[1]
Gargantua, Lyon, 1542

Bibliothèques Virtuelles Humanistes - Médiathèque de Châteauroux

La vie treshor
rificque du grand Gargan
tua, pere de Pantagruel
jadis composee par M.
Alcofribas abstrac-
teur de quinte
essence.

Livre plein de Pantagruelisme.

M. D. XLII.
On les vend a Lyon chez Francoys
Juste, devant nostre dame de Confort.

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Première publication : 22/07/2011
Dernière mise à jour : 18/02/2015


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[1v]


Aux Lecteurs.


Amis lecteurs qui ce livre lisez,
Despouillez vous de toute affection,
Et le lisant ne vous scandalisez.
Il ne contien mal ne infection.
Vray est qu’icyquicy peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire:
Aultre argument ne peut mon cueur elire.
Voyant le dueil, qui vous mine & consomme
Mieulx est de ris que de larmes escripre.
Pource que rire est le propre de l’hommelhomme.


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Fu.2.

Prologe de L’auteurLauteur.


BEuveurs tresillustres, & vous
Verolez tresprecieux (car a vous
non a aultres sont dediez mes es-
criptz) Alcibiades ou dialoge de Pla-
ton, intitule, Le bancquet, louant son
precepteur Socrates, sans controverse
prince des philosophes: entre aultres
parolles le dict estre semblable es Sile
nes. Silenes estoient jadis petites boites
telles que voyons de present es bouticques
des apothecaires pinctes au dessus de
figures joyeuses & frivoles, comme de
Harpies, Satyres, oysons bridez, lievres
cornuz, canes bastees, boucqs volans, A ij
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[2v] Prologe
cerfz limonniers, & aultres telles pinctu
res contrefaictes a plaisir pour exciter
le monde a rire, Quel fut Silene mai-
stre du bon Bacchus: mais au dedans l’onlon
reservoit les fines drogues, comme Baul
me, Ambre gris, Amomon, Musc, zivet
te, pierreries: & aultres choses precieu-
ses. Tel disoit estre Socrates: par ce
que le voyans au dehors, & l’estimanslestimans
par l’exteriorelexteriore apparence, n’ennen eussiez
donne un coupeau d’oignondoignon: tant laid il
estoit de corps & ridicule en son main-
tien, le nez pointu, le reguard d’undun tau-
reau: le visaige d’undun fol: simple en meurs
rustiq en vestimens, pauvre de fortune,
infortune en femmes, inepte a tous offi
ces de la republique, tousjours riant,
tousjours beuvant d’autantdautant a un chas-
cun, tousjours se guabelant, tousjours
dissimulant son divin scavoir, Mais
ouvrans ceste boyte: eussiez au dedans
trouve une celeste & impreciable drogue
entendement plus que humain, vertus
merveilleuse, couraige invincible, so-
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Fu.3. de L’auteurLauteur.
bresse non pareille, contentement cer-
tain, asseurance parfaicte, deprisement
incroyable de tout ce pourquoy les hu-
mains tant veiglent, courent, travaillent
navigent & bataillent.


A quel propos, en vostre advis, tend
ce prelude, & coup d’essaydessay? Par autant
que vous mes bons disciples, & quelques
aultres foulz de sejour lisans les joyeux
tiltres d’aulcunsdaulcuns livres de nostre inven
tion comme Gargantua, Pantagruel, Fes
sepinte, La dignite des braguettes, Des
poys au lard cum commento &c. jugez trop
facillement ne estre au dedans traicte que
mocqueries, folateries, & menteries joyeu
ses: veu que l’ensignelensigne exteriore (c’estcest le til-
tre) sans plus avant enquerir, est commu-
nement receue a derision & gaudisserie.
Mais par telle legierete ne convient esti
mer les oeuvres des humains. Car
vous mesmes dictes, que l’habitlhabit ne faict
poinct le moine: & tel est vestu d’habitdhabit
monachal, qui au dedans n’estnest rien moins
que moyne: & tel est vestu de cappe hes- A iij
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[3v] Prologe
panole, qui en son couraige nullement
affiert a hespane, C’estCest pourquoy fault
ouvrir le livre: & soigneusement peser ce
que y est deduict. Lors congnoistrez que la
drogue dedans contenue est bien d’aultredaultre
valeur, que ne promettoit la boite. C’estCest a
dire que les matieres icy traictees ne
sont tant folastres, comme le tiltre au
dessus pretendoit.


Et pose le cas, qu’auquau sens literal vous
trouvez matieres assez joyeuses & bien
correspondentes au nom, toutesfois pas
demourer la ne fault, comme au chant des
Sirenes: ains a plus hault sens inter-
preter ce que par adventure cuidiez dict
en gayete de cueur.


Crochetastes vous oncques bouteil
les? Caisgne. Reduisez a memoire la
contenence qu’aviezquaviez. Mais veistes vous
oncques chien rencontrant quelque os
medulare? C’estCest comme dict Platon. lib.
ij. de rep.
la beste du monde plus philoso
phe. Si veu l’avezlavez: vous avez peu noter
de quelle devotion il le guette: de quel
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Fu.4. de L’auteurLauteur.
soing il le guarde: de quel ferveur il le
tient, de quelle prudence il l’entommelentomme: de
quelle affection il le brise: & de quelle di-
ligence il le sugce: Qui le induict a ce
faire? Quel est l’espoirlespoir de son estude? quel
bien pretend il? Rien plus q’unqun peu de
mouelle. Vray est que ce peu, plus est
delicieux que le beaucoup de toutes aul-
tres: pource que la mouelle est aliment ela
boure a perfection de nature, comme dict
Galen. iij. facu. natural. &. xj. de usu parti.


A l’exemplelexemple d’icelluydicelluy vous convient estre
saiges pour fleurer, sentir, & estimer ces
beaulx livres de haulte gresse, legiers
au prochaz: & hardiz a la rencontre. Puis
par curieuse lecon, & meditation frequen
te rompre l’oslos, & sugcer la sustantificque
mouelle. C’estCest a dire: ce que j’entendsjentends par
ces symboles Pythagoricques avecques
espoir certain d’estredestre faictz escors & preux
a ladicte lecture. Car en icelle bien aul
tre goust trouverez, & doctrine plus ab-
sconce, laquelle vous revelera de treshaultz
sacremens & mysteres horrificques, tant en A iiij
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[4v] Prologe
ce que concerne nostre religion, que aussi
l’estatlestat politicq & vie oeconomicque.


Croiez vous en vostre foy qu’oncquesquoncques
Homere escrivent L’iliadeLiliade & Odyssee,
pensast es allegories, lesquelles de luy
ont calfrete Plutarche, Heraclides
Ponticq, Eustatie, Phornute: & ce que
d’iceulxdiceulx Politian a desrobe? Si le cro-
iez: vous n’approcheznapprochez ne de pieds ne de
mains a mon opinion: qui decrete icel-
les aussi peu avoir este songees d’Ho-
mere
dHo-
mere
, que d’OvidedOvide en ses Metamorpho
ses, les sacremens de l’evangilelevangile: lesquelz
un frere Lubin vray croquelardon s’estsest
efforce demonstrer, si d’adventuredadventure il rencon
troit gens aussi folz que luy: & (com-
me dict le proverbe) couvercle digne
du chaudron.


Si ne le croiez: quelle cause est, pour
quoy autant n’ennen ferez de ces joyeuses
& nouvelles chronicques? Combien
que les dictansdictant n’yny pensasse en plus que
vous qui paradventure beviez comme
moy. Car a la composition de ce livre
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Fu.5. de L’auteurLauteur.
seigneurial, je ne perdiz ne emploiay
oncques plus ny aultre temps, que cel-
luy qui estoit estably a prendre ma re-
fection corporelle: scavoir est, beuvant
& mangeant. Aussi est cela juste heure,
d’escriredescrire ces haultes matieres & scien-
ces profundes. Comme bien faire sca-
voit Homere paragon de tous Philo-
loges, & Ennie pere des poetes latins,
ainsi que tesmoigne Horace, quoy q’unqun
malautru ait dict, que ses carmes sen-
toyent plus le vin que l’huilelhuile.


Autant en dict un Tirelupin de mes
livres, mais bren pour luy. L’odeurLodeur du
vin o combien plus est friant, riant,
priant, plus celeste, & delicieux que d’huil
le
dhuil
le
? Et prendray autant a gloire qu’onquon
die de moy, que plus en vin aye despen
du que en huyle, que fist Demosthenes,
quand de luy on disoit, que plus en huy
le que en vin despendoit. A moy n’estnest que
honneur & gloire, d’estredestre dict & repute
bon gaultier & bon compaignon: & en ce
nom suis bien venu en toutes bonnes A v
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[5v] Prologe de L’auteurLauteur
compaignies de Pantagruelistes: a
Demosthenes fut reproche par un cha
grin que ses oraisons sentoient comme
la serpilliere d’undun ord & sale huillier.
Pourtant interpretez tous mes faictz
& mes dictz en la perfectissime partie,
ayez en reverence le cerveau caseiforme
qui vous paist de ces belles billes ve-
zees, & a vostre povoir tenez moy tous-
jours joyeux.


Or esbaudissez vous mes amours, &
guayement lisez le reste tout a l’aiselaise du
corps, & au profit des reins. Mais es-
coutez vietz d’azesdazes, que le maulubec vous
trousque: vous soubvienne de boyre a
my pour la pareille: & je vous plegeray
tout ares metys.


De la genealogie & antiquite de
Gargantua. Chap j.


JE vous remectz a la grande
chronicque Pantagrueline re
congnoistre la genealogie &
antiquite dont nous est venu
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Fu.6.
Gargantua, En icelle vous entendrez
plus au long comment les Geands nas-
quirent en ce monde: & comment d’iceulxdiceulx
par lignes directes yssit Gargantua pe-
re de Pantagruel: & ne vous faschera,
si pour le present je m’enmen deporte. Com-
bien que la chose soit telle, que tant plus
seroit remembree, tant plus elle plairoit
a voz seigneuries comme vous avez l’au-
torite
lau-
torite
de Platon in Philebo & Gorgias,
& de Flacce, qui dict estre aulcuns pro-
pos telz que ceulx cy sans doubte, qui
plus sont delectables, quand plus sou-
vent sont redictz.


Pleust a dieu q’unqun chascun sceust
aussi certainement sa genealogie, depuis
l’archelarche de Noe jusques a cest eage. Je
pense que plusieurs sont aujourdhuy
empereurs, Roys, ducz, princes, & Pa-
pes, en la terre, lesquelz sont descenduz
de quelques porteurs de rogatons & de
coustretz. Comme au rebours plusieurs
sont gueux de l’hostiairelhostiaire, souffreteux, &
miserables: lesquelz sont descenduz de
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[6v]
sang & ligne de grandz roys & empereurs
Attendu l’admirableladmirable transport des re-
gnes & empires.

Des Assyriens es Medes.
Des Medes es Perses.
Des Perses es Macedones.
Des Macedones es Romains.
Des Romains es Grecz.
Des Grecz es Francoys.


Et pour vous donner a entendre de moy
qui parle, je cuyde que soye descendu de
quelque riche roy ou prince au temps ja-
dis. Car oncques ne veistes homme, qui
eust plus grande affection d’estredestre roy &
riche que moy: affin de faire grand chere:
pas ne travailler, poinct ne me soucier,
& bien enrichir mes amys & tous gens
de bien & de scavoir. Mais en ce je me
reconforte, que en l’aultrelaultre monde je le se
ray: voyre plus grand que de present ne
l’auseroyelauseroye soubhaitter. Vous en telle ou
meilleure pensee reconfortez vostre ma
lheur, & beuvez fraiz si faire se peut.


Retournant a noz moutons je vous
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Fu.7.
dictz que par don souverain des cieulx
nous a este reservee l’antiquitélantiquité & genea
logie de Gargantua, plus entiere que
nulle aultre, Exceptez celle du messias,
dont je ne parle, car il ne me appartient,
aussi les diables (ce sont les calumnia
teurs & caffars) se y opposent. Et fut
trouvee par Jean Audeau, en un pré qu’ilquil
avoit pres l’arceaularceau gualeau au dessoubz
de L’oliveLolive, tirant a Narsay. Duquel
faisant lever les fossez, toucherent les
piocheurs de leurs marres, un grand
tombeau de bronze long sans mesure:
car oncques n’ennen trouverent le bout, par
ce qu’ilquil entroit trop avant les excluses
de Vienne. Icelluy ouvrans en certain
lieu signé au dessus d’undun goubelet, a l’en
tour
len
tour
duquel estoit escript en lettres Ethrus
ques, Hic bibitur, trouverent neuf flac-
cons en tel ordre qu’onquon assiet les quilles
en Guascoigne. Des quelz celluy qui
au mylieu estoit, couvroit un gros, gras
grand, gris, joly, petit, moisy, livret, plus
mais non mieulx sentent que roses.


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[7v]


En icelluy fut ladicte genealogie trou
vee escripte au long, de lettres cancel-
leresques, non en papier, non en parche
min, non en cere: mais en escorce D’ul-
meau
Dul-
meau
, tant toutesfoys usees par vetu-
sté, qu’aqua poine en povoit on troys recon
gnoistre de ranc.


Je (combien que indigne) y fuz ap-
pelle: & a grand renfort de bezicles pra-
cticant l’artlart dont on peut lire lettres non
apparentes, comme enseigne Aristoteles,
la translatay, ainsi que veoir pourrez
en Pantagruelisant, c’estcest a dire, beuvans
a gre, & lisans les gestes horrificques de
Pantagruel. A la fin du livre estoit un
petit traicte intitule, Les Fanfreluches
antidotees. Les ratz & blattes ou (affin
que je ne mente) aultres malignes be-
stes avoient brousté le commencement, le
reste j’ayjay cy dessoubz adjouste, par reve-
rence de l’antiquaillelantiquaille.


Les Fanfreluches antidotees trou-
vees en un monument antique,
Chapitre. ij.


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Fu.8.


[...]a i? enu le grand dompteur des Cimbres
[...]v sant par l’aerlaer, de peur de la rousee,
[...]‘ sa venue on a remply les Timbres
[...]a ’ beure fraiz, tombant par une honsee
[...]= uquel quand fut la grand mere arrousee
Cria tout hault, hers par grace pesche le.
Car sa barbe est pres que toute embousee
Ou pour le moins, tenez luy une eschelle.



Aulcuns disoient que leicher sa pantoufle
Estoit meilleur que guaigner les pardons:
Mais il survint un affecte marroufle,
Sorti du creux ou l’onlon pesche aux gardons
Qui dict, messieurs pour dieu nous engardons
L’anguilleLanguille y est, & en cest estau musse.
La trouverez (si de pres regardons)
Une grand tare, au fond de son aumusse.



Quand fut au poinct de lire le chapitre,
On n’yny trouva que les cornes d’undun veau.
Je (disoit il) sens le fond de ma mitre
Si froid, que autour me morfond le cerveau
On l’eschaufaleschaufa d’undun parfunct de naveau
Et fut content de soy tenir es atres,
Pourveu qu’onquon feist un limonnier noveau
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[8v]
A tant de gens qui sont acariatres.



Leur propos fut du trou de sainct patrice
De Gilbathar, & de mille aultres trous:
S’onSon les pourroit reduire a cicatrice,
Par tel moien, que plus n’eussentneussent la tous
Veu qu’ilquil sembloit impertinent a tous:
Les veoir ainsi a chascun vent baisler.
Si d’aventuredaventure ilz estoient a poinct clous,
On les pourroit pour houstage bailler



En cest arrest le courbeau fut pelé
Par Hercules: qui venoit de Libye,
Quoy? Dist Minos, que n’yny suis je appelle
Excepté moy tout le monde on convie.
Et puis l’onlon veult que passe mon envie,
A les fournir d’huytresdhuytres & de grenoilles
Je donne au diable en quas que de ma vie
Preigne a mercy leur vente de quenoilles.



Pour les matter survint. Q. B. qui clope
Au sauconduit des mistes Sansonnetz.
Le tamiseur, cousin du grand Cyclope,
Les massacra. Chascun mousche son nez
En ce gueret peu de bougrins sont nez,
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Fu.9.
Qu’onQuon n’aitnait berné sus le moulin a tan.
Courrez y tous: & a l’armelarme sennezsonnez.
Plus y aurez, que n’yny eustes antan.



Bien peu apres, l’oyseauloyseau de Jupiter
Delibera pariser pour le pire.
Mais les voyant tant fort se despiter:
Craignit qu’onquon mist ras, jus, bas, mat, l’empilempi (re
Et mieulx ayma le feu du ciel empire
Au tronc ravir ou l’onlon vend les soretz:
Que aer serain, contre qui l’onlon conspire,
Assubjectir es dictz des Massoretz.



Le tout conclud fut a poincte affilee,
Maulgre Até, la cuisse heronniere,
Que la s’asistsasist, voyant Pentasilee
Sus ses vieux ans prinse pour cressonniere
Chascun crioit, vilaine charbonniere
T’appartientTappartient il toy trouver par chemin?
Tu la tolluz la Romaine baniere,
Qu’onQuon avoit faict au traict du parchemin.



Ne fust Juno, que dessoubz l’arclarc celeste
Avec son duc tendoit a la pipee:
On luy eust faict un tour si tresmoleste B
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[9v]
Que de tous poincts elle eust este frippee.
L’accordLaccord fut tel, que d’icelledicelle lippee
Elle en auroit deux oeufz de proserpine
Et si jamais elle y estoit grippee,
On la lieroit au mont de l’AlbespinelAlbespine.



Sept moys apres, houstez en vingt & deux
Cil qui jadis anihila Carthage,
Courtoysement se mist en mylieu d’euxdeux
Les requerent d’avoirdavoir son heritage.
Ou bien qu’onquon feist justement le partage
Selon la loy que l’onlon tire au rivet,
Distribuent un tatin du potage
A ses sacquins qui firent le brevet.



Mais l’anlan viendra signe d’undun arc turquoys
De v. fuseaulx, & troys culz de marmite
Onquel le dos d’undun roy trop peu courtoys
Poyvré sera soubz un habit d’hermitedhermite.
O la pitié. Pour une chattemite
Laisserez vous engouffrer tant d’arpensdarpens?
Cessez, cessez, ce masque nul n’imitenimite.
Retirez vous au frere des serpens.



Cest an pessépassé, cil qui est, regnera
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Fu.10.
Paisiblement avec ses bons amis.
Ny brusq, ny Smach lors ne dominera
Tout bon vouloir aura son compromis.
Et le solas qui jadis fut promis.
Es gens du ciel, viendra en son befroy.
Lors les haratz qui estoient estommis
Triumpheront en royal palefroy.



Et durera ce temps de passe passe
Jusques a tant que Mars ayt les empas.
Puis en viendra un qui tous aultres passe
Delitieux, plaisant, beau sans compas
Levez voz cueurs: tendez a ce repas
Tous mes feaulx. Car tel est trespasse
Qui pour tout bien ne retourneroit pas
Tant sera lors clamé le temps passe.



Finablement celluy qui fut de cire
Sera logé au gond du Jacquemart.
Plus ne sera reclamé, Cyre, Cyre,
Le brimbaleur, qui tient le cocquemart.
Heu, qui pourroit saisir son braquemart?
Toust seroient netz les tintouins cabus
Et pourroit on a fil de poulemart
Tout baffouer le maguazin d’abusdabus.


B ij

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[10v]


Comment Gargantua fut unze
moys porté ou ventre de sa
mere. Chapitre. iij.


GRandgousier estoit bon rail
lard en son temps, aymant
a boyre net autant que ho-
mme qui pour lors fust au
monde, & mangeoit voluntiers
sale. A ceste fin avoit ordinairement bon
ne munition de jambons de Magence & de
Baionne, force langues de beuf fumees,
abondance de andouilles en la saison &
beuf sallé a la moustarde. Renfort de
boutargues, provision de saulcisses, non
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Fu.11.
de Bouloigne (car il craignoit ly bou-
con de Lombard) mais de Bigorre, de
Lonquaulnay, de la Brene, & de Rouar
gue. En son eage virile espousa Garga
melle fille du roy des Parpaillos, belle
gouge & de bonne troigne. Et faisoient
eux deux souvent ensemble la beste a
deux doz, joyeusement se frotans leur
lard, tant qu’ellequelle engroissa d’undun beau filz,
& le porta jusques a l’unziesmelunziesme moys.


Car autant, voire dadvantage, peuvent
les femmes ventre porter, mesmement
quand c’estcest quelque chef d’oeuvredoeuvre, & person-
nage qui doibve en son temps faire grandes
prouesses. Comme dict Homere que l’enfantlenfant
(duquel Neptune engroissa la nymphe)
nasquit l’anlan apres revolu: ce fut le dou-
ziesme moys, Car (comme dit AAule Gelle
lib. iij.) ce long temps convenoit a la maje-
sté de Neptune, affin qu’enquen icelluy l’en-
fant
len-
fant
feust formé a perfection. A pareil-
le raison Jupiter feist durer, xlviij. heu
res la nuyct qu’ilquil coucha avecques Alc-
mene. Car en moins de temps n’eustneust il B iij
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[11v]
peu forger Hercules qui nettoia le mon
de de monstres & tyrans.


