la fantasie, c’est que ayans
tous les corps a ressusciter le jour du jugement
universel, & comparoir tous nudz devant le
throsne de Jesus Christ: Je ne puis porter la
peine que je sentz en pensant quil fault que lon voye
aussi le mien tout nud. Telles affectations pour
ce quelles passent les limittes, elles induisent plus-
tost risée, que fascherie, mais les belles menteries
bien ordonnées vous savez tous comment elles mou
vent a rire. Et l’amy, que vous congnoissez, quil ne
nous en laisse point avoir de faulte, ces jours
passez m’en racompta une fort excellente. Lors
dict le magnificque Julien. Qu’elle soit come vous
vouldrez, si ne scauroit estre plus excellente,
ne plus subtille que une, qu’ngung Touscan marchant
Lucoys nous affermoit l’aultre jour pour cho
se tressaseuréetresasseurée. Contez la, dist ma dame la Du-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXV
chesse, & le Magnificque respondit en riant. Ce
marchant, comme il dist, se trouvant une foys en
Poulongne delibera d’achapter une quatitéquantité
de martres sublynes faisant compte de les mener
en Italie & de gaigner beaucoup dessus: & a-
pres plusieurs praticques quant il veit quil ne pou-
voit aller en personne en Moscovye, a cause de
la guerre qui estoit entre le Roy de Poulongne
& le Duc de Moscovye, il donna ordre que a ung
jour determiné certains marchans Moscovyens
viendroient aux confins de Poulongne avecques
leurs martres sublynes, ou il promist aussi de
se trouver pour faire le trafic. Or allant le mar-
chant Lucoys avec ses compaignons vers Mos-
covye, il arriva a la riviere de Boristenes, qu’il
trouva toute glacée come marbre: & veit que les
Moscoviens, lesquelz estoient aussi en doubte pour
la souspecon de la guerre, estoient ja dessus l’aul
tre rive: mais ilz ne s’approchoient point de plus
pres que de la largeur de la riviere. Quant doncques
ilz se furent entrecongneuz l’ung l’aultre par
aulcuns signes quilz s’entrefeirent, les Moscoviens
commancerent a parler hault, & demandoient le
pris quilz vouloient de leurs martres sublynes,
mais le froit estoit si extreme qu’ilz n’estoient
point entenduz, pource que les parolles se ge
loient en lair avant qu’elles arrivassent a l’aul-
tre rive ou estoit le Lucoys avecques ses tru-
chemens, & la demouroient prinses & glacées,
de sorte que les Poulongnoys qui scavoient la
coustume prindrent pour le plus expedient de

P iij
Fac-similé BVH

[115v] LE SECOND LIVRE
faire ung grand feu au beau meilleumeillieu de la rivie-
re, car a leur advis cestoit la le terme ou la voix
arrivoit encores chaulde avant quelle fust surpri-
se par la glace. Et avec ce la riviere estoit tant fer
me, & dure qu’elle pouvoit bien soubstenir le
feu. Cela doncques faict les parolles qui par l’es-
pace d’une heure avoient esté glacées comman-
cerent a ce degesler, & venir en bas en murmu
rant comme la naige des montaignes au moys de
may. Et par ce moien furent incontinent tresbien
entendues combien que ceulx de l’aultre ryve
feussent desja partis, mais pource qu’il luy sem
bla que les parolles demandoient trop grand
pris pour les martres sublines, il ne voulut pas
accepter le marché, & ainsi s’en retourna sans
en apporter. Alors tous se prindrent a rire. Et
messire Bernard: En verité (dist il) celle que je
veulx vous racompter n’est pas si fine: mais elle
n’est moins belle: & est telle. Nagueres qu’en
parlant du pais ou monde nouveau que les mari-
niers Portugalois ont trouvé & des divers a-
nimaulx & aultres choses qu’ilz rapportent de
là en Portugal. L’amy que je vous ay dict, affer
ma avoir veu ung cinge de forme tresdifferente
des aultres que nous avons acoustumé de veoir qui
jouoyt aux eschetz parfaictement bien. Et entre
aultresfois ung jour estant devant le roy de
Portugal, le gentilhome qui l’avoit amené avecques
luy jouant aux eschetz, le cinge joua aulcuns
traictz tressubtilz, de sorte quil le pressa fort,
& a la parfin luy donna mat. Dont estant le gentil
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXVI
homme troublé comme ont de coustume d’estre
tous ceulx qui perdent a ce jeu, il print a la
main son roy qui estoit grant comme sont ceulx
dont usent communement les Portugalois, & en
donna ung grand coup sur la teste du cinge qui
soubdainement saulta a quartier en se plaignant
fort, tellement quil sembloit quil demanda justice au
roy du tort, qu’on luy faisoit. Apres le gentil
homme le semonnit a rejouer, & luy ayant quelque
espace de temps refusé par signes, finablement
se mect a jouer de rechef, & le reduisit encore
a maulvais termes, ainsi qu’il avoit faict l’aul
tre fois. A la parfin voyant le cinge qu’il pou
voit donner eschet & mat au gentil homme, &
se voulant asseurer par une nouvelle malice de
n’estre plus batu, tout bellement sans faire sem
blant d’y toucher mist la main dextre soubz
le coulde gauche du gentil homme qui le repo-
soie par mignotise sur ung oreiller de taphe-
tas, & l’ayant vistement osté en ung mesme in
stant avec la main gauche luy donna mat de
pyon, & avec la dextre se mist l’oreiller sur la
teste pour faire bouclier contre les coups: &
puis fist ung sault joyeusement devant le roy
quasi pour tesmoignage de sa victoire. Or re
gardez si ce cinge estoit saige, prudent & ad
visé. Lors messire Cesar GonzagueGonsague. Cest par-
adventure (dist il) cestuy là qui estoit docteur
entre les autres cinges & de grande auctorité: &
pense que la republicque des cinges Indiens l’en
voia en Portugal pour acquerir reputation en

P iiij
Fac-similé BVH

[116v] LE SECOND LIVRE
pais incongneu. Chascun se print a rire tant
de la mensonge, que de l’adjoincte, que avoit
faicte messire Cesar. Ainsi en continuant le
propos messire Bernard dict, Vous avez en-
tendu ce qu’il me semble des rencontres qui sont
en l’effect, & parler continué. parquoy il est
bon maintenant parler de ceulx qui consistent
en ung seul mot, & ont celle ague promptitu-
de assise briefvement en la sentence ou en la
parolle: & si comme en la premiere sorte de
rencontrer lon doibt fouyr en racomptant &
contrefaisant de ressembler aux buffons &
Parasites, & a ceulx qui induysent les gens a rire
par leurs sotteryes: pareillement en ce brief par
ler le Courtisan se doibt garder de ne ressembler
maling ne venimeux, & de dire motz, & argu
ces seullement pout faire despit a aultruy, &
touscher au vif: car telles gens bien souvant
pour le peché de leur langue a bon droict sont
pugniz par tout le corps. Au regard doncques
des rencontres promptz & qui consistent en
ung brief mot: ceulx la sont tresaguz qui nais
sent de l’ambiguité, combien qu’ilz ne induisent
pas tousjours a rire: pour ce que plus tost ilz sont
louez pour ingenieux que pour induisant a
rire.


Icy mect M. B. de Castillon ung exemple d’ung
equivoque d’ung mot seul, dont l’arguce qui est bonne
en Italie ne vault rien en Francoys, par ce quil n’y
a point de conformité au langaige quant au dict
mot, parquoy ne m’a semblé le devoir translater.
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXVII
ains le vous ay icy mis comme il est en Italien.
Come pochi di sono disse il nostro. M. Annibal
Paleotto ad uno che gli proponea un maestro per
enseignar Grammatica a i suoi figlioli, & poi che
glie l’hebbe laudato per molto dotto, venendo al sa-
lario, disse che oltre a i denari volea una camera
fornita per habitare, & dormire, perche esso non
havea letto. Allhor. M. Annibal subito rispose: Et
come po egli esser dotto, se non ha letto? Eccoui
come ben si valse del vario sìgnificato di quel non
haver letto.


Mais pource que ces motz ambiguz tiennent
merveilleusement de l’agu, pource que lon y
peult prendre les parolles en signification diffe
rente de ce que tous les aultres le prennent, il sem-
ble comme j’ay dict, que plus ilz mouvent mer
veille que risée, excepté quant ilz sont coinjoinctz
avecques une aultre maniere de rencontre. Par
ainsi la sorte des bons motz, dont lon use plus
pour faire rire, est quant nous attendons d’ouyr une
chose, & celluy qui respond en dist une aultre,
& la nomme lon hors d’opinion, & si l’ambigui
té y est conjoincte le mot devient tresplaisant &
joyeulx. ⁌Icy mect ung aultre exemple ledit
M. B. de Castillon d’ung aultre equivocque divi
sé en deux motz. Et pource que luy, ne le pre-
cedant n’ont point de proximité ne ressemblan
ce a la langue Francoyse, & qu’on ne les y scau
roit representer en facon quilz gardassent la grace
Fac-similé BVH



[117v] LE SECOND LIVRE
quilz ont en Italien, nous ne les avons traduictz
advertissant le lecteur que la langue Francoyse
est neantmoins beaucoup plus riche de telle
maniere de parler que n’est L’ytalienne.


Come li altre hieri disputando sì di fare un bel mat-
tonato vel camerino della. S. D. dopo molte parole
voi. M. Io. Christophoro diceste. Se voi potessimo
havere il Vescovo di Potentia, & farlo ben spiana-
re, saria molto a proposito: perche egli e il piu bel
matto nato che io vedessi mai: ogni un rise molto,
perche dividendo quella parola mattonato faceste
lo ambìguo: poi dicendo che si havesse a spianare
un Vescovo, & metter lo per pavimento d’un ca-
merino, fu fuor di opinione di chi ascoltava: così
riusci il molto argutissìmo & risibile.


Mais il y a plusieurs sortes de motz ambiguz,
parquoy est besoing y prendre garde & tres-
subtillement choisir les parolles, & fouyr celles
qui font le rencontre maisgre, ou qui semble
qu’elles soient tirées par les cheveulx, ou selon ce
que nous avons dict, qui tiennent trop de l’aigre,
& poignant. comme estans certains gentilzhomes
en la maison d’ung leur amy, lequel avoit perdu
ung oeil & conviant ce borgne la compagnie de
demourer a disner avecques luy, tous s’en voulu
rent aller fors ung, qui dist, & j’y veulx demou
rer, car je voy quil ya place vuyde pour ung. &
en disant cela monstra le creux de l’oeil vuyde.
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXVIII
Regardez que ce mot est aspre, & trop mal cour
toys, car il poignit cestuy là sans cause & sans
avoir esté premierement picqué, & si dict ce que
lon pourroit dire contre tous les borgnes:
Aussi telles choses universelles ne delectent
point, car il semble, qu’elles puissent estre
pensées. Et de ceste sorte fut le mot dict a ung
qui estoit sans nez: Et ou pendz tu les lunettes?
ou, avecques quoy sens tu les roses en leur saison?
mais entre les autres motz ceulx là ont tresbon
ne grace qui procedent quant l’home prent du propos
picquant de son compaignon, les mesmes parol-
les & le mesme sens & les retourne contre luy
en le battant de son mesme baston, comme ung
plaidant auquel devant le juge fut dit par son
adversaire. Pourquoy abbayes tu tant? Il res
pondit soudainement, pource que je voy ung grant
larron. Et de ceste sorte fut encores ung mot de
Galiot de Narny, lequel passant par Senes s’ar
resta en une rue pour demander l’hotellerie. &
le voyant ung Senois ainsi corpulent quil estoit,
en riant se print a dire: Les aultres portent les
bougettes derriere, mais cestuy cy les porte
devant. Galiot respondit soubdainement. Ainsi
fault il faire en terre de larrons: Il y en a encore
une sorte quilz appellent Bisquises, que lon pourroit
dire en francoys rechanges. Et ceste consiste a
changer, accroistre, ou a diminuer une lettre
ou une sillabe, come celluy qui dist, Tu doibz
estre plus scavant en la langue Latine, que en la
Grecque, & a vous ma dame fut escript au des-
Fac-similé BVH



[118v] LE SECOND LIVRE
sus d’une lettre. A madame Emillie impie. C’est
aussi une plaisante chose entremesler ung ver[sic]
ou plusieurs en le prenant en aultre sens que ne la
prins l’aucteur, ou quelque alutreaultre dict connu quelque
fois au mesme propos, mais en muant quelque pa
rolle ainsi que dist ung gentilhomme qui avoit une fem
me layde & desplaisante, luy estant demandé
come il se portoit, il respondit: Je le vous laisse pen
ser. Quant Furiarum maxima juxta me cubat.
qui est ung demy ver de Virgille signifiant, la
tresgrande des furies couche avecques moy: Et
messire Hieronyme Donat allant aux stations
de Romme en Caresme avecques plusieurs aul-
tres gentilzhommes, rencontra une belle compaignie
de femmes Rommaines. En disant ung gentilhom
me ce ver de Ovide. Quot coelum stellas, tot
habet tua Roma puellas
: Autant come a le ciel
luysant d’estoilles, autant Romme a de dames &
de pucelles. respondit soubdainement. Pascua
quotque hędos, tot haber tua Roma cinę dos.

Autant come ont les pastilz de chevreaux, autant
Romme a d’impudiz jouvenceaux, en monstrant
une compaignie de jeunes gens qui venoyent
de l’aultre costé. Messire Marc Anthoine de la
tour dist aussi a l’evesque de Padoue en ceste
maniere. Estant a Padoue ung monastere de
femmes soubz la charge d’un religieux esti-
mé de bonne vie & scavant, advint que comme
le beau pere hantoit premierement au monaste-
re & confessoit souvent les seurs, il y en eut
cinq d’elles, & si n’y en avoit pas aultres tant,
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXIX
qui devindrent grosses, dont quant la chose fut
descouverte, le beau pere s’en voulut fouyr, &
ne sceut. l’evesque le fist prendre, & il confessa
soubdainement avoir engrossé les cinq nonnains
par temptation du diable, de sorte que monsieur
l’evesque estoit tresdeliberé de le chastier aspre-
ment. Et pource que cestuy cy estoit scavant, il
avoit plusieurs amys qui tous s’essayerent de luy
ayder. Et avecques les aultres messire Marc An
toine alla devers l’evesque pour luy obtenir
quelque pardon, l’evesque pour rien ne le vou-
loit escouter. En fin apres quilz eurent faict gran-
de instance, & recommandé le criminel en l’excu
sant pour la commodité du lieu pour la fragili-
té humaine, & pour plusieurs aultres raisons,
l’evesque dist. Je n’en feray riens, car j’ay a ren-
dre compte de cecy a dieu. Et comme ilz replic-
quoient, l’evesque dist encore. Que respon-
dray je a dieu le jour du jugement, quant il me
dira Redde rationem villicationis tuae? Cest
a dire rendz compte de ton gaignage? Alors
messire Marc Antoine respondit soubdaine-
ment. Monsieur vous respondrez ce que dit l’e-
vangille. Domine quinque talenta tradidisti
mihi: ecce alia quinque superlucratus sum
. Sei-
gneur tu mas baille cinq talentz, en voicy aul
tres cinq que j’ay gaigne par dessus. Alors l’e
vesque ne se peult tenir de rire, & adoulcit beau
coup son aygreur, & la peine qu’il avoit pre-
paré au malfaicteur. Pareillement il est beau
d’interpreter les noms, & y faindre quelque chose,
Fac-similé BVH



[119v] LE SECOND LIVRE
pource que celluy dont on parle s’appelle ainsi, ou
pource que quelque chose se face en c’est estat, come
nagueres que demandant le prevost de Lucques,
qui est l’homme come vous scavez fort plaisant,
l’evesché de Caligo au Pape, il luy respondit.
Ne scais tu pas bien que Caligo en langaige Es-
paignol veult dire? Je me tais, & tu es ung cac
queteur, parquoy il ne seroit pas convenable a
ung evesque ne pouvoir jamais nommer son til
tre sans dire mensonge. Or Caligo doncque cest
a dire tais toy. A cela feist le prevost une res-
ponse, laquelle encore qu’elle ne fust de sorte, dont
nous parlons, elle ne fut pourtant moins belle que
le propos du Pape, car ayant replicqué sa de-
voit de riens, il dist a la parfin. Pere sainct si vo
stre saincteté me donne cest evesché, ce ne sera
pas sans utilité, car je vous lairay deux offices.
Et quelz offices as tu a laisser dist le Pape? Le
prevost respondit. Je laisseray le grant office,
& celluy de nostre dame. Alors le Pape, combien
qu’il fust tressevere, ne se peult tenir de rire. Il
y en eut ung aultre a Padoue qui disoit que Cal-
phurne s’appelloit ainsi, pource quil chauffoit les
fours. Et ung jour comme je demandoys a Phe
dre pourquoy cestoit que faisant priere l’esglise
le vendredi sainct, non seullement pour les chre
stiens, aussi pour les payens, & pour les juifz, &
lon ne faisoit point de mention des Cardinaulx,
come des evesques, & des prelatz. Il me respondit
que les Cardinaulx estoient comprins en celle orai
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXX
son qui dict. Oremus pro hereticis, & scisma
ticis
. Et nostre Conte Ludovic dict que je repre-
nois une dame, qui usoit d’ung certain fard qui
estoit fort reluysant, pour autant que je me voiois
en son visaige quant il estoit accoustré, ne plus
ne moins que dans ung mirouer. Et pour ce que
je suis laid j’eusse esté content de ne me veoir
point. De ceste facon fut celluy de messire Ca
mille Palliot, & messire Antoine Porchier,
lequel parlant d’ung sien compaignon qui en
se confessant disoit au prestre qu’il jeusnoit vo
luntiers, & alloit a la messe, & au service divin,
& faisoit tous les biens du monde. Cestuy (dist
il) en lieu de s’accuser, se loue. A quoy messire
Camille respondit. Mais se confesse de ces cho
ses, pource qu’il pense que les faire soit grand
peché. Ne vous souvient il d’ung bon mot que
dict l’aultre jour monseigneur le prefect quant
Jehan Thomas Galer s’esmerveilloit d’ung qui
demandoit deux cens escuz d’ung cheval, en di
sant qu’il ne valloit pas une maille & que entre
les aultres tares qu’il avoit, il fuyoit les armes
si tresfort qu’il n’estoit possible l’en faire apro
cher. Monseigneur le Prefect voulant reprendre
cestuy là de couardie. Si le cheval (dist il) a ce-
ste proprieté de fuyr les armes, je m’esmerveil
le qu’il n’en demande plus de mille escuz. Lon
dist encore quelque foys ung mesme mot a aul-
tre fin qu’il n’est en usaige. Come estant monsei-
gneur le Duc pour passer une riviere qui couroit
tresroide, & disant a une trompette, Passe. Le
Fac-similé BVH



[120v] LE SECOND LIVRE
trompette se retournant le bonnet au poing, &
avecques une facon de vouloir faire la reveren
ce, respondit, Passez monseigneur. La manie
re aussi de rencontres est plaisante quant il sem
ble que lon prent les parolles & non la sentence de
celluy qui parle, Comme ung Allemant ceste an-
née a Romme rencontrant ung soir nostre messi
re Philippe Beroald, duquel il estoit disciple,
dist. Deus det vobis bonum sero. Et Beroald
soubdainement respondit: Et tibi malum cito.
Estant aussi a la table du grand capitaine Die-
go de Chignognes a ung aultre Espaignol, qui
pareillement y disnoit, & qui pour vouloir boire
il demandoit, Vino dios vino. il dist Vino y no
lo cur sistescognosistes
. Cest a dire, vin dieu vin. Diego
respondit. Il vint & vous ne le congneustes pas:
pour picquer L’espaignol d’estre marran. Sem-
blablement messire Jacques Sadolet dist a Be-
roald qui deliberoit en toutes facons vouloir al-
ler a Boulongne. Et pour quel compte voulez
vous maitenant ainsi laisser Romme ou il ya tant
de plaisirs pour aller a Boulongne, qui est toute
enveloppée en travaulx? Beroald respondit, Pour
troys contes il m’est force aller a Boulongne,
& desja avoit haulsé troys doigtz de la main
gauche pour assigner troys raisons de son al-
lée, quant messire Jacques soubdainement rom-
pit sa parolle, & dict. Ces troys Contes qui vous
font aller a Boulongne, l’ung est le Conte de
sainct Boniface, l’aultre le conte Hercules Ran
gon, & le tiers le Conte de Pepoly. Chascun a

l’heure se
Fac-similé BVH

DU COURTISAN CXVIICXXI
l’heure se print a rire, pource que ces trois Con
tes avoient esté disciples de Beroald, & beaulx
jeunes hommes, & pour lors estudioient a Bou
longne. Ceste sorte de motz induict beaucoup
a rire, pource qu’ils portent avec eulx respon-
ses contraires a ce que l’homme attendoit d’ouir,
& naturellement en telles choses nostre erreur
mesme nous delecte, dont nous rions, quant
nous nous trouvons mescomptez de ce que nous
attendions, mais les manieres de parler, & les
figures qui ont grace es propos graves, & seve
res sont quasi tousjours bien seantes es plaisans
comptes, & bons motz. Voyez que les parolles
contreposées donnent beaucoup de parement,
quant une clause contraire se mect a contrecar
re de l’aultre? La mesme facon est souvant tres
plaisante. Comme ung Genevoys, lequel estoit
fort prodigue a despendre, estant reprins par ung
usurier tresavaricieux. Quant cesseras tu de
gaster tes biens? il luy respondit. Quant tu ces
seras de rober ceulx des aultres. Et pource com
me nous avons ja dict que des passaiges dont
lon tire des rencontres qui poingnent, de ceulx
la mesmes lon peult souvant tirer des graves
dictz qui louent pour l’ung, & l’aultre effectz,
la maniere est gentille & gracieuse quant l’hom
me consent, ou conferme ce que dict celluy qui
parle, mais il l’expose aultrement que celluy
la ne l’entend. Comme ces jours passez ung
prestre de village disant la messe a ses parois-
siens, apres qu’il eut denoncé les festes de la

q
Fac-similé BVH

[121v] LE SECOND LIVRE
sepmaine, il commenca la confession general-
le au nom du peuple, & quant il vint a dire:
J’ay peché en mal faisant, en mal disant, en
mal pensant, & ce qui s’ensuyt, & a faire men
tion de tous les pechez mortelz, ung compe-
re qu’il avoit, & estoit fort privé avec le pre-
stre pour se mocquer dict aux assistans. Soyez
tous tesmoings de ce qu’il confesse par sa bou
che avoir faict, car j’entendz le notifier a l’eves-
que. De ceste mesme maniere usa Sallace de
la petrade pour honnorer une dame a laquel-
le il parloit, car apres qu’il l’eut louée oultre
les vertueuses conditions encore de beaulté,
& quelle luy respondit qu’elle ne meritoit point
ceste louange pour estre ja vieille, il dist. Ma
dame, ce que vous avez de vieil n’est aultre que
ressembler aux anges qui furent les premiers,
& plus antiques creatures, que jamais dieu
forma. En oultre de beaucoup servent tant les
motz plaisans pour poindre que les dictz gra
ves pour louer. Et pareillement les metaphores
bien accommodées, mesmement si elles gisent en
response. Et si celluy qui respond continue en la
metaphore mesme qui a esté dicte a l’aultre. Et
en ceste maniere fut respondu a messire Palas
Stroce, lequel estant chasse de Florence ou il en-
voyoit ung sien serviteur pour aultres negoces
quasi menassentmenassant luy dit. Tu diras de ma part a
Cosme de Medicis que la poulle couve: comme le
messaigier fist l’ambassade, dont il avoit charge
Cosme sans y penser respondit soubdainement.
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXVIIICXXII
Et tu diras de ma part a messire Palas, que les
poulles peuvent mal couver hors de leur nid.
Par une metaphore aussi messire Camille por
cher loua honnestement le seigneur Marc An-
toine Coulonne, lequel ayant entendu que messire
Camille en une sienne harengue avoit honnoré
aulcuns seigneurs Italiens renommez aux ar
mes: & entre les autres avoit faict treshonnora
ble mention de luy, apres qu’il l’en eut remer-
cié, il luy dit. Messire Camille vous avez faict
de voz amys ce que par foys aulcuns marchans
font de leur argent, lesquelz quant ilz se trou-
vent avoir quelque escu faulx, pour s’en despe-
cher, ilz mettent cestuy la seul entre plusieurs
bons, & en telle maniere le font passer. Aussi
vous pour me honnorer encores que je vaille bien
peu m’avez mis en la compaignie de tant de ver-
tueux: & excellens seigneurs, que je par leur
merite a l’adventure passeray pour bon. A quoy
messire Camille respondit. Ceulx qui falsifient
les escuz, ont de coustume les dorer si bien
qu’ilz semblent a l’oeil beaucoup plus beaulx
que les bons. Parquoy si lon trouvoit aussi
bien des arquemistes d’hommes, comme lon en
trouve d’escuz, il y auroit raison que lon souspe-
sonna que vous feussiez faulx estant comme
vous estes, de beaucoup plus beau & luysant
metail que nul des aultres. Voyla comment
ce passaige est commun a l’une, & a l’aultre
sorte de rencontres. Aussi sont plusieurs, dont
lon pourroit donner exemples infiniz. Et mesme q ij
Fac-similé BVH

[122v] LE SECOND LIVRE
ment en dictz graves, comme celluy que dict
le grant Cappitaine, lequel s’estant mis a ta-
ble, & voyant que pour estre ja toutes les tables
prinses deux gentilz hommes Italyens qui avoient
tresbien servi a la guerre estoient demourez
debout, il se leva incontinent, & fist lever tous
les aultres, & faire place a ces deux là, en di-
sant laissez asseoir ces deux gentilzhomes pour
manger, car s’ilz n’eussent esté, nous aultres n’au
rions maintenant dequoy manger. il dict aussi a
Diego Garse qui le conseilloit de s’oster d’ung lieu
dangereux, ou l’artillerie battoit. Puis que dieu
n’a point mis de peur en vostre couraige ne la
vueilliez point mettre au mien. Le Roy Loys
qui est aujourdhuy Roy de France un peu apres
qu’il fust venu a la couronne, quant on luy dict,
que lors il estoit temps de chastier ses ennemys
qui l’avoient offencé pendant qu’il estoit duc
d’Orléans. Respondit que ce n’estoit point au
Roy a venger les injures faictes au duc d’Or-
leans. Lon picque aussi bien souvent plaisam
ment avecques une certaine gravité sans indui
re les escoutans a risée, comme dist Zinzenin
Octavian frere du grant Turq, estant prisonnier
a Romme, que le jouster dont lon use en Ita-
lye luy sembloit trop pour faire en jeu, & peu
pour faire a bon escient. Et dict encores luy
estant recité combien le Roy Ferrand le jeune
estoit agille, & dispos de sa personne a courir,
saulter, & voltiger, & telles autres choses qu’en
son pays les esclaves faisoient ces exercices:
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXIXCXXIII
Mais les seigneurs apprenoient d’en faire la
liberalité, & par elle se recommandoient. Ce
que l’archevesque de Florence dict au Cardinal
Alexandrin fut quasi de telle sorte, mais ung
peu plus riable. Que les hommes n’ont aultre
chose que les biens, le corps, & l’ame: Encor
tout leur est mis en travail & question, les biens
par les advocatz, les corps par les medecins,
& l’ame par les theologiens. A l’heure le Ma-
gnificque Julian respondit. Lon pourroit ad
jouster a cela ce que disoit Nicollet. Que lon trou
ve a tard, ou jamais advocat qui aye proces, ne
medecin qui preigne medecine, ne theologien
qui soit bon chrestien. Messire Bernard se print
a rire, & apres dict, Il ya des exemples infiniz
de ces dictz pronuncez par les grans seigneurs,
& hommes graves. Mais lon rit plus souvent des
comparaisons, comme nostre Pistoye escri-
pvit a Seraphin: Renvoye le mallier qui te res
semble. Car si vous avez bonne souvenance
Seraphin ressembloit fort a une malle. Il y en
a encore d’aulcuns qui preignent plaisir de com
parer hommes & femmes a chevaux & a chiens,
a oyseaux & bien souvant a coffres, a bahus,
a bancz, a charettes, a chandelliers, qui est une
chose qui par foys a grace, aulcunesfoys est
tresmaigre, par quoy en cela fault considerer le
lieu, le temps, & les personnaiges, & les aultres
choses que nous avons ja dictes tant de foys. Lors
le seigneur Gaspard Palvoisin. Plaisante com
paraison (dict il) fut celle que fist le seigneur

q iij
Fac-similé BVH

[123v] LE SECOND LIVRE
Jehan de Gonzague d’Alexandre le grant au
seigneur Alexandre son filz. Je ne la scay pas,
respondit messire Bernard. Le seigneur Gas-
pard dict. Le seigneur Jehan jouetjouoit a troys dez,
& comme il a de coustume avoit ja perdu beau
coup d’escuz & tousjours alloit perdant. Le sei
gneur Alexandre son filz, lequel encore qu’il soit
enfant, ne joue point moins voluntiers que le pe
re, estoit a le regarder fort songneusement, &
sembloit tout melencolique. Le Conte de Planel
le qui estoit present avec plusieurs aultres gentilz
hommes se print a dire, au seigneur Jehan. Regar
dez seigneur que le seigneur Alexandre est mal con
tent de vostre perte, & se consomme en attendant
que vous gaingnez esperant que vous luy donnerez
quelque chose pour sa barbe, pourtant ostez le de
ceste peine. & avant que vous perdiez le reste, don
nez luy au moins ung escu, affin qu’il puisse
aller jouer avec ses compaignons. A l’heure le
seigneur Jehan respondit. Vous vous mescon-
ptez, car Alexandre ne pense point a si petite cho
se, mais comme lon escript qu’Alexandre le grant,
lors qu’il estoit enfant entendant que Philip-
pes son pere avoit gaigné une grande bataille,
& conquis ung certain royaulme, il commenca
a plorer, & quant on luy demanda pourquoy
il plouroit. Il respondit que son pere gaigne-
roit tant de pays qu’il ne luy laisseroit rien
a gaigner: aussi maintenant Alexandre mon
filz est prest a plorer voyant que moy son pe-
re perdz, pource qu’il doubte que je perde tant
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXCXXIIII
que je ne luy laisse riens a perdre. Apres que
lon eut ris quelque espace de ce compte, Mes
sire Bernard continua. il fault encore garder
que le mocquer ne soit rude. Et pour vouloir estre
argué que la chose ne tourne a blaspheme en
estudiant de trouver en cela nouvelles facons,
ou il ya d’aulcuns qui font semblant cercher
louange de ce qu’ilz meritent, non seullement blas-
me. mais aussi griefve pugnition, ce qui est cho
se abhominable. Et pourtant ceulx qui veul-
lent monstrer d’estre plaisans en portant peu
de reverence a dieu, ilz meritent estre chassez de
la compaignie de toutes gens de bien, & pareil
lement ceulx qui sont ordz & deshonnestes en
parler, & qui n’ont point de respect quant ilz
sont devant les dames, & semble qu’ilz n’ayent
aultre plaisir que de les faire rougir de honte.
Et sur cela vont cherchant des motz & argu
ces, comme ceste année a Ferrare se trouvant
a ung bancquet devant plusieurs dames ung
Florentin & ung Senoys, lesquelz le plus sou-
vant, come scavez sont ennemis. Le Senois pour
vouloir picquer le Florentin se print a dire.
Nous avons marié Senes a L’empereur, & luy
avons donné Florence pour douayre. Et disoit
cela pource que n’agueres il estoit couru bruyt
que les Senois avoient baillé une certaine quan
tite d’argent a L’empereur, & quil avoit prins leur
protection. Le Florentin respondit soubdainement.
Senes sera la premiere chevauchée, mais il dit le
mot tout oultre a L’italienne, puis lon plaidera

q iiij
Fac-similé BVH

[124v] LE SECOND LIVRE
le douaire tout a l’aise. Regardez que le mot fut
ingenieux, mais pour avoir esté dict devant les
dames, il devint ort, & mal convenable. A l’heu
re le seigneur Gaspard Palvoysin, les femmes
(dist il) ne preignent plaisir a ouyr parler d’aul
tre chose, & vous le leur voulez oster. Et quant
a moy, je me suis trouvé a devenir rouge de
honte pour parolles qui m’ont esté dictes par les
femmes, beaucoup plus souvant que par les ho
mes. De telles femmes je ne parle point dict
messire Bernard, mais bien des vertueuses qui
meritent que chascun gentil homme leur face
honneur, & reverence. Le seigneur Gaspard
dict. Il fauldroit trouver une subtille reigle
pour les congnoistre, car le plus souvant celles
qui sont meilleures en apparence se trouvent con-
traires en effect. A l’heure messire Bernard (dit
en riant) Si le seigneur Magnificque n’estoit
icy present, lequel en tous les lieux est allegué
pour protecteur des dames, je prendroie la char
ge de vous respondre, mais je ne luy vueil pas
faire ceste injure. là dist en riant ma dame Emil
lie. Les dames n’ont point de besoing d’hommes
qui les deffende contre ung accusateur de si
petite auctorité, pourtant laissez le seigneur
Gaspard en sa maulvaise opinion qui est pro
cedée plustost de ce qu’il n’a jamais trouvé fem-
me qui l’aye voulu veoir que de faulte aul-
cune qui soit en elles, & continuez le pro-
pos des rencontres. Lors messire Bernard. En
verité ma dame (dist il) Il me semble desormais
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXICXXV
avoir parlé de plusieurs passaiges, dont lon peult
tirer de bons motz, lesquelz apres ont d’autant
meilleure grace, quant ilz sont meslez en une
belle narration, toutesfoys on en pourroit en
core dire plusieurs aultres come quant pour ac-
croistre, ou diminuer lon dict des choses qui ex
cedent incroyablement la vraye semblance. Et de
telle sorte fut celle que dict Marius de Voltai
re d’ung prelat qui se tenoit pour si grand homme
que quant il entroit en l’esglise de sainct Pierre,
il se baissoit pour ne donner de la teste au des-
sus de la porte. Et le seigneur Magnificque qui
estoit là dict, que Galopin son serviteur estoit si
maigre & si sec que ung matin en soufflant soubz
le feu pour l’allumer il avoit esté emporte con-
tremont jusques a la cyme de la cheminée par
la fumée, & ce qui l’engarda qui ne s’en volla
ensemble avecques elle fut que par fortune il
se traversa a l’ung des pertuys qui sont a l’en
tour. Messire Augustin Bevassan dist aussi que
ung usurier qui n’avoit voulu vendre son blé
pendant qu’il estoit cher, voyant apres qu’il
estoit venu a fort bon marché par desespoir se
pendit a ung pousteau de sa chambre. Et comme
ung sien serviteur en eust entendu le bruyt, il
accourut celle part, & voyant son maistre pendu
il couppa la corde incontinent, au moyen dequoy
il le delivra de mort, mais apres que l’usurier
fut revenu il vouloit que le serviteur luy paya
la corde qu’il avoit couppé. Il semble que de ce-
ste sorte soit encores ce que Laurent de Me-
Fac-similé BVH



[125v] LE SECOND LIVRE
dicis dist a ung maistre buffon. Tu ne me fe-
rois pas rire, si bien si tu me chatouillois. Et
pareillement il respondit a ung sot qui patpar ung
matin l’avoit trouvé fort tard au lict, & luy re
prochoit le tant dormir en luy disant. J’ay desja
esté au marché neuf, & au vieil, & encore hors
la porte de sainct Gal faire exercice a l’entour
des murailles, & ay faict mille aultres choses,
& vous dormez encore? A l’heure respondit Lau
rent. Ce que j’ay songé en une heure vault mieulx
que ce que vous avez faict en quatre. Il est enco
res beau quant en une response l’homme reprend ce
qui semble ne vouloir point reprendre, comme
fist le marquis Federic de Mantoue pere de ma
dame la Duchesse, lequel come il estoit a table
avecques plusieurs gentilzhommes, l’ung d’eulx
apres qu’il eut mengé tout ung potaige se mist
a en humer le brouet qui en restoit en disant.
Monseigneur pardonnez moy. A quoy le Mar
quis respondit soubdainement, demandez par
don aux pourceaux, car a moy ne faictes vous
point d’injure. Et messire Nicolas Leonicque
pour toucher ung seigneur qui a faulses ensei
gnes avoit bruyt d’estre liberal. Pensez, dist il,
la grande liberalité qui regne en cestuy cy, car
non seullement il donne les biens, mais enco-
re ceulx des aultres. Cest aussi une assez gentil
le maniere de rencontres que celle qui consi-
ste en une certaine dissimulation. quant on dict
une chose & tacitement lon entend une aul-
tre. Je ne dis pas de celle facon, qui est totallement
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXIICXXVI
contraire: comme si lon appelloit ung nain geant,
ou ung more blanc, ou beau ung qui fust bien
laid, car ce sont contrarietez trop evidentes:
combien qu’elles font aulcunesfoys aussi rire,
mais quant avecques ung parler severe & gra-
ve, lon dict en jouant plaisamment ce que lon
n’a pas en la pensée: comme ung gentilhomme
qui disoit une mensonge expresse a messire Au
gustin fueillette, & l’affermoit avecques
une affection par ce qu’il luy sembloit qu’il ne
la croyroit point facillement, tant que messire
Augustin luy dist, gentilhomme, sur tous les
plaisirs que j’espere jamais de vous faictes moy
tant de grace d’estre content que je ne croye
rien de ce que vous dictes. Et comme cestuy cy
continua replicquer & jurer que la verité estoit
telle. Il luy dist a la parfin. Puis que vous le vou
lez ainsi, je le croyray pour l’amour de vous:
car en verité je ferois beaucoup plus grande
chose pour vous faire plaisir: quasi de la mes-
me sorte, dont Jouan de Cardonne dist d’ung
qui vouloit partir de Romme. A mon advis que
cestuy cy a mal pensé en son affaire: car il est
si meschant que s’il eust voulu encore demou
rer a Romme pour traict de temps il eust peu estre
Cardinal. De ceste sorte est encore ce que dist
Alphonse de saincte Croix: lequel ayant ung peu
au paravant receu aulcuns oultraiges du Cardi
nal de Pavye, & se pourmenant hors de Boulon
gne avec certains gentilzhommes pres du lieu
ou lon faict les executions de haulte justice.
Fac-similé BVH



[126v] LE SECOND LIVRE
Et y voyant ung homme de frays pendu, il se tour
na vers luy avecques ung regard pensif, en disant
si hault que chascun l’entendit. Bien heureux
es tu qui n’as que faire au Cardinal de Pavye.
Or ceste sorte de rencontre qui tient de la moc
querie, semble fort convenable aux grans person
naiges, pource qu’elle est grave & poignante.
Et en peult lon user es choses joyeuses, & pareil
lement es severes, au moyen dequoy plusieurs
antiques & des plus estimez en ont usé, comme
Caton, Scipion, Affrican le Jeune. Mais sur tous
(a ce que lon dict) Socrates le Philosophe y fut
tresexcellant. Et en nostre temps le Roy Al-
phonce premier d’Arragon, lequel estant ung
matin pour se mettre a table s’osta plusieurs
riches anneaux qu’il avoit es doigtz pour ne
les mouiller en se lavant les mains, & les bailla
au premier qui luy vint devant quasi sans y pren-
dre garde dont le serviteur pensa que le Roy n’a
voit point advisé a qui il les avoit baillé & quil
estoit ayse qu’il s’en oublia entierement pour
les aultres pensées qu’il avoit de plus grande con
sequence. Et en cela plus s’asseura voyant que le
Roy ne les demandoit plus. Et apres ce quil eut
esté jours, sepmaines, & moys sans en ouyr par
ler, il pensa certainement qu’on ne s’en souve-
noit plus. Et en cest estat approchant le bout
de lan que cela luy estoit advenu, ung aultre ma
tin que le Roy se voulut mettre a table, il se pre
senta & tendit la main pour prendre les an-
neaux. Mais le Roy se baissant jusques a son oreil
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXIIICXXVII
le, luy dist. Te suffise avoir eu les premiers: car
ceulx cy seront bons pour ung aultre. Voyez
comment le mot est bien assez ingenieux & gra
ve, & veritablement digne de la magnimitémagnanimité
d’ung Alexandre. Il ya ung aultre facon qui est sem
blable a ceste maniere tendante a la mocquerie.
Cest quant par honnestes parolles lon nomme une
chose vicieuse: comme dist le grand Capitaine
a ung sien gentilhomme qui apres la journée de
la Serignolle, & quant les choses estoient ja
a seureté luy vint au devant richement armé autant
que lon pourroit dire, comme prest de combatre,
dont le grand Capitaine se tournant a don Hu
gues de Cardonne, Nayez (dist il) plus de paour
desormais de la tourmente de mer, car sainct
Herme est apparu, & avecques ceste parolle le
picqua. Car vous scavez que ce sainct Herme
apparoit tousjours aux mariniers apres la tem-
peste, & est signe de tranquilité. Et aussi le
grand Capitaine voulut dire que puis que ce gen
tilhomme venoit sur les rancz, c’estoit signe que le
dangier estoit ja du tout passé. Et ung jour que le
seigneur Ubaldin estoit a Florence avecques
aulcuns Citadins de grande auctorité, & que lon
parloit des gens de guerre, ung de ceulx de la
compaignie luy demanda s’il congnoissoit An-
toniel de Forly qui a l’heure s’en estoit fouy
des terres de Florence. Le seigneur Octavian res
pondit, je ne le congnois point aultrement, sinon
que je l’ay tousjours ouy estimer pour ung
souldard bien songneux. Lors y eut ung Flo-
Fac-similé BVH



[127v] LE SECOND LIVRE
rentin qui dist. Regardez s’il est songneux quant
il part, avant que demander congé. Les motz sont
encore subtilz quant l’homme tire du propre par
ler de son compaignon ce quil ne vouldroit point.
Et j’entendz que la responce que feist monsei
gneur nostre Duc au Chastellain qui perdit la
place de sainct Leo, fust de telle sorte, Quant
Pape Alexandre print l’estat D’urbin, & le don
na au Duc de Valentinois, monseigneur le Duc
estant a Venise continuellement arrivoient plu
sieurs de ses subjectz luy porter secretz adver
tissemens comme les choses de son estat pas-
soient. & entre les aultres le Chastellain dont
nous parlons y vint, lequel apres qu’il se fut ex-
cusé au mieulx quil peult, remettant sa faulte sur
le malheur, va dire. Monsieur ne vous soussiez,
car j’ay esperance de faire en sorte que lon pour
ra recouvrer sainct Leo. Le Duc respondit a
l’heure. Ne t’en donne point aultrement de peine,
car le perdre a esté faict de sorte que lon le puisse
recouvrer. Il ya encores d’aulcuns dictz d’aul
tre maniere, comme quant ung homme que lon con-
gnoist entendu & d’esperit dict une chose qui sem
ble proceder de sottise, come feist l’autre jour mes
sire Camille Paleotte, en disant de quelcun. Ce fol
incontinent quil a commancé a devenir riche, il s’est
tué. A ceste maniere est semblable une certaine
dissimulation fine & subtille. quant ung hom-
me prudent (comme j’ay dit) faict semblant de
n’entendre poinct ce qu’il entend comme le Mar
quis Federic de Mantoue, lequel estant pressé
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXIIIICXXVIII
par ung fascheux qui ce[sic] plaignoit de quelques
ungz ses voisins qui luy prenoient les pigeons
de son coulombier avecques laz, & tousjours
en tenoit ung a la main pendu par ung pied
avec le laz, car il avoit ainsi trouvé mort, res-
pondit qu’il y pourvoyroit, le fascheux tous-
jours replicquant son dommaige, non seullement
une foys, mais plusieurs monstroit incessam-
ment le pigeon pendu en disant. Et que vous
semble il monseigneur qu’on doibve faire de
ceste chose. Le Marquis a la parfin dist, il me
semble que ce pigeon ne doibt pour rien estre
ensepvely en terre saincte, car puis qu’il s’est
pendu de luy mesme, il est accroyre quil s’est des-
esperé. Quasi de telle sorte fut celle de Scipion
Nasicque a Ennius, lequel estant allé a la maison
dudict Ennius pour parler a luy, ainsi quil l’ap-
pelloit de la rue, une chamberiere luy respondit
qu’il n’estoit pas a l’hostel. Or Scipion ouyt cle
rement que Ennius mesme avoit dit a la chambrie-
re quelle dist qu’il ny estoit point, & neantmoins
il s’en alla sans faire semblant de rien: mais peu
de temps apres Ennius vint a la maison de |Sci-
pion, & commenca semblablement a l’appeller de
la rue, auquel Scipion mesme respondit a haul-
te voix, qu’il n’estoit pas a l’hostel. Lors En-
nius, Comment (respondit il) ne congnois je
pas bien ta voix? Scipion luy dist. Tu es mal
courtois, l’autre jour je creuz ta chambriere me
disant que tu n’estois pas au logis, & maintenant
tu n’en veulx pas croire moymesme? Il est beau
Fac-similé BVH



[128v] LE SECOND LIVRE
encore quant quelqueung est picqué en la mesme
chose ou il a premierement picqué son compai-
gnon. Comme estant Alonce Carille en la court
d’Espaigne & ayant esté mis en prison ou il de
moura une nuict par le commandement du Roy
pour aulcunes jeunesses qu’il avoit faict, qui
n’estoyent pas de grande importance, le jour en
suyvant il en fut tiré: & venant au Palais le ma-
tin il arriva en la salle ou il y avoit plusieurs
dames & chevaliers. Entre lesquelles ma dame
Bradille se riant de l’emprisonnement, luy dist.
seigneur Alonce j’estoye merveilleusement des
plaisante de vostre inconvenient, car tous ceulx
qui vous congnoissent, pensoient que le Roy
vous deust faire pendre. A l’heure Alonce res-
pondit soubdainement. Ma dame je ne fus
pas sans en avoir grant paour, mais j’avoye es-
perance que vous me demanderiez pour mary.
Regardez que ce mot est subtil & ingenieux:
car en Espaigne (ainsi qu’en aultres plusieurs
lieux) il ya une coustume que quant on meine pen
dre ung malfaicteur si une putain publique
le demande pour mary, lon luy donne la vie. En
ceste menieremaniere aussi respondit Raphael pain-
ctre a deux Cardinaulx dont il estoit privé,
lesquelz pour le faire parler, reprenoient en sa
presence ung tableau qu’il avoit faict ou sainct
Pierre & sainct Paul estoient painctz, en di-
sans que ces deux figures avoient le visaige
trop rouge. Raphael respondit soubdainement.
Messeigneurs ne vous en esbaissez point, car

je les ay
Fac-similé BVH

DU COURTISAN CXXVCXXIX
je les ay faictz ainsi expressement, pour autant
quil est a croyre que sainct Pierre & sainct Paul
soient aussi rouges au ciel comme vous les voyés
icy, & ce de honte que leglise soit gouvernée
par telz hommes comme vous estes. Les motz
sont encores subtilz qui ont en soy une cer-
taine souspecon de rire cachée. Comme se plai-
gnant fort ung Mary, & plorant sa femme, qui
c[sic]’estoit d’elle mesme pendue a ung figuier, ung
aultre s’approcha de luy, & en le tirant par la
robbe luy dict. Compere pourray je de grace
specialle avoir ung petit rameau de ce figuier
pour l’anter en quelque arbre de mon jardin. Il y a
daulcuns motz patiens & prononcez lentendement
avecques une certaine gravite, comme portant
ung paysant une casse sur les espaulles heur
ta dicelle Caton & puis dist gare, Caton respon
dit. As tu aultre chose sur les espaules que celle
casse? Lon rit aussi quant ung homme ayant faict
erreur pour y remedier, dit expressement une
chose qui semble sotte, & toutesfois elle tend
a la chose quil demande, & s’en ayde pour ne de
mourer empesche. Comme nagueres se trouvant
au conseil de Florence deux ennemys, ainsi quil
advient souvent es republicques, lung diceulx, qui
estoit de la maison des Altouis dormoit, & cel
luy qui se seoit aupres de luy le resveilla en le
poussant avecques le coulde & en disant. Ne
ouyes tu pas ce que dit ung tel, & luy mon
stra son adversaire lequel estoit de la maison des
Allemans, & si ne disoit mot, ny n’avoit enco-

r
Fac-similé BVH

[129v] LE SECOND LIVRE
re parlé. Respondz, car les seigneurs deman-
dent ton advis. Alors Altouis tout endormy
& sans aultrement y penser, se leva en piedz
& dist, Messeigneurs je dis tout le contraire
de ce qu’a dict l’Allemant. l’Allemant respon-
dit. Et comment je nay riens encore dit. Altouis
replicqua soubdainement le contraire de ce que
tu diras. Maistre Seraphin vostre medecin
d’Urbin parla quasi de ceste sorte a ung pay
sant, lequel ayant receu ung grand coup en ung
oeil en facon qu’il luy avoit este tire, il delibe
ra d’aller veoir maistre Seraphin pour y trou
ver remede. Quant doncques maistre Seraphin
le veit combien qu’il congneust qu’il estoit im-
possible de le guerir d’autant que le coup luy
avoit arrache loeil, hors de la teste, toutesfois
pour luy tirer de l’argent hors des poings, il
luy feit large promesse de le guarir. Et par ce
moyen tous les jours il luy demandoit argent
l’asseurant que dedans cinq ou six jours il com-
menceroit a recouvrer la veue. Le pouvre pay
sant luy donnoit ce peu qu’il avoit, mais voyant
la chose qui alloit en longueur, il commenca a
ce plaindre du medecin, & a dire qu’il ne sen-
toit point d’amendement, car il ne voyoit non
plus de cest oeil, que s’il n’en eust point eu a la te-
ste. Voyant a la parfin messire Seraphin quil ny
avoit plus rien a gaigner, il luy dict, mon amy
il fault avoir patience. Tu as perdu loeil, & si
nya point plus de remede, dieu ne vueille que
tu perdes encore l’aultre. Quant le paysant ouyt
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXVICXXX
cela. il se mist a pleurer & a se plaindre fort.
Maistre vous m’avez pippé & robbé mon ar
gent, je m’en plaindray a monseigneur le Duc
& gectoit les plus grans cris du monde. A lheu
re maistre Seraphin luy dist pour s’en desmes
ler en colere, Villain traistre tu vouldroys donɔdonc
avoir deux yeulx comme les Citadins. & les
gens de bien? Vaten en mal heure. Et accom-
paigna ses parolles d’une telle fureur que le pou
vre patient tout espouvente se teust, & s’en
alla tout bellement pensant avoir tort. Il est
aussi beau quant on declaire ou interprete
une chose joyeusement, Comme en la court
d’Espaigne venant au matin au Palais ung
chevalier qui estoit fort layd avecques sa
femme qui estoit tresbelle, tous deux vestus
de damas blanc. Tout incontinent que la Roy
ne les veit. elle dit a Alonce Carille. Que vous
semble Alonce de ces deux icy? Madame re-
spondit Alonce, ceste cy me semble la dame
de cestuy là, & cestuy la me semble le hydeux.
Une aultre fois Raphael de Passy voyant
uné lettres que le Prieur de Messane escrip-
voit a une sienne amye ou il y avoit au des-
sus, Ceste lettre convient bailler a qui cause
mon travailler. Il me semble, dit il, que ceste
lettre s’adresse a Paule de Tholette. Pensez
comment rioyent les assistans, car chas-
cun scavoit que Paule de Tholette avoit
preste audict Prieur, dix mille escuz, les-
quelz il n’avoit moyen de luy rendre par

r ij
Fac-similé BVH

[130v] LE SECOND LIVRE
ce quil estoit trop grand despendeur. A cela
est semblable quant on donne ung admonne-
stement familier en forme de conseil avecques
dissimulation, comme dit Cosme de Medicis a
ung sien amy qui estoit assez riche & non fort
scavant, par le moyen de Cosme il avoit ob-
tenu ung office hors de Florence. Comme don-
ques cestuy cy vouloit partir. Il demande a
Cosme son advis du moyen qu’il debvoit te-
nir pour se bien gouverner en son office. Cos-
me luy respondit vestz toy d’escarlate & par-
le peu. A ceste sorte fut ce que le Conte Ludo
vic dit a ung qui vouloit passer incongneu
par ung certain lieu dangereulx, mais ne sca-
voit comment se desguyser, dequoy demande
au Conte son advis, il luy respondit, vestz toy
en conseillier ou en quelque aultre habit de
saige. Et Jehan de Passy dit a ung qui vou-
loit faire ung sayon d’armes de plus diverses
couleurs qu’il sceust trouver. Prens les oeu-
vres & les parolles du Cardinal de Pavye, lon
rit assiaussi daulcunes choses differentes. Comme
laultre jour il y en eust ung qui dit a messire
Antoine riche dung quidem de Forly. Penses
sil est fol quant il a nom Barthelemy? Et ung
aultre tu cherches ung palefrenier, & tu n’as
point de chevaulx. Et, il ne luy fault autre cho
se sinon que les biens & le cerveau & telles
aultres choses qui semblent pareilles. Comme
lung de ses jours lon souspeconnoit que lung
de noz amys eust faict faire une faulce resi-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXVIICXXXI
gnation d’ung benefice, quant apres ung aul
tre prestre devint malade Antoyne Thorel
dit a cestuy là, que tarde tu que tu n’envoye
querir ton notaire, & garde d’atrapper cest
autre benefice? Pareillement lon rit d’aul-
cuns aultres qui ne sont pas semblables: com-
me ayant nagueres le pape envoyé querir mes
sire Jehan Duc de Poutresme, & messire Do-
minique de la porte, lesquelz comme vous
scavez sont tous deux bossus, & les aiant
faictz audicteurs en disautdisant qu’il vouloit radres
ser la resteroue, Messire Latin Juvenal dit. Nostre
sainct pere se mescompte de vouloir radresser
la roue avec deux tortus. Lon rit encore sou-
vent quant lhomme confesse ce que on luy
demande & encore plus, mais il monstre de
l’entendre aultrement comme estant le Capi-
taine Peralque[sic]Peralte venu en camp pour comba-
tre avec Aladave, & requerant le Capitaine
Molart qui estoit parent d’Aladave Peral-
te qui fist serement sil avoit point sur luy de
brevetz ou de charme qui le gardassent d’e-
stre blasme, Peralte jura qu’il n’avoit sur luy
brevetz, ny charme, ne reliques, ny devotion
aulcune en quoy il eust foy. A lheure Molart
pour le picquer d’estre marran dit. Ne vous
donnez point de peine de jurejurer cela: car sans
jurer je croy fermement que vous n’avez
foy, n’eustes encores en Jesu Christ. Il est
aussi beau d’user de Metaphore en temps
en tel propos: comme Marc Antoine qui

r iij
Fac-similé BVH

[131v] LE SECOND LIVRE
dit a Bothon de Azame qui le pressoit par
parolles, Bothon ta teste servira ung jour de
Bothon, & le chevestre sera le pertuis ou lon
te mettra. Une aultre fois comme messire
Marc eust composé une comedie fort longue
de plusieurs & divers actes, ce maistre Bo-
thon se print a dire. Messire Marc Antoine
pour jouer vostre comedie, il fauldroit pour
l’appareil tout le boys qui est en Esclavonnye,
Messire Marc Antoine respondit. Et pour
l’appareil de nostre Tragedie, il ne faudroit
seullement que trois pieces de boys. Lon dit
souvent ung mot ou il ya une cachée signi-
ficance, eslongnée de ce qui semble que lon
veult dire, comme monseigneur le prefect qui
est là, entendant que lon parloit d’ung Ca-
pitaine lequel a la verite a perdu le plus sou-
vent, & d’aventure ceste fois avoit gaigne,
comme doncques celluy qui en parloit racom
ptoit qu’a lentree que le Capitaine avoit fai-
cte en la ville il avoit vestu ung beau sayon
de velours cramoysi, qui estoit accoustu-
me porter apres les victoires. Monseigneur
le Prefect dit. Ce sayon debvoit estre tout
neuf. Non moins induict a rire, quant par
fois lon respond a ce que na point dict celluy
avec qui lon parle, ou quant lon monstre
cuider qu’il aye faict ce quil n’a pas faict, &
toutesfois il le debvoit faire. Comme dict
Andre Cosse a ung gentilhomme quil estoit
alle veoir, lequel estant assis, peu courtoyse-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXVIIICXXXII
ment le laissoit tenir debout. Puis que vous le
me commandez pour obeyr je me asserray, &
ainsi s’asseit. Lon rit aussi quant lhomme accu
se luy mesme de quelque erreur avecques une
bonne grace. Comme l’autre jour je me mis
a dire au Chapellain de monseigneur le Duc,
que monseigneur le Cardinal mon maistre
avoit ung Chapellain qui disoit la Messe beau-
coup plustost que luy, il me respondit, il nest
pas possible. Et puis me vint a dire en loreille,
Car sachez que je ne dis pas ung tiers des se-
cretz. Ayant este tué a Milan ung prestre Bia-
quin, Amel demanda au Duc le benefice lequel
estoit en fantasie de le donner a ung aultre. A
la fin Biaquin voyant que ses remonstrances
ne luy servoient de riens. Et comment (dist il)
si j’ay faict tuer le prestre pourquoy ne me
voulez vous donner le benefice? Oultre plus
desirer les choses qui ne peuvent estre sou-
vent a bonne grace. Comme l’aultre jour ung
de noz gentilz hommes voyant que tous les
seigneurs jouoient darmes luy estant cou-
che sur ung lict se print a dire. O que je se-
roye aise que estre ainsi couche comme je
suis, fut aussi ung exercice de vaillant & bon
souldart. La maniere de parler est encores
belle, mesmement en personnes grandz &
d’auctorite quant on respond au contraire
de ce que vouldroit celluy a qui lon parle,
mais que ce soit lentement, & quasi avec
une certaine consideration doubteuse & su-

r iiij
Fac-similé BVH

[132v] LE SECOND LIVRE
spendue comme fut jadis le Roy Alphonse
premier d’Aragon. Apres qu’il eut donné
a ung sien serviteur harnois, chevaulx, &
habillemens pource que luy avoit dit que la nuyct
au paravant il songeoit qui[sic] luy donnoit toutes
ses choses. Peu de temps apres comme le mesme
serviteur luy dit que encore celle nuyt il avoit
songe qui luy donnoit une bonne somme de flo
rins dor, il luy respondit: dicy en avant ne croyés
plus en songes: car ilz ne sont pas tousjours ve
ritables. En ceste facon respondit le Pape enco
res a levesque de Cernye, lequel pour essayer
sa voulente luy disoit. Pere sainct par toute
Romme, & aussi on dit par le palais que vo-
stre saincteté ma faict gouverneur de Romme.
Le pape respondit. Laissez les dire ce sont mau
vais paillardz, & n’ayez point de doubte: car
vous trouverez qu’il n’en est riens. Je pour-
roye encores messeigneurs reveiller plusieurs
aultres passaiges dont se tirent motz ryables:
comme les choses dictes avecques crainte, a-
vecques merveilles, avecques menasses, hors
de l’ordre, avecques trop grande colere. Et da
vantaige certains cas nouveaux lesquelz quant
ilz entreviennent ilz induysent esbayssemens,
aulcunesfois la mesure, ris sans propos, mais
il me semble desormais en avoir parle a suffi-
sance: car les rencontres qui consistent en pa-
rolles, Je croy quilz ne sortent point hors des
termes dont nous avons devise. Les autres
apres qui sont en effect combien qu’ililz ayent
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXIXCXXXIII
infinies parties, toutesfois ilz se reduisent a
peu de chapitres, mais en l’une & en l’autre
sorte, la principalle chose est decepvoir l’opi-
nion, & respondre aultrement, que ce que les
coutant attendoit. Et est force si la facetie a
d’avoir grace qu’elle soit assaisonnée de ceste
tromperie de dissimuler ou de mocquer, ou repren
dre, ja faire comparaisons, ou en quelque aul-
tre facon dont lon en vueille user. Et combien
que les bons motz induisent tous a rire, tou-
tesfois divers effectz besongnent en cela, car
les ungz en soy ont une certaine elegance &
plaisance moderée, & les aultres picquent quel-
que fois couvertement, les autres tiennent ung
peu du lassif, les aultres font rire incontinent
qu’on les entend, dautres tant plus on y pense,
dautres avecques le riz font aussi rougir, les
aultres mouvent ung peu le courroux: mais
en toutes facons lon doibt considerer la dispo-
sition des couraiges des escoutans: car aux af-
fligez souvent que les jeux donnent plus gran
de affliction: & ya aulcunes maladies que
tant plus on y employe de medecins tant
plus elles vont en empirant. Le Courtisan
doncques qui a a mocquer & dire motz plai-
sans aura respect au temps, aux personnes,
& a son degré, & a ny estre point trop conti-
nuel. Car ne faire aultre chose tout le jour, &
en toutes sortes de devis, & sans propos ve-
ritablement tourneroit a fascherie. Il pour-
ra estre appelle facecieux en prenant encores
Fac-similé BVH