Messieurs les anciens Pantagrueli-
stes ont conformé ce que je dis, & ont decla-
ré non seulement possible, mais aussi le-
gitime l’enfantlenfant né de femme l’unziesmelunziesme
moys apres la mort de son mary.

Hippocrates lib. de alimento.
Pline li vij cap v.
Plaute in Cistellaria.
Marcus Varro en la satyre inscripte.
Le testament, allegant l’autoritelautorite d’d Ari-
stoteles a ce propos.
Censorinus li. de die natali.
Aristoteles libr. vij. capi. iij. &.iiij. de nat
animalium
.
Gellius li. iij. ca. xvj. Servius in egl.
exposant ce metre de Virgile Matri
longa decem
&c.
Et mille aultres folz, Le nombre desquelz
a esté par les legistes acreu ff. de suis &
legit. l. Intestato. §. fi
.
Et in autent. de restituit. & ea que parit
in. xj. mense
.

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Fu.12.


D’abondantDabondant en ont chaffourré leur ro-
bidilardicque loy. Gallus. ff. de lib. &
posthu. &. l. Septimo. ff. de stat. homi.
&
quelques aultres, que pour le present
dire n’ausenause.


Moiennans lesquelles loys, les fem-
mes vefves peuvent franchement jouer
du serrecropiere a tous enviz & toutes,
restes, deux mois apres le trespas de
leurs mariz. Je vous prie par grace vous
aultres mes bons averlans, si d’icellesdicelles
en trouvez que vaillent le desbraguet-
ter, montez dessus & me les amenez. Car
si au troisiesme moys elle engroissent:
leur fruict sera heritier du deffunct. Et
la groisse congneue, poussent hardiment
oultre, & vogue la gualee, puis que la
panse est pleine. Comme Julie fille de
l’lempereur Octavian ne se abandon-
noit a ses taboureurs, sinon quand el-
le se sentoit grosse, a la forme que la na
vire ne recoit son pilot, que premierement
ne soit callafatee & chargee. Et si per-
sonne les blasme de soy faire ratacon- B iiij
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[12v]
niculer ainsi suz leur groisse, veu que
les bestes suz leur ventrees n’endurentnendurent
jamais le masle mascalant: elles respon
deront que ce sont bestes, mais elles sont
femmes: bien entendentes les beaulx &
joyeux menuz droictz de superfection:
comme jadis respondit Populie selon
le raport de Macrobe li. ij. Saturnal.
Si le diavol ne veult qu’ellesquelles engrois-
sent, il fauldra tortre le douzil, & bouche
clouse.


Comment Gargamelle estant grosse
de Gargantua mangea grand
planté de tripes.
Chapitre. iiij.


L’OccasionLOccasion & maniere comment
Gargamelle enfanta fut tel-
le. Et si ne le croyez, le fonde
ment vous escappe. Le fon-
dement luy escappoit une apresdinee le.
iij. jour de febvrier, par trop avoir man
ge de gaudebillaux, Gaudebillaux:
sont grasses tripes de coiraux. Coi-
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Fu.13.
raux: sont beufz engressez a la creche &
prez guimaulx. Prez guimaulx: sont
qui portent herbe deux fois l’anlan. D’iceulxDiceulx
gras beufz avoient faict tuer troys cens
soixante sept mille & quatorze, pour estre
a mardy gras sallez: affin qu’enquen la prime
vere ilz eussent beuf de saison a tas, pour
au commencement des repastz faire com
memoration de saleures, & mieulx en-
trer en vin.


Les tripes furent copieuses, comme
entendez: & tant friandes estoient que
chascun en leichoit ses doigtz. Mais la
grande diablerie a quatre personnaiges
estoit bien en ce que possible n’estoitnestoit longue
ment les reserver. Car elles feussent pour
ries. Ce que sembloit indecent. Dont fut
conclud, qu’ilzquilz les bauffreroient sans rien
y perdre. A ce faire convierent tous les ci-
tadins de Sainnais, de Suille: de la
Rocheclermaud, de Vau gaudray, sans
laisser arriere le Coudray, Montpensier
le GuedeGue de vede & aultres voisins: tous
bons beveurs, bons compaignons & beaulx B v
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[13v]
joueurs de quille la. Le bon homme Grand
gousier y prenoit plaisir bien grand: &
commendoit que tout allast par escuelles.
Disoit toutesfoys a sa femme qu’ellequelle en
mangeast le moins, veu qu’ellequelle aprochoit
de son terme, & que ceste tripaille n’estoitnestoit
viande moult louable. Celluy (disoit il)
a grande envie de mascher merde, qui d’i-
celle
di-
celle
le sac mangeue. Non obstant ces
remontrances: elle en mangea seze muiz,
deux bussars, & six tupins. O belle ma
tiere fecale, que doivoit boursouffler en elle


Apres disner tous allerent (pelle mel
le) a la saulsaie: & la sus l’herbelherbe dure dan
cerent au son des joyeux flageolletz, &
doulces cornemuses: tant baudement que
c’estoitcestoit passetemps celeste les veoir ain-
si soy rigouller.


Les propos des bienyvres.
Chapitre v.


PUis entrerent en propos de res-
jeumer on propre lieu.


Lors flaccons d’allerdaller: jambons
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Fu.14.
de troter, goubeletz de voler, breusses
de tinter Tire, baille, tourne, brouille.
Boutte a moy, sans eau, ainsi mon amy
fouette moy ce verre gualentement, pro-
duiz moy du clairet, verre pleurant. Tre
ves de soif, Ha faulse fiebvre, ne t’enten iras
tu pas? Par ma fy ma commere je ne peuz
entrer en bette. Vous estez morfondue
m’amiemamie. Voire. Ventre sainct Qenet
parlons de boire. Je ne boy que a mes
heures, comme la mulle du pape. Je ne
boy que en mon breviaire, comme un beau
pere guardian. Qui feut premier soif ou
beuverye? Soif. Car qui eust beu sans
soif durant le temps de innocence? Beuve
rye. Car privatio presupponit habitum.
Je suys clerc. Foecundi calices quen non
fecere disertum.
Nous aultres innocens
ne beuvons que trop sans soif. Non moy
pecheur sans soif. Et si nousnon presente
pour le moins future. La prevenent com
me entendez. Je boy pour la soif advenir.
Je boy eternellement, ce m’estmest eternite de
beuverye, & beuverye de eternite. Chan
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[14v]
tons beuvons un motet. Entonnons.
Ou est mon entonnoir? Quoy je ne boy
que par procuration.


Mouillez vous pour seicher, ou vous
seichez pour mouiller? Je n’entensnentens poinct
la theoricque de la praticque je me ayde
quelque peu. Haste. Je mouille, je humecte,
je boy: Et tout de peur de mourir. Beu
vez tousjours vous ne mourrez jamais.
Si je ne boy je suys a sec. Me voyla
mort. Mon ame s’ensen fuyra en quelque
grenoillere. En sec jamais l’amelame ne ha-
bite. Somelliers, o createurs de nouvel-
les formes rendez moy de non beuvant
beuvant. Perannite de arrousement par
ces nerveux & secz boyaulx. Pour neant
boyt qui ne s’ensen sent. Cestuy entre dedans
les venes, la pissotiere n’yny aura rien. Je
laveroys voluntiers les tripes de ce veau
que j’ayjay ce matin habille. J’ayJay bien sa-
burre mon stomach. Si le papier de mes
schedules beuvoyt aussi bien que je foys,
mes crediteurs auroient bien leur vin
quand on viendroyt a la formule de exhi-
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Fu.15.
ber. Ceste main vous guaste le nez. O
quants aultres y entreront, avant que
cestuy cy en sorte. Boire a si petit gué:
c’estcest pour rompre son poictral. Cecy s’ap-
pelle
sap-
pelle
pipee a flaccons. Quelle differen-
ce est entre bouteille & flaccon? grande,
car bouteille est fermee a bouchon, & flac
con a viz. De belles. Noz peres beurent
bien & vuiderent les potz, C’estCest bien chié
chante, beuvons. Voulez vous rien man
der a la riviere? Cestuy cy va laver les
tripes. Je ne boy en plus quneq’une esponge.
Je boy comme un templier, & je tanquam
sponsus
, & moy sicut terra sine aqua.
Un synonyme de jambon? c’estcest une com
pulsoire de beuvettes. c’estcest un poulain.
Par le poulain on descend le vin en ca
ve, par le jambon, en l’estomachlestomach. Or c’a
a boire, boire c’a. Il n’yny a poinct charge.
Respice personam: pone pro duos: bus
non est in usu
. Si je montois aussi bien
comme j’avallejavalle, je feusse piec’a hault en
l’aerlaer. Ainsi se feist Jacques cueur riche.
Ainsi profitent boys en friche. Ainsi con-
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[15v]
questa Bacchus l’IndeLInde. Ainsi philoso-
phie melinde. Petite pluye abat grand
vend Longues beuvettes rompent le ton
noire: Mais si ma couille pissoit telle
urine, la vouldriez vous bien sugcer? Je
retiens apres. paige baille, je t’insinuetinsinue
ma nomination en mon tour. Hume
Guillot, encores y en a il un pot. Je me
porte pour appellant de soif, comme d’abusdabus.
Paige relieve mon appel en forme. Ceste
roigneure. Je souloys jadis boyre tout:
maintenant je n’yny laisse rien. Ne nous
hastons pas, & amassons bien tout. Voy
cy trippes de jeu, & guodebillaux d’envydenvy.
de ce fauveau a la raye noire. O pour
dieu estrillons le a profict de mesnaige.
Beuvez ou je vous. Non, non. Beuvez
je vous en prye. Les passereaux ne man-
gent si non que on leurs tappe les queues.
Je ne boy si non qu’onquon me flatte. Lago-
na edatera
. Il n’yny a raboulliere en tout
mon corps, ou cestuy vin ne furette la
soif. Cestuy cy me la fouette bien. cestuy
cy me la bannira du tout. Cornons icy
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Fu.16.
a son de flaccons & bouteilles, que qui-
conques aura perdu la soif, ne ayt a la
chercher ceans, Longs clysteres de beu
verie l’ontlont faict vuyder hors le logis. Le
grand dieu feist les planettes: & nous
faisons les platz netz. J’aiJai la parolle de
dieu en bouche: Sitio. La pierre dicte
abestoz n’estnest plus inextinguible que la
soif de ma paternite. L’appetitLappetit vient en
mangeant, disoyt Angest on mans. la
soif s’ensen va en beuvant. Remede contre
la soif? Il est contraire a celluy qui est con
tre morsure de chien; courrez tousjours
apres le chien, jamais ne vous mordera,
beuvez tousjours avant la soif, & jamais
ne vous adviendra. Je vous y prens je
vous resveille. Sommelier eternel guar-
de nous de somme. Argus avoyt cent
yeulx pour veoir, cent mains fault a
un sommelier comme avoyt Briareus,
pour infatigablement verser. mouillons
hay il faict beau seicher. Du blanc. ver
se tout. verse de par le diable, verse. de-
ca, tout plein, la langue me pelle. Lans
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[16v]
tringue, a toy compaing, de hayt, de
hayt, la, la, la, c’estcest morfiaillé cela. O la
chryma Christi: c’estcest de la Deviniere.
c’estcest vin pineau. O le gentil vin blanc,
& par mon ame ce n’estnest que vin de tafe-
tas. Hen hen, il est a une aureille, bien
drappé, & de bonne laine. Mon compai
gnon couraige. Pour ce jeu nous ne
voulerons pas, car j’ayjay faict un levé. Ex
hoc in hoc
. Il n’yny a poinct d’enchante-
ment
denchante-
ment
Chascun de vous l’ala veu. Je y
suis maistre passe. A brum a brum, je suis
prebstre Mace. O les beuveurs, O les
alterez. Paige mon amy, emplis icy &
couronne le vin je te pry. A la cardinale
Natura abhorret vacuum. Diriez vous
q’unequne mousche y eust beu? A la mode de
Bretaigne. Net, net, a ce pyot, Avallez,
ce sont herbes.


Comment Gargantua nasquit
en facon bien estrange.
Chapitre. vijvi.


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Fu.17.


EUlx tenens ces menuz propos
de beuverie, Gargamelle commen
ca se porter mal du bas. Dont
Grandgousier se leva dessus l’herbelherbe, &
la reconfortoit honestement, pensant que
ce feut mal d’enfantdenfant, & luy disant qu’ellequelle
s’estoitsestoit la herbee soubz la saulsaye & qu’enquen
brief elle feroit piedz neufz par ce luy con
venoit prendre couraige nouveau au nou
vel advenement de son poupon, & encores
que la douleur luy feust quelque peu
en fascherie: toutesfoys que ycelle seroit
briefve, & la joye qui toust succederoit,
luy tolliroit tout cest ennuy: en sorte que
seulement ne luy en resteroit la soubve C
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[17v]
nance. Couraige de brebis (disoyt il) de
peschez vous de cestuy cy & bien toust
en faisons un aultre. Ha (dist elle) tant
vous parlez a vostre aize vous aultres
hommes. bien de par dieu je me parforce
ray, puis qu’ilquil vous plaist. Mais pleust
a dieu que vous l’eussiezleussiez coupé. Quoy?
dist Grandgousier. Ha (dist elle) que vous
estes bon homme, vous l’entendezlentendez bien.
Mon membre (dist il)? Sang de les ca
bres, si bon vous semble faictes appor-
ter un cousteau. Ha (dist elle): ja dieu ne
plaise, Dieu me le pardoient, je ne le dis
de bon cueur: & pour ma parolle n’ennen
faictes ne plus ne moins. Mais je au-
ray prou d’affairesdaffaires aujourdhuy, si dieu
ne me ayde, & tout par vostre membre,
que vous feussiez bien ayse.


Couraige, couraige (dist il) ne vous
souciez au reste, & laissez faire au quatre
boeufz de devant. Je m’enmen voys boyre en
cores quelque veguade. Si ce pendent vous
survenoit quelque mal, je me tiendray pres,
huschant en paulme je me rendray a vous.


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Fu.18.

Peu de temps apres elle commenca a
souspirer, lamenter & crier. Soubdain
vindrent a tas saiges femmes de tous
coustez. Et la tastant par le bas, trou-
verent quelques pellauderies, assez de
maulvais goust, & pensoient que ce feust
l’enfantlenfant, mais
c’estoitcestoit le fondement qui
luy escappoit, a la mollification du droict
intestine, lequel vous appelez le boyau
cullier, par trop avoir mangé des tripes
comme avons declaire cy dessus.


Dont une horde vieille de la compai
gnie, laquelle avoit reputation d’estredestre gran
de medicine & la estoit venue de Brize-
paille d’aupresdaupres Sainct Genou devant
soixante ans, luy feist un restrinctif si
horrible, que tous ses larrys tant feu-
rent oppilez & reserrez, que a grande poi
ne avesques les dentz, vous les eussiez
eslargiz, qui est chose bien horrible a pen-
ser. Mesmement que le diable a la messe de
sainct Martin escripvant le quaquet
de deux gualoises, a belles dentz alon-
gea son parchemin. C ii
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[18v]


Par cest inconvenient feurent au des-
sus relaschez les cotyledons de la ma-
trice, par lesquelz sursaulta l’enfantlenfant, &
entra en la vene creuse, & gravant par
le diaphragme jusques au dessus des
espaules (ou ladicte vene se part en
deux) print son chemin a gauche, & sor-
tit par l’aureillelaureille senestre.


Soubdain qu’ilquil fut né, ne cria comme les
aultres enfans, mies, mies. Mais a haul
te voix s’escrioitsescrioit, a boire, a boire, a boire.
comme invitant tout le monde a boire.
si bien qu’ilquil fut ouy de tout le pays de
Beusse & de Bibaroys.


Je me doubte que ne croyez asseure-
ment ceste estrange nativité. Si ne le cro
yez, je ne m’enmen soucie, mais un homme de
bien, un homme de bon sens croit tousjours
ce qu’onquon luy dict, & qu’ilquil trouve par escript.


Est ce contre nostre loy, nostre foy,
contre raison contre la saincte escriptu
re? De ma part je ne trouve rien escript
es bibles sainctes, qui soit contre cela.
Mais si le vouloir de Dieu tel eust esté
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Fu.19.
diriez vous qu’ilquil ne l’eustleust peu faire? Ha
pour grace, ne emburelucocquez jamais
vousvos espritz de ces vaines pensees. Car
je vous diz, que a Dieu rien n’estnest impos-
sible. Et s’ilsil vouloit les femmes auro-
ient doresnavant ainsi leurs enfans
par l’aureillelaureille.

Bacchus ne fut il engendré par la cuis
se de Jupiter?
Rocquetaillade nasquit il pas du talon
de sa mere?
Crocquemouche de la pantofle de sa
nourrice?
Minerve, nasquit elle pas du cerveau
par l’aureillelaureille de Jupiter?
Adonis par l’escorcelescorce d’undun arbre de mirrhe?
Castor & Pollux de la cocque d’undun oeuf
pont & esclous par Leda.


Mais vous seriez bien dadvantaige es
bahys & estonnez, si je vous expousoys
presentement tout le chapite de Pline,
auquel parle des enfantemens estran-
ges, & contre nature. Et toutesfoys je
ne suis poinct menteur tant asseuré com- C iij
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[19v]
me il a esté. Lisez le septiesme de sa natu
relle histoire, capi. iij. & ne m’enmen tabustez
plus l’entendementlentendement.


Comment le nom fut imposé a
Gargantua: et comment
il humoit le piot.
Chap. vij.


LE bon homme Grandgousier
beuvant, & se rigollant avec-
ques les aultres entendit le
cry horrible que son filz avoit
faict entrant en lumiere de ce monde,
quand il brasmoit demandant, a boyre,
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Fu.20.
a boyre, a boyre, dont il dist, que grand
tu as, supple le gousier. Ce que ouyans
les assistans, dirent que vrayement il
debvoit avoir par ce le nom Gargan-
tua, puis que telle avoit este la premiere
parolle de son pere a sa naissance, a l’i-
mitation
li-
mitation
& exemple des anciens Hebreux.
A quoy fut condescendu par icelluy, &
pleut tresbien a sa mere. Et pour l’ap-
paiser
lap-
paiser
, luy donnerent a boyre a tyre la-
rigot, & feut porté sus les fonts, & la
baptise, comme est la coustume des bons
christiens.


Et luy feurent ordonnees dix & sept
mille neuf cens treze vaches de Pautil-
le, & de Brehemond, pour l’alaicterlalaicter ordi
nairement, car de trouver nourrice suf-
fisante n’estoitnestoit possible en tout le pays,
consideré la grande quantité de laict re
quis pour icelluy alimenter. Combien
qu’aulcunsquaulcuns docteurs Scotistes ayent
affermé que sa mere l’alaictalalaicta: & qu’ellequelle
pouvoit traire de ses mammelles qua-
torze cens deux pipes neuf poters de laict C iiij
Fac-similé BVH

[20v]
pour chascune foys. Ce que n’estnest vray
semblable. Et a este la proposition de
clairee mammallement scandaleuse, des
pitoyables aureilles offensive: & sentent
de loing heresie.


En cest estat passa jusques a un an &
dix moys: onquel temps par le conseil
des medecins on commenca le porter: &
fut faicte une belle charrette a boeufs
par l’inventionlinvention de Jehan Denyau, de-
dans icelle on le pourmenoit par cy: par
la: joyeusement & le faisoit bon veoir,
car il portoit bonne troigne, & avoit pres
que dix & huyt mentons: & ne crioit que
bien peu: mais il se couchoitconchioit a toutes heu
res: car il estoit merveilleusement phleg-
maticque des fesses: tant de sa comple-
xion naturelle: que de la disposition ac-
cidentale qui luy estoit advenue par trop
humer de puree Septembrale. Et n’ennen
humoyt goutte sans cause.


Car s’ilsil advenoit qu’ilquil feust despit,
courroussé, fasché, ou marry, s’ilsil trepi-
gnoyt, s’ilsil pleuroit, s’ilsil crioit, luy appor-
Fac-similé BVH



Fu.21.
tant a boyre, l’onlon le remettoit en nature,
& soubdain demouroit coy & joyeulx.


Une de ses gouvernantes m’ama dict,
jurant sa fy que de ce faire il estoit tant
coustumier, qu’auquau seul son des pinthes &
flaccons, il entroit en ecstase, comme s’ilsil
goustoit les joyes de paradis. En sorte
qu’ellesquelles considerans ceste complexion
divine, pour le resjouir au matin fai-
soient davant luy sonner des verres
avecques un cousteau, ou des flaccons
avecques leur toupon, ou des pinthes,
avecques leur couvercle. Auquel son
il s’esguayoitsesguayoit, il tressailloit, & luy mes-
mes se bressoit en dodelinant de la te-
ste, monichordisant des doigtz, & bary-
tonant du cul.


Comment on vestit Gargantua
Chapitre. viij.

C v
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[21v]


LUy estant en cest eage, son pere
ordonna qu’onquon luy feist habille-
mens a sa livree: laquelle estoit
blanc & bleu. De faict on y besoigna
& furent faictz, taillez, & cousuz a la mode
qui pour lors couroit.


Par les anciens pantarches, qui sont
en la chambre des comptes a Montso
reau, je trouve qu’ilquil feut vestu en la fa-
con que s’ensuytsensuyt.


Pour sa chemise, furent levees neuf
cens aulnes de toille de Chasteleraud,
& deux cens pour les coussons en sorte
de carreaulx, lesquelz on mist soubz les
esselles. Et n’estoitnestoit poinct froncee, car la
Fac-similé BVH



Fu.22.
fronsure des chemises n’ana este inventee,
sinon depuis que les lingieres, lors que
la poincte de leur agueille estoit rom-
pue, ont commence besoigner du cul.


Pour son pourpoinct furent levees
huyt cens treize aulnes de satin blanc,
& pour les agueillettes quinze cens neuf
peaulx & demye de chiens. Lors commen
ca le monde attacher les chausses au
pourpoinct, & non le pourpoinct aux
chausses, car c’estcest chose contre nature, com-
me amplement a declarerdeclare Olkam sus
les exponibles de M. Haultechaussade.


Pour ses chausses feurent levez un-
ze cens cinq aulnes, & ung tiers d’esta-
met
desta-
met
blanc, & feurent deschisquetez en
forme de colomnes striees, & crenelees
par le derriere, affin de n’eschauferneschaufer les
reins. Et flocquoit par dedans la des-
chicqueture de damas bleu, tant que be
soing estoit. Et notez qu’ilquil avoit tresbel-
les griefves, & bien proportionnez au re
ste de sa stature.


Pour la braguette: feurent levees sei
Fac-similé BVH



[22v]
ze aulnes un quartier d’icelluydicelluy mesmes
drap, & fut la forme d’icelledicelle comme d’undun
arc boutant, bien estachee joyeusement a
deux belles boucles d’ordor, que prenoient
deux crochetz d’esmaildesmail, en un chascun
desquelz estoit enchassee une grosse es-
meraugde de la grosseur d’unedune pomme
d’orangedorange. Car (ainsi que dict Orpheus
libro de lapidibus, & Pline libro ultimo)
elle a vertu erective & confortative du
membre naturel. L’exitureLexiture de la braguet-
te estoit a la longueur d’unedune canne, des-
chicquetee comme les chausses, avecques
le damas bleu flottant comme davant.
Mais voyans la belle brodure de cane
tille, & les plaisans entrelatz d’orfeveriedorfeverie
garniz de fins diamens, fins rubiz, fi-
nes turquoyses, fines esmeraugdes, &
unions Persicques, vous l’eussiezleussiez com-
paree a une belle corne d’abondancedabondance, tel-
le que voyez es antiquailles, & telle que don
na Rhea es deux nymphes Adrastea, &
Ida nourrices de Jupiter. Tousjours
gualante, succulente, resudante, tous-
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Fu.23.
jours verdoyante, tousjours fleurissan
te, tousjours fructifiante, plene d’hu-
meurs
dhu-
meurs
, plene de fleurs, plene de fruictz
plene de toutes delices. Je advoue dieu
s’ilsil ne la faisoit bon veoir. Mais je vous
en exposeray bien dadventaige au livre
que j’ayjay faict De la dignité des braguet
tes. D’unDun cas vous advertis, que si elle
estoit bien longue & bien ample, si estoit
elle bien guarnie au dedans & bien avi-
taillee, en rien ne ressemblant les hypo-
criticques braguettes d’undun tas de mu-
guetz, qui ne sont plenes que de vent, au
grand interest du sexe feminin.


Pour ses souliers furent levees qua
tre cens six aulnes de velours bleu cra
moysi, & furent deschicquettez mignone-
ment par lignes parallelles joinctes en
cylindres uniformes. Pour la quarre-
leure d’iceulxdiceulx furent employez unze cens
peaulx de vache brune, taillee a queues
de merluz.


Pour son saie furent levez dix & huyt
cens aulnes de velours bleu tainct en
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[23v]
grene, brode a l’entourlentour de belles vignet-
tes & par le mylieu de pinthes d’argentdargent
de canetille, enchevestrees de verges d’ordor
avecques force perles, par ce denotant
qu’ilquil seroit un bon fessepinthe en son temps.


Sa ceincture feut de troys cens aulnes
& demye de cerge de soye, moytie blan
che & moytie bleu, ou je suis bien abusé.


Son espee ne feut Valentienne, ny
son poignard Sarragossoys, car son
pere hayssoit tous ces Indalgos Bour
rachous marranisez comme diables, mais
il eut la belle espee de boys, & le poignart
de cuir bouilly, pinctz & dorez comme un
chascun soubhaiteroit.


Sa bourse fut faicte de la couille d’undun
Oriflant, que luy donna Her Pracon
tal proconsul de Libye.


Pour sa robbe furent levees neuf mil
le six cens aulnes moins deux tiers de
velours bleu comme dessus, tout porfilé
d’ordor en figure diagonale, dont par juste
perspective yssoit une couleur innom-
mee, telle que voyez es coulz des tour-
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Fu.24.
terelles, qui resjouissoit merveilleusement
les yeulx des spectateurs.


Pour son bonnet furent levees troys
cens deux aulnes ung quart de velours
blanc, & feut la forme d’icelluydicelluy large &
ronde a la capacite du chief. Car son
pere disoit que ces bonnetz a la Mar-
rabeise faictz comme une crouste de pa-
sté, porteroient quelque jour mal encon
tre a leurs tonduz.


Pour son plumart pourtoit une bel
le grande plume bleue prinse d’undun Ono
crotal du pays de Hircanie la saulvai-
ge, bien mignonement pendente sus l’au
reille
lau
reille
droicte.


Pour son image avoit en une plati-
ne d’ordor pesant soixante & huyt marcs, une
figure d’esmaildesmail competent: en laquelle
estoit pourtraict un corps humain ayant
deux testes, l’unelune viree vers l’aultrelaultre, qua
tre bras, quatre piedz, & deux culz telz que
dict Platon in symposio, avoir este l’hu
maine
lhu
maine
nature a son commencement mystic.
Et au tour estoit escript en lettres Ioniques
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[24v]
ΑΓΑΠΗ ΟΥ ΖΗΤΕΙ
ΤΑ ΕΑΥΤΗΣ.


Pour porter au col, eut une chaine
d’ordor pesante vingt & cinq mille soixante
& troys marcs d’ordor, faicte en forme de
grosses bacces, entre lesquelles estoient
en oeuvre gros Jafpes verds, engravez
& taillez en Dracons tous environnez
de rayes & estincelles, comme les portoit
jadis le roy Necepsos. Et descendoit
jusques a la boucque du hault ventre.
Dont toute sa vie en eut l’emolumentlemolument tel
que scavent les medecins Gregoys.


Pour ses guands furent mises en oeu
vre seize peaulx de lutins, & troys de
loups guarous pour la brodure d’iceulxdiceulx
Et de telle matiere luy feurent faictz par
l’ordonnancelordonnance des Cabalistes de sainlouand.


Pour ses aneaulx (lesquelz voulut
son pere qu’ilquil portast pour renouveller
le signe antique de noblesse) il eut au
doigt indice de sa main gauche une es-
carboucle grosse comme un oeuf d’austru
che
daustru
che
, enchassee en or de seraph bien mi-
Fac-similé BVH



Fu.25.
gnonement. Au doigt medical d’icelledicelle,
eut un aneau faict des quatre metaulx
ensemble: en la plus merveilleuse facon,
que jamais feust veue, sans que l’assierlassier
froisseast l’orlor, sans que l’argentlargent foullast
le cuyvre. Le tout fut faict par le capi-
taine Chappuys & Alcofribas son bon
facteur. Au doigt medical de la dextre
eut un aneau faict en forme spirale, au-
quel estoient enchassez un balay en per-
fection, un diament en poincte, & une es-
meraulde de Physon, de pris inestima-
ble. Car Hans Carvel grand lapidai-
re du roy de Melinde les estimoit a la
valeur de soixante neuf millions huyt
cens nonante & quatre mille dix & huyt
moutons a la grand laine: autant l’esti-
merent
lesti-
merent
les Fourques D’auxbourgDauxbourg.


Les couleurs & livree de Gargantua.
Chapitre. ix.


LEs couleurs de Gargantua feurent
blanc & bleu: comme cy dessus
avez peu lire. Et par icelles vou- D
Fac-similé BVH

[25v]
loit son pere qu’onquon entendist que ce luy
estoit une joye celeste. Car le blanc luy
signifioit joye, plaisir, delices, & resjouis-
sance, & le bleu, choses celestes.


J’entendsJentends bien que lisans ces motz,
vous mocquez du vieil beuveur, & repu
tez l’expositionlexposition des couleurs par trop in
dague, & abhorrente: & dictes que blanc
signifie foy: & bleu, fermeté. Mais sans
vous mouvoir, courroucer, eschaufer,
ny alterer (car le temps est dangereux)
respondez moy si bon vous semble. D’aul
tre
Daul
tre
contraincte ne useray envers vous,
ny aultres quelz qu’ilzquilz soient. Seulement
vous diray un mot de la bouteille.


Qui vous meut? Qui vous poinct?
Qui vous dict? que blanc signifie foy: &
bleu fermeté? Un (dictes vous) livre tre
pelu qui se vend par les bisouars & por
teballes au tiltre: Le Blason des cou-
leurs. Qui l’ala faict? Quiconques il soit,
en ce a este prudent, qu’ilquil n’yny a poinct mis
son nom, Mais au reste, je ne scay quoy
premier en luy je doibve admirer, ou son
Fac-similé BVH



Fu.26.
oultrecuidance, ou sa besterie.


Son oultrecuidance, qui sans raison,
sans cause, & sans apparence, a ause
prescripre de son autorité privee quelles
choses seroient denotees par les cou-
leurs: ce que est l’usancelusance des tyrans qui
voulent leur arbitre tenir lieu de rai-
son: non des saiges & scavans qui par rai
sons manifestes contenantcontentent les lecteurs.


Sa besterie: qui a existime que sans
aultres demonstrations & argumens va
lables le monde reigleroit ses devises
par ses impositions badaudes.


De faict (comme dict le proverbe, a cul
de foyrad[sic] toujours abonde merde) il a
trouve quelque reste de niays du temps
des haultz bonnetz: lesquelz ont eu foy
a ses escripts. Et selon iceulx ont taille
leurs apophthegmes & dictez: en ont en
chevestre leurs muletz: vestu leurs pa-
ges, escartelé leurs chausses, brodé leurs
guandz: frangé leurs lictz: painct leurs
enseignes: composé chansons: & (que
pis est) faict impostures & lasches tours D ij
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[26v]
clandestinement entre les publicquespudicques
matrones.


En pareilles tenebres sont comprins
ces glorieux de court, & transporteurs de
noms: lesquelz voulens en leurs divises
signifier espoir, font protraire une sphe
re: des pennes d’oiseaulxdoiseaulx, pour poines:
de L’ancholieLancholie, pour melancholie: la Lune
bicorne, pour vivre en croissant: un banc
rompu, pour bancque roupte: non & un
alcret, pour non durhabit: un lict sans
ciel, pour un licentie. Que sont homo-
nymies tant ineptes, tant fades, tant ru-
sticques & barbares, que l’onlon doibvroit
atacher une queue de renard, au collet,
& faire un masque d’unedune bouze de vache
a un chascun d’iceulxdiceulx, qui en vouldroit
dorenavant user en France apres la re
stitution des bonnes lettres.


Par mesmes raisons (si raisons les
doibz nommer, & non resveries) ferois
je paindre un penier: denotant qu’onquon me
faict pener. Et un pot a moustarde, que
c’estcest mon cueur a qui moult tarde. Et un
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Fu.27.
pot a pisser, c’estcest un official. Et le fond
de mes chausses, c’estcest un vaisseau de petz
& ma braguette, c’estcest le greffe des arrestz
Et un estront de chien, c’estcest un tronc de
ceans, ou gist l’amourlamour de m’amyemamye.


Bien aultrement faisoient en temps
jadis les saiges de Egypte, quand ilz es-
cripvoient par lettres, qu’ilzquilz appelloient
hieroglyphicques. Lesquelles nul n’enten
doit
nenten
doit
qui n’entendistnentendist: & un chascun enten-
doit qui entendist la vertu, propriete, &
nature des choses par icelles figurées,
Desquelles Orus Apollon a en Grec
compose deux livres, & Polyphile au son
ge d’amoursdamours en a davantaige expose. En
France vous en avez quelque transon en
la devise de monsieur L’admiralLadmiral: laquel
le premier porta Octavian Auguste.


Mais plus oultre ne fera voile mon
equif entre ces gouffres & guez mal plai
sans: Je retourne faire scale au port
dont suis yssu. Bien ay je espoir d’enden es
cripre quelque jour plus amplement: &
monstrer tant par raisons philosophicques, D iij
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[27v]
que par auctoritez receues & approuvees
de toute anciennete, quelles & quantes cou
leurs sont en nature: & quoy par une
chascune pent estre designe, si dieu me
saulve le moulle du bonnet, c’estcest le pot au
vin, comme disoit ma mere grand.


De ce qu’estquest signifié par les
couleurs blanc & bleu.
Chapitre. x.


LE blanc doncques signifie joye,
soulas, & liesse: & non a tort le si-
gnifie, mais a bon droict & juste
tiltre. Ce que pourrez verifier si arriere
mises voz affections voulez entendre ce
que presentement vous exposeray.


Aristoteles dict que supposent deux
choses contraires en leur espece: comme
bien & mal: vertu & vice: froid & chauld:
blanc & noir: volupte & doleur: joye &
dueil, & ainsi de aultres si vous les cou-
blez en telle facon, q’unqun contraire d’unedune
espece convienne raisonnablement a l’unlun
contraire d’unedune aultre, il est consequent,
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Fu.28.
que l’autrelautre contraire compete avecques l’aulau
tre residu. Exemple. Vertus & Vice sont
contraires en une espece, aussy sont Bien
& Mal. Si l’unlun des contraires de la pre-
miere espece convient a l’unlun de la seconde
comme vertus & bien: car il est sceut: que
vertus est bonne, ainsi feront les deux
residuz, qui sont mal & vice, car vice est
maulvais.


Ceste reigle logicale entendue, prenez
ces deux contraires, joye & tristesse: puis
ces deux, blanc & noir. Car ilz sont con-
traires physicalement. Si ainsi doncques
est que noir signifie dueil, a bon droict blanc
signifiera joye.


Et n’estnest ceste signifiance par impo-
sition humaine institué, mais receue par
consentement de tout le monde, que les
philosophes nomment jus gentium, droict
universel valable par toutes contrees.


Comme assez scavez, que tous peuples,
toutes nations (je excepte les antiques
Syracusans & quelques Argives: qui
avoient l’amelame de travers) toutes langues D iiij
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[28v]
voulens exteriorement demonstrer leur
tristesse portent habit de noir: & tout dueil
est faict par noir. Lequel consentement
universel n’estnest faict que nature n’ennen donne
quelque argument & raison: laquelle un
chascun peut soubdain par soy compren-
dre sans aultrement estre instruict de
personne, laquelle nous appellons droict
naturel.


Par le blanc a mesmes induction de
nature tout le monde a entendu joye, lies
se, soulas, plaisir, & delectation.


Au temps passe les Thraces & Cre
tes. signoient les jours bien fortunez &
joyeux, de pierres blanches: les tristes
& defortunez, de noires.


La nuctnuyct n’estnest elle funeste, triste, & me-
lancholieuse? Elle est noire & obscure
par privation. La clarte n’esjouitnesjouit elle tou
te nature? Elle est blanche plus que cho
se que soit. a quoy prouver je vous pour
rois renvoyer au livre de Laurens Val
le contre Bartole, mais le tesmoignage
evangelicque vous contentera. MathMathieu.
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Fu.29.
xvij. est dict que a la transfiguration de
nostre seigneur: vestimenta ejus facta
sunt alba sicut lux
, ses vestements feu-
rent faictz blancs comme la lumiere. Par
laquelle blancheur lumineuse donnoit
entendre a ses troys apostres l’ideelidee & fi-
gure des joyes eternelles. Car par la
clarte sont tous humains esjouiz. Com-
me vous avez le dict d’unedune vieille que n’a
voit
na
voit
dens en gueulle, encores disoit elle
Bona lux. Et Thobie, cap. v. quand il
eut perdu la veue, lors que Raphael le
salua, respondit. Quelle joye pourray
je avoir qui poinct ne voy la lumiere du
ciel? En telle couleur tesmoignerent les
Anges la joye de tout l’universlunivers a la re-
surrection du saulveur, Joan. xx. & a
son ascension, Act. j. De semblable pa-
rure veit sainct Jean evangeliste Apocal.
iiij. &. vij.
les fideles vestuz en la celeste
& beatifiee Hierusalem.


Lisez les histoires antiques tant Grec-
ques que Romaines, vous trouverez que
la ville de Albe (premier patron de Ro- D v
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[29v]
me) feut & construicte & appellee a l’in-
vention
lin-
vention
d’unedune truye blanche.


Vous trouverez que si a aulcun apres
avoir eu des ennemis victoire, estoit de-
creté qu’ilquil entrast a Rome en estat trium
phant, il y entroit sur un char tiré par
chevaulx blancs. Autant celluy qui y
entroit en ovation. Car par signe ny
couleur ne pouvoyent plus certainement
exprimer la joye de leur venue, que par
la blancheur.


Vous trouverez que Pericles duc
des Atheniens voulut celle part de ses
gensdarmes esquelz par sort estoient ad
venus les febves blanches, passer tou-
te la journee en joye, solas, & repos: ce
pendent que ceulx de l’aultrelaultre part batail
leroient. Mille aultres exemples & lieux
a ce propos vous pourrois je exposer,
mais ce n’estnest icy le lieu.


Moyennant laquelle intelligence po
vez resouldre un probleme, lequel Alexan
dre Aphrodise a repute insolube. Pour-
quoy le Leon, qui de son seul cry & rugis
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Fu.30.
sement espovante tous animaulx, seu-
lement crainct & revere le coq blanc? Car
(ainsi que dict Proclus lib. de sacrificio
& magia
) c’estcest par ce que la presence de la
vertus du Soleil, qui est l’organelorgane & promp
tuaire de toute lumiere terrestre & syde-
rale, plus est symbolisante & competen-
te au coq blanc: tant pour icelle couleur
que pour sa propriete & ordre specificque
que au Leon. Plus dict, que en forme
Leonine ont este diables souvent veuz,
lesquelz a la presence d’undun coq blanc soub
dainement sont disparuz.


Ce est la cause pourquoy Galli. (ce
sont les Francoys ainsi appellez par ce
que blancs sont naturellement comme laict,
que les Grecz nomme gala) voluntiers
portent plumes blanches sus leurs bon-
netz. Car par nature, ilz sont joyeux,
candides, gratieux & bien amez: & pour
leur symbole & enseigne ont la fleur plus
que nulle aultre blancgeblanche, c’estcest le lys.


Si demandez comment par couleur
blanche nature nous induict entendre
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[30v]
joye & liesse: je vous responds, que l’ana
logie
lana
logie
& conformite est telle. Car comme
le blanc exteriorement disgrege & espart
la veue, dissolvent manifestement les
esperitz visifz, selon l’opinionlopinion de Aristote-
les en ses problemes, & des perspectifz, &
le voyez par experience: quand vous
passez les montz couvers de neige: en
sorte que vous plaignez de ne pouvoir
bien reguarder, ainsi que Xenophon es-
cript estre advenu a ses gens: & comme
Galen expose amplement lib. x. de usu
partium
: tout ainsi le cueur par joye ex
cellente est interiorement espart & patist
manifeste resolution des esperitz vitaulx
Laquelle tant peut estre acreue; que le
cueur demoureroit spolie de son entre-
tien, & par consequent seroit la vie estain-
cte, par ceste perichairie comme dict Ga-
len lib. xij. Metho. li. v. de locis affectis
& li. ij. de symptomaton causis Et com
me estre au temps passe advenu tesmoi
gnent Marc Tulle li. j. questio. Tuscul.
Verrius, AristolesAristoteles, Tite Live, apres
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Fu.31.
la bataille de Cannes, Pline lib. vij. c.
xxxij. & liij.
AAulus Gellius li. iij. xv. & aul-
tres. a Diagoras Rodien, Chilo, So-
phocles, Diony, tyrant de Sicile, Philip
pides, Philemon, Polycrata, Phili-
stion, MMarcus JuventiJuventius, & aultres qui mou-
rurent de joye. Et comme dict Avicen-
ne in. ij. canone, & lib. de viribus cordis,
du zaphran, lequel tant esjouist le cueur
qu’ilquil le despouille de vie si on en prend en
dose excessifve, par resolution & dilatation
superflue, Icy voyez AlexAlexandre Aphrodisien
lib. primo problematum c. xix. Et pour
cause. Mais quoy j’entrejentre plus avant
en ceste matiere, que ne establissois au
commencement, icy doncques calleray
mes voilles remettant le reste au livre
en ce consomme du tout. Et diray en

un mot que le bleu signifie certaine-
ment le ciel & choses celestes,
par mesmes symboles
que le blanc signi-
fioit joye &
plaisir.