[133v] LE SECOND LIVRE
garde de non estre trop aigre & picquant sil ne
se faict congnoistre pour maling, en poignant
sans cause, ou avecques hayne evidente, ou
personnes trop puissantes, qui seroit faulte de
sagesse, ou trop miserables qui seroit cruaul-
te, ou trop meschantes, qui seroit vanite, ou
en disant choses qui offensent ceulx quilz ne
vouldroient pas offenser, qui seroit ignoran-
ce: car lon en trouve d’aulcuns qui cuydent
estre tenus de parler & poindre sans respect
toutes les fois quilz peuvent, & voise la cho-
se apres comme elle vouldra ou pourra. Et en-
tre telles gens sont ceulx, qui pour dire une
parolle subtillement, ne se gardent point de
maculer lhonneur d’une noble dame, qui est
une chose tresmaulvaise & digne de tresgrief
ve pugnition. Car en ce cas les dames sont au
nombre dexdes miserables, au moyen de quoy
elles ne meritent point d’estre ainsi picquées
d’autant quelles n’ont point d’armes pour se
deffendre, mais oultre les respectz dessusdictz
est besoing que celluy qui doibt estre plaisant
& facecieux soit formé d’une certaine nature
apte & idoyne a toutes les sortes de plaisan-
teries, & quil accommode a celle ses facons, ses
gestes & son visaige, lequel tant plus il est gra
ve severe & prise, tant plus il faict sembler les
choses qui sont dictes assaisonnées & subtil-
les: mais vous messire Federic qui pensastes
vous reposer soubz cest arbre & vous resveil
ler en mes devis tous secs & maigres, Je croy
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXXCXXXIIII
que maintenant vous vous en repentez, &
qui vous semble estre arrive a lhostellerie de
Montefleur. Et pourtant il sera bon que ainsi
faict le corrier experimente pour eviter ung
maulvais logis, vous vous levez ung peu de
meilleure heure que l’ordinaire & que vous suy-
vez vostre chemin. Mais bien respondit messire
Federic, suis je arrive en si bon logis que je
puisse y sesjourner, plus que je n’avoye desli-
bere au paravant, au moyen dequoy je me re
poseray encores jusques a ce que vous don-
nez fin a tout le devis propose, duquel vous
avez laisse une partie que vous nommastes
au commencement les bourdes, & de ce ne se-
roit bon que ceste compaignie en fut par
vous chiffree[sic], mais ainsi comme endroit les
rencontres & bons motz vous nous avez
enseigne plusieurs belles choses & nous avez
faict audacieux a en user a lexemple de tant
de singuliers entendemens, & de grans per-
sonnaiges de Princes, de Roys, de Papes, je
croy que pareillement endroict les bourdes
vous nous donnerez tant de hardiesse que
nous prendrons seurete d’en mettre quelque
une en oeuvre, paradventure contre vous
mesme. Lors messire Bernard en riant. Vous
ne seriez pas dit il les premiers: mais a l’ad-
venture que vous fauldriez en vostre entre-
prinse: car jusques icy j’en ay receu de tant de
sortes que je me garde de toutes choses com-
me les chiens, lesquelz quant ilz ont estez une
Fac-similé BVH



[134v] LE SECOND LIVRE
fois eschauldez ont apres craincte de leaue
froide, toutesfois puis que vous voulez que je
parle encores de cela je pense m’en povoir
depescher en peu de parolles, or me semble
que la bourde ne soit aultre chose que une
tromperie amyable de choses qui n’offensent
point, ou au moins bien peu. Et si comme aux
rencontres le dire oultre lexpectation ainsi aux
bourdes le faire oultre lexpectation induict
grande risee. Et sont dautant plus plaisantes
& lourdes d’autant quelles tiennent plus de
lingenieux & modere: car qui veult affiner
sans respect bien souvent il encourt en offense,
dont apres naissent les discordes, & aygres
inimities, mais les passaiges dont lon peult ti-
rer les bourdes sont quasi les mesmes de ren-
contres. Pourtant affin de ne les replicquer, je
dictz seullement que lon trouve deux sortes
de bourdes, desquelles chascune se pourroit
diviser en plusieurs parties. L’une est quant
lon trompe ingenieusement que ce soit avec-
ques une bonne maniere & plaisanterie. L’aul-
tre quant lon tend ung fille, & que lon monstre
ung peu dapast, tellement que lhomme court
a se tromper de soymesme. La premiere ma-
niere est telle, quelle fut la bourde que ces jours
passez deux grandes dames, que je ne veulx
point nommer, receurent par le moyen d’ung
Espagnol nomme Castille. A lheure ma dame
la Duchesse. Et pourquoy dist elle ne les vou-
lez vous point nommer. Sire Bernard respon-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXXICXXXV
dit. Pour ce que je ne vouldroye pas quelles
le prinssent a mal. Ma dame la Duchesse respon-
dit en ce soubzriant. Il nest pas desconvena-
ble user quelque fois de bourdes encores avec
ques les grans seigneurs. Et si entendz quil en
fut faict plusieurs au duc Federic: au roy Al-
phonse d’Aragon, a la Royne Isabel d’Espai-
gne , & a plusieurs aultres grans Princes, les-
quelz non seullement ne le prindrent point
a mal, mais largement guerdonnerent ceulx
qui les leur feirent. Messire Bernard respon-
dit. Si ne les nommeray je pas soubz ceste
esperance. Dictes comme vous vouldrez dit
madame la Duchesse. Lors messire Bernard
poursuyvit, & dict. Nagueres en la court j’en-
tendz qu’il arriva ung paysant Bergamesque
pour le service d’ung gentil homme de leans.
Ce paysant se trouva si bien habille, & accou
stre si proprement, combien qu’il feut accou-
stume seullement de garder les beufz, & qu’il
ne sceust faire aultre mestier qu’il eust este te-
nu pour ung honneste homme, qui ne l’eust
point ouy parler. Or ayant este dit a ces
deux dames que la estoit arrive ung Espai-
gnol serviteur du Cardinal de Boge, lequel
s’appelloit Castille homme de tresbon espe-
rit, musicien, danceur, balleur, & le plus advi-
se Courtisan qui feust en toute Espaigne, el-
les vindrent en extresme desir de parler a luy.
& soubdainement l’envoierent queritquerir, & apres
l’avoir honnorablement recueilly se faisoient
Fac-similé BVH



[135v] LE SECOND LIVRE
asseoir, & commencerent a deviser avec luy en
la presence de chascun luy portant ung tres-
grant respect, & prenant garde songneusement
a ce quelles disoient. Or ny avoit il gueres des
assistans qui ne sceussent que cestuy estoit ung
vascher bergamesque, parquoy voyant que
ces dames l’entretenoient avec tant de respect
& lhonnoroient si fort, la risée en plus grande
de tant plus que le bon homme tousjours par
loit son bergamesque naif, mais les gentilzhom
mes qui avoient dresse l’escarmouche avoient
premierement dit aux dames que cestuy cy sans
autre choses estoit ung grant mocqueur, & quil
parloit excellemment tous langaiges, & mesme
ment le paysant Lombart de sorte quelles cuy-
derent tousjours quil faignist, & souvent se tour
noient l’une a l’autteautre, & s’esmerveilloient, &
disoient. Oyez ung estrange cas, comme il contre
faict ce langaige. Pour abreger ce propos dura
tant que les costez faisoient mal a chascun de
force de rire, & fut force que luy mesme don-
na tant d’enseignes de sa noblesse que a la parfin
les dames creurent (combien que a grant peine)
quel homme cestoit. De telle sorte de bourdes
nous en voyons chascun jour, mais entre les
aultres celles sont plaisantes, qui au comman
cement espouventent & puis tumbent en cho
se seure, dont celluy qui est affine se mocque
de luy mesme, voyant quil a eu paour de rien,
comme je veiz a Venise une nuyct que jestoie
loge a la Paille avec trois aultres compaignons
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXXIICXXXVI
en une mesme hostelerie, dont il y en avoit
deux de Pystie, & lautre de Prato. Ceulx cy
apres quilz eurent souppé se mirent a jouer
ainsi que lon faict souvent, & ne tarda gue-
res que l’ung des deux Pistoys fit tellement
sa reste, qu’il resta sans une maille, en fa-
con quil commenca a se desesperer, & a maul
dire, & blasphemer asprement, & en regniant
en ceste maniere s’en alla coucher: les deux
aultres apres qu’ilz eurent joué quelque espa
ce delibererent faire une finesse a celluy la, qui
estoit au lict: au moyen dequoy entendant quil
dormoit desja, ilz desteignerent les chandel-
les & couvrirent le feu, puis se mirent a parler
hault, & a faire le plus grand bruit du monde
en faisant semblant de venir en debat pour le
jeu, & lung disoit. Tu as prins la carte de des
soubz, lautre disoit que non en le nyant, tu as
envie sur le flus, c’est a refaire, & y eust telle
crierie, & ung si grand bruit que celluy qui
dormoit s’esveilla. Et quant il entendit que ses com
paignons jouyent encoresjouoyent, & parloient com
me silz eussent veu les cartes il ouvrit ung peu
les yeulx: mais quant il veit qu’il ny avoit
point de lumiere en la chambre, il se print a di
re. Et que diable esse cy? ne ferez vous toute
la nuyct que crier? Et apres se remist incontinent
soubz la couverture comme pour dormir. Les
deux compaignons ne luy donnerent autre-
ment responce, mais suyverent leur ordre, de
sorte que celluy mieulx resveillé commenca a
Fac-similé BVH



[136v] LE SECOND LIVRE
s’esmerveiller, & voyant certainement que la
n’estoit ne feu ne splendeur aulcune: & que
neantmoins iceulx jouoient, & contendoient
dit, Et comment, povez vous veoir les cartes
sans lumiere? Respondit l’ung des deux. Tu
as donc perdu la veue avec tes deniers. Ne vois
tu point que nous avons deux chandelles? Si
leva sur les bras celluy qui estoit au lict, &
quasi tout courcé dit, je suis pour vray yvre
ou aveugle, ou vostre dit n’est que menterie,
les deux se leverent & allerent au lict en riant
& monstrant de croire que celluy se mocqua
deux. Et luy plus repliquoit: Je dis que je ne
vous vois. A la parfin les deux commencerent
a monstrer de s’esmerveiller grandement, &
dist l’ung a lautre, helas il me semble qu’il le
die de vray, baille ca la chandelle, & voyons
si par adventure la veue luy est troublée? A lheu
re ce malheureux tint pour ferme d’estre deve
nu aveugle. Et en plorant entierement dit. O
mes freres jay perdu la veue: & subitement
commenca a appeller nostre Dame de Lorette
& la prier qu’il luy pardonna les blasphemes,
& les maledictions qu,il avoit donne pour
avoir perdu son argent. Les deux compaignons
neantmoins le confortoient & disoient. Il n’est
pas possible que tu ne voye, cest une fantasie
que tu a mis en ta teste. Helas replicquoit il,
ce nest pas fantasie: car je ne vous vois non
plus que si jamais je n’eusse eu yeulx en teste.
Les deux respondoient, tu as toutesfois la veue

claire:
Fac-similé BVH

DU COURTISAN CXXXIICXXXVI
claire: & disoient l’[unclear]ung a l’autre, Regarde com-
me il ouvre bien les yeulx, & comme il les a
beaulx? qui pourroit croyre quil ne voye? Le
pouvret tousjours plouroit plus fort, & deman
doit misericorde a Dieu. finablement luy dirent
faictz veu d’aller a nostre dame de Lorette de
votement tout nud, & nudz piedz, car cest le
meilleur remede que tu puisses avoir. Et nous
ce pendant irons a Aiguepend & a ces villes
prochaines pour voir de quelque Medecin, & ne
te laisserons pour chose aulcune possible. A
lheure ce pouvre miserable subitement s’age
noilla au lict, & avecques infinies larmes, &
amere penitence d’avoir blasphemé feist ung
veu solennel d’aller tout nud a nostre Dame de
Lorette & luy offrir deux yeulx d’argent. & ne
manger chair le mecredi[sic], ne oeufz le vendredi, &
jeuner en pain, & eaue tous les samedis a lhon-
neur de nostre dame, si elle luy donnoit grace
de recouvrer la veue. Lors ses deux compai-
gnons entrerent en une aultre chambre, ou ilz
allumerent une chandelle, & vindrent avecques
les plus grandes risées du monde devant ce pou-
vre malheureux, lequel combien qu’il feust deli-
vré de si grand torment comme vous pouvez pen
ser, neantmoins il estoit tant estonne de la paour
passée, que non seulement ne pouvoit rire, mais
ne pouvoit parler. Et les deux compaignons ne
faisoient aultre chose que le stimuler, en disant quil
estoit oblige a payer tous ces veuz, pource quil
avoit obtenu la grace demandée. De lautre

s
Fac-similé BVH

[137v] LE SECOND LIVRE
sorte de bourdes quant lhomme se trompe soymes-
mes je ne donneray aultre exemple sinon celluy
qui me advint il ny a pas grand temps. A ce Kares-
me prenant passe. Monseigneur de sainct Pier
re ad vincula, qui scait comme je prendz plaisir
quant je suis masqué de me mocquer des moy-
nes, ayant premierement bien ordonne ce quil
entendoit faire, vint ung jour avecques mon
seigneur d’Aragon, & aulcuns aultres cardi-
naulx a certaines fenestres au lieu des bancques
monstrant vouloir demourer la a veoir passer
les masques (comme est lusance de Romme) moy
estant masqué passay par la, & voyant ung moy
ne dung coste qui demouroit suspent: je jugay
avoir trouvé mon adventure, & subitement luy
couruz comme ung Faulcon affamé faict a la
proye. Et premierement luy avoir demande quil
estoit, & luy m’avoir respondu, je faignis de le
congnoistre, & avec plusieurs parolles commen
cay a linduyre a croyre que le Prevost l’alloit
cherchant pour aulcunes mauvaises informa-
tions qui de luy avoient esté faictes, & le con-
fortoye qu’il vint avec moy jusques a la chance
lerie. & que la le saulveroye: Le moyne paou
reux & tout tremblant sembloit quil ne sceust que
faire, & disoit doubter d’estre prins s’il s’eslon-
gnoit de sainct Celse, & toutesfois en luy bail
lant bon couraige je luy dis tant quil monta derriere
moy: & a lheure me sembla avoir acomply en
tierement mon desir. Ainsi subitement commencay
a picquer mon cheval par les bancques qui impe
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXXIIIICXXXVIII
tueusement ruoit, & saultoit. A ceste heure
ymaginez comme faisoit beau veoir ung moy
ne en croppe dung masqué avec le voller de son
manteau, & le secouement de sa teste devant &
derriere quil sembloit tousjours quil tumba. Avec-
ques ce beau spectablespectacle commencerent tous ces
seigneurs a gecter des oeufz par les fenestres,
puis tous les bancquiers & tous ceulx qui la
estoient, de telle sorte que jamais la gresle ne tum
ba du ciel avec plus grand impetuosite, comme
tumboient les oeufz des fenestres, lesquelz pour
la plus grand par sur moy venoient, Et moy pour
estre masqué ne me soucioye, & me sembloit
que toutes ces risées fussent pour le moyne &
non pour moy, & pourtant plusieurs fois je tour
nay devant & derriere par ces bancques, & tous-
jours avec telle furie aux espaulles: combien que le
moyne quasi plorant me prioit que je le laissasse
descendre, & ne feisse ceste vergongne a lhabit,
puis occultement le ribault se faisoit donner des
oeufz par aulcuns laquetz la apostes pour cest
effect, & faignant me tenir estroictement pour
non tumber, les me cassoit sur lestomach, &
souventesfois sur la teste, & telle heure sur le
front mesme, tant que j’estois tout gaste. Fin
de compte, quant ung chascun estoit fort las
de rire & de tirer oeufz, le moyne me saulta
de derriere, & de derriere son scapulaire tiré
monstra une grande parrucque & dit. Messi-
re Bernard je suis ung serviteur d’estable de
sainct Pierre ad vincula, & suis celluy qui

s ij
Fac-similé BVH

[138v] LE SECOND LIVRE
pense vostre mulet. A lheure je ne scay quelle
chose j’avoys plus grande ou l’ire, ou la douleur
ou vergongne. Toutesfois pour le moins mal
je me mis a fuyr vers mon logis, duquel le re-
ste du jour ne la matinée suyvante n’osois hors
comparoir. Mais les risées de ceste bourde non
seullement le jour suyvant, mais quasi jusques
a ce jourdhuy sont durées. Et ainsi estant re-
nouvelle le rire pour l’avoir racomptée, adjou
sta messire Bernard. Il ya encores une mode
de bourder assez plaisante, là ou sembla-
blement se tirent faceties, quant lon monstre
croire que lhomme veult faire une chose qu’en
verite il ne veult faire. Comme moy estant sur
le pont de Lyon ung soir apres soupper, &
allant ensemble avecques Cesar Beccadel en
nous tenant commensasmes[sic] l’ung & lautre nous
prendre aux bras, comme si nous eussions vou-
lu lucter, & ce pource quil sembloit alors par
fortune que sur le pont n’y eusse personne. Et
en demourant en ceste sorte survindrent deux
Francoys, lesquelz voyant cestuy nostre debat,
demanderent quelle chose estoit ceste cy, & se fer
merent pour vouloir nous departir avec opi-
nion que nous eussions noise a bon essient.
Lors subitement je dictz. Seigneurs aydez
moy, car ce pauvre gentil homme pour certain
temps de Lune a faulte dentendement, & voyez
comment il se veult gecter du pont en la riviere.
Alors ces deux cy vindrent & avec moy prin-
drent Cesar, & le tenoient estroictement, & luy
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXXVCXXXIX
tousjours me disant que j’estois fol, mettoit plus
de force pour se gecter hors de leurs mains, &
tant plus le tenoient estroictement, de sorte que
ceulx de la contrée commencerent a veoir ce tu-
multe, & ung chascun y courut, & tant plus le
bon Cesar se debatoit des mains & des piedz,
car ja commencoit entrer en colere, tant plus de
gens survenoient, & par la force grande quil met-
toit estimoient certainement quil voulsist saul-
ter en la riviere, & pourtant plus le contraignoient,
de maniere que ung grant nombre dhommes le por-
terent par force a lhostellerie tout mal en ordre
& sans bonnet, pasle de la colere & vergongne,
qui ne luy valloit aulcune chose qui sceut di-
re, tant pource que les Francois ne l’entendoient, tant
pource que encore en le conduisant en lhostellerie
tousjours allois me lamentant de la fortune du
pauvre patient qui estoit ainsi devenu fol.
Maintenant se pourroit parler des bourbesbourdes ha-
bundamment, comme nous avons dit, mais souffi
ra replicquer que les lieux la ou ilz se tirent sont
semblables a ceulx des faceties, & des exemples.
Puis nous en avons infinis que tous les jours nous
voyons, & entre les aultres plusieurs plaisantes
sont aux nouvelles de Boccace, comme celles que
faisoient Brun & Buffalmac a son Calandrin,
& a maistre Symon & plusieurs aultres, de
dames, qui veritablement sont ingenieuses & bel
les. Il me souvient encores avoir congneu en
mes jours plusieurs personnages plaisans en
c[unclear]este maniere. Et entre les aultres a Padoue

s iij
Fac-similé BVH

[139v] LE SECOND LIVRE
ung eschollier Sicilien appelle Ponce, lequel
voyant quelque fois ung paysant qui avoit une
paire de bons chappons, faignant les vouloir
achapter feit marche avec luy, & dit quil alla
a la maison avecques luy, & que oultre le pris il
luy feroit donner tout son saoul a boire, & en
ceste sorte le conduysit jusques la ou estoit ung
clochier qui estoit separe de leglise, en sorte quon
povoit aller tout a lentour, & proprement a lune
des quatre faces dudict clocher respondoit une
petite ruelle. La Ponce ayant premierement pen
se ce quil avoit a faire, dit audict paysant. J’ay
joue ces Chappons cy avecques ung mien compa-
gnon qui dit que ceste tour a bien denviron qua-
rante piedz, & je dis que non, & a lheure mesme
quant je te trouvay j’avoys achapte ce fillet
pour la mesurer, parquoy premierement que nous
allions a la maison, je veulx estre certain qui de
nous deux a gaigne, & ainsi disant il tira de sa man
che ce fillet & le donna par ung bout en la main
du bonhomme, & luy dit. Donne ca, & print les
chappons & le fillet par lautre bout, & comme
sil eut voulu mesurer, commenca a environner
la tour, ayant premierement faict arrester le bon
homme & tenir le fillet du coste qui estoit op
posite a cestuy qui respondoirrespondoit en la ruelle, au
quel quant il fust arrive, ainsi ficha ung clou au
mur, auquel il noua le fillet, & layant laisse en tel-
le sorte, sen alla sans dire mot par la ruelle avec
les chappons. Le bon homme par longue espa
ce demoura ferme en attendant quil eut finy de
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXXVICXL
mesurer. Finablement depuis quil eut dit par plu
sieurs fois, Que faictes vous la tant? voulut
veoir, & trouva que celluy qui tenoit le fillet
n’estoit Paspas Ponce, mais estoit ung clou fiche
au mur qui seullement luy resta pour payement
des chappons. De telle sorte feit Ponce infinies
bourdes. Plusieurs aultres ont encore este plai
sans de telle maniere, comme le Gonelle, le Me-
liole en ces temps là, & maintenant nostre fre-
re Marian, & frere Seraphin, & plusieurs que
tous congnoissez. Et en verite ceste maniere est
louable aux hommes qui ne font aultre profes-
sion, mais les bourdes du Courtisan semble
que se doibvent retirer ung peu plus de la scu-
rilite. Il se doibt encores garder que les bourdes
ne passent a la pipperie, comme nous voyons plu
sieurs maulvais hommes qui vont par le mon-
de avec diverses astuces pour gaigner argent
en faignant maintenant une chose, puis une aul-
tre. Et quelles ne soyent encores trop aspres, & sur
tout avoir esgard, & reverence aux dames,
ainsi que ceste cy comme en toutes les aultres,
mesmement la ou entreviendroit offence de
lhonneur. Lors le seigneur Gaspard dit. Pour
certain messire Bernard vous estes trop par-
tial a ces dames, & mesbahys pourquoy vou
lez que plus desgard ayent les hommes aux dames,
que les dames aux hommes, pourquoy ne nous
doibt nostre honneur estre cher, comme a elles
le leur? Il vous semble doncques que les dames
doibvent poindre, avecques parolles & mocque-

s iiij
Fac-similé BVH

[140v] LE SECOND LIVRE
ries les hommes en toutes choses sans en reser
ver aulcune, & que les hommes soient muetz & les
remercient davantaige. Respondit lors messire
Bernard. Je ne dictz que les dames ne doibvent
avoir aux faceties & aux bourdes telz res-
pectz aux hommes, comme ja avons dit. Je dis bien
quelles peuvent avec plus de licence taxer les hom-
mes de petite honnesteté, que ne peuvent les hom
mes elles. Et ce pource que nous mesmes avons
faict une loy que en nous ne soit vice, ne faulte
ou infamie aulcune la vie dissolue. Et aux fem
mes que ce soit ung tant extreme opprobre & ver
gongne que celle de qui se parle mal, combien que
soit faulce ou vraye la calumnie que lon luy bail
le, soit a jamais vituperée, parquoy estant le par-
ler de lhonneur des dames tant dangereuse chose
pour les offenser trop griefvement, je dis que nous
les debvons gauldir aultrement, & s’abstenir de
telles choses, pource que la facetie en poignant,
ou la bourde trop griefvement sortant de raison
ne doibt (comme ja nous avons dit) convenir a
ung gentilhomme. Icy faisant ung peu de pause
messire Bernard, dist le seigneur Octovian fre-
gose en riant. Le seigneur Gaspard vous pour
roit respondre que telle loy que vous alleguez
que nous mesmes avons faict, nest point ainsi
hors de raison comme il vous semble, pource
que les femmes estant animaulx tresimpar-
faictz & de petite ou nulle dignite a compa-
raison des hommes, il estoit necessaire puis que
de soy n’estoient capables a faire aucun acte
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXXVIICXLI
vertueux, avec la vergongne & crainte dinfa
mie leur mettre ung frein, qui quasi par force
introduysent en elles quelque bonne qualité, &
semble que plus necessaire leur feisse la continen-
ce que aulcune aultre pour avoir certitude des
enfans. Parquoy a este force avecques tous les
esperitz & artz, & voyes possibles[sic] faire les
femmes continentes, & quasi leur permettre que
en toutes les aultres choses elles soient de peti-
te valleur, & que tousjours facent le contraire de
ce que debvroient leur estant licite faire tous les
aultres erreurs sans blasme. Pourtant ne les deb-
vons reprendre de telles deffaillances, lesquelles (com-
me nous avons dit) toutes a elles sont concedées,
& ne leur sont disconvenantes, ne elles sen sou
cient.[unclear] Nous ne exciterons jamais le ris, pource
que desja vous avez dit que le rire se peult mou-
voir avecques aulcunes choses qui sont mal
convenantes. Alors ma dame la Duchesse dit en
ceste maniere. Seigneur Octovian, vous par-
lés des dames, & puis vous plaignez qu’elles
ne vous ayment? De ce je ne me plainctz, respon
dit le seigneur Octovian, ains je les remercie,
puis que pour leur amour envers moy ne me
obligent a les aymer, & ne parle selon mon ad-
vis & opinion, mais je dis que le seigneur Gas-
pard pourroit alleguer ses raisons cy. Messire
Bernard dit. Certainement grant guain[sic] feroient
les Dames si pouvoient se reconcilier avecques
ces deux cy leurs tant grans ennemys com-
me vous estes, & le seigneur gaspard. Je ne

s v
Fac-similé BVH

[141v] LE SECOND LIVRE
suis leur ennemy, respondit le seigneur Gas-
pard, mais vous estes bien lennemy des hommes
& puis que vous voulez que les Dames ne
soyent gaudies quant a telle honnestete, vous
debvriez aussi mettre une loy a elles qui feust
telle, quelles neussent aussi pareillement pou-
voir ne puissance de gaudir les hommes, en ce
que a nous autant est de vergongne comme aux fem
mes lincontinence. & pourquoy ne feust aussi
convenante a Alonce Carigle la responce &
tresbonne solution qu’il donna a la dame Boadi
gle de l’esperance qu’il avoit de saulver sa vie
pource quelle le prendroit pour mary, comme a elle
feust le propos? Car ung chascun qui le congnois-
soit pensoit que le roy le deusse faire pendre? &
pourquoy ne feust aussi licite a Richard Mi-
nutole tromper la femme de Philippelle & la faire
venir a ce baing, comme a Beatrice faire sortir
du lict son mary: & luy faire donner des baston-
nades par Aniquin apres que ung grand espace
avecques luy feut couchee? Et lautre qui se lia ung
fillet au doy du pied, & feit croire au mary pro
pre n’estre de soy: puis que vous dictes que les
bourdes des femmes qui sont en Jean Boccace
sont ainsi belles & ingenieuses? Alors messi-
re Bernard en riant. Seigneurs, pource que ma
charge & partie a este seullement de disputer
des faceties, je n’entendz passer ces limites, & ja
pense avoir dit, pource quil me semble n’estre
convenant mordre les dames, n’en dictz, ne
en faictz quant a lhonnesteté, & a icelles avoir
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXXVIIICXLII
baille reigle quelles ne puissent poindre les hom
mes, la ou il leur faict mal. Je dis bien que des
bourdes & mottez que vous seigneur Gaspard
alleguez, ce que dit Alonce a Madame Boadigle
combien quil touche ung peu lhonneur ne me
desplaist, Car il est tire assez loing, & est tant
couvert, qui se poeut[sic] entendre simplement de
sorte qui le pouvoit dissimuler & affermer non
l’avoir dit a ceste fin. Ung aultre en dit Alon-
ce, a mon advis, beaucoup disconvenant, &
cestuy fut, que la Royne parlant devant la mai-
son de madame Boadigle, Alonce veit la por-
te toute paincte avecques charbon de ces bestes
deshonnestes qui se paignent par les hosteleries
en plusieurs formes: & se approchant a la Con
tesse de Castagnel dist, voyes vous ma dame
les testes des bestes que tous les jours abat ma
dame Boadigle a la chasse. Regardés que com
bien soit la metaphore ingenieuse, & bien prin
se des chasseurs, quilz ont par gloire a leur por-
te attachées plusieurs testes de bestes. Neant-
moins elle est scurile & vergongneuse, oultre
que ce ne feust responce qui tient beaucoup
plus du Courtisan, pource qu’il semble que lhom-
me soit provocque, & force est qu’elle soit su-
bite & non premeditée? Mais en tournant au pro-
pos des bourdes des dames, je ne dis qu’elles
facent bien a tromper leurleurs marys, mais dis que
aulcune de telles tromperies que recite Jean Boc-
cace des dames, sont belles & ingenieuses as-
ses, & mesmement celles que vous propre avés
Fac-similé BVH



[142v] LE SECOND LIVRE
dit. Mais selon moy la bourde de Richard Mi
nutole passe les termes, & est assez plus acerbe
celle de Beatrice, car beaucoup plus osta Ri-
chard a la femme de Philippelle que n’osta Bea-
trice a son mary, pource que Richard avec telle
tromperie la forca & luy feist faire a soy mes-
me ce qu’elle ne vouloit, & Beatrice trompa son
mary, pour faire soy mesmes ce qui luy plai-
soit. Alors le seigneur Gaspard dit par nul aul
tre moyen se peult excuser Beatrice excepte
que par amour, lequel se doibt ainsi admettre
&en excuse aux hommes comme aux femmes. A
lheure messire Bernard respondit. Veritable-
ment grande excusation de toutes faultes por-
tent avec eulx les passions d’amour. Neantmoins
je juge par moy que ung gentil homme de valeur, le
quel aymé doibt estre en ce comme en toutes les
aultres choses, sincere & veritable, & sil est
vray que soit villennie & faulte tant abhomi
nable estre traistres encore contre lennemy, con
sideres combien plus se doibt estimer griefve
tel erreur contre personne qui s’que l’onayme? & je croy
que ung gentil amoureux porte tant de pei-
nes, tant de veilles, Se submet a tant de perilz
espend tant de larmes, use tant de manieres &
voyes pour complaire a la dame aymée non pour
en acquerir principallement le corps, mais pour
vaincre le rocher de tel courage, briser ces plus
que durs dyamans, eschauffer ces froidz glas
sons, qui souventesfois sont dedans le delicat
cueur de ces Dames: & croy que ce soit le
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXXXIXCXLIII
vray & solide plaisir, & la fin ou tend linten-
tion dung noble cueur, & certainement pour
moy jaymerois mieulx estant amoureux, con-
gnoistre clerement que celle a qui je serviroys m’ay
masse de cueur, & m’eusse donne son cueur sans
en avoir jamais aultre satisfaction, que jouyr d’el
le, & en avoir toute copie contre sa volunte. Car
en tel cas il me sembleroit estre seigneur dung
corps mort. Pourtant ceulx qui parviennent a
leurs desirs par le moyen de telles bourdes, qui
paradventure plutost trahysons que bourdes se
pourroient appeller, font injures a dautres & en
tout, ce n’ont celluy contentement qu’en amour
se doibt desirer, en possedant le corps sans la vo
lunte. Le semblable je dis daulcuns aultres qui
en amour usent denchantemens & sorceries, &
tel heure de force, & de choses excitantes le
sommeil, & de plusieurs semblables moyens,
& sachez que les dons encore diminuent gran
dement les plaisirs d’amour, pource que lhom
me poeut[sic] demourer en doubte de n’estre ay-
me, mais que telle dame face demonstration de
laymer pour en tirer utilité. Pourtant voyez
les amours de grandes dames estre estimez,
pource qu’il semble qu’ilz ne puissent proce-
der d’aultre chose que du propre & vray amour,
& ne se doibt croire que une grande dame ja-
mais demonstre aymer ung sien inferieur, si
elle ne layme veritablement. A peine puis je
ces choses rememorer sans penser a ma seule
souveraine & eage[sic] predestinée, & pour deffen-
Fac-similé BVH



[143v] LE SECOND LIVRE
sion dicelle sur tous desirs je desirerois par vous
nostre entier & reciproque amour estre bien
entendu. A lheure le seigneur Gaspard respon-
dit, je ne veulx nier que lintention les peines & pe
rilz des amoureux ne doibvent avoir principa
lement leur fin dressee a la victoire du cueur plus
que du corps de la dame aymee, mais je dictz que
telles tromperies que vous avez aux hommes ap
pellez trahysons, & aux femmes bourdes, sont
tresbons moyens pour conclure a ceste fin, pour
ce que tousjours qui possede le corps des fem-
mes est encore seigneur de lesperit, & si bien
vous souvenez, la femme de Philippelle ce cour
rouca grandement pour la tromperie a elle faicte
par Richard, & puis apres en congnoissant com
bien plus estoient savoureux les baisers de la-
mant, que ceulx de son mary, sa durte tournée en
doulx amour envers Richard trescherement
layma depuis ce jour la. Voyez vous comme ce
que n’avoit peu faire lacoustumée frequentation
de dons, & tant daultres signes, ainsi longuement
demonstrez en peu d’heure le feit demourer
avec elle? A ceste heure voyez que telle bourde
ou trahison come vouldrés dire, fut bonne voye
pour acquerir la Roche & esperit dung tel cueur?
A lheure Messire Bernard dit. Vous faictes
une presupposition tresfaulce, car si les dames
donnoient tousjours l’amour a celluy qui tient
leur corps, ne sen trouveroit aulcune qui nay-
masse le mary beaucoup plus que aultre personne
du monde, ce que ne voit au contraire. Mais Jean
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXLCXLIIII
Boccace estoit comme vous estes a grand tort
ennemy des dames: Repliqua le seigneur Gas
pard. Je ne suis ja leur ennemy, mais bien peu
dhommes de valeur se treuvent qui generallement
tiennent compte aulcun de femmes. Si bien telle heu
re par quelque signe monstrent le contraire. Re-
spondit lors messire Bernard, vous ne faictes
seulement injure aux dames, mais encores a tous
les hommes qui les ont en reverence, neantmoins
(comme jay dit) je ne veulx pour cest heure sor
tir de mon premier propos des bourdes, & en-
trer en entreprinse ainsi difficile, comme seroit
deffendre les dames contre vous, car vous estes
trop grant guerroieur, parquoy donneray fin a ce
mien propos, lequel peult estre a esté trop plus
long quil n’estoit licite, mais certainement moins
plaisant que vous n’attendiez, & puis que je
vois les Dames ainsi demourer tacites. & sup
porter les injures de vous ainsi patiemment comme
elles font, j’estimeray doresnavant une partie
estre vraye de ce qu’a dit le seigneur Octovian,
cestassavoir quelles ne se soucient que delles
mal soit dit en toute aultre chose, mais quelles
ne soient poinctes ne mordues de petite hon-
nestete. Alors une grande partie de ces dames
se leverent, pource que ainsi le faire ma dame
la duchesse leur avoir faict signe, & en riant
coururent toutes contre le seigneur Gaspard,
comme pour le veoir batre, & luy faire com-
me les baccantes Dorpheus, en disant tous-
jours. Vous verrez a cest heure si nous socionssoucions
Fac-similé BVH



[144v] LE SECOND LIVRE
que de nous se parle mal, ainsi tant pour les ri-
sées, tant pource que ung chascun se levoit sem-
bla que le sommeil se partisse, lequel occupoit
les yeulx & lesperit d’aulcuns, mais le seigneur
Gaspard commenca a dire. Voyez vous que pour
non avoir raison elles vueillent estre superieu
res par force, & en ceste facon finit le propos
en donnant, comme lon dit, ung conge de Gascon?
Lors respondit madame Emilie. Ne pensez
avoir faict, car puis que vous avez (messire Ber
nard) laisse du londlong raisonnement vous avez com
mence a dire tant de mal des Dames, avec fanta-
sie de non avoir qui vous contredise, mais nous
mettrons en camp ung chevalier plus frais qui
combatra avecques vous, affin que vostre erreur
ne soit ainsi longuement impugny. Ainsi se re-
tournant au Magnifique Julian, qui jusques a
cest heure la peu avoir parle, dit. Vous estes
estime protecteur de lhonneur des Dames
parquoy presentement il est temps que vous
monstriez non avoir acquis ceste renommée faul-
cement, & si par cy devant de telle profession
avez jamais eu remuneration aulcune, mainte-
nant vous debvez penser en reprimant cestuy
nostre grant ennemy, d’obliger a vous beaucoup
plus toutes les dames, & tant que avenant que ja
mais ne se face aultre chose que vous payer, neant-
moins que lobligation doibve tousjours demou-
rer vive, & que jamais au payement se puisse met
tre fin. Alors le magnifique Julian respondit. Ma
dame, il me semplesemble que vous faictes trop d’hon-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXLICXLV
neur a vostre ennemy, & trespetit a vostre
deffenseur pource que certainement jusques cy n’a
dit aulcune chose le seigneur Gaspard contre
les dames que messire Bernard ne luy ayt tresbien
respondu, & croy que ung chascun de nous con
gnoist quil convient au Courtisan avoir gran-
dissime Reverence aux dames & que qui est
discret & courtois ne doibve jamais les poin-
dre de petite honnestete, ne par jeu ne autrement,
parquoy de disputer telle ainsi manifeste veri
te, est quasi mettre doubte aux choses cleres,
il me semble bien que le seigneur Octovian soit
ung peu sorty des limites, disant que les Da-
mes sont animaulx plus que imparfaicts & inca
pables de faire aulcun acte vertueux, & de pe
tite, ou de nulle dignite, au respect des hom-
mes, & ce pource que souventesfois se donne
foy a ceulx qui ont grande authorite, si bien
ne dient ainsi entierement la verite. Et encores
quant parlant des bourdes le seigneur Gaspard
a voulu induire des parolles du seigneur Octo
vian, a dire que les hommes sages ne tiennent
aulcun compte delles, qui est plus que faulx, ains
peu dhommes de valeur j’ay jamais congneu qui
n’ayment & honorent les dames, la vertu des-
quelles, & consequemment la dignite, j’estime que
ne soit en rien inferieure a celles des hommes,
neantmoins s’il estoit besoing de venir a ceste
contention, la cause des dames auroit peu de
saveur, pource que ces seigneurs cy ont forme
ung Courtisan tant excellent, & avec tant de
Fac-similé BVH



[145v] LE SECOND LIVRE
divines conditions que qui aura la pensée a le
considerer tel, ymaginera les merites des da-
mes, ne povoir parvenir a telle fin. Mais si la
chose venoit a estre semblable. Il seroit de be-
soing premierement que ung tant ingenieux &
tant eloquent (comme sont le conte Ludovic &
messire Federic) forma une dame de palais a-
vec toutes les perfections appartenantes a da-
me, ainsi comme ilz ont forme le Courtisan a-
vec les perfections appartenantes a lhomme, &
alors si celluy qui deffendroit leur cause estoit
desperit & de moyenne eloquence, je pense que
pour estre ayde de la verite, monstreroit clere-
ment que les dames sont autant vertueuses que
les hommes,. Respondit ma dame Emilie. Ains
beaucoup plus, & que ainsi soit, voyez que la
vertu est femelle & le vice masle. Messire Gas
pard se print a rire & tourne a messire Nicol-
le phrigien, luy dist, Quen dictes vous Phrigien?
Respondit le Phrigien. Jay compassion & pi
tie du seigneur Magnificque, lequel trompe des
promesses & persuasions de ma dame Emilie
est encouru en erreur de dire ce, dequoy pour
lamour de luy je me vergongne, Respondit ma
dame Emilie en riant, Bien vous vergongnerez
de vous mesmes quant vous verrez le seigneur
Gaspard convaincu, confesser son erreur & le vo
stre, & demander tel pardon que ne luy conce
derons. Alors ma dame la Duchesse, pource que
lheure est moult briefve, je veulx, dit elle, que
nous differions le total a demain, mesme pour
Fac-similé BVH



DU COURTISAN CXLIICXLVI
ce quil me semble estre bon prendre le conseil
du seigneur Magnificque, Cest assavoir que
premierement que lon vienne a ceste disputa
tion, tout ainsi se former auneune dame de Palais
avec toutes les perfections, comme ont formé
ces seigneurs le parfaict Courtisan. Ma dame
Dit alors ma dame Emilie. Dieu vueille que
nous ne baillons ceste entreprinse a quelque con
juré avecques le seigneur Gaspard qui forme
une Courtisane qui ne sache faire aultre cho-
se que la cuysine & filler. Et a ce le Phrigien dit.
Bien est cestuy son propre office. A lheure
ma dame la Duchesse. Or veulx je, dit elle, me
confier a monseigneur le Magnificque, lequel
pour estre de bon esperit & jugement, que
je suis certaine qu’il imaginera celle plus gran-
de perfection que lon poeut[sic] souhaiter en une
femme, & si lexprimera bien encores par pa
rolles & par ce moyen nous aurons dequoy
reparer les faulses calumnies du seigneur
Gaspard. Ma dame (respondit le Magni-
ficque) Je ne scay si vostre advis est bon
de me donner la charge de si grande impor-
tance, car en verite je ne me sentz point suf-
fisant, & ne suis pas tel, comme le conte, &
messire Federic, lesquelz avec leur eloquence
ont forme ung Courtisan qui ne fut jamais,
ne paradventure poeut[sic] estre, & toutesfoys
sil vous plaist que jaye ceste entreprinse, au
moins que ce soit avecques les conditions
que ont eu ces aultres seigneurs qui ont par-
Fac-similé BVH



[146v] LE SECOND LIVRE
le devant moy, cestassavoir que chascun me puisse
contredire ou bon luy semblera, car j’estime-
ray cela, non pour contredit, mais pour ayde,
Et peult estre qu’en rabillant mes faultes, lon
trouvera celle perfection de la femme de pa-
lais que lon cherche. Jespere (respondit ma dame
la Duchesse) que vostre devis sera tel que lon ny
pourra contredire, parquoy adonnez vostre
entendement a ceste seulle pensée, & nous for
mez une telle femme, que noz adversaires ayent
honte de dire qu’elle ne soit pareille en vertu
au Courtisan, duquel sera bon que messire Fe
deric ne parle plus. Car il ne la que trop accou
stre, mesmement puis que lon luy doibt faire
paragon d’une femme. Ma dame (dist Messire
Federic) il nya plus gueres ou bien peu pour
estre acheve de dire ce qui convient au Courti
san. Et ce que javoys pense pour les faceties de
messire Bernard m’est sorty de la memoire. Sil
est ainsi dit ma dame la Duchesse demain nous
reduysant ensemble, de bonne heure aurousaurons
temps de satisfaire a lune chose & a lautre, &
sur ce poinct se leva toute la compagnie, & a-
voir reveramment prins congie de ma Dame
la Duchesse, chascun se retira en son logis.


Fin du second livre.


Fac-similé BVH



I


LE TIERS
LIVRE DU COUR
TISAN.

PAUPERTATEM SUMMIS INGENIIS OBESSE, NE PROVEHANTUR.
Ingenio poteram superas volitare per arces
Me nisi paupertas invida deprimererdeprimeret.

On les vend a Lyon, chez Francoys Juste,
devant nostre Dame de Confort.
M. D. XXXVIII.









A

Fac-similé BVH



[1v] [page blanche]












Fac-similé BVH



II


CY COMMENCE LE
troysiesme livre du Conte Bal
thasar de Castillon a mes-
sire Alphonse
Arioste.


ON LIT, QUE
Pithagoras tressubtil
lement & par beau moyen
trouva la mesure du
corps, de Hercules:
car sachant que la place
ou les jeux Olympic-
ques se solennisoient de
cinq ans en cinq ans en
la province d’Achaye
aupres de la cité d’Elyde. Devant le temple de Jupi
ter Olympicque avoit esté mesurée par Hercules,
& d’icelle faict une stade de six cens vingt &
cinq piedz des siens: & que les aultres stades que





A ij

Fac-similé BVH

[2v] LE TIERS LIVRE
depuis les successeurs ordonnerent par toute la
Grece, combien quilz fussent pareillement de six cens
vingt cinq piedz, ce neantmoins ilz estoient aul-
cunement plus cours que cestuy la. Pithagoras
facilement congneut a celle proportion combien
le pied de Hercules avoit esté plus grand que
les aultres piedz humains. Et ainsi apres avoir
entendu la mesure du pied par là comprint que de
tout le corps il avoit surmonté en grandeur
les aultres hommes proportionnellement d’au-
tant que le stade Olympique estoit plus
grand que les aultres stades. Vous en pareil cas
messire Alphonse par la mesme raison povez
congnoistre de ceste petite partie de tout le
corps combien la court d’Urbin estoit plus
grande & excellente que toutes les aultres
d’Italye, Confiderant de combien les jeux (qui
sont trouvez pour recréer les entendemens
travaillez par les affaires plus importans) y
estoient plus excellens que ceulx dont lon use
communement par les aultres cours d’Italye. Or
puisque les jeux y estoient telz, imaginez
consequemment qu’elles debvoient estre les
aultres operations vertueuses ou les entende-
mens estoient adressez & totallement adon-
nez. Et de cela j’ose parler asseurement en
esperance d’estre creu: Car je ne loue point
choses si anticques qu’il me soit licite user de
fiction, ny ne fais recit que je ne puisse prou-
ver par tesmoignage de plusieurs hommes di
gnes de foy qui vivent encores, & qui en presence
Fac-similé BVH



DU COURTISAN III
ont veu & congneu la vie & les conditions qui
florirent ung temps en celle maison. A la noble
memoire de laquelle je me repute obligé de
m’efforcer entant qu’il m’est possible avecques
toute mon entente la garder de mortelle ou-
bliance, & la faire vivre es courages de la poste
rité. Dont peult estre qu’en l’advenir ne deffaul
dront gens qui pour ceste cause portent envye
a nostre siecle: Car il n’est aulcun lisant merveil
leuses choses des antiques, qui en sa pensée ne
forme une certaine plus grande opinion de
ceulx dont lon escript, qu’il ne semble que les
livres puissent avoir exprimé, encores qu’ilz
soient divinement escriptz: Parquoy nous desi
rons que tous ceulx, es mains desquelz vien-
dra ce nostre labeur, si d’adventure il est ja-
mais digne de si grande faveur quil merite estre
veu par nobles chevaliers & dames de valeur,
ilz presuposent & tiennent pour certain que la court
d’Urbin a esté beaucoup plus excellente &
mieulx estoffée d’hommes singuliers que nous ne
povons exprimer en escripvant. Et si en nous
avoit autant de eloquence, come il y eut en eulx de
valeur, nous ne aurions besoing d’aultre tes-
moignage pour faire qu’a noz parolles fust ad-
joustée pleine foy par ceulx qui ne l’ont point veue.


QUant doncques la compaignie se
fut assemblée le jour ensuyvant au
lieu & heure acoustumée & assise
avec silence, chascun tourna les yeulx
vers messire Federic & le

A iij
Fac-similé BVH

[3v] LE TIERS LIVRE
magnificque Julien, en attendant lequel des
deux donneroit commencement aux devis: mais
ma dame la Duchesse apres avoir esté une espa
ce sans parler dit, Seigneur magnificque chas
cun appete & desire voir ceste vostre fem-
me bien parée. Et si vous ne la nous monstrez
en telle maniere que lon voye toutes ses beaul
tez nous estimerons que vous en soyez jaloux.
Le magnificque respondit. Ma dame si je la te-
noye pour belle, je la monstreroye sans aultres
paremens, & en la maniere que Paris voulut
veoir les trois deéessesdéesses: mais si les dames qui
sont icy ne m’aydent a l’acoustrer ainsi quelles
scavent bien faire, je doubte que non seulement
le seigneur Gaspard & le Phrigien: mais tous
ces aultres seigneurs auront juste cause d’en dire
mal, parquoy ce pendant qu’elle est encores en
quelque reputation de beaulté, par adventure
que ce sera le mieulx la tenir cachée, & ouyr ce
quil reste a dire a messire Federic du Courtisan, qui
sans doubte est beaucoup plus beau que ne peult
estre ceste mienne femme. Ce que je m’estoys
mis en la fantasie (respondit messire Federic)
n’est pas si fort appartenant au Courtisan que
lon ne le puisse laisser sans aulcun dommaige:
mais est bien quasi matiere diverse que celle
dont nous avons parlé jusques icy. Et qu’esse
doncques, dist ma dame la Duchesse? Messire
Federic respondit. J’avoys deliberé a mon po-
voir declarer les causes des compaignies &
ordre des chevaliers faitz par les grans princes
Fac-similé BVH



DU COURTISAN IIII
soubz diverses marques & enseignes, comme
est celle de sainct Michel en la maison de Fran
ce, celle de la jarrettiere, qui est soubz le nom de
sainct George en la maison Dangleterre, la
toison d’or en celle de Bourgongne. Et en quel
le facon lon baille ces dignitez, & comme lon
en prive ceulx qui le meritent, dont elles ont
pris naissance, qui en ont esté les aucteurs, & a
quelle fin ilz ont esté ordonnez: car par les grandes
cours les chevaliers des ordres dessusdictz sont
pour la plus part tousjours honnorez. Je pen
soye aussi si je eusse eu du temps a souffisance
oultre les diversitez des coustumes dont lon
use par les cours des princes chrestiens en les
servant tant es festes comme a se faire veoir es
publicques assemblées, dire pareillement quel-
que chose de celle du grand Turq: mais parler
beaucoup plus particulierement de celle de So
phy roy de Perse: car ayant entendu de certains
marchans qui longuement ont demouré en ce
pais là que les gentilz hommes de par delà sont
de grant valeur & de gentilles conditions, & que
a converser l’ung avec l’aultre, & a servir les da-
mes, ilz usent en toutes leurs actions d’une gran-
de courtoisie & advisee discretion, & avec ce
d’une grandeur seigneurialle & habondante libe
ralité & gentillesse, ainsi que l’occasion si adonné,
tant aux armes come aux jeux & aultres festes.
J’ay prins plaisir de scavoir les facons dont ilz
se prisent plus en toutes choses, aussi en quoy
consistent leurs pompes & acoustremens tant

A iiij
Fac-similé BVH

[4v] LE TIERS LIVRE
en armes qu’en habillemens en quoy ilz sont
differentz de nous, & en quoy conformes, de
quelle maniere d’entretenement usent les femmes
dudit pais, & en quelle moderation ilz favori
sent ceulx qui les servent en amours: mais a la ve
rité il n’est pas heure convenable d’entrer en ce-
ste praticque, mesmement puis quil y a aultre chose
a dire qui est beaucoup plus a nostre propos, Mais
bien dict le seigneur Gaspard. Cela & plusieurs
aultres choses sont plus a propos que former
ceste femme de palais, attendu que le s[sic] mesmes
reigles qui ont esté données par le Courtisan
peuvent encores servir a la femme, car elle doibt
aussi bien avoir respect au temps & aux lieux
& prendre garde, entant que son imbecilité le com
porte, a toutes les aultres facons dont il a esté
parlé tant amplement, comme faict le Courtisan.
Et pourtant en lieu de cecy il n’eust par adventu
re esté point maulvais enseigner quelque parti-
cularité de celles qui appartiennent au service
de la personne du prince: car ce sont choses quil
fault que le Courtisan sache, & quil ait grace a les
faire, ou vrayement parler de la maniere que lon
doibt tenir es exercices du corps, comme a che-
vaucher, a manier les armes, lucter & a dire en
quoy consiste la difficulte de ses operations.
Alors madame la Duchesse dist en soubzriant.
Les seigneurs ne se servent point a l’entour
de leurs personnes d’ung si excellent Courtisan com
me est celluy cy quant aux exercices du corps:
Et quant a la force & adresse de la personne
Fac-similé BVH



DU COURTISAN V
nous en laisserons la charge a nostre messire
Pierre mont, pour les enseigner quant il luy
en semblera temps plus commode: Car pour ce-
ste heure le magnificque n’a a parler d’aultre
chose que de ceste femme, de laquelle me sem
ble que commencez ja a avoir peur. Et pour
tant vous vouldriez nous faire sortir hors
du train. Le Phrigien respondit. Il est certain
que parler maintenant de femmes est imperti
nent & hors de propos, mesmement puis qu’il
reste encores matiere a desduire sur le Courti
san: car lon ne debvroit point mesler l’ung
avecques l’aultre. Vous estes en grande erreur
respondit messire Cesar Gonzague: car tout
ainsi que nulle court pour grande qu’elle soit
peult avoir en soy ornement ou triumphe ne res-
jouyssance sans femmes: pareillement nul Cour
tisan peult avoir bonne grace, ny estre plaisant
ou hardy, ne jamais faire exploict excellent en
chevalerie, s’il n’est meu & incité par la conver
sation, amour & plaisir des femmes. Et par con
sequent le diviser du Courtisan sera tousjours
tresimparfaict, si les femmes en si entremet-
tant n’y donnent leur part d’icelle grace, avecques
laquelle illeselles embellissent & font la courtisannie
parfaicte. Le seigneur Octovian se print a rire
& dict. Voyla ung peu de l’appast qui faict de-
venir les hommes folz. A l’heure le seigneur ma
gnificque se tourna vers madame la duchesse,
Madame dist il, puis quil vous plaist ainsi j’en
diray ce que j’entendz, mais avecques ung
Fac-similé BVH



[5v] LE TIERS LIVRE
tresgrant doubte de non satisfaire aux assistans.
Et certes ce me seroit beaucoup moins de pei
ne former une dame qui meritast estre Roy-
ne du monde, qu’une parfaicte courtisanne.
Car de ceste je ne puis ou prendre l’exemple:
mais de la Royne il ne me fauldroit pas aller
trop loing, & me suffiroit seulement ymaginer
les divines conditions d’une dame que je con-
gnois, & en les contemplant adresser tous mes
pensemens a clairement exprimer par parolles ce
que plusieurs voyent a l’oeil. Et quant je ne pour-
roye faire aultre chose, en la nommant seulement,
j’auroye satisfaict a mon obligation. A l’heure
ma dame la Duchesse dist. Ne sortez point hors
des termes seigneur Magnificque, mais entendez
a l’ordre qui a esté donné & formez la femme de
palais, affin que ceste si noble dame ait que la puis-
se dignement servir. Le magnificque poursuyvit.