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[31v]


De l’adolescenceladolescence de Gargantua.
Chapitre. xj.


GArgantua depuis les troys jus-
ques a cinq ans feut nourry &
institué en toute discipline con-
venente par le commandement de son pe-
re, & celluy temps passa comme les petitz
enfans du pays, c’estcest assavoir a boyre,
manger, & dormir: a manger, dormir, &
boyre: a dormir, boyre, & manger.


Tousjours se vaultroit par les fan
ges, se mascaroyt le nez, se chauffour-
roit le visaige. Aculoyt ses souliers, bais
soit
bais
loit
souvent au mousches, & couroit vou
lentiers aprés les parpaillons, desquelz
son pere tenoit l’empirelempire. Il pissoit sus
ses souliers, il chyoit en sa chemise, il se
mouschoyt a ses manches, il mourvoit
dedans sa soupe. Et patroilloit par tout
lieux, & beuvoit en sa pantoufle, & se frot
toit ordinairement le ventre d’undun panier.
Ses dens aguysoit d’undun sabot, ses mains
lavoit de potaige, se pignoit d’undun goube
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Fu.32.
let. Se asseoyt entre deus selles le cul a
terre. Se couvroyt d’undun sac mouillé.
Beuvoyt en mangeant sa souppe. Man
geoyt sa fouace sans pain. Mordoyt en
riant. Rioyt en mordent. Souvent cra-
choyt on bassin, pettoy de gresse. pissoyt
contre le soleil. Se cachoyt en l’eauleau pour
la pluye. Battoyt a froid. Songeoyt
creux. faisoyt le succre. Escorchoyt le re
nard. disoit la patenostre du cinge. re-
tournoit a ses moutons. Tournoyt les
truies au foin. Battoyt le chien devant
le lion. Mettoyt la charrette devant les
beufz. se grattoyt ou ne luy demangeoyt
poinct. Tiroit les vers du nez. Trop
embrassoyt, & peu estraignoyt. Man-
geoyt son pain blanc le premier. ferroyt
les cigalles. Se chatouilloyt pour se fai
re rire. ruoyt tresbien en cuisine. faisoyt
gerbe de feurre au dieux. faisoyt chanter
magnificat a matines, & le trouvoyt bien
a propous. Mangeoyt chous & chioyt
pourree. congnoissoyt mousches en laict.
faisoyt perdre les pieds au[sic] mousches.
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[32v]
Ratissoyt le papier. chaffourroyt le par
chemin. Guaignoyt au pied. Tiroyt au
chevrotin. Comptoyt sans son houste.
Battoyt les buissons, sans prandre les
ozillons. Croioyt que nues feussent pail
les d’araindarain, & que vessies feussent lan-
ternes. Tiroyt d’undun sac deux monstu-
res. Faisoyt de l’asnelasne pour avoir du bren.
De son poing faisoyt un maillet. Prenoit
les grues du premier sault. Vouloyt que
maille a maille on feist les haubergeons.
De cheval donné tousjours reguardoyt
en la gueulle. Saultoyt du coq a l’asnelasne.
Mettoyt entre deux verdes une meure.
faisoyt de la terre le fousse. Gardoyt la
lune des loups. Si les nues tomboient
esperoyt prandre les alouettes. Faisoyt
de necessite vertus. Faisoyt de tel pain
souppe. Se soucioyt aussi peu des raitz
comme des tonduz. Tous les matins
escorchoyt le renard. Les petitz chiens
de son pere mangeoient en son escuelle.
Luy de mesmes mangeoit avecques eux:
il leurs mordoit les aureilles. Ilz luy
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33
graphinoient le nez. Il leurs souffloit au
cul. Ilz luy leschoient les badigoinces.


Et sabez quey hillotz, que mau de pi-
pe vous byre
, ce petit paillard tousjours
tastonoit ses gouvernantes cen dessus
dessoubz, cen devant derriere, harry bour
riquet: & desja commencoyt exercer sa bra-
guette. Laquelle un chascun jour ses gou
vernantes ornoyent de beaulx boucquets,
de beaulx rubans, de belles fleurs, de
beaulx flocquars: & passoient leur temps
a la faire revenir entre leurs mains, com
me un magdaleon d’entraictdentraict. Puis s’es-
claffoient
ses-
claffoient
de rire quand elle levoit les
aureilles, comme si le jeu leurs eust pleu.


L’uneLune la nommoit ma petite dille, l’au-
tre
lau-
tre
ma pine, l’aultrelaultre ma branche de cou-
ral, l’autrelautre mon bondon, mon bouchon,
mon vibrequin, mon possouer, ma terie-
re, ma pendilloche, mon rude esbat roid-
de & bas, mon dressouoir, ma petite an-
doille vermeille, ma petite couille bre-
douille Elle est a moy disoit l’unelune. C’estCest
la mienne, disoit l’aultrelaultre. Moy, (disoit E
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[33v]
l’aultrelaultre) n’yny auray je rien? par ma foy je
la couperay doncques. Ha couper, (di-
soit l’aultrelaultre) vous luy feriez mal ma da-
me, coupez vous la chose aux enfans, il
seroyt monsieur sans queue.


Et pour s’esbatresesbatre comme les petitz enfans
du pays luy feirent un beau virollet des
aesles d’undun moulin a vent de Myrebalays.


Des chevaulx factices de Gar-
gantua. Chapitre. xij.


PUis affin que toute sa vie feust
bon chevaulcheur, l’onlon luy feist un
beau grand cheval de boys le-
quel il faisoit penader, saulter, voltiger,
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34
ruer & dancer tout ensemble, aller le
pas, le trot, l’entrepaslentrepas, le gualot, les am
bles, le hobin, le traquenard, le camelin
& l’onagrierlonagrier. Et luy faisoit changer de
poil, comme font les moines de courti-
baux selon les festes, de bailbrun, d’ale
zan
dale
zan
, de gris pommelle, de poil de rat, de
cerf, de rouen, de vache, de zencle, de pe-
cile, de pye, de leuce.


Luy mesmes d’unedune grosse traine, fist
un chaval pour la chasse, un aultre d’undun
fust de pressouer a tous les jours, & d’undun
grand chaisne une mulle avecques la
housse pour la chambre. Encores en eut
il dix ou douze a relays, & sept pour la
poste. Et tous mettoit coucher aupres
de soy.


Un jour le seigneur de Painensac vi
sita son pere, en gros train & apparat,
auquel jour l’estoientlestoient semblablement ve-
nuz veoir le duc de Francrepas & le com-
te de Mouille vent. Par ma foy le logis
feut un peu estroict pour tant de gens, &
singulierement les estables: donc le mai E ii
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[34v]
stre d’hosteldhostel & fourrier dudict seigneur de
Painensac pour scavoir si ailleurs en
la maison estoient estables vacques:
s’adresserentsadresserent a Gargantua jeune garson
net, luy demandans secrettement ou esto
ient les estables des grands chevaulx,
pensans que voluntiers les enfans de-
cellent tout.


Lors il les mena par les grands de-
grez du chasteau passant par la seconde
salle en une grande gualerie, par laquel-
le entrerent en une grosse tour, & eulx mon
tans par d’aultresdaultres degrez, dist le four-
rier au maistre d’hosteldhostel, cest enfant nous
abuse, car les estables ne sont jamais
au hault de la maison. C’estCest (dist le mai
stre d’hosteldhostel) mal entendu a vous. Car je
scay des lieux a Lyon, a la Basmette, a
Chaisnon & ailleurs, ou les estables sont
au plus hault du logis, ainsi peut estre
que derriere y a yssue au montouer. Mais
je le demanderay plus asseurement. Lors
demanda a Gargantua. Mon petit mi-
gnon, ou nous menez vous? A l’establelestable
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Fu.35.
(dist il) de mes grands chevaulx. Nous
y sommes tantost, montons seulement
ces eschallons.


Puis les passant par une aultre gran
de salle, les mena en sa chambre, & reti-
rant la porte voicy (dist il) les estables
que demandez, voyla mon Genet, voy la
mon Guildin, mon Lavedan, mon Tra
quenard, & les chargent d’undun gros livier,
je vous donne (dist il) ce Phryzon, je l’aylay
eu de Francfort. Mais il sera vostre, il
est bon petit chevallet, & de grand peine
avecques un tiercelet D’autourDautour, demye
douzaine D’hespanolzDhespanolz, Et deux levriers
vous voy la roy des Perdrys & Lievres
pour tout cest hyver. Par sainct Jean
(dirent ilz) nous en sommes bien, a ceste
heure avons nous le moine. Je le vous
nye, dist il. Il ne fut troys jours a ceans.


Devinez icy duquel des deux ilz avo
yent plus matiere, ou de soy cacher
pour leur honte, ou de ryre, pour le pas-
setemps?


Eulx en ce pas descendens tous con E iij
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[35v]
fus, il demanda. Voulez vous une au-
beliere? Qu’estQuest ce? disent ilz. Ce sont (re
spondit il) cinq estroncz pour vous fai-
re une museliere.


Pour ce jourdhuy (dist le maistre d’ho
stel)
dho
stel)
si nous sommes roustiz, ja au feu
ne bruslerons, car nous sommes lardez
a poinct, en mon advis. O petit mignon,
tu nous as baille foin en corne: je te voir
ray quelque jour pape. Je l’entendzlentendz (dist
il) ainsi. Mais lors vous serez papillon
& ce gentil papeguay, sera un papelard
tout faict. Voyre, voyre, dist le fourrier


Mais (dist Gargantua) divinez com
bien y a de poincts d’agueilledagueille, en la che-
mise de ma mere? Seize, dist le fourrier
Vous (dist Gargantua) ne dictes l’e-
vangile
le-
vangile
. Car il y en a sens davant & sens
derriere & les comptastes trop mal. Quand
(dist le fourrier) Alors (dist Gargantua)
qu’onquon feist de vostre nez une dille, pour
tirer un muy de merde: & de vostre gor-
ge un entonnoir, pour la mettre en aul-
tre vaisseau: car les fondz estoient es-
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Fu.36.
ventez. Cor dieu (dist le maistre d’hosteldhostel)
nous avons trouvé un causeur. Mon-
sieur le jaseur dieu vous guard de mal,
tant vous avez la bouche fraische.


Ainsi descendens a grand haste soubz
l’arceaularceau des degrez, laisserent tomber le
gros livier, qu’ilquil leurs avoit charge: dont
dist Gargantua. Que diantre vous estes
maulvais chevaucheurs: vostre cour-
tault vous fault au besoing. Se il vous
falloit aller d’icydicy a Cahusac, que ayme
riez vous mieulx, ou chevaulcher un oy
son, ou mener une truye en laisse? J’ay-
merois
Jay-
merois
mieulx boyre, dist le fourrier.


Et ce disant entrerent en la sale basse,
ou estoit toute la briguade: & racontans
ceste nouvelle histoire, les feirent rire
comme un tas de mousches.


Comment Grandgousier con-
gneut l’esperitlesperit merveilleux
de Gargantua a l’inven-
tion
linven-
tion
d’undun torchecul.
Chapi. xiij.

E iiij
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[36v]


SUs la fin de la quinte annee Grand
gousier retournant de la defaicte
des Ganarriens visita son filz Gar
gantua. La fut resjouy, comme un tel pe
re povoit estre voyant un sien tel enfant.
Et le baisant & accollant l’interrogeoytlinterrogeoyt
de petitz propos pueriles en diverses sor
tes. Et beut d’autantdautant avecques luy & ses
gouvernantes: esquelles par grand soing
demandoit entre aultres cas, si elles l’ala
voyent tenu blanc & nect? A ce Gargan-
tua feist response, qu’ilquil y avoit donné tel
ordre, qu’enquen tout le pays n’estoitnestoit guarson
plus nect que luy. Comment cela? dist
Grandgousier.


J’ayJay (respondit Gargantua) par lon
gue & curieuse experience inventé un mo
yen de me torcher le cul, le plus seigneu
rial, le plus excellent, le plus expedient
que jamais feut veu. Quel? dict Grand-
gousier. Comme vous le raconteray (dist
Gargantua) presentement. Je me tor-
chay une foys d’undun cachelet de velours
de une damoiselle: & le trouvay bon: car
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Fu.37.
la mollice de sa soye me causoit au fon
dement une volupte bien grande.


Une aultre foys d’undun chapron d’ycel
les
dycel
les
& feut de mesmes.


Une aultre foys d’undun cachecoul, une
aultre foys des aureillettes de satin cra
moysi: mais la dorure d’undun tas de sphe-
res de merde qui y estoient m’escorcherentmescorcherent
tout le derriere, que le feu sainct Antoine
arde le boyau cullier de l’orfebvrelorfebvre qui les
feist: & de la damoiselle, que les portoit.


Ce mal passa me torchant d’undun bon
net de paige bien emplume a la Souice


Puis fiantant derriere un buisson,
trouvay un chat de Mars, d’icelluydicelluy me
torchay, mais ses gryphes me exulce-
rerent tout le perinee.


De ce me gueryz au lendemain me tor
chant des guands de ma mere bien par
fumez de maujoin.


Puis me torchay de Saulge, de Fe-
noil, de Aneth, de Marjolaine, de roses,
de fueilles de Courles, de Choulx, de
Bettes, de Pampre, de Guymaulves, E v
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[37v]
de Verbasce (qui est escarlatte de cul)
de Lactues, & de fueilles de Espinards.
Le tout me feist grand bien a ma jambe
de Mercuriale, de Persiguire, de Or-
ties, de Consolde: mais j’enjen eu la cacque
sangue de Lombard. Dont feu gary me
torchant de ma braguette.


Puis me torchay aux linceux, a la
couverture, aux rideaulx, d’undun coissin,
d’undun tapiz, d’undun verd, d’unedune mappe, d’unedune
serviette, d’undun mouschenez, d’undun peigno-
uoir. En tout je trouvay de plaisir plus
que ne ont les roigneux quand on les
estrille.


Voyre mais (dist Grandgousier) le-
quel torchecul trouvas tu meilleu[sic]? Je y
estois (dist Gargantua) & bien toust en
scaurez le tu autem. Je me torchay de foin
de paille, de bauduffe, de bourre, de lai-
ne, de papier: Mais
Tousjours laisse aux couillons esmorche
Qui son hord cul de papier torche.


Quoy? dist Grandgousier, mon petit
couillon, as tu prins au pot? Veu que tu
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Fu.38.
rimes desja? Ouy dea (respondit Gar-
gantua) mon roy je rime tant & plus: &
en rimant souvent m’enrimemenrime. Escoutez
que dict nostre retraict au[sic] fianteurs,


Chiart
Foirart
Petard
Brenous
Ton lard
Chappart
S’espartSespart
Sus nous.
Hordous
Merdous
Esgous
Le feu de sainct Antoine te ard:
Sy tous
Tes trous
Esclous
Tu ne torche avant ton depart.


En voulez vous dadventaige? Ouy
dea, respondit Grandgousier. Adoncq
dist Gargantua.


Rondeau,


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[38v]


En chiant l’aultrelaultre hyer senty
La guabelle que a mon cul doibs,
L’odeurLodeur feut aultre que cuydois:
J’enJen feuz du tout empuanty.


O si quelcun eust consenty
M’amenerMamener une que attendoys.

En chiant.


Car je luy eusse assimenty
Son trou d’urinedurine, a mon lourdoys,
Ce pendant eust avec ses doigtz
Mon trou de merde guarenty.

En chiant.


Or dictes maintenant que je n’yny scay
rien, Par la mer de je ne les ay faict mie,
Mais les oyant reciter a dame grand
que voyez cy les ay retenu en la gibbe-
siere de ma memoire.


Retournons (dist Grandgousier) a
nostre propos. Quel? (dist Gargantua)
Chier? Non, dist Grandgousier. Mais
torcher le cul. Mais? (dist Gargantua)
voulez vous payer un bussart de vin Bre
ton, si je vous foys quinault en ce pro-
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Fu.39.
pos? Ouy vrayment, dist Grandgousier.


Il n’estnest, dist Gargantua, poinct be-
soing torcher cul, sinon qu’ilquil y ayt ordu-
re. Ordure n’yny peut estre, si on n’ana chié:
chier doncques nous fault davant que
le cul torcher. O (dist Grandgousier)
que tu as bon sens petit guarsonnet.
Ces premiers jours je te feray passer
docteur en gaie science par Dieu, car
tu as de raison plus que d’aagedaage.


Or poursuiz ce propos torcheculatif
je t’enten prie: Et par ma barbe pour un
bussart tu auras soixante pippes, J’en-
tends
Jen-
tends
de ce bon vin Breton, lequel poinct
ne croist en Bretaigne, Mais en ce bon
pays de Verron.


Je me torchay apres (dist Gargan-
tua) d’undun courverchiefcouvrechief, d’undun aureiller, d’udu
gne pantophle, d’ugnedugne gibbessiere, d’undun
panier. Mais o le mal plaisant torche
cul. Puis d’undun chappeau. Et notez que
des chappeaulx les uns sont ras, les
aultres a poil, les aultres veloutez, les
aultres taffetassez, les aultres satinizez
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[39v]
Le meilleur de tous est celluy de poil.
Car il faict tresbonne abstersion de la
matiere fecale.


Puis me torchay d’unedune poulle, d’undun
coq, d’undun poulet, de la peau d’undun veau,
d’undun lievre, d’undun pigeon, d’undun cormora,
d’undun sac d’advocatdadvocat, d’unedune barbute, d’unedune
coyphe, d’undun levureleurre.


Mais concluent je dys & maintiens, qu’ilquil
n’yny a tel torchecul que d’undun oyzon
bien dumeté, pourveu qu’onquon luy tienne la
teste entre les jambes. Et m’enmen croyez sus
mon honneur. Car vous sentez au trou
du cul une volupte mirificque, tant par
la doulceur d’icelluydicelluy dumet, que par la
chaleur temperee de l’oizonloizon, laquelle faci-
lement est communicquee au boyau cu-
lier & aultres intestines, jusques a venir
a la region du cueur & du cerveau. Et ne
pensez que la beatitude des Heroes & se-
midieux qui sont par les champs Elysiens
soit en leur Asphodele ou Ambrosie, ou
Nectar, comme disent ces vieilles ycy. El
le est (scelon mon opinion) en ce qu’ilzquilz se
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Fu.40.
torchent le cul d’undun oyzon. Et telle est l’o
pinion
lo
pinion
de maistre Jehan D’escosseDescosse.


Comment Gargantua feut institué
par un Sophiste en lettres
latines. Chap. xiiij.


CEs propos entenduz le bon
homme Grandgousier fut
ravy en admiration conside
rant le hault sens & mer-
veilleux entendement de
son filz Gargantua.


Et dist a ses gouvernantes: Philip-
pe roy de Macedone congneut le bon
sens de son filz Alexandre, a manier dex-
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[40v]
trement un cheval. Car ledict cheval
estoit si terrible & efrené que nul ausoit
monter dessus: Par ce que a tous ses
chevaucheurs il bailloit la saccade: a l’unlun
rompant le coul, a l’aultrelaultre les jambes,
a l’aultrelaultre la cervelle, a l’aultrelaultre les man-
dibules. Ce que considerant Alexandre
en l’hippodramelhippodrame (qui estoit le lieu ou l’onlon
pourmenoit & voultigeoit les chevaulx)
advisa que la fureur du cheval ne ve-
noit que de frayeur qu’ilquil prenoit a son
umbre. Dont montant dessus le feist
courir encontre le Soleil, si que l’umbrelumbre
tumboit par derriere, & par ce moyen rendit
le cheval doulx a son vouloir. A quoy
congneut son pere le divin entendement
qui en luy estoit & le feist tresbien endo-
ctriner par Aristoteles qui pour lors estoit
estimé sus tous philosophes de Grece.


Mais je vous diz, qu’enquen ce seul propos
que j’ayjay presentement davant vous te-
a mon filz Gargantua, je congnois
nu que son entendement participe de quel-
que divinité: tant je le voy agu, subtil,
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Fu.41.
profund, & serain. Et parviendra a de-
gré souverain de sapience, s’ilsil est bien in
stitué. Pourtant je veulx le bailler a
quelque homme scavant pour l’endo-
ctriner
lendo-
ctriner
selon sa capacite. Et n’yny veulx
rien espargner.


De faict l’onlon luy enseigna un grand
docteur sophiste nommé maistre Thu-
bal Holoferne, qui luy aprint sa charte
si bien qu’ilquil la disoit par cueur au rebours
& y fut cinq ans & troys mois, puis luy
leut, Donat, le Facet, Theodolet, & Ala
nus in parabolis
: & y fut treze ans six
moys & deux sepmaines.


Mais notez que ce pendent il luy apre
noit a escripre Gotticquement & escrip-
voit tous ses livres. Car l’artlart d’impres-
sion
dimpres-
sion
n’estoitnestoit encores en usaige.


Et portoit ordinairement un gros es
criptoire pesant plus de sept mille quin
taulx, duquel le gualimart estoit aussi
gros & grand que les gros pilliers de Enay, &
le cornet y pendoit a grosses chaisnes de fer
a la capacite d’undun tonneau de marchandise.