JE doncques ma dame affin que lon
voye que voz commandemens me
peuvent induire a essayer de faire
encores ce que je ne scay faire, par-
leray de celle femme excellente com
me je la vouldroye. Et apres que je l’auray for
mée a ma guise, si je n’en puis point avoir
d’aultre, je la tiendray comme mienne, a la fa-
con de Pigmalion. Et pource que le sei-
gneur Gaspard a dit que les mesmes reigles
qui ont este données pour le Courtisan servent
aussi a la femme, je suis de contraire opinion:
Car combien que aulcunes qualitez soient
Fac-similé BVH



DU COURTISAN VI
communes, & autant necessaires a l’homme qu’a
la femme, il y en a apres aulcunes aultres qui
plus conviennent a la femme qu’a l’homme. Et
aulcunes qui sont convenables a l’homme, dont
elle doibt estre du tout eslongnée. Je dis le sem-
blable des exercices du corps: mais du tout
me semble qu’en ses facons, manieres, parol-
les, gestes & portemens, la femme doibt estre
fort differente de l’homme. Car si comme il luy con-
vient monstrer une certaine virilité, solide & fer
me, ainsi a la femme convient bien avoir une
doulceur paisible, molle, & delicate, avecques
une maniere en chascun sien mouvement de fe-
minine debonnaireté, qui en allant, en demou-
rant, en disant quoy que ce soit, tousjours la
face sembler femme, sans aulcune semblance
d’homme. Doncques en adjoignant ceste ad-
vertence aux reigles que les seigneurs qui sont
icy ont enseignées au Courtisan, je pense bien
quelle se doibve servir de plusieurs d’icelles, &
se parer de tresbonnes conditions, comme dict
le seigneur Gaspard. Car j’estime que plusieurs
vertus de l’entendement soyent aussi bien neces-
saires a la femme qu’a l’homme, mesmement la
noblesse, fuyr laffectation, avoir par nature
bonne grace en toutes ses operations, estre bien
aprinse, de bon esprit, prudente, & non superbe,
ne’evieuseenvieuse, ny mesdisante, ne’esventée, ny noi-
sive, ny sotte: & scavoir gaigner & conserver
la grace de sa maistresse, & de tous les aultres,
faire bien & avecques bonne grace les exercices qui
Fac-similé BVH



[6v] LE TIERS LIVRE
conviennent aux femmes. Bien me semble il
que la beaulté soit en elle beaucoup plus neces-
saire qu’au CourisanCourtisan. Car en verité beaucoup
deffault a la femme a qui beaulté deffault. Da-
vantaige elle doibt estre plus considerée a avoir
regard de ne donner occasion que lon dye mal
d’elle. Et faire de sorte que non seulement elle ne
soit attaincte de coulpe, mais aussi ny de su-
specon: Car la femme n’a pas tant de moyens
pour se deffendre des faulses calumnies comme
a l’omhmehomme. Et pource que le conte Ludovic a
fort deschiffré par le menu la principalle pro-
fession du Courtisan, & a voulu que ce soit
celle des armes. Il me semble aussi convena-
ble dire selon mon advis qu’elle doibt estre cel
le de la femme de Palais. Et quant j’auray sa-
tisfaict a cela, je penseray m’estre acquitté de
la plus grant partie de mon debvoir. Pour donc
ques laisser les vertus de l’entendement qui luy
doibvent estre communes avec le Courtisan,
comme la prudence, la magnanimité, la con-
tinence & plusieurs aultres, & mesmement les
conditions qui conviennent a toutes femmes,
comme estre bonne & discrette, scavoir gouver
ner les facultez de son mary, son mesnage &
ses enfans quant elle est maryée & toutes les
pars qui sont requises a une bonne mere de famil
le. Je dis qu’a celle qui vit en court il me semble
estre convenable sur toute aultre chose une cer
taine affabilité gracieuse, par laquelle elle sa-
che gentilement entretenir toutes sortes de gens
Fac-similé BVH



DU COURTISAN VII
avecques propos aggreables, honnestes & accom
modez au temps, au lieu & a la qualité de la per
sonne a qui elle parlera, & entremettant avec-
ques ses conditions paisibles & moderées: &
avecques celle honnesteté, qui tousjours doibt
composer ses actions, une prompte vivacité
d’esperit, par ou elle se monstre eslongnée de tou
te grosserie, mais avec une telle maniere de bon
té quelle se face estimer non moins femme de
bien, sage & humaine, que gracieuse, prompte &
discrete, au moyen dequoy luy est besoing te-
nir une certaine mediocrité difficile, & quasi
composée de choses contraires, & arriver pre-
cisement jusques a certains limites, sans tou-
tesfois les passer. Ceste femme ne doibt point
pour se faire estimer bonne & honneste, estre
si fort estrange, & monstrer d’abhorrer tant
les compaignies & les propos, encores qu’ilz
soyent ung peu lassifz, que quant elle si trouve-
ra, elle s’en oste: car on pourroit aysement pen-
ser quelle feist semblant d’estre tant austere, pour
couvrir ce qu’elle doubtast parvenir a la con-
gnoissance des aultres, oultre que les condi-
tions ainsi saulvages sont odieuses, Aussi ne
doibt elle pour monstrer d’estre franche & plai-
sante, dire parolles deshonnestes, ny user d’une
certaine privaulté desmesurée, & sans frein ny
de contenances qui facent croire d’elle ce que
par adventure n’est point: mais quant elle se
trouvera en telz devis elle les doibt escouter
avecques ung peu de rougeur & de honte, & pa-
Fac-similé BVH



[7v] LE TIERS LIVRE
reillement sur ung erreur ou j’ay veu plusieurs
encourir, qui est de dire mal, & escouter volun
tiers ceulx qui dient mal des aultres femmes:
car celles qui en oyant faire des comptes peu
honnestes d’aultres femmes s’en troublent & mon-
strent de n’en croire riens, & estimer quasi ung
monstre qu’une femme soit impudicque, el-
les donnent a penser, que puis que celle faulte
leur semble si enorme, elles ne la commettent
point: mais celles qui tousjours se vont enque
rant des amours des aultres, & les comptent si
bien par le menu & de si grande affection qu’il
semble qu’elles en ayent envie, & qu’elles desirent
que chascun le sache, affin que le semblable ne leur
soit imputé a erreur, & viennent en certaines
risées & contenances, qui sont tesmoignage quel-
les y prennent grant plaisir. Et de la vient
que les hommes (encores qu’il semble qu’ilz
les escoutent voulentiers) le plus des foys les
en tiennent en maulvaise opinion, & leur por
tent peu de respect, leur estant advis que par tel
les contenances ilz soyent semons de passer plus
oultre. Et souvent apres elles enviennent a termes
qui leur donnent a bon droict infamie: & fina-
blement les en estiment si peu, quilz ne font compte
de hanter avecques elles: mais bien les ont en
fascherie. Et au contraire. Il n’y a homme si di-
scorrect & insolent, qui ne porte reverence a
celles qui sont estimées bonnes & honnestes: car
celle bonté & gravité moderée par scavoir, est
quasi ung pavoys contre l’insolence & bestialité
Fac-similé BVH



DU COURTISAN VIII
des presumptueux: dont lon voit qsu’unequ’une parol-
le, ung rys, ung signe de bienveillance pour pe
tit quil soit d’une femme honneste, est plus prisé de
chascun, que toutes les demonstrances & carresses
de celles qui sans reserve monstrent avoir peu de
honte. Et si elles ne sont impudicques par leurs rys
dissolus & haultz caquetz, insolences, & telles
conditions cabarettieres, elles donnent signe de
l’estre. Et pource que les parolles soubz lesquelles
n’ya subject d’importance sont vaines & pue-
riles. Et est besoing que la femme de palais oul-
tre le jugement de congnoistre la qualité de cel
luy a qui elle parle, pour l’entretenir gentillement,
ait congnoissance de plusieurs choses. Et qu’en
parlant elle sache eslire celles qui sont a propos
de la condition d’icelluy a qui elle parle. Et soit
advisée de non dire quelque fois sans y penser des
motz qui l’offensent. Et quelle se garde en louant
soy mesmes indiscretement ou en luy tenant pro
pos trop long, de le fascher: & ne voise meslant
es devis plaisans, & pour rire, des choses de gra
vité, ne aussi parmy des propos graves, des bour
des, & mocqueries, ny ne face semblant sottement de
scavoir ce quelle ne scet point: mais tasche de se
faire honneur avec moderation de ce quelle scait:
en fuyant (comme il a esté dit) l’affection en tou-
tes choses. En ceste maniere elle sera parée de
bonnes conditions, & fera les exercices du corps
convenables a femmes, avec merveilleusement
bonne grace. Et ses propos seront habondans
& pleins de sagesse, honneste, & gracieuseté. Et
Fac-similé BVH



[8v] LE TIERS LIVRE
par ce moyen elle sera non seulement aymée:
mais honnorée de tout le monde, & par adventure
digne d’estre equiparée a ce grant Courtisan,
tant des conditions de l’esperit, que de celles du
corps. Quant le magnificque eut parlé jusques
icy, il se teut, & se mist a penser comme s’il eust
acheve son propos. A l’heure le seigneur Ga-
spard dit. Vous avez en verité seigneur ma-
gnificque fort parée ceste femme, & l’avez faicte
d’excellente condition: toutesfois il me semble
que vous soyez beaucoup tenu sur la genera
lite, & que vous ayez nommé en elle aulcunes
choses si fort grandes, que je croy que vous avez eu
honte de les declairer, & plus tost les avez de-
sirées que enseignées, comme ceulx qui souhaictent
par fois des choses impossibles & supernatu-
relles. Parquoy je vouldroys que vous decla
rissiez ung peu mieulx que sont les exercices du
corps convenables a la femme de Palais. Et en
quelle facon elle doibt entretenir, & que sont celles
plusieurs choses dont vous dictes qu’il luy con
vient avoir congnoissance. Et si vous entendez
que la prudence, la magnanimité, la continence
& les aultres vertus que vous avez dictes, ayent
a l’ayder seulement touchant le gouvernement du
mesnage, des enfans & de la famille, ce que pour-
tant vous ne baillez pas que soit la principale
profession. Ou vrayement touchant l’entretenir &
faire avec bonne grace les exercices du corps.
Et par vostre foy gardez de ne mettre ses pou
vres vertus a si vil office qu’elles en doyvent

avoir
Fac-similé BVH

DU COURTISAN IX
avoitavoir honte. Le magnificque se print a rire &
dist. Vous ne povez faire seigneur Gaspard
que vous ne monstrez le maulvais vouloir que
vous avez contre les femmes: mais en verité
il me sembloit en avoir assez dict, & mesme-
ment devant telz auditeurs: Car je ne pense
point qu’il y ait icy personne qui ne congnoisse
que touchant les exercices du corps il ne con
vient point a la femme manier les armes, pic-
quer chevaulx, jouer a la paulme, luycter, fai
re plusieurs aultres choses qui sont convenables
aux hommes. l’Unicque Aretin dict a l’heure.
Empres les antiques estoit en usaige, que les fem-
mes luyctoient avecques les hommes: mais nous
avons perdu ceste bonne coustume ensemble avec
plusieurs aultres. Messire Cesar Gonzague
print la parolle. J’ay veu en mon temps des
femmes jouer a la paulme, manier les armes,
picquer chevaulx, aller a la chasse, & faire
quasi tous les exercices que faict ung gen-
tilhomme. Le magnificque respondit. Puis
qu’il m’est permis de former ceste femme a
mon appetit, non seulement je ne veulx point
qu’elle use de ces exercices virilles ainsi durs
aspres & robustes: Mais veulx qu’elle face
ceulx la mesmes qui sont convenables a fem-
me avecques consideration, & avecques celle
tendre delicature que nous annoncent luy con-
venir. Et pourtant au danser je ne la vouldroie
point veoir user de mouvemens trop gaillardz,
& par force, ne moins a chanter, ou a jouer

B
Fac-similé BVH

[9v] LE TIERS LIVRE
de quelques instrumens de fortes diminutions
redoubles qui monstrent plus d’art que de
doulceur. Et pareillement les instrumens de
musicque dont elle use selon mon advis doibvent
estre conformes a celle intention. Ymaginez
combien aurait maulvaise grace veoir jouer
une femme du tabourin, ou des fiffres, des sac
quebouttes ou aultres telz instrumens: Et ce
pour autant que leur asprete cache & oste cel
le doulceur qui tant pare toutes les aultres
actes que faict la femme. Au moyen dequoy
quant elle vient a dancer ou faire musicque de
quelque sorte que ce soit, elle s’i doibt induyre
apres s’estre laissée quelque peu pener avecques
une certaine craincte que monstre celle noble
honte qui est contraire au deshontement. Elle
doibt encores accommoder ses habillemens a
ceste intention, & se vestir de sorte qu’elle ne se
monstre point esventée ne legiere: mais pour-
ce qu’il est licite aux femmes & deu avoir plus
de soing de la beaulté que aux hommes, & qu’il
ya diverses sortes de beaulté. Ceste femme
doibt avoir jugement de congnoistre quelz sont
les habillemens qui augmentent la grace & qui
sont plus accommodez aux exercices qu’elle
entend faire sur l’heure & se servir de ceulx la.
Et si elle congnoist qu’elle ayt en soy une cer-
taine beaulté delectable & joyeuse, elle doibt
layder avec ses mouvemens, les parolles & les
habillemens qui tous tendent a resjouyssance ainsi
come ung aultre qui se sent estre de contenance gra-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN X
ve & rassise elle doibt aussi l’acompaigner par fa-
cons de celle sorte pour accroistre ce qui est don de
nature. Par ainsi estant ung peu plus grasse ou
plus maisgre quil ne soit raisonnable ou blanche
ou bonne s’ayder avecques les habillemens: Mais
dissimulairement le plus quil est possible, se tenant
tousjours mignonnement & propre sans monstrer
d’y mettre soing ou diligence aulcune. Et pour-
ce que le dit seigneur Gaspard demande aussi que
sont ces tant de choses dont elle doibt avoir con
gnoissance, & en quelle facon entretenir: & si
les vertuz doyvent servir a cest entretenement,
je dy que je veulx quelle ayt congnoissance de ce que
les seigneurs qui sont icy ont voulu que sache le
Courtisan, & quant aux exercices que nous
avons dit ne luy convenir point, je veulx quelle en
ayt aumoins ce jugement que lon peult avoir des
choses que lon ne met point en court: & ce pour
scavoir louer les gentilz hommes plus ou moins
selon leur merite. Et pour replicquer en peu de
parolles une partie de ce qui a esté dit, je veulx
que ceste femme ait congnoissance de lettres, de mu-
sicque, painctures, & quelle sache danser & fe
stoyer en acompaignant avec moderation discre-
te, & en donnant bonne opinion de soy: Aussi les
aultres advertances qui ont esté enseignées au
Courtisan: & par ainsi elle sera a converser, a rire, a
jouer, a mocquer, & pour abreger en toutes cho
ses tresaggreable: & entretiendra toutes les per
sonnes avecques qui elle se trouvera accommodement
avecques motz & rencontres a elle convenables. Et

B ij
Fac-similé BVH

[10v] LE TIERS LIVRE
combien qu’il semble que la continence, la magnanimité,
la temperance, la serenité, la prudence, & les aultres
vertuz ne soyent point d’importance quant a
l’entretenir, je veulx neantmoins quelle soit parée
de toutes, non tant pour entretenir encores qu’el
les puissent servir a cela, que pour estre vertueu
se: Et affin que celles vertuz la facent telle qu’elle
merite estre honnorée, & chascune sienne ope-
ration soit d’icelle composée. Je m’esbahis (dist
a l’heure le seigneur Gaspard) puis que vous
donnez aux femmes les lettres, la continence, la
magnanimité, & la temperance que vous ne vou
lez quelles gouvernent encores les citez & fa-
cent les loix, & manient les armes, & les hom
mes demeurent a la cuysine, ou a filler. Le ma-
gnificque respondit en riant. Peult estre qu’il
n’y auroit point de mal a cela: & puis (dist il)
ne scavez vous pas que Platon, lequel en verité n’e
stoit pas fort grant amy des femmes leur donna la
garde de la cite, & aux hommes tous les offices
martiaulx. Ne cuydez vous pas que lon ne trou
vast beaucoup qui scauroient aussi bien gouverner
les citez, les armes, que font les hommes: mais je ne
leur ay pas donné ces offices: Car je forme une
femme de palais, non pas une royne: & si con
gnois bien que vous vouldriez tacitement re-
nouveller ceste faulse calumnie que le seigneur
Octovian donna hier aux femmes, cestassavoir
quelles sont animaulx tres imparfaictz & non ca-
pables de faire aulcun acte vertueux & de tres
petite valeur & de nulle dignité a comparaison
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XI
des hommes mais en verité vous & luy seriez
trop en grande erreur si vous pensiez cela. A
l heure le seigneur Gaspard dist. Je ne veulx
point renouveller les choses qui ont ja esté dictes:
mais bien vous me vouldriez induire a dire quel
que parolle qui offensast la pensée des dames qui
sont icy pour les faire ennemyes: tout ainsi que
vous voulez gaigner leur grace faulsement:
mais elles sont si discrettes par dessus les aul-
tres quelles ayment plus la verité, encores quelle ne
soit du tout en leur faveur, que les louanges
faulses, ny ne tiennent point a mal que lon die que
les hommes soyent de plus grande dignité: & con-
fesseront que vous avez dit de grans miracles &
attribué a la femme de palais aulcunes impos
sibilitez dignes dont lon se rye: & tant de ver-
tuz que Socrates & Platon & tous les philoso-
phes du monde y sont pour neant. Et a dire la ve
rité, je m’esbahis que vous n’avez eu honte de pas
ser les bournes si expressement: car il vous deb
voit bien suffire de faire ceste femme de palais dis
crette, honneste & affable, & qui sceust entrete
nir sans estre notée d’infamie avecques damesdanses mu
sicques, jeux, rys, bons motz, & les aultres cho-
ses dont nous voyons chascun jour que lon use en
court: mais leur vouloir donner congnoissance
de toutes les choses du monde & leur attribuer
les vertuz que si peu souvent lon a veu aux hom
mes voire par les siecles passez, est une chose que
lon ne peult supporter, ne a grant peine escou
ter. Or que les femmes soyent animaulx im-

B iij
Fac-similé BVH

[11v] LE TIERS LIVRE
parfaictz, & par consequent de moindre digni
té que les hommes: & non capables de telles ver
tuz que les hommes sont, je ne veulx aultrement
affermer: Car la valeur des dames qui sont icy
est suffisante a me convaincre de mensonge. Je
dy bien qu’il y a eu des hommes tressaiges qui
ont laisse par escript, que nature pour ce que
tousjours elle entend & pense de faire les cho
ses plus parfaictes si elle povoit produiroit con
tinuellement des hommes. Et quant une fem
me naist cest faulte ou erreur de nature: Et con
tre ce que elle mesme vouldroit faire, Comme
lon voyt aussi de ung qui naist aveugle ou boy
teux ou avecques quelque aultre deffaillance,
& es arbres plusieurs fruictz qui jamais ne
viennent a maturité: Parquoy lon peult dire la
femme estre animal produict a l’adventure &
par cas fortuit. Et qu’il soit ainsi regardez les
operations de l’homme & de la femme & de la
prenez l’argument de la perfection de l’ung &
de l’aultre. Et neantmoins puis que ces faultes
de femmes procedent de la coulpe de nature qui
les a produictes telles, nous ne devons pas pour
tant les hair ne laisser de porter le respect qui est
convenable: mais les estimer de plus grande
valeur qu’elles ne sont me sembleroit erreur
evident. Le magnificque Julien attendoit que le
seigneur Gaspard tirast plus oultre: Mais
voyant que desja il se taisoit, il me semble dist
il quen l’imperfection des femmes vous avez
allegue une tresmaulvaise raison: a laquelle com-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XII
bien que par adventure il ne conviendroit pas
maintenant entrer en ses[sic] subtilitez. Je respondz
selon l’advis de ceulx qui le scavent, & selon la
verité, que la substance en quelque chose que lon
vouldra ne peult en soy recevoir le plus ou le
moins. Car si comme une pierre ne peult estre
plus parfaictement pierre que une aultre quant
a naissance de la pierre, ne ung boys plus par
faictement boys que ung aultre. En pareil l’hom
me ne peult estre plus parfaictement homme
que ung aultre. Et par consequent le masle n’est
point plus parfaict que la femelle quant a la
sienne substance formalle: Car l’une & l’aultre
se comprent soubz lespece de l’homme. Et ou en
quoy l’ung est different de l’aultre, est chose ac-
cordant & non essentielle. Si doncques vous
ne dictes que l’homme est plus parfaict que la
femme sinon quant a l’essence aumoins quant
aux accidens Je respondz qu’il est besoing que
ces accidens consistent ou au corps ou a l’enten
dement. S’ilz consistent au corps pour estre hom
me plus robuste, plus agille, plus legier ou
plus endurant travail. Je dy que cela est di-
gne de trespetite perfection. Car entre les hom-
mes ceulx qui ont ces qualitez plus que les aul-
tres ne sont point plus estimez a cause d’elles
Et aux guerres ou on voit la pluspart des oeu
vres labourieuses. Et de force les plus gail-
lardz & roydes ne sont pas pourtant les plus
parfaictz. S’ilz consistent en l’entendement, je
dy que toutes les choses que les homes peuvent

B iiij
Fac-similé BVH

[12v] LE TIERS LIVRE
entendre celles mesmes les femmes les peuvent
aussi entendre: Et la ou penetre lentendement
de l’ung peult aussi penetrer celluy de l’aultre.
Apres que le magnificque Julien eust faict ung
peu de pause il continua en riant. Ne savez vous
pas que lon tient ceste proposition en philosophie.
Que ceulx qui sont molz de chair sont capables
de lentendement: Au moyen dequoy ny a point
doubte que les femmes pour estre plus molles
de chair ne soyent aussi plus capables de l’enten
dement & d’esperit, plus accommodes[sic] aux specu
lations que les hommes, puis il continua. Mais lais-
sant a part cecy, & tournant a ce que vous avez
dit que je prinse argument de la perfection de l’ung
& de l’aultre par les oeuvres. Je dis que si vous
considerez les effectz de nature vous trouve-
rez quelle produict les femmes telles quelles sont,
non par cas fortuit, mais les produit accommo
dées a la fin necessaire. Car combien quelles les
face non fortes de corps & de courage paisible
avec plusieurs aultres qualitez contraires a cel
les des hommes: Neantmoins les conditions de
l’ung & de l’aultre tendent a une seule fin concer
nant a une mesme utilité: Car selon ce que par la
debile foyblesse les femmes sont moins coura
geuses par elles mesmes, elles sont aussi plus
seantes: Par tant les meres nourrissent les en-
fans, & les peres les endoctrinent: & avec proes
ses acquierent dehors ce que les femmes conservent
avec diligence en la maison, qui n’est point moin
dre louenge. Si vous considerez apres les histoi-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XIII
res antiques & modernes: combien que les hommes
ont esté tousjours tressobres a escripre des louen
ges des femmes. Vous trouverez que la vertu a
este continuellement aussi bien entre les femmes que
entre les hommes, & que lon en a encores trouvé de
celles qui ont mené des guerres & en ont obte
nu de glorieuses victoires, ont gouverné les
royaulmes avec singuliere prudence de justice,
& ont faict tout ce que les hommes scavent faire.
Quant aux sciences ne vous souvient il avoir leu
de tant de celles qui ont esté scavantes en philoso
phie, & d’aultres qui ont esté tresexcellentes en
poesie, & d’aultres qui ont plaide les causes &
accusé & deffendu devant les juges treseloquem
ment. Au regard des oeuvres manuelles ce se-
roit chose longue a en faire recit, & n’est besoing
en faire tesmoignage. Si donc en la substance
essentielle l’homme n’est point plus parfaict que la
femme ne moins es accidens que lon voit. Et par
la raison & par les effectz je ne scay en quoy
consiste ceste sienne perfection. Et pource que vous
avez dit que l’intention de nature est tousjours
produire les choses plus parfaictes. Et pour-
tant si elle pouvoit quelle produiroit tousjours
l’homme, & que ce quelle produict la femme est
plus tost erreur ou faulte de nature que son inten
tion. Je respondz que je ne nyeje nye cela totalement, ny
ne scay comment vous puissiez dire que na-
ture n’entend point produire les femmes, sans
lesquelles l’espece humaine ne se peult conser-
ver, de quoy nature est plus desirante que de
Fac-similé BVH



[13v] LE TIERS LIVRE
nulle aultre chose. Donc par le moyen de ceste
compaignie de masles & femelles elle produist
les enfans, lesquelz rendent aux peres ja vieilz
les biensfaictz qu’ilz ont receuz d’eulx en en
fance: car ilz les nourrissent, & apres les renou-
vellent en engendrant encores d’eulx d’aultres
enfans, desquelz ilz entendent a leur vieillesse
recouvrer ce que estans jeunes ilz ont admi-
nistré a leurs peres, & par la nature tournant
quasi en ung cercle acomplit laternitéleternité, & par tel
le maniere donne immortalité aux mortelz.
Puis doncques que la femme a celà est au-
tant necessaire comme l’homme, je ne voy point
pour quelle cause elle soit faicte par cas for-
tuit plus que l’homme. Il est bien vray que na
ture entend tousjours produyre les choses plus
parfaictes: & pourtant elle entend produire l’hom
me en son espece: mais non plus masle que femelle,
aincois si tousjours elle produisoit masle elle
seroit une imperfection: car sicomme du corps
& de l’ame resulte ung compensé plus noble que
ces parties, qui est l’homme, aussi de la compai
gnie de masle & de la femelle resulte ung com-
posé conservatif de l’espece humaine, sans le-
quel les parties se destruyroient & anichille-
roient, au moyen dequoy masle & femelle par
nature sont tousjours ensemble & correlatifz:
& ne peult l’ung estre sans l’aultre. Donc cel-
luy qui n’a la femelle ne doibt estre appellé
masle selon la diffinition de l’ung & de l’aultre,
ne celle qui n’a point de masle ne doibt estre ap
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XIIII
pellée femelle. Et pource que l’ung sexe seul de-
monstre imperfection, les antiques theologiens
attribuent l’ung & l’aultre a dieu. Et par ainsi
Orpheus disoit que Jupiter estoit masle & fe-
melle: & lon trouve en la saincte escripture que
dieu forma les hommes masles & femelles a
sa semblance: & souvent que les poetes parlans
des deux confondent le sexe. A l’heure le seigneur
Gaspard. Je ne vouldroy point (dist il) que nous
entrissions en telles subtilitez: car les dames
qui sont icy ne nous entendent point. Et com
bien que je vous responde par tresbonnes rai
sons, celles cuyderont, ou aumoins feront sem
blant de cuyder que j’aye tort, & incontinent
donneront sentences a leur guyse. Toutesfoys
puis que nous y sommes entrez, je diray seulement
cecy que l’homme ressemble a la forme ainsi que vous
scavez estre l’opinion d’aulcuns hommes tressa
ges, & la femme a la matiere. Et pourtant sicom
me la forme est plus parfaicte que la matiere,
aincois luy donne estre premierement, l’homme est
beaucoup plus parfaict que la femme. Il me sou
vient avoitavoir aultre fois entendu que ung grant philo
sophe en certains ses probleumes[sic] & questions de-
mande. Dont il procede que naturellement la femme
ayme tousjours celluy qui a esté le premier a rece
voir plaisir amoureux. Et au contraire l’homme
hait la femme qui a esté la premiere a conjoindre
en telle maniere avec luy. Et en rendant la raison
de cela afferme quil advient pource qu’en cest acte
la femme recoit perfection de l’homme, & l’homme
Fac-similé BVH



[14v] LE TIERS LIVRE
imperfection de la femme: parquoy chascun
ayme naturellement la chose qui le faict par-
faict, & hait celluy qui le faict imperfaict. Et
oultre ce grant argument de la perfection de
l’homme, & de l’imperfection de la femme, est que
universellement chascune femme desire d’estre
homme par ung certain instinct de nature qui
luy enseigne desirer sa perfection. Le magni-
ficque Julien respondit soubdainement. Les pau
vrettes ne desirent pas a estre hommes pour se
faire plus parfaictes: mais pour avoir liberté
& eviter la domination que les hommes ont
usurpées sur elles de leur propre auctorité. Et
la similitude que vous baillez de la matiere &
de la forme ne s’accommode pas en toutes cho-
ses: pource que la femme n’est pas aussi perfai
cte de l’homme comme est la matiere de la forme:
Car la matiere recoit l’estre de la forme, &
ne peult estre sans elle: aincois quant plus les for-
mes ont de matiere tant plus ont d’imperfection:
& quant elles sont separées d’icelles elles sont
tresparfaictes, mais la femme ne recoit pas l’estre
de l’homme: mais bien ainsi comme elle est faicte
parfaicte de luy elle le faict aussi parfaict dont
elle & luy viennent ensemble a engendrer ce quilz
ne pourroient faire ne l’ung ne l’aultre a part
eulx, mesmes la cause apres de l’amour perpe-
tuelle de la femme envers le premier a qui elle
a esté: & lon trouvera sans response les argu-
mens & raisons que le seigneur Gaspard allegue
contre vous. Je ne scay seigneur Magnificque
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XV
dit a l’heure le seigneur Gaspard, comme vous
pourrez nyer en cecy que l’homme par les qua-
litez naturelles ne soit plus parfaict que la femme
laquelle est froide de sa complexion: & l’homme
plus chault: & beaucoup plus noble & plus
parfaict est le chault que le froit pour estre actif
& productif, & que vous scavez les cieulx icy
bas entre nous infondent seulement le chault &
non le froit lequel n’entre point es operations de
nature, dont pource que les femmes sont froi
des de complexion, je croy que cela soit la cause
de leur couardie & timidité. Encores voulez
vous respondit le magnificque Julien entrer
es subtilitez, mais vous trouverez quil vous en
adviendra tousjours pis. Et quil soit ainsi escou
tez. Je vous confesse que la chaleur est en soy
plus parfaicte que la froideur: mais cela ne s’ensuit
pas es choses meslées & composées: Car s’il
estoit ainsi le corps qui seroit plus chault seroit
plus parfaict: ce qui est faulx. Car les corps tempe
rez sont les tresparfaictz. Je vous dy encores que
la femme est de froide complexion a comparai-
son de l’homme, lequel par trop de chaleur est
distant & eslongne de l’attrempement: mais quant
a soy elle est temperée, ou au moins plus pro-
chaine de l’attrempement que n’est l’homme: car
elle a en soy celle humeur proportionnée en la
chaleur naturelle qui en l’homme par trop de
seicheresse plus tost se resoult & se consomme.
Elle a encores une telle froideur qu’elle resiste
& conforte la chaleur naturelle & la faict plus
Fac-similé BVH



[15v] LE TIERS LIVRE
prochaine a l’attrempement ou en l’homme le
chault superflu reduist tost la chaleur natu-
relle au dernier degré, lequel par defaillance de
nourrissement se resoult. Au moyen dequoy
pource que les hommes a l’engendrer se deseichent
plus que les femmes, il advient souvent qu’ilz
vivent moins quelles, qui est une perfection que
lon peult aussi attribuer aux femmes: car en
vivant plus longuement que les hommes, elles execu
tent plus ce qui est de l’intention de nature que
ne font les hommes. De la chaleur que dessus
nous les cieulx infondent, nous n’en parlons
point maintenant. car elle est equivocque a celle
dont nous parlons. Et estant conservative de
toutes les choses qui sont soubz la rondeur de
la lune, autant chauldes comme froides, elle ne
peult estre contraire au froit, Mais la timidité
qui est aux femmes, combien qu’elle demonstre
quelque imperfection: si naist elle toutesfois
de cause louable, qui est la subtilité & prompti-
tude des espritz, lesquelz tost representent les
especes a l’entendement, dont elles se troublent
facilement, pour les choses exterieures. Vous
en verrez bien souvent d’aulcuns qui n’ont peur
de mort ne d’aultre chose, & neantmoins on
ne les peult appeller hardys: car ilz ne congnois
sent point le danger, & vont comme insensez
ou ilz voyent le chemin, sans penser plus avant:
& cela procede d’une certaine grosseur despe-
rit rabatus & moussez, parquoy lon ne peult
dire qu’ung sot soit courageux: car la vraye
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XVI
magnanimité vient d’une propre deliberation
& determinée volunté de faire ainsi, & d’avoir
en plus grande estimation l’honneur, & le deb-
voir, que tous les perilz du monde. Et combien
que lon congnoisse la mort evidente, s’asseu
rer de cueur & de courage si ferme, que les sen-
temens n’en demeurent point empeschez, n’y
ne s’espoventent, mais facent leur office a descou-
vrir & a penser, comme s’ilz estoient tresrepo-
sez. De ceste sorte nous avons veu & entendu
qu’il ya plusieurs notables hommes, & pareille
ment plusieurs femmes, lesquelz tant es siecles
passez que es presens ont monstré grandeur
de courage, & faict au monde effectz dignes
d’infinies louenges, aussi bien que les hommes.
Lors le Phrigien. Ces effectz (dist il) commen-
cerent quant la premiere femme en pechant
feit aultruy pecher contre dieu: & pour suc-
cession laissa au genre humain la mort, les tra-
vaulx, les douleurs, & toutes les miseres &
toutes les calamitez qui au jourd’huy se sentent
au monde. Le magnificque Julien respondit.
Puis qu’il vous plaist d’entrer en la saincte escri
pture ne scavez vous pas que cest erreur fut pareil
lement rabillé par une femme, qui nous ap-
porta beaucoup plus grande utilité que n’a-
voit faict celle dont vous parlez de dommage?
de sorte que la coulpe qui fut payée par telz
merites s’appelle tresheureuse: Mais je ne
veulx maintenant vous dire de combien tou-
tes les creatures humaines sont inferieures en
Fac-similé BVH



[16v] LE TIERS LIVRE
dignité a la vierge Marie nostre dame, pour
ne mesler les choses divines en ces nostres di-
vis
de-
vis
,
ny ne veulx racompter combien de femmes se
sont avecques une constance infinie laisse cruelle-
ment tuer par les tyrans pour le nom de Jesu-
christ, ny celles qui en disputant par sciences ont
confondu tant de ydolatres. Et si vous me di-
siez que cela estoit miracle, & don de sainct espe
rit, je dy que nulle vertu merite plus de louen-
ge que celle qu’est approuvée par le tesmoigna-
ge de dieu. Vous en povez encores veoir plu-
sieurs aultres a partvous, desquelles lon ne par-
le pas tant, mesmement en lisant sainct Hierosme,
qui en solennise aulcunes de son temps avec louen-
ges si merveilleuses, quelles pourroient bien suffi
re a quelque tant sainct homme que lon vouldroit.
Pensez apres combien d’aultres il en a esté dont lon
ne faict point de mention, pource que les povrettes
demeurent enfermées sans la pompeuse ambition
de chercher nom de sainctete envers le populai
re, comme font au jourdhuy plusieurs ypocrites
maulditz, lesquelz ayant mis en oubly, ou plus
tost faisant peu de cas de la doctrine de Jesu-
christ, qui veult que quant l’homme jeusne, il se per
fume, & lave le visage, affin quil ne semble jeus
ner: & commande que les oraisons, les jeusnes &
les autres bonnes oeuvres se facent, non en pla-
ce, ne par les synagogues, mais en secret, tant
que la main senestre ne sache riens de la dex-
tre. Affermant qu’il n’est au monde plus grant
bien que de donner bon exemple: & ainsi avec

ques le
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XVII
ques le col tors, & les yeulx baissez, en faisant
courir bruyt de non vouloir parler aux fem-
mes, ne manger autre chose que herbes crues,
soubz umbre de leurs manteaulx enfumez &
habillemens dessirez, vont decepvant les sim
ples personnes, & ne se gardent apres de faul
ter testamens, semer inimitiez mortelles entre
le mary & la femme, user de poison, denchan
temens, & malefices, & toutes sortes de mes-
chansetez. Et puis alleguent une auctorite fai-
cte de leur teste qui dit. Si non caste, tamen caute,
Et avec ce mot leur semble medeciner tout le
mal quilz font, & persuader avec bonnes raisons
a ceulx qui ne sont bien advises que dieu pardon-
ne facilement tous pechez pour grans que ilz
soyent: mais quilz soyent secretz & quil nen vien
ne point de mauvaise[sic] exemple. Ainsi avecques
une couverture de sainctete & ceste maniere
de secretise, ilz tournent bien souvent tous leurs
pensemens a contaminer la chaste pensee de quelque
femme, maintesfois a semer haynes entre fre-
res, a gouverner estatz, advancer lung & re-
culler lautre, faire decapiter, emprisonner &
bannir les gens estre ministres, de toutes cho
ses mal faictes, & quasi depositaires des robe-
ries que font plusieurs princes. Il en ya dau-
tres qui se delectent de sembler frais & en bon
poinct, avec ung tainct bien cler, & destre &
de aller bien vestus, & haulsent en se promenant
leurs habitz pour monstrer leurs chausses bien
tirees, & la disposition de leurs personnes en

C
Fac-similé BVH

[17v] LE TIERS LIVRE
faisant les reverences. Aultres usent de certaines
oeillades, & mouvemens, encores en disant la
messe, par ou ilz cuydent avoir trouvé grace &
se faire regarder, & neantmoins ce sont mau-
vais & tresmeschans hommes, & treselongnez
non seulement de devotion: mais aussi de tou
tes bonnes conditions. Et quant leur vie disso
lue leur est reprochée, ilz sen mocquent, & se
rient de ceulx qui leur en parlent, & quasi se attri
buent les vices a louenges. A l’heure ma dame
Emilie. Vous prenez tant de plaisir, dist elle a
dire mal des beaux peres que hors de tout pro
pos vous vous estes fourre en ce devis. Vous
faictes ung tresgrant mal de murmurer des re
ligieux, & vous chargez la conscience sans aul-
cune utilité. Et si n’estoient eulx qui prient pour
nous aultres, nous aurions encores de beau-
coup plus grans chastiemens que nous navons. Sur
cela le magnificque Julien se print a rire, & dit.
Comme avez vous madame si bien devine que
je parloie des beaulx peres, encoiresencores que je ne
les aye point nommez: Mais en verite ce que
jen ay dit ne sappelle point murmuré, car jen
parle bien ouvertement & clerement: & si ne
touche point aux bons: mais entendz des mau
vais & coulpables, desquelz encores je ne dis
pas la milliesme partie de ce que jen scay. Or
ne parlez plus des beaulx peres (respondit ma
dame Emillie) car quant a moy jestime que ce
soit grant peche vous escouter. Et pourtant
pour ne vous escouter me leveray dicy. Je suis
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XVIII
content (dist le magnificque Julien) de ne par
ler plus de cela: mais pour tourner aux louen-
ges des femmes, je dis que le seigneur Gaspard
ne me trouvera poinct aulcun homme singulier
que je ne luy trouve ou sa femme, ou sa seur, de
pareil merite, & quelque fois plus excellente. Oul-
tre que plusieurs ont esté cause dinfiniz biens a
leurs hommes & ont souvent corrigé les erreurs
de plusieurs. Parquoy estans les femmes comme
nous avons dit naturellement capables de mes
mes vertuz que sont les hommes. & en ayant esté
veuz les effectz plusieurs fois, je ne scay pour
quoy cela doibt estre estimé parler de mira-
cles, come le seigneur Gaspard ma impose quant
je leur baille ce quil est possiblespossible quelles ayent, &
quelles ont eu plusieurs fois & ont continuel
lement, attendu quil y a tousjours eu au monde, &
y a encores de present des femmes aussi pro-
chaines a la femme de palais que jay formée, que des
hommes prochaines a l’homme que ont forme les
seigneurs qui sont icy. Le seigneur Gaspard deit
a l’heure. Les raisons qui ont lexperience contrai-
re ne me semblent point bonnes. Et certes si je
vous demandois qui sont, & ou ont esté, ces grans
dames autant dignes de louenges comme les
hommes excellens, qui ont eu femmes ou filles qui
leur ayent esté cause daulcun bien, ou qui les aient
corrigez de leurs erreurs, je croy que demeure-
riez empesché. Veritablement, respondit le ma
gnificque Julien. nulle aultre chose me pourroit
faire demourer empesché que la multitude. Et si

C ij
Fac-similé BVH

[18v] LE TIERS LIVRE
nous avions assez loisir, je vous compteroye a ce
propos l’histoire de OctoviaOctavia femme de Marc
Antoine, & seur de Auguste: Celle de Portia
fille de Cathon, & femme de Brutus. Celle
de Caya cecilia, femme de Tarquin lancien,
Celle de Cornelia fille de Scipion, & d’aultres
infinies qui sont tres communes, & non seullement
des nostres, mais aussi des estrangieres. Comme
de Alexandra femme de Alexandre roy de Ju
dée: laquelle apres la mort de son mary, voyant
le peuple embrasé d’une fureur, & ja courant
aux armes, pour tuer deux enfans qui lui estoient
demourez, pour vengeance de la cruelle & dure
servitude ou le pere les avoit tousjours tenus,
fut telle, que soubdainement elle appaisa ce juste
courroux, & avecques sagesse en ung moment
rendit bienvueillans a ses enfans les courages
des subjectz, que le pere par infinies injures en
plusieurs ans leur avoit faictz tresennemys.
Dictes au moins (respondit ma dame Emilie)
comme elle feit. Le magnificque dit. Voyant
ses enfans en si grant peril, elle feit incontinent
gecter le corps de Alexandre au meillieu de la
place: & apres avoir faict appeller les citadins
leur deit qu’elle congnoissoit bien que leurs
courages estoient espris de tresjuste courroux,
contre son mary: pource que les cruelles inju-
res qu’il leur avoit indeuement faictes, le meri-
toient, & que ainsy comme pendant qu’il
estoit en vie, elle l’eust bien voulu pouvoir re-
tirer de telle maulvaise vie, ainsi elle estoit main
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XIX
tenant appareillée de faire foy de son bon vou-
loir & leur ayder a le punir apres sa mort, en-
tant quil estoit possible: Et pourtant quilz en prins-
sent le corps, & le feissent manger aux chiens, &
qu’ilz le dessirassent en la plus cruelle facon quilz
pourroient ymaginer. Mais bien les prioit elle
quilz eussent pitie des povres enfans innocens,
lesquelz ne povoient, non seulement avoir coul-
pe, mais aussi estre consentans des maulvaises
oeuvres du pere. De si grande efficace furent
ces parolles, que le fier despit ja conceu es cou
rages de tout ce peuple la soubdainement fut
appaisé, & converty en si piteable affection, que
non seulement tous d’une voix ilz esleurent les
enfans pour leurs seigneurs: mais aussi donne-
rent treshonnorable sepulture au corps du mort.
La feit ung peu de pause le magnificque Ju-
lien, & apres continua. Ne scavez vous pas que
la femme & les seurs de Mytridates monstrerent
avoir beaucoup moins paour de la mort que
Mytridates? & la femme de Hasdrubal que
Asdrubal scavez vous pas que Harmonye fille
de Hieron de Siracuse, voulut mourir en l’in-
flammation de sa partiepatrie? A l’heure le Phrigien. Que
faict lobstination? Il est certain (dict il) que par
fois lon trouve aulcunes femmes que jamais ne
changeroient propos: comme celle qui ne povant
plus appeller son mary pouilleux, avecques les
mains luy en faisoit signe. Le magnificque Ju
lien se print a rire, & dist. Lobstination qui tend
a vertueuse fin se doibt appeller constance, come

C iij
Fac-similé BVH

[19v] LE TIERS LIVRE
fut celle de Epicaria libertine rommaine: laquelle
estant consentante d’une grande conspiration con
tre Neron, fut de constance si grande, que enco
res que lon la dessirast avecques tous les plus
aspres tourmens qui se peurent ymaginer, ja-
mais ne revela aulcuns des complices: com-
bien qu’en ce mesme peril plusieurs nobles che
valiers & senateurs craintivement accuserent
leurs freres, leurs amys, & les plus cheres &
intrinseques personnes qu’ilz eussent au mon-
de. Que diriez vous de celle aultre qui s’appel
loit Lyonne en l’honneur de laquelle les Athe
niens desdierent devant la porte de leur cha-
steau une lyonne de bronze sans langue, pour
demonstrer en elle la constante vertu de taci-
turnité, car estant ceste cy pareillement con-
sentante d’une grande conspiration contre les
tyrans, elle ne s’espoventa point pour la mort de
deux grans personnages ses amys. Et combien
quelle fust decouppee par infinis & trescruelz
tourmens, jamais ne revela aulcuns des conspi
rateurs. Madame MarguetiteMarguerite de Gonzague
dit. Il me semble que vous racomptez trop
briefvement ces oeuvres vertueuses faictes par
femmes: car si bien ces nostres ennemys les
ont ouyes & leues, ilz font semblant de ne les
scavoir point, & vouldroient que la memoire
s’en perdist: mais si vous faictes que nous aul
tres lentendions, aumoins nous nous en ferons
honneur. Lors le magnificque Julien. Je le
veulx bien respond il, or je vous veulx par
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XX
ler d’une, laquelle feit ce que je croy que le sei-
gneur Gaspard mesmes confessera que bien
peu d’hommes font. A Marseille y eut jadis
une coustume que lon estime avoir esté ap-
portée de Grece: laquelle estoit que public-
quement lon gardoit de la poyson meslée avec
ques de la cigue, & permettoit lon en prendre
a la personne qui faisoit apparoistre au senat,
avoir cause de se priver de la vie pour quelque
incommodité quelle sentist en elle, ou pour quel
que aultre juste occasion. affin que qui avoit
enduré la fortune trescontraire, ou taste de la
trop prospere, ne fust contrainct de perseverer
en lune, ou de changer l’aultre. Se trouvant donc
ques Sexte pompée là, le Phrigien sans atten-
dre que le magnificque Julien passast plus oul-
tre. Cela (dist il) me semble le commencement
de quelque longue fable. A l’heure le magnifique
Julien se tournant en riant a madame Margue
rite. Veez la (dist il) que le Phrigien ne me laisse
point dire. Je vous vouloie compter d’une fem-
me laquelle ayant remonstré au senat que rai-
sonnablement elle debvoit mourir, joyeuse &
sans aulcune paour print la poison en la pre-
sence de Sexte pompée, avecques si grande constan
ce de courage, & avecques admonnestement si pru
dent & amyable aux siens, que Pompée & tous
les aultres qui veirent tant de scavoir en une
femme, & tant de asseurance en l’horrible pas de
la mort, demourerent confus de merveilles, sans
se povoir tenir de gecter habondance de larmes.

C iiij
Fac-similé BVH

[20v] LE TIERS LIVRE
Alors dict le seigneur Gaspard en riant Je me
recorde aussi d’avoir leu une oraison en laquel-
le ung pauvre mary demande licence au senat de
mourir, & prove en avoir juste cause, pour-
ce quil ne pouvoit plus enduretendurer la continuelle fas
cherie du crier & riotement de sa femme, &
plus tost veult boyre ce venin, que vous dicte-
estre
dicte
estre
garde publicquement pour tel effect,
que souffrir les parolles de sa femme. Respond
le Magnificque. Combien de pouvres dames
auroient juste cause de demander licence de
mourir pour ne pouvoir porter, je ne dis les
maulvaises parolles, mais les maulvais trai-
ctemens de leurs marys? j’en congnois qui seuf
frent les peynes en ce monde que lon dict estre
en enfer. Ne croyes vous point (Respond le
seigneur Gaspard) quil ya aussi plusieurs ma-
rys qui seuffrent telz tormens de leurs femmes
que chascune heure ilz desirent la mort? Dict
le Magnificque. Et quel deplaisir peuvent fai
re les dames aux marys: qui soit ainsi sans re
mede, comme est cestuy que font les marys aux
femmes? Lesquelles sinon par amour aumoins
par craincte sont obeissantes a leusleurs marys, Il
est certain (dict le se seigneurle seigneur Gaspard) que ce
peu de bien qu’elles font a la foys, procede de
craincte, pource quil y en ya peu en ce monde qui
dedens le secret de leur cueurn, ayentcueur n’ayent leurs ma
rys en hayne. Mais au contraire, respond le
Magnificque, Car si vous recordez bien de
ce que vous avez leu, on congnoist par tout
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXI
les hystoires que tousjours les femmes ayment
leurs marys plus quelles ne sont aymees d’eulx.
Quant veistes vous, ou leustes jamais que ung
mary ay faict envers la femme ung tel acte
d’amour, comme celle qui ce[sic] nomme Camma en-
vers son mary? Je ne scay qui fut ceste la Re-
spond le seigneur Gaspard, ne quel acte elle fist
Ne moy aussi dict le Phrigien. respond le Magni
ficque. Escoutez le, & vous madame Margue-
rite mectez peyne de le tenir en memoire. Ce-
ste Camma fut une telle jeune dame ornee de
tant de modestie & gentiles coustumes, que non
moins en ce qu’en sa beaulte elle estoit admira
ble, sur toutes aultres choses elle aymoit somson
mary qui se nommoit Sinatte. Advint qung
autre gentilhomme qui estoit beaucoup de plus
gros estat que Sinatte, & quasi Tyrant en la ville
ou ilz demouroient, s’ennamoura de ceste jeu-
ne dame. Apres l’avoir longuement tenté par tou
te voye & maniere pour la gaigner & tout en
vain, se persuadant que l’amour quelle portoit a
son mary estoit la seulle raison qui empeschoit
ses desirs, il fist tuer cestuy Sinatte. Ainsi sol-
licitant continuellement, puis apres n’en peut ja-
mais tirer aultre fruict que cestuy quil avoit
au paravant, voyant neautmoinsneantmoins son amour
croistre chascumchascun jour de plus en plus, il deli
bera la prendre pour femme, combien quelle
fust d’estat moult inferieur a luy. & les parens
d’elle requis de par Signorige, ainsi se nommoit
cestuy amant, commancerent a luy persuader
Fac-similé BVH



[21v] LE TIERS LIVRE
qu’elle se contenta de luy remonstrant le consentement
estre assez utile, & le reffuz moult perilleux
pour elle & pour eulx tous. Aprez quelle leur eust
aulcunement contredict, finablement elle re-
spond estre contente. Ses parens feirent enten-
dre la nouvelle a Signorige, lequel fort joyeux
procure & faict diligence que les nopces soient
incontinent celebres[sic]. Estans donc l’ung & l’au
tre venuz solemnellement pour c’est affaire au
temple de Diane, Camma y faict apporter ung
certain brevaige doulx, lequel elle avoit com-
pose & illec devant le simulachre de diane en
boit la moytie puis de sa main (pource que ce
stoit l’usaige de ce faire es nopces) elle donne
le demourant a son espoux qui le boit tout. Et
quant Camma . veoit que son entreprinse &
pretente estoit venue a fin toute joyeuse elle s’a
genoille aux piedz de l’ymage de Diane, &
dict. O deesse qui congnois l’interieur de mon-
cueur, tu mes bon tesmoingnaige comme dif
ficillement depuis la mort de mon cher espoux
je me suis retenue de me donerdonner la mort, & avec
combien de l’abeurlabeur jay souffert la douleur de de
mourer en ceste vie amere, en laqueilelaquelle je n’ay
perceu aulcun aultre bien ne plaisir fors l’espe-
rance de ceste vengeance que presentement
je me trouve avoir obtenue. Pourtant joyeu-
se & contante men voys trouver la doulce
compaignie de ceste ame, laquelle & en la vie
& en la mort j ay tousjours plus aymé que
moymesmes. Et toy meschant qui a pense
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXII
estre mon mary, donne ordre que au lieu d’ung
lict nuptial te soit appresté ung sepulchre,
Car je faiz de toy sacrifice a l’ame de Sinatte.
Signorige devient tout blesme & estonne de
ses parolles, & ja sentant la vertu du venin
qui le parturboit, il cherche plusieurs remed-
des, mais ilz ne luy vallent riemrien. & Camma
eut la fortune tant favorable ou aultre chose
que ce fut, que devant qu’elle mourut, elle fut
advertye que Signorige estoit mort, laquelle
chose par elle entendue trescontante se pose
sur le lict les yeulx auxau ciel, en appellant tous-
jours le nom de Sinatte, & disant. O mon tres
doulx amy puis que a ceste heure j’ay donne
lhermeslarmes & vengence a ta mort pour les der-
niers dons, je ne voy plus aultre chose qui me
reste a faire pour toy, sinon fuyr de ce monde
& vie trop cruelle sans toy, laquelle par toy
seul me fut jadis chere viens moy donc au
devant, monseigneur: & recuiellerecueille aussi vou-
lentiers ceste ame, comme elle va voulen-
tiers a toy. Et parlant en ceste maniere avec
les bras ouvers, comme si a lheure leut
voulu embrasser elle mourut. Or dictes Phri
gien quil vous semble de ceste cy? respond
le Phrigien, il me semble que voulez fai-
re pleurer ces dames, Mais posons quil
soit vray, je vous dis que telles dames ne
se trouvent plus au monde. Respond le Ma
gnificque si sont si, Et quil soit vray: escou-
tez de mes jours. Il y eut ung gentilhomme a
Fac-similé BVH



[22v] LE TIERS LIVRE
Pise lequel avoit nom messire Thomas, il ne me
souvient de quelle maison ou familiefamille combien que
laye souvent ouy recorderarecorder a mon pere qui fut son
grant amy. Cestuy donc messire Thomas pas
sant ung jour dedens ung petit basteanbasteau de Pi-
se en Sicile pour aulcuns ses affaires ([sic]il fut sur
prins d’aulcunes fustes des Mores que luy donne
rent en queue tout a desporveu, tellement que ceulx
qui gouvernoient le basteau, ne sen doubterent
point. Et combien que les hommes qui estoient
avec luy se deffendissent assez, toutesfoys pour
ce quilz estoient en moindre nombre que leurs
ennemys, le basteau & tous ceulx qui estoient
dedens demourerent en la puissance des Mo-
res, les ungs fortz navrez, & les aultres par
cas davanture sans nul mal, ente lesquelxentre lesquels estoit
cestuy messire Thomas, lequel sestoit porte
vaillamment, & estoit mort de sa main le frere
d’ung des Capitaines desdictes fustes. De la-
quelle chose icelluy Cappitaine grandement in
digne, comme vous pouvez penser, de la per
te de son frere, il le voulut pour son prisonnier
& le battant, & affligeant chascun jour, le com
duisit
con
duisit
en Barbarie, ou il avoit delibere le tenir
Captif toute sa vie en grande peyne & mise-
re, les aultres tous furent par fin de temps de
livrez, & retournerent en leurs maisons, & ra
porterent a sa femme (qui avoit nom madame
Argentine) & a ses enfans la dure vie & grant
tourment ou vivoit messire Thomas, & estoit
en dangier de vivre a jamais sans esperance, si
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXIII
dieu miraculeusement ne l’aidoit. De laquelle
chose apres qu’elle, & les siens en furent adver
tis, & eurent tente aulcune maniere pour le de
livrer, & que luy mesmes estoit ja resolu de
mourir, il advint quune ingenieuse pitie es-
veilla tant l’esperit & la hardiesse dung sien filz
qui sappelloit Paul, quil n’eut esgard a aulcu-
ne sorte de peril & deliberé ou mourir, ou de
livrer son pere, laquelle chose il feit de sorte quil
le conduict si caultement, & secrettement quil
fut premier en la ville de Lygorne que lon sceut
en Barbarye quil estoit party de la. Messire
Thomas estant en ladicte ville en seurete escript
a sa femme & luy faict entendre de sa delivran
ce, ou il estoit, & comment le jour suyvant il
esperoit de la veoir, la bonne & gentile dame
surprinse de si grande & inspereeinesperee joye de de-
voir si tost par la vertu & par la pitie de son
filz veoir son mary, lequel elle aymoit tant &
croyotcroyoit desja fermement ne le debvoir plus ja-
mais veoir apres quelle eut leu la lettre, elle lieve
les yeulx auxau ciel, & en appellant le nom de son
mary elle cheut morte par tere[sic], & jamais pour
quelque remede quon luy fist, l’ame ja partie
ne retourna au corps. cruel spectacle, certes &
suffisant a temperer les voulentez humaines,
& les retirer de trop efficacement desirer les
joyes excessives, & trop grandes. Dict alors
le PbirigienPhrigien en riant, que ne jugez vous plu-
stost quelle mourut de deplaisir, entendant que
son mary retournoit en la maison? Respond
Fac-similé BVH



[23v] LE TIERS LIVRE
le Magnificque, Pource que le surplus de sa
vie, ne saccordoit a ce. Ains je pense que lame
ne pouvant plus endurer le sejour de veoir mes
sire Thomas avec les yeulx du corps, elle la-
bandonna, & tirée de grand desir, elle vola in
continent ou en lisant la lettre estoit volee sa
pensee, Dict le seigneur Gaspard, peult estre
que ceste dame estoit trop amoureuse, pour
ce que les dames en toutes choses s’atta-
chent a l’extremite qui est maulvais. Et vous
voyez, que pource quelle estoit trop amoureuse
elle fist mal a soy mesmes, a son mагу, & a
ses enfans. ausquelz fut converty en amertu-
me le plaisir de ceste perilleuse desiree delivran
ce. Pourtant vous ne la debvez ja alleguer
pour une de ses dames, qui ont este cause de
tant de biens. Respond le MagnificqneMagnificque, je l’al-
legue pour une de celles, qui donnent tesmoin
gnage, quil se trovent des femmes qui ayment
leurs marys. Car quant a celles qui ont este cau
se de plusieurs biens en ce monde, Je vous en
pourrois dire ung nombre infiny, & vous ra
compter d’aulcunes si antiques que quasi
semblent fables. & de celles qui apres les hom
mes, ont este inventrices de celles choses, quel
les en ont merite estre estimees deesses. Comme
Palas Ceres & les Sibilles. par la bouche, des-
quelles dieu a si souvent parle, & revele au
monde leles choses qui debvoient advenir. Je
vous diroys aussi de celles, qui ont enseigne
de grandz personnages. Comme Aspasie, &
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXIIII
Diotime, laquelle par ung nouveau sacrifice
prolongea dix ans a ung temps de peste, qui
debvoit advenir a Athenes. Je pourrois recitereciter
de Nicrostrata mere Devander, laquelle mon
stra premierement les lettres aux Latins. Et aussi
d’une aultre dame qui fut maistresse de Pin-
darus Poëte Lyricque, & de Corinne, & de
Sapho qui furent tresexcellentes en Poesie. Mais
je ne veulx chercher les choses tant loingtai-
nes je vous dis bien laissant le reste, que para
vanture les dames ne furent moins cause de
la grandeur de la ville de Romme que les hom-
mes. Ce seroit beau d’estre entendu dict le sei
gneur Gaspard respond le Magnificque. Or
escoutez le, depuis l’expugnation de Troye,
plusieurs troyens qui rechapperent de ceste
grande ruyne ilz sen fuyrent les ungs d’ung
coste, & les aultres de l’aultre. desquelz une
grant part qui furent batuz & agitez de di-
verses tempestes, arriverent en Italye en cel-
le contree, ou le Tybre entre en la mer: & de-
scenduz en terre pour chercher leurs necessi-
tez, Ilz commencerent a visiter le pays les
dames qui estoient demourees es navires pen
serent entre elles ung tresutil[sic] conseil, lequel
mettroit fin a leur perilleux & long erreur
marin, & que au lieu de leur pays qu’elles
avoyent perdu elle en avoient recouvert ung
nouveau. Elles donc toutes ensemblement con
seillees & advisees, pendant labsence des hom-
mes bruslerent toutes les navires. Et la pre-
Fac-similé BVH