F
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[41v]

Puis luy leugt De modis significandi
avecques les commens de Hurtebize, de Fas
quin, de tropditeulx, de Gualehaul, de
Jean le veau, de billonio, Brelinguandus, &
un tas d’aultresdaultres, & y fut plus de dix huyt
ans & unze moys. Et le sceut si bien que au
coupelaud il le rendoit par cueur a re-
vers. Et prouvoit sus ses doigtz a sa me
re que de modis significandi non erat scientia.


Puis luy leugt le compost, ou il fut bien
seize ans & deux moys, lors que son dict
precepteur mourut: & fut l’anlan mil quatre
cens & vingt, de la verolle que luy vint.


Apres en eut un aultre vieux tous-
seux, nomme maistre Jobelin bridé, qui luy
leugt Hugutio, Hebrard, Grecisme, le doctrinal, les pars, le quid est, le supple
mentum
, Marmotret, de moribus in men-
sa servandis
, Seneca de quatuor virtu
tibus cardinalibus
, Passavantus cum com
mento
. Et dormi secure pour les festes.
Et quelques aultres de semblable farine,
a la lecture desquelz il devint aussi saige
qu’onquesquonques puis ne fourneasmes nous.


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Fu.42.


Comment Gargantua fut mis
soubz aultres pedagoges.
Chapitre. xv.


A Tant son pere aperceut
que vrayement il estudioit
tresbien & y mettoit tout
son temps, toutesfoys qu’enquen
rien ne prouffitoit. Et que
pis est, en devenoit fou, niays, tout re-
veux & rassoté.


Dequoy se complaignant a don Philip
pe des Marays Viceroy de Papeli-
gosse, entendit que mieulx luy vauldroit
rien n’aprendrenaprendre que telz livres soubz telz
precepteurs aprendre. Car leur scavoir F ij
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[42v]
n’estoitnestoit que besterie, & leur sapience n’e-
stoit
ne-
stoit
que moufles, abastardisant les bons
& nobles esperitz, & corrompent toute
fleur de jeunesse. Qu’ainsiQuainsi soit prenez
(dist il) quelcun de ces jeunes gens du
temps present, qui ait seulement estudié
deux ans, en cas qu’ilquil ne ait meilleur ju
gement, meilleures parolles, meilleur
propos que vostre filz, & meilleur entretien
& honnesteté entre le monde, reputez moy a
jamais ung taillebacon de la Brene. Ce
que a Grandgousier pleut tresbien &
commanda qu’ainsiquainsi feust faict.


Au soir en soupant, ledict des Marays
introduict un sien jeune paige de Ville
gongys nomme Eudemon tant bien teston
né, tant bien tiré, tant bien espousseté, tant hon-
neste en son maintien, que trop mieulx
resembloit quelque petit angelot qu’unquun
homme. Puis dist a grandgousier:


Voyez vous ce jeune enfant? il n’ana
encor douze ans, voyons si bon vous
semble quelle difference y a entre le sca
voir de voz resveurs mateologiens du
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Fu.43.
temps jadis, & les jeunes gens de main
tenant. L’essayLessay pleut a Grandgousier,
& commanda que le paige propozast.


Alors Eudemon demandant congié de ce
faire audict viceroy son maistre, le bon
net au poing, la face ouverte, la bouche
vermeille, les yeulx asseurez, & le reguard
assis suz Gargantua, avecques mode-
stie juvenile se tint sus ses pieds, & com
menca le louer & magnifier, premiere-
ment de sa vertus & bonnes meurs, secon-
dement de son scavoir, tiercement de sa no
blesse, quartement de sa beaulté corporel
le. Et pour le quint doulcement l’exhor
toit
lexhor
toit
a reverer son pere en toute observan
ce, lequel tant s’estudioitsestudioit a bien le faire in
struire, en fin le prioit qu’ilquil le voulsist re
tenir pour le moindre de ses serviteurs.
Car aultre don pour le present ne reque
roit des cieulx sinon qu’ilquil luy feust faict
grace de luy complaire en quelque ser-
vice agreable.


Le tout feut par icelluy proferé avec
ques gestes tant propres, pronunciation F iij
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[43v]
tant distincte, voix tant eloquente, & lan-
guaige tant aorné & bien latin, que mieulx
resembloit un Gracchus, un Ciceron
ou un Emilius du temps passé, qu’unquun
jouvenceau de ce siecle.


Mais toute la contenence de Gargan
tua fut, qu’ilquil se print a plorer comme une
vache, & se cachoit le visaige de son bon
net, & ne fut possible de tirer de luy une
parolle, non plus q’unqun pet d’undun asne mort.


Dont son pere fut tant courroussé, qu’ilquil
voulut occire maistre Jobelin, Mais
ledict des Marays l’enguardalenguarda par bel
le remonstrance qu’ilquil luy feist: en maniere
que fut son ire moderee, Puis commenda
qu’ilquil feust payé de ses guaiges, & qu’onquon le
feist bien chopiner sophisticquement, ce
faict qu’ilquil allast a tous les diables. Au
moins (disoit il) pour le jourdhuy ne cou
stera il gueres a son houste, si d’aventuredaventure
il mouroit ainsi sou comme un Angloys.


Maistre Jobelin party de la maison,
consulta Grandgousier avecques le vice-
roy quel precepteur l’onlon luy pourroit
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Fu.44.
bailler, & feut avisé entre eulx que a cest
office seroit mis Ponocrates pedaguo
ge de Eudemon, & que tous ensemble iroient
a Paris, pour congnoistre quel estoit
l’estudelestude des jouvenceaulx de France
pour icelluy temps.


Comment Gargantua fut envoyé a Pa
ris, & de l’enormelenorme jument que le porta,
et comment elle deffit les mous-
ches bovines de la Beau
ce. Chapitre. xvj.


EN ceste mesmes saison Fayoles
quart roy de Numidie envoya
du pays de Africque a Grand-
gousier une jument la plus enorme & la
plus grande que feut oncques veue, &
la plus monstreuse, Comme assez scavez,
que Afrique aporte tousjours quelque
chose de noveau.


Car elle estoit grande comme six Ori
flans, & avoit les pieds fenduz en doigtz,
comme le cheval de Jules Cesar, les au
reilles ainsi pendentes, comme les chievres F iiij
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[44v]
de Languegoth, & une petite corne au
cul, Au reste avoit poil d’alezandalezan tousta-
de entreillize de grizes pommelettes.
Mais sus tout avoit la queue horri-
ble. Car elle estoit poy plus poy moins
grosse comme la pile sainct Mars aupres
de Langes: & ainsi quarree, avecques les
brancars ny plus ny moins ennicrochez,
que sont les espicz au bled.


Si de ce vous esmerveillez: esmerveil
lez vous dadvantaige de la queue des
beliers de Scythie: que pesoit plus de
trente livres, & des moutons de Surie,
esquelz fault (si Tenaud dict vray) affu
ster une charrette au cul, pour la porter
tant elle est longue & pesante. Vous ne
l’avezlavez pas telle vous aultres paillardes
de plat pays. Et fut amenee par mer en
troys carracques & un brigantin jus-
ques au port de Olone en Thalmondoys


Lors que Grandgousier la veit, Voi-
cy (dist il) bien le cas pour porter mon
filz a Paris. Or ca de par dieu, tout
yra bien. Il sera grand clerc on temps
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Fu.45.
advenir. Si n’estoientnestoient messieurs les be-
stes, nous vivrions comme clercs.


Au lendemain apres boyre (comme
entendez) prindrent chemin, Gargantua
son precepteur Ponocrates & ses gens,
ensemble eulx Eudemon le jeune paige.
Et par ce que c’estoitcestoit en temps serain & bien
attrempé, son pere luy feist faire des bo
tes fauves. Babin les nomme brodequins.


Ainsi joyeusement passerent leur grand
chemin: & tousjours grand chere: jus-
ques au dessus de Orleans.


Au quel lieu estoit une ample forest
de la longueur de trente & cinq lieues &
de largeur dix & sept ou environ. Icel-
le estoit horriblement fertile & copieuse
en mousches bovines & freslons, de sor-
te que c’estoitcestoit une vraye briguanderye
pour les pauvres jumens, asnes, & che-
vaulx. Mais la jument de Gargan-
tua vengea honnestement tous les oul
trages en icelle perpetrees sur les be-
stes de son espece, par un tour, duquel
ne se doubtoient mie.

F v
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[45v]

Car soubdain qu’ilzquilz feurent entrez
en la dicte forest: & que les freslons luy
eurent livré l’assaultlassault, elle desguaina sa
queue: & si bien s’escarmouschantsescarmouschant, les es-
moucha, qu’ellequelle en abatit tout le boys, a
tord a travers, decazdecza, dela, par cy, par la,
de long, de large, dessus dessoubz, abatoit
boys comme un fauscheur faict d’her-
bes
dher-
bes
, En sorte que depuis n’yny eut ne boys
ne freslons. Mais feut tout le pays re
duict en campaigne.


Quoy voyant Gargantua, y print
plaisir bien grand, sans aultrement s’ensen
vanter. Et dist a ses gens. Je trouve
beau ce. Dont fut depuis appellé ce
pays la Beauce, mais tout leur desjeu
ner feut par baisler. En memoire de
quoy encores de present les Gentilz hom
mes de Beauce desjeunent de baisler &
s’ensen trouvent fort bien & n’ennen crachent que mieulx.


Finablement arriverent a Paris.
Auquel lieu se refraischit deux ou troys
jours, faisant chere lye avecques ses
gens, & s’enquestantsenquestant quelz gens scavans
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Fu.46.
estoient pour lors en la ville: & quel vin
on y beuvoit.


Comment Gargantua paya sa bien
venue es Parisiens, et com-
ment il print les gros-
ses cloches de l’legli-
se nostre Dame.
Chapi. xvij.


QUelques jours apres qu’ilzquilz
se feurent refraichiz il visita
la ville: & fut veu de tout le
monde en grande admira-
tion. Car le peuple de Pa
ris est tant sot, tant badault, & tant inep-
te de nature q’unqun basteleur, un porteur
de rogatons, un mufet avecques ses cym
bales, un vielleuz au mylieu d’undun carre-
four assemblera plus de gens, que ne
feroit un bon prescheur evangelicque.


Et tant molestement le poursuyvirent:
qu’ilquil feut contrainct soy reposer suz les
tours de l’egliseleglise nostre nostrenostre dame. Au
quel lieu estant, & voyant tant de gens,
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[46v]
a l’entourlentour de soy: dist clerement:


Je croy que ces marroufles voulent
que je leurs paye icy ma bien venue &
mon proficiat. C’estCest raison. Je leur voys
donner le vin. Mais ce ne sera que par rys.


Lors en soubriant destacha sa belle
braguette, & tirant sa mentule en l’airlair les
compissa si aigrement, qu’ilquil en noya deux
cens soixante mille, quatre cens dix &
huyt. Sans les femmes & petiz enfans.


Quelque nombre d’iceulxdiceulx evada ce
pissefort a legiereté des pieds. Et quand
furent au plus hault de l’universitéluniversité,
suans, toussans, crachans, & hors d’ha-
lene
dha-
lene
, commencerent a renier & jurer les
ungs en cholere, les aultres par rys, Ca
rymary, Carymara, Par saincte ma
mye, nous son baignez par rys, dont fut
depuis la ville nommee Paris laquelle
au paravant on appelloit Leucece. Com
me dist Strabo lib. iiij. C’estCest a dire en
Grec, Blanchette, pour les blanches
cuisses des dames dudict lieu.


Et par autant que a ceste nouvelle
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Fu.47.
imposition du nom tous les assistans
jurerent chascun les saincts de sa pa-
roisse: les Parisiens, qui sont faictz de
toutes gens & toutes pieces, sont par na
ture & bons jureurs & bons juristes, &
quelque peu oultrecuydez. Dont estime
Joaninus de Barranco, libro, de copio
sitate reverentiarum
, que sont dictz
Parrhesiens en Grecisme, c’estcest a dire
fiers en parler.


Ce faict considera les grosses clo-
ches que estoient esdictes tours: & les
feist sonner bien harmonieusement. Ce
que faisant luy vint en pensee qu’ellesquelles ser
viroient bien de campanes au coul de sa
jument, laquelle il vouloit renvoier a son
pere toute chargee de froumaiges de
Brye & de harans frays. De faict les
emporta en son logis.


Ce pendent vint un commandeur jam
bonnier de sainct Antoine pour faire sa
queste suille: lequel pour se faire enten-
dre de loing, & faire trembler le lard, au
charnier, les voulut emporter furtive-
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[47v]
ment. Mais par honnesteté les laissa,
non par ce qu’ellesquelles estoient trop chaul-
des, mais par ce qu’ellesquelles estoient quel-
que peu trop pesantes a la portee. Cil
ne fut pas celluy de Bourg. Car il est
trop de mes amys.


Toute la ville feut esmeue en sedition
comme vous scavez que a ce ilz sont tant
faciles, que les nations estranges s’es-
bahissent
ses-
bahissent
de la patience des Roys de
France, lesquelz aultrement par bon-
ne justice ne les refrenent: veuz les incon
veniens qui en sortent de jour en jour.
Pleust a dieu, que je sceusse l’officinelofficine en
laquelle sont forgez ces chismes & mo-
nopoles, pour les mettre en evidence es
confraries de ma paroisse. Croyez que
le lieu auquel convint le peuple tout fol-
fre & habaline, feut Nesle ou lors estoit,
maintenant n’estnest plus, l’oracleloracle de Lucece.
La feut proposé le cas, & remonstré l’incon
venient
lincon
venient
des cloches transportees.


Apres avoir bien ergote pro & contra
feut conclud en Baralipton, que l’onlon en
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Fu.48.
voyroit le plus vieux & suffisant de la
faculté vers Gargantua pour luy re-
monstrer l’horriblelhorrible inconvenient de la
perte d’icellesdicelles cloches. Et nonobstant
la remonstrance d’aulcunsdaulcuns de l’univer-
sit
luniver-
sit
, qui alleguoient que ceste charge
mieulx competoit a un orateur, que a
un Sophiste, feut a cest affaire esleu no
stre maistre Janotus de Bragmardo.


Comment Janotus de Bragmardo
feut envoye pour recouvrer de
Gargantua les grosses
cloches. Chap. xviij.


MAistre Janotus tondu a la Ce
sarine, vestu de son lyripipion
a l’antiquelantique, & bien antidoté l’e-
stomac
le-
stomac
de coudignac de four, & eau be-
niste de cave, se transporta au logis de
Gargantua, touchant davant soy troys
vedeaulx a rouge muzeau, & trainant
apres cinq ou six maistres inertes bien
crottez a profit de mesnaige.


A l’entreelentree les rencontra Ponocrates:
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[48v]
& eut frayeur en soy les voyant ainsi des
guisez, & pensoit que feussent quelques
masques hors du sens. Puis s’enquestasenquesta
a quelqun desdictz maistres inertes de
la bande, que queroit ceste mommerie?
Il luy feut respondu, qu’ilzquilz demandoient
les cloches leurs estre rendues.


Soubdain ce propos entendu Pono
crates courut dire les nouvelles a Gar
gantua: affin qu’ilquil feust prest de la res-
ponce, & deliberast sur le champ ce que
estoit de faire. Gargantua admonesté
du cas appella a part Ponocrates son
precepteur, Philotomie son maistre d’ho
stel
dho
stel
, Gymnaste son escuyer, & Eudemon
& sommairement confera avecques eulx
sus ce que estoit tant a faire que a respondre.


Tous feurent d’advisdadvis que on les me
nast au recraistretraist du goubelet & la on les
feist boyre rustrement, & affin que ce tous
seux n’entrastnentrast en vaine gloire pour a sa
requeste avoir rendu les cloches, l’onlon man
dast ce pendent qu’ilquil chopineroit querir
le Prevost de la ville, le Recteur de la
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Fu.49.
faculte, le vicaire de l’egliseleglise: esquelz da-
vant que le sophiste eust proposé sa com
mission, l’onlon delivreroit les cloches. A-
pres ce iceulx presens l’onlon oyroit sa bel-
le harangue. Ce que fut faict, & les sus
dictz arrivez, le Sophiste feut en plene
salle introduict, & commenca ainsi que
s’ensuitsensuit en toussant.


La harangue de maistre Janotus de
Bragmardo faicte a Gargantua
pour recouvrer les cloches.
Chapitre. xix.


EHen, hen, hen, Mna dies Mon-
sieur, Mna dies. Et vobis mes-
sieurs, Ce ne seroyt que bon que G
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[49v]
nous rendissiez noz cloches, Car elles
nous font bien besoing. Hen, hen, hasch.
Nous en avions bien aultresfoys refu
se de bon argent de ceulx de Londres en
Cahors, sy avions nous de ceulx de
Bourdeaulx en Brye, qui les vouloient
achapter pour la substantificque qua-
lite de la complexion elementaire, que
est intronificquee en la terre sterite de
leur nature quidditative pour extra-
neizer les halotz & les turbines suz noz
vignes, vrayement non pas nostres, mais
d’icydicy aupres. Car si nous perdons le piot
nous perdons tout & sens & loy. Si vous
nous les rendez a ma requeste, je y guai
gneray six pans de saulcices, & une bon-
ne paire de chausses, que me feront grant
bien a mes jambes, ou ilz ne me tiendront
pas promesse. Ho par Dieu domine, une
pair de chausses est bon. Et vir sapiens
non abhorrebit eam
. Ha, ha, Il n’ana pas
pair de chausses qui veult. Je le scay
bien quant est de moy. Advisez domine,
il y a dix huyt jours que je suis a mata-
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Fu.50.
graboliser ceste belle harangue. Reddite
que sunt Cesaris Cesari, & que sunt dei
deo
Ibi jacet lepus.


Par ma foy domine, si voulez sou-
per avecques moy, in camera par le corps
Dieu charitatis, nos faciemus bonum
cherubin. Ego occidi unum porcum, & ego
habet bon vino
, Mais de bon vin on ne
peult faire maulvais latin.


Or sus de parte dei, date nobis clo-
chas nostras
. Tenez je vous donne de
par la faculte ung sermones de Utino
que utinam vous nous baillez nos clo-
ches. Vultis etiam pardonos? per diem
vos habebitis, & nihil poyabitis
.


O monsieur domine, clochidonnaminor
nobis
. Dea est bonum urbis. Tout le mon
de s’ensen sert. Si vostre jument s’ensen trouve
bien: aussi faict nostre faculte, que com-
parata est jumentis insipientibus: & si-
milis facta est eis, psalmo nescio quo
, si
l’avoyslavoys je bien quotté en mon paperat,
& est unum bonum Achilles, Hen, hen,
ehen, hasch.

G ij
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[50v]

Ca je vous prouve que me les doib-
vez bailler. Ego sic argumentor.


Omnis clocha clochabilis in cloche
rio clochando clochans clochativo clo-
chare facit clochabiliter clochantes. Pa
risius habet clochas. Ergo gluc
, Ha, ha
ha. C’estCest parle cela. Il est in tertio prime
en Darii ou ailleurs. Par mon ame,
j’ayjay veu le temps que je faisois diables
de arguer. Mais de present je ne fais
plus que resver. Et ne me fault plus do
renavant, que bon vin, bon lict, le dos
au feu, le ventre a table, & escuelle bien
profonde.


Hay domine: je vous pry in nomine
patris & filii & spiritus sancti Amen
.
Que vous rendez noz cloches: & Dieu
vous guard de mal, & nostre dame de
sante, qui vivit & regnat per omnia se-
cula seculorum, Amen
, Hen hasch ehasch
grenhenhasch.


Verum enim vero quando quidem
dubio procul Edepol quoniam ita certe
meus deus sidus
, une ville sans cloches
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Fu.51.
est comme un aveugle sans baston, un
asne sans cropiere, & une vache sans
cymbales. Jusques a ce que nous les
ayez rendues nous ne cesserons de crier
apres vous, comme un aveugle qui a per
du son baston, de braisler, comme un asne
sans cropiere, & de bramer, comme une
vache sans cymbales.


Un quidam latinisateur demourant
pres l’hostellhostel Dieu, dist une foys, allegant
l’autoritelautorite d’ungdung Taponnus, je faulx: c’ece
stoit Pontanus poete seculier, qu’ilquil de-
siroit qu’ellesquelles feussent de plume, & le ba-
tail feust d’unedune queue de renard: pource
qu’ellesquelles luy engendroient la chronique
aux tripes du cerveau, quand il compo
soit ses vers carminiformes. Mais nac
petitin petetac ticque, torche, lorne, il
feut declaire Hereticque. Nous les fai
sons comme de cire. Et plus n’ennen dict le
deposant. Valete & plaudite. Calepi-
nus recensui
.

G iij

Fac-similé BVH



[51v]


Comment le Sophiste emporta son
drap, & comment il eut proces con
tre les aultres maistres.
Chapitre. xx.


LE Sophiste n’eutneut si toust a-
chevé que Ponocrates & Eu
demon s’esclafferentsesclafferent de rire
tant profondement, que en cui
derent rendre l’amelame a dieu, ne plus, ne
moins que Crassus voyant un asne co
uillart qui mangeoit des chardons: & com-
me Philemon voyant un asne qui man-
geoit les figues qu’onquon avoit apresté pour
le disner, mourut de force de rire. En-
semble eulx, commenca rire maistre Ja-
notus, a qui mieulx, mieulx, tant que
les larmes leurs venoient es yeulx: par
la vehemente concution de la substance
du cerveau: a laquelle furent exprimees
ces humiditez lachrymales, & transcoul
lees jouxte les nerfz optiques. En quoy
par eulx estoyt Democrite Heraclitizant,
& Heraclyte Democritizant representé.


Fac-similé BVH



Fu.52.

Ces rys du tout sedez, consulta Gar
gantua avecques ses gens sur ce qu’e-
stoit
que-
stoit
de faire. La feut Ponocrates d’addad
vis, qu’onquon feist reboyre ce bel orateur. Et
veu qu’ilquil leurs avoit donné de passe
temps, & plus faict rire que n’eustneust Son
gecreux, qu’onquon luy baillast les dix pans
de saulcice mentionnez en la joyeuse ha
rangue, avecques une paire de chausses,
troys cens de gros boys de moulle, vingt
& cinq muitz de vin, Un lict a triple cou-
che de plume anserine, & une escuelle
bien capable & profonde, lesquelles di-
soit estre a sa vieillesse necessaires.


Le tout fut faist ainsi que avoit este
deliberé: Excepte que Gargantua doub
tant que on ne trouvast a l’heurelheure chaus-
ses commodes pour ses jambes: doub-
tant aussy de quelle facon mieulx duy-
roient audict orateur, ou a la martin-
galle qui est un pont levis de cul pour
plus aisement fianter, ou a la marinie-
re, pour mieulx soulaiger les roignons
ou a la Souice pour tenir chaulde la be G iiij
Fac-similé BVH

[52v]
dondaine, ou a queue de merluz, de peur
d’eschaufferdeschauffer les reins: luy feist livrer
sept aulnes de drap noir & troys de blan
chet pour la doubleure. Le boys feut
porte par les guaingnedeniers, les mai
stres es ars porterent les saulcices &
escuelles. Maistre JonatJanot voulut por-
ter le drap.


Un desdictz maistres nomme maistre
Jousse Bandouille luy remonstroit que
ce n’estoitnestoit honeste ny decent son lestatestat, &
qu’ilquil le baillast a quelqun
d’entredentre eulx.


Ha (dist Janotus) Baudet Baudet,
tu ne concluds poinct in modo & figura.
Voyla dequoy servent les suppositions,
& parva logicalia. Panus pro quo sup
ponit
? Confuse (dist Bandouille) & distri
butive
, Je ne te demande pas (dist Jano
tus) Baudet, quonquo modo supponit, mais pro
quo
, c’estcest Baudet pro tibiis meis. Et pour
ce le porteray je egomet, sicut suppositum
portat adpositum
. Ainsi l’emportalemporta en ta
pinois, comme feist Patelin son drap.


Le bon feut quand le tousseux glo-
Fac-similé BVH



Fu.53.
rieusement en plein acte tenu chez les
mathurins requist ses chausses & saul-
cices, Car peremptoirement luy feu-
rent deniez, par autant qu’ilquil les avoit
eu de Gargantua selon les informa-
tions sur ce faictes. Il leurs remonstra
que ce avoit este de gratis & de sa libera
lite par laquelle ilz n’estoientnestoient mie absoubz
de leurs promesses.


Ce nonobstant luy fut respondu qu’ilquil
se contentast de raison, & que aultre bri-
be n’ennen auroit.


Raison? (dist Janotus) Nous n’ennen
usons poinct ceans. Traistres malheu
reux vous ne valez rien. La terre ne por
te gens plus meschans que vous estes.
Je le scay bien: ne clochez pas devant
les boyteux. J’ayJay exercé la meschancete
avecques vous. Par la ratte Dieu, je
advertiray le Roy des enormes abus
que sont forgez ceans, & par voz mains
& meneez. Et que je soye ladre s’ilsil ne vous
faict tous vifz brusler comme bougres,
traistres, hereticques, & seducteurs, en G v
Fac-similé BVH

[53v]
nemys de dieu & de vertus.


A ces motz prindrent articles contre
luy, Luy de l’autrelautre coste les feist adjour
ner. Somme, le proces fut retenu par la
court, & y est encores. Les magistres sur
ce poinct feirent veu de ne soy descroter
maistre Janot avecques ses adherens
feist veu de ne se mouscher, jusques a ce
qu’enquen feust dict par arrest definitif.


Par ces veuz sont jusques a present
demourez & croteux & morveux, car la
court n’ana encores bien grabelé toutes les
pieces. L’arrestLarrest sera donne es prochaines
Celendes Grecques. C’estCest a dire: jamais
Comme vous scavez qu’ilzquilz font plus que
nature, & contre leurs articles propres.
Les articles de Paris, chantent que dieu
seul peult faire choses infinies. Natu-
re, rien ne faict imortel: car elle mect fin
& periode a toutes choses par elle pro-
duictes. Car omnia orta cadunt &c.


Mais ces avalleurs de frimars font
les proces davant eux pendens, & infiniz,
& imortelz. Ce que faisans ont donue lieu,
Fac-similé BVH



Fu.54.
& verifie le dict de Chilon Lacedemo-
nien consacré en Delphes, disant mise-
re estre compaigne de proces: & gens play
doiens miserables. Car plus tost ont
fin de leur vie, que de leur droict pretendu.


L’estudeLestude de Gargantua, selon la disci-
pline de ses precepteurs Sophi-
stes. Chapitre. xxj.


LEs premiers jours ainsi passez, &
les cloches remises en leur lieu:
les citoyens de Paris par recon-
gnoissance de ceste honnesteté se offri-
rent d’entretenirdentretenir & nourrir sa jument tant
qu’ilquil luy plairoit. Ce que Gargantua
Fac-similé BVH



[54v]
print bien a gré. Et l’envoyerentlenvoyerent vivre
en la forest de Biere. je croy qu’ellequelle n’yny
soyt plus maintenant.


Ce faict voulut de tout son sens estu
dier a la discretion de Ponocrates,
Mais icelluy pour le commencement or-
donna, qu’ilquil feroit a sa maniere accou-
stumee: affin d’entendredentendre par quel moyen
en si long temps ses antiques precep-
teurs l’avoientlavoient rendu tant fat, niays, &
ignorant.


Il dispensoit doncques son temps en
telle facon, que ordinairement il s’esveil-
loit
sesveil-
loit
entre huyt & neuf heures, feust jour
ou non, ainsi l’avoientlavoient ordonne ses regens
antiques, alleguans ce que dict David:
Vanum est vobis ante lucem surgere.


Puis se guambayoit, penadoit, & pail-
lardoit parmy le lict quelque temps, pour
mieulx esbaudir ses esperitz animaulx
& se habiloit selon la saison; mais vo-
luntiers portoit il une grande & longue
robbe de grosse frize fourree de renards
apres se peignoit du peigne de Almain,
Fac-similé BVH



Fu.55.
c’estoitcestoit des quatre doigtz & le poulce.
Car ses precepteurs disoient, que soy
aultrement pigner, laver, & nettoyer,
estoit perdre temps en ce monde.


Puis fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gor
ge, rottoit, pettoyt, baisloyt, crachoyt,
toussoyt, sangloutoyt, esternuoit, & se
morvoyt en archidiacre, & desjeunoyt
pour abatre la rouzee & maulvais aer:
belles tripes frites, belles charbonnades
beaulx jambons, belles cabirotades, &
forces soupes de prime.


Ponocrates luy remonstroit, que tant
soubdain ne debvoit repaistre au par-
tir du lict, sans avoir premierement faict
quelque exercice. Gargantua respon-
dit. Quoy? N’ayNay je faict suffisant exer-
cice? Je me suis vaultre six ou sept tours
parmy le lict, davant que me lever. Ne
est ce assez? Le pape Alexandre ainsi fai-
soit par le conseil de son medicin Juif:
& vesquit jusques a la mort, en despit
des envieux: mes premiers maistres me
y ont acoustumé, disans que le desjeu-
Fac-similé BVH



[55v]
ner faisoit bonne memoire, pourtant y
beuvoient les premiers. Je m’enmen trouve
fort bien, & n’ennen disne que mieulx.


Et me disoit maistre Tubal (qui feut
premier de sa licence a Paris) que ce n’estnest
tout l’advantaigeladvantaige de courir bien toust,
mais bien de partir de bonne heure: aussi
n’estnest ce la santé totale de nostre humani
te, boyre a tas, a tas, a tas, comme ca-
nes: mais ouy bien de boyre matin.


Unde versus.


Lever matin, n’estnest poinct bon heur,
Boire matin est le meilleur.


Apres avoir bien apoinct desjeuné,
alloit a l’egliseleglise, & luy pourtoit on dedans
un grand penier un gros breviaire em-
pantophle, pesant tant en gresse que en
fremoirs & parchemin poy plus poy
moins unze quintaulx six livres. La
oyoit vingt & six ou trente messes, ce pen
dent venoit son diseur d’heuresdheures en place
empaletocque comme une duppe, & tres-
bien antidoté son alaine a force syrop
vignolat, Avecques icelluy marmon-
Fac-similé BVH



Fu.56.
noit toutes ces Kyrielles: & tant curieu
sement les espluchoit, qu’ilquil n’ennen tomboit
un seul grain en terre.


Au partir de l’egliseleglise, on luy amenoit
sur une traine a beufz un faratz de pa-
tenostres de sainct Claude, aussi gros-
ses chascune qu’estquest le moulle d’undun bonnet
& se pourmenant par les cloistres, ga-
leries ou jardin en disoit plus que seze
hermites.


Puis estudioit quelque meschante de
mye heure, les yeulx assis dessus son li
vre, mais (comme dict le Comicque) son
ame estoit en la cuysine.


Pissant doncq plein urinal se asseoyt
a table. Et par ce qu’ilquil estoit naturelle-
ment phlegmaticque, commencoit son
repas, par quelques douzeines de jam-
bons, de langues de beuf fumees, de bou
targues, d’andouillesdandouilles, & telz aultres avant
coureurs de vin.


Ce pendent quatre de ses gens luy get
toient en la bouche l’unlun apres l’aultrelaultre con
tinuement moustarde a pleines palerees
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[56v]
puis beuvoit un horrificque traict de vin
blanc, pour luy soulaiger les roignons.
Apres mangeoit selon la saison viandes
a son appetit, & lors cessoit de manger
quand le ventre luy tiroit.


A boyre n’avoitnavoit poinct, fin, ny canon.
Car il disoit que les metes & bournes
de boyre estoient quand la personne beu
vant, le liege de ses pantoufles enfloit
en hault d’undun demy pied.


Les jeux de Gargantua.
Chapitre. xxij.


PUis tout lordement grignotant
d’undun transon de graces, se lavoit
les mains de vin frais, s’escuroitsescuroit
les dens avec un pied de porc, & devisoit
joyeusement avec ses gens: puis le verd
estendu l’onlon desployoit force chartes, for-
ce dez, & renfort de tabliers. La jouoyt,

Au flux
A la prime
A la vole
A la pille

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Fu.57.
A la triumphe
A la picardie
Au cent
A l’espinaylespinay
A la malheureuse
Au fourby
A passe dix
A trente & ung.
A pair & sequence
A troys cens
Au malheureux
A la condemnade
A la charte virade
Au maucontent
Au lansquenet
Au cocu
A qui a si parle
A pille, nade, jocque, fore
A mariaige
Au gay
A l’opinionlopinion
A qui faict l’unglung faict l’aultrelaultre
A la sequence
Au luettes
H
Fac-similé BVH

[57v]
Au tarau
A coquinbert qui gaigne perd
Au beline
Au torment
A la ronfle
Au glic
Aux honneurs
A la mourre
Aux eschetz
Au renard
Au marelles
Au vasches
A la blanche
A la chance
A trois dez
Au tables
A la nicnocque
Au lourche
A la renette
Au barignin
Au trictrac
A toutes tables
Au tables rabatues
Au reniguebieu

Fac-similé BVH

Fu.58.
Au force
Au dames
A la babou
A primus secundus
Au pied du cousteau
Au clefz
Au franc du carreau
A pair ou non
A croix ou pille
Au martres
Au pingres
A la bille
Au savatier
Au hybou
Au dorelot du lievre
A la tirelitantaine
A cochonnet va devant
Au pies
A la corne
Au beuf viole
A la cheveche
A je te pinse sans rire
A picoter
A deferrer l’asnelasne
H ij
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[58v]
A la jautru
Au bourry bourry zou
A je m’assismassis
A la barbe d’oribusdoribus
A la bousquine
A tire la broche
A la boutte foyre
A compere prestez moy vostre sac
A la couille de belier
A boute hors
A figues de marseille
A la mousque
A l’archerlarcher tru
A escorcher le renard
A la ramasse
Au croc madame
A vendre l’ovoinelovoine
A souffler le charbon
Au responsailles
Au juge vif, & juge mort
A tirer les fers du four
Au fault villain
Au cailleteaux
Au bossu aulican

Fac-similé BVH

Fu.59.
A sainct trouve
A pinse morille
Au poirier
A pimpompet
Au triori
Au cercle
A la truye
A ventre contre ventre
Aux combes
A la vergette
Au palet
Au j’enjen suis
A foucquet
Au quilles
Au rapeau
A la boulle plate
Au vireton
Au picquarome
A rouchemerde
A angenart
A la courte boulle
A la griesche
A la recoquillette
Au cassepot
H iij
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[59v]
A montalent
A la pyrouete
Au jonchees
Au court baston
Au pyrevollet
A cline muzete
Au picquet
A la blancque
Au furon
A la seguette
Au chastelet
A la rengee
A la foussete
Au ronflart
A la trompe
Au moyne
Au tenebry
A l’esbahylesbahy
A la soulle
A la navette
A fessart
Au ballay
A sainct Cosme je te viens adorer
A escharbot le brun

Fac-similé BVH

Fu.60.
A je vous prens sans verd
A bien & beau s’ensen va quaresme
Au chesne forchu
Au chevau fondu
A la queue au loup
A pet en gueulle
A Guillemin baille my ma lance
A la brandelle
Au treseau
Au bouleau
A la mousche
A la migne migne beuf
Au propous
A neuf mains
Au chapifou
Au pontz cheuz
A colin bride
A la grolle
Au cocquantin
A Colin maillard
A myrelimofle
A mouschart
Au crapault
A la crosse
H iiij
Fac-similé BVH

[60v]
Au piston
Au bille boucquet
Au roynes
Au mestiers
A teste a teste bechevel
Au pinot
A male mort
Aux croquinolles
A laver la coiffe ma dame
Au belusteau
A semer l’avoynelavoyne
A briffault
Au molinet
A defendo
A la virevouste
A la bacule
Au laboureur
A la cheveche
Au escoublettes enraigees
A la beste morte
A montemonte l’escheletteleschelette
Au pourceau mory
A cul salle
Au pigonnet

Fac-similé BVH

Fu.61.
Au tiers
A la bourree
Au sault du buisson
A croyzer
A la cutte cache
A la maille bourse en cul
Au nid de la bondree
Au passavant
A la figue
Au petarrades
A pillemoustarde
A cambos
A la recheute
Au picandeau
A croqueteste
A la grolle
A la grue
A taillecoup
Au nazardes
Aux allouettes
Aux chinquenaudes.


Apres avoir bien joué sessé passé & be
luté temps, convenoit boyre quelque
peu, c’estoientcestoient unze peguadz pour hom- H v
Fac-similé BVH

[61v]
me, & soubdain apres bancqueter c’estoitcestoit
sus un beau banc, ou en beau plein lict
s’estendresestendre & dormir deux ou troys heu-
res sans mal penser, ny mal dire.


Luy esveille secouoit un peu les au-
reilles: ce pendent estoit apporte vin
frais, la beuvoit mieulx que jamais.


Ponocrates luy remonstroit, que
c’estoitcestoit mauvaise diete, ainsi boyre apres
dormir. C’estCest (respondist Gargantua)
la vraye vie des peres. Car de ma na-
ture je dors sallé: & le dormir m’ama valu
autant de jambon.


Puis commencoit estudier quelque
peu, & patenostres en avant, pour les-
quelles mieulx en forme expedier, mon
toit sus une vieille mulle, laquelle avoit
servy neuf Roys, ainsi marmotant de
la bouche & dodelinant de la teste, al-
loit veoir prendre quelque connil aux
filletz.


Au retour se transportoit en la cuy-
sine pour scavoir quel roust estoit en
broche.


Fac-similé BVH



Fu.62.

Et souppoit tresbien par ma conscien
ce, & voluntiers convioit quelques beu-
veurs de ses voisins, avec lesquelz beu-
vant d’autantdautant, comptoient des vieux
jusques es nouveaulx.


Entre aultres avoit pour domestic-
ques les seigneurs du Fou, de Gourvil
le, de Grignault & de Marigny.


Apres souper venoient en place les
beaux evangiles de boys, c’estcest a dire
force tabliers, ou le beau flux, un, deux
troys: ou a toutes restes pour abreger,
ou bien alloient veoir les garses d’en-den-

tour, & petitz bancquetz parmy col
lations & arrierecollations.
Puis dormoit sans des-
brider, jusques au
lendemain
huict
heures.


Fac-similé BVH



[62v]


Comment Gargantua feut insti-
tué par Ponocrates en telle
discipline, qu’ilquil ne per-
doit heure du jour.
Chap. xxiij.


QUand Ponocrates congneut
la vitieuse maniere de vivre de
Gargantua, delibera aultre-
ment le instituer en lettres, mais pour
les premiers jours le tolera: considerant
que nature ne endure mutations soub-
daines, sans grande violence.


Pour doncques mieulx son oeuvre
commencer, supplia un scavant medi-
cin de celluy temps, nomme maistre Theo-
Fac-similé BVH



Fu.63.
dore: a ce qu’ilquil considerast si possible estoit
remettre Gargantua en meilleure vo-
ye. Lequel le purgea canonicquement
avec Elebore de Anticyre, & par ce medi
cament luy nettoya toute l’alterationlalteration &
perverse habitude du cerveau. Par ce
moyen aussi Ponocrates luy feist ou-
blier tout ce qu’ilquil avoit apris soubz ses
antiques precepteurs, comme faisoit Thi
mote a ses disciples qui avoient este in-
struictz soubz aultres musiciens.


Pour mieulx ce faire, l’introduisoitlintroduisoit
es compaignies des gens scavans, que
la estoient, a l’emulationlemulation desquelz luy
creust l’esperitlesperit & le desir de estudier aul-
trement & se faire valoir.


Apres en tel train d’estudedestude le mist qu’ilquil
ne perdoit heure quelconques du jour:
ains tout son temps consommoit en let
tres & honeste scavoir.


Se esveilloit doncques Gargantua
environ quatre heures du matin. Ce
pendent qu’onquon le frotoit, luy estoit leue
quelque pagine de la divine escripture
Fac-similé BVH



[63v]
haultement & clerement avec pronunciation
compeenttecompetente a la matiere, & a ce estoit commis
un jeune paige natif de Basche, nomme
Anagnostes. Selon le propos & argu-
ment de ceste lecon, souventesfoys se adon
noit a reverer, adorer, prier, & supplier le
bon Dieu: duquel la lecture monstroit
la majeste & jugemens merveilleux.


Puis alloit es lieux secretz faire ex-
cretion des digestions naturelles. La
son precepteur repetoit ce que avoit este
leu: luy exposant les poinctz plus ob-
scurs & difficiles.


Eulx retornans consideroient l’estatlestat
du ciel, si tel estoit comme l’avoientlavoient noté
au soir precedent: & quelz signes entroit le
soleil, aussi la lune pour icelle journee.


Ce faict estoit habille, peigne, testonné
accoustré, & parfumé, durant lequel temps
on luy repetoit les lecons du jour d’avantdavant
Luy mesmes les disoit par cueur: & y
fondoit quelque cas practiques & con-
cernens l’estatlestat humain lesquelz ilz esten
doient aulcunes foys jusques deux ou
Fac-similé BVH



Fu.64.
troys heures, mais ordinairement ces-
soient lors qu’ilquil estoit du tout habille.


Puis par troys bonnes heures luy
estoit faicte lecture.


Ce faict yssoient hors, tousjours con
ferens des propoz de la lecture: & se des-
portoient en Bracque ou es prez, & jouo
ient a la ballé a la paulme a la pile tri-
gone galentement se exercens les corps
comme ilz avoient les ames au para-
vant exerce.


Tout leur jeu n’estoitnestoit qu’enquen liberte:
car ilz laissoient la partie quant leur
plaisoit, & cessoient ordinairement lors
que suoient parmy le corps, ou estoient
aultrement las. Adoncq estoient tres-
bien essuez, & frottez, changeoient de che-
mise: & doulcement se pourmenans al-
loient veoir sy le disner estoit prest. La
attendens recitoient clerement & elo-
quentement quelques sentences rete-
nues de la lecon.