[24v] LE TIERS LIVRE
miere quil commenca la besongne sappelloit
Romme. Pour lequel faict craignant l’yre des
hommes qui retournoient elles, leur allerent au de
vant, les unes embrasserent leurs marys, les aul
tres leurs cousins & parens, et en les baisant
avec signe de benivolence elles appaiserent le
premier mouvement, puis elles leur manifeste
rent tout a loysir, la cause de leursleur prudent ad-
vis. Parquoy tant par necessite que par estre
benignement acceptez des paysans, les Troyens
furent contens de ce qu’avoient faict leurs fem
mes, & habiterent avec les Latins au lieu, ou
depuis Romme a esté. de ce proceda la coustu
me ancienne entre les Rommains que les fem
mes en rencontrant leurs parens les baisent,
Consideres donc, combien ces dames ayderent
a donner principe & commencement a la vil
le de Romme, Davantaige les Sabines non point
moins donnerent ayde a l’augmentation dicel
le que firent les Troyennes au commencement.
Car ce ayant Romulus provocque la generalle
inimitie de tous ses voysins a cause du ravis-
se ment de leurs femmes & filles quil avoit
faict, il fut travaille de guerre par toutes leurs
bandes, forces, & assemblees, desquelles tou-
tes en se portant homme valeureux se demesla,
& expedia avec victoire, excepte de celles des
Sabins qui fut tresgrande: pource que Tytus
Tatius Roy des Sabins estoit homme vaillant
& scavant: Si que ayant este faict ung grand
exploict d’armes entre les Rommains & Sabins

avec grat
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XXV
avecques grant dommage d’une part & d’au-
tre, & que lon s’apprestoit a ung nouveau &
cruel combat: les femmes Sabines vestues de
noir, les cheveulx espars & dessirez, tristes &
plourantes, sans avoir craincte des armes qui
ja estoient meues pour frapper, vindrent au
meillieu d’entre leurs peres & leurs marys, &
les prierent qu’ilz ne voulsissent souiller leurs
mains du sang de leurs beaulx peres & de
leurs gendres: Et s’ilz estoient mal contens de ce
parantage qu’ilz tournassetournassent les armes contre
elles meimesmesmes: car beaucoup mieulx leur estoit
mourir que de vivre veufves & sans peres &
freres: & se souvenir que les enfans eussent
este engendreez[sic] d’hommes, qui leur eussent
tue leurs peres, ou qu’elles eussent esté engen-
drées d’hommes qui leurs eussent tué leurs ma
rys. En telz pleurs & gemissemens plusieurs
portoient entre leurs bras leurs petis enfans
desquelz les aucuns commencoient ja a des-
nouer la langue, & sembloit quilz voulsissent
appeller & faire feste a leurs ayeulx: Aus-
quelz les femmes monstroient leurs petis en-
fans & plouroient en disant. Voicy vostre
sang que vous cherchez avec si grant rage & fu
reur respandre de voz proprospropres mains Tant
de force eut en ce cas la debonnaireté & pru-
dence des femmes, que non seulement entre
les deux roys fut faicte amytie indissoluble-
ment & alliance perpetuelle: mais que fut
chose merveilleuse, les Sabins vindrent habi-

D
Fac-similé BVH

[25v] LE TIERS LIVRE
ter a Romme, & des deux peuples en fut faict
ung seul. Et patpar ainsi ceste concorde accreut
beaucoup les forces de Romme la mercy des
saiges & magnanimes femmes, qui tellement
en furent par Romulus recompensees, que en
departant le peuple en trente bandes ou tributz
il les appella par les noms des femmes Sabi-
nes Icy s’estant un peu arresté le magnificque
J[unclear]ulien, & voyant que le seigneur Gaspard ne
disoit mot. Ne vous semble (dicitdict il) que ces
femmes fussent cause d’ung grant bien a leurs
hommes, & quelles aydassent beaucoup a la
grandeur de Romme? Le seigneur Gaspard res
pondit. En verite elles furent dignes de gran
des louenges, mais si vous vouliez aussi bien
parler des erreurs des femmes comme de leurs
bonnes oeuvres, vous ne oubliriez pas qu’en
ceste guerre de Titus Tacius une femme tra-
hist Romme, & monstra aux ennemys la voye
d’occuper le capitolle, dont il ne fallut gueres
que les Rommains ne fussent entierement de
truictz. Le magnificque respondit. Vous me
f[unclear]aictes mention d’une seule mauvaise femme,
& moy a vous dinfinies bonnes. Et oultre celles
que jay ja dictes je vous pourroye alleguer a mon
propos milles autres exemples du prouffit que les
femmes ont faict a Romme: & vous diray pour
quoy ung temple fut ediffié[unclear] a Venus armee, &
ung autre a Venus chaulve, & comment la fe
ste des chamberieres fut ordonnee a Juno pour
ce que les chamberieres s’apperceurent jadis a
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXVI
Romme des emblees des ennemys: mais lais-
sant toutes ces choses cest ouvraige magnani
me d’avoir descouvert la conspiration de Ca
tilina dont tant se loue Cicero, neust il princi
palement origine d’une femme, qui pour ceste rai
son lon pourroit dire avoir este cause de tout le
bien que Cicero se vante avoir este faict a la
republicque Rommaine? Certes si javoye temps
a suffisance, je vous monstreroye encores par
adventure que les femmes ont souvent corrige
plusieurs faultes des hommes, mais je crains
que ce mien devis soit desormais trop long &
fascheux: car ayant satisfaict selon mon povoir
a la charge qui ma este donnee par les dames
qui sont icy, je fais compte donner lieu a qui
vouldra dire chosechoses plus dignes destre ouyes
que je ne puis dire, A lheure madame Emilie.
Ne chiffrez[sic] point (dict elle) les femmes des
vrayes louenges qui leur sont deues, & vous
souvenez que si le seigneur Gaspard, & par ad-
venture le seigneur Octovian vous escoutent
avecques ennuy: nous & tous les autres sei-
gneurs qui sont icy vous oyons avecques plai
sir. Ce nonobstant le magnificque vouloit
faire fin Toutesfois les femmes commence-
rent le prier quil parlast. Dont en ryant.
Pour ne faire (dict il) ennuyer le sei-
gneur Gaspard plus quil est, je parleray
briefvement daulcuneaulcunes qui me viennent en
memoire, en laissant plusieurs autres que
je pourroye dire. Estant Philippe filz

D ij
Fac-similé BVH

[26v] LE TIERS LIVRE
de Demetrius devant la cite de Chio quil avoit
assiegé, il feit faire une cryee: que a tous les
serfz de la ville qui sen fuyroient & vien-
droient a luy, il donneroit liberte, & les femmes
de leurs maistres. Les femmes de Chio con-
ceurent ung si grant desdaing a cause de ce-
ste cryee si ignominieuse qu’elles vindrent
es armes aux murailles, & si futieusementfurieusement com-
batirent qu’en peu de temps contraignirent
Philippe de lever le siege avecques honte & dom
mage: ce que n’avoient peu faire les hommes.
Ces mesmes femmes estans prevenues en Len
conie avecques leurs peres, marys & freres
qui alloient en exil feirent acte non moins glo
rieulx que le precedent: Car comme les Eri-
thriens qui la estoient avecques leurs allyez feis-
sent la guerre audicteaudicts Chiois qui ne leur pou-
voient resister vindrent a composition de sor
tir de la ville en pourpoinct & en chemise:
Que les Francois disent ung baston blanc au
poing, Les femmes apres avoir entendu une
si vituperable capitulation: se plaignirent, en
reprouchant aux hommes, qu’en laissant les
armes ilz sortoient comme nudz entre leurs.
ennemys Et comme ilz respondissent que les
articles estoient ja passez & arrestez: elles leur
dirent qu’ilz portassent lescu & la lance, &
qu’ilz laissassent leurs pourpoinctz, & res-
pondissent a leurs ennemys, que cela estoit
leur habillemens. Ce que ilz feirent. ainsi par
le conseil de leurs femmes recouvrerent gran-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXVII
de partie de la honte, qu’ilz ne pouvoient en
tout eviter. En oultre comme le roy Cirus en
une bataille eust fait tourner le dos a une ar-
mee de Persiens, & qu’ilz tinssent leur fuyte en
courant a veu de routte vers la ville, ilz ren-
contrerent leurs femmes hors la porte lesquel
les vindrent au devant en leur disant. Ou fuyez
vous meschans? voulez vous par adventure
vous cacher dedans noz ventres, d’ou vous
estes sortis? Oyans les hommes ces parolles
& autres telles: congnoissans combien ilz
avoient le courage plus failly que leurs fem-
mes, eurent honte de eulx mesmes, & retour-
nerent vers leurs ennemys, avecques lesquelz
ilz combatirent de rechef, & les vainquirent.
Le magnificque Julien apres avoir parlé jus-
ques icy, s’arresta: & se tournant vers mada-
me la duchesse, luy dist. A ceste heure, mada-
me, il vous plaira me donner conge de me tai-
re. Le seigneur Gaspard print la parolle. Il vous
sera besoing de vous taire puis que vous
ne scavez plus que dire. Le magnificque re-
spondit en riant. Vous me pressez de sorte
que vous vous mettez en dangier de ouyr tou
te la nuyt louenge des femmes, & entendre
de plusienrsplusieurs Spartanes, qui ont tenu chere la
glorieuse mort de leurs enfans, & de celles
qui les ont refusez, ou tuez quant ilz les ont veuz
& trouvez attainctz de couardise: & apres com
ment les femmes de Sagonte en la ruyne de
leur partie prindrent leur:leurs armes contre les gens

D iij
Fac-similé BVH

[27v] LE TIERS LIVRE
de Hannibal: & comment estant une armee de
Allemans vaincue par Marius, apres que leurs
femmes ne peurent obtenir grace de vivre fran
ches a Romme au service des vierges vestalles,
elles sentretuerent toutes ensemble avecques
leurs petis enfans: & de milles autres d’ont les
anciennes hystoires sont toutes pleines. Alors
le seignenrseigneur Gaspard. Dea magnificque, dieu
scait comme ces choses passerent: car les sie-
cles d’alors sont si eslongnez de nous, que lon
y peult entremesler beaucoup de mensonges,
& ny a personne qui le reprouve. Le magnificque
dist. Si en tout temps vous voulez mesler la
valleur des femmes avecques celle des hommes
vous trouverez quelles n’ont jamais esté, ny sont
encores maintenant en riens moindres en ver-
tus que les hommes, car en laissant les temps si
fort anciens, si vous venez au temps que les
Gotz regnerent en Italie, vous trouverez qu’il
y eut entre eulx une reyne nommee Amalsonte
qui gouverna longuement avec une merveilleu
se prudence. Et apres Thedelande reyne des
Lombards, qui fut de singuliere vertu, Theo
dore emperiere Grecque: & en ytalie entre au
tres personnes fut dame tressinguliere la Con
tesse Matilde, des louenges de laquelle je laisse-
ray parler le Conte Ludovic. pource quelle fut
de sa maison. Mais bien dict le Conte a vous
est: car vous scavez bien quil ne convient point
que lhomme loue ses propres choses. Le Magni
ficque poursuyvit, en disant. Et combien de
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXVIII
femmes renommees es temps passez trouvez
vous de ceste tresnoble maison de Montfeltre?
& combien de celle de la maison de GonzagueGousaigue?
de Heste? de Pyes? Et si apres nous voulons
parler du temps present, il ne nous fault point
chercher d’exemples trop loingtains: car nous
en avons a lhostel mais je ne me veulx point
ayder de celles que nous voyons devant nous
affin que vous ne faciez semblant de me consen
tir par courtoysie Ce que vous ne me povez
nyer en aucune maniere. Et pour sortir D’yta
lie, souvenez vous que nous avons veu en no
stre temps la reyne Anne de France tresgran-
de dame non moins en vertus, que en esbatzestat, laquel
le si vous voulez comparer en clemence, en justi-
ce? en liberalite & saincteté de vie au roys Char
les, & Loys, dont elle fut femme, vous ne la trou
verez en riens plus basse que eulx. Regardez
madame Marguerite fille de lempereur Maxi
milian
maxi
miliam
qui jusques icy a gouverne. & tous-
jours gouverne ses pays avec singuliere pru-
dence & justice: mais laissant a part toutes les
autres, dictes moy seigneur Gaspard quel roy,
ou quel prince ait esté en nostre temps, & encores
plusieurs ans au paravant en chrestiente, qui me-
rite estre comparé a la royne ysabeau d’spaigneEspaigne
Le seigneur Gaspard respondit. Le roy Ferrand
son mary. Le magnifique replicqua. Je ne vous
nyeray point cela: car puis que la royne le jugea
digne d’estre son mary, & tant l’ayma, & honno
ra come elle feit, lon ne peult dire qu’il ne meritast

D iiij
Fac-similé BVH

[28v] LE TIERS LIVRE
luy estre comparé. Je pense bien que la reputa
tion quil eut au moyen d’elle fut douaire: non
moindre que le royaulme de Castille. Mais bien
respondit le seigneur Gaspard, je pense que la royne
ysabeau fut louee au moyen de plusieurs oeu
vres du roy Ferrand. Lors le magnificque. Si le
peuple despaigne (dit il) les seigneurs, les particu
liers, les hommes & femmes, povres & riches ne se
sont accordez a vouloir monter a sa louenge, il na
este en nostre temps au monde plus noble exemple
de vraye bonté, de grandeur, de prudence, de cou
rage, de devotion, dhonnesteté, de courtoisie &
liberalite, pour abreger, de toute vertu que la roy
ne ysabeau. Et combien que la renommee de ceste
dame soit tresgrande en tous lieux, & empres
toutes nations: ceulx qui vesquirent avec elle,
& qui furent presens a ces actions, afferment
tous que ceste renommee est yssue & procedee de
ses vertus & merites. Que qui vouldra conside
rer ses oeuvres, congnoistra facillement que la
verite est telle, Car pour laisser infinies choses
qui de cecy font foy, & que lon pourroit dire
si nostre propos estoit d’elle principallement,
chascun scait que quant elle vint a regner, elle
trouva la plus grant partie de Castille occu-
pée par les grans seigneurs: & toutesfois elle
recouvra tout si deuement, & avec tel moyen que
ceulx la mesmes, qui en furent privez luy reste
rent tresaffectionnez, & contens de ce quilz posse
doient. Cest aussi chose assez congneue en quel
le grandeur de courage & sagesse elle deffendit
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXIX
tousjours ses royaulmes a lencontre de ses tres-
puissans ennemys. Et mesmement lon peult
donner a elle seule honneur de la glorieuse con
queste du royaulme de Grenade: car en celle
guerre tant longue & si fort difficile contre en-
nemys obstinez qui combatirent pour leurs fa
cultez, pour leur vie, pour leur loy, & a leur ad
vis, pour la querelle de dieu, tousjours monstra
sage conseil, & en propre personne tant de ver
tus, que par adventure en autre temps peu de
princes ont eu hardyesse. je ne dis pas de l’en-
suyvre, mais de luy porter envie. Davantage
tous ceulx qui l’ont congneue: afferment quil
y eut en elle une si divine maniere de gouver
ner, qu’il sembloit que ce fust quasi assez de sa-
voulente
sa
voulente
seulement, car sans autre bruyt chas
cun faisoit ce quil devoit, tellement que les gens
osoient a peine en leurs maisons secretement
faire choses, quilz pensassent qui luy deust des-
plaire. Et de cela fut cause en grant partie le
merveilleux jugement, qu’elle eut a congnoistre
& choisir ministres propres & idoines aux offi
ces, esquelz elle entendoit les employer. Si sceut
si bien conjoindre la rigueur de justice avec la
doulceur de clemence, & liberalite, quil ny eut
en ses jours aucun bon qui se plaignist d’estre
petitement remuneré, ne aucuns mauvais d’e
stre trop griefvement pugnis, D’ou advint
qu’entre ses subjectz nasquit une souveraine
reverence envers elle meslee d’amour & de crain
te, qui en leur entendement demeure encores
Fac-similé BVH



[29v] LE TIERS LIVRE
jusques a present si ferme & estable[sic], qu’il sem
ble quasi qu’elle les regarde du ciel, & que de
lassus elle leur doyve bailler louenge, ou blas-
me: au moyen dequoy les royaulmes qu’elle te
noit se regissent encores soubz son nom, & avec
les statutz par elle ordonnez, en la facon que
combien que la vie luy soit faillie son auctori
te vit encore, ainsi comme une roue, laquelle
ayant este longuement tournee par impetuosi
te, tourne encores d’elle mesmes une bonne espa
ce, combien quil ny ait ame qui la pousse. Con-
siderez en oultre seigneur Gaspard, que tous
les grans seigneurs d’Espaigne en nostre temps
& renommez en ce que lon vouldra, ont este nour
ris par la royne Ysabeau. Entre aultre Consol
ve Ferrand grant capitaine se prisoit beau-
coup plus destre de la maison dicelle, que de tou
tes ses fameuses victoires, ne que de toutes les
excellentes & vertueuses oeuvres quil avoit faict
tant en guerre comme en paix lesquelles vertus l’ont
rendu si cler & illustre que si la renommee n’est
tresingrate, elle trompetera tousjours au mon
de ses immortelles louenges, & portera tesmoi
gnage que nous avons eu peu de roys, & de prin
ces en nostre temps qui n’ayent este par ledict fer-
rand surmontez en magnanimite, scavoir, en tou
te vertu. Or pour retourner en Italie je dis que la
encores nous n’avons point de faulte de tresex
cellentes dames: Car a Naples nous avons deux
singulieres reynes. Et ny a pas long temps,
mesmes a Naples mourut Claude reyne de
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXX
Hongrie, qui fut si excellente comme vous sca-
vez, & suffisante de faire paragon a son ma-
ry le glorieux, & invaincu roy Mathias Cor
vin, Pareillement la duchesse Ysabeau d’Arra-
gon digne seur du Roy Ferrand de Naples, la
quelle comme lor au feu, a monstre sa vertu &
valleur parmy la tourmente de fortune. Si
vous venez en Lombardie, vous rencontrerez
madame Ysabeau Marquise de Mantoe, aux
tresexcellentes vertus de laquelle lon feroit
injure d’en parler si sobrement, comme il seroit
force en ce lieu a celluy qui en vouldroit par-
ler, Il me desplaist encores que vous navez
tous congneu la Duchesse Beatrix de Millan
sa seur, affin que jamais plus vous n’eussiez a
vous esmerveiller de femme: & la duchesse de
Ferrare Eleonor d’Arragon mere de l’une &
de l’autre des dames que je vous ay nommees, fut
telle que ses tresexcellentes vertus firent bon tesmoi
gnage a tout le monde, Et non seulement estoit
digne estre fille de Roy: mais elle meritoit estre
royne de beaucoup plus grans estatz que n’avoient
possede tous ses predecesseurs. Et pour vous
dire d’une autre: combien dhommes congnoissez
vous au monde, qui eussent enduré les aspres
cours de fortune en si grande moderation, comme
a faict la royne Ysabeau de Naples: laquelle a
pres la perte de son royaulme. la mort du roy
Federic son mary: & de deux ses filz, & la pri
son du Duc de Calabre son filz aisné, toutes-
fois elle se monstre encores estre reyne: & en tel
Fac-similé BVH



[30v] LE TIERS LIVRE
le maniere supporte les calamiteuses incommo-
ditez de sa miserable povreté, qu’elle donne a con
gnoistre a chascun que combien qu’elle ait
change sa bien heurete, quelle nest muee de
ses bonnes conditions. Je laisse a nommer infinies
autres dames, & aussi des femmes de bas estat,
comme plusieurs Pisannes, qui a la deffense de
leur partie[sic] contre les Florentins ont monstre
celle noble hardiesse sans aucune peur de la
mort que pourroient monstrer les courages plus
invaincus qui jamais furent au monde, dont au-
cunes delles ont esté solennises par plusieurs
nobles poëtes: Je pourroye vous parler d’au-
cunes autres tresexcellentes en lettres, & mu-
sicque, en paincture, en sculpture: mais je ne
veulx aller m’embrouiller avec les exemples, qui
a vous sont trescougneuestrescongnues. Il suffit que vous
pensez en vostre entendement aux femmes
que vous mesmes congnoissez. Il ne vous seroit
point difficile a comprendre que pour la plus part
elles ne sonsont point de moindre valleur & meri-
te que leurs peres, leurs freres & leurs marys, &
que plusieurs d’elles ont esté cause du bien & ad-
vancement des hommes, & souvent ont rabille
leurs faultes. Et si lon trouve maintenant au mon
de ces grandes roynes qui voysent subjuguer
loingtains pays & facent de grans ediffices pi-
ragmides & citez comme celle Thomyris roy-
ne de Scithie, Arthemisia, zenobia, Semira-
mis ou Cleopatra, Aussi ny a il point dhommes
comme Cesar, Alexandre, Scipion Lentulle, &
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXI
ces autres empereurs capitaines Rommains.
Ne dictes pas cela (respondit le Phirgien Phrigien enriant)
Car maintenant plus que jamais lon trouve de fem
mes comme Cleopatra ou Semiramis, & si elles
n’onont tant de seigneuries, forces, ou richesses, la
bonne volunte ne leur deffault pourtant de les
ensuyvir, aumoins de leur donner plaisir & satis
faire au plus qu’elles pevent[sic] a leurs appetitz.
Le magnificque Julien dist, Vous voulez sortir
hors des termes Phrigien: Mais si lon trouve
aucunes Cleopatres, lon ne fault pas aussi de
trouver des Sardanapalles infinis qu’est beau
coup pis. Ne faictes point (dist a lheure le sei-
gneur Gaspard) ces comparaisons, ne croyez que
les hommes soyent plus incontinens que les femmes.
Et quant ores ilz le seroient ce ne seroit pas le pis
pource que de lincontinence des femmes proce-
deroient des maulx infinis. qui ne procedent point
de celle des hommes. Et pourrantpourtant comme il fut dit
hier il a este sagement ordonne que a elles soit lici-
te sans blasmes faillir a toutes les autres cho-
ses, affin qu’elles puissent mettre toute leur
force pour se maintenir en ceste seule vertu de
chastete, sans laquelle les enfans seroient in-
congneuz & ce lyen, qui estrainct tout le
monde par le sang en ce que chascumchascun ayme
naturellement ce quil produist, se destruiroit: au
moyen dequoy la vie dissolue est plus mal seante
aux femmes que aux hommes qui ne portent point neuf
moys les enfans dedans le corps. A lheure le ma
gnificque Julien. Ces argumens (dist il en se
Fac-similé BVH



[31v] LE TIERS LIVRE
mocquant) que vous faictes sont merveilleu-
sement beaulx, & m’esmerveille que vous ne
les mettez par escript: mais dictes moy pour
quelle cause n’a lon ordonne que la vie dissolue
soit aussi vituperable aux hommes que aux fem-
mes, attendu que silz sont par nature plus ver-
tueux, & de plus grande valeur, aussi pourroient
ilz plus facilemeutfacilement se maintenir en ceste ver-
tu & continence: & les enfans ne plus ne moins
seroient certains. Car se bien les femmes estoient
lascives: mais que les hommes fussent continens
& ne consentissent point a la lubricite des fem-
mes, elles ne pourroient engendrer entre elles
sans autre ayde: Mais si vous voulez dire le
vray: vous confesserez que nous nous sommes
attribuez une licence de nostre auctorite, par
laquelle nous voulons que les mesmes pechez
soyent en nous treslegiers & quelque fois meri
tent louenge: & quilz ne puissent envers ses fem
mes estre punis a souffisance, si ce nest avec
une mort vituperable, ou a tout le moins avec
une infamie perpetuelle. Au moyen de quoy
puis que ceste oppinion a gaigne credit, il me sem
ble que ce soit chose convenable punir enco-
res aigrement ceulx qui par mensonges donnent
reproche aux femmes: & estiment que chascun
noble chevalier soit tenu de tousjours deffen-
dre la verite par armes ou il est besoing, pareil-
lement quant il congnoit quelque dame estre faul-
semment calumpnie de son honneur. Et j’afferme,
r[unclear]espond en riant le seigneur Gaspard, que non seu-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXII
lement ce que vous dictes, est le devoir de chas
cun noble chevalier: mais pense que ce soit grant
courtoisie & gentillesse couvrir quelque faulte
ou une femme soit tombee par desfortune, ou
trop grande amour, & par la vous povez veoir que
je tiens plus la part des femmes ou la raison
me comporte, que vous ne faictes. Je ne nye pas
que les hommes n’ayent prins ung peu de liberte
Et ce pour autant quilz scavent que selon l’uni
verselle opinion la vie dissolue ne leur tourne
pas tant a reproche comme elle faict aux fem-
mes, lesquelles pour l’imbecillite de leur sexe,
sont beaucoup plus inclinees a leurs appetitz
que les hommes. Et si par fois elles se gardent
de satisfaire a leurs desirs, elles le font de hon-
te, & non pas pource qu’elles nen ayent la vou
lente tresprompte. Et pourtant les hommes
leur ont baille pour bride la craincte de cestuy
reptochereproche, qui les tient quasi par force en ceste ver
tu: sans laquelle a dire vray, elles seroient peu
a priser: car le monde ne tire point utilite des
femmes, sinon quant a la generation des en-
fans: Mais cela n’advient pas des hommes qui
gouvernent les citez, conduysent les armearmes, &
font tant de choses d’mportanceimportance: Ce que je ne
veulx point disputer puis que vous le voulez
Ainsi comment elleelles le scauroient faire, il suffit quel-
les ne le font point. Et quant il est advenu aux
hommes faire parragon de continence ililz ont sur-
monte les femmes aussi bien en ceste vertu com-
me es autres, combien que vous ne le consen
Fac-similé BVH



[32v] LE TIERS LIVRE
tes pas. Et je quant a ce ne veulx point reciter
tant d’hystoires ou de fables comme vous a-
vez faict: ains vous remettray a la continence
de deux tresgrans seigneurs jeunes hommes,
& en leur victoire, laquelle a acoustume de fai-
re les hommes insolens: voire ceulx qui sont
de tresbasse condition. L’une est celle de Alexan
dre le grant envers les tresbelles femmes de
Darius son ennemy & vaincu. L’autre de Sci
pion comme il estoit de laage de vingtquatre
ans, apres quil eut print en Espaigne une cite
par force, une tresbelle & jeune damoiselle prin
se entre plusieurs autres fut amenee. Et quant
il entendit que cestoit la femme dung des sei-
gneurs du pais, non seulement il se contint de
tout acte deshonneste envers elle: mais la ren-
dict immaculee a son mary, & davantage l’hon
nora de plusieurs riches dons. Je pourroye
vous parler de Xenocrates lequel fut si conti
nent, que sestant couchee une tresbelle femme
a son coste, encore quellesquelle luy feist toutes les cha-
resses
ca-
resses
, & usant envers luy de toutes les manie
res attractives quelle scavoit, dont elle estoit
tresbonne maistresse, elle n’eut jamais povoir
de faire quil monstrast ung signe pour petit quil
fust, de lubricite: combien quelle y employast
toute une nuyt. Et de Pericles lequel oyant
seulement ung homme qui louoit par tresgrant
affection la beaulte dung garson, le reprint ai
grement. Et de plusieurs aultres continens par
leur propre volente, & non par honte ou par

craincte
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XXXIIXXXIII
craincte de punition, dont sont induictes la
plus part des femmes qui se maintiennent en
ceste vertu: & neantmoins ne laissent point de
meriter d’en estre grandement louees. Et cel-
luy qui faulsement leur donne reproche de lu
bricite est digne (comme avez dict) de tresgran
de punition. A lheure messire Cesar qui se
estoit teu une bonne piece. Pensez (dict il) en
quelle facon parle le seigneur Gaspard en blas-
mant les femmes, quant ce que vous venez de
ouyr sont les choses quil dict a leurs louen-
ges: Mais si le seigneur Magnificque ne me
donne conge que je luy puisse respondre en son
lieu quelques petites choses touchant ce quil
a dict, a mon advis faulsement contre les fem
mes, il sera bon pour lung & pour lautre: car
il se reposera ung peu & pourra mieulx apres
continuer a dire quelques aultres excellences
de la femme du palays: Et je tiendray pour
grant grace d’avoir occasion de faire ensemble
avecques luy cest office de bon chevalier. Cest
assavoir de deffendre la verite. Mais je vous
en prie respondit le seigneur Magnificque:
Car me semble desja avoir satisfaict selon ma
force a ce que je devoye, & que ce devys estoit
desormais hors de propos. Messire Cesar tira
oultre en disant. Je ne veulx pas parler de l’u-
tilite que le monde a par les femmes, oultre en
gendrer les enfans: Car il a este declaire a suf-
fisance combien elles sont necessaires non seu
lement a nostre estre: mais encores quant a no-
E
Fac-similé BVH

[33v] LE TIERS LIVRE
stre bien estre. Je dys seigneur Gaspard que
si elles sont ainsi que vous dictes plus vives
a leur appetition que les hommes: & que ce
nonobstant elles s’en gardent plus que les hom
mes: ce que vous mesmes confessez, elles sont
de autant plus dignes de louenges, que leur
sexe est plus foible & moins fort pour resister
aux appetitz naturelz. Et si vous dictes qu’el
les le sont de honte, il me semble qu’en lieu
d’une seulle vertu vous leur en donnez deux:
Car si en elles la honte a plus de pouvoir que lap-
petit, & que par la elles se abstiennent de cho
ses mal faictes: Jestime que ceste honte, qui nest
finablement autre chose que craincte de infa
mie soit une tres rare vertu, & que bien peu
dhommes possedent. Que si je povois sans in
finy vitupere des hommes dire comment
plusieurs d’eulx sont plongez en impuden-
ce: qui est vice contraire a ceste vertu, je con-
tamineroye les sainctes aureilles qui mescom
ptent, en telle maniere ces gens contagieux
envers dieu & nature sont pour la plus part
hommes desja vieux qui font profession, les
ungs de prestrise, les autres de philosophie au
cuns de sainctes loix & gouvernent la chose
publicque avecques celle severite cathonien
ne, & visaige qui porte semblant de toute la preu
dhommie du monde: & tousjours alleguent
que le sexe feminin est tresincontinent: & toutes
fois jamais ne se plaignent dautre chose que
de ce que la vigueur naturelle leur deffault
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXIIII
pour povoir satisfaire a leurs abhominables
desirs qui leur demeurent encores en lesperit
apres que nature les denye au corps: Et pour
tant ilz trouvent souvent des facons ou la for
ce nest point necessaire: mais je nen veulx par
ler plus avant, & me suffist que vous confessez
que les femmes se gardent de la vie lubricque
plus que les hommehommes. Et cest certain qu’elles ne
sont tenues d’avoir bride que de celle quelles
mesmes se mettent, & quil soit vray la plus part
de celles qui sont gardees avecques trop estroicte
garde ou batues par leurs marys & peres sont
moins pudicques que celles qui ont quelque li-
berte: mais la plus forte bride que ayent gene
rallement les femmes, est l’amour de vraye ver
tu & le desir dhonneur, duquel plusieurs que jay
congneues en mon temps font plus d’estime que
de leur propre vie. Et si vous en voulez di-
re le vray chascun de nous a veu des jeunes gen
tilz hommes tresnobles sages, discretz, beaulx
& vaillans qui ont beaucoup employez d’ans en
lamour sans laisser derriere aucune chose ap-
partenante a songneuse diligence, a presens
a prieres, alarmes: & pour abreger a tout ce que
lon peult ymaginer, le tout en vain & pour
neant, & si lon ne povoit dire que mes qualitez
ne meritent point que je soye jamais ayme, je
allegueroye, tesmoignages de moy mesmes qui
plus dune fois ay este prochain a la mort pour
l’immuable & trop severe honnestete dune fem-
me. Le seigneur Gaspard respondit. Ne vous

E ij
Fac-similé BVH

[34v] LE TIERS LIVRE
esmerveillez pas de cela, car les femmes qui sont
priees tousjours refusent de complaire a celluy
qui les prie, & celles qui ne sont point priees prient
autruy. Messire Gaspard respondit. Je nay
point congneu de ceulx la qui sont priez des fem-
mes: mais bien plusieurs de ceulx qui se voyans
avoir essayé le gue, & employe le temps fol-
lement, recourent a ceste noble vengeance: &
dient avoir eu habondance de ce quilz ont seule
ment ymagine. Et leur semble que mesdire &
trouver des inventions pour faire avoir mau-
vais bruit parmy le populaire de quelque no-
ble dame soit une sorte de courtisanie: mais
ceulx qui de quelque femme de valleur vail-
lamment se donnent vantance meritent chasti
ment & pugnition tresgriefve, soit vray ou
faulx ce quilz en dyent. Et si elle leur est quelque
foys donnee pour telle cause, lon peult dire, com
bien ceulx la meritent estre louez qui font telz
offices. Car silz dyent mensonge, qu’elle mau
vaistie peult estre plus grant, que priver par mes
chanseté une femme de valleur de ce quelle esti-
me plus que la vie, & non pour autre chose que
celle qui la devoit faire solenniser de louenges
infinies? Et silz dyent verite quelle pugnition
pourroit suffire a celluy qui est si parjure, qui
rend une si grant ingratitude pour recompen
se a une femme, laquelle s’est laissee induyre a
trop aymer, vaincue par les faulses deceptions:
fainctes larmes, prieres continuelles, lamenta
tions, finesses, aguetz & parjuremens dung
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXV
esperit si maling, auquel apres elle s’est don-
nee en proye inconsideramment sans aucune re
servation: Mais pour vous respondre encores
a ceste non ouye continence d’Alexandre, &
de Scipion que vous avez allegue: Je dys que
je ne veulx pas nyer que lung & lautre ne feist
acte de grant louenge. Toutesfois affin que
ne puissiez dire qu’en recitant choses antiques
je vous racompte des fables, je vous veulx al
leguer une femme de nostre temps de basse con
dition, laquelle monstra beaucoup plus gran
de continence que ces deux personnages. Je
vous dis que jay autrefois congneu une belle
& gentille damoyselle, dont je ne vous diray
point le nom, pour ne donner aux ignorans ma-
tiere de mesdire, lesquelz incontinent quilz en
tendent une femme sestre enamouree, ilz en pren-
nent mauvaise opinion. Ceste cy doncques
ayant este longuement aymee par ung noble &
bien conditionne jeune homme, se tourna a lay-
mer de tout son cueur & pensee, dequoy non seu
lement jestoye bien acertene a qui elle disoit cou
vertement tout le secret de son courage, non au
trement que si jeusse este, je ne diray pas son
frere, mais une sienne treschere seur: mais aussi
tous ceulx qui la veoient en la presence du gen
til homme qu’elle aymoit congnoissoient clere-
ment sa passion. Comme doncques elle aymoit
ainsi ardamment que peult aymer ung cueur
tresamoureux, elle dura en si grande continen-
ce, que jamais elle ne feit signe a ce jeune hom-

E iij
Fac-similé BVH

[35v] LE TIERS LIVRE
me de laymer, si non ceulx quelle ne povoit cacher
ne jamais vouloit parler a luy ne recevoir les
lettres qui luy escripvoit, ny les presens quil
luy envoyoit, car il ne passoit jamais ung seul
jour qu’elle ne fust par luy sollicitee de l’ung &
de l’autre combien que si parfois elle povoit avoir
a cachette quelque chose qui eust este[sic] audit
jeune gentilhomme: elle la tenoit si chere & en si
grans delices, quil sembloit que de la despendist
sa vie & tout son bien. Mais en si longue es-
pace de temps jamais en autre chose ne luy vou
lut complaire, que de la veoir, & de se laisser
veoir, & de danser quelque fois avecques luy
comme avecques les autres: quant il advenoit
quilz se rencontroient es festes publicques & as-
semblees. Et pourtant que les conditions de
lung & de lautre estoient fort semblables, elle
& le gentil homme desiroient que une si grant
amour eust heureuse yssue, & quilz fussent en
semble mary & femme. Et cela mesmes desi-
roient tous les autres gentilz hommes & fem
mes de ceste cite, excepte le cruel pere d’elle, le
quel par une perverse & estrange opinion la
voulut marier a ung autre plus riche, en quoy
ne fut aucunement contredict par linfortunee
damoyselle, sinon avecques larmes tresameres,
Et estant ensuivy ce mariage malheureux, a
la tresgrande compassion de tout le monde qui les
congnoissoit, & au desespoir des povres amans,
neantmoins ceste playe de fortune ne fut suf-
fisante pour desraciner une amour si bien fon-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXVI
dee descueurdes cueurs de l’ung & de l’autre, car depuis
elle dura par lespace de trois ans durant lequel temps
poursuyvit tousjours son obstine propos de
continence, & dissimula tressagement & cher
cha par toutes voyes d’estaindre le feu de ce
desir, veu quilz estoient sans esperance pour
ladvenir, pudique vouloir car ne povant honne
stement avoir celluy qu’elle adoroit en ce mon
de, elle ayma mieulx n’en vouloir point en au
cune manyere & suyvre sa coustume de non
accepter ambassades ny presens ny mesmes ses
oeillades. Mais en ceste resolue voulente la
pauvrette combatue par la trescruelle passion
& estatestant devenue seiche par le long ennuy mou
rut au bout de trois ans, & voulut plus tost re
bouter ses contentemens & plaisirs tant desirez
& finablement la propre vie que faire playe a
son honneur. Et si ne luy deffailloient point
moyens & voyes de satisfaire a son vouloir
tressecrettement & sans dangier dinfamie ou
daucune autre perte. Et toutesfois elle s’abstint
de ce qu’elle tant desiroit en soy mesmes, &
dont elle estoit si continuellement eslongnée
par ceste personne, a laquelle seule elle desiroit
complaire, ny a ce faire se meut par craincte ny
par aucun autre respect, que par la seule amour
de vraye vertu, Que dite[sic] vous d’une autre qui
durant lespace de six moys quasi toutes les
nuyctz coucha avec ung sien amoureux,
qu’elle aymoit singulierement: & neantmoins
en ung jardin habondant de fruictz tressa-

E iiij
Fac-similé BVH

[36v] LE TIERS LIVRE
voureux, & estant semonce par le sien tresar-
dant desir, & par les prieres & larmes de cel-
luy qui[unclear]luy estoit plus cher que sa propre vie
combien quelle fust prinse & lyee toute nue
en lestroicte chaisne des bras que tant elle ay-
moit jamais ne se rendit pour vaincue & se
garda d’en taster? conserva la fleur de son hon
neur immaculee? Vous semble il seigneur Ga
spard que ce soyent actes de continence equi
valens a celle de Alexandre, lequel estant tresar
damment enamoure: non des femmes de Da-
rius: mais de celle renommee & grandeur qui
le stimuloit avecques les esperons de gloire a
souffrir travaulx & perilz pour se faire imor-
tel, il desprisoit non seulement les autres cho-
ses, mais aussi sa propre vie pour acquerir re-
nom sur tous les autres hommes? Et nous nous
esmerverillonsesmerveillons que luy ayant telz pensemens en
la fantasie se garda d’une chose quil ne desi-
roit pas fort? Car pour non avoir jamais
plus veu lesdites femmes il nest pas possi-
ble que il les ayma en ung moment: Mais
bien a ladventure les avoit eues en horreur
a loccasion de Darius son ennemy. Et en ce
cas chascun acte lassif quil se fust essaye de fai
re envers elles, eust este oultrage & non amour.
pourtant ce nest pas grant cas que d’Alexan
dre, qui non moins vaincquit le monde par
magnanimite que par armes, se garda de fai-
re injures aux femmes. Et oultre, la continence
de Scipion est veritablement beaucoup a
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXVII
louer: & toutesfois si vous la considerez bien
elle nest point a equiparer a celle des deux fem
mes dessusdictes, Car il s’abstint pareilllementpareillement
d’une chose quil navoit pas fort desiree se trou-
vant en pays dennemys nouveau capitaine, &
sur le commencement de l’entreprinse de tres
grosse importance ayant laysse entre les siens
une si grande attente de luy. & sachant quil
falloit rendre compte de tous ses faictz a ju-
ges tresseveres, & qui le plus souvent pugnis
soient non seulement les grans faultes: mais
bien souvent les bien petites: & si congnois-
soit quil avoit des ennemys entre eulx, & en-
tendoit bien que s’il eust faict autrement il
eust pense conciter tant d’ennemys, & telle-
ment quilz luy eussent prolonge & par adven-
ture oste la victoire, pource que celle femme
estoit de tresnoble maison & maryee a ung
tresnoble seigneur. Pourtant de causes & de
si grande consequence il s’abstinits’abstint d’ung le-
gier & dommageable appetit en monstrant
continence & une liberalle integrite quil y
gaigna, ainsi que lon escript, les cueurs de
tous les peuples de par dela: & luy valut une
autre armee a combatre les courages par be-
gnivolence, qui peult estre a la force des armes
eussent este invincibles, de sorte que lon pour
roit dire que cest acte fut plus tost une ruze de
guerreque continence, encores que le bruyt nen
soit pas bien nect, car il ya aucuns hystoriens
dauctorite qui afferment Scipion avoir jouy di-
Fac-similé BVH



[37v] LE TIERS LIVRE
celle damoyselle en plaisirs d’amoureuses de-
lices: mais de ce que je vous dis il ny a point de
doubte, Le Phrigien dist. Vous le devez avoir
trouve aux evangilles. Moy mesmes lay veu
respondit messire Cesar: & pourtant j’en ay
plus grant certainete que ne povez avoir. Ne
oultre, que Alcibiades se leva du lict de Socra-
tes non autrement que les enfans du lict de
leur pere: car a la verite cestoit ung estrange
lieu que le lict de la nuyct pour contempler cel
le clere beaulte laquelle on dict que Socrates
aymoit sans aucune deshonneste concupiscen
ce. principallement pource quil aymoit plus
la beaulte de l’entendement que du corps: mais
cestoit aux jeunes enfans & non es vieilles gens
combien quilz soyent plus sages. Et certes lon ne
povoit ja trouver meilleure[sic] exemple pour louer
les hommes que celle de Xenocrates homme
ayant frequente les estudes & estant contrainct
& oblige par sa profession qui estoit de philo
sophie consistant en bonnes meurs & non en
parolles, lequel se trouvant vieil vuide de na
turelle vigueur sans povoir ny monstrer si-
gne de povoir, s’abstint de atoucher une fem
me publicque, qui a cause de ce nonnom seul luy
povoit venir a contrecueur. Je croyrois plus
tost quil eust este continent s’il eust monstre quel
que signe de sesmouvoir, & que neantmoins il
eust use de continence, ou bien sil se fust abste-
nu de ce que les vieilles gens desirent plus que
les combatz de Venus, cest assavoir du vin
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXVIII
Mais pour bien esprouver la continence dont
usa ce vieillart. Lon escript quil en estoit plein
& aggrave. Et quelle chose peult lon dire plus
eslongne de la continence dung vieil homme
que lyvresse? Si doncques s’estre abstenu de plai-
sirs charnelz en cestuy paresseux & froit aage
merite si grande louenge, quant bien grande
la doibt il meriter en une tendre jouvencelle
comme ces deux d’ont[sic] jay parle icy devant,
desquelles lune mettant fortes & rigoureuses
loix a tous ses sentemens, non seulement aux
yeulx denyoit leur lumiere: Mais aussi ostoit
au cueur les pensees que seules avoient este
longuement tresdoulces nourritures pour le
tenir en vie. Lautre estant ardamment ena-
mouree & se trouvant tant de fois seule entre
les bras de celluy qu’elle aymoit beaucoup
mieulx que tout le demourant du monde, en
combatant contre soymesmes & contre cel-
luy qui plus luy estoit cher que sa propre
vie vainquoit l’ardant desitdesir que bien sou-
vent a vaincu & vainquit tant de sages hom
mes. Ne vous semble il seigneur Gaspard
que les autres devoient avoir honte de faire
en ce cas memoire de Xenocrates de le passer
pour continent? Car qui en pourroit scavoir
la verite, je gageroye qu’il dormit toute la
nuyct & le jour ensuyvant jusques a lheure
de disner comme mort & ensepvely en vin: ne
pour chastouiller ou pinser que luy feist la gar-
se peut ouvrir les yeulx, comme sil eust prins
Fac-similé BVH



[38v] LE TIERS LIVRE
de loppiat. Sur ce tous les hommes & toutes
les femmes se prindrent a rire. Et madame
Emilie en riant. Aussi vrayement seigneur
Gaspard, je croy que si vous y pensez mieulx
vous trouverez encores quelque autre exem-
ple de continence semblable a ceste cy. Messi-
re Cesar respondit. Ne vous semble il mada
me que ce soit ung autre fort exemple de continen
ce celluy que a allegue de Pericles? Je mesmer-
veille quil na semblablement fait mention de la
continence & du beau mot que lon escript de cel
luy a qui une femme demanda trop grant pris
pour coucher une nuyst[sic] avec elle. Et il respon
dict quil nachaptoit point si cherement se repentir,
Lon continuoit a rire, & messire Cesar apres
quil se fut ung peu teu, Seigneur Gaspard
(dict il) pardonnez moy si je dis la verite, Car
pour abreger cestes sont les miraculeuses con
tinences que les hommes escripvent d eulx mes
mes en accusant les femmes pour incontinen-
tes, combien que lon voye en elles chascun jour
infinies enseignes de continence. Et certes si
vous le voulez bien considerer, il ny a forreresseforteresse
au monde si imprenable ne si bien deffendue,
que si elle estoit batue par la milliesme partie
de lartillerie, & des ruzes & aguetz que lon em
ploye pour reduyre le constant courage dune
femme, ne se rendist au premier assault. Combien
de serviteurs de grans princes, & qui par
eulx avoient elle fais riches & constituez en
tresgrant estime, ont sans honte ou soucy d’estre
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXIX
appellez traistres, desloyaulment rendu par
avarice, a ceulx quilz ne devoient point, les for
teresses & chasteaulx, que leurs maistres leur
avoient mis es mains: & du tout lestat, la vie
& tout le bien de leurditz maistres despendu?
Et pleust a dieu qu’en nostre temps y eust eu
si grande cherte de telles gens, que nous neus
sions pas plus grande peine a trouver quelque
ung qui en tel cas ait faict son debvoir, que a
nommer ceulx qui ont failly. Nen voyons nous
pas tant dautres qui tous les jours vont tuant les gens
par les forestforests, & courant la mer seulement
pour rober? Combien de prelatz vendent les
choses de leglise de dieu? Combien de juris-
consultes falsifient les testamens? Combien de
parjuremens font ilz? Combien de faulx tes-
moignages seulement pour avoir de largent?
Combien de medecins empoisonnent leur pa
cient pour semblable cause? Combien apres
y en a il dautres qui font des choses tresmes-
chantes par craincte de la mort? Et toutesfoys
bien souvent a ses fortes & dures batailles re
siste une tendre & delicate jouvencelle. Et a
lon trouve plusieurs qui ont plus tost choisy
la mort que consentir la perte de leur honneur.
A lheure le seigneur Gaspard. Je croy dict il
messire Cesar quelles ne sont plus au jourdhuy
au monde. Messire Cesar respondit. Je ne
veulx maintenant vous alleguer les antiques:
mais je vous dis bien que lon en trouveroit plu-
sieurs, & en trouve lon qui en tel cas ne se sou
Fac-similé BVH



[39v] LE TIERS LIVRE
cieroient point de mourir. A ceste heure me
souvient que lors que Cappone fut saccagee par
les Francois ou il ny a pas si long temps que
vous nen puissies avoir memoire, une belle
jeune damoyselle de Cappone que une compai
gnie de Gascons avoit prinse, apres qu’ilz leu
rent menee hors de sa maison, & quelle fut
venue sur le bort de la riviere qui passe par
CapponeCapoue, elle feit semblant de vouloir lasser
lung de ses souliers, tant que celluy qui la me-
noit la laissa peu: & elle se getta soudaine-
ment a la riviere. Que diriez vous d’une Py-
sanne, de laquelle ny a pas beaucoup de temps
estant allee avecques une sienne seur recueil-
lir des espicz parmy les champs pres Gazel
en Mantuanne, pour la grant soif qu’elle a-
voit entra en une maison pour boire de leaue,
ou le maistre qui estoit jeune la veoit asses bel
le & seulle, Apres lavoir prinse entre ses bras
tascha de linduyre premierement par belles
parolles, & apres par menasses a faire sa vou
lente. A quoy la povre fille resistant tousjours
plus obstinement fut a la fin par luy vaincue
violentement & a force de la batre, dont elle
apres sen retourna aux champs vers sa seur
toute deschevelee & en plourant, ne jamais
pour instance que sadicte seur luy sceust fai-
re, voulut dire quel desplaisir elle avoit re-
ceu en la maison ou elle avoit este: mais tous-
jours en cheminant vers lhostel & faisant
semblant de se rappaiser penpeu a peu de parler,
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XL
nes commissions, apres quant elle fut arrivee
a la riviere Doye, qui est celle qui passe au-
pres de Gazel, & qu’lleelle se fut ung peu eslon
gnee de sa seur qui ne pensoit & ne scavoit
qu’elle vouloit faire, se getta dedans inconti-
nent. Sa seur dolente, en plourant lalloit suy-
vant aval leaue le plus qu’elle povoit le long
de ladicte riviere, qui la portoit a bas assez
legierement, & toutes les foys que la pou-
vrette retournoit sur leaue sa seur luy gettoit
une corde quelle avoit portee avecques elle
pour fagotter leurs espicz, & combien que
la corde luy parvint aux mains plus d’une
foys pource qu’elle estoit encores prochaine
de la rive, la fille constante & deliberee tous-
jours la refusoit, & s’eslongnoit d’elle, & ainsi
reboutant tous les secours qui luy povoient
donner vie, en peu despace receut la mort:
& si ne fut menee par noblesse de sang ne par
craincte de plus criminelle mort ne d’infa-
mie: mais seulement par regret. Or de cecy
povez vous comprendre combien de femmes
font des actes tresdignes de memoire que lon
ne scait point: puis que ceste cy ny a que
trois jours bailla si grant tesmoignage de
sa vertu. Lon ne parle point delle ny nen
scet on point le nom: mais si la mort de le-
vesque de Mantoue oncle de Madame la
duchesse qui est la, fust survenu en celluy
temps la rive Doye seroit maintenant bien
Fac-similé BVH



[40v] LE TIERS LIVRE
decoree ou lieu ou elle se getta dung tresbeau
sepulchre pour memoire dune ame si glorieu-
se qui meritoit apres la mort dautant plus clere
renommee quelle avoit en son vivant habite en
ung corps moins noble. Icy feist messire Ce-
sar ung peu de pause, & puis reprint le propos.
De mon temps passe a Romme entrevint ung
semblable cas. & fut par une belle & noble da
moyselle Rommaine estant poursuyvie par ung
qui monstroit de fort laymer jamais ne luy
voulut complaire non daucune chose. mais seule
ment dung seul regard, en facon que cestuy cy
par force dargent corrompit une sienne cham-
beriere: laquelle desirant le satisfaire pour en
amender encores plus mist en teste a sa mai-
stresse daller visiter leglise sainct Sebastien en
ung certain jour non gueres festoyable, et a-
pres avoir faict le tout entendre a lamoureux
& quelle luy eut enseigne ce quil devoit faire,
elle conduysit sa damoyselle en une de ces voul
tes obscures, que quasi tous ceulx qui vont a
sainct Sebastien ont acoustume de visiter. Or
la sestoit au paravant cache le jeune homme, le-
quel se trouvant seul avec celle que tant il aymoit
commenca le plus doulcement & avecques les
plus beaulx moyens quil peut a la prier quelle
eust pitie de luy & changer en amour la durete
dont elle avoit use jusques a là, mais apres quil
veit que toutes ses prieres estoient vaines il se
tourna aux menaces, & voyant lesquelles ne
luy servit[sic] de riens il commenca a la batre asprement
ment
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XLI
estant en ferme disposition den venir a
bout par force. et combien quil y employast enco
res la force & secours de la mauvaise femme
qui lavoit la menee, toutesfois ne peult jamais
tant faire quelle luy voulsist consentir: mais se def-
fendit la povrette tant par parolles que par faictz
selon sa petite force au mieulx qu’elle povoit,
de sorte que partie pour le desdaing quil avoit con-
ceu se voyant ne povoir obtenir ce quil vouloit,
partie craignant que si les parens dellesdelle venoient
d’adventure a scavoir la chose, ilz ne luy en feis
sent porter la peine, ce maulvais garson avec
ques layde de la chamberiere qui estoit en pareil-
le doubte estouffa la malheureuse damoyselle
& la laissa la, & en sen fuyant donna ordre de
n’estre point trouve. La chamberiechambriere aveuglee
de son mesme maleur ne sen sceut fuyr: mais
fut prinse par aulcuns indices & confessa le cas
dont elle fut payee selon son demerite. Le corps
de la constante & noble damoyselle fut releve
en tresgrant honneur de celle voulte & porte
a Romme en sepulture, ayant sus la teste une cou
ronne de laurier & acompaigne dung nombre in:
finy dhommes & femmes, en toute la trouppe
ny en eut aucun qui ne raportast a lhostel les
yeulx baignes de larmes. Et ainsi fut celle da-
moyselle non moinz plouree que louee de tout le
peuple universellement: mais pour parler de
celles que vous mesmes congnoisses, ne vous
souvient il avoir entendu que sen allant ma
dame Felice de la Rouvere a Savonne, & doub

F
Fac-similé BVH

[41v] LE TIERS LIVRE
tant que aucuns voilles, qui sestoient descou-
vertes fussent vaisseaulx du pape Alexandre
qui la suyvissent, elle sappresta avec ferme de
liberation de se gecter dedans la mer silz sap-
prochoient, & quil ny eust remede de fuyr. Et
ne peult lon ja croire quelle le fist par legiere-
te. Car vous congnoissez autant que nul au-
tre de quant respect & grant prudence est acom-
paignee la grande beaulte dicelle dame: mais
je ne me puis plus contenir que je ne dye ung mot
de madame la ducesseduchesse nostre maistresse: laquelle
ayant vescu lespace de quinze ans en la com-
paignie de son mary comme veufve, non seu-
lement a este constante de nen descouvrir riens
a personne du monde, mais estant pressee par
les signes propres a sortir dicelle viduite, a
mieulx ayme souffrir exil, povrete & toute au
tre sorte dinfelicite que se renger a ce qui a tou
tes les autres semble grant grace & prosperi-
te de fortune. Et vouloit le sire Cesar tirer oul
tre touchant ceste matiere: mais madame la
duchesse l’entrerompit en disant. Parlez dau-
tres choses & nentrez plus en ce propos: car
vous en avez assez dautres a dire. Messire Ce
sar poursuyvit en disant. Or scay je que vous
ne me nyerez point cela seigneur Gaspard,
ne vous Phrigien. Non vrayement respondit
le Phrigien: Mais une seulle ne faict pas nom-
bre. Lors dict messire Cesar. Il est vray que
telz si grans effectz se rencontrent en peu de
femmes. Et toutesfois celles qui resistent aux
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLII
batailles d’amours sont toutes miraculeuses,
& celles qui par fois demeurent vaincues sont
dignes de grande compassion. Car certes les
aguillonnemens des amoureux, les astuces
dont ilz usent: les latzlacz quilz tendent sont si
grans & si continuelz que cest trop grant
merveille qu’une jeune fillette les puisse es-
chapper. Quel jour, ne quel heure passe ja-
mais que la fille poursuyvie ne soit par lamant
sollicitee avec argent, avec present, et avec-
ques toutes les choses quil scet ymaginer qui
luy doyvent plaire, auquel temps se doibt el-
le jamais monstrer a la fenestre que tousjours
elle ne voye passer laymant obstiné? Et si bien
il tient silence de la bouche les yeulx parlent
avec une chere afflicte[sic] & languissante, & avec-
ques souspirs embrasez qui souvent sortent
avec grosse habondance de larmes. Quant part
elle jamais de lhostel pour aller a leglise ou en
autre lieu qui ne luy soit tousjours au devant,
& a chascun coing de rue ne la rencontre avec
sa triste passion paincte aux yeulx & au visai-
ge, tellement quil semble quil attende sur lheure
la mort? Je laisse tant dacoustremens, dinven-
tions de motz, de devises, de festins, de danses,
de jeux, de masques: de joustes, de tournoys
quelle congnoist toutes estre faictes pour elle.
Et apres jamais ne se peult esveiller la nuyct
quelle ne oye quelque sorte de musicque ou au
moins les souspirs & voix lamentables de les
perit sans repos quil gecte autour de leur mai

F ij
Fac-similé BVH

[42v] LE TIERS LIVRE
son. Si dadventure elle vient parler a quelque
une de ses chamberieres, elle la trouve incon-
tinent, pour avoir este ja corrumpue par argent,
ayant quelque petit present appareillé, ou une
lettre, ou ung rondeau, ou quelque autre cho-
se semblable pour luy donner de par lamant.
Sur ce entre en propos de luy, & fait enten-
dre a sa maistresse combien le pauvre malheu
reux est espris, et comment il ne luy chault de
sa propre vie, mais quil la serve: et comment il
n’entend, & ne luy requiert chose qui ne soit
honneste: mais quil desire seulement parler a
elle. là trouve lon remede a toutes difficultez,
clefz contrefaictes, eschelles de cordes, endor
missemens: & painct lon la chose de petite con
sequence en alleguant plusieurs autres dames
amoureuses qui font beaucoup davantaige pour
leurs amys, & faict lon si aisee lentreprinse, quelle
n’a autre peine que de dire, jen suis contente. Que
si neantmoins la pauvrette resiste quelque temps,
on luy donne tant d’assaulz, et trouve lon tant
de moyens qu’en continuant la batterie lon met
en bas les deffenses. Aultres plusieurs quant
ilz voyent que les blandices ne leur servent de
riens, ilz se tournent aux menasses, & dient quilz
les accuseront a leurs marys de choses quelles
nont point faict. d’aultres marchandent hardi
ment avecques les peres, & bien souvant avec-
ques les marys, lesquelz pour avoir argent ou
pour faveur donnent en proye leurs propres
filles et femmes bon gre mal gre quelles en ayent.
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLIII
Aultres cherchent par enchantemens & malefi
ces leur oster celle liberte, que dieu a donne
aux ames, dont lon voit de merveilleux effectz:
mais je ne scauroye racompter en mill’ ans tous
les aguetz et surprinses que les hommes mettent
en oeuvresoeuvre pour induire les femmes a obtempe-
rer a leurs appetitz, qui sont infinis. Et oultre
celles que chascun invente de soy mesmes,
nest encores deffailly qui en ait ingenieusement
compose des livres, en y mettant grant soing
et diligence pour enseigner en quelle facon lon
puisse decepvoir les femmes a cest endroit. Or
pensez comment pevent estre asseurees de tant
de rets ces pauvres simples columbes attirees
par ung si doulx appais[sic]. Esse doncques si grant
chose si une femme se voyant tant aymee, et ado
ree plusieurs ans par ung beau, noble, & bien
conditionne jeune homme, qui mille fois le jour
se mect a peril de mort pour luy faire service,
ne jamais ne pense aultre chose que de luy com-
plaire avecques celle continuelle instance, laquelle
instance pourroit perser le tresdur marbre, fi-
nablement elle s’induict a laymer? & apres
qu’elle est vaincue par ceste passion, le contente,
par ce que vous dictes, qu’elle desire plus na-
turellement pour limbecilite de son sexe, que
ne faict laymant? Vous semble il que ceste faul-
te soit si griefve que la pauvrette, qui a este prin
se par tant de cautelles a tout le moins ne me-
rite le pardon que lon donne souvent aux ho-
micides, aux larrons, aux brigans et traistres?

F iij
Fac-similé BVH

[43v] LE TIERS LIVRE
Voulez vous que se soit ung crime si enorme
que pour s’estre trouve que une femme y soit en-
courue, tout le sexe des femmes en doibve estre
desprise totalement, et universellement tenu
pour prive de continence, sans avoir regard que
lon en trouve gros nombre de tresinvaincues,
& qui sont diamans aux continuelxcontinuels esguil-
lons damours, & fermes en leur infinie constan-
ce, plus, que les roches aux undes de la mer?
S’estant arreste Messire Cesar, le seigneur
Gaspard commencoit pour respondre: Mais
le seigneur Octovian en riant luy dist. He pour
lamour de dieu donnez luy gaigne: car je con-
gnois que vous feriez peu de fruict en la re-
sponce, Et me semble que je voy que vous ac-
querez, non seulement toutes ces femmes
pour ennemyes: mais encores la plus grant
partie des hommes. Le seigneur Gaspard se
print a rire. Mais bien (dist il) les dames ont
grant cause de me remercier: car si je n’eusse
contredict au seigneur magnificque & a mes
sire Cesar tant de louenges qui leur ont este don-
nees neussent point este entendues. Lors mes
sire Cesar. Les louenges (dist il) que le seigneur
magnificque & moy avons donnees aux dames
& encores plusieurs autres, estoient trescon-
gneues, au moyen dequoy elles ont este super-
flues. Qui est celluy qui ne scait que sans les
femmes lon ne peult sentir contentement aucun
en toute ceste nostre vie, qui sans elles seroit
rusticque, & privee de toute doulceur, & plus
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLIIII
aspre que celle des rudes bestes saulvaiges?
Qui est celle qui ne scait que les seules fem-
mes ostent de noz cueurs tous lasches & bas
pensemens, les peines, les miseres, & les trou-
bles & melencolies qui tant souvent leur sont
compaignes? Et si nous voulons bien conside
rer le vray nous congnoistrons encores quelles
ne destornent point les entendemens touchant la
congnoissance des grandes choses: mais les re-
mettent & font les hommes sans peur a la guerre
& hardis oultre mesure. Et certes il est impos
sible que jamais laschete plus regne au cueur
de lhomme, ou feu damours est une fois entre:
car celluy qui ayme desiretousjoustousjours se faire le
plus amyable quil peult, & craint tousjours
quil ne luy entrevienne quelque honte qui le face
peu estimer de ceulx dont il desire beaucoup
estre estime: & ne luy chault daller mille fois
le jour a la mort monstrer d’estre digne de celle
amour. Et pourtant qui pourroit faire une armee
damoureux qui combatissent en la presence des
femmes quilz ayment, ilz gaigneroient tout le mon
de, ezcepteexcepte si pareillement il ny avoit de lautre
part au contraire une armee damoureux. Et
croyez certainement que ce que Troye resista
dix ans a toute la Grece ne proceda dautre cho
se que de la proesse daucuns amoureux, lesquelz
quant ilz vouloient sortir pour combatre sar-
moyent devant leurs amyes. Et bien souvent quelles
mesmes leur aydoient, & au partir leur disoient
quelques parolles qui les embrasoient & fais-

F iiij
Fac-similé BVH

[44v] LE TIERS LIVRE
soient plus que hommes, & quant ililz venoient au
combat ilz estoient certains que leurs mai-
stresses les regardoient des murailles & des
tours, dont il leur sembloit que toute la hardies-
se quilz monstroient & toutes les prouesseprouesses quilz
faisoient fussent par elles notees & louees, que
leur estoit le plus grant guerdon quilz en eussent
peu recevoir au monde plusieurs estiment la
victoire du roy Ferrand d’espaigne et de la
royne Ysabeau sa femme contre le roy de Gre-
nade estre procedee en grant partie des fem-
mes: car le plus souvent quant larmee d’espaigne
se mettoit aux champs pour aller trouver ses en
nemys, la royne Ysabeau sortoit aussi en com
paignie avecques ses damoyselles: & la se tro
voient plusieurs nobles chevaliers amoureux
qui alloient parlant avecques leurs amyes jus
ques a ce quilz feussent en veue des ennemys,
puis en prenant congie chascun de la sienne
en leur presence alloient rencontrer leurs en-
nemys avecques celle fierte de courage que
amour leur bailloit, & par le desir de faire con-
gnoistre a leurs maistresses qu’elles estoient ser
vies par gens de valeur plusieurs fois se trou-
verent petit nombre de chevaliers Espaignolz
mettre en fuyte & a lespee ung nombre infiny
de maures, cryer mercy aux gentilles damoy-
selles amoureuses, parquoy sire Gaspard je
ne scay quel pervers jugement vous a induyt
a blasmer les femmes. Ne voyez vous que la
cause de tous les exercices gracieux et qui plai-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLV
sent au monde ne se doit attribuer a nul autre
sinon aux dames? Qui est celluy qui estudie a
danser & baller gaillardement pour autre cho-
se que pour complaire aux dames? Qui vacque a
la doulceur de musique pour aultre raison que
pour ceste cy? Qui se mect a composer vers au-
moins en langue vulgaire sinon pour exprimer
les affections qui sont causees par les dames? Pen-
sez de combien de nobles oeuvres poetiques
nous serions privez tant en langue grecque que en
latine, si les dames eussent este peu estimees
par les poetes, mais toutesfois pour laisser tous
les aultres ne seroit ce une grande partie, si mes
sire Francisque Petrarque qui si divinement escript
en langue vulgaire ses amours, eust tourne son
couraige seulement aux choses latines, comme
il eust faict, si lamour de madame Laure ne
len eust quelque fois desvoye, je ne vous nomme
point les nobles entendemens qui sont maintenant
au monde icy presens qui tous les jours produi
sent quelque noble fruict, & toutesfois ilz prenent
leur subject seulement de la beaulte & vertu
des dames. Regardez comme Salomon voulant
descripre misterieusement choses treshaultes
& divines pour les couvrir dung gracieux voil
le faignit ung ardant & affectueux dialogue
dung amoureux avecques sa mye, luy estant ad-
vis ne pouvoir trouver icy bas entre nous au-
cune similitude plus convenable & conforme
aux choses divines que lamour envers les fem-
mes. Et en telle maniere il se voulut donner
Fac-similé BVH



[45v] LE TIERS LIVRE
vugung peu dicelle odeur divine quil congnoissoit
tant par science, que par grace, plus que les au
tres. Et pourtant seigneur Gaspard il nestoit
point de besoing disputer de cecy ou aumoins
y employer tant de parolles: mais en contre-
disant a la verite vous avez empesche que mille
autres choses dimportance touchant la perfe-
ction de la femme de Palais nayent este enten-
dues. Le seigneur Gaspard respondit: Je croy
que lon ny scauroit dire aultre chose. Et tou-
tesfois sil vous semble que le seigneur manifi
que
magnifi
que
ne layt a suffisance equipee de bonnes con
ditions, ce na pas este sa faulte, mais de celluy
qui a faict quil ny a plus largement de vertus
au monde, car il luy a donne toutes celles qui y
sont. Ma dame la duchesse dict. Or vous ver-
rez que le seigneur magnificque en trouvera
encores quelques autres. Le magnificque re-
spondit. En verite ma dame il me semble avoir
assez parle. & quant a moy je me contente de
ceste mienne femme. Et si les seigneurs qui
sont icy ne la veulent telle que je lay faicte
quilz me la laissent. Icy se taist chascun.
Messire Federic se print a dire. Seigneur ma-
gnificque pour vous inciter a dire quelque autre
chose, je veulx vous faire une demande tou-
chant ce que vous avez voulu qui soit la prin
cipalle profession de la femme de Palais, qui
est telle, que je desire entendre comment elle
se doibt maintenir touchant une particulari-
te qui me semble de gratgrant importance: car com-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLVI
bien que les excellentes conditions que luy
avez attribuez, comprennent entendement,
scavoir, jugement dexterieure moderation, &
tant daultres vertus par lesquelles elle doibt rai-
sonnablement scavoir entretenir toutes per-
sonnes & en tous propos: toutesfois j’estime
quil luy soit besoing sur toute autre chose sca
voir ce que appartient aux devis damours:
car tout ainsi que chascun gentil homme use,
affin dacquerir la grace des dames, de nobles
exercices, acoustremens, et bonnes conditions
que nous avons nommees, pareillement em-
ploye pour cest effect les parolles, & non seule
ment quant il est contrainct par passion, mais
aussi bien souvent pour faire honneur a la da-
me a qui il parle luy estant advis que monstrer
de laymer soit tesmoignage qu’elle en est di-
gne, & que ses beaultez & merites soient si grands
quilz contraignent chascun a la servir parquoy
je vouldroye scavoir comment ceste femme se
doibt maintenir discretement selon & touchant
ce propoz. & comment elle doibt respondre
a qui layme veritablement: & comment a qui
en faict faulse demonstration: & si elle doibt
dissimuler dentendre, ou si elle doibt corres-
pondre ou refuser, finablement comment el-
le se y doibt gouverner. A lheure le seigneur
manificquemagnificque. Il fauldroit premierement, dict il,
luy enseigner a congnoistre ceulx qui font sem
blent daymer, et qui ayment veritablement:
en apres quant a correspondre en amour, ou
Fac-similé BVH



[46v] LE TIERS LIVRE
non, je croy qu’elle ne se y doibt point gouver
ner par autre voulente. que par la sienne. Mes
sire Federic replicqua, Apprenez luy donc que
sont les plus seurs & certains signes pour di-
scerner la faulse amour de la vraye: & de quel
tesmoignage elle se doibt contenter pour estre
bien acertenee de lamour quon luy demon-
stre. Le magnifique respondit en riant. Je ne
scay point: car aujourdhuy les hommes sont
tant fins, quilz font infinies demonstrations
faulses.[unclear] et par fois plorans a lheure quilz ont
bien grant envie de rire. Et pourtant il les
fauldroit envoyer en lysle ferme soubz larc
des loyaulx amans, mais affin que ceste mienne
femme, dont il me convient prendre particulie-
re protection, pour estre forgee de ma main, ne
tombe es erreurs ou jay veu plusieurs aultres
encourir, je diroye quelle ne doibt point estre
facille a croire d’estre aymee: & ne face point
comme aucunes qui non seulement ne font point
semblant de non entendre ceulx qui leur par-
lent damour, encoiresencores que ce soit couvertement,
mais au premier mot acceptent toutes les
louenges qui leur sont donnees, ou les contre-
disent d’une certaine facon qui est plus tost se-
mondre a aymer ceulx avecques lesquelz ilz
parlent que sen retirer. Et pourtant la manie-
re de se maintenir es entretenemens d’amours
dont je veulx que ma femme de Pallais[sic] use:
sera refuser de tousjours croire que celluy qui
lui parle d’amour, l’ayme pourtant: & si le gen-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLVII
til homme est presumptueux, comme lon en
trouve plusieurs, et quil luy parle avecques peu
de respect, elle luy donnera telle response quil
congnoistra clerement quil luy faict desplai-
sir: et sil est discret, & quil use de termes mo
deres: & de parolles damour couvertement en
la gentille maniere que je croy que fera le cour-
tisan forme par les seigneurs qui sont icy, la da-
me fera semblant de ne lentendre point & ti-
rera les paroles en autre signification en taschant
tousjours honnestement avecques lesperit &
prudence, qui a este dict luy estre convenable,
sortir de ce propos: et si le devis est tel quelle
ne puisse faire semblant de ne lentendre point
elle prendra le tout a jeu comme si cestoit une
mocquerie faignant de congnoistre que ce
qu’on luy dit est plus tost pour luy faire hon-
neur, que de monstrer quil luy appartienne bien
en abaissant ses merites, et attribuant a la cour
toisie du gentil homme les louenges quil luy don-
ne. Et en telle maniere elle se fera tenir pour
discrette, & sera plus asseuree de non estre de-
ceue se maintenant ainsi saigement quant
aux entretenemens damours. A lheure mes-
sire Federic. Seigneur magnificque (dit il)
vous parlez de ceste chose comme s’il estoit
necessaire que tous ceulx qui parlent damours
aux femmes dient mensonge & taschent de
les decepvoir, s’il estoit ainsi je diroye que voz
enseignemens seroient bons: mais si le cheva-
lier qui entretient ayme veritablement & sent
Fac-similé BVH



[47v] LE TIERS LIVRE
la passion qui par fois tourmente si asprement
les cueurs humains, ne considerez vous en quelle
peine, en quel mal & misere vous le mettez en
voulant que la dame ne le croye jamais de cho
se quil die? A ce propos doncques les sermens,
les larmes & tant dautres signes, ne doibvent
ilz point avoir de vertu? Prenez garde seigneur
magnificque que lon ne cuyde que oultre la
cruaulte naturelle que plusieurs des dames qui
sont icy ont en elles, vous ne leur en apprenez
encores davantaige, Le magnificque respon-
dit. Je nay pas parle de ceulx qui ayment: mais
de ceulx qui entretiennent en devis amoureux.
En quoy lune des plus necessaires conditions
qui y soyent est que jamais parolles ne deffail
lent, & les vrays amoureux tout ainsi quilz ont
le cueur ardant, ilz ont aussi la langue froide, le
parler entrebrise, & soubdaine silence, par-
quoy a ladventure que ce ne seroit point faulse
proposition dire? Qui ayme beaucoup, parle
peu, toutesfois je croy que lon ne scauroit don-
ner certaine reigle de cecy a cause de la diver-
site des conditions des hommes. Et ne scauroye
dire autre chose, sinon que la femme se tienne
sur ses gardes, & se souvienne continuellement
que tousjours les hommes peuvent a moindre
peril faire semblant daymer que[sic] les femmes.
Le seigneur Gaspard dist en riant. Ne voulez
vous pas seigneur que ceste vostre si excellen-
te femme ayme aussi, aumoins si elle se congnoist
estre veritablement aymee: attendu que si le cour
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLVIII
tisan navoit correspondance en amours, il nest
pas croyable quil continua a laymer? Et par ain-
si beaucoup de graces luy deffailliroient, &
mesmement la servitude & reverence, d’ont les
aymans honnorent et quasi adorent les vertus des
dames quilz ayment. De cela (dist le magnific-
que) je ne luy veulx point donner de conseil. Je
dis que aymer, comme vous lentendez maintenant
convient seulement aux femmes non mariees:
pource que quant cest amour ne se peult termi
ner en mariage, il est force que la femme ait tous
jours le remors & esguillon que lon a des choses
illicites, & quelle se mette en danger de maculer
la renommee de lhonnestete qui luy est de si gran-
de importance. A lheure respondit messire Fe-
deric. Ceste vostre opinion seigneur Magni-
ficque me semble fort austere, & suis davis
que vous lavez apprinse de quelque ung de
ces prescheurs qui reprennent les femmes ena-
mourees des gens laiz et seculiers, affin quilz
en ayent meilleure part. Si me semble que vous
imposez trop dures loix aux femmes mariees
car lon en trouve assez a qui les marys portent
grant hayne sans cause & les offensent grief-
vement par fois en aymant autres femmes, &
en leur faisant tous les deplaisirs quil peuvent
ymaginer. Aucunes sont maryees de leurs pe
res par force a viellardz maladifz, ennuyeulx
& chagrins qui les font vivre en continuel-
le misere, ausquelles s’il estoit licite se desma-
ryer & separer davecques ceulx a qui elles
Fac-similé BVH



[48v] LE TIERS LIVRE
ont este mal baillees, par adventure que on ne les
deveroit[sic] pas comporter[sic] quelles en aymassent
dautres que leurs marys, mais quant il advient
soit par les planettes ennemyes ou par ladver
site des complexions ou par quelque autre acci
dent que au lict qui deveroit estre nid de concor-
de, & damour, la mauldicte furie infernalle es
pand la semence de son venin: qui produict apres
despit, souspecon, & les poignantes espines de
hayne qui tourmentent celles malheureuses ames
cruellement lyees en une chaisne indissoluble
jusques a la mort. Parquoy ne voulez vous
quil soit licite a celle dame chercher quelque re-
frigere a une si dure tribulation, & donner aux
autres ce que par son mary est non seulement
desprise, mais abhorry? Je pense bien que celles qui
ont marys convenables: et qui sont aymees de
eulx ne leur doibvent point faire d’injures:
mais les aultres en non aymant ceulx qui les
ayment font injures a elles mesmes. Mais bien
font elles a soy mesmes injures en ayant dau-
tres que leurs marys (respondit le magnificque)
toutesfois pource que bien souvent il nest pas
a nostre liberté de non aymer, si la femme de
Pallais[sic] advient en ceste infortune que la hay-
ne de son mary, ou lamour dautruy linduise a
aymetaymer. je ne veulx quelle ne baille autre chose
a son amy que le cueur, & que jamais elle ne
luy face aucune certaine demonstration d’amour
ne par paroles, ne par contenance, ny en aucu
ne facon tellement quil en puisse estre asseure.

Lors
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XLIX
Lors messire Robert de barry en subzryant,
Je, dict il seigneur magnificque, appelle de vo-
stre sentence, & croy que jauray beaucoup de
compaignons: mais puis que vous voulez encores
enseigner ceste villagoyserie (que je le die ainsi)
aux femmes maryees: voulez vous que les non
maryees soyent pareillement ainsi cruelles &
mal courtoyses, & quelles ne complaisent au
moins en quelque chose a leurs amoureux? Si
la femme de Pallais[sic], respondit le magnificque
nest maryee ayant a aymer, je veulx quelle en
ayme ung a qui elle se puisse maryer, Et n’im-
puteray point a erreur quelle luy face quelque si
gne damour, en quoy je luy veulx enseigner
une reigle universelle en peu de parolles, affin
quelle en puisse avoir memoire sans grant tra
vail. qui est quelle face toutes les demonstrations
d’amour a celluy qui layme: excepte celles qui
pourroient induire la pensee de lamant a espe
rance d’obtenir delle quelque chose deshonneste:
Et a cecy est besoing prendre fort garde: car cest
ung erreur ou femmes infinies encourent, les-
quelles ordinairement ne desirent aucune au-
tre chose plus que d’estre belles. Et pource que
avoir beaucoup d’amoureux leur semble tes-
moignaige de leur beaulte, elles mettent toute
leur estude a en gaigner le plus quelles peuvent:
dont bien souvent elles se transportent en con
ditions peu moderees, & en laissant la modera
tion attrempee qui tant leur seroit convenable, usent
de certaines oeillades desmesurees & de paro G
Fac-similé BVH

[49v] LE TIERS LIVRE
les affectées[unclear], & de contenances pleines de deshon-
tement, leur estant advis que cela les faict estre
veues & escoutees voulentiers, & quelles se font
aymer par telle facon: ce qui est faulx? Car les
demonstrations que lon leur faict naissent dung
appetit meu d’une opinion de facilite, & non
d’amour. Pourtant je veulx que ma femme de
palais ne semble point qu’elle se presente a qui la
veult par contenances deshonnestes, pregne gar
de songneusement qu’elle n’enhorte les yeulx
& la voulente de ceulx qui la regardent: mais
que pour ses merites & vertueuses conditions
avecques sa propre & bonne grace elle induyse
au cueur de ceulx qui la veoient, celle vraye
amour, que lon doibt a toutes les choses amya-
bles, & celle reverence, qui tousjours oste l’espe
rance de ceulx qui pensent a choses deshonnestes.
Celluy doncques qui sera aymé d’une telle fem
me, se devera raisonnablement contenter de
chascune petite demonstration, & plus esti-
mer ung seul regard d’elle procedant d’affection
d’amour, que d’estre entierement seigneur de
toutes les autres. Or a une telle femme je ne
scauroye adjoindre aucune chose sinon quelle
fust aymee d’ung si excellent courtisan comme
ont forme les seigneurs qui sont icy, & quelle lay-
ma aussi, affin que l’ung & l’autre eust totalle
ment la perfection. Apres que le seigneur magni
ficque eut parle jusques icy, lon se taisoit quant
le seigneur Gaspard dist. Or ne pourrez ja
vous plaindre que le seigneur magnificque nait for
Fac-similé BVH



DU COURTISAN L
mé la femme de palais tresexcellente. Et des
maintenant si lon en trouve une telle je dis quelle
merite estre estimee egale au courtisan. Ma-
dame Emilie respondit. Je me oblige a la trou
ver toutes les fois que vous trouverez le courti-
san. Messire Robert poursuyvit. Veritable-
ment lon ne peult nyer que la dame formée par le sei-
gneur Magnificque ne soit tres parfaicte, toutesfois il
me semble quil lait faicte ung peu trop austere es
dernieres conditions quil luy a baillees appartenan
tes a amour: en voulant mesmement quelle oste en
tout l’esp[unclear]erance a l’aymant en ses parolles, conte
nances, & semblant, & quelle la conforme le plus qu’el-
le peult en desespoir: car comme chascun scet les
desirs humains ne s’estendent point aux choses
dont lon n’a point d’esperance. Et combien que lon ait
trouve des femmes autresfois, lesquelles par ad-
venture par trop grant orgueil de leur beaulte &
valleur ayent respondu aux premiers propos que lon
leur a tenu d’amour, a ceulx qui leur en parloient
que jamais ilz ne pensassent d’avoir d’elles ce quilz
pourchassoient, toutesfois depuis elles leur ont
este ung peu plus gracieuses tant en usaige que re-
cueil, tellement quelles ont en partie moderé les parol
les orgueilleuses par benignes contenances, mais si
la femme, dont nous parlons, oste du tout aux pour-
suyvans l’esperance tant en propos que en contenance &
semblans, je cuyde que le Courtisan ne l’aymera ja-
mais s’il est saige, & par ainsi elle aura ceste imperfe
ction de se trouver sans amy. a lheure le seigneur
magnificque. Je ne veulx pas, dist il, que la femme de

G ij
Fac-similé BVH

[50v] LE TIERS LIVRE
Palais oste l’esperance de toutes choses: mais
seulement de celles qui sont deshonnestes, lesquel
les non seulement ne sont esperesesperees par le courti-
san (s’il est aussi courtois & discret que lont for-
me les seigneurs que sont icy) mais aussi non
desirez. Car si la beaulte, les conditions, lespe-
rit, la bonte, le scavoir, la moderation & tant
daultres vertueuses qualitez que nous avons don-
nees a ceste femme, sont cause de lamour du
courtisan envers elle par necessite, la fin de ce
ste amour sera pareillement vertueuse. Et si
noblesse, prouesse en armes, en lettres, & en
musicque, honnestete, & estre plein de tant de
graces tant en parler que en frequenter, sont les
moyens par ou le courtisan doibt acquerir la-
mour de ceste femme, il fault a la parfin que la-
mour ensuyve la qualite des moyens par lesquelz
on parvient a elle. Et avecques ce ainsi comme au
monde lon trouve diverses manieres de beaul-
tez, lon trouve semblablement les appetitz des
hommes differens, dont il advient quil y en yaa plu-
sieurs qui en voyant une femme de beaulte
grave, qui en allant, & sarrestant, se moc-
quant, jouant ou faisant ce que lon vouldra
tousjours modere toutes ses facons tellement
qu’elle induit plustost une certaine reverence a
ceulx qui la regardent de sorte quilz sen espoven-
tent & ne losent servir, mais plustost attirez
par esperance ayment celles qui sont de facil-
les acteactes, en tout si fort delicates & tendres que
en leurs parolles, gestes & visage elles mon-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LI
strent une certaine passion languissante, qui
promect povoir aysement se trouver & conver-
tir a aymer. Il y en a daultres qui pour estre as-
seurez en tromperies, ayment de celles qui sont
tant lubreslibres de loeil, de la bouche & de conte-
nance qu’elles font ce que premier leur vient
en la fantasie avecques une certaine simplesse
qui ne cache point leurs pensemens & ne def-
faillent encores autres nobles couraiges, aus-
quelz estant advis que vertu consiste endroit
les difficultez, & que trop doulce est la victoire
vaincre ce que semble aux autres vincible, se
tournent ayseement a aymer la beaulte des fem
mes, qui es yeulx, parolles & semblans mon-
strent plus austere severite, que les autres: pour
faire tesmoignage que leur vaillance peult for
cer ung couraige obstiné, & induyre a aymer
les volentez restives, & rebelles en amour. Et
pourtant ceulx qui tanrtant se confient en eulx
mesmes qui sont asseurez de ne se laisser point
tromper, ilz ayment voulentiers quelques
femmes, qui semblent couvrir mille astuces
soubz leur beaulte par sagesse & artifice: ou
vrayement aucunes autres qui ont conjoincte avec
la beaulte une facon ung peu desdaignensedesdaigneuse en
peu de parolles, & de recueil & faisant semblant,
de peu estimer tout homme qui les sert, ou regar-
de. Lon e enen trouve encores aucuns aultres, qui
ne daignent aymer sinon femmes, qui au visai-
ge, au parler & en tous leurs mouvemens por
tent toute la joliveté, tout le gentil port, tout

G iij
Fac-similé BVH

[51v] LE TIERS LIVRE
le scavoir & toutes les graces ensemble accu-
mulees, comme une fleur composee de toutes les
excellences du monde en facon que si ma femme de
Palais n’a chereté de telles amours meues de
mauvaises esperances, elle ne demourera pas
pourtant sans amy: car ceulx ne luy defauldront
point, qui seront meuz de merite d’elle & de la con
science de leur valleur, par ou ilz se congnoistront
dignes d’estre aymez delle, Messire Robert
neantmoins contredisoit: mais madame la duches
se luy donna le tort en confermant la raison du sei
gneur Magnificque, & apres adjousta. Nous
n’avons point de cause de nous plaindre du seigneur
Magnificque: & en verite j’estime que la femme
de Palais par luy formee puisse estre au par-
ragon du Courtisan voire avecques avantaige: car
il luy a enseigné a aymer, ce que n’ont pas fait les
seigneurs qui sont ici au Courtisan: Lors Lunicque
Aretin. Il est bien convenable enseigner aux fem-
mes a aymer: car j’en ay veu peu qui le sachent
faire, & quasi toutes acompaignent leur beaulté
de cruaulte & d’ingratitude envers ceulx qui
les servent plus loyaulment, & qui par noblesse,
honnesteté & vertu meriteroient guerdon de leur
amour: & apres se donnent souvent en proye a
gens de petite valeur, & qui non seulement ne les
ayment point, mais les hayent. Donc pour evi-
ter faultes si enormes par adventure quil eust este
bon leur enseigner premierement a faire election
de personne qui merita d’estre aymee: & puis a
aymer telle personne. Ce qui n’est point neces-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LII
saire endroit les homes: veu quilz le scavent trop
bien faire d’eulx mesmes, & j’en suis bon tes-
moing: car l’aymer ne m’a jamais esté enseigne
sinon par la divine beaulté, & tresdivines con-
ditions d’une dame, tellement qu’il n’a point esté
en ma liberté de non l’adorer, si loing ay je esté
d’avoir eu besoing en cela d’apprentissage, ou
d’aucun maistre, & croy quil advient de mesmes
a tous ceulx qui ayment veritablement, donc il se-
roit plus convenable enseigner au Courtisan
d’estre aymé, que de aymer. A lheure madame
Emilie. Or parlez donc de cela seigneur uni-
que. L’Unique respondit. il me semble que la
raison vouldroit que lhomme acquist la grace des
dames en les servant & en leur obeissant: mais
je cuyde quil soit besoing apprendre des femmes
ce, de quoy elles se tiennent servies, lesquelles sou
vent commandent choses si difficiles, & estranges
quil est impossible a lhomme les imaginer ne accom
plir, & telle heure est il, qu’elles mesmes ne sca
vent quelles vueillent, parquoy vous madame, qui
estes femme, & qui raisonnablement debvez sca
voir ce qui plaist aux femmes sil nous plaist pre
nez ceste entreprinse pour faire au monde ung
si grant proffit. Madame Emilie respondit. que vous
estes universellement aggreable aux dames, est
grant signe que vous scavez tous les moyens par
ou lon acquier[sic] leur bonne grace, par ainsi il est
convenable que vous l’enseignez: Respondit l’uni
que. Je ne scauroye donner advertissement plus
proffitable a ung aymant que procurer que

G iiij
Fac-similé BVH

[52v] LE TIERS LIVRE
vous n’eussiez point d’autorite envers la dame
d’ont il tascha en avoir la bonne grace: car quel
que bonne condition quil a semble par adven-
ture au monde d’estre en moy avec la plus sin
cere amour qui oncques fut, n’ont jamais eu
si grant force de faire que jaye este ayme comme
vous de faire que jaye este hay. A cela respon
dit madame Emilie. Seigneur unicque, Dieu
me gard de penser moins que de procurer ja-
mais chose parquoy vous soyez hay: car oul-
tre que je ne feroye ce que je ne doibs pas faire, je
seroye estimee estre de peu de jugememt en es-
sayant ce qui est impossible, mais pour ce que
vous me incitez en ceste maniere a parler de ce
qui plaist aux femmes, jen diray mon advis: & sil
ya chose qui vous desplaise donnez en la coulpe a
vous mesmes. J’estime donc que celluy qui veult
estre ayme, doibt aymer & estre amyable: &
que ces deux choses suffisent pour acquerir la gra
ce des dames. Maintenant pour response a ce,
d’ont vous m’accusez je dis que chascun scait &
veoit que vous estes tresamyable: mais que vous
aymez si fermement comme vous dictes, jen suis
en grant doubte, & par adventure sont aussi les
autres: car de ce que vous estes trop amyable,
est procede que vous estes aymé de plusieurs
dames, & les grandes rivieres divisees en plu-
sieurs pars deviennent petis ruisseletz, pareille
ment lamour departy en plus, qu’en ung ob-
ject, a peu de force: mais voz continuelles plain
ctes de accuser les dames que vous avez ser-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LIII
vies, d’ingratitude, qui n’est pas vray sembla
ble attendu la grandeur de voz merites, est une
certaine facon d’esteestre secrette pour couvrir les
graces, les contentemens & plaisirs que vous avez
receuz en amours, & asseurez les dames qui
vous ayment, & qui ont mis leur honneur en
voz mains, que vous ne les publiez point, au
moyen dequoy elles sont aussi contentes que
vous demonstrez faulses amours envers les
autres ainsi ouvertement, comme vous faictes
pour couvrir les leurs vrayes, dont les dames
que vous faictes semblent maintenant daymer
ne sont si facilles a le croire comme vous voul
driez, il vient de ce que vostre cautelle en a-
mours commence ja d’estre congneue, & non
que je vous face hayr. Lors le seigneur unique.
Je ne veulx dict il aucunement essayer de con-
futer voz parolles: car desormais il me semble
estre aussi fatallement ordonne n’estre creu en
moy la verite, comme a vous estre creue la men
songe. Dictes seigneur unique respondit ma
dame Emilie: que vous naymes pas ainsi comme
vous vouldriez que lon creust. Car si vous ay
miez. tous voz desirs seroient a complaire a la
dame aymee, & vouloir cela mesmes quelle
veult: car telle est la loy d’amour, mais vous
plaindre tant de celle, signifie quelque trom-
perie comme jay dict ou veritablement tesmoi
gne que vous voulez ce quelle ne veult pas.
Mais bien dict le seigneur unique, Veulx je ce
qu’elle veult qui est signe que je layme: mais je
Fac-similé BVH



[53v] LE TIERS LIVRE
me plains de ce quelle ne veult pas ce que je veulx
qui est signe quelle ne m’ayme pas selon la mes
me loy que vous avez alleguee. Ma dame Emi-
lie respondit. Celluy qui commence a aymer doibt
aussi commencer a complaire, & saccommoder to-
talement aux voluntez de la chose quil ayme, &
la conduyre les siennes, & faire que ses propres
desirs soient en servitude: que sa mesme ame
soit obeissante chamberiere, ne jamais aye au-
tres pensemens que de la transformer sil estoit
possible en celle de la chose aymee & tenir ce-
la pour sa felicite souveraine: car ainsi font
ceulx qui ayment veritablement. Voyez la le
poinct dict le seigneur Unique. Ma souveraine
felicité seroit si une mesme volunte gouvernoit
son ame & la mienne. En vous est de faire dit
madame Emilie. Lors messire Bernard print
la parolle. Il est certain que qui ayme verita-
blement, il adresse tous ses pensemens sans ce
que par autruy luy soit enseigne a servir & com
plaire a la dame quil ayme, mais pource que bien
souvent les passions amoureuses ne sont pas bien
congneues, je croy que oultre aymer & servir,
il soit necessaire faire encores quelque autre
demonstration de ceste amour si tresclaire que
la dame ne puisse dissimuler de congnoistre quelle
soit aymee: mais il fault que ce soit avec telle
moderation quil ne semble point quon luy por-
te peu de reverence. Et pourtant vous ma dame
qui avez commence a dire que lame de lamant
doibt estre obeissante chamberiere de la dame
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LIIII
aymee, soyez contente de nous enseigner enco-
res ce secret qui me semble de tresgrande impor-
tance. Messire Cesar se print a rire & dist, Si
lamant est si modere quil ayt honte de luy dire,
quil le luy escripve. Madame Emilie adjousta,
Mais bien sil est discret comme il convient de-
vant que le faire entendre a la dame, il se doibt
asseurer de non loffenser. Le seigneur Gaspard
respondit. Toutes dames prennent plaisir a estre
priees d’amours, encores que les eussent inten-
tion de refuser ce qu’on leur demande. Le sei-
gneur ManifiqueMagnifique va dire. Vous vous mescom-
ptez de beaucoup, & je ne conseilleroye point
au Courtisan quil usast jamais de telz termes
sil nestoit bien certain de n’estre point refuse. Et
que doibt il doncques faire, dist le seigneur Gas
pard? Le magnifique respondit. Sil est delibe-
re d’en escripre, ou d’en parler, il le doibt faire
avecques si grande moderation & si sagement que
les premieres parolles essayent le courage & sa
chent la volunte delle si couvertement quelles
laissent moyen & une certaine yssue de povoir
faire semblant de non congnoistre que les pro-
pos tendent a amour, affin que se il y trouve
difficulte il se puisse retirer de faire semblant
d’avoir parle ou escript a autre fin pour jouyr
des privees & bonnes cheres, & recueil en seu-
rete que les dames font souvent a ceulx qui leur
semble les prendre en amitie, & puis sen refrai-
gnent incontinent quelles s’appercoyvent quel-
les sont prinses pour demonstrance d’amour
Fac-similé BVH



[54v] LE TIERS LIVRE
Donc ceulx qui sont trop soubdains & qui
s’adventurent presumptueusement avecques une
certaine haste & obstination le perdent le plus
souvent, & a bon droict, car il semble tousjours
a chascune noble dame estre peu estimee de
celluy qui sans respect, la requier d’amours avant
que lavoir servie, parquoy selon mon advis le che
min que doibt tenir le Courtisan pour noti-
fier son amour a la dame, me semble que ce soit
luy monstrer plus tost par signe que par parolle.
car veritablement quelque fois lon congnoist
plus d’affection d’amour en ung souspir, ou en
ung regard en craincte, qu’en mille motz: &
faire apres que les yeulx soyent les messagiers
loyaulx qui portent les ambassades du cueur: car
plus souvent ilz monstrent avecques plus grande
efficace la passion qui est dedans, que la propre lan-
gue ou lettre ou autres messagiers, en facon que
non seulement ilz descouvrent les pensees: mais
bien souvent allument amour au cueur de la person
ne aymee. Car les vifz esperitz qui sortent par
les yeulx pour estre engendrez aupres du cueur,
quant ilz entrent aussi es yeulx ou ilz sont
adressez comme la flesche au blanc, ilxilz penetrent
naturellement jusques au cueur & y vont comme
en leur logis, & la se confondent avecques les au-
res esperitz, & pour la tressubtille nature du
sens quilz ont avec eulx esmeuvent le sang pro-
chain du cueur ou ilz sont parvenuz, & le res-
chauffent, & le font sembler a eulx & idoyne
a recepvoir limpression de lymage quilz ont ap-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LV
porte avec eulx, & aussi allant & retournant
peu a peu, ces messagiers par la voye des yeulx
au cueur, & rapportant le nourrissement & fuzil
de beaulte, & de grace, ilz alument avec le
vent de desir le feu qui brusle si fort, & jamais
ne prent fin de consommer pource que tousjours
ilz luy apportent matieres desperance pour le
nourrir. Dont on peult bien dire que les yeulx sont
guides en amours, mesmement quant ilz sont
doulx & gracieulx & noirs de celle noirceur
doulce & claire, ou vrayement vers & rians &
si aggreables & persans a les regarder: comme
sont aucuns, ou il semble que les voyes qui donnent
yssue aux esperitz soient si profondes que lon voye
par elles jusques au cueur. Par ainsi les yeulx sont
cachez comme les soudars qui vont en embusche
a la guerre: & si la forme de tout le corps est
belle & bien compose, elle tire a soy & aleche cel-
luy qui de loing la regarde tant quil sapproche,
& des incontinent quil est approche les yeulx sa-
gettent & ensorcellent comme sorciers mesme-
ment quant ilz envoyent leurs raiz de droit fil
aux yeulx de la chose aymee en tant quilz font le
semblable: car les esperitz sentrerencontrent, &
en ce doulx hurt lung prent la qualite de lautre
comme lon voit dung oeil malade qui en regar-
dant fermement contre ung sain, il luy donne sa
maladie dont il me semble que nostre courtisan
peult en ceste maniere manifester en grande
partie son amour a la dame que vouldra aymer.
Vray est que les yeulx silz ne sont artificiellement
Fac-similé BVH



[55v] LE TIERS LIVRE
guydez bien souvent ilz descouvrent plus les
amoureux desirs a ceulx que lon vouldroit le
moins. Car dehors par eulx transluysent, quasi
visiblement celles ardantes passions que laymant, qui
seulement les vouldroit descouvrir a la chose
aymee, souvent descouvre aussi a ceulx a qui il
desiroit plus les cacher, parquoy celluy qui na
perdu le frain de raison se gouverne sagement
& prent garde au temps & aux lieux, & quant
il est besoing se contregarde de regarder si en-
tierement encores que ce soit une tresdoulce refe
ction, car cest trop dure chose que une amour pu
blicque. Le conte Ludovic respondit. Quelque
fois aussi quil ne nuyst point estre publiee, car en
ce cas les gens souvent estiment que telles amours
ne tendent point a la fin que chascun aymant de-
sire, voyant que lon mect peu de soing a les cou
vrir, & que on ne tient point de cas si on sen ap-
percoit, ou non. Et pourtant en le confessant lhom-
me gaigne une certaine liberte de pouvoir pu
blicquement parler. & estre sans suspection avec
ques la personne aymee, ce qui n’advient pas a
ceulx qui taschent d’estre secretz. Car il semble
quilz ayent bonne esperance & quilz soient pro-
chains de quelque grand guerdon quilz ne voul
droient point que les autres sceussent, Jay aus
si veu mettre une amour tresardante au cueur
d’une dame envers homme a qui au paravant el
le n’avoit jamais porté aucune affection seu-
lement pour avoir entendu que lopinion de plu-
sieurs estoit quilz sentreaymoient ensemble:
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LVI
& cuyde que la cause de cela estoit que ce ju-
gement universel luy sembloit tesmoignage
suffisant pour luy faire croire que cestuy la estoit
digne de son amour, & quasi sembloit que
la renommee luy porta les ambassades de lay
mant beaucoup plus vrayes & plus dignes
d’estre creues, quil neust sceu faire luy mes-
mes par lettres ou par parolles ou par aultre per
sonne venant de sa part, Donc ceste voix public
que non seulement ne nuyst point quelque fois, mais
sert. Le magnificque respondit. Les amours
dont la renommee est ministre sont assez peril-
leuses de faire que lhomme soit monstre au doid[sic]. Et
pourtant a celluy qui veult aller par ce chemin est
besoing quil face semblant avoir en pensee beau-
coup moindre feu quil na, & se contenter de ce quil
luy semble peu, dissimuler ses plaisirs, jalou-
sies, peines & desirs, & souvent rire de la bou-
che quant le cueur pleure, & faire semblant d’estre
prodigue de ce dont il est tresavaricieux. Et
ces choses sont tant difficilles a faire que quasi
elles sont impossibles: parquoy si nostre cour
tisan vouloit user de mon conseil, je le confor
teroye a tenir ses amours secrettes. Lors messi
re Bernard, Il est donc besoing (dist il) que vous
le luy enseignez: & me semble que cela nest pas
peu de consequence: car oultre les signes que
par fois aucuns font si couvertement que quasi
sans aucuns mouvement la personne qui desi-
re leur lict au visaige & aux yeulx, ce quilz ont
dedans le cueutcueur. Jay souvent ouy entre deux
Fac-similé BVH



[56v] LE TIERS LIVRE
aymans ung long & prive devis damours, dont
pour autant les escoutans ne peuvent entendre
clerement aucune particularite, ne ce certifier
que les aymans disoient feust damours: & ce
pour la discretion & advertance de ceulx qui
devisoient car sans faire aucun semblant da-
voir desplaisir destre escoutez ilz disoient se-
crettement les parolles seules qui estoient dim
portance, & a haulte voix les autres qui se po
voient accommoder a divers propos. A lheu-
re messire Federic. Parler, dict il, si fort par le
menu de ces advertances de secraitise seroit
pourfuyr[sic] une chose infinie. Et pourtant je voul
drois plustost que lon devisast ung peu comme
laymant se doibt entretenir en la grace de sa-
mye ce quil me semble beaucoup plus necessai
re. Le magnificque respondit. Je croy que les
moyens qui sont bons pour lacquerir sont aus
si bons pour lentretenir. Et tout cela consiste
a complaire a la dame aymee sans jamais lof-
fenser, au moyen dequoy seroit difficille en
donner une reigle ferme: Car celluy qui nest
bien discret faict des faultes & infinis moyens
qui par foys semblent petites. Et neantmoins
elles offensent griefvement le couraige de la
dame, & cela advient plus que aux autres a
ceulx qui sont pressez par passion comme dau-
cuns lesquelz toutes les foys quilz ont loysir
de parler a la dame quilz ayment ilz se plai-
gnent & lamentent si asprement & veullent sou
vent les choses tant impossibles. Et par telle

impor-
Fac-similé BVH

DU COURTISAN LVII
importunite ilz viennent en fascherie. A lheu
re le seigneur Magnificque. Selon mon advis
dict il pour tenir lamour secrette il fault evi-
ter les faultes qui la manifestent qui sont plu-
sieurs, mais il y en ya une principale qui est
vouloir estre trop secret & ne se fier en aucu-
ne personne, car chascun aymant desire fai-
re congnoistre ses passions a la dame quil ay-
me. Et quant il est seul il est contrainct de fai
re beaucoup plus de demonstrations & plus
expresses que sil estoit ayde par quelque sien
& loyal amy, car les demonstrations que lay-
mant mesmes faict donnent beaucoup plus
grant souspecon que celles quil faict par per-
sonnes entreposees. Et pource que les enten-
demens humains sont naturellement curieux
de scavoir incontinent que ung estrange com
mence a souspesonner[sic] il y mect tant de dili-
gence quil en congnoist la verite: & apres la
voir congneue il na point de respect de le pu-
blier, mais bien par fois y prent plaisir, ce qui
nadvient pas de lamy lequel oultre ce quil sert
de faveur & de conseil bien souvent remedie
aux faultes que faict lamoureux aveugle, &
tousjours procure tenir le cas secret & pour-
voyt a plusieurs choses ou laymant ne peult
pourveoir oultre le grant refrigere que lont sent
a dire ses passions & sen descharger avecques
ung cordial amy, mesmement que povoir com-
muniquer les plaisirs est chose qui les accroist
beaucoup. Le seigneur Gaspard dict a lheure.

H
Fac-similé BVH

[57v] LE TIERS LIVRE
Il ya une aultre cause qui descouvre beaucoup
plus les amours que ceste cy. Et quelle dist le
magnifique. Le seigneur Gaspard respondit.
La vaine ambition des femmes conjoincte a-
vecques follie & cruaulte lesquelles sicomme
vous avez dict procurent au plus quelles peuvent
d’avoir grant nombre d’amoureux, & vouldroient
sil estoit possible quilz bruslassent tous, Et
quant ilz seroyent reduictz ensemble apres
leur mort quil tournassent en vie pour mou-
rir une autre foys, & combien quelles ayment
aussi sesjouyssent elles des tourmens de leurs
amans: car elles estiment que la douleur, les
afflictions & souhayter a toute heure la mort
soit vray tesmoignage quelles sont aymees, &
quelles peuvent faire les hommes bien eureux[sic]
ou miserables par leur beaulte, & leur donner
mort ou vie ainsi qui leur plaist dont seule-
ment elles se passent de ceste viande & si tres-
fort en sont friandes que affin quelle ne leur fail-
le jamais ne contentent ne desesperent les amans
du tout, mais pour les entretenir continuelle-
ment en peine & en desir usent dune certai-
ne austerite commandesse de menaces meslees
avec esperance. Et veullent que une leur pa-
rolle, une oeillade, ou ung signe soit par eulx
tenu en lieu de souveraine felicite, & affin quel-
les soient tenues pudicques & chastes non seu
lement des amans, mais de tous les autres el-
les donnent ordre que cestes leurs facons as-
pres & mal courtoyses soient publiques & ma
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LVIII
nifestes a ce que chascun pense que puis quel-
les traictent ainsi mal ceulx qui meritent d’e-
stre aymez elles doibvent beaucoup pis trai-ttrai-
cter ceulx qui en sont indignes, & bien souvent-
que en pensant soubz ceste creance estre asseu-
rees de linfamye par telles astuces elles cou-
chent toutes les nuictz avecques hommes de
tresbasse condition & qui a peine sont delles
congneuz en facon que pour avoir jouyssance
des calamitez & continuelles plainctes de quel
que chevalier encores quelles layment elles
nyent a elles mesmes les plaisirs quelles pour-
roient avoir par adventure soubz quelque
honneste excusation, & sont cause que le ро-
vre aymant par vraye disposition est con-
trainct user de moyens par ou vient a evidence
ce a quoy lon debveroit mettre toute indu-
strie pour le tenir secret. Il y en ya dautres
lesquelles si elles en peuvent induyre plusieurs
a croyre quilz soient aymez delles, elles nour
rissent entre eulx les jalousies en faisant ca-
resses & faveur a lung en la presence de lau-
tre. Et quant elles voyent que celluy aussi
quelles ayment le plus y apprent confiance d’e
stre ayme pour les demonstrations quon luy
a faictes souvent que par parolles doubteu-
ses & despitz finiz elles se suspendent & luy
trespercent[sic] le cueur en faisant semblant de
ne se soucier point de luy & de prendre nou-
velles accointances dont naissent haynes. ini-
mitiez & scandalles infiniz, & ruynes manife H ij
Fac-similé BVH

[58v] LE TIERS LIVRE
stes: car il est force monstrer lextreme passion
que lhomme sent en ung tel cas combien quil
en redonde blasme & infamie a la dame. A
lheure le seigneur Octovian en riant dist.
Vous estes tenu coy une espace & retire de
dire mal des dames, & puis les avez si bien
touchees quil semble que vous ayez attendu
pour reprendre force & alayne, comme ceulx
qui recullent pour donner plus aspre rencon-
tre. & veritablement vous avez tort, & des-
ormais debvriez estre appaisé. Ma dame Fmi
lie
Emi
lie
se print a rire, & en se tournant vers mada-
me la duchesse. Ma dame, dict elle, voyez que
noz adversaires se commencent a rompre, &
estre en dissention l’ung avecques lautre. Ne
me donnez point ce bruyt, dict le seigneur
Octovian, car je ne suis point vostre adversai
re, & ma bien despleu ce debat, non pource
quil me faschast d’en veoir la victoire en fa-
veur des dames, mais pour autant quil a in-
duyt le seigneur Gaspard a les calumnier plus
quil ne debvoit. Et le seigneur ManifiqueMagnifique, &
messire Gaspard a les louer par adventure ung
peu plus que de raison ne vouloit, oultre que
pour la longueur du proces nous avons per-
du d’entendre plusieurs aultres belles choses
qui restoient a estre dictes du Courtisan.
Voyez la (dist madame Emilie) comme vous
ne vous scauriez tenir destre nostre adversai-
re: & pourtant le propos qui a este tenu, vous
desplaist, & vouldriez que lon n’eust point
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LIX
forme ceste femme de Palais si excellente,
non pas pource que lon puisse plus riens dire
du Courtisan: car les seigneurs qui sont icy
en ont dit ce quilz scavoient, & croy que vous
ny autres y pourroient adjouster plus aucu-
ne chose, mais cest pour l’envie que vous por-
tez a lhonneur des dames. Il est certain (dist le
seigneur Octovian qui oultre les choses qui
ont este dictes du Courtisan, jen desireroye
plusieurs aultres, toutesfois puis que chascun
se contente quil soit tel, je men contente aussi,
ny en autre chose le vouldroye changer sinon
a le faire ung peu plus amy des dames que
nest le seigneur Gaspard, mais non pas si fort
a l’adventure comme est quelque ung des au-
tres seigneurs icy presens. A lheure madame
la duchesse. Il est besoing, dist elle, en toutes fa
cons que nous voyons si nostre entendement
est si bon quil suffit a donner plus grant perfe
ction au Courtisan, que n’ont faict les sei-
gneurs qui en ont parle cy devant. Pourtant
soyez content de dire ce que vous en avez en
la fantasie, autrement nous penserions que
vous ne scauriez plus rien y adjouster oultre
ce qui en a este dict. mais que vous avez vou-
lu detracter aux louenges de la femme de Pa-
lais, vous estant advis quelle est appareille
au Courtisan, & vouldriez pourtant que lon
creust quil peult estre beaucoup plus perfaict
que celle qui a este formee par les seigneurs qui
sont icy. Le seigneur Octovian se mist a rire

H iij
Fac-similé BVH

[59v] LE TIERS LIVRE
& dist. Les louenges & blasmes qui ont este
donnees aux dames plus que de devoir, ont
tant remply les aureilles & la pensee des escou
tans quilz ny ont laisse lieu vuyde pour y
mettre autre chose. Et davantaige a mon ad-
vis il est bien tard. Doncques, dist madame la
duchesse, en attendant jusques a demain nous
aurons plus de loisir, & les louenges & blas-
mes que vous dictes avoir este donnes trop
excessivement aux dames dune part & dau-
tre ce pendant sortiront de la pensee des sei-
gneurs qui sont icy: en facon quilz seront ca-
pables de la verite que vous direz, Et sur ce
poinct madame la duchesse se lieve, & en don
nant conge gratieusement a la compaignie
se retira a son cabinet, & chascun sen alla
coucher.


Fin du trosiesmetroisiesme Livre
du Courtisan,


Fac-similé BVH



I


LE QUART
LIVRE DU
Courtisan.

VIRGO MARIA SPES ANIME MEE POST DEUM.








H iiij
Fac-similé BVH

[1v] [page blanche]












Fac-similé BVH

II


LE QUATRIESME LI
vre du Courtisan du Conte Bal-
tazar de Castillon a mes-
sire Alphonse
Arioste.


PEnsant descripre les propos
qui furent tenus le quatriesme
soir apres ceulx qui ont este
racomptez es livres precedens
je sentz entre plusieurs dis-
cours ung amer pensement qui
me bat le cueur, & me faict
souvenir des miseres hu-
maines, & de noz faulses esperances, & comment
fortune bien souvent au meillieu du cours, & par
fois aupres de la fin rompt, & dissipe noz fraisles
& vaines entreprinses, & les enfondre aucunes-
fois avant quelles puissent veoir le port de bien loing.
Surquoy me tourne en memoire que non gueres
apres que les devis furent passez, mort importune pri
va nostre maison de trois gentilz hommes tresrares
lors quilz florissoient le plus en eage prospere, & en
esperance dhonneur: dont le premier fut le seigneur
Gaspard Palvoisin, lequel ayant esté combatu par
une maladie ague, & reduict plus d’une foys
a l’extremite, combien quil eust le couraige de
si grande vigueur quil tient quelque temps les
esperitz dedans son corps en despit de la mort:
toutesfois il acheva son cours naturel en la
Fac-similé BVH



[2v] LE QUART LIVRE
verdeur de son eage, qui fut une tresgrande
perte non seulement a nostre maison & a ses
amys & parens, mais au pays & a toute la Lom
bardie. Peu de temps apres mourut messire
Cesar GonzagueGousaigue, lequel a tous ceulx qui a-
voient congnoissance de luy laissa ung regret
amer & douloureux de sa mort, pour autant que
produysant nature si peu souvent, comme el-
le faict, de telz hommes, il sembloit convena-
ble quelle ne deust point si tost nous priver de
cestuy cy, car lon peult certainement dire que
messire Cesar nous fut oste sur le point quil
commencoit a donner plus grande esperance
de luy & estre en l’estime que meritoient ses
bonnes qualitez desja avoit il donné bon tes-
moignage de sa valeur par plusieurs vertueux
exploictz: Et oultre la clarte de la noblesse de
son lignaige, il reluysoit aussi par aornemens
d’armes & de lettres, & de toutes louables con
ditions, tellement que pour la bonte de son espe-
rit, honnestete de son courage & excellence de
son scavoir: il n’estoit chose si grande que lon ne
peust esperer de luy. Il ne tarda gueres que messi
re Robert de BarneBar mourust aussi: qui fut cause
dung grant desplaisir a toute la maison: car il
sembloit raisonnable que chascun eust regret
de la mort dung tel jeune homme bien condi
tione, gracieux & qui n’avoit gueres de pa-
reilz en beaulte de visaige, & disposition de la
personne, & sil estoit de complexion autant
forte & robuste que lon eust peu souhaiter. Si
Fac-similé BVH



DU COURTISAN III
doncques, ceulx cy eussent vescu je pense quilz
feussent parvenuz a tel degre quilz eussent
peu monstrer signe evident a chascun qui les
eust congneuz, combien la court d’Urbin estoit
digne de louenge, & combien de nobles che-
valiers (ce que a peu pres les autres y ont faict
lesquelz y ont este nourris: car en verite du
cheval de Troye ne sortit point tant de sei-
gneurs & capitaines comme il est sorty dhom
mes singuliers en vertu de ceste maison & que
par chascun ont este souverainement prisez)
desquelz entre aultres messire Federic fregou
se fut faict archevesque de Salerne, le conte Lu
dovic evesque de Bayeux, le seigneur Octo-
vien duc de Gennes, messire Bernard bibienne
cardinal de saincte Marie in Portico, messire
Pierre Bembe secretaire du pape Leon, le sei
gneur magnificque parvint a la duche de Ne
mours, & a celle grandeur, ou se trouve de pre-
sent le seigneur Francisque Marie de la Roue-
re prefect de Romme fut aussi faict duc d’Ur-
bin, combien que lon peult attribuer beaucoup
plus grande louenge a la maison ou il fut nour-
ry, de ce quil en soit sorty ung seigneur si rare
& si excellent en toutes qualitez de vertus, com
me lon veoit maintenant, que de ce quil soit
parvenu a estre duc d’Urbin. Si croy que la no-
ble compaignie ou en continuelle frequenta-
tion il a tousjours veu & ouy tant de bonnes
choses & louables, en ayt este cause en grant
partie. Donc il me semble que celle influence
Fac-similé BVH



[3v] LE QUART LIVRE
procedant ou dadventure: ou de la faveur des
estoilles qui si longuement a concede de tresbons
seigneurs a Urbin, dure encores & produit les
mesmes effectz quelle souloit, parquoy lon peult
esperer que la bonne fortune doibve encores
tant favoriser les presentes oeuvres vertueuses
que la felicite de la maison & de lestat, non seule-
ment ne sont pour faillir, mais plus tost pour
augmenter de jour en jour, & en congnoist lon
desja plusieurs signes evidens, entre lesquelz
j’estime que le principal soit nous avoir esté
baillee du ciel une telle dame comme est ma
dame Eleonor de GonzagueGousaigue duchesse nouvel
le: car si jamais scavoir, grace, beaulte, esperit
cler voyance, doulceur & toutes autres condi-
tions gentilles furent conjoinctes en ung seul
corps, elles sont en si tresunies quil en resulte une
chaisne, qui orne & compose ung chascun sien
geste de toutes lesdictes conditions ensemble.
Or suyvons atant le propos de nostre Courti
san, en esperance que apres nous ne doibvent
faillir qui prennent exemples nobles & honno-
rables de la court presente d’Urbin, comme
nous faisons maintenant de la passee.