Ce pendent monsieur l’appetitlappetit venoit
& par bonne oportunité s’asseoientsasseoient a table.
Fac-similé BVH



[64v]


Au commencement du repas estoit leue
quelque histoire plaisante des anciennes
prouesses: jusques a ce qu’ilquil eust prins
son vin. Lors (si bon sembloit) on conti-
nuoit la lecture: ou commenceoient a divi
ser joyeusement ensemble, parlans pour
les premiers moys de la vertus, proprie
te, efficace, & nature, de tout ce que leur
estoit servy a table. Du pain, du vin, de
l’eauleau, du sel, des viandes, poissons, fruictz
herbes, racines, & de l’aprestlaprest d’icellesdicelles. Ce
que faisant aprint en peu de temps tous
les passaiges a ce competens en Pline,
Athene, Dioscorides, Jullius pollux,
Galen, Porphyre, Opian, Polybe, He-
liodore, Aristoteles, Aelian, & aultres.
Iceulx propos tenus faisoient souvent
pour plus estre asseurez, apporter les li
vres susdictz a table. Et si bien & entie-
rement retint en sa memoire les choses
dictes, que pour lors n’estoitnestoit medicin, qui
en sceust a la moytié tant comme il faisoit.


Apres devisoient des lecons leues au
matin, & parachevant leur repas par
Fac-similé BVH



Fu.65.
quelque confection de cotoniat, secouroit
les dens avecques un trou de Lentisce,
se lavoit les mains & les yeulx de belle
eaue fraische: & rendoient graces a dieu
par quelques beaulx canticques faictz
a la louange de la munificence & beni-
gnité divine. Ce faict on apportoit des
chartes, non pour jouer, mais pour y
apprendre mille petites gentillesses, & in-
ventions nouvelles. Lesquelles toutes
yssoient de Arithmetique.


En ce moyen entra en affection de
icelle science numerale, & tous les jours
apres disner & souper y passoit temps
aussi plaisantement, qu’ilquil souloit en dez
ou es chartes. A tant sceut d’icelledicelle & theo
ricque & practique, si bien que Tunstal
Angloys, qui en avoit amplement escript
confessa que vrayement en comparai-
son de luy il n’yny entendoit que le hault
Alemant.


Et non seulement d’icelledicelle, mais des
aultres sciences mathematicques, com-
me Geometrie, Astronomie, & Musicque. I
Fac-similé BVH

[65v]
Car attendens la concoction & digestion
de son past, ilz faisoient mille joyeux in
strumens & figures Geometricques, &
de mesmes praticquoient les canons
Astronomicques, Apres se esbaudisso-
ient a chanter musicalement a quatre &
cinq parties, ou sus un theme a plaisir
de gorge.


Au reguard des instrumens de mu-
sicque, il aprint jouer du luc, de l’espinet
te
lespinet
te
, de la harpe, de la flutte de Alemant
& a neuf trouz, de la viole, & de la sac-
queboutte.


Ceste heure ainsi employee, la dige-
stion parachevee, se pnrgoitpurgoit des excremens
naturelz: puis se remettoit a son estude
principal par troys heures ou davan-
taige: tant a repeter la lecture matutina
le, que a poursuyvre le livre entreprins
que aussi a escripre & bien traire & for-
mer les antiques & Romaines lettres.


Ce faict yssoient hors leur hostel avec
ques eulx un jeune gentilhomme de Tou
raine nomme l’escuyerlescuyer Gymnaste, lequel
Fac-similé BVH



Fu.66.
luy monstroit l’artlart de chevalerie.


Changeant doncques de vestemens
monstoit sus un coursier, sus un roussin,
sus un genet, sus un cheval barbe che-
val legier: & luy donnoit cent quarieres
le faisoit voltiger en l’airlair, franchir le fos
se, saulter le palys, court tourner en
un cercle, tant a dextre comme a senestre.


La rompoit non la lance. Car c’estcest la
plus grande resverye du monde, dire, J’ayJay
rompu dix lances en tournoy, ou en batail
le: un charpentier le feroit bien. Mais
louable gloire est d’unedune lance avoir rom
pu dix de ses ennemys.


De sa lance doncq asseree, verde, &
roide, rompoit un huys, enfoncoit un har
noys, acculloyt une arbre, enclavoyt
un aneau, enlevoit une selle d’armesdarmes, un
aubert, un gantelet.


Le tout faisoit armé de pied en cap.
Au reguard de fanfarer & faire les petitz
popismes sus un cheval nul ne le feist
mieulx que luy. Le voltiger de Ferrare
n’estoitnestoit
q’unqun singe en comparaison. Singu I ij
Fac-similé BVH

[66v]
lierement estoit aprins a saulter hasti-
vement d’undun cheval sus l’aultrelaultre sans pren
dre terre. Et nommoit on ces chevaulx
desultoyres, & de chascun cousté la lan-
ce au poing, monter sans estriviers, &
sans bride, guider le cheval a son plaisir
Car telles choses servent a discipline
militaire.


Un aultre jour se exerceoit a la has
che. Laquelle tant bien coulloyt, tant
verdement de tous piespics reserroyt, tant
soupplement avalloit en taille ronde,
qu’ilquil feut passe chevalier d’armesdarmes en cam
paigne, & en tous essays.


Puis bransloit la picque, sacquoit de
l’espeelespee a deux mains, de l’espeelespee bastarde,
de l’espagnolelespagnole, de la dague, & du poi-
gnard, armé, non armé, au boucler, a la
cappe, a la rondelle.


Couroit le cerf, le chevreuil, l’ourslours,
le dain, le sanglier, le lievre, la perdrys,
le faisant, l’otardelotarde. Jouoit a la grosse
balle, & la faisoit bondir en l’airlair autant
du pied, que du poing.


Fac-similé BVH



Fu.67.

Luctoit: couroit: saultoit: non a
troys pas un sault, non a clochepied,
non au sault d’alemantdalemant. Car (disoit Gym
naste) telz saulx sont inutiles, & de nul
bien en guerre, Mais d’undun sault persoit
un fousse: volloit sus une haye, montoit
six pas encontre une muraille & ram-
poit en ceste facon a une fenestre de la
haulteur d’unedune lance.


Nageoit en parfonde eau, a l’endroictlendroict,
a l’enverslenvers, de couste: de tout le corps:
des seulz pieds. Une main en l’airlair, en la-
quelle tenant un livre transpassoit tou-
te la riviere de Seine sans icelluy mo-
uiller & tyrant par les dens son manteau,
comme faisoit Jules Cesar, puis d’unedune
main entroit par grande force en basteau
d’icelluydicelluy se gettoit de rechief en l’eaueleaue la
teste premiere, sondoit le parfond, creu-
zoyt les rochiers, plongeoit es abysmes
& goufres. Puis icelluy basteau tour-
noit, gouvernoit: menoit hastivement,
lentement, a fil d’eaudeau, contre cours, le re-
tenoit en pleine escluse, d’unedune main le I iij
Fac-similé BVH

[67v]
guidoit, de l’aultrelaultre s’escrimoitsescrimoit avec un
grand aviron, tendoit le vele: montoit au
matz par les traictz: couvroitcourroit sus les
brancquars, adjoustoit la boussole, contre
ventoit les bulines, bendoit le gouvernail


Issant de l’eauleau roidement montoit en
contre la montaigne, & devalloit aussi
franchement, gravoit es arbres comme
un chat saultoit de l’unelune en l’aultrelaultre com
me un escurieux: abastoit les gros ra-
meaulx comme un aultre Milo: avec
deux poignards asserez & deux poin-
sons esprouvez, montoit au hault d’unedune
maison comme un rat, descendoit puis
du hault en bas en telle composition
des membres, que de la cheute n’estoitnestoit
aulcunement grevé.


Jectoit le dart, la barre, la pierre: la
javeline: l’espieulespieu: la halebarde, enfon-
ceoit l’arclarc, bandoit es reins les fortes ar
balestes de passe, visoit de l’arquebouselarquebouse
a l’oeilloeil, affeustoit le canon, tyroit a la
butte, au papeguay, du bas en mont, d’a
mont
da
mont
en val, devant, de couste, en arrie-
Fac-similé BVH



Fu.68.
re, comme les Parthes.


On luy atachoit un cable en quel-
que haulte tour pendent en terre: par
icelluy avecques deux mains montoit,
puis devaloit sy roidement, & sy asseu-
rement, que plus ne pourriez parmy un
pré bien eguallé.


On luy mettoit une grosse perche
apoyee a deux arbres a icelle se pendoit
par les mains, & d’icelledicelle alloit & venoit
sans des pieds a rien toucher, que a grande
course on ne l’eustleust peu aconcepvoir.


Et pour se exercer le thorax & pul-
mon crioit comme tous les diables. Je
l’ouylouy une foys appellant Eudemon de-
puis la porte sainct Victor jusques a
Mont matre. Stentor n’eutneut oncques
telle voix a la bataille de Troye.


Et pour gualentir les nerfz, on luy
avoit faict deux grosses saulmones de
plomb chascune du poys de huyt mille
sept cens quintaulx lesquelles il nom-
moit alteres. Icelles prenoit de terre en
chascune main & les elevoit en l’airlair au I iiij
Fac-similé BVH

[68v]
dessus de la teste, & les tenoit ainsi sans
soy remuer troys quars d’heuredheure & davan
taige, que estoit une force inimitable.


Jouoit aux barres avecques les plus
fors. Et quand le poinct advenoit, se te
noit sus ses pieds tant roiddement qu’ilquil
se abandonnoit es plus adventureux
en cas qu’ilzquilz le feissent mouvoir de sa pla
ce. Comme jadis faisoit Milo.


A l’imitationlimitation duquel aussi tenoit une
pomme de grenade en sa main, & la don
noit a qui luy pourroit ouster.


Le temps ainsi employé, luy froté,
nettoyé, & refraischy d’habillemensdhabillemens, tout
doulcement retournoit & passans par
quelques prez, ou aultres lieux herbuz
visitoient les arbres & plantes, les con-
ferens avec les livres des anciens qui
en ont escript comme Theophraste, Dios
corides, Marinus, Pline, Nicander Ma
cer, & Galen, & en emportoient leurs ple
nes mains au logis, desquelles avoit la
charge un jeune page nomme Rhizoto
me, ensemble des marrochons, des pio-
Fac-similé BVH



Fu.69.
ches, cerfouettes, beches, tranches, & aul
tres instrumens requis a bien arborizer.


Eulx arrivez au logis ce pendent
qu’onquon aprestoit le souper repetoient quel
ques passaiges de ce qu’avoitquavoit esté leu &
s’asseoientsasseoient a table.


Notez icy que son disner estoit sobre
& frugal, car tant seulement mangeoit
pour refrener les haboys de l’estomachlestomach,
mais le soupper estoit copieux & large.
Car tant en prenoit que luy estoit de be
soing a soy entretenir & nourrir. Ce que
est la vraye diete prescripte par l’artlart de
bonne & seure medicine, quoy q’unqun tas de
badaulx medicins herselez en l’officinelofficine
des Sophistes conseillent le contraire.


Durant icelluy repas estoit conti-
nuee la lecon du disner: tant que bon
sembloit: le reste estoit consomme en bons
propous tous lettrez & utiles.


Apres graces rendues se adonnoient
a chanter musicalement: a jouer d’instru
mens
dinstru
mens
harmonieux: ou de ces petitz pas
setemps qu’onquon faict es chartes: es dez: & I v
Fac-similé BVH

[69v]
guobeletz: & la demouroient faisans
grand chere & s’esbaudissanssesbaudissans aulcunes-
foys jusques a l’heurelheure de dormir, quel-
que foys alloient visiter les compai-
gnies des gens lettrez: ou de gens que
eussent veu pays estranges.


En pleine nuict davant que soy re-
tirer alloient au lieu de leur logis le
plus descouvert veoir la face du ciel: &
la notoient les cometes sy aulcunes esto
ient: les figures: situations: aspectz: op
positions: & conjunctions des astres.


Puis avec son precepteur recapitu-
loit briefvement a la mode des Pytha-
goricques tout ce qu’ilquil avoit leu: veu,
sceu: faict: & entendu au decours de tou
te la journee.


Si prioient dieu le createur en l’ado-
rant
lado-
rant
, & ratifiant leur foy envers luy: &
le glorifiant de sa bonte immense: & luy
rendant grace de tout le temps passe,
se recommandoient a sa divine clemen-
ce pour tout l’advenirladvenir. Ce faict entro
ient en leur repous.


Fac-similé BVH



Fu.70.


Comment Gargantua employoit
le temps quand l’airlair estoit plu-
vieux. Chap. xxiiij.


S’IlSIl advenoit que
l’airlair feust pluvieux
& intemperé, tout le temps d’avantdavant
disner estoit employe comme de cou-
stume, excepte qu’ilquil faisoit allumer un
beau & clair feu, pour corriger l’intempe-
rie
lintempe-
rie
de l’airlair. Mais apres disner en lieu
des exercitations: ilz demouroient en la
maison & par maniere de Apotherapic
s’esbatoientsesbatoient a boteler du foin, a fendre & se
ier du boys & a batre les gerbes en la
grange. Puys estudioient en l’artlart de
paincture: & sculpture: ou revocquo-
ient en usage l’anticquelanticque jeu des tables,
ainsi qu’enquen a escript Leonicus, & comme y
joue nostre bon amy Lascaris.


En y jouant recoloient les passaiges
des auteurs anciens es quelz est faicte
mention ou prinse quelque metaphore
sus iceluy jeu: Semblablement ou allo
ient veoir comment on tiroit les metaulx
Fac-similé BVH



[70v]
ou comment on fondoit l’artilleryelartillerye: ou al-
loient veoir les lapidaires, orfevres &
tailleurs de pierreries, ou les Alchymi-
stes & monoyeurs, ou les haultelissiers,
les tissotiers, les velotiers, les horolo-
giers, miralliers, Imprimeurs, organi-
stes, tinturiers, & aultres telles sortes
d’ouvriersdouvriers, & par tout donnans le vin,
aprenoient, & consideroient l’industrielindustrie &
invention des mestiers.


Alloient ouir les lecons publicques,
les actes solennelz, les repetitions, les
declamations, les playdoiez des gentilz
advocatz, les concions des prescheurs
evangeliques.


Passoit par les salles & lieux ordon
nez pour l’escrimelescrime, & la contre les mai-
stres essayoit de tous bastons, & leurs
monstroit par evidence, que autant voy
re plus en scavoit que iceulx.


Et au lieu de arboriser, visitoient les
bouticques des drogueurs, herbiers &
apothecaires, & soigneusement conside-
roient les fruictz, racines, fueilles, gom
Fac-similé BVH



Fu.71.
mes, semences, axunges, peregrines, en
semble aussi comment on les adulteroit.


Alloit veoir les basteleurs, trejectai-
res & theriacleurs, & consideroit leurs
gestes, leurs ruses, leurs sobressaulx, &
beau parler: singulierement de ceulx de
Chaunys en Picardie, car ilz sont de
nature grands jaseurs & beaulx bail-
leurs de baillivernes en matiere de cin
ges verds.


Eulx retournez pour soupper, man-
geoient plus sobrement que es aultres
jours, & viandes plus desiccatives & ex
tenuantes: affin que l’intemperielintemperie humi-
de de l’airlair, communicque au corps par ne-
cessaire confinité, feust par ce moyen cor-
rigee & ne leurs feust incommode par
ne soy estre exercitez: comme avoient
de coustume.


Ainsi fut gouverné Gargantua & con
tinuoit ce proces de jour en jour, profi-
tant comme entendez que peut faire un
jeune homme scelon son aage de bon
sens, en tel exercice, ainsi continué. Le-
Fac-similé BVH



[71v]
quel combien que semblast pour le com
mencement difficile, en la continuation
tant doulx fut, legier, & delectable, que
mieulx ressembloit un passetemps de
roy, que l’estudelestude d’undun escholier.


Toutesfoys: Ponocrates pour le se
journer de ceste vehemente intention des
esperitz, advisoit une foys le moys quel
que jour bien clair & serain, auquel bou
geoient au matin de la ville, & alloient ou a
Gentily, ou a Boloigne, ou a Montrou-
ge, ou au pont Charanton, ou a Vanves,
ou a sainct Clou. Et la passoient tou-
te la journee a faire la plus grande che
re dont ilz se pouvoient adviser: raillans
gaudissans: beuvans d’aultantdaultant: jouans chan-
tans: dansans: se voytrans: en quel-
que beau pre: deniceans des passereaulx
prenans des cailles: peschans aux gre
noilles: & escrevisses.


Mais encores que icelle journee feust
passee sans livres & lectures: poinct elle
n’estoitnestoit passee sans proffit. Car en beau
pré ilz recoloient par cueur quelques plai
Fac-similé BVH



Fu.72.
sans vers: de l’agriculturelagriculture de Virgile:
de Hesiode: du Rusticque de Politian: des-
cripvoient quelques plaisans epigram-
mes en latin: puis le mettoient par ron
deaux & ballades en langue Francoyse.


En banquetant du vin aisgue sepa-
roient l’eauleau: comme l’enseignelenseigne Cato de re rustrustica. & Pline: avecques un guobelet
de Lyerre: lavoient le vin en plain bas
sin d’eaudeau: puis le retiroient avec un em-
but: faisoient aller l’eauleau d’undun verre en
aultre: bastisoient plusieurs petitz en-
gins automates: c’estcest a dire: soy mou-
vens eulx mesmes.


Comment feut meu entre les fouaciers
de Lerne, & ceulx du pays de Gar
gantua le grand debat, dont
furent faictes grosses
guerres. Cha-
pitre. xxv.


EN cestuy temps qui fut la saison de
vendanges au commencement de au
tomne, les bergiers de la contree
Fac-similé BVH



[72v]
estoient a guarder les vines, & empes-
cher que les estourneaux ne mangeas-
sent les raisins.


Onquel temps les fouaciers de Ler
né passoient le grand quarroy menans dix
ou douze charges de fouaces a la ville.


Lesdictz bergiers les requirent cour-
toisement leurs en bailler pour leur ar-
gent, au pris du marche.


Car notez que c’estcest viande celeste, man
ger a desjeuner raisins avec fouace frai
che, mesmement des pineaulx, des fiers,
des muscadeaulx, de la bicane, & des foy
rars pour ceulx qui sont constipez de
ventre. Car ilz les font aller long com
me un vouge: & souvent cuidans peter
ilz se conchient, dont sont nommez les
cuideurs des vendanges.


A leur requeste ne feurent aulcune-
ment enclinez les fouaciers, mais (que
pis est) les oultragerent grandement les
appellans Trop diteulx, Breschedens,
Plaisans rousseaulx, Galliers, Chien-
lictz, Averlans, Limessourdes, Faict-
Fac-similé BVH



Fu.73.
neans, Friandeaulx, Bustarins, Tal-
vassiers, Riennevaulx, Rustres, Chal
lans, Hapelopins, Trainneguainnes,
gentilz Flocquetz, Copieux, Landores,
Malotruz, Dendins, Baugears, Tezez
Gaubregeux, Gogueluz, Claquedans
Boyers d’etronsdetrons, Bergiers de merde: &
aultres telz epithetes diffamatoires, ad
joustans que poinct a eulx n’aparte-
noit
naparte-
noit
manger de ces belles fouaces: mais
qu’ilzquilz se debvoient contenter de gros pain,
balle, & de tourte.


Auquel oultraige un d’entr’eulxdentreulx nom-
me Frogier, bien honneste homme de sa
personne, & notable bacchelier respon-
dit doulcement. Depuis quand avez
vous prins cornes, qu’estesquestes tant rogues
devenuz? Dea vous nous en souliez vo
luntiers bailler, & maintenant y refusez?
Ce n’estnest faict de bons voisins, & ainsi ne
vous faisons nous, quand venez icy a-
chapter nostre beau frument duquel
vous faictes voz gasteaux & fouaces:
encores par le marché, vous eussions K
Fac-similé BVH

[73v]
nous donné de noz raisins: mais par
lamerdela mer de vous en pourriez repentir, & au
rez quelque jour affaire de nous, lors
nous ferons envers vous a la pareille,
& vous en soubvienne.


Adoncq Marquet grand bastonnier
de la confrairie des fouaciers luy dist.
Vrayement tu es bien acresté a ce ma-
tin: tu mengeas her soir trop de mil. Vien
ca, vien ca, je te donneray de ma fouace
Lors Forgier en toute simplesse appro-
cha tirant un unzain de son baudrier,
pensant que Marquet luy deust deposcher
de ses fouaces, mais il luy bailla de son
fouet a travers les jambes si rudement que
les noudz y apparoissoient: puis voulut
gaigner a la fuyte: mais Forgier s’escriasescria
au meurtre: & a la force tant qu’ilquil peut, en
semble luy getta un gros tribard qu’ilquil por
toit soubz son escelle, & le attainct par la
joincture coronale de la teste, sus l’arterelartere
crotaphique, du couste dextre: en telle sor-
te que Marquet tomba de sa jument: mieulx
sembloit homme mort que vif.


Fac-similé BVH



Fu.74.

Ce pendent les mestaiers, qui la aupres
challoient les noiz, accoururent avec
leurs grandes gaules & frapperent sus ces
fouaciers comme sus seigle verd. Les aul
tres bergiers & bergieres, ouyans le cry
de Forgier, y vindrent avec leurs fondes &
brassiers, & les suyvirent a grands coups
de pierres tant menuz qu’ilquil sembloit que ce feust
gresle Finablement les aconceurent, & cou
sterent de leurs fouaces environ quatre ou
cinq douzeines, toutesfoys ilz les paye-
rent au pris acoustumé, & leurs donnerent
un cens de quecas, & troys panerees de
Francs aubiers. Puis les fouaciers ay
derent a monter Marquet, qui estoit villai-
nement blesse. & retournerent a Lerne sans
poursuivre le chemin de Pareille menas
sans fort & ferme les boviers, bergiers,
& mestaiers de Seuille & de Synays.


Ce faict & bergiers & bergieres feirent
chere lye avecques ces fouaces & beaulx
raisins, & se rigollerent ensemble au son
de la belle bouzine: se mocquans de ces
beaulx fouaciers glorieux, qui avoient K ij
Fac-similé BVH

[74v]
trouve male encontre, par faulte de s’e-
stre
se-
stre
seignez de la bonne main au matin
Et avec gros raisins chenins estuve-
rent les jambes de Forgier mignonne-
ment, si bien qu’ilquil feut tantost guery.


Comment les habitans de Lerne par
le commandement de Picrochole
leur roy assallirent au des-
pourveu les bergiers
de Gargantua.
Chap. xxvj.


LEs fouaciers retournez a
Lerné soubdain davant boy
re ny manger, se transporte-
rent au capitoly, & la davant
leur roy nomme Picrochole, tiers de ce
nom, proposerent leur complainte, mon-
strans leurs paniers rompuz, leurs bon
netz foupiz, leurs robbes dessirees, leurs
fouaces destroussees, & singulierement
Marquet blesse enormement, disans le
tout avoir este faict par les bergiers &
mestaiers de Grandgousier, pres le
Fac-similé BVH



Fu.75.
grand carroy par dela Seuille.


Lequel incontinent entra en cour-
roux furieux, & sans plus oultre se in-
terroguer quoy ne comment, feist crier
par son pays ban & arriere ban, & que
un chascun sur peine de la hart convint
en armes en la grand place, devant le
chasteau, a heure de midy.


Pour mieulx confermer son entreprin-
se, envoya sonner le tabourin a l’entourlentour
de la ville, luy mesmes ce pendent qu’onquon
aprestoit son disner, alla faire affuster
son artillerie, desployer son enseigne &
oriflant, & charger force munitions, tant
de harnoys d’armesdarmes que de gueulles.


En disnant bailla les commissions & feut
par son edict constitue le seigneur Tre-
pelu sus l’avantguardelavantguarde, en laquelle fu-
rent contez seize mille quatorze hacque-
butiers, trente cinq mille & unze avan-
turiers.


A l’artilerielartilerie fut commis le grand escu-
yer Toucquedillon, en laquelle feurent
contees neuf cens quatorze grosses pie- K iij
Fac-similé BVH

[75v]
ces de bronze, en canons, doubles canons,
baselicz, serpentines, couleuvrines, bom
bardes, faulcons, passevolans, spiroles,
& aultres pieces. L’arriereLarriere guarde feut
baillee au duc Racquedenare. En la ba
taille se tint le roy & les princes de son
royaulme.


Ainsi sommairement acoustrez davant
que se mettre en voye, envoyerent troys
cens chevaulx legiers soubz la conduicte
du capitaine Engoulevent, pour descou
vrir le pays, & scavoir si embuche aulcune
estoyt par le contree. Mais apres avoir
diligemment recherche trouverent tout
le pays a l’environlenviron en paix & silence, sans
assemblee quelconque.


Ce que entendent Picrochole com-
menda q’unqun chascun marchast soubz son
enseigne hastivement.


Adoncques sans ordre & mesure prin
drent les champs les uns parmy les aul
tres, gastans & dissipans tout par ou ilz
passoient, sans espargner ny pauvre ny
riche, ny lieu sacre, ny prophane, emme-
Fac-similé BVH



Fu.76.
noient beufz, vaches, thoreaux, veaulx
genisses, brebis, moutons, chevres &
boucqs: poulles, chappons, poulletz, oy-
sons, jards: oyes, porcs: truyes, guoretz:
abastans les noix, vendeangeans les vignes
emportans les seps, croullans tous les
fruictz des arbres. C’estoitCestoit un desordre
incomparable de ce qu’ilzquilz faisoient.


Et ne trouverent personne qui leurs
resistast, mais un chascun se mettoit a
leur mercy, les suppliant estre traictez
plus humainement, en consideration de
ce qu’ilzquilz avoient de tous temps este bons
& amiables voisins, & que jamais en-
vers eulx ne commirent exces ne oul-
traige, pour ainsi soubdainement estre
par iceulx mal vexez, & que dieu les en
puniroit de brief. Es quelles remon-

strances, rien plus ne respondoient,
si non qu’ilzquilz leurs vouloient a-
prendre a manger
de la fo-
uace.

K iiij

Fac-similé BVH



[76v]


Comment un moine de Seuille
saulva le cloz de l’abbayelabbaye du
sac des ennemys.
Chap. xxvij.


TAnt feirent & tracasserent pillant
& larronnant, qu’ilzquilz arriverent a
Seuille: & detrousserent hommes
& femmes, & prindrent ce qu’ilzquilz peurent,
rien ne leurs feut ne trop chault ne trop
pesant. Combien que la peste y feust par
la plus grande part des moisons, ilz en
troient par tout, ravissoient tout ce qu’e
stoit
que
stoit
dedans, & jamais nul n’ennen print dan
gier. Qui est cas assez merveilleux, Car
les curez: vicaires, prescheurs, medicins
chirugiens & apothecaires: qui alloient
visiter: penser: guerir: prescher & admon-
nester les malades, estoient tous mors
de l’infectionlinfection, & ces diables pilleurs &
meurtriers oncques n’yny prindrent mal.
Dont vient cela messiersmessieurs? pensez y je
vous pry.


Le bourg ainsi pillé, se transporterent
Fac-similé BVH



Fu.77.
en l’abbayelabbaye avecques horrible tumulte:
mais la trouverent bien reserree & fer-
mee: dont l’armeelarmee principale marcha oul
tre vers le gué de Vede: exceptez sept
enseignes de gens de pied & deux cens
lances qui la resterent & rompirent les
murailles du cloz affin de guaster tou-
te la vendange.


Les pauvres diables de moines ne
scavoient auquel de leurs saincts se vo
uer, a toutes adventures feirent sonner
ad capitulum capitulantes: la feut decre
qu’ilzquilz feroient une belle procession,
renforcee de beaulx preschans & leta-
nies contra hostium insidias: & beaulx
responds pro pace.


En l’abbayelabbaye estoit pour lors un moi
ne claustrier nomme frere Jean des en
tommeures, jeune guallant: frisque: de
hayt: bien a dextre, hardy: adventureux,
deliberé: hault, maigre, bien fendu de
gueule, bien adventagé en nez, beau des
pescheur d’heuresdheures, beau desbrideur de
messes, beau descroteur de vigiles, pour K v
Fac-similé BVH

[77v]
tout dire sommairement, vray moyne si
oncques en feut depuys que le monde moy-
nant moyna de moynerie. Au reste: clerc
jusques es dents en matiere de breviaire.


Icelluy entendent le bruyt que faiso-
yent les ennemys par le cloz de leur vi-
ne, sortit hors pour veoir ce qu’ilzquilz faisoient.
Et advisant qu’ilzquilz vendangeoient leur cloz
au quel estoyt leur boyte de tout l’anlan fon
dee, retourne au cueur de l’egliseleglise ou esto
ient les aultres moynes tous estonnez
comme fondeurs de cloches, lesquelz vo-
yant chanter, ini, nim, pe, ne, ne, ne, ne, ne,
ne, tum, ne, num, num, ini, i, mi, i, mi, co, o, ne,
no, o, o, ne, no, ne, no, no, no, rum, ne, num,
num
. C’estCest, dist il, bien chien chante. Ver
tus Dieu: que ne chantez vous. A dieu
paniers, vendanges sont faictes? Je me
donne au Diable, s’ilzsilz ne sont en nostre
cloz, & tant bien couppent & seps & rai-
sins, qu’ilquil n’yny aura par le corps Dieu de
quatre annees que halleboter dedans.
Ventre sainct Jacques que boyrons nous
ce pendent, nous aultres pauvres dia-
Fac-similé BVH



Fu.78.
bles? Seigneur Dieu da mihi potum.


Lors dist le prieur claustral. Que fe
ra cest hyvrogne icy? Qu’onQuon me le mene
en prison, troubler ainsi le service divin?


Mais: (dist le moyne) le service du
vin faisons tant qu’ilquil ne soit troublé, car
vous mesmes monsieur le prieur, aymez
boyre du meilleur, sy faict tout homme de
bien, Jamais homme noble ne hayst le
bon vin, c’estcest un apophthegme monachal
Mais ces responds que chantez ycy ne
sont par Dieu poinct de saison.


Pour quoy sont noz heures en temps
de moissons & vendenges courtes, en
L’adventLadvent & tout Hyver longues?


Feu de bonne memoire frere Mace Pe
losse, vray zelateur (ou je me donne au
Diable) de nostre religion me dist, il m’enmen soub
vient, que la raison estoyt, affin qu’enquen ceste
saison nous facions bien serrer & faire
le vin, & qu’enquen Hyver nous les humons.


Escoutez messieurs vous aultres: qui ay
mez le vin, le corps Dieu sy me suyvez:
car hardiment que sainct Antoine me arde sy
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[78v]
ceulx tastent du pyot qui n’aurontnauront se-
couru la vigne. Ventre Dieu, les biens
de l’egliseleglise? ha non non. Diable sainct
Thomas L’angloysLangloys voulut bien pour
yceulx mourir, si je y mouroys ne se-
roys je sainct de mesmes? Je n’yny mou-
ray ja pourtant, car c’estcest moy qui le foys,
es aultres.


Ce disant mist bas son grand habit
& se saisist du baston de la Croix, qui
estoyt de cueur de cormier long comme
une lance, rond a plain poing & quelque
peu semé de fleurs de lys toutes pres-
que effacees. Ainsi sortit en beau sayon
mist son froc en escharpe. Et de son ba
ston de la Croix donna sy brusquement
sus les ennemys qui sans ordre ne en-
seigne, ne trompette, ne tabourin, par-
my le cloz vendangeoient. Car les por-
teguydons & portenseignes avoient mys
leurs guidons & enseignes l’oreeloree des
murs, les tabourineurs avoient defon
ce leurs tabourins d’undun cousté, pour les
emplir de raisins, les trompettes estoient
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Fu.79.
chargez de moussines: chascun estoyt
desrayé, Il chocqua doncques si royde-
ment sus eulx sans dyre guare, qu’ilquil les
renversoyt comme porcs frapant a tors
& a travers a vieille escrime.


Es uns escarbouilloyt la cervelle, es
aultres rompoyt bras & jambes, es aul
tres deslochoyt les spondyles du coul,
es aultres demoulloyt les reins, aval-
loyt le nez, poschoyt les yeulx, fendoyt
les mandibules, enfoncoyt les dens en
la gueule, descroulloyt les omoplates,
sphaceloyt les greves, desgondoit les
ischies: debezilloit les fauciles.


Si quelqun se vouloyt cascher en-
tre les sepes plus espes, a icelluy freus-
soit toute l’arestelareste du douz: & l’esrenoitlesrenoit
comme un chien.


Si aulcun saulver se vouloyt en fuyant
a icelluy faisoyt voler la teste en pieces
par la commissure labdoide.


Sy quelqun gravoyt en une arbre
pensant y estre en seurete, icelluy de son
baston empaloyt par le fondement.


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[79v]

Si quelqun de sa vieille congnoissan
ce luy crioyt. Ha frere Jean mon amy,
frere Jean je me rend. Il t’esttest (disoyt il)
bien force. Mais ensemble tu rendras
l’amelame a tous les Diables. Et soubdain
luy donnoit dronos. Et si personne tant
feust esprins de temerite qu’ilquil luy voulust
resister en face, la monstroyt il la force de
ses muscles. Car il leurs transpercoyt
la poictrine par le mediastine & par le
cueur: a d’aultresdaultres donnant suz la faulte
des coustes, leurs subvertissoyt l’esto-
mach
lesto-
mach
, & mouroient soubdainement, es aul
tres tant fierement frappoyt par le nom
bril, qu’ilzquilz leurs faisoyt sortir les tripes, es
aultres parmy les couillons persoyt le
boiau cullier. Croiez que c’estoytcestoyt le plus
horrible spectacle qu’onquon veit oncques.

Les uns cryoient saincte Barbe.
Les aultres sainct George,
Les aultres saincte Nytouche.
Les aultres nostre Dame de Cunault,
De Laurette. De bonnes nouvelles. De
la lenou. De riviere. Les ungs se vouo
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Fu.80.
yent a sainct Jacques. Les aultres au
sainct Suaire de Chambery, mais il
brusla troys moys apres si bien qu’onquon
n’ennen peut saulver un seul brin.
Les aultres a Cadouyn.
Les aultres a sainct Jean d’dangery.
Les aultres a sainct Eutrope de Xain
ctes, a sainct Mesmes de Chinon, a sainct
Martin de Candes, a sainct Clouaud
de Sinays:
es reliques de lavrezay: &
mille aultres bons petitz sainctz.
Les ungs mouroient sans parler. Les
aultres parloient sans mourir les ungs
mouroient en parlant, Les aultres par
lant en mourant.
Les aultres crioient a haulte voix confes.
Confession. Confiteor. miserere. In manus.

Tant fut grand le cris des navrez
que le prieur de l’abbayelabbaye avec tous ses
moines sortirent. Lesquelz quand apper
ceurent ces pauvres gens ainsi ruez par
my la vigne & blessez a mort, en confes-
serent quelques ungs. Mais ce pendent que
les prebstres se amusoient a confesser: les
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[80v]
petitz moinetons coururent au lieu ou
estoit frere Jean, & luy demanderent en
quoy il vouloit qu’ilzquilz luy aydassent?


A quoy respondit, qu’ilzquilz esguorgetas-
sent ceulx qui estoient portez par terre.
Adoncques laissans leurs grandes cap
pes sus une treille au plus pres, com-
mencerent esgourgeter, & achever ceulx
qu’ilquil avoit desja meurtriz. Scavez vous
de quelz ferremens? A beaulx gouvetz qui
sont petitz demy cousteaux dont les pe-
titz enfans de nostre pays cernent les noix.


Puis a tout son baston de croix,
guaingna la breche qu’avoientquavoient faict les
ennemys. Aulcuns des moinetons em
porterent les enseignes & guydons en
leurs chambres pour en faire des jar-
tiers, Mais quand ceulx qui s’estoientsestoient
confessez vouleurent sortir par icelle
bresche, le moyne les assommoit de coups
disant ceulx cy sont confes & repentans
& ont guaigne les pardons: ilz s’ensen vont
en Paradis aussy droict comme une fau
cille, & comme est le chemin de Faye. Ain-
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Fu.81.
si par sa prouesse feurent desconfiz tous
ceulx de l’armeelarmee qui estoient entrez de-
dans le clous jusques au nomblenombre de tre
ze mille six cens vingt & deux, sans les
femmes & petitz enfans, cela s’entendsentend
tousjours.


Jamais Maugis hermite ne se por-
ta sy vaillamment a tout son bourdon
contre les Sarrasins des quelz est es-
cript es gestes des quatre filz Haymon,
comme feist le moine a l’encontrelencontre des en
nemys avec le baston de la croix.


Comment Picrochole print d’assaultdassault
la roche Clermauld & le regret et
difficulte que feist Grandgousier
de entreprendre guerre.
Chapitre. xxviij.


CE pendent que le moine s’es
carmouchoit
ses
carmouchoit
comme avons
dict contre ceulx qui esto-
ient entrez le clous, Picro-
chole a grande hastivete pas
sa le gue de Vede avec ses gens & assail L
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[81v]
lit la roche Clermauld, au quel lieu ne
luy feut faicte resistance queconques,
& par ce qu’ilquil estoit ja nuict delibera en
icelle ville se heberger soy & ses gens &
refraischir de sa cholere pungitive[sic].


Au matin print d’assaultdassault les boulle-
vars & chasteau & le rempara tresbien: &
le proveut de munitions requises pensant
la faire sa retraicte si d’ailleursdailleurs estoit
assailly. Car le lieu estoit fort & par art &
par nature, a cause de la situation, & assiete


Or laissons les la, & retournons a no
stre bon Gargantua qui est a Paris bien
instant a l’estudelestude de bonnes lettres & exer
citations athletiques, & le vieux bon hom
me Grandgousier son pere, qui apres sou
per se chauffe les couiles a un beau clair
& grand feu & attendent graisler des cha-
staines, escript au foyer avec un baston
brusle d’undun bout, dont on escharbotte le
feu: faisant a sa femme & famille de
beaulx contes du temps jadis.


Un des bergiers qui gardoient les vi-
gnes nomme Pillot: se transporta devers
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Fu.82.
luy en icelle heure, & raconta entiere-
ment les exces & pillaiges que faisoit
Picrochole Roy de Lerne en ses ter-
res & dommaines & comment il avoit
pille, gaste, saccage tout le pays, excep-
te le clous de Seuille que frere Jean
des entomneurs avoit saulve a son hon
neur, & de present estoit ledict roy en la
roche Clermaud: & la en grande instan
ce se remparoit, luy & ses gens.


Holos, holos, dist Grandgousier, qu’estquest
cecy bonnes gens? Songe je, ou si vray
est ce qu’onquon me dict? Picrochole mon amy
ancien, de tout temps, de toute race & al-
liance me vient il assaillir? Qui le meut
qui le poinct? qui le conduict? qui l’ala ain
si conseille? Ho, ho, ho, ho, ho Mon dieu
mon saulveur, ayde moy, inspire moy,
conseille moy a ce qu’estquest de faire.


Je proteste, je jure davant toy: ainsi me
soys tu favorable, sy jamais a luy des-
plaisir ne a ses gens dommaige, ne en ses
terres je feis pillerie, mais bien au contraire
je l’aylay secouru de gens, d’argentdargent, de faveur L ij
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[82v]
& de conseil, en tous cas que ay peu con
gnoistre son adventaige. Qu’ilQuil me ayt
doncques en ce poinct oultraige, ce ne
peut estre que par l’espritlesprit maling. Bon
dieu tu congnois mon couraige, car a
toy rien ne peut estre cele. Si par cas il
estoit devenu furieux, & que pour luy re
habilliter son cerveau tu me l’eusseleusse icy
envoye: donne moy & pouvoir, & scavoir
le rendre au joug de ton sainct vouloir
par bonne discipline.


Ho, ho, ho, Mes bonnes gens mes
amys, & mes feaulx serviteurs, fauldra
il que je vous empesche a me y ayder?
Las, ma vieillesse ne requerroit dorena
vant que repous, & toute ma vie n’aynay
rien tant procure que paix. Mais il fault
je le voy bien, que maintenant de har-
noys je charge mes pauvres espaules
lasses & foibles, & en ma main tremblan-
te je preigne la lance & la masse, pour se
courir & guarantir mes pauvres sub-
jectz. La raison le veult ainsi, car de
leur labeur je suis entretenu, & de leur
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Fu.83.
sueur je suis nourry moy, mes enfans
& ma famille.


Ce non obstant, je n’entreprendraynentreprendray
guerre, que je n’ayenaye essaye tous les ars &
moyens de paix, la je me resolusresouls.


Adoncques feist convocquer son con
seil & propousa l’affairelaffaire tel comme il
estoit. Et fut conclud qu’onquon envoiroit
quelque homme prudent devers Picro
chole, scavoir pourquoy ainsi soubdai-
nement estoit party de son repous, & en
vahy les terres, es quelles n’avoitnavoit droict
quicquonques. Davantaige qu’onquon en-
voyast querir Gargantua & ses gens,
affin de maintenir le pays, & defendre a
ce besoing. Le tout pleut a Grandgou-
sier & commenda que ainsi feust faict.

Dont sus l’heurelheure envoya le Bas-
que son laquays querir a tou
te diligence Gargan-
tua. Et luy escrip-
voit comme
s’ensuitsensuit.


L iij

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[83v]


Le teneur des lettres que Grand-
gousier escripvoit a Gar-
gantua. Cha-
pitre. xxjx.



LA ferveur de tes estudes reque-
roit que de long temps ne te re-
vocasse de cestuy philosophicque
repous, sy la confiance de noz amys &
anciens confederez n’eustneust de present fru
stre la seurete de ma vieillesse. Mais
puis que telle est ceste fatale destinee,
que par iceulx soye inquiete: es quelz
plus je me repousoye, force me est te rap
peller au subside des gens & biens qui
te sont par droict naturel affiez.


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Fu.84.

Car ainsi comme debiles sont les
armes au dehors, si le conseil n’estnest en la
maison: aussi vaine est l’estudelestude & le con-
seil inutile: qui en temps oportun par ver
tus n’estnest execute & a son effect reduict.


Ma deliberation n’estnest de provocquer
ains de apaiser: d’assaillirdassaillir, mais defen-
dre: de conquester, mais de guarder mes
feaulx subjectz