AInsi que souloit racompter le seigneur
Gaspard Palvoisin le jour ensuyvant
les propos contenus au livre precedent
le seigneur Octovian ne fut gueres veu, dont
plusieurs jugerent quil fust retire pour povoir
sans empeschement bien penser a ce quil avoit a di-
re, si que sestant reduicte la compaignie devers
Fac-similé BVH



DU COURTISAN IIII
madame la duchesse a lheure acoustumee, il le
falut faire chercher en diligence, lequel pourtant
ne vint pas dune bonne piece, en maniere que plu
sieurs gentilz hommes & damoyselles de la
court commencerent a danser, & a vacquer a
autre passe temps. faisant compte que pour le soir
lon ne parleroit plus du Courtisan. Et desja ilz
estoient tous embesongnez, les ungs en une
chose, & les autres en une autre quant le sei-
gneur Octovian arriva quasi sans que plus on
lattendist, lequel voyant que messire Cesar
GonzagueGousaigue, & le seigneur Gaspard dansoient,
apres avoir faict la reverence a madame la du
chesse, se print a dire en riant. J’attendois enco
res ce soir ouyr le seigneur Gaspard dire quel
que mal des dames, mais puis que je voy quil
dance avec une, je pense quil ayt faict paix avec
toutes: & suis bien ayse que le proces, ou pour
mieulx dire le propos du Courtisan se soit ainsi
acheve. Acheve nest il pas, respondit madame
la duchesse, car je ne suis point si ennuyee des
hommes, comme vous estes des femmes, au moyen
dequoy je ne veulx que le Courtisan soit chiffre[sic]
de lhonneur qui luy est deu, & des acoustre-
mens que vous mesmes luy promistes hier. Et
sur ce ordonna que apres que celle danse seroit
achevee chascun se mist a seoir a la mode acou-
stumee, ce qui quiqui fut faict. Dont estant chas-
cun grandement ententif le seigneur Octovian se
print a dire, Madame puis que pour avoir par
moy desire plusieurs autres bonnes qualitez
Fac-similé BVH



[4v] LE QUART LIVRE
au Courtisan est ensuivy que jaye promis de
les vous dire, je suis content d’en parler, non
pas en opinion de dire tout ce que lon en pour-
roit dire, mais seullement tant quil suffit pour
oster hors de vostre fantasie ce qui me fut hier
impute, cestassavoir que jaye plus tost ainsi
parle affin de detracter aux louenges de la fem-
me de palays en voulant faire accroire faulse-
ment que lon puisse attribuer daultres excel-
lences au Courtisan, & par telle finesse le faire
superieur, que pource quil soit ainsi. A ceste
cause, & aussi pour m’accommoder a lheure
qui est plus tarde quil nest de coustume, quant
on commence a diviserdeviser, je seray brief. Et en
continuant le propos des seigneurs qui sont
icy, lequel j’approuve & conferme en tout, je
dis que des choses que nous appellons bonnes,
il y en a aucunes qui simplement par elles mes
mes sont tousjours bonnes: Comme temperan
ce, force, sante & toutes les vertus qui engen-
drent transquilite es entendemens. Il y en a
d’autres qui pour diverses considerations, et
pour la fin ou elles s’adressent, sont bonnes: com
me les loix, la liberte, la richesse & autres sem-
blables. J’estime doncques que le parfaict
Courtisan de la sorte que l’ont descript le Con-
te Ludovic, & messire Federic, a la verite puis
se estre bonne chose & digne de louenge, mais
non pas simplement ne par soy mesmes, ains
par consideration de la fin a quoy il peult estre
adresse: car veritablement si le Courtisan parpour
Fac-similé BVH



DU COURTISAN V
estre noble, de bonne grace, plaisant, & expe-
rimente en tant d’exercices, ne produisoit au-
tre fruict que estre tel par soy mesmes, je ne cuy-
deroye point que pour acquerir ceste perfe-
ction de courtisanie, ung homme deust rai-
sonnablement y mettre tant de soing & de pei-
ne quil est necessaire faire a celluy qui le veult
obtenir: mais plus tost diroye que plusieurs
des conditions qui luy ont este attribuees, com
me danser, festoyer, chanter & jouer, fussent
legieretez & vanitez, & plus tost dignes de
blasmes en ung homme de condition que de
louenge: car ses mignotises, ses motz, devises
& autres telles choses qui appartiennent a en-
tretenement de dames & damours, encores que
par adventure il semble le contraire a plusieurs
souvent ne font autre chose que effeminer les
couraiges, corrumpre la jeunesse a la reduyre
a vie treslubricque, dont naissent apres ces ef-
fectz que la nation Italienne est reduicte en
opprobre: & nen trouve lon que bien peu qui
osent, je ne diray pas aller a la mort, mais en-
trer en ung peril. Et certes il y a autres infinies
choses qui engendreroient beaucoup plus gran-
de utilite en temps de paix & de guerre si lon
y mettoit soing & industrie, que ceste telle
courtisannie par soy seule, mais si les opera-
tions du Courtisan sont adressees a celle bonne
fin quelles doibvent, & que je l’entendz, il me sem-
ble bien quelles ne soient point dommageuses ou
frivolles: mais tressubtilles & dignes dinfi-
Fac-similé BVH



[5v] LE QUART LIVRE
nies louenges. La fin doncques du parfaict cour
tisan, de laquelle jusques icy na point esté par
le, jestime que ce soit gaigner par le moyen des
conditions qui luy ont este attribuees par les
seigneurs qui sont icy: tellement la bien veil-
lance & inclination du prince quil sert quil puis
se luy dire, & tousjours luy die la verite de
toutes les choses quil convient quil saiche sans crain
te, ou dangier de luy desplaire: & sil congnoist
la fantasie dicelluy inclinee a faire chose non
convenable quil ose luy contredire & par gen-
tille memoire si ayder de la grace quil a acqui
se par ses bonnes qualitez, de l’oster de toute vi
cieuse intention, & l’induyre a chemin de ver
tu, & si le courtisan a en soy la bonte que les sei-
gneurs qui sont icy luy ont donnee acompaignee
de promptitude desprit: de gracieusete, prudence
& congnoissacecongnoissance de lettres & de tant dautres cho
ses, il scaura a tous propos faire destrement veoir
a son prive combien dhonneur & de proffit redonde
tant a luy que a ses subjectz. de la justice & libe
ralite, magnanimite, doulceur & de tant dau-
tres vertus qui sont convenables au bon prince.
Et au rebours, combien de honte & de dommaige
procede des vices a icelles contraires. Pourtant
jestime que si comme la musicque, les passetemps, les
jeux, & autres conditions plaisantes sont quasi
la fleur: pareillement induire, ou ayder son prin
ce a suyvre le bien, & lespouventer du mal, est le
vray fruict de la courtisanye. pource que la louen
ge de bien faire consiste principallement en deux

choses
Fac-similé BVH

DU COURTISAN VI
choses, desquelles est lune, choisir ung but ou
tend nostre intention que veritablement soit
bon: l’autre scavoir trouver moyens oppor-
tuns & convenables pour se conduyre au but
presuppose. Il est certain que le vouloir de cel
luy qui pense de faire que son prince ne soit par au
cun seduict, ny escoute les flateurs: ne les mes
disans & menteurs, & congnoissant le bien &
le mal, a lung porte amour & a lautre hayne,
tend a une tresbonne fin. Il me semble aussi que
les conditions baillees au courtisan par les sei-
gneurs qui sont icy puissent estre bon moyen
pour y pourveoir. Et ce pour autant que de plu
sieurs faultes que nous voyons aujourdhuy
en plusieurs de noz princes, les plus grandes
sont lignorance & la persuasion quilz ont
deulx mesmes. Et la reyne de ces deux maulx
ne vient dailleurs que de menterie, qui est ung
vice a bon droict hayneux a dieu & aux hom
mes, & plus nuysible aux princes que a au-
cuns autres: car ilz ont cherté plus que de tou
te autre chose de ce, dont il seroit besoing
quilz eussent plus grande abondance que de
tout le demeurant: Cestassavoir des gens qui
leur dient la verite & leur conseillent leur
bien. Car ceulx qui leur portent hayne ne
sont point incitez par amour a faire cest of-
fice, mais sont bien ayses quilz vivent repro-
chablement, & que jamais ne se corrigent, a-
vecques ce ilz ne les osent blasmer publicque
ment de peur d’en estre punis. Au regard des

I
Fac-similé BVH

[6v] LE QUART LIVRE
amys, il en ya peu qui ayent franc acces vers
eulx: & ceulx la portent respect a les reprendre
de leurs faultes en celle liberte quilz reprengnent
les particuliers & souvent pour acquerir gra
ce & faveur, Ilz n’ntendententendent a riens que a pro-
poser chose qui plaise & qui donne recreance
a leur esperit, encores quelles soyent deshon-
nestes & maulvaises: en facon que de amys ilz
demeurent flateurs. Et pour tirer du proffit de
celle estroicte privaulte, ililz parlent & exploi-
ctent tousjours en accomplissant, & pour la
plus part se font le chemin avecques menson
ges, lesquelles en lentendement du prince en-
gendrent ignorance non seulement des cho-
ses exterieures, mais aussi de luy mesmes, ce que
lon peult dire la plus grande, & la plus enorme
menterie de toutes les autres, car lentendement
ignorant mescompte soy mesmes, & ment
au dedans a soymesmes, d’ont il advient que
les seigneurs oultre que jamais n’entendent la
verite daulcunes choses enyvres de celle per-
mission licencieuse, que la seigneurie porte
avec soy, & de labondance des delices abis-
més en leurs plaisirs. tant se mescomptent &
si ont si fort lentendement corrompu pour se
veoir tousjours obeyz et quasi adorez en gran
de louenge & reverence sans jamais ouyr con-
tradiction & moins reprehension, que de ce-
ste ignorance ililz tumbent en une extreme per
suasion deulxmesmes tellement que apres ilz
ne recoyvent plus le conseil ne advis dautruy
Fac-similé BVH



DU COURTISAN VII
& pource quilz cuydent que scavoir regner
soit une chose tresfacille, & que pour y pour-
veoir il ne soit besoing dautre science que de
la force, ilz tournent leurs fantasies & tous
leurs pensemens a entretenir la puissance quilz
ont, imaginant que la vraye felicite soit, de
pouvoir ce que lon veult: au moyen dequoy
il y en a plusieurs qui ont en hayne la raison
& la justice leur estant advis que ce soit une
certaine bride & ung moyen qui les puisse
reduyre en servitude & leur diminuer ce bien
& satisfaction quilz ont de regner, silz la vou
loient garder, & que leur seigneurie ne seroit
point parfaicte ny entiere silz estoient con-
trainctz obeyr au debvoir & a honnestete,
car ilz pensent que qui obeyst ne soit point
vrayement seigneur. Et pourtant en suyvant
ces commencemens & se laissant transporter
par la persuasion quilz ont deulx mesmes, ilz
demeurent arrogans, & cuydent acquerir au
ctorite entre les hommes: & estre quasi tenus
comme dieux pour faire ung visage austere,
& avoir des conditions estranges, des robes
pompeuses, des acoustremens dor & de pier-
reries, & pour jamais ne se laisser veoir en
public, & selon mon advis ceulx cy sont com-
me les collosses qui furent faictz lannee pas-
see a Romme le jour de la feste de la place de
Agon, qui par dehors monstroient semblan-
ces de grans hommes & de chevaulx trium-
phans: & au dedans estoient pleins destoup-
I ij
Fac-similé BVH

[7v] LE QUART LIVRE
pes & de drappeaulx: mais les princes de tel-
les sortes sont de autant pires que les collosses se
soustenans droictz par leur mesme pesante
gravite: mais eulx pource quilz sont dedans
mal contrepesez & mis sans mesure, sus ba-
ses inegalles, ilz se ruynent eulx mesmes de
leur propre pesanteur, & dune faulte tumbent
en infinies: car leur ignorance acompaignee de
celle faulse opinion de ne povoir faillir, & que
la puissance quilz ont procede de leur scavoir,
les induict a occuper audacieusement silz peu
vent par voyes justes ou injustes, mais silz
deliberoient de scavoir & de faire ce quilz
doibvent, ilz se tiendroient aussi roides pour
non regner comme ilz se tiennent roides pour
regner: car ilz congnoistroient combien il est
enorme & pernicieux que les subjectz, qui
doibvent estre gouvernez, soient plus sages
que les princes qui doibvent gouverner. Re-
gardez que lignorance de la musicque, de dan-
cer & de chevaucher ne nuyst a personne, tou
tesfois qui nest musicien sans honte n’ose chan
ter devant les autres, ne danser qui ne le scet
faire, ny chevaucher qui ne se scait tenir a che
val, mais de ne le scavoir gouverner ses sub-
jectz viennent tant de maulx, destructions, mors,
bruslemens & ruynes, que lon peult dire que cest
la plus mortelle pestilence qui se treuve sur la
terre. Et neantmoins aucuns princes tresigno
rans de gouvernement nont point de honte de
se mettre a gouverner, je ne dis pas en la pre-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN VIII
sence de quatre ou six hommes, mais a la veue
de tout le monde, car leur degre est si hault con
stitue que les yeulx de chascun regardent vers
eulx. Et pourtant leurs faultes pour petites
quelles soyent sont tousjours notees, comme
lon escript que Cymon estoit blasme pource
quil aymoit le vin, Scipion le dormir, Luculle
les banquetz: mais pleust a dieu que les prin-
ces de nostre temps acompaignassent leurs im
perfections de tant de vertus que faisoient les
antiques, lesquelz si bien ilz failloient en quel
que chose, ilxilz ne fuyoient pas pourtant les con
seilz & enseignemens de ceulx qui leur sem-
bloient suffisans a corriger leurs faultes, mais
bien taschoient a grande instance de compo-
ser leur vie soubz la norme dhommes singu-
liers, comme Epaminondas de Lysias pitago
ricque, Agesilaus de Zenophon, Scipion de
panetius, & aultres infinis: mais sil venoit de-
vant quelque ung de noz princes ung severe
Philosophe ou qui que ce soit, qui luy vou-
lust monstrer ouvertement & sans artifice
l’horride face de vraye vertu, luy enseigner
bonnes conditions, & quelle doibt estre la vie
dung prince, je suis certain quilz l’auroient
en horreur au ptemierpremier rencontre comme ung
aspic, ou vrayement se mocqueroient com-
me de choses impertinentes. Je dis doncques
que puis que les princes sont aujourdhuy si
corrompuz par les mauvaises coustumes, et
par lignorance & faulse persuasion quilz ont

I iij
Fac-similé BVH

[8v] LE QUART LIVRE
deulx mesmes, & qui est si tresdiffille leur
donner congnoissance de la verite & les in-
duyre a vertu, & que les hommes cherchent
dentrer en leur grace par mensonge & flate-
rie, & par entremises si vicieuses, le Courti-
san par le moyen des gentilles qualitez que
luy ont donnez le Conte Ludovic & messire
Federic peult facillement & doibt procurer
d’acquerir la benivolence de son prince, & tel
lement affriander le couraige d’icelluy, quil
gaigne ung acces franc & seur de luy parler
de toutes choses sans estre ennuyeulx, & sil
est tel comme il a este dict il naura pas grant
peine a y parvenir. Et par ainsi pourra tous-
jours avec dexterite luy descouvrir la verite
de toutes choses, & davantage luy instiller
bonte a lentendement peu a peu & luy en-
seigner continence, force, justice, temperan-
ce, luy faisant taster de la grant doulceur qui
est couverte soubz ceste petite amertume la-
quelle dentree se presente a ceulx qui resistent
aux vices qui tousjours sont dommageables,
desplaisans & acompaignez de reproches &
blasmes, tout ainsi comme les vertus sont prof-
fitables, joyeuses & pleines de louenges, & a
icelles les resveiller a lexemple des capitaines
Rommains & autres hommes excellens, aus-
quelz les antiques avoient de coustume faire
dresser statues de bronze ou de marbre, &
quelquefois dor, & les colloquer es lieux pu-
blicques, tant pour lhonneur de ceulx pour
Fac-similé BVH



DU COURTISAN IX
qui elles estoient dressees, que pour inciter
les autres a s’efforcer par une honneste en-
vie de parvenir a semblable gloire. A ceste
maniere il le pourra conduire par la voye
austere de vertu en tappissant[sic] quasi de ra-
meaulx, fueilles umbrageuses & en la se-
mant de fleurs plaisantes pour temperer l’en-
nuy du chemin penible a celluy qui a la vi-
gueur foyble, tantost de musique, tantost
darmes de chevaulx, aucunesfois de vers &
rimes, tantost de propos damours & tenir
son esperit occupe en plaisir honneste par
tous les moyens que on dict, les seigneurs
qui sont icy, luy donnant neantmoins tous-
jours impression comme jay dict, de quel-
que vertueuse condition parmy les aleche-
mens dessusditz, & le trompant avecques
une tromperie salutaire, & ainsi que font
les medecins advisez, lesquelz souvent quant
ilz vueillent donner aux petitz enfans mala-
des & trop delicatz medecines de saveur ame
re, ilz environnent le bort du vaisseau de quel
que doulce liqueur. Quant doncques le Cour
tisan mettra en oeuvre pour tel effect ceste
couverture de plaisir en tout temps & lieux
& en tous exercices, il parviendra a son but &
meritera beaucoup plus grande louenge &
guerdon que par nulle autre oeuvre quil pour
roit faire au monde, car il nest aucun bien qui ay-
de si universellement comme le bon prince ne cho
se plus nuisante que le mauvais prince: parquoy

I iiij
Fac-similé BVH

[9v] LE QUART LIVRE
il nest aussi peine si horrible & cruelle qui feust
suffisante punition pour les meschans cour
tisans qui se servent des facons gentilles & plai-
santes, & des bonnes conditions a mauvaise
fin, & par le moyen dicelles cherchent la grace
de leurs princes pour les corrompre & destra
quer de la voye de vertu & les induire a vices
car de telle sorte de gens lon peult dire quilz
infectent de mortel venin ung vaisseau ou ung
homme seul ayt a boire, mais la publicque fon
taine dont il fault que tout ce peuple use. A
tant se taisoit le seigneur Octovian comme sil
neust plus avant parle. Mais le seigneur Gas-
pard, il ne me semble point seigneur Octovian
(dict il) que ceste bonte de couraige, continen-
ce & autres vertus que vous voulez que le
Courtisan monstre a son seigneur se puissent
apprendre, mais penser quelles soient donnes[sic]
de nature & de dieu aux hommes qui les ont.
Et quil soit ainsi, voyez qu’il nest homme si
meschant ne de si mauvaise sorte ne si intem-
perant & injuste qui confessa d’estre tel si lon
l’en interroguoit, mais plustost chascun pour
mauvais quil soit prent plaisir destre repute
juste continent & bon: ce quil nadviendroit
point si ces vertus se pouvoient apprendre: car
ce nest point de honte ne scavoir ce enquoy
on na point mis destude, & semble reproche
navoir point ce dont par nature nous devons
estre parez, parquoy chascun sefforce cacher
ses deffaulx naturelz tant du corps que de len-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN X
tendement, ce que lon voit es aveugles, tortuz,
boyteux, & autres impotens & contrefaictz
car combien que ces imperfections se peussent
imputer a nature, toutesfois il desplaist a chas
cun les sentir en soy, car il semble que par tes
moignage de nature mesme lhomme ayt ce
deffault quasi pour une marque & signe de
sa malice. Davantaige la fable que lon racom
pte de Epimetheus conferme mon opinion
lequel si mal scentsceut distribuer les dons de natu
re aux hommes, quil les laissa beaucoup plus
indigens de toutes choses que les autres ani-
maulx, dont Promotheus desroba a Myner-
ve & a Vulcan celle artificielle sapience par
ou les hommes trouvent a vivre. Mais ilz na
voient pas pourtant la sagesse civille de se con-
greger ensemble par les citez, & scavoir mo-
rallement vivre, pour estre demouree en la for
teresse de Jupiter gardee par souldars tres ad-
visez qui tant espoventoient Promotheus
quil ne se osoit approcher deulx. Dont Jupi-
ter ayant compassion de la misere des hom-
mes, lesquelz ne pouvans estre unis par faul-
te de vertu civille estoient devorez par les
bestes sauvaiges, envoya Mercure en terre
y porter justice & honte, affin que ces deux
choses ornassent les citez & allassent ensem-
ble les citoyens. Et voulut quelles leurs fus-
sent donnees non comme les autres scien-
ces, ou ung scavant est suffisant pour plu-
sieurs ignorans, comme est la medecine, mais
Fac-similé BVH



[10v] LE QUART LIVRE
quelles fussesfussent en chascun emprainctes. Et or-
donna une loy que tous ceulx qui seroient
sans justice & honte fussent exterminez &
mis a mort comme pestilens aux citez. Voy-
la doncques seigneur Octovian comment ses
vertus de Dieu octroyees sont aux hommes
& ne sapprennent point, mais sont naturel-
les. Lors le seigneur octovian quasi en riant,
Vous voulez donc dict il seigneur Gaspard
que les hommes soient si malheureux & de si
pervers jugement quilz ayent par industrie
trouve science pour faire les esperitz des be-
stes saulvaiges privez, Ours, Loups, Lyons,
& par la puissent enseigner a ung oyseau va-
cabond[sic]
a voller au plaisir de lhomme & tour-
ner des forestz & de sa liberte naturelle vo-
luntairement aux laz & a la servitude, & que
par la mesme industrie ilz ne puissent ne vueil
lent trouver science par ou ilz aydent a eulx
mesmes, & avec soing & diligence facent
leur couraige meilleur? Cela a mon advis se-
roit comme si les medecins estudioient en ex-
treme labeur d’avoir seulement la science de
guerir le mal des ongles & la rache des petis
enfans & laissoient la cure des fiebvres, de la
pleuresie & des autres griefves maladies. Ce
que chascun peult considerer combien il se-
roit hors de raison. J’estime doncques les ver-
tus moralles ne soient point en nous totalle-
ment par nature, car nulle chose se peult ja-
mais si acoustumer a ce qui luy est naturelle-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XI
ment contraire, comme lon voit dune pierre,
laquelle si bien on la gettoit dix mil contre-
mont, jamais ne se acoustumeroit a y aller del-
le mesmes: parquoy si les vertus nous estoient
aussi naturelles comme est la pesanteur a la
pierre: jamais nous ne pourrions estre ver-
tueux. Et ce seroit trop grande iniquite & fol
lie punir les hommes des deffaulx qui proce-
dent de nature sans nostre coulpe. Et com-
mectroient les loix ceste erreur lesquelles ne
punissent pas les malfaicteurs pour les faul-
tes passees: car lon ne peult faire que ce qui est
faict ne soit faict, mais elles ont regard a lad-
venir, affin que ceulx qui ont failly ne faillent
plus. Et que par mauvais exemple ililz ne don-
nent cause aux aultres de faillir: & par ainsi
elleelles estiment que les vertus se puissent appren
dre, ce qui est tresveritable: car nous sommes
nais idoynes a les recevoir, & pareillement
les vices. Et pourtant l’habitude se faict en
nous de lung & de lautre par lacoustumance,
en facon que nous mettons en oeuvre premie
rement les vertus ou les vices, & apres som-
mes vertueux ou vicieux: mais aux choses
qui nous sont donnees par nature lon congnoist
le contraire. Car nous avons premierement la
pussancepuissance de ce faire, & puis nous faisons com
me es sentemens ou premierement nous po-
vons veoir, ouyr, toucher: & puis nous voyons
oyons, touchons. Combien que encores plu-
sieurs de ses operations s’adoubentadornent a la disci-
Fac-similé BVH



[11v] LE QUART LIVRE
pline dont les bons pedagogues non seulement
enseignent les lettres aux enfans: mais aussi
bonnes & honnestes contenances a manger,
boire: parler, cheminer avecques certains ge-
stes accommodez. Parquoy est aussi bien
necessaire avoir maistre pour apprendre les
vertus comme les autres sciences: lequel su-
scite & resveille en nous par doctrine & bons
advertissemens les vertus moralles, dont nous
avons la vertu enclose & ensevelie en lame,
& les cultive comme bon laboureur, & leur
ouvre la voye leur ostant d’alentour de nous
les espines & lyvraye des appetitz, qui sou-
vent encombrent & suffocquent tant noz espe
ritz quilz ne les laissent point florir ne produy
re les bieneureux fruictz, que lon debvroit de-
sirer que seulx[sic] nasquissent es cueurs humains.
Car en ceste maniere est naturel a chascun de
nous justice & honte, que vous dictes avoir
este envoye en terre par Jupiter a tous les hom-
mes: mais aussi comme ung corps sans yeulx
pour robuste quil soit sil se meult vers quel-
que adresse, il y fault bien souvent, pareille-
ment la racine de ses vertus potenciellement
engendree en noz esperitz, si elle n’est engen-
dree par discipline elle se resoult bien souvent
en riens, car si elle se doibt reduire en acte, & a
sa parfaicte habitude, elle ne se contente point,
comme jay dict, de la nature seule, mais a be-
soing de lartificielle acoustumance & de la rai
son, que purifie & esclarcisse lame en luy ostant
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XII
le tenebreux voille d’ignorance, de laquelle
quasi toutes les faultes des hommes proce-
dent: car si le bien & le mal estoient bien con
gneuz & entenduz, chascun tousjours esli-
roit le bien, & fuyroit le mal, parquoy la ver-
tu se peult quasi dire une prudence & ung sca-
voir eslire le bien, & le vice une imprudence
& une ignorance, laquelle induyt a faulsement
juger, car les hommes jamais ne eslisent le mal
en opinion que ce soit mal, mais se decoyvent
par une certaine semblance de bien. Le sei-
gneur Gaspard respondit a lheure. Ce nonob
stant il y en a plusieurs qui congnoissent clere
ment que ilz font mal, & toutesfois le font. Et
ce pour autant quilz estiment plus plaisir pre
sent, qu’ilz sentent, que la pugnition quilz
doubtent qui leur en doibt advenir: Comme
les larrons, les homicides, & autres telles ma-
nieres de gens. Le seigneur Octovian replic-
qua, Le vray plaisir est tousjours bon, & la
vraye douleur maulvaise: Parquoy ceulx dont
vous venez de faire mention se mescomptent,
en prenant le faulx plaisir pour le vray, & la
vraye douleur pour la faulse, dont souvent
pour les faulx plaisirs ilz encourent es vrays
desplaisirs, Or la science qui enseigne a discer
ner la verite du faulx se peult apprendre, & la
vertu par ou nous eslisons ce qui est verita-
blement bon, & non ce quil semble estre faul-
sement, se peult appeller vraye science, &
plus serviable a la vie humaine que nul autre:
Fac-similé BVH



[12v] LE QUART LIVRE
car elle hayt lignorance, dont, comme jay dict
maulx procedent. A lheure messire Pierre Bembe.


JE ne scay comment le seigneur Gaspard
vous doibve consentir, que tous maulx
procedent d’ignorance: & quil ny en ayt
plusieurs, lesquelz en pechant scavent verita-
blement qu’ilz pechent, & ne se trompent point
au vray plaisir, ne aussi a la vraye douleur:
car il est certain que ceulx qui sont inconti-
nens, jugent par raison & droictement: & sca
vent que ce a quoy ilz sont incitez par les cu
piditez contre le debvoir, est mal. Et pourtant
ilz y resistent, & mettent la raison en barbe
a l’appetit, dont procede le combat du plaisir
& de la douleur contre le jugement, tant que
a la fin la raison vaincue par lappetit qui est
trop puissant se delaisse aller comme ung na-
vire qui se deffend une espace de temps con-
tre les tormentes de la mer: mais a la fin quant
elle est batue par orages de ventz trop impe-
tueux, apres que les ancres & cordages en
sont rompus, elle se laisse transporter a la di-
scretion de fortune sans sayder du tymon &
gouvernail, ou sans aucune adresse de la bus
solle
bous
solle
pour se saulver. Doncques les inconti-
nens commettent les faultes avec ung cer-
tain remors doubteux & quasi en despit
d’eulx. Ce quilz ne feroient point silz ne sca-
voient que ce quilz font, est mal faict: mais
sans resistance de raison totallement aban-
donnez suyvroient lappetit, et a lheure ilz
Fac-similé BVH



DU COUIRTISANCOURTISAN XIII.
seroient non incontinens, mais intemperans,
ce qui est beaucoup pis. Parquoy lon dict que
lincontinence est ung vice diminutif, a cau-
se de ce quelle a en soy partie de raison. Et
pareillement la continence est vertu impar-
faicte, pource quelle a en soy partie d’affe-
ction. Au moyen dequoy me semble que lon
ne peult dire que les faultes que font les in-
continens procedent d’ignorance ou quilz
se decoivent, & quilz ne pechent. Le sei-
gneur Octovian respondit. En verite messi-
re Pierre vostre argument est bon, toutesfois
selon mon advis, il est plus apparent que ve-
ritable: car combien que les incontinens pe-
chent avecques celle doubte, & quil leur sem
ble que ce qui est mal, soit mal, ce nonobstant
ilz nen ont pas congnoissance parfaicte ny
ne le scavent pas si entierement, comme il se-
roit besoing, Et pourtant il y en a en eulx
plus tost une debile opinion de cela. que cer-
taine science, dont ilz consentent que la rai-
son soit vaincue par laffection: mais silz en
avoient vraye science: il ny a point de doub-
te quilz ne se mettroient point a pecher, car
tousjours la chose par ou lappetit surmonte
la raison, est ignorante, ne jamais la vraye
science peult estre vaincue par laffection, la-
quelle procede du corps, & non de l’esperit.
Que si elle est bien regye & gouvernee par
raison, elle devient vertu: si autrement elle de-
vient vice, mais la raison a si grande face que
Fac-similé BVH



[13v] LE QUART LIVRE
tousjours elle se faict obeyr au sentement, &
penetre par merveilleuses facons & voyes,
pourveu que lignorance naye occupe ce que
icelle raison debvroit avoir: de sorte que com
bien que les esperitz & les nerfz & les os na-
yent point en eulx de raison: toutesfois en ce
mouvement de couraige naist en nous quil sem
ble que la pensee donne lesperon, & secoue la
bride aux esperitz. Tous les membres sappre
stent, les piedz a courir, les mains a prendre ou
a faire ce que le cueur pense. Et congnoist lon
encores cecy evidemment en plusieurs: lesquelz
mangeussent par fois sans en riens scavoir quel
ques viandes quilz onont a contrecueur, mais si
bien desguisee, qu’elle semble tressavoureuse
a leur goust. puis apres quant ilz viennent a
scavoir ce que sestoit, non seulement ilz ont
marrisson & fascherie en leur courage: mais
tellement ilz accordent le corps avecques le
jugement de la pensee, que par force ilz vomis
sent celle viande. Le seigneur Octovian suy-
voit encores son propos. mais le magnificque
Julien luy rompit la parolle, & dist. Seigneur
Octovian, si jay bien entendu vous avez dict
que la continence est vertu imparfaicte: pour
ce quelle a en soy partie daffection. et il me sem
ble que la vertu (puis qu’il y a debat en nostre
entendement entre la raison & lappetit) qui
combat & donne la victoire a la raison, se doib-
ve estimer plus parfaicte, que celle aultre ver-
tu qui vainq non aiant aulcune cupidite ou

autre a
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XIIII
autre a mauvaise affection qui luy contredie:
car il semble proprement que celluy esperit
ne sabstienne du mal par la vertu, mais quil
le laisse de faire, pour autant quil nen a la vou
lente. A lheure le seigneur Octovian, lequel,
dict il, estimeriez vous capitaine de plus grant
valeur ou celluy qui en combatant se mect evi-
demment en dangier, & toutesfois il vainct
les ennemys, ou celluy qui par sa vertu, & sca
voir leur oste les forces, tellement qui les re-
duict a termes quilz ne peuvent combattre,
& ainsi les vainct sans bataille & dangier: Cel
luy, dict le Magnificque Julian, qui vainct
en plus grande seurete, sans point de doubte
est plus a louer, pourveu que ceste victoire si
certaine ne procede de l’insuffisance des enne
mys. Le seigneur Octovian respondit. Vous
avez bien juge. Et pourtant je vous dis que
la continence se peult comparer a ung Capi-
taine qui combat vertueusement, & combien que
les ennemys, soient fors & puissans, toutesfois
il les vainct, non pas pourtant sans grande dif
ficulte & dangier. Mais la temperance exempleexempte
de toute perturbation est semblable au Capi
taine qui vainct & triumphe sans resistence
& apres avoir non seullement appaise en la pen-
see ou elle se trouve, mais entierement estainct
le feu des cupidites, comme ung bon Prince en
guerre civille extermine les sedicieux enne-
mys intrinsecques, & donne le septre & la sei-
gneurie entierement a la raison: Pareillement

K
Fac-similé BVH

[14v] LE QUART LIVRE
ceste vertu sans faire force a lentendement, mais
luy instillant par voyes paisibles une vehemen
te persuasion qui s’incline a lhonnestete, le rend
transquille & plain de repos esgal en toutes
choses & bien mesuré & composé de tous cou
stez dune certaine concorde en soy mesmes,
qui laccoustre de transquillité si paisible que ja
mais il ne se trouble & demeure entierement
obeyssant a la raison, & prompt de trouver ses
mouvemens au vouloir delle, & la suyvre par
tout ou elle vouldra sans contredict ou repu-
gnance, comme ung tendre aignelet qui court
sarreste & tousjours va apres sa mere, & seul
lement ainsi[unclear] quelle se meut. Ceste vertu donc
ques est tres parfaicte, & convient principale
ment aux princes, car d’elle en naissent plu-
sieurs autres. Lors messire Cesar GonzagueGouzague.
Je ne scay, dict il, quelles vertus convenables
a ung prince puissent naistre de ceste tempe-
rance, puis quelle est celle qui oste les affections
des couraiges comme vous dictes. Ce qui par
adventure conviendroit a quelque beau pere:
ou Hermite. Mais a ung prince magnanime
liberal, & vaillant aux armes, je ne scay comme
il conviendroit navoir jamais, quelque chose que
lon luy fist: ne courroux, ne hayne, ne bienveil-
lance, ne despit, ne cupidite, ne aucune affection
& comme il pourroit avoir sans cela auctori-
te entre le peuple, ou gens de guerre. Le sei-
gneur Octovian respondit: je nay pas dict que
temperance totallement oste, & arrache des
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XV
cueurs humains les affections, & si ne seroit
pas bon de le faire, car il y a aussi quelques bon
nes parties aux affections, mais ce qui est en
elle pervers, & repugnant a honnesteté, est cau
se de nous reduire a lobeyssance de raison.
Pourtant il nest pas convenable pour oster
ses perturbations arracher du tout les affections.
Car se seroit comme si pour eviter yvresse lon
faisoit ung edict que nul n’eust a boyre vin: ou
pour ce que par fois en courant lhomme tum
be, lon deffendit a tout le monde lede courir. Re
gardez que ceulx qui domptent les chevaulx
ne leur deffendent pas le courir, ne le saulter,
mais veullent quilz le facent a temps: & soubz
lobeyssance du chevaucheur. Les affections
doncques modiffiées par temperance sont fa
vorables a vertu, comme ire qui ayde force,
hayne contre les malvivans ayde justice, &
pareillement les aultres vertus sont aydées par
les affections, lesquelles si du tout elles estoient
ostées laisseroient la raison tres foible, & lan-
guissante de sorte quelle pourroit peu exploi-
cter: comme ung maistre de navire haban-
donne de ventz en une grant calme. Parquoy
ne vous esmerveillez point messire Cesar si
jay dict que de temperance naissent plusieurs
autres vertuz. Car quant ung couraige est
accordé en ceste armonie: il recoipt apres fa-
cillement par moyen de raison la vraye force qui
le faict sans peur & asseuré en tous dangiers,
& quasi le mect au dessus des passions hu-

K ij
Fac-similé BVH

[15v] LE QUART LIVRE
maines. Et pareillement justice vierge incor-
rumpue amye de moderation, & du bien,
Royne de toutes aultres vertuz, enseignant
a faire ce que lon doibt faire, & a eviter ce que lon
doibt eviter, & pourtant elle est tresparfaicte,
car par elle se font les oeuvres des aultres ver-
tuz, & sert a celluy qui la possede tant pour
luy comme pour les autres: Sans laquelle comme
lon dict, Juppiter mesmes ne pourroit pas bien
gouverner son royaulme, La magnanimite
vient aussi apres les dessusdictes, & les faict
toutes plus grandes, mais elle ne peult estre seul
le, car qui na point dautres vertuz, ne peut estre
magnanime. Consequemment Prudence est guy-
de dicelle qui consiste en ung certain jugement
de bien eslire. Et a telle heureuse chaine sont
encores attachees, liberalite, magnificence, Cu
pidite dhonneur, doulceur, gracieusete, affa-
bilite, & plusieurs aultres, quil nest pas temps
maintenant de dire. Mais si nostre Courtisan
faict ce que nous avons dict, il les trouvera
toutes a lentendement de son Prince, & tous
les jours en verra naistre tant de plaisantes
fleurs & fruictz, quilz ny en a pas si grande
quantite en tous les delicieulx jardins du mon
de, & sentira ung tresgrand contentement en
luy mesmes, se souvenant luy avoir donne, non
pas ce que donnent les folz qui est or ou ar-
gent, vaisselle, robbes, & telles choses, desquel-
les celluy qui les donne a grande cherte, &
celluy qui les recoit grande habondance, mais
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XVI
celle vertu qui entre les choses humaines
est paradvanture la plus grande, & la plus rare:
Cestassavoir la maniere & facon de gouver-
ner de regner comme lon doibt. Ce qui seulle
ment souffiroit pour faire les hommes bien
heureulx, & ramener une aultre foys au mon-
de ceste eage dor, que lon escript avoir este ja
dis quant Saturne regnoit. Aiant icy faict, Le
seigneur Octovian ung peu de pause comme
pour se reposer, le seigneur Gaspard va dire.
Seigneur Octovian quelle Seigneurie estimez
vous plus heureuse, & plus suffisante a rame-
ner au monde ceste eage dor dont vous avez
faict mention, ou le reigne dung si bon Prince,
ou le gouvernement dune bonne republicque?
Le seigneur Octovian respondit. Je prefere-
roie tousjours le regne du bon Prince, car cest
une seigneurie plus selon nature, & sil est li-
cite comparer les petites choses aux infinies
plus semblables a celles de Dieu, lequel ung,
& seul gouverne l’universel. Mais laissons ce
la & venons plus bas regarder que en ce que
lon faict par science humaine, comme les ar-
mes, & grandes navires, les edifices, & autres
semblables choses, le tout se rapporte a ung
seul qui gouverne selon sa fantasie: pareille
ment en nostre corps tous les membres se tra
vaillent & s’emploient a la voulente du cueur.
Davantaige il semble convenable que les
peuples soient aussi bien gouvernez par ung
Prince comme plusieurs animaulx a qui na-

K iij
Fac-similé BVH

[16v] LE QUART LIVRE
ture enseigne obeissance, comme chose tressa
lutaire. Voyla les cerfz, les grues, & beau-
coup daultres oyseaulx quant ilz font passai-
ge, ililz ordonnent tousjours ung Prince quilz
suyvent, & luy obeissent: Et les mouches a
miel quasi par discours de raison, & en si gran-
de reverence honnorent leur Roy que les plus
obeissans peuples du monde ne scauroient
plus faire. Et pourtant tout cecy est ung tres
grant signe que le regne des Princes est plus
selon nature que lestat des republicques. Lors
messire Pierre bembe. Et il me semble dict
il, puis que Dieu nous a donne liberte pour
souverain don, quil nest point raisonnable
quelle nous soit ostée, ne qu’ung homme en
soit participant plus qu’ung aultre. Ce qui
advieutadvient soubz le regne des Princes qui pour
la plus part trouvent leurs subjectz en servi-
tude tresestroicte, mais en lestat de republic-
ques bien ordonnées lon garde neantmoins
ceste liberte: oultre quil advient plus souvent
es jugemens & deliberations, que l’advis
dung seul soit faulx, que celluy de plusieurs:
Car la perturbation, ou par courroux, ou
par despit, ou par couvoytiseconvoytise entre plus facil-
lement au couraige dung seul que dune mul-
titude, laquelle quasi comme une grande
quantité deaue est moins subjecte a corru-
ption que une petite. Je dis encores que le-
xemple des animaux, ne me semble point
se rencontrer, car les cerfz, & les grues, &
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XVII
les aultres n’ordonnent pas tousjours ung
mesmes pour le suyvre & obeyr: ains chan-
gent & diversiffient en baillant ceste preemi-
nence tantost a ung, tantost a ung aultre &
en telle maniere ce vient a estre plus tost for-
me de republicque que de regne. Et la peult
lon appeller liberte vraye & esgalle, ou ceulx
qui par fois commandent viennent a obeyr
a leur ranc. Aussi lexemple des mouches a
miel ne me semble point pareil, car leur Roy
nest pas de leur mesme espece. Dont qui voul
droient donner aux hommes ung vrayement
digne Seigneur, il fauldroit le trouver d’u-
ne aultre espece, & de nature plus excel-
lente que lhumaine, si les hommes avoient
raisonnablement a leur obeyr comme les
troupeaulz qui obeyssent, non a ung ani-
mal leur semblable, mais a ung pasteur qui
est homme & d’ugne espece plus digne que
la leur. Pour ces raisons j’estime Seigneur
Octovian que le gouvernement d’une repu-
blicque soit plus desirable que celluy dung
Roy. A lheure le seigneur Octovian con
tre vostre opinion, messire Pierre, je veulx
seullement alleguer une raison qui est, que
des facons de bien gouverner les peuples
on en trouve seullement troys sortes, l’u-
ne est regne, l’aultre gouvernement de gens
de bien, que les Antiques appelloient,
Optimates, laultre administration po-
pulaire. Et la transgression & vice con K iiij
Fac-similé BVH

[17v] LE QUART LIVRE
traire, pour dire ainsi, ou chascun de ces gou-
vernemens tumbent silz[sic] se gaste & corrumpt,
est quant le reigne devient tyrannie, & quant
le gouvernement des gens de bien se change, &
reduict es mains de peu qui sont puissans, &
non pas bons, & quant ladministration popu-
laire est occupee par le menu peuple qui en con
fondant lordre permect le gouvernement
du tout a la voulente de la multitude. De ces troys
mauvais gouvernemens, Il est certain que la
tyrannie est le pire de tous, comme lon pour
roit prover par plusieurs raisons. Il sensuyt
donc que des troys bons le reigne soit le meil
leur, car il est contraire au pire. Et comme vous
scavez les effectz des causes contraires,
sont aussi contraires entre eulx. Or quant a ce que
vous avez dict de la liberte, Je respond que la
vraye liberte ne se doibt pas dire vivre ainsi
que lhomme vouldroit, mais vivre suyvant les
bonnes loix. Et obeyr nest point moinsn
aturel
moins natu
rel
, utille, & necessaire que commander, & y a
aulcunes des choses qui sont nees, & ainsi di-
stribuees & ordonnes par nature a commander
comme dautres a obeyr. Vray est quil y a deux
facons de seignoriser, lune est imperieuse &
violente, comme celle des maistres sur les serfz
& esclaves: & de ceste maniere lame comman
de au corps, lautre est plus doulce & paisible,
& suyvant icelle la raison commande a lappe
tit. Or est lune & lautre de ces deux facons
proffitable, car le corps est par nature ne idoi-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XVIII
ne a obeyr a lame, & pareillement lappetit a
la raison. Il y a aussi plusieurs hommes, dont
les operations s’addonnent seullement endroict
lusaige du corps. Et de ceulx cy aux vertueux
ya autant de difference comme de lame au
corps. Toutesfois pource quilz sont animaux
rationnaulx, ilz participent en tant de la rai-
son comme ilz la congnoissent seullement,
mais ililz nen ont possession ne jouyssance. Par-
quoy les gens de ceste maniere sont naturelle
ment serfz, & lobeir leur est meilleur & plus
utille que le commander. Le seigneur Gaspard
dict a lheure. Et a ceulx qui sont discretz & ver
tueux & non point serfz par nature, en quelle
sorte doibt lon commander? Le seigneur Octo
vian respondit. En ce paisible commandement
Royal & civil, & a telles gens est bien faict
quelque fois donner ladministration des char
ges, dont ilz sont cappables, affin quilz puis-
sent commander & gouverner ceulx qui sont
moins saiges que eulx. en facon pourtant que
tout le commandement despende du souve-
rain prince. Et pource que vous avez dict, quil
est plus facille que la pensee dung seul se cor-
rumpe que celle de plusieurs. Je dis quil est aussi
facille en trouver ung bon & saige quant il
est de noble lignee enclin aux vertuz par son
naturel instinct, & par la fameuse memoire
de ses predecesseurs, & apprins en bonnes
meurs. Et sil nest dung autre espece plus que
humaine, comme vous avez dict du Roy des
Fac-similé BVH



[18v] LE QUART LIVRE
mouches a miel, estant ayde par les endoctri-
nemens, nourriture & science du Courtisan
que les seigneurs qui sont icy ont forme si pru
dent & bon, il sera tresjuste, continent, attrempe,
constant & saige, plain de liberalite, de ma-
gnificence, de devotion, de clemence, & pour
abreger sera tresglorieux, & ayme des hom-
mes & de dieu: par la grace duquel il acquerra
celle vertu Heroique qui le fera surpasser les
termes dhumanite, tellement qu’on le pourra
plustost dire demy dieu que homme mortel.
Car Dieu est protecteur des hommes qui le
vueillent ensuyvre, non a monstrer grant puis-
sance, & se faire adorer par les hommes, mais
qui oultre la puissance s’efforcent de se faire[unclear] a
luy semblables par bonte & sagesse, par ou ilz
vueillent & saichent bien faire, & estre ses
ministres en distribuant les biens, & dons
quilz ont receuz de luy au salut des hommes
mortelz. Parquoy si comme au ciel, le Soleil,
& la Lune, & les autres estoilles monstrent
au monde, quasi comme en ung mirouer une
certaine semblance de Dieu, aussi en terre les
bons princes sont imaiges beaucoup plus
semblables a Dieu quant ilz l’ayment, & ont
en reverence, & monstrent a leurs subjectz
la resplendissante lumiere de sa justice, ac-
compaignée dune umbre de la raison & in-
telligence divine, qui les faict participans
dhonnestete, Equité, justice, & de sa bon-
te, & d’infinies aultres graces & biens que
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XIX
je ne scay nommer: representans au monde
beaucoup plus cler tesmoignaige de divi-
nite, que ne faict la lumiere du Soleil, ou le
continuel mouvement du ciel, avec les di-
vers cours des estoilles. Par ainsi les peuples
sont mis de la part de Dieu soubz la garde
des Princes, lesquelz pour ceste raison en
doibvent avoir diligente sollicitude pour
leur en rendre bon compte, comme bons
vicaires a leurs seigneurs, & les aymer, &
estimer propre tout le bien & mal que leur
advient, & sur tout pourchasser leur felici-
té. Et pourtant le Prince non seulement doibt
estre bon, mais aussi faire bons les aultres.
comme la reigle dont usent les architectes:
qui non seullement en soy est droicte &
juste, mais aussi dresse, & faict justes tou-
tes les choses, ou elle est appliquée. Et le
plus grant signe quon puisse avoir que le
Prince soit bon, est quant les subjectz sont
bons, car la vie du Prince est ladresse, &
loy des subjectz. & est force que de ses bon-
nes conditions tous les aultres dependent:
& n’est point convenable a ung: qui est igno
rant d’enseigner, ne a ung qui est desordon-
né d’ordonner, ne a celluy qui tumbe, de rele-
ver aultruy. Parquoy si le Prince veult bien
faire ses offices, il est besoing qu’il y mette
tout soing. & diligence pour les scavoir, &
apres quil ferme au dedans de luy mesmes, &
observe immuablement en toutes choses la loy
Fac-similé BVH



[19v] LE QUART LIVRE
de raison non escripte en papier ou en metail.
mais gravee en son entendement, affin quelle
luy soit tousjours non familiere, mais intrin-
secque, & quelle vive avecques luy comme
partie de luy mesmes, affin que jour & nuyct
en chascun temps & lieu elle l’amoneste, &
parle a luy au dedans du cueur, ostant les per-
turbations que sentent les couraiges intempe-
rez, lesquelz pour estre oppressez d’ung coste
quasi du tresparfont sommeil d’ignorance, &
de laultre du travail quilquilz recoipvent de leurs
pervers & aveuglez desirs sont tourmentez
de fureur sans repos, comme ceulx qui dorment
quelque foys ont destranges & horribles vi-
sions: puis si plus grande puissance s’adjoinct au
mauvais vouloir plus grande molesse s’adjoinct
aussi, & quant le Prince peult ce quil veult, a
a
a
lheure le dangier est grand quil ne vueille
ce quil ne doibt. Au moyen de quoy cestoit
bien dict a Bias que les charges monstrent
quelz sont les hommes, car comme les vaisseauz
pendant quilz sont vuydes si bien ilz ont
quelque fente, on ne le peult pas bien congnoi-
stre mais si dedans on met de la liqueur, ilz mon
strent soubdainnement de quel coste est le vi-
ce: semblablement les couraiges corrompuz &
gastez a tard descouvrent leurs faultes, sinon
quant ilz s’emplissent d’autorite: car a lheure
ilz ne sont pas suffisans pour supporter le pe-
sant faictz de la puissance. Et pourtant ilz se
laissent aller, & versent de tous costez les cu-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XX
pidites, larrogance, la colere, linsolence, & les
conditions tyrannicques quilz ont au dedans.
Dont sans consideration ilz persecutent les
bons, & les saiges, & exaulcent les maulvais,
ny comportent que par les citez y ait des ami
tiez, compaignies, ny intelligence entre les Ci-
toyens, mais nourrissent & entretiennent des
espies, accusateurs, meurtriers, affin quilz
espouventent & facent devenir les hommes
pusillanimes, & sement discordes pour les te-
nir destruictz & foibles. Desquelles facons sen
suyvent apres infinis dommages, & ruynes
aux miserables subjectz & aux mesmes tyrans
bien souvent cruelle mort, ou au moins conti-
nuelle paour: car les bons princes ont crainte non
pas pour eulx: mais pour ceulx qu’ilz comman-
dent: parquoy ilz craignent dautant plus, avoir
dennemis dautant quilz commandent a plus grant
nombre de gens, & sont plus puissans. Com-
bien cuydés vous que se espoventa & fut en
doubte Clearche le tyrant de Ponthe toute
les fois que il sortoit en place, ou alloit au thea-
tre a quelque bancquet, ou a quelque lieu pu-
blicque? Car, comme il est escript, il couchoit
enferme dedans ung coffre, ou Aristodemus
d’Arges, qui a soymesmes de son lict avoit
faict une prison? Car en son Palais il avoit
une petite chambrette pendue en lair si hault
quil estoit besoing y monter a une eschel-
le: & la couchoit avecques une concubine
sienne: de qui la mere la nuyt emportoit les
Fac-similé BVH



[20v] LE QUART LIVRE
chelle, & au matin la remettoit. A ceste vie
doncques doibt estre totallement contraire
celle du bon prince qui doibt estre franche, li-
bre, & asseurée: & autant chere aux subjectz
que la leur propre: & tellement ordonnée quel-
le soit participante de la vie active & de la
contemplative autant quil est convenable pour
le bien du peuple. A lheure le seigneur Gas-
pard. Et laquelle de ces deux vices (dist il) vous
semble il seigneur Octovian estre plus appar
tenant au prince? Le seigneur Octovian re-
spondit en soubzriant. Vous pensez a ladventu
re que je cuyde estre celluy excellent Courti
san qui doibt savoir tant de choses, & sen ser
vir a celle bonne fin, que jay dicte: mais sou-
vienne vous que les seigneurs qui sont icy
l’ont forme avec plusieurs conditions qui ne
sont pas en moy, au moyen dequoy mettons
peine de le trouver premierement, car je me re-
mectz a luy de cecy: & de toutes les aultres
choses qui appartiennent a ung bon prince.
Le seigneur Gaspard replica. Je pense que si
les conditions au Courtisan attribuées aucu
nes vous deffaillent, ce seroit plus tost la musi
que, scavoir danser, & les autres de peu dim-
portance que celles qui appartiennent a linsti
tution du prince: & a ceste fin de courtisanie.
Le seigneur Octovian respondit. Toutes cel
les qui aydent a gaigner la grace de leur prin-
ce, ne sont point de peu dimportance a ce qui
est necessaire, comme nous avons dict, avant
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXI
que le Courtisan s’adventure a luy vouloir en
seigner vertu que je pense vous avoir mon-
stré comme elle se poeut[sic] apprendre, & qu’elle
ayde autant que nuyst lignorance, d’ont nais-
sent tous pechez, & mesmement la faulse per
suasion, que lhomme prent de soy mesmes: par-
quoy me semble en avoir dict a souffisance, &
a ladventure plus que je n’avoys promis. Lors
madame la duchesse. Nous serons (dist elle)
plus tenus a vostre courtoysie dautant que la
satisfaction passera la promesse. Pourtant ne
vous ennuyez point de dire vostre advis sur
la demande du seigneur Gaspard. Et par vo-
stre foy dicte nous aussi tout ce que vous en-
seigneriez a vostre prince sil avoit besoing
d’ndoctrinementendoctrinement, & faictes compte d’avoir
acquis pareillement sa grace, de sorte qu’il
vous soit licite luy dire franchement ce qu’il
vous vient a la fantaisie. Le seigneur Octovian
se mect a soubzrire, & dit. Si j’avoye la grace
de quelque prince que je congnois & que je luy
deisse mon advis franchement, je doubte que je
la perdroye bien tost, Oultre que pour luy ensei
gner, il fauldroit que premierement j’apprins
se, toutesfois puis quil vous plaist que je re-
sponde encores a la demande du seigneur Gas-
pard, je ne dis quil me semble que les princes
doibvent entendre a l’une, & lautre des deux
voyes: mais plus neantmoins a la contem-
plative, pource qu’elle est en eulx divisee en
deux parties, dont lune consiste a congnoistre
Fac-similé BVH



[21v] LE QUART LIVRE
le bien & en faire jugement, l’autre a droicte-
ment commander avecques ses facons conve-
nables endroict les choses raisonnables, & cel
les dont ilz ont auctorite de les commander
a ceulx qui raisonnablement y doibvent obeyr
es lieux & temps commodes. Et de cecy par-
loit le duc Federic quant il disoit: Que qui scait
commander est tousjours obey: et comman-
der est tousjours le principal office des prin-
ces. Lesquelz doibvent neantmoins veoir sou-
vent a loeil & estre presens aux executions se-
lon le temps & le besoing, & par fois encores
eulx mesmes mettre la main a la besongne. Et
tout cecy participe de laction: mais la fin de
la vie active, doibt estre la contemplative, com
me de la guerre la paix, & repos des travaulx
Parquoy est aussi office de bon prince telle-
ment instituer ses subjectz & avecques telle
loy & ordonnances qu’ilz puissent vivre en
repos & en paix sans dangier en honneur, &
louablement jouyr de la fin de leurs actions
qui doibt estre le repos: Ce que je dis pour au
tant qu’il sest trouve souvent plusieurs repu-
blicques & princes qui durant la guerre ont
tousjours este tresflorissans & grans, & sont
allez en ruyne incontinent qu’ilz ont eu paix
& ont perdu leur grandeur & reluysance com-
me le fer qui n’est point mis en oeuvre. Et cela
nest venu d’autre chose que pour non avoir
bonne institution de vivre en temps de paix,
ne scavoir jouyr du bien de repos: & n’est pas

licite
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XXII
licite d’estre tousjours en guerre sans tascher
de parvenir a fin de paix: combien que aucuns
princes cuydans que leur intention doibve estre
principalement de dominer sur leurs voisins
& pourtant ilz nourrissent & accoustument
leurs subjectz a une belliqueuse fierté de rapi
nes, homicides & de telles choses: & les guer
donnent de la provocquer, & l’appelle[sic] vertu,
dont jadis y eut une coustume entre les sectes
que celluy qui ne avoit tue ung sien ennemy
ne pouvoit boyre aux bancquetz publicques
a la tasse que lon portoit a lentour des compai
gnons. En autres lieux estoit en usance dresser
a lentour du sepulchre autant desguilles que
celluy qui estoit ensevely avoit tue dennemys.
Et toutes ces choses & autres semblables se
faisoient pour faire les hommes belliqueux
seullement pour dominer sur les autres qui
estoit quasi impossible non povant estre l’en-
treprinse menée a la fin jusques a ce que tout
le monde eust este subjugue, & peu raisonna-
ble selon la loy de nature, laquelle ne veult point
qu’en autruy nous plaise ce qui a nous mes-
mes desplait. A ceste cause les princes doib-
vent faire leurs subjectz belliqueux: non pas
pour couvoytiseconvoytise de dominer, mais pour po-
voir deffendre tant eulx que leurs mesmes sub-
jectz de ceulx qui vouldroient les reduyre en ser
vitude, ou leur faire injure en aucun endroit,
ou pour chasser les tyrans & bien gouverner
les peuples qui seroient mal traictez, & pour re L
Fac-similé BVH

[22v] LE QUART LIVRE
duyre en servitude ceulx qui seroient de telle na
ture qu’ilz meritassent d’estre faictz serfz, en
intention de bien les gouverner & leur donner
transquillité, paix, & repos: Et a ceste fin doy
vent aussi les loix estre adressées, & toutes les
ordonnances de la justice en punissant les mau-
vais non par hayne, mais affin qu’ilz ne soient
mauvais, & qu’ilz n’empeschent la transquilité
des bons: car a la verité cest chose enorme &
digne de blasme qu’en la guerre qui en soit[sic] est
mauvaise, les hommes se monstrent vaillans
& saiges, & en la paix & repos qui est bonne
qu’ilz se monstrent ignorans & de si petite val
leur qu’ilz ne sachent jouyr du bien. Si comme
doncques en la guerre les peuples doyvent met-
tre leur intention aux vertus utilles & neces-
saires pour en avoir la fin qui est la paix: pa-
reillement en la paix pour aussi en avoir la fin
qui est transquillité, ilz doyvent s’adonner aux
vertus honnestes qui sont la fin des utiles. Et
en ceste maniere les subjectz seront bons &
le prince aura beaucoup plus dequoy louer &
guerdonner que matiere de chastier & la sei-
gneurie sera tresheureuse tant pour les sub-
jectz que pour le prince: non pas imperieuse com-
me du maistre a lesclave, mais doulce & paisi
ble comme de pere a son filz. A lheure le seigneur
Gaspard. Je scauroye voulentiers (dict il) qui
sont ces vertus utilles & necessaires en la guer
re & qui sont les honnestes en la paix. Le sei-
gneur Octovian respondit. Elles sont toutes
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXIII
bonnes & aidables, car elles tendent a bonne
fin. Toutesfois en la guerre est principallement
recommandée celle vraye force, qui faict le
courage exempt de passions, en facon que non
seullement ilz ne craignent point les pechez:
Mais davantaige ne sen soucient point. Pa-
reillement constance & pacience endurante
avecques ung ferme courage sans perturbation
contre les cours de fortune. Et convient aus-
si avoir en la guerre, & tousjours toutes les
vertus qui tendent a honnesteté, comme justice,
continence, temperance: mais beaucoup plus
en la paix & repos: car souvent les hommes
constituez en prosperite & repos quant ilz ont
le vent a gre deviennent injustes, intemperans,
& se laissent corrompre par les plaisirs, d’ont
ceulx qui sont en tel estat ont tresganttresgrant besoing
de ses vertus, car le repos induit trop facille-
ment mauvaises conditions & entendemens
humains, au moyen dequoy lon disoit ancien-
nement en proverbe, que lon ne doibt point bail
ler de repos aux serfz. Et cuyde lon que les pi-
ragmides d’Egypte furent faictes pour pu-
nir le peuple en exercice, car il est tresutille
a chascun estre acoustume a endurer peine &
travail. Il ya encores plusieurs autres vertus
toutes aydantes, mais souffise pour ceste heu
re en avoir dict jusques icy: car si je scavoye
enseigner a mon prince & linstituer en telle
& si vertueuse nourriture comme nous l’avons
pourjectée en le faisant sans plus, je pense-

L ij
Fac-similé BVH

[23v] LE QUART LIVRE
roye assez bien estre parvenu a la fin du bon
Courtisan. A lheure le seigneur Gaspard. Sei-
gneur Octovian, dict il, pource que vous avez
grandement loue la bonne nourriture & mon
stre quasi de croire, que cest la principalle cau
se de faire lhomme vertueux & bon: je voul-
droys scavoir si l’institution que le Courtisan
a a faire en son prince doibt estre commencée
par lacoustumance & quasi par la frequenta-
tion quotidienne qui la cheminelachemine a bien faire
sans quil y prenne garde. Ou si lon luy doibt
bailler commancement en luy monstrant par
raison la qualite du bien & du mal, en luy fai-
sant congnoistre avant quil se mette en che-
min quelle est la bonne voye, & qu’on doibt
faire fuyr: & pour abreger si en son courage
lon doibt premierement introduyre & fondre
les vertus par raison & intelligence ou plustost
par acoustumance. Le seigneur Octovian res
pondit. Vous me tirez en ung propos trop
long, toutesfois affin qu’il ne semble que je faille
non voulant respondre a voz demandes, je dy
que ainsi que lame & le corps sont en nous
deux choses, pareillement lame est aussi divi-
sée en deux parties desquelles lune en soy a la
raison, lautre lappetit. Or si comme en la gene
ration le corps precede lame, Semblablement
la partie irraisonnable precede la raisonna-
ble, ce que lon voit clerement en petis enfans
ou quasi aussi tost quilz sont nez lon voit yre
& concupiscence, mais apres par traict de
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXIIII
temps la raison apparoist, parquoy lon doibt
prendre premierement soing du corps que
de lame, & consequemment de lappetit que
de raison, mais que le soing qu’on prent du
corps se prenne pour cause de lame, & le soing
qu’on prend de l’appetit se prenne pour servir
a la raison, car ainsi que la verite intellective
se faict parfaicte par lacoustumance, par ain-
si lon doibt faire l’endoctrinement aux prin-
ces. Premierement par acoustumance laquelle
peult gouverner les appetitz qui ne sont point
encores capables de raison & par bon usage
les adresser au bien, en apres les establir avec-
ques intelligence laquelle combien que plus
tard elle monstre sa lumiere neantmoins elle
donne moyen d’avoir junction plus parfaicte
des vertus par celle qui a le courage bien insti
tué par bonnes meurs ou selon mon advis le
tout consiste. Le seigneur Gaspard dist. Avant
que vous passiez plus oultre, je vouldroys sca
voir quel soing on doibt avoir du corps, car
vous avez dict qu’on doibt premierement
avoir soing du corps que de lame. Demandez en
dict le seigneur Octovian en riant a ceulx la
qui le nourrissent bien & qui sont gros & frais:
car le mien comme vous voyez, nest pas trop
bien pense, & toutesfois si pourroit lon large
ment parler de ceste matiere, comme du temps
convenable pour se marier, affin que les enfans
ne soient trop prochains, ou trop eslongnez
de leage paternelle, des exercices: de la nourri-

L iij
Fac-similé BVH

[24v] LE QUART LIVRE
ture aussi tost qu’ilz sont nez. & au demourant
de leage pour les faire bien disposez, sains, &
gaillardz, Le seigneur Gaspard respondit. Ce
que plairoit plus aux femmes pour faire les
enfans beaulx & bien disposez, seroit a mon
advis celle communite, que dicelles veult Pla
ton en sa republicque, & en celle mesme facon.
Lors madame Emilie en riant. Il n’est pas con
tenu aux articles, dist elle, que vous retour-
nez a dire mal des femmes. Je pense, respondit
le seigneur Gaspard, leur donner grant louen
ge en disant quelles desirent qu’une coustu-
me soit introduycte a prouver par ung si grant
personnage, Messire Cesar GonzagueGousaigue dit.
Regardons entre les enseignemens du seigneur
Octovian (je ne scay sil les a encores tous dis)
si cestuy cy pourroit avoir lieu, & sil seroit
bon que le prince en feit une loy. Ceulx que
jay dit, respondit le seigneur Octovian, enco-
res qu’ilz soyent peu en usance pourroient
souffire pour faire ung prince bon, comme peu-
vent estre ceulx dont lon use aujourdhuy: com-
bien que qui vouldroit veoir la chose plus par
le menu, auroit encores beaucoup plus a dire.
Madame la duchesse continua. Puis qu’il ne
nous couste autre chose que parolle, declairez
nous par vostre foy tout ce qui vous viendroit
en pensée, pour debvoir estre enseigné a vo-
stre prince. Le seigneur Octovian respondit.
Madame je luy enseigneroye beaucoup d’au-
tres choses, mais que je les sceusse, & entre au-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXV
tres qu’il choisist ung grant nombre de gentilz
hommes entre ses subjectz des plus nobles, &
plus sages, avec lesquelz il consulta toutes ma
tieres, & leur donna authorite & franche per-
mission qu’ilz luy puissent dire leur advis de
tout sans crainte ne respect: & qu’il usast envers
eulx de telle contenance qu’ilz s’apperceussent
tous qu’il vouluvoulut scavoir la verite de toutes
choses, & qu’il eust en hayne toutes menson-
ges: & oultre ce conseil des nobles, je luy con-
seilleroye qu’il en choisit d’autres entre le peu
ple de moindre auctorite, dont il feit ung con-
seil populaire qu’il communicqua avec le con
seil des nobles les occurrences de la cite appar
tenans au public, et au particulier. Et en telle
maniere que lon feit du prince comme d’ung
chief, & de nobles, & du populaire, comme des
membres d’ung corps seul uny ensemble, dont
le gouvernement naquit principallement du
prince, & neantmoins participa aussi des au-
tres, & par ce moyen cest estat auroit forme
de trois bons gouvernemens: cestassavoir de
royaulme, de gens de bien, & de peuple. En
apres je luy monstreroys que des pen[unclear]semens,
qui appartiennent aux princes, le plus impor
tant est celluy de la justice, pour conservation
de laquelle lon doibt eslire pour officiers les
saiges, & hommes approuvez, & de qui la pru-
dence soit vraye prudence acompaignée de
bonte, car aultrement ce n’est pas prudence,
mais finesse. Et quant ceste prudence fault

L iiij
Fac-similé BVH

[25v] LE QUART LIVRE
tousjours lart & subtile des avocatz n’est au
tre chose que ruyne & calamite des loix, & des
juges, & doibt lon imputer la coulpe de tou-
tes leurs fautes a ceulx qui les ont mis en office.
Je dirois aussi comme de justice aussi depend
la devotion envers dieu, a laquelle tous sont obli
gez: & mesmement les princes qui doibvent aymer
sur toutes choses, & adresser toutes leurs a-
ctions a luy comme a la vraye fin: & comme di-
soit Xenophon lhonnorer & aymer tousjours
mais beaucoup plus quant ilz sont en prosperité
pour apres avoir plus raisonnablement confian
ce de luy demander grace, quant ilz sont en quel-
que adversité, car il est impossible de gouverner
bien soymesmes, ny autruy sans l’ayde de dieu
qui aux bons quelque fois envoye la bonne for
tune pour sa ministre, qui les relieve des griefz
dangiers: quelque fois leur envoye la mauvai
se pour ne les laisser endormir en prosperite
tant quilz se oublient de luy, ou de la pruden-
ce humaine, qui souvent corrige la mauvaise
fortune comme le bon joueur les mauvais coups
de dez en menant sagement les tables. Je n’ou-
bliroye aussi de conseiller qui fust veritable-
ment devot, & non superstitieux ny adonne
aux vanitez d’nchantemensenchantemens, & devinations,
car en adjoustant a prudence humaine reve-
rence de dieu, & vraye devotion, il auroit da
vantaige bonne fortune, & dieu pour son pro
tecteur, qui tousjours luy accroistroit prospe
rite en paix, & en guerre. En apres je dirois com
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXVI
ment il deust aymer sa partiepatrie & ses subjectz,
en les tenant non en tresgrande servitude pour
ne leur devenir hayneux dequoy naissent les
seditions & conspirations, & mil autres maulx
ny aussi en trop grande liberte pour ne venir
en mesprisance, d’ont procede la vie destra-
vée[sic]
, & dissolue des subjectz, les pilliers, les
larrecins, les meurtres sans aucune crainte
des loix, & bien souvent la totalle ruyne des
citez & des royaulmes. Davantaige comment
il d’eust aymer ses prochains de degré en de-
gré en gardant en trestous touchant certaines
choses, une pareille esgalité: comme en justice
en liberté: & touchant aucunes autres, une rai-
sonnable inegalité comme a estre liberal a re-
munerer & distribuer les honneurs & digni-
tez, selon les inegalitez des merites, lesquelz
tousjours doyvent non surpasser les remune-
rations, mais par icelles estre surpassez, & qu’en
celle sorte non seulement il seroit ayme: mais
quasi adore par ses subjectz, & ne fauldroit
point que pour garder sa vie il se reposa sur
les estrangiers, car ses subjectz pour le prouf-
fit deulx mesmes la luy garderoyent avec la
leur propre, & obeiroient chascun voulentiers
aux loix quant ilz l’y verroient luy mesmes
obeissant, & quil seroit quasi gardien & exe-
cuteur incorruptible dicelles & en telle manie-
re quant a cecy donneroit si ferme impression
de soy, que s’il advenoit par fois y contrevenir
en quelque chose, tout le monde congnoistroit
Fac-similé BVH



[26v] LE QUART LIVRE
que cela se feroit en bonne fin, & porteroit lon
tout tel respect & reverence a son vouloir, que
aux mesmes loix. Et par ce moyen seroient les
courages des Citadins tellement attrem-
pez, que les bons ne tascheroient point avoir
plus que le besoing, & les mauvais ne le pour-
roient, car plusieurs fois les richesses excessi-
ves sont cause de grande ruyne, comme en la
pouvre Italie, qui a esté, & ne cesse d’estre ex-
posée en proye aux estrangiers tant a cause du
mauvais gouvernement que pour les grandes
richesses dont elle est pleine, parquoy seroit bon
que la plusgrande partie des Cytadins feussent
nez fort riches ne fort pouvres, car les trop ri-
ches deviennent souventesfois arrogans & te-
meraires, les pouvres ravalles & malicieux,
mais les moyens ne sont point daguetz aux
aultres & vivent en seurete de n’estre point ar
guez, E[unclear]t quant les moyens sont en plus grant
nombre ilz sont aussi les plus puissans, dont
advient que les pouvres ne les riches peuvent
machiner contre le prince ou contre les aultres
ne faire des seditions, dont pour eviter ce mal
est chose tressalutaire maintenir universelle-
ment la mediocrite. Et par ainsi diroye qu’il
deust user de ses remedes, & de beaucoup d’au
tres qui sont oportuns affin que la pensée des sub-
jectz n’acquist envie des choses nouvelles, &
de changement d’estat ce que pour le plus souvent
ilz font ou par couvoytiseconvoytise de gaigner, ou par
ambition d’honneur qu’ilz esperent, ou par crain-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXVII
te de dommage, ou de honte: & telz remumens
sont engendrez en leurs courages quelque
fois par hayne & desdain qui les desespere
pour les injures & oultraiges qui leur sont faitz
par avarice, orgueil, & par cruaulte, & par les
desordonnez appetitz de leurs superieurs,
quelque foys par la mesprisance qui s’y four-
re pour la negligence, laschete, & petite va-
leur des princes: auxquelles deux faultes lon
doibt obvier & requerre l’amour & auctori-
te des subjectz ce que lon faict en advancant
& honnorant les bons, & en pourvoyant sai-
gement & quelque foys seurement que les mau
vais & seditieux ne deviennent puissans, ce
qui est plus facille a empescher avant quilz
le soient devenuz que de leur oster leurs for-
ces apres qu’ilz les ont acquises. Et diroye que
pour obvier que les subjectz ne tombent en
ses erreurs, il n’y a point de meilleure voye que
les garder de mauvaises acoustumances, mes
mement de celles qui se mettent en usage peu
a peu, car se sont pestilences secrettes qui cor-
rumpent les citez avant que lon sen puissentpuisse non
appercevoir, mais y remedier. Avecques ces
moyens, je conseilleroye que le prince tascha de con
server ses subjectz en estat paisible, & leur
departir les biens de lesperit & du corps & de
la fortune, assavoir ceulx du corps & de la for
tune pour exercer ceulx de lesperit, lesquelz
sont d’autant plus utilles, qu’ilz sont plus grans &
excessifs, ce qui n’advient pas de ceulx du corps,
Fac-similé BVH



[27v] LE QUART LIVRE
ne de la fortune. Si doncques les subjectz estoient
bons, vaillans, & bien adressez a la fin de felici
té, le prince seroit tresgrand seigneur: car celle
seigneurie est vraye & grande, soubz laquel-
le les subjectz sont tous bien gouvernez &
bien commandés: A lheure le seigneur Gaspard.
Je pense, dict il, que le seigneur seroit bien petit
ou les subjectz seroient tous bons, car en tous
lieux le nombre des bons est le moindre. Le sei
gneur Octovian respondit. Si quelque Circe
enchanteresse muoyt en bestes sauvages tous les
subjectz du roy de France, ne vous semble-
roit il qu’il fut petit seigneur si bien il seigneu
risoit sur tant de milliers de animaulx? Et da-
vantaige si les troupeaux qui vont paissant
seullement au long des montaigesmontaignes d’icy a len-
tour, devenoient hommes sages & vaillans che
valiers, n’estimeriez vous pas que les pasteurs
qui les gouverneroient & qui en auroient lo-
beyssance fussent de pasteurs devenus grans
seigneurs? Voyez par la que non la multitude
des subjectz, mais la valleur faict grans les
princes. Madame la duchesse, madame Emilie
& tous les aultres avoient esté une bonne espa
ce tresententifz au propos du seigneur Octo-
vian, lequel ayant sur ce poinct faict ung peu
de pause, comme sil avoit acheve son devis, mes
sire Cesar GonzagueGousaigue va dire. En verité sei-
gneur Octovian, lon ne peult dire que voz en-
seignemens ne soient bons & proffitables, tou-
tesfois je cuyderoye si avecques iceulx vous
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXVIII
formiez vostre prince meriteriez plus tost d’e-
stre appelle bon maistre d’escholle, que bon Cour
tisan, & luy bon gouverneur que bon prince:
Je ne dis pas que le soing des seigneurs ne puis-
se estre que les subjectz ne soyent bien gou-
vernez par justice & bonne coustume: ce non-
obstant il me semble quil leur suffit eslire bons
ministres pour mettre ces choses a execution,
& que leur vray office est apres beaucoup plus
grant, parquoy si je me sentoye estre celluy
excellent Courtisan, que les seigneurs qui sont
icy ont forme, & avoir la grace de mon prin-
ce, il est certain que je ne linduyroye a aucune
chose vicieuse: mais pour acquerir celle bon-
ne fin que vous dictes, & que je conforme deb-
voir esteestre le fruict des labeurs & actions du
Courtisan, je tascheroye de luy imprimer en
la fantasie une certaine grandeur acompai-
gnée de magnificence royalle & de prompti-
tude desperit & de vaillance invaincue aux
armes, qui le feit aymer & tenir en reverence
de chascun, tellement que pour raison de ce
principalement il fut cler, & renomme par tout
le monde. Je diroye encores qu’il deust acompai-
gner avecques la grandeur, une doulceur fami
liere avecques debonnaireté amiable & de bon-
ne facon de faire chere aux subjectz & aux
estrangiers discretement plus, ou moins selon
les merites de chascun, en gardant neantmoins
tousjours la majesté convenable a son estat, &
degré que ne luy laissa diminuer en aucune
Fac-similé BVH



[28v] LE QUART LIVRE
partie son auctorité pour estre trop commu-
nicatif & moins luy concita hayne pour user
de trop severe austerité, qu’il d’eust[sic] estre tres-
liberal & magnificque de donner a chascun
sans reservation: car dieu (comme lon dict) est
tresorier des princes liberaulx tant des banc-
quetz sumptueuz festes, jeux, esbatemens pu-
blicques, avoir grant nombre de chevaux ex-
cellens tant pour lusaige de la guerre, que pour
le plaisir de la paix, oyseaux, chiens, & toutes
autres choses qui appartiennent au passetemps
des grans seigneurs, & du peuple, comme en no-
stre temps nous avons veu faire monseigneur
Francois de GonzagueGousaigue Marquis de Mantoue
lequel en ses matieres semble plus tost Roy
d’Italie que le seigneur d’une cité, Je tasche-
roye aussi de linduire de faire de grans ediffi-
ces, tant pour en avoir honneur durant le temps
de sa vie, que pour laisser memoire de luy a la
posterité: comme feit le Duc Federic en fai-
sant ce palais, & maintenant faict pape Julle en
leglise sainct Pierre de Romme, & en lallée qui
va du palais au jardin de Belvedere, & plu-
sieurs autres ediffices, comme aussi faisoient
les antiques Rommains, d’ont lon veoit tant
de marques a Romme, a Naples, a Pussol, a
Baye, a Cintanesche, a Port, & encores hors
d’Italie & tant de lieux qu’elles sont tesmoi-
gnage de la valleur des esperitz divins d’alors
En ceste maniere feit Alexandre le grant, le-
quel non content de la renommee qu’il avoit
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXIX
a bon droict acquise en domptant le monde
par armes, fonda Alexandrie en Egypte, en
Inde Bucefalie, & autres citez en autres pays
Et pensa de reduyre en forme d’homme le
mont Athos, en la main gauche luy ediffiant
une tresample cite, en la droicte une grande
couppe ou toutes les rivieres qui descendent
de cestuy mont se recueilleroient, & de la tom
beroient en la mer, qui est une pensée verita-
blement haulte & digne d’Alexandre le grant.
Ce sont les choses seigneur Octovian que j’es-
time estre convenables a ung noble & vray
prince, & qui le fermeroient tresglorieux en
la paix & en la guerre, & non prendre garde
a tant de menus fatras, & avoir respect de
combatre seullement pour dominer, & vain-
cre ceulx qui meritent estre dominez, ou pour
faire utilite aux subjectz, ou pour oster le
gouvernement a ceulx qui gouvernent mal.
Car si les Rommains, Alexandre, Hanibal,
& les autres eussent eu ses considerations, ilz
ne fussent point parvenus au comble de la
gloire qu’ilz ont eue. A cela respondit le
seigneur Octovian. Ceulx qui n’eurent pas
ces considerations eussent mieulx faict silz
les eussent eues. Combien que si vous y re-
gardez vous trouverez que plusieurs les
eurent, & mesmement les premiers antiques,
comme Theseus & Hercules. Et ne cuy-
dez point que Procustes, & Scyron, & Ca-
cus, Dyomedes, Antheus & Gerion feussent
Fac-similé BVH



[29v] LE QUART LIVRE
autres que tyrans cruelz & damnables, con-
tre lesquelz ces magnanimes demy dieux a-
voient perpetuelle & mortelle guerre, dont pour
avoir delivré le monde de ces monstres intolle
rables (lon ne doibt point autrement nommer
les tyrans) temples & sacrifices furent faictz
a Hercules & honneurs divins attribuez, car
le bienfaict dexterminer les tyrans est si prouf
fitable au monde que celluy qui le faict meri
te guerdon beaucoup plus que tout ce qui est
convenable en ung homme mortel. Et de ceulx
que vous avez nommez ne vous semble il que
Alexandre par ses victoires proffita aux vain
cus quant il institua les nations barbares &
estranges, qu’il surmonta, de tant de bonnes
conditions, qu’il les feit hommes de bestes sau-
vages? Il fonda tant de belles citez en pays
mal habitez en introduisant le vivre moral:
& quasi en conjoignant l’Asie & l’Europe par
le neu d’amytie & des sainctes loix: en fa-
con que les vaincus par luy furent plus heu-
reux que les autres: pource que aux ungz il
monstra les mariages, aux autres lagricultu-
re, a dautres la religion, a dautres non tuer?
mais nourrir leurs peres ja vieilz, a dautres
d’eulx garder se mesler avecques leurs meres,
& mille autres choses, que lon pourroit dire
par tesmoignage du prouffit que porterent ses
victoires au monde. Mais laissons les antiques
& parlons de nostre temps. Quelle plus noble
& plus glorieuse entreprinse, & plus prouffi-

table
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XXX
table pourroit estre, que si les chrestiens tour-
noient leurs forces a subjuguer les infideles.
Ne vous sembleroit il que ceste guerre si lys-
sue en estoit prospere, & qu’elle fust cause de
reduire de la faulce secte de Mahommet a la
lumiere de verite chrestienne tant de milliers
d’hommes fust pour prouffiter, tant aux vain-
cus comme aux vainqueurs? Et comme jadis
Themistocles estant dechasse de son pays &
recueilly du roy de Perse avecques grans cares-
ses, honneurs infinis, & riches dons dit aux
siens: Mes amys nous estions destruictz si nous
n’eussions estez destruictz. Ainsi pourroient
bien a lheure dire a bon droict le semblable
aussi les Turcs & Maures: car en leursleur perte
seroit leur heur & salut. Or j’espere que nous
verrons encores celle felicite si dieu nous per-
mect de vivre tant que monseigneur d’Angou
lesme parvienne a la couronne de France, lequel
monstre ceste grande esperance de luy qui disoit
quatre jours y a le magnificque Julian a celle
d’Angleterre le seigneur domp[sic] Henry prince
de Galles qui maintenant croist soubz son
vertueux pere en toutes sortes de vertus com-
me ung tendre rainceau soubz lumbre dung
arbre excellent, & charge de fruictz pour le re
nouveller beaucoup plus beau, & plus fertille
quant le temps en sera venu. Car comme nostre
Castillon escript de ceste coste la, permect de
dire plus amplement a son retour, il semble que
nature en ce jeune prince ait voulu faire expe M
Fac-similé BVH

[30v] LE QUART LIVRE
rience d’elle mesmes en mettant en ung seul
corps tant d’excellences qu’elles suffiroient
pour en decorer infinis. Messire Bernard Bi-
bianne dit a l’heure. Domp Charles prince d’Es
paigne promet aussi tresgrande esperance de
soy, lequel combien qu’il ne soit encores arri-
ve au dixiesme an de son eage, demonstre ja si
grant esperit & tant de certains signes de bon
te, de prudence, de moderation, de magnani-
mite & de toutes vertus, que si lempire de chre-
stiente vient comme lon estime en ses mains,
lon poeut[sic] croyre quil doyve obscurcir le nom de
plusieurs anciens empereurs, & attaindre par
renommee au plus fameux qui jamais ayent este
au monde. Le seigneur Octovian tira oultre. Je
croy donc que ces princes si divins ayent este
envoyez de par dieu au monde, & par luy fais
pareilz es jeunesses deage, puissances darmes
& destat, beaulte, & disposition de corps, af-
fin qu’ilz soyent aussi concordans en ce bon vou-
loir. Et si envie ou emulation aucune par en-
tre eulx doibt jamais souldre, Ce sera seulle-
ment a vouloir chascun estre le premier & plus
fervent & encouragé en une si gracieuse em-
prinse: Mais laissons ce propos & retournons
au nostre. Je dis doncques messire Cesar que les
choses que vous voulez que le prince face sont
tresgrandes & dignes de grant louenge. mais
vous devez entendre que s’il ne scait ce que jay
dit, qu’il le fault scavoir, & s’il na lesperit for-
mé en telle maniere & adresse au chemin de
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXI
vertu, a peine qu’il scaura estre magnanime,
liberal, juste, courageux, prudent, ou avoir au-
cune autre chose ne vouldrois quil fust tel, que
pour scavoir exercer ces conditions: car si com
me ceulx qui batissent ne sont pas tous bons ar
chitectes, pareillement ceulx qui donnent, ne
sont pas tousjours liberaulx, par ce que vertu
ne nuyt jamais a personne: & il y en a plusieurs
qui desrobent pour donner, & par ce moyen
ilz sont liberaulx des biens dautruy. Aucuns
donnent a ceulx a qui ilz ne doyvent pas &
laissent en misere & calamite ceulx a qui ilz
sont tenus & obligez. Autres donnent avec
une certaine maulvaise grace & quasi avec
ques ung despit, tellement que lon congnoit quilz
le font par force. Il y en a dautres qui non seul-
lement ne sont point secretz, mais appellent
des tesmoings & quasi font crier a son de trom
pe leurs liberalitez. Autres follement espuysent
tout en ung coup la fontaine de liberalite, de
sorte que lon ne poeut[sic] plus user, au moyen de-
quoy, est besoing de scavoir en cecy, comme
en autres choses, & se gouverner avecques
celle prudence, qui est compaigne necessaire
a toutes les vertus: lesquelles pource qu’elles
consistent en mediocrite, sont prochaines aux
deux extremitez: qui sont vices, ou tumbe fa
cillement celluy qui n’est garny de scavoir. Car
sicomme il est difficille trouver le point du cen
tre en ung rond, qui est le meillieu, pareille-
ment est difficille trouvér le poinct de la ver-

M ij
Fac-similé BVH

[31v] LE QUART LIVRE
tu assise au meillieu des deux extremitez vi-
cieuses, dont lune git en trop, lautre au peu.
A quoy nous sommes inclinez tantost a lung,
tantost a lautre, ce que lon congnoit par le plai-
sir, & desplaisir, qui en nous se sent. Car au
moyen de lung, nous faisons ce que nous ne
debvons point: & au moyen de lautre nous
laissons de faire ce que nous debvrions. Com-
bien que le plaisir est beaucoup plus dange-
reux, pour autant que nostre jugement par la
se laisse aysement corrompre: mais pource que
cest chose difficille congnoistre combien lhom
me est eslongne du centre de vertu, nous deb-
vons nous retirer peu a peu de nous mesmes
vers la part contraire de l’extremite, a laquel-
le nous congnoissons estre inclinez, comme
font ceulx qui congnoissent a loeil le boys tor
tu, car en ceste facon nous nous approcherons
a vertu qui consiste, ainsi que j’ay dit au point
de mediocrite, dont il advient que nous faillons
par beaucoup de manieres, & par une seule
faisons nostre office & debvoir, comme les ar-
chiers qui par une seule voye donnent en la
broche, & par plusieurs faillent le blanc: au
moyen dequoy souventesfois ung prince pour
vouloir estre humain & affable faict des cho-
ses infinies hors de l’honneste, & se ravalle tant
qu’il en est deprise, quelque autre pour garder
gravité & majesté avec auctorité convenable
devient intollerable, & rechine, lung pour estre
tenu eloquent se fourre en mil estranges manie-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXII
res & longs circuitz de parolles affectées en
escoutant soy mesmes tant que les autres de
fascherie ne le peuvent escouter, tellement mes
sire Cesar, que vous ne debvez point appeller
menu fatras nulle des choses pour plaisir quelle
soit, par ou le prince puisse amender en quelque
endroit, & ne pensez pas que j’estime que vous
blasmés mes enseignemens, en disant que par
eulx se formeroit plus tost ung bon gouver-
neur, que ung bon prince, car a ladventure que
lon ne pourroit donner plus grande louenge,
ne plus convenable a ung prince que l’appeller
bon gouverneur, parquoy si cestoit ma char-
ge de l’instituer, je vouldroye quil eut soing de
gouverner non seulement les choses ja dictes,
mais de celles qui sont beaucoup plus moin-
dres, & qu’il entendit toutes les particularitez
appartenantes a ses subjectz le plus qu’il luy
seroit possible, & que jamais il ne se reposa tant
sur ung sien ministre, quil lascha la bride to-
tallement a luy seul a la discretion de tout le
gouvernement, car il n’est nul qui soit si tres-
idoine a toutes choses. Et beaucoup plus de
dommage procede de la legiere creance des sei-
gneurs, que de leur incredulite, qui non seule-
ment par fois ne porte nuisance, mais bien
souvent ayde deaucoupbeaucoup. Toutesfois le juge-
ment du prince est en cela necessaire pour con
gnoistre qu’il merite d’estre creu, ou non, je
vouldroye qu’il eust soing d’entendre les actions,
& estre correcteur de ses ministres, d’oster

M iij
Fac-similé BVH

[32v] LE QUART LIVRE
& abreger les proces d’entre ses subjectz, &
faire faire paix entre eulx, & les allier ensem-
ble par mariages & parentelles, & faire que la
cite feut toute unie & concordante en amytie
comme une maison de prince peuplee, non povre,
transquille, pleine de bons Courtisans, de fa-
voriser les marchans & leur aider. Aussi d’ar-
gent estre liberal & honnorable a recueillir les
estrangiers & envers les religieux, de moderer
les superfluitez: car souvent par les faultes que
lon commet en telles choses, combien qu’elles sem-
blent petites, les citez vont en ruyne. Pourtant
il est raisonnable que le prince mette borne
aux trop sumptueux edifices des particuliers,
aux banquetz, aux douaires excessifz des fem
mes, aux bombances, aux pompes, aux joyaulx
& habillemens qui ne sont autre chose que si-
gnes evidens de la follie de celles qui les portent,
car oultre que souvent pour lambition, & en-
vie qu’elles ont l’une contre l’autre, elles dissi-
pent les facultez & substances de leurs marys,
& quelque fois pour une bague, ou quelque
autre semblable fatrouillerie, elles vendent leur
honneur a qui le vueillent achepter. A lheure
messire Bernard Bibienne. Seigneur Octovian
(dit il) vous entrez en la partie du seigneur
Gaspard, & du Phrigien. Le seigneur Octo-
vian respondit. Le proces est acheve, & je ne
le veulx pas reprendre, parquoy je parleray
plus des femmes, mais retourneray a mon
prince. Le Phrigien respondit. Vous le povez
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXIII
bien desormais laisser & vous contenter quil
soit tel comme vous lavez forme, car sans
point de doubte il seroit plus ayse de trouver
une femme avec les conditions que le seigneur
Magnifique a dictes, que ung prince avec les
conditions que vous luy avez baillées qui me
faict doubter qu’il est comme la republicque de
Plato, & que nous ne soyons pour en veoir
jamais ung tel sinon par adventure au ciel. Le
seigneur Octovian respondit. Les choses pos
sibles encores qu’elles soient difficilles, lon poeut[sic]
neantmoins esperer qu’elles ayent a estre. A
ceste cause par adventure que nous le verrons
encores en nostre temps en terre, car combien
que les cieulx soient si chiches a produire des
Princes excellens, qu’a peine lon en voit ung
en plusieurs siecles, si pourroit ceste bonne for-
tune advenir au monde en nostre temps. Le
conte Ludovic dist a lheure. J’en suis en assez
bonne esperance, car oultre les trois grans que nous
avons nommez, d’ont lon poeut[sic] esperer ce qui
a este dit convenir au souverain degre du par-
faict prince, lon trouve encores aujourdhuy
en Italie aucuns enfans de seigneurs, lesquelz
combien quilz ne soient pour avoir si grande
puissance, a ladventure qu’ilz y satisferont par
vertu, & celluy qui entre tous se monstre de
meilleure apparence & qui de soy promect
esperance plus grande que nul des autres, me
semble que cest le seigneur Federic Gonza-
gue
Gousai-
gue
filz aisne du marquis de Mantoue, & nep-

M iiij
Fac-similé BVH

[33v] LE QUART LIVRE
veu de madame la duchesse qui la est, car oul-
tre la gentillesse de conditions & la description
qu’il monstre en eage si tendre, ceulx qui le gou-
vernent dient des choses merveilleuses de luy
Estre de bon esperit, couvoyteux[sic] d’honneur,
magnanime: courtoys: liberal: amy de justice
de sorte que lon ne poeut[sic] attendre sinon tresbon
ne fin d’ung si bon commencement. Lors le
Phrigien. Cest assez (dict il) nous prierons
dieu de veoir ceste vostre esperance acomplie.
Là se retournentretournant le seigneur Octovian vers
ma dame la duchesse en maniere d’avoir ache
ve son devis. Voyla madame, dist il, ce que je
puis dire de la fin du Courtisan, ou si je nay
en tout satisfaict, il ne souffira aumoins avoir
monstré qu’on luy pourroit encores donner
quelque perfection oultre ce que les seigneurs
qui sont icy ont dit, lesquelz j’estime avoir
obm sobmis cecy, & tout ce que je pourrois dire,
non pas qu’ilz ne le sceussent mieulx que moy
mais pour eulx descharger de peine, pourtant
je laisseray quilz voysent continuant s’il leur
reste quelque autre chose a dire. A lheure ma
dame la duchesse dit, oultre qu’il est si tard
qu’il sera tost heure de faire fin pour ce soir,
il ne me semble point que nous devions mes-
ler autre devis avec cestuy cy, ou vous avez
recueilly tant de belles & diverses choses,
qu’en ce que touche la fin de la courtisanie,
lon poeut[sic] dire que non seullement vous estes
le parfaict Courtisan que nous cherchions & suf
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXIIII
fisant pour bien instituer vostre prince, mais
si fortune vous est propice vous devez enco-
res estre tres bon prince qui seroit ung tresgrant
prouffit en vostre pays. Le seigneur Octovian
se meit a soubzrire & dit. Paradventure ma-
dame si jestoye en tel degre qu’il madviendroit
ce qui est acoustume dadvenir a plusieurs au
tres qui scavent mieulx dire, qu’exploicter.
Icy cestoit renouvelle ung peu de caquet en-
tre toute la compaignie confusement avec au-
cunes contradictions, toutes neantmoins a la
louenge de ce dont on avoit parle: apres que
lon eut dict quil n’estoit pas encores temps de se
aller coucher. Le magnificque en se riant va di
re, Ma dame je suis tant ennemy des tromperies
quil mest force de contredire au seigneur Octo-
vian lequel pour avoir conspire, ainsi que je doub
te, secrettement avecques le seigneur Gaspard
contre les femmes, est encouru en deux erreurs
a mon advis tresgrans, dont lung est que pour pre-
ferer ce courtisan a la femme du palais, & luy
faire exceder les limites ou il poeut[sic] attaindre,
il a aussi prefere au prince ce qui est tresdescon
venable. L’autre quil a proposé une telle fin quil
est tousjours difficile & plus souvent impossi-
ble quil y parvienne: & quant bien il y parviendroit
il ne se doibt point nommer pour Courtisan. Je
nentendz point (dist madame Emilie) comment
il est si mal aysé ou impossible que le Courtisan
parvienne a celle sienne fin comment le seigneur
Octovian la prefere au prince. Ne luy accor-
Fac-similé BVH



[34v] LE QUART LIVRE
dez pas cela, respondit le seigneur Octovian,
car je n’ay point prefere le Courtisan au prin-
ce. Et touchant la fin de la Courtisanie, je ne
cuyde point estre encouru en aucun erreur. Le
Magnifique Julien respondit. Vous ne povés
dire seigneur Octovian que tousjours la cau-
se pour laquelle l’effect est tel, quil est, ne soit
plus telle que n’est celluy effect: parquoy est
besoing que le Courtisan, par l’institution du
quel le prince doibt estre de si grant excellen-
ce, soit plus excellent que le prince. Et en ceste
maniere il sera aussi de plus grande dignite que
le mesme prince, ce qui est tresdesconvenable
au regard de la fin de courtisanie. Ce que vous
avez dit poeut[sic] sensuyvre quant leage du prin
ce est peu differente de celle du Courtisan,
mais non pourtant sans difficulte: car ou il y a
peu de difference de eage, il est raisonnable quil
y ayt aussi peu de difference de scavoir, mais
si le prince est vieil & le Courtisan jeune, il est
convenable que le prince viel sache plus que
le jeune Courtisan. Et si cela ne advient, tous-
jours il advient quelque fois, & a lheure la fin
que vous avez attribuée au Courtisan est im-
possible: D’autre part si le prince est jeune &
le Courtisan vieil, mal aisemment le Courtisan
poeut[sic] gaigner la fantasie du prince avecques
les conditions que vous luy avez attribuées,
car a dire vray manier les armes & les autres
exercices de la personne appartiennent aux
jeunes gens. & ne sont pas sortables aux vieil-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXV
lardz, & la musique, les dances, les festes &
jeux & les amours en celle eage sont choses
dignes de mocquerie. Si qu’il me semble qu’a
ung instituteur de la vie & conditions du prin
ce, qui doibt estre personne si grave, & d’au-
torite meure, par temps, & experience, & sil
estoit possible, bon philosophe, bon capitaine
& quasi scavoir toutes choses, elles sont tres-
desconvenables, pourtant j’estime que celluy
qui institue le prince ne se doibt point appel-
ler Courtisan: mais quil merite beaucoup plus
grant & honnorable nom: en quoy pardonnez
moy seigneur Octovian si jay descouvert vo
stre fallace, car il me semble estre tenu le faire,
aussi pour lhonneur de ma femme que vous voul
driez estre moindre en dignité que ce vostre
Courtisan, & je ne le veulx pas comporter. Le
seigneur Octovian se mist a rire & dit. Seigneur
ManifiqueMagnifique. ce vous seroit plus de louenge vo
stre femme de Palais exaulcer tant, qu’elle fut
pareille au Courtisan, que abbaisser le Courti
san, tant quil fut pareil a la femme de Palais,
car il ne seroit point deffendu a la femme insti
tuer aussi sa dame, & avecques elle tendre a
ceste fin de courtisanie que j’ay dicte convenir
au Courtisan avecques son prince: Mais vous
talchez plus de blasmer le Courtisan que de louer
la femme de Palais, dont il me sera aussi loysi-
ble de tenir la raison du Courtisan. Pour donc-
ques respondre a voz objections je dis, que je
n’ay pas dit que linstitution du Courtisan doib-
Fac-similé BVH



[35v] LE QUART LIVRE
ve estre la seule cause pourquoy le prince soit
tel: Car sil n’estoit incline par nature & idoine
a le povoir estre, toute la peine & entremise
du Courtisan seroit vaine & perdue, tout ainsi
que chascun bon laboureur se travailleroit en
vain a cultiver & semer le bon bled en larene
sterille de la mer, car telle sterilite en ce lieu la
est naturelle: Mais quant a la bonne semence
gectée en terrouer fertille avec lattrempance
de lair & pluyes convenables a la saison, lon
adjouste aussi la diligence du labeur humain,
lon y voit tousjours fruictz treshabondans
naistre largement: Et si n’est pas a dire que le
seul laboureur en soit cause, combien que
sans luy peu ou riens prouffiteroient toutes
les autres choses. Par ainsi il y a plusieurs prin
ces qui seroient bons si leurs esperitz estoient
bien cultivez. Et je parle de ceulx cy & non
des aultres: qui sont comme le pays mauvais
& sterille, & par nature si tresfort eslongnez
de bonnes conditions qu’il ny a discipline au-
cune souffisante pour induyre leur couraige
au droict chemin. Et pource que ainsi que
nous avons dit, telles se font en nous les habi
tudes quelz sont noz exploictz: & que vertu
consiste en exploicter, il n’est pas impossible,
ne merveille que le Courtisan adresse le Prin-
ce a plusieurs vertus, comme justice, liberali-
te, & magnanimite, les exploictz desquelz il
poeut[sic] mettre facillement en usage pour sa
grandeur & en faire habitude. Ce que ne poeut[sic]
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXVI
faire le Courtisan pour non avoir moyen de
les exploicter: & en cest estat le jeune Prin-
ce induict a vertu par le Courtisan poeut[sic]
devenir plus vertueux que le Courtisan. Oul-
tre que vous debvez scavoir que laffillouer
qui point ne couppe faict neantmoins le fer
trenchant & agu. Dont il me semble que en-
cores que le Courtisan institue le Prince, ce
nest pas a dire pourtant quil soit de plus gran
de dignite que le prince. Or que la fin de ceste
Courtisanie soit difficille & quelque fois im-
possible, & que neantmoins quant le Courti-
san y parvient il ne se doibt point nommer
pour courtisan, ains merite plus grant nom,
je dis que je ne nye point ceste difficulte, car
il nest point moins difficille de trouver ung
si excellent courtisan que parvenir a une telle
fin. Bien me semble il que la difficulte n’est
point encores en ce cas que vous avez alle-
gue. Car si le Courtisan est si jeune quil ne sa-
che ce, qui a esté dit qu’il doibt scavoir, il n’est
pas a propos d’en parler: car il n’est point ce
Courtisan que nous presuppoposons. Et n’est
pas possible que celluy qui a tant de choses
ascavoir[sic] soit fort jeune. Et si toutesfoys il ad-
vient que le Prince soit si bon & saige de luy
mesmes quil naye point de besoing des adver
tissemens ne conseil d’autruy, combien que
cela est si tresdifficille comme chascun scait:
il souffira au Courtisan d’estre tel que si le
Prince en auroit besoing il le puisse faire ver-
Fac-similé BVH



[36v] LE QUART LIVRE
tueux, & pourra satisfaire apres effectuelle-
ment a celle autre partie de ne le laisser point
abuser, & de faire que tousjours il sache la ve
rite de toutes choses, & de se mettre au devant
des flateurs, & des mesdisans. & de tous ceulx
qui vouldroient machiner de corrompre le cou
rage de son maistre par deshonnestes plaisirs.
En ceste maniere il parviendra a son intention
en grande partie, encores qu’il ne la mette to-
tallement en oeureoeuvre, ce que raison ne vouldra
point qu’on luy impute a faulte quant il reste
ra de faire pour si bonne cause, car si ung ex-
cellent medecin se trouvoit en quelque lieu ou
tout le monde fut sain: lon ne devroit pour tant
dire qu’il faillit a son intention si bien il ne gue-
rissoit point de malades, parquoy sicomme la
sante des hommes doibt estre lintention du
medecin, pareillement lintention du Courti-
san doibt estre la vertu de son prince, & a lung
ou a lautre souffit d’avoir ceste fin intrinseque
en puissance puis qu’lil procede du subject ne
la produyre point exterieurement en acte ou
ceste fin est adressee: Mais si le Courtisan
estoit si vieil quil ne luy fut pas bien seant ex
ercer la musicque: les festoyemens, les jeux, les
armes & les autres prouesses de la personne,
si ne poeut[sic] lon pourtant encores dire qu’il luy
soit impossible entrer par celle voye en la gra
ce de son prince: car si bien leage oste l’exploict
desdictes choses, elle nen oste pas l’intelligen-
ce & les avoir exploictées en jeunesse luy en
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXVII
face avoir dautant plus parfaictement les sca
voir enseigner a son prince que les ans &
l’experience portent avec eulx plus grande con
gnoissance de toutes choses, & en ceste sorte
le Courtisan vieil encores qu’il n’excerce les
conditions qui luy ont este attribuées, il par-
viendra neantmoins a son intention de bien
instituer le prince. & si vous ne le voulez ap-
peller Courtisan je ne men soucie point, car
nature na pas mis tel[sic] limite aux dignitez hu-
maines que lon ne puisse monter de lune a lau
tre, au moyen dequoy les souldars simples de
viennent souvent capitaines les hommes pri-
vez roys, les prestres papes, & les disciples
maistres, & en ceste maniere ensemble avec
la dignite ilz acquierent aussi le nom: & a lad
venture lon pourroit dire que devenir institu
teur de prince fut la fin du Courtisan, combien
que je ne scay qui aura de refuter cestuy nom de
parfaict Courtisan, lequel (selon mon advis)
est digne de tresgrande louenge, & me sem-
ble que Homere tout ainsi qu’il forma deux
hommes tresexcellens pour exemple de la
vie humaine, lung aux exploictz que fut A-
chiles: lautre aux passions & tollerence, que
fut Ulixes, pareillement il voulut aussi former
ung parfaict Courtisan qui fut Phenix, le-
quel apres avoir compte ses amours, & plu
sieurs autres choses de sa jeunesse, il dict a-
voir este envoyé a Achiles par Peleus son
pere pour luy tenir compaignie, & luy en-
Fac-similé BVH



[37v] LE QUART LIVRE
seigner a dire, & parfaire: qui n’est autre cho-
se que la fin que nous avons assignée a nostre
courtisan & ne cuyde point que Aristote, &
Platon eussent desdaigne le nom du parfaict
Courtisan: Car lon voit clerement quilz fei-
rent les oeuvres de courtisanie, & tendoient
a ceste fin, lung avecques Alexandre le grant
lautre avecques les roys de Cecille. Et pource
que ceste office de bon Courtisan congnoi-
stre la nature du prince, & ses inclinations, &
apres selon les besoings & les opportunitez
avec dexterité entrer en grace (ainsi que nous
avons dit) par les voyes qui baillent lentree seure[unclear]
& consequement linduyre a vertu. Aristote con
gneut si bien la nature d’Alexandre, & avec
dexterite si bien si accommoda, quil fut ayme
de luy & honnore plus que pere, d’ont entre plu-
sieurs signes qu’Alexandre luy monstra de sa
bienvueillance, il voulut que Stagire ville de
sa nativite qui ja estoit destruicte, fut reedif-
fiée. Et Aristote oultre quil l’adressa a celle fin
tresglorieuse, qui fut vouloir faire que le mon-
de feut comme ung seul pays universel, & tous
les hommes comme ung seul peuple qui ves-
quit en amytie & concorde en soy soubz ung
seul gouvernement, & une seule loy qui es-
claira a tous communement comme la clarte
du soleil: il le forma es sciences naturelles, & es
vertus de l’speritesperit, tellement quil fut tressaige,
tresvaillant, trescontinent, & vray philosophe
moral, non seullement en parolles: mais en ef-
fectz
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XXXVIII
fectz. car lon ne poeut[sic] imaginer plus noble
philosophie qu’induire a vivre civillement les
nations tant affaronchéesaffarouchees, comme sont celles
qui habitent Bactra, le mont Caucase, L’Inde,
la Scitie & leur enseigner a faire mariages, a
labourer, & honnorer les peres, s’abstenir de
rapines, & d’homicides, & d’autres mauvai-
ses conditions, ediffier tant de nobles citez en
pays loingtains, de sorte que par celles loix in
finis hommes furent reduictz de la vie sauva
ge a humaine. Des quelllesquelles choses Aristote fut
aucteur en Alexandre, usant envers luy des
moyens de bon Courtisan, ce que ne sceut pas
faire Calistenes, combien qu’Aristote le luy eut
monstre: car pour vouloir estre pur philoso-
phe, & si tresaustere ministre de la nue verité
sans y mesler de la courtisanie, il perdit la vie,
& ne servit de riens, ains donna infamie a Ale
xandre. Par mesmes moyens de courtisanie Pla
ton forma Dion le siracusien: & depuis ayant
trouve Denys le tyrant comme ung livre tout
plein de faultes, & d’erreurs, & qui plus tost a-
voit besoing d’une rature universelle, que d’au-
cun changement, ou correction, non estant possi-
ble de luy oster la taincture de tyrannie, d’ont
il estoit par si long temps machuré, il ne voulut
point y employer les moyens de courtisannie,
luy estant advis quilz ne feroient point de fruict
ce que doibt aussi faire nostre courtisan, si d’ad-
venture il se trouve au service d’ung prince de
si mauvaise nature quil soit enviellyenvieilly en vices,

N
Fac-similé BVH

[38v] LE QUART LIVRE
comme les eticques en leur maladie: car en ce cas
il se doibt oster de ceste servitude pour n’a-
voir sa part du blasme des mauvaises oeuvres
de son maistre, & pour ne sentir celle fasche-
rie, que s’entent[sic] tous les bons qui servent aux mau-
vais. S’estant icy arreste le seigneur Octovian
le seigneur Gaspard se print a dire. Je ne matten
dois pas que nostre Courtisan eust tant d’hon
neur: mais puis que Aristote & Platon sont ses
compaignons, je pense que nul jamais plus se doyve
desdaigner de ce nom, toutesfois je ne scay pas
bien si je dois croire qu’Aristote ou Platon ja-
mais dansassent, ou fussent musiciens en leur vie
ou feissent autres exploictz de chevalerie. Le
seigneur Octovian respondit. il nest pas quasi li-
cite d’ymaginer que ces deux esperitz divins
ne sceussent toutes choses. Et pourtant lon poeut[sic]
croire quilz exploictent ce qui appartient a Cour
tisanie: car la ou il vient a propos, ilz en escrip
vent de telle maniere que les mesmes ouvriers
des choses escriptes par eulx congnoissent quilz
les entendoient jusques aux mouelles, & aux
plus parfondes racines. Donc nest point a di-
re que au Courtisan, ou instituteur de prince (com
me vous le vouldriez appeler) qui tend a cel
le bonne fin que nous avons dicte, ne conviennent
toutes les conditions qui luy ont este attribuées
par les seigneurs qui sont icy, encores quil
fut tressevere philosophe, & de religieuse &
saincte vie: car elles ne sont point repugnan-
tes a bonte, a discretion, a scavoir, a valleur, en
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XXXIX
toutes eages, temps, & lieu. A lheure le seigneur
Gaspard. Il me souvient, dit il, que hier au soir
les seigneurs qui sont icy en parlant des condi-
tions du Courtisan, voulurent quil fut amoureux
& pource qu’en resumant ce qui a este dit jus-
ques a ceste heure, lon pourroit tirer une conclu
sion quil fault que le Courtisan, lequel par sa valleur
& auctorité veult induyre le prince a vertu,
quasi necessairement soit vicieux: car non gue-
res souvent le scavoir vient devant le temps, mesme
ment es choses qui s’apprenent par experien-
ce. Or je ne scay comment, sil est pourveu deage,
il luy soit convenable d’estre amoureux, atten-
du que, comme il a este dit ce soir, lamour es viel-
les gens nest pas bien sortable, & les choses qui
sont es jeunes gens delices, courtoysies, & pro-
prietez tant aggreables aux dames, sont a eulx
follies, & impertinences mocquables, & ceulx
qui en usent s’engendrent la hayne des dames, &
la mocquerie des autres: parquoy si cestuy vo
stre Aristote vieulx Courtisan estoit amou-
reux & quil feit les choses que font jeunes gens a-
moureux, comme d’aucuns, que nous avons
veuz en nostre temps, je doubte quil s’oubliroit
d’enseigner a son prince, & pourroit estre que les
petitz enfans courroient apres luy, & que les da-
mes ne prendroient gueres dautre plaisir que
de sen mocquer. A l’heure le seigneur Octo-
vian. Puis, dit il, que toutes les conditions
qui ont este attribuées au courtisan: luy con-
viennent combien quil soit vieulx, il ne me sem N ij
Fac-similé BVH

[39v] LE QUART LIVRE
ble point que nous le debvions priver de la fe-
licité d’aymer. Mais plus tost, dit le seigneur
Gaspard, luy oster la passion d’aymer est une
perfection davantaige, & le faire vivre heureu
sement hors de misere & de calamite. Ne vous
souvient il seigneur Gaspard, dist messire Pier
re Bembe, que le seigneur Octovian, encores
qu’il soit mal expert en amours, neantmoins
lautre soir en son jeu propose dit, qu’il est des
amoureux, qui tiennent pour doulceurs les
despitz, les courroux, les guerres & les tour-
mens qu’ililz recoyvent de leurs dames, & pour-
ce demanda qu’on luy enseigna la cause de ce-
ste doulceur? Pourtant si nostre Courtisan po-
se qu’il feust vieulx, senflammoit des amours
qui sont doulces sans amertume, il ne sentiroit
aucune misere ou calamité, & sil estoit saige
comme nous presupposons, il ne s’abuseroit
point en pensant que tout ce quil convient aux
jeunes gens, luy feut bien seant, ains en aymant
par adventure qu’il aymeroit d’une sorte, que
non seulement il n’en rapporteroit aucun blas-
me, mais grande louenge & souveraine felici-
te sans meslange d’aucune fascherie, ce que peu
souvientsouvent, ou quasi jamais, advient aux jeunes
gens, & par ce moyen il ne laisseroit point d’en
seigner a son prince, & il ne feroit chose par
ou il merita que les petitz enfans courussent
apres luy. Lors madame la duchesse. Je suis
bien ayse dit elle messire Pierre que vous
n’ayez eu gueres de peine ce soir a deviser,
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XL
pource que maintenant nous vous imposerons
en plus grande seurete la charge de parler &
d’enseigner au Courtisan ceste amour si heu-
reuse qui n’a en soy blasme ne desplaisir aucun,
car a ladventure ce sera une des plus importan
tes & utilles conditions qui jusques icy luy ayent
este attribuées. A ceste cause dictes par vostre
foy ce qneque vous en scavez. Messire Pierre dist
en soubzriant. Je ne vouldrois point, madame,
que mon dire qu’aux vieilles gens soit licite
d’aymer, feust occasion de me faire tenir pour
vieil des Damoyselles qui sont icy, pourtant
ne laissez pas de donner ceste charge a ung au
tre: Ma dame la duchesse respondit. Vous ne
debvez pas hayr d’estre repute vieil du sca-
voir, quant bien vous seriez jeune deage, par
quoy tirez oultre, & ne vous excusez plus.
En verite madame dit messire Pierre, si j’a-
voye a parler de ceste matiere il me fauldroit
aller en demander conseil a l’hermite de bani-
nel. A lheure madame Emilie quasi troublee.
Messire Pierre, il ny a homme a la compaignie
qui soit plus desobeissant que vous, dont il sera
bon que madame la duchesse vous en donne
la pugnition. Ne vous courroucez pas mada
me pour lamour de Dieu, contre moy dit mes
sire Pierre en soubzriant, car je diray tout ce
que vous vouldrez. Or dictes doncques (re-
spondit madame Emilie). Lors messire Pierre
s’estant premierement teu, & apres ung peu
racoustre comme pour parler d’une chose de[unclear]

N iij
Fac-similé BVH

[40v] LE QUART LIVRE
consequence, va dire en ceste maniere. Messei
gneurs pour demonstrer que les vieilles gens
peuvent non seulement aymer sans blasme, mais
quelque fois plus heureusement que les jeu-
nes, il me sera necessaire faire ung petit dis-
cours pour declairer qu’elle[sic] chose est amour,
& enquoy consiste la felicité que peuvent avoir
les amoureux. parquoy je vous prie mescou-
ter ententivement, car j’espere vous faire veoir
qu’il n’y a icy homme a qui il soit desconvenable
d’estre amoureux, encores qu’il eut quinze ou
vingt ans plus que le seigneur Morel. Apres
que lon eut sur ce point ris quelque espace,
messire Pierre poursuyvit. Doncques je dis
que, selon ce que les anciens ont diffiny[sic], amour
nest aultre chose qu’un certain desir d’avoir
fruition de beaulte, & pource que desir nappe
te sinon que les choses congneues, il est tous-
jours besoing que la congnoissance procede
du desir, lequel de sa nature veult le bien, mais
il est de soy aveugle, & ne le congnoit pas,
pourtant nature a ainsi ordonné que a chascu
ne vertu congnoissante soit conjoincte une
vertu appetitive. Et pource qu’en nostre ame
y a trois moyens de congnoistre, cest assavoir
par le sentiment, par la raison, & par l’enten-
dement du sentiment naist lappetit, qui nous
est commun avecques les bestes brutes, de rai
son naist l’eslection, qui est propre a lhomme,
de lentendement, par ou l’homme poeut[sic] com-
muniquer avecques les anges, naist la voulen-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLI
te. Sicomme doncques le sentiment ne con-
gnoit sinon choses sensibles lappetit desire seu
lement de mesmes, & sicomme lentendement
nest tourne a autre, que a la contemplation des
choses intelligibles, la voulente se nourrit seul-
lement des biens spirituelz. Lhomme par na-
ture raisonnable constitue comme au meil-
lieu de ses deux extremes poeut[sic] par son ele-
ction en senclinant au sentiment, ou s’eslevant
a lentendement, se renger aux desirs tantost de
lune, tantost de lautre partie. Par ces moyens
doncques lon peult desirer la beaulte, luniver
sel nom de laquelle convient a toutes choses
ou naturelles, ou artificielles si elles sont com
posées avecques bonne proportion, & deu at-
trempement, en tant que leur nature le compor
te. Mais a parler de la beaulte, que nous atten
dons, qui est celle seulement qui appert es corps,
& mesmement es visages humains, & meut
cest ardant desir que nous appellons amour,
nous disons que cest une influence de la bon-
te divine, laquelle influence combien quelle s’es-
pande sur toutes choses crées comme la lumie-
re du Soleil, toutesfois quant elle trouve ung
visage bien mesure, & bien compose avecques
une certaine aggreable concordance de cou-
leurs distinctes, & aydées du jour, & de l’um-
bre, & d’une distance ordonnée par traictz de
lignes terminez, elle se fonde là, & se monstre
merveilleusement belle, & pare le subject ou elle
reluit, lenlumine dune grace, & splendeur mer-

N iiij
Fac-similé BVH

[41v] LE QUART LIVRE
veilleuse, ainsi que faict ung rais de soleil ba-
tant en ung beau vaisseau dor bien polly, & di
versifie de pierres precieuses: d’ont elle attire
gracieusement a soy les yeulx humains, & en
penetrant par eulx s’imprime en lame qu’elle
meut, & delecte toute par une doulceur nou-
velle, & en leschauffant par elle, se faict desi-
rer. Par ainsi estant esprinse du desir d’avoir
fruition de ceste beaulte, comme de chose bon-
ne, si elle se laisse guyder par le jugement du sen
timent, elle tumbe en tresgriefz erreurs, & ju
ge que le corps, ou se veoit la beaute, soit la
cause principalle dicelle: au moyen dequoy
pour en avoir fruition, elle estime estre neces-
saire se unir le plus interieusement quelle poeut[sic]
au corps, ce qui est faulx. De là est que ceulx qui
pensent en possedant le corps, avoir fruition
de la beaulte, s’abusent, & sont meuz non de
vraye congnoissance par election de raison,
mais de faulse opinion par lappetit du senti-
ment.[unclear] dont le plaisir qui en ensuyt, est aussi ne-
cessairement faulx & mensongier, & pourtant
de deux maulx, en lung encourent tous les a-
mans qui acomplissent leurs non honnestes
voulentez avec les femmes quilz ayment, car
desincontinent quilz sont arrivez a la fin de-
siree: non seullement ililz sentent ennuy & fa-
scherie, mais aussi prennent hayne contre la
chose aymee, quasi comme se repentant lap-
petit de son erreur, & recongnoissant le mescom
pte a luy faict par les faux jugemens du senti-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLII
ment par ou il a creu que le mal soit bien: ou
vrayement ilz demeurent au mesmes desir &
cupidité, comme ceulx qui ne sont point veri
tablement arrivez au but qu’ilz cherchoient,
& combien que par ladveuglee opinion de la
quelle ilz se sont ennyvrez, il leur semble ad-
vis, qu’ilz sentent plaisir en celluy instant com-
me font quelque fois les malades qui songent
boyre en quelque claire fontaine, toutesfois
ilz ne se contentent point, ny s’appaisent. E[unclear]t
pour ce que de posseder le bien desiré tousjours
nest repos & satisfaction en lesprit du posses-
seur, si cela estoit la vraye & bonne fin de leur
desir, en la possedant ilz resteroient appaisez
& satisfaictz: ce quilz ne font point, ains estans
abusez par la similitude. ilz retournent inconti
nent a leur effrene desir, & avec le tourment
qu’ilz sentoyent au paravant sen retournent
en la furieuse & tresardante soif de ce qu’ilz es
perent en vain posseder parfaictement. Par ain
si les amoureux qui sont telz, ayment tresma
lheureusement, pour autant ou qu’ililz ne parvien
nent jamais a leurs desirs ce qui est tresgrant
malheur, ou silz y parviennent ilz se trouvent
parvenuz a leur malle adventure en finissant
leurs miseres par autreautres plus grandes miseres,
car davantage au commencement & meillieu
de ceste amour lon n’eut jamais autre chose
que peine, tourmens, douleurs, hahans & tra-
vaulx: en facon que estre pasle, & deffaict, en
larmes continuelles, & souspirs, estre melen-
Fac-similé BVH



[42v] LE QUART LIVRE
colique, & tousjours se taire ou se plaindre &
soubzhaiter la mort, & pour abreger estre pis
que tresmalheureux sont les conditions que lon
dit convenir aux amoureux. Doncques la cau
se de ceste calamite es entendemens humains
est principallement le sentiment qui est tres-
puissant au jeune eage, car la vigueur de la
chair & du sang luy donne en celle saison au-
tant de force quelle en diminue a la raison.
Donc facillement elle induit raison a suyvre
lappetit, laquelle se trouvant noyee en la terrien-
ne prison, & privée de la contemplation spiri
tuelle pour estre appliquee au ministre de gou
verner le corps ne poeut[sic] delle mesmesmesme clere-
ment entendre la verite, au moyen de quoy pour
avoir congnoissance des choses, il est besoing
quelle en voise mendiant du consentement des
sentimens, & pourtant elle les croit & s’incli-
ne a eulx, & par eulx se laisse guyder, mesme-
ment quant ilz ont tant de vigueur que qua-
si ilz luy font force, & pour ce qu’ilz sont faulx
& deceptifz, ilz emplissent d’erreurs & faul-
ses opinions, dont il advienadvient que quasi tous-
jours les jeunes gens sont enveloppez en cest
amour sensuelle totallement rebelle de raison,
& par ce moyen ilz se sont indignez d’avoir
fruition des graces & biens qu’amour depart
a ses vrays subjectz, & ne sentent autres plai
sirs en amours que ceulx la mesmes que sen-
tent les bestes brutes: mais bien de peines
beaucoup plus griefves. Ce presuppose qui
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLIII
est tresveritable, je dis que le contraire ad-
vient a ceulx qui sont en leage plus meure:
Car si lors que lame n’est pas tant oppressée
du faix corporel, & que la challeur naturelle
commence a se attiedir, ilz s’enflamment en
la beaulte, & vers elle tourné leur desir guy-
dé par raisonnable election, ilz ne restent
point abusez, ains possedent la beaulte parfai
ctement: & pourtant de la posseder leur vient
tousjours bien, car la beaulte est bonne, & par
consequent vraye amour d’icelle est tresbon-
ne, tressaincte, & tousjours produit bons ef-
fectz es ames, qui par le frain de raison corri
gent la lubricité du sentiment, ce que les
vieilles gens pevent faire beaucoup plus fa-
cillement que les jeunes. Par ainsi n’est pas
hors de raison dire que les vieilles gens puis-
sent aussi aymer sans blasme, & plus heureu-
sement que les jeunes, en prenant toutes-
voyes[sic]
le nom de vieulx, non pour decrepit,
ne quant les organes du corps sont si debiles
que lame par icelles ne poeut[sic] exploicter ses
vertuz, mais quant en nous le scavoir de-
meure en sa vraye vigueur. Encores ne laisse
ray je point cecy. Cest que j’estime que com-
bien que lamour sensuelle en tout eage soit
maulvaise, ce nonobstant elle merite excusa-
tion es jeunes gens, & par adventure en quel-
que facon est licite, car si bien elle leur donne
privez dangiers, travaulx, & les malheure-
tez qui ont este dictes, plusieurs neantmoins y
Fac-similé BVH



[43v] LE QUART LIVRE
en a qui pour acquerir la grace des femmes quilz
ayment, font des choses vertueuses, & combien
qu’elles ne soient adressées a bonne fin, toutes
fois elles sont en soy bonnes, & par ce moyen
de beaucoup d’amer, ilz tirent ung peu de
doulceur, & a la parfin recongnoissent leurs
erreurs par les adversitez quilz supportent. Si
comme doncques j’estime que les jeunes gens,
qui forcent les appetitz & ayment par raison,
soient divins, pareillement j’excuse ceulx qui
se laissent vaincre par amour sensuelle, a laquel-
le si fort ilz sont enclinez par humaine imbe-
cilité, pourneupourveu qu’ilz monstrent en cela gentil-
lesse, courtoysie & valeur, & les autres no-
bles conditions que les seigneurs qui sont icy
ont dictes, & qu’ilz labandonnent du tout quant
ilz ne sont pas en jeunesse, s’eslongnant de ce
desir sensuel comme du plus bas degre deschel-
le par ou lon poeut[sic] monter a vraye amour, mais
si encores après qu’ilz sont vieilz ilz gardent
en froit cueur le feu des appetitz, & soubmet
tent raison forte au sens debile, seulement lon ne
poeut[sic] dire combien ilz sont a blasmer, car comme
insensez ilz meritent d’estre nombrez avecques
perpetuelle infamie avec les animaux irratio-
naulx, pour autant que les pensemens & contenan
ces de lamour sensuelle sont trop desconvena
bles de leage meure. Icy feit messire Pierre
Bembe ung peu de pause quasi comme pour
se reposer, & chascun se tenant quoy le seigneur
Morel de Tortonne va dire. Et sil se trouvoit
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLIIII
ung vieil homme plus dispose & gaillard &
de meilleur visaige que ne sont plusieurs jeu-
nes, pourquoy ne voudriez vous quil luy feust
licite aymer de celle amour qu’ayment les jeu
nes gens? Madame la duchesse se print a dire.
Dea si lamour des jeunes gens est si malheu-
reuse, pourquoy voulez vous seigneur Mo-
rel que les vieulx ayment aussi en celle malheu
rete, mais si vous estiez vieulx comme ceulx
cy disent, vous ne procureriez pas ainsi le
mal des vieilles gens. Le seigneur Morel re-
spondit. Il me semble que cest messire Pierre
Bembe qui procure le mal des vieilles gens en
voulant quilz ayment d’une certaine facon, que
quant a moy je n’entendz point, & me semble
que ce soit ung songe posseder ceste beaulté
qu’il loue si fort, sans le corps. Croyez vous
seigneur Morel, dist a lheure le conte Ludo-
vic, que la beaulte soit tousjours aussi bonne?
Dit messire Pierre Bembe. Non pas moy. Re
spondit le seigneur Morel. Mais bien me sou
vient il avoir veu plusieurs belles femmes tres-
mauvaises, cruelles & despiteuses & semble
quil advienne quasi tousjours ainsi: car la beaul-
te les faict oultrecuyder, & loultrecuydance
cruelles. Le conte ludovic dit en riant. Par
adventure quelles vous semblent cruelles, pour
autant quelles ne vous complaisent pas en ce que
vous vouldriez, mais faictes vous enseigner
a messire Pierre Bembe en quelle facon les
Vieilles gens doibvent desirer la beaulte, & de
Fac-similé BVH



[44v] LE QUART LIVRE
quoy requerir les femmes, & de quelles cho-
ses se contentent, & en vous gardant de sor-
tir des termes quil y prescripra, vous verrez
quelles ne seront ny oultrecuydées, ne cruelles
& si vous complairont de ce que vous vouldrez.
A l’heure sembla que le seigneur Morel se trou-
bla ung peu, lequel dist. Je ne veulx point a-
voir ce qui me touche en riens: mais vous, fai
ctes vous enseigner comme les jeunes hom-
mes pirement disposez & moins gaillars que
les vieulx doibvent desirer celle beaulte. Là
messire Federic pour appaiser ledict seigneur
Morel, & pour divertir le propos ne laissa pas
respondre le conte Ludovic: mais en luy rom
pant sa parolle se print a dire. Par adventure
que le seigneur Morel na pas tort du tout de
dire que la beaulte nest pas tousjours bonne,
pource que souventesfois les beaultez des fem
mes sont causes que maulx infinis adviennent
au monde, inimitiez, guerres, maulx & de-
structions, dequoy la ruyne de Troye poeut[sic]
faire bon tesmoignage, & les belles femmes
pour la plus part sont oultrecuydées & cruel
les ou ainsi quil a este dit lubricques, mais ce-
la ne sembleroit point faulte au seigneur Mo
rel. Il est aussi plusieurs meschans hommes qui
ont grace de beau visaige: & semble que nature
les ayt faict telz affin quilz soient plus idoy-
nes a decepvoir, & que ce gracieux rencontre soit
comme le pastl’apast cache soubz lhain. Lors messi
re Pierre Bembe. Ne croyez point, dit il, que
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLV
la beaulté ne soit tousjours bonne. Sur ce le con
te Ludovic pour retourner au premier pro-
pos se fourra parmy & dit. Puis quil ne chault
au seigneur Morel de scavoir ce qui luy est de
si grande importance: enseignez le moy &
mapprenez comment les vielles gens apprenent
ceste felicité d’amour: car je ne me soucieray
point de me faire tenir pour vieil, pourveu quil
me serve. Messire Pierre se print a rire & dit,
je veulx premierement oster de lentendement de
ses seigneurs leur erreur, & apres je vous satis
feray, en recommenceant va dire. Aussi messei
gneurs je ne vouldroye point que en disant mal
de la beaulte qui est chose sacrée il y eust aucun
de nous qui comme prophane & sacrilege en
courut en l’ire de dieu. Pourtant affin que le sei-
gneur Morel & messire Federic soyent adver
tis, & ne perdent la veue comme feit Stesico-
rus qui est peine tresconvenable a ceulx qui des-
prisent la beaulté, Je dis que la beaulté vient &
prent naissance de dieu & est comme ung cer
ne d’ont beaulté est centre: & pourtant comme
ung cerne ne poeut[sic] estre sans centre, beaulté ne
poeut[sic] estre sans bonte, a ceste cause peu souvent
advient que une mauvaise ame habite en ung
beau corps, parquoy la beaulte exterieure est
vray signe de la bonte interieure, & est ceste gra
ce imprimée au corps plus ou moins quasi pour
ung caractere de lame, par ce quelle exterieure-
ment congneue, comme les arbres ou la beaul
te des fleurs faict tesmoignage de la bonte des
Fac-similé BVH



[45v] LE QUART LIVRE
fruictz, & cela mesmes entrevient es corps com-
me lon voit que les phisionomistes souvent con
gnoissent au visage les conditions & quelque
fois les pensemens des hommes, & qui plus est
es bestes aussi lon comprent a la regardure la
qualite du courage qui au corps represente soy
mesmes le plus qu’il poeut[sic]. Considerez com-
ment lon congnoit clerement a la face dung
lyon, dung cheval, dune aigle lirel’ire, sa fierte, la
terribilite, & es aigneaulx, & colombes une
pure & simple innocence, la malice & cautel-
le es regnards, & aux loups, & semblablement
quasi de tous les autres animaulx. Par ainsi
les laidz pour la plus par sont aussi mauvais,
& les beaulx sont aussi bons, & poeut[sic] on dire
que la beaulte est la face gracieuse, plaisante,
aggreable & desirable du bien, & que lay-
deur est la face obscure, fascheuse & desplai-
sante & triste du mal. Et si vous considerez
toutes choses vous trouverez que tousjours
celles qui sont bonnes & utiles ont aussi gra
ce de beaulte, Voyez lestat de ceste grande ma
chine du monde: laquelle a este de dieu forgée
pour le salut & conservation de chascune cho-
se crée le ciel rond aorne de tant de clartez di-
vins, & au centre la terre environnée des elemens
& soustenue par sa mesme pesanteur, le soleil qui
en environnant tout enlumine & au printemps
sapproche au plus bas signe, & apres monte
peu a peu? A lautre partie la lune qui de luy
prent sa lumiere selon qu’elle sen approche ou

sen es-
Fac-similé BVH

DU COURTISAN XLVI
sen eslongne, & les autres cinq estoilles qui di-
versement font ce mesme cours. Ces choses en-
tre elles sont de si grant force par la connexion
dung ordre si necessairement composé qu’en
les changeant, voire ung petit point, elles ne
pourroient demourer ensemble, & le monde ruy
neroit. Elles ont aussi tant de beaulté & de gra-
ce que les entendemens humains ne peuvent ymagi
ner chose plus belle. Penses maintenant a la figu
re de lhomme qui se poeut[sic] dire le petit monde,
auquel lon voyt chascune partie du corps estre
necessairement composée par art, & non daventure
& puis estre toute la forme ensemble tresbel-
le, tellement qu’a peine lon pourroit juger quel
de tous les membres donne plus d’utilite, ou
de grace au visaige humain, & au reste du
corps, comme les yeulx, le nez, la bouche, les
oreilles, les bras, la poictrine, & pareillement
toutes les autres parties. lon poeut[sic] dire le sem
blable de tous les animaulx. Voyez le pennage
es oyseaulx, es arbres les fueilles & rameaux
qui leur sont donnez par nature pour confermer
leur estre, & toutesfois avecques cela il les faict
merveilleusement beau veoir. Laissez nature
& venez aux artifices. Quesse qui est si necessai
re aux navires que la prouelle, les costez, larbre
des voilles, le thimon, les racines, les ancres &
le cordage? Toutes ces choses neantmoins sont
si belles a veoir quil semble a celluy qui les regar-
de qu’elles soient trouvées autant pour le plai
sir come pour lutilite: les coulompnes & poul N [#anonyme] O
Fac-similé BVH

[46v] LE QUART LIVRE
tres soustiennent les haultes loges, & palais,
ce non obstant elles ne sont point moins plai
santes aux yeulx de ceulx qui les regardent,
que proffitables aux ediffices quant premie-
rement les hommes commencerent a ediffier,
ilz misrent aux temples & aux maisons le com-
ble du meillieu, non pas en intention que les
ediffices eussent plus de grace, mais affin que
les eaux peussent plus facillement sescouller.
d’une part & dautre, & toutesfois a lutillite
fut souverainement conjoincte la beaulté telle-
ment que qui fabriqueroit une eglise soubz le
ciel de la region ou il ne chet gresle ne pluye, il
sembleroit que sans le comble elle ne peust avoir
dignité, ou beaulté aucune. Par ainsi lon don
ne beaucoup de louenge au monde: & tant
plus aux autres choses que lon dit, il est beau
on loue le ciel, en disant quil est beau, la terre
belle, la mer belle, les rivieres belles. les pais
beaulx, les forestforests belles, les arbres, les jardins,
les cités belles, les eglises, les maisons, les ar-
mées,: & pour abreger ceste gracieuse & sa-
crée beaulte donne ung souverain aornement
a chascune chose, & poeut[sic] lon dire que le bon &
le beau sont en quelque facon une mesme chose
& principalement es corps humains, de la beau
te desquelz jestime que la plus prochaine cau
se soit la beaulte de lame, laquelle ainsi comme
participante de la vraye beaulte divine illustre
& faict beau ce quelle touche, & specialement
si le corps ou elle habite nest de si vile matiere
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLVII
qu’elle ne luy puisse imprimer sa qualité, par-
quoy la beaute est le vray trophée de la victoi
re de lame, quant avecques la vertu divine el-
le maistrise la nature materielle & avecques
sa clarte surmonte les tenebres du corps. Ce
n’est doncques pas a dire que la beaulte du corps
face les dames oultrecuydées & cruelles enco
res quil semble aussi au seigneur Morel, ny a-
vecques ce doibt lon imputer aux belles da-
mes les inimitiez, mors, destructions dont sont
cause les appetiz immoderés des hommes. Je ne
veulx pas nyer qu’il ne soit possible trouver
au monde de belles femmes impudiques: mais
se n’est pas a dire que la beaulté les incline a la
luxure, ains les en retire, & les induit a la voye
de conditions vertueuses par la connexion que
la beaulte a avecques la bonte, mais quelque
fois la mauvaise nourriture, les continuelles
sollicitations des amoureux, les dons, la po-
vrete, lesperance, les tromperies, la crainte &
mille autres occasions vaincquent aussi la con-
stance des belles & bonnes femmes, & pour
ces causes ou semblables, les beaulx hommes
pevent aussi devenir meschans. A lheure mes
sire Cesar. S’il est vray (dttdit il) ce que allegua
hier le seigneur Gaspard. Il ny a point de doub-
te que les belles ne soyent tousjours plus cha-
stes que les laydes. Et que allegua il, dist sece sei
gneur Gaspard. Messire Cesar respondit.
Sil m’en souvient vous dictes que les femmes
qui sont priées tousjours refusent de satisfaire O ij
Fac-similé BVH

[47v] LE QUART LIVRE
a ceulx qui les prient, & celles qui ne sont point
priées voluntiers prient autruy. Il est certain
que les belles sont tousjours plus priées & so-
licitées d’aymer que les laydes. Les belles donc-
ques tousjours refusent, & par consequent sont
plus chastes que les laydes, lesquelles pour non
estre priées prient autruy. Messire Pierre Bem-
be se print a rire, & dit. Lon ne scauroit respon
dre a cest argument, & en poursuyvant il entre-
vient, dit il, souvent, que si comme les autres
noz serviteurs s’abusent, aussi faict la veue &
juge ung visaige pour beau qui a la verite n’est
point beau. Et pource que es yeulx & en tout
le regard d’aucunes femmes lon veoit quelque
fois paincte une certaine lubricité avec at-
traitz deshonnestes, plusieurs a qui ses conte-
nances plaisent pour autant quelles leur pro-
mettent facilité de parvenir a ce quilz desirent
appellent cela beaulte, mais a la verite cest ung
deshontement farde[sic] indigne davoir si digne,
si saing, & honnorable nom. Messire Pierre
Bembe se taisoit a tant, mais les seigneurs
qui la estoient le pressoient de parler encores
de ceste amour, & de la facon de veritablement
avoir fruition de la beaulte dont a la parfin il
va dire. Il me semble avoir assez clairement
demonstre que plus heureusement peuvent ay-
mer les vieilz que les jeunes: qui fut ma delibe
ration, parquoy ne m’est point convenable
d’entrer plus avant. Le conte Ludovic respon-
dit. Vous avez mieulx expose l’infelicité des
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLVIII
jeunes gens, que la felicite des vieulx, ausquelz
jusques icy vous n’avez point enseigne quel
chemin ilz doibvent suivre en ceste leur amour
mais seulement avez dit qu’ilz se laissent guy
der a raison. Et plusieurs reputent impossible
qu’amours demeurent avecques raison. Sur
ce taschoit encores messire Pierre Bembe de
mettre fin au propos, mais ma dame la duches
se le pria qu’il tira oultre, & il recommenca en ce-
ste maniere. Trop malheureuse seroit nature
humaine si nostre ame, ou facillement poeut[sic]
naistre cest ardant desir, estoit contraincte a le
nourrir seulement de ce qui luy est commun a-
vecques les bestes, & ne le povoit trouver a
celle noble partie qui luy est propre, parquoy
puis qu’il vous plaist ainsi, je ne veulx refuser
de diviser de ce noble subject, mais pource que
je me congnois indigne de parler des tressainctz
misteres d’amours, je le prie qu’il me meine la
pensee, & la langue tellement que je puisse mon-
strer a cest excellent Courtisan a aymer hors
de la coustume du prophane populaire, & sicom
me des mon enfance je luy ay deduyt toute ma
vie, pareillement soient mes parolles mainte-
nant conformées a ceste intention, & a sa louen-
ge. Aussi de dire que puis que nature humai-
ne est si enclinée en jeunesse au sentiment, lon
poeult permettre au Courtisan d’aymer sen-
suellement pendant qu’il est jeune, mais apres
si en leage meure il s’esprent encores de cest
amoureux desir, il doibt bien estre adviseradvise de

O iij
Fac-similé BVH

[48v] LE QUART LIVRE
se garder d’abuser soymesmes, se delaissant
induire es calamitez qui meritent es jeunes
gens plus de compassion que de blasme, & au
contraire aux vieillardz plus de blasme que
de compassion, parquoy quant quelque gra-
tieux regard d’une belle dame luy est presen-
te acompaigne de gentilles conditions, & bon
nes contenances, tellement que comme expert
en amours il congnoit que sa complexion est
conforme avecques celle de la dame inconti-
nent qu’il s’appercoit que ces yeulx ravissent
celle image en l’apportant au cueur, & que lame
commence a prendre plaisir a la contempler
& sentir en soy celle influence qui la commeut
& reschauffe peu a peu, & que les vifz esperitz
qui estincellent dehors par les yeulx incessam
ment adjoignent nouvel entretenement au feu,
il doibt sur le commencement pourveoir de
prompt remede & resveiller la raison, & d’icel
le garnir le donjon de son cueur, & tellement
fermer les passages aux sentimens & aux ap-
petitz qu’ilz n’y puissent entrer ne par force,
ne par emblée, par ainsi si la flamme s’estainct
le peril s’estainct aussi, mais si elle persevere ou
croist, le Courtisan doibt a lheure quil se sent
prins, se déliberer totallement de fuyr toute lar
deur d’amour vulgaire, & ainsi entrer en la di-
vine voye amoureuse suyvant la guide de rai
son, & au premier lieu considerer que le corps
ou celle beaulte reluit, nest pas la fontaine où
elle sourt, aincoys que la beaulte qui est chose
Fac-similé BVH



DU COURTISAN XLIX
incorporelle, & comme nous avons dit, ung
rays divin pert beaucoup de sa dignite pour
se trouver conjoinct a ung si vile & corrupti-
ble subject, car elle est dautant plus parfaicte que
moins elle participe de luy, & quant elle sen est
du tout separée elle est tresparfaicte, & que si-
comme lon ne poeut[sic] ouyr avecques le Palais,
ne sentir avecques les oreilles, aussi lon ne poeut[sic]
en aucune maniere avec latouchement avoir
fruition de la beaulte ne satisfaire au desir quelle
suscite en noz couraiges, ains avec ledit senti
ment dont icelle beaulte est vray object, qui est
la vertu visive. Il fault doncques qu’il se reti-
re de laveugle jugement du sentiment, & quil
jouysse avec les yeulx de la splendeur, grace,
estincelles amoureuses, rys, contenances & de
tous les autres plaisans aornemens de la beaul
te, mesmement avecques louye de la doulceur de
la voix, de la melodie, des parolles, de larmo-
nie, de la musicque, si la dame quil ayme est mu
sicienne, & par ce moyen il paistra lame de
tresdoulce viande par la voye de ses deux senti
mens qui ne tiennent gueres de corporel, & sont
ministres de raison sans passer avecques le desir.
suyvant vers le corps en aucun appetit moins
que honnestete. En apres quil serve, complaise &
honnore en toute reverence samye, & la tienne
chere plus que soymesmes, & prefere tous les
plaisirs & commoditez delle aux siens propres,
& ayme en elle non moins la beaulté de lespe-
rit que celle du corps. Et pourtant ayt soing de

O iiij
Fac-similé BVH

[49v] LE QUART LIVRE
ne la laisser encourir en aucun erreur: ains tas-
che par admonnestemens & bon conseil tous-
jours linduyre a moderation, a temperance, a
vraye honnesteté: Et face qu’elle nait jamais
lieu sinon a pensées nectes, estrangées de toute
lardeur de vice, & en semant ainsi vertu au jar
din de ce bel esperit, il recuillerarecueillera aussi fruict de
tresbelles conditions, & les savourera avecques
merveilleux plaisirs, & cela sera le vray engen
drer, & empraindre beaulte en bonte: ce que
par aucuns est dit la fin damour.[unclear] En ceste ma
niere sera nostre Courtisan tresagreable a sa-
mye, & elle se monstrera tousjours envers luy
obeyssante, doulce, affable, & autant desireu-
se de luy complaire comme destre par luy ay-
mee: & les voulentez de lun, & de lautre, se-
ront treshonnestes & concordantes, dont par
consequent ilz seront tresheureux. Sur ce point
le seigneur Morel. En effect, dit il, engendrer
beaulté en beaulté seroit engendrer ung beau
filz en une belle femme, & me sembleroit beau
coup plus evident signe que elle aymast son
mary en luy complaisant de ceste sorte que
de ceste affabilité, que vous dictes. Messire
Pierre se print a soubzrire, & dit. Il ne fault
point sortir des termes seigneur Morel: ny
une femme ne monstre point petit signe d’a-
mour quant a laymant elle donne sa beaulté,
qui est chose si precieuse, & par les voyes qui
baillent acces a lame, cestassavoir la veue &
ouye, luy envoye les regards de ses yeulx: l’y-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN L
mage du visage, la voix, les parolles qui pene
trent dedans le cueur de lamant, & luy font
tesmoignage de son amour. Le seigneur Mo-
rel dit. Les regards & les parolles peuvent
estre & sont bien souvent faulx tesmoings:
Parquoy celluy qui na meilleures erres d’mouramour
selon mon jugement, est mal asseure. Et vray-
ment je mattendoye que vous feissiez ceste
vostre femme ung peu plus courtoyse & libe
ralle vers le courtisan. que na faict le seigneur
magnificque la sienne, mais il me semble que
vous estes tous deux au renc des juges qui pour
sembler sages, donnent la sentence contre ceulx
de leur party. Messire Pierre dit. Bien veulx
que ceste femme soit beaucoup plus courtoy
se a mon Courtisan non jeune que nest celle
du seigneur magnificque au jeune, & a bon-
ne cause pour autant que le mien ne desire si
non choses honnestes, & par ce moyen la fem
me les peut toutes bailler sans blasme, mais la
femme du seigneur magnificque qui nest pas si
asseurée de la moderation du jeune Courtisan
doibt luy bailler seullement les honnestes &
luy refuser lesdeshonnestes, parquoy est plus
eureux le mien a qui lon baille ce qu’il demande,
que lautre a qui lon baille partie, & luy en re
fuse lon partie, & affin que vous congnoissiez
encores mieulx que l’amour raisonnable est
plus heureuse que la sensuelle, je dis quil y a des
mesmes choses qui se doyvent quelque fois re-
fuser a la sensuelle & bailler a la raisonnable,
Fac-similé BVH



[50v] LE QUART LIVRE
car elles sont en lune deshonnestes, & honne-
stes en lautre, au moyen dequoy la femme pour
complaire a son bon amy oultre & par dessus
la communication des ris plaisans, devis privés
& secretz, avecques luy mocquer & jouer, luy
toucher la main, elle poeut[sic] encores venir rai-
sonnablement & sans blasme jusques au bai-
ser, ce que par les reigles du seigueurseigneurMagnifi-
que n’est pas licite en lamour sensuelle, car pour
estre le baiser ung assemblement du corps & de
lame y auroit dangier que lamour sensuel ne
s’inclina plus a la partie du corps, que a celle
de lame, mais lamant raisonnable congnoit que
combien que la bouche soit une partie du corps,
ce nonobstant lon donne par elle yssue aux pa
rolles qui sont touchemens de lame, & a celle
interieure alayne qui s’appelle aussi lame. Et
pourtant il prent plaisir de unir sa bouche par
le baiser avecques celle de la femme quil ayme,
non pour sesmouvoir a desir aucun deshonne
ste, mais pource quil sent que ce lien est une ma-
niere d’ouvrir lentree aux ames lesquelles ati-
rées par le desir l’une de lautre se transfondent
aussi mutuellement lune au corps de lautre, &
se meslent tellement ensemble quil semble que
chascun deulx ayt deux ames, & que une seu
le ainsi composée des deux guide & regisse
quasi deux corps, au moyen dequoy le baiser
se poeut[sic] dire plus tost assemblement d’ame, que
de corps, car il a en elle tant de force qu’il latti
re a soy & quasi la separe du corps. A ceste
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LI
cause tous chastes amoureux desirent le baiser
comme assemblement d’ame dont le divinement
amoureux Platon dit que en baisant lame luy
vint aux levres pour sortir du corps, Et pour-
ce que par le baiser lon poeut[sic] denoter lame se sepa
rer des choses sensibles & totalement se unir
aux intelligibles, Salomon dit en son livre des
cantiques. Je desire que mon mary me baise du
baiser de sa bouche, pour demonstrer avoir de-
sir que son ame soit ravie pour lamour divine a
la contemplation de la beaulte celeste, en telle facon
que en se unissant intrinsequement a elle, elle ha-
bandonne le corps. Chascun estoit tresententif
au propos de messire Pierre, lequel ayant faict ung
peu de pause, & voyant que les aultres parloient
point, va dire. Puis que vous mavez fait commen-
cer de monstrer lamour heureuse a nostre Cour
tisan non jeune, je le veulx conduire ung peu plus
avant, car s’arrester sur ce passage seroit chose
fort dangereuse, attendu ainsi que plusieursfois a
este dit, que lame est tresencline aux sentimens,
& pose que la raison avec les discours eslise
bien & congnoisse la beaulte ne proceder point
du corps, & que a ceste cause elle mette frain
aux desirs non honnestes, toutesfois la contem
pler tousjours en ce corps souvent, pervertit
le vray jugement, & quant autre mal n’en ad-
viendroit, lestre absent de la chose aymée por-
te grant passion avec soy, par ce que l’influen
ce de celle beaulte quant elle est presente don
ne merveilleuse delectation a lamant, &
Fac-similé BVH



[51v] LE QUART LIVRE
en luy reschauffant le cueur resveille & amo-
lit aucunes vertus endormies & engelées en
lame, lesquelles nourries par lamoureuse cha-
leur se diffundent, & vont pullulant autour du
cueur & envoient dehors par les yeulx les espe
ritz qui sont vapeurs tresdeliées faictes de la
plus pure & plus claire partie du sang, qui re-
coivent limage de beaulte, & la forment avec
divers acoustremens, d’ont lame se delecte, &
avec une merveille s’esbahist, & est neantmoins
bien aise quasi estonnée sent ensemble avec le
plaisir ceste crainte & reverence que lon a
acoustume de porter aux choses sacrées & luy
semble d’estre en son paradis. Lamant donc
qui considere la beaulte seulement du corps
pert ce bien & ceste felicité incontinent que la
dame qui layme en s’abstenant laisse les yeulx d’i-
celluy sans splendeur, & consequemment la-
me aurifiée de son bien, car estant la beaulte
eslongnee, linfluence amoureuse ne reschauffe
plus le cueur comme elle faisoit quant elle estoit
presente, au moyen dequoy les conduitz de-
viennent cordez & secz, & neantmoins la sou-
venance de la beaulte meut ung peu les ver-
tus de lame, tellement quelles taschent de dila
ter les esperitz, lesquelz trouvans les voyes
bouchées n’ont point dissue: & neantmoins
taschent de sortir, dont estant ainsi enfermez
avecques ses esguillons, ilz poignent lame, &
luy donnent tresgriefve passion comme aux
petis enfans quant des gencives tendres les
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LII
dentz commencecommencent a naistre. Et de la proce-
dent les larmes, les souspirs, les peines & les
tourmens des amans, pource que lame tous-
jours l’afflige & travaille & quasi devient fu-
rieuse jusques a ce que celle cherie beaulte se
met au devant une autre fois, & a lheure elle
s’appaise incontinent & reprent alayne, &
mettant en elle toute son entente se nourrit
de tresdoulces viandes, ny jamais vouldroit
se departir d’ung spectacle si aggreable. Or
pour se exempter du tourment de ceste absen
ce, & jouyr de la beaulte sans passion, il est
besoing que le Courtisan avec layde de rai-
son rappelle du tout le desir du corps a la
beaulte seule, & qu’il la contemple le plus quil
poeut[sic] en elle mesme simple & pure, & au de-
dans de limagination la forme abstraicte de
toute matiere, & ainsi la face amye, & chere
a son ame, & la en jouisse & laye avecques
luy jour & nuyct en tout temps & lieu, sans
doubte de jamais la perdre, se ramenant tou-
jours a memoire que le corps est chose tresdif
ferente de la beaulté qui non seulement ne luy
accroist point sa perfection, mais la luy dimi-
nue. En ceste maniere sera nostre Courtisan
non jeune hors de toutes les amertumes & ca
lamitez que quasi tousjours sentent les jeunes
gens, comme jalousies, souspecons, despitz,
courroux, desespoirs & certaines fureurs plei-
nes de rage, par ou souvent ilz sont induictz
a si grant erreur, qu’aucuns non seulement
Fac-similé BVH



[52v] LE QUART LIVRE
batent les femmes, quilxquilz ayment: mais ostent
la vie a soymesmes. Ne fera point d’injure au
mary, freres, ou parens de la femme aymee, ne
luy donnera point d’infamie, ne sera point con-
trainct de refraindre quelque fois a si grant
peine ses yeulx & sa langue, pour ne descou-
vrir ses desirs a autruy, ne de souffrir les pas-
sions, les departemens & les absences, car tous-
jours il portera son precieux tresor enclos en
son cueur. Et davantaige par vertu de limagi-
nation se formera dedans en soy mesmes celle
beaulte beaucoup plus belle que elle ne sera en
effect: mais entre ces biens lamant en trouve-
ra encores ung autre beaucoup plus grant, sil
se veult servir de ceste amour comme d’ung de-
gre pour monter en ung aultre beaucoup plus
hault ou il parviendra si va considerant a part
luy l’estroict lien, que cest, demourer tousjours
empesche a contempler la beaulté d’ung seul
corps. Dont pour sortir d’ung confin si reserre il
adjoustera peu a peu a son pensement tant d’em
bellissemens. car en accumulant toutes les beaul
tes, fera une conception universelle, & redui-
ra la multitude d’elles a l’unité de celle seulle
que generallement s’espand sur nature humai
ne: & par ainsi contemplera non plus la beaulté
particuliere d’une femme, mais celle universel
le que tous les corps embellist. Dont estant esbloy
par ceste lumiere plus grande ne luy chauldra
plus de la moindre, & en bruslant en flambe
plus excellente, n’estimera gueres ce que au
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LIII
paravant il avoit tant estimé. Cestuy degre
d’amour, combien qu’il soit fort noble, &
tel que peu de gens y arrivent, si ne poeut[sic] lon pour
tant encores lappeller parfaict: Car pour estre
limagination puissance organicque, & n’avoir
congnoissance sinon par les commencemens
qui luy sont suggerez par les sentimens, elle
nest pas du tout purgée des tenebres materiel
les, parquoy combien qu’elle considere la beaul
te universelle abstraicte en soy seule si ne la di
scerne elle pas bien clerement, ne sans quelque
ambiguité, pour la convenance que les fantosmes
ont avec le corps, au moyen dequoy ceulx qui
parviennent a ceste amour sont comme tendres oy-
seaulx qui commencent a se vestir de plumes,
car combien que avecques leurs foibles aesles ilz se
mettent ung peu a voller, toutesfois ililz nosent
grandement seslongner du nid, ne se permettre
aux ventz, & ouau ciel ouvert, Quant doncques
nostre Courtisan sera venu a ce passage, com
bien quil se puisse dire assez heureux amant a com
paraison de ceulx qui sont noyez en la misere de
l’amour sensuelle, je ne veulx pourtant qu’il se
contente: mais qu’il passe hardiement plus oul-
tre allant par la haulte voye apres la guyde,
qui le conduit a lunite de vraye felicité. & ainsi
en lieu de sortir de soy mesmes avecques le pen
sement, comme est de besoing que face cel-
luy qui veult considerer la beaulte corporelle
quil se retourne en soy mesmes, pour contem
pler celle, qui se veoit avec les yeulx de la pen
Fac-similé BVH



[53v] LE QUART LIVRE
see, qui alors commencent a estre agus & cler
voyans quant ceulx du corps perdent la fleur
de leur plaisance, pourtant lame estrangee des
vices, purgée par les estudes de vraye philoso
phie, acoustumée en vie spirituelie, & exerci-
tee es choses de lentendement en se retournant
a la contemplation de sa propre substance, co
me resveillee dung tresparfaict sommeil, ouvre
les yeulx que tous ont, mais que peu de gens
mettent en oeuvre: & voit en soymesmes ung
rais de la lumiere, qui est la vraye image de la
beaulté angelicque a elle communicquee de la
quelle apres en communique au corps une foi
ble umbre, parquoy estant devenue aveugle
quant aux choses terriennes, elle se faict tres-
clair voyant aux celestes, & quelque fois quant
les vertus motives du corps se trouvent ab-
straictes par contemplation continuelle, ou
lyez par le sommeil, lors quelle n’est point par
elle empeschee elle sent une certaine cachée o-
deur de la vraye beaulté angelicque, & ravie
en la splendeur de celle clarte commence a ses
pandre & alumer, & si tresdescouvoyteuse-
ment le suyt que quasi elle devient yvre & hors
de soymesmes, par desir de se unir avecques
elle, luy semblant avoir trouve les traces de
dieu, en la contemplation duquel elle tasche de
se reposer, comme en sa bien heureuse flambe elle
s’eslieve a sa plus noble partie, qui est l’en-
tendement, & la sans estre plus encombrée de

l’obscure
Fac-similé BVH

DU COURTISAN IIIILLIIII
l’obscure nuyt des choses terriennes, voit la
beaulté divine: mais pourtant elle n’en jouyst
pas encores parfaictement, car elle la contem-
ple seulement en son particulier entendement,
qui ne poeut[sic] estre capable de limmesurable
beaulté universelle, d’ont amours non bien
contente de ce benefice donne encores a lame
plusgrande felicité, car sicomme de la beaulte par
ticuliere d’ung corps il la guyde a la beaulté
universelle de tous les corps, pareillement au
dernier degré de perfection, il la guyde de l’en
tendement particulier a l’entendement univer
sel. Ainsi lame exprise du tressainct feu de
vraye amour divine, volle pour se unir avec
nature angelicque, & non seulement du tout aban-
donne le sentiment, mais na plus besoing de
discours de raison, car estant transformé en ea
ge ell’entend toutes les choses intelligibles, &
sans vouelle ou nuée aucune voit l’ample mer
de la pure beaulté divine, & en soy la recoit &
jouyst de la felicité suppreme, qui est incompre-
hensible par les sentimens. Si doncques les
beaultés que nous voyons tous les jours avecques
ses yeulx tenebreux & corruptibles corps, les
quelles pourtant ne sont autre chose que songes
& umbres trespetites de beaulté, nous semblent
si belles & gracieuses qu’elles allument souvent
en nous ung feu tresardant, & avecques dele-
ctation si grande que nous reputons nulle felici-
te se povoir equiparer a celle, que nous sentons
quelque fois par ung seul regard, qui nous

P
Fac-similé BVH

[54v] LE QUART LIVRE
vient de la chere veue d’une femme, quelle heu
reuse merveille, quel bien fortuné esbahisse-
ment, pensons nous que ce soit celluy qui occu
pe les ames, qui parviennent a la vision de la
beaulte divine? quelle doulce flame? quel ag-
greable embrasement devons nous croire qui
naist de la fortune supreme, & vraye beaulté?
laquelle est commencement de toute autre beaul
te qui jamais ne croist, ou diminue, tousjours
belle, & par soymesmes tresample tant en une
partie, qu’en lautre semble seulement a soymes
mes, & de nulle autre participant, mais telle-
ment belle que toutes les autres choses belles
sont belles pour ce qu’elles participent en sa
beaulté? Ceste cy est celle beaulté indistincte
de la souveraine bonte qui par clarte appelle,
& tire a soy toutes choses, & non seullement
il donne l’entendement aux intellectuelles, aux
raisonnables la raison, le sentiment & appe-
tit de vivre aux sensuelles, mais encores com
municque aux plantes & aux pierres comme
ung vestige de soy mesmes, le mouvement &
linstinct naturel de leurs proprietez, par ainsi
ceste amour est dautant plus grande, & plus
heureuse que toutes les autres, que la cause qui
la meut. est plus excellente. Et pourtant sicom-
me le feu materiel affine lor, pareillement ce
tressainct feu es ames destruict & consomme
ce qui est de mortel, vivifie & forme belle la
partie celeste qui au paravant estoit en elle
mortifiée & ensepvelie par le sentiment. c’est le
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LV
feu ouquelauquel les poetes escripvent Hercules s’estre
bruslé sur la cime du mont Oetha, & par tel em
brasement estre demouré immortel & divin
apres sa mort. C’est lardant buysson de Moy-
se, les langues myparties de feu: lemflambé
chariot d’Helie, lequel redouble grace & felici-
té es ames de ceulx qui sont dignes de le veoir,
quant en partant de ceste basseur terrestre il
sen vollent vers le ciel. Adressons doncques tous
les pensemens & forces de nostre ame vers ce
ste tressaincte clarte, qui nous monstre le che-
min conduysant au ciel, & apres elle en nous
despouillant des affections, dont au descendre
nous nous estions vestus par leschelle qui tient
au plus bas degre lumbre de beaulté censuel-
le[sic]
, montons au hault repaire ou la celeste, amya
ble, & vraye beaulte, qui demeure cachée es
secretz intrinseques de dieu, affin que les yeulx
prophanes ne la puissent veoir, & la nous trou
verons fin tresheureuse a noz desirs, vrays re-
pos aux travaulx, remede certain aux miseres
medecine tressalutaire aux maladifz, port tres
seur contre les turbides tempestes de la mer de ce
ste vie. Qui sera doncques celluy: o’ TRES
SAINCT AMOUR qui divinement te
puisse louer, tu tresbelle, tresbonne, tressaige de
rives de l’union de la beaulté, bonte & sapience
divine, & en elle demeurés, & a elle & par elle re
tournés comme en ung sercle[sic]. tu es le tresdoulx
lieu du monde, moyen entre les choses celestes
& les terriennes qui par begnin attrempement in P ij
Fac-similé BVH

[55v] LE QUART LIVRE
clines les vertus superieures au gouvernement
des inferieures, & en retournant les pensées des
hommes mortelz a leur commencement, les con-
joinctz avec luy, tu par concorde unis les ele-
mens, meuz nature a produire ce qui naist
pour la succession de la vie, tu rassembles les
choses separées, aux imparfaites donnes par
fection, aux dissemblables similitude, aux en-
nemys amytie, a la terre les fruictz, a la mer
transquilité: & au ciel la clarte vitalle, tu es pe
re des vrays plaisirs, des graces de paix, de
doulceur, de bienveillance, ennemy de rustic-
que fierte, de l’ignavie, & pour abreger com-
mencement & fin de tout bien. Et pource que
tu prens plaisir d’habiter en la fleur des beaulx
corps, des belles ames, & quelque foys de la
te monstrer ung peu aux yeulx, & aux pen-
sées de ceulx qui sont dignes de te veoir, je cuy-
de que maintenant icy entre nous soit ta de-
meure. Pourtant seigneur daigne toy de ouyr
noz prieres, infonde toymesmes en noz
cueurs, & avecques la splendeur de ton tres-
sainsainct, feu noz tenebres illumine, & comme
guyde loyalle monstre nous le vray chemin
en ce laberinthe aveuglé, corrige la faulsete
des sentimens, & apres noz longues vanités
donne nous le vray & ferme bien. Fais nous
sentir les odeurs spirituelles qui vivifient les
vertus de lentendement, & ouyr larmonye ce
leste tellement accordée que plus de lieu naye
en nous aucune discorde de passion, enyvre
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LVI
nous a la fontaine inespuysée de contentement,
qui tousjours delecte, & jamais ne saoulle, &
a ceulx qui boyvent de ces vives & claires
eaues donne goust & vraye beatitude, purge
noz yeulx de caligineuse ignorance avecques
les rais de la clarte, affin que plus ilz n’esti-
ment mortelle beaulte, & quilz congnoissent
que les choses qui leur sembloit veoir au par-
avant ne sont point, & que celles quilz ne
voient point, sont veritablement. Accepte
noz ames qui a toy se presentent en sacrifi-
ces, brusle les en la vive flamme qui consom-
me toute lardeur materielle, affin que du tout
estans separées du corps, elles s’unissent par
ung perpetuel & tresdoulx lien avecques la
beaulte divine, & que estans estrangés de nous
mesmes nous puissons comme vrays amans
nous transformer en la chose aymée: & en
nous eslevant de terre estre receuz aux con-
vis des anges, ou refectionnez de viande am-
brosianne, & de liqueur nectaree immortel-
le en fin mourions de tresheureuse & viable
mort, comme jadis moururent les anciens peres
desquelz les ames du corps tu ravis par la tres
ardante vertu de contemplation, & les con-
joignis avecques dieu, Ayant messire Pierre
Bembe parlé jusques icy en si tresgrande ve-
hemence qu’il sembloit quasi ravi & hors de
soy, il s’arresta coy, & immobille tenant les
yeulx vers les cieulx comme esbahy, quant
madame Emilie, laquelle ensemble avecques

P iij
Fac-similé BVH

[56v] LE QUART LIVRE
les autres avoit este tousjours tresententive
a escouter le devis, le print par le plis de la ro-
be, & le secouant ung peu luy dist. Prenez
garde messire Pierre que avec ces pensemens
vostre ame ne se separe aussi du corps. Ma-
dame (respondit messire Pierre) Ce ne seroit
pas le premier miracle qu’amours aye faict
en mon endroict. Lors madame la duchesse &
tous les aultres commencerent de nouveau a
faire instance a messire Pierre, qu’il suyvit le
propos, & a chascun sembloit quasi sentir
en son courage une certaine estincelle de cel-
le amour divine qui les poignit, & desiroient
tous d’en entendre plus avant, mais messire
Pierre pour rompre la broche va dire. Messei-
gneurs j’ay dit ce que la sacrée fureur amou-
reuse m’a mis au devant a limpourveu, main
tenant qu’il ne m’aspire plus, je ne vous scau-
roye que dire, & pense que amoursneamours ne vueille
point que ses secretz soient plus avant des-
couvers, ne que le Courtisan passe le degre
quil a pleu a amours que je luy ay monstre,
parquoy nest a ladventure plus licite de par-
ler de ceste matiere. En verite dit madame la
duchesse si le Courtisan non jeune est tel qu’il
puisse suyvre le chemin que luy avez mon-
stre, il debvra raisonnablement se contenter
de si grande felicite sans avoir envie, au jeu-
ne. A lheure messire Cesar GonzagueGousaigue. La
voye qui conduit a ceste felicité, me semble si
roide que je cuyde que a grant peine on y
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LVII
puisse aller. Et le seigneur Gaspard ad-
jousta. Je croy que y aller soit difficille
aux hommes, mais aux femmes impos-
sible. Ma dame Emilie se mit a rire & dist.
Seigneur Gaspard si vous retournés si sou-
vent a nous faire injurieinjure, je vous pro-
metz que plus il ne vous sera pardonne.
Le seigneur Gaspard respondit. Lon ne
vous faict point d’injure en disant que les
ames des femmes ne sont pas si purgées des
passions comme celles des hommes, ny ac-
coustumés en contemplation ainsi que mes-
sire Pierre a dit estre necessaire a celles ququi
ont a gouster lamour divine, dont lon ne
list point que aucune femme ait eu ceste gra
ce: mais bien plusieurs hommes, comme Pla
ton, Socrates & plusieurs autres, & tant de
noz sainctz peres, comme sainct Francois, a
qui ung ardant desir amoureux imprima le
tressacre séel des cinq playes, ny aultre chose,
que vertu d’amour, poeut[sic] ravir sainct Paul
lapostre en la vision des secretz, dequoy n’est
a lhomme loysible parler: ny monstrer a sainct
Estienne les cieulx ouvers. A ce point le Ma
gnificque Julian respondit. Les femmes ne
seront de riens en cela surmontées par les
hommes, car Socrates mesmes confessa tous
les misteres amoureux qu’il scavoit luy a-
voir esté reveles par une femme qui fut
Diothima dont nous avons parle. Et lan-
ge qui avec le feu damour feist les playes a

P iiij
Fac-similé BVH

[57v] LE QUART LIVRE
sainct Francois, fist encores en nostre temps
aucunes femmes dignes du mesme caractere.
Il vous doit souvenir aussi que a saincte Ma-
rie Magdalene furent remis plusieurs pechez,
pource qu’elle ayma beaucoup, & a ladven-
ture que avec non moindre grace que sainct
Paul, elle fut plusieurs fois ravie de l’amour
angelicque jusques au tiers ciel, & de tant
dautres, lesquelles comme plus amplement hier
je racomptay, pour lamour du nom de Jesu-
christ nont eu cure de la vie, ne craint les tour
mens, ny aucune maniere de mort pour hor-
rible & cruelle quelle feust, & si nestoient point,
comme veult messire Pierre, que son Courti-
san soit, vieilles, mais tendres fillettes & deli-
cates & en leage, ou il dit, que lon doibt com
porter aux hommes l’amour sensuelle, Le sei-
gneur Gaspard commencoit a se preparer
pour respondre, mais madame la duchesse. De
cecy (dist elle) soit juge messire Pierre bembe
& que lon sarreste a sa sentence, si les femmes
sont aussi capables de lamour divine comme
les hommes, mais pource que le plaidoye pour
roit estre trop long entre vous, il sera bon le
differer jusques a demain. Mais bien ce soir
dist messire Cesar GonzagueGousaigue. Et comment
ce soirt (dist madame la ducesseduchesse) Messire Ce-
sar respondit. Pource que desja il est jour, &
luy monstra la clarte qui commencoit desja a
entrer par les fantes des fenestres, a lheure chas-
cun se leva tout esmervilleesmerveille pource quil ne sem-
Fac-similé BVH



DU COURTISAN LVIII
bloit point que les devis eussent plus duré que
la coustume, mais pour avoir este commen-
cé plus tard, & pour la grace & plaisir d’ont
ilz estoient pleins, ililz avoient deceu la compa-
gnie tellement, qu’elle ne sestoit point apper-
ceue des cours des heures, & ny avoit aucun
qui en ses yeulx sentist pesanteur de sommeil
ce qui quasi tousjours advient quant lheure
acoustumée de dormir se passe a veiller. Com
me doncques lon eust ouvertes les fenestres
du couste du palais qui regardent vers la hau
te cyme du mont Carri ilz veirent en Orient
ja estre née une belle estoille journalle de cou-
leur de roses, & toutes les estoilles disparues
excepte la doulce gouvernante du ciel de Ve-
nus qui tient les confins du jour & de la nuyt
dont sembloit qu’il souffla une souefve alaine
laquelle emplissant lair de fraischeur poignan
te commencoit a resveiller les doulx accords
des plaisans oyselletz entre les montaignet-
tes murmurantes des boys prochains. Sur-
quoy ayant la compaignie prins reverem-
ment congie de ma dame la duchesse, chas-
cun s’achemina vers son logis sans clarte de
torches leur souffisant celle du jour. Et ainsi
qu’ilyilz y estoient pour sortir de la chambre, le
seigneur preteur se tourna vers ma dame la
duchesse & luy dist. Ma dame pour decider
le proces dentre le seigneur Gaspard & le sei
gneur Magnificque nous viendrons ce soir
avecques le juge, de meillieuremeilleure heure que ne
Fac-similé BVH



[58v] LE QUART LIVRE
feismes hier. Ma dame Emilie respondit. Par
convenant que si le seigneur Gaspard veult ac-
cuser les dames & leur donner, comme est sa
coustume, quelque faulse calumpnie, il donne-
ra caution dester a droit, car je le tiens pour su
spect fuytif.


Fin du quatriesme & dernier Livre du
Courtisan. Imprime de nouveau a
Lyon par Francoys Juste de-
mourant devant la grant
porte nostre Dame
de Confort. Lan
1538.

[Ex-libris]


Fac-similé BVH



[59]


A MONSEIGNEUR
Monsieur du Peirat Lieutenant
general pour le Roy a Lyon,
Francois Juste hum-
ble Salut.


NON SANS TRES-
juste cause M. Baltasar de
Castillon fut marry & mal-
content, Monseigneur apres
qu’il eust entendu que de son
Courtisan, lequel pource
a celle intention qu’il fut di-
vulgué n’avoit escrit, la copie entre les mains
de plusieurs se retrouvoit: mesmement pour
la pluspart incorrectement transcripte, laquel-
le chose reputant qu’elle luy (ainsi qu’elle cer-
tes faisoit) plus qu’a nul aultre touchoit, a
grosse diligence, & en peu de jours fut con-
trainct reveoir son oeuvre, & puis quil n’y ap
percevoit aultre ordre de le contenir plus lon-
guement riere soy en sa bibliotheque, le bail-
ler a l’imprimeur, affin de satisfaire a la cupidi
te de ceulx, qui le pressoient leur en prester la
copie: Et ainsi lors il obvia prudemment en
partie aux erreurs, & faultes; qui eussent peu
rester en son livre: pour lesquelles eust esté
sans espargner des improbes & envieux cen-
seurs, d’ont est grande la multitude tousjours
a lencontre de ceulx, qui tendent a vertu, im-
probement par quelconque raison calumnié.
Fac-similé BVH



[59v]
Despuis ledict livre pour la grande erudition,
eloquence, & belles, & diverses matieres y con
tenues, apres avoir este plusieurs années quasi
impatiemment desiré de plusieurs mes amys
& congneuz, voulant leur faire plaisir de mon
pouvoir, qui pour eulx aussi ferois toutes aul-
tres choses, ay tasché de le retirer d’ung qui fi-
dellement l’avoit traduit, en intention de le
faire de brief sortir en lumiere, & ainsi en
remplir les desirs de chascun. Ce que je n’ay
peu facilement sans en desbourcer gros de-
niers, & oultre ce user des prieres & reque-
stes de mes bons seigneurs & amys envers
celluy, qui pour riens ne le vouloit laisser aller
hors de sa main: ou comme il disoit, le conser-
voit entier des calumnies envieuses. Et voicy
ce pendant que je faisois mes apprestes, on
madvertit de Paris que ledit livre du Courti-
san estoit desja imprimé, & mis en vente. De
quoy j’eu en moy non petite marrisson pen-
sant toutellement que celluy, duquel je lavois
heu a si grande instance, l’eust derechef meu
de grande avarice, & improbite a aultre bail-
le, & pareillement vendu. Mais apres avoir
veu que cestoit d’une aultre traduction enco-
re quasi inelegante, & mal correcte cella cau-
sant la confuse structure procedant non du tra-
ducteur mais par la faulte, comme il est aisé a
veoir, de l’impression qui est de lours & gros
caracteres, desquels desja a long temps on n’use
plus aux bons auteurs imprimer, persiste alai-
Fac-similé BVH



[60]
grement en ma deliberation, quand de rechief
ay sceu que ledict livre en ceste ville s’impri-
moit non certes plus polidement[sic] & correcte-
ment que celluy de Paris: chose vrayement
trop indigne ainsi sans autre meilleur advis &
plus sain jugement getter en impression incon-
tinent telz bons, & louables auteurs. Et pource
ja long temps à nous autres imprimeurs par l’a-
varice daulcuns meuz plustost du gaing que
de lhonneur, qui doibt estre & veritablement
est le plus asseure & permanent loyer de bien
faire, en sommes en tresmauvaise reputation:
de maniere que si n’estoit qu’on ne se peult
bonnement passer de noz ouvrages, seroient
laissés en noz boutiques les livres pour estre
ronges des teignes, & soris. Icy doncques plus
pour conserver lhonneur & diligence mien-
ne, & de ceulx, des presses desquelz yssent plus
propres, & nets ouvrages: & pour tenir ce
que j’avois promis a mes bons seigneurs &
amys, vous presente monseigneur le Livre
du courtisan treselegamment & correctement
imprimé, comme celluy qui ay voulu user du
labeur de Monsieur maistre Estienne Dolet
pour certain en litterature, eloquence, & sca-
voir une des precipues lumierelumieres de France.
Vous prendres en gré mon labeur, & diligen
ce, monseigneur, comme de celluy qui na aul-
tre plus grande solicitude & desir sinon que
de son oeuvre il puisse aider a bailler quelque
beau aornement a ceste nostre langue Fran-
Fac-similé BVH



[60v]
coise: laquelle pourtant que je la veoy quelle
soubz le reigne du treschrestien & tresmag-
nanime Roy des Francois & par sa vertu seule
quasi ores prent premierement sa noblesse &
purite, je ne me puis non resjouyr, & donner
gloire & louenge a Dieu immortel de m’avoir
faict naistre en cestuy temps, auquel desja la
langue Francoise poeut[sic] seurement contendre
avec les autres langues, qui entre elle[sic] merite-
ra le preis de purite & resonance.

Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 (CC BY-NC-SA 4.0)

Centre d'Études Supérieures de la Renaissance
Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence
Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 (CC BY-NC-SA 4.0).
Si vous utilisez ce document dans un cadre de recherche, merci de citer cette URL :

Première publication : 27/07/2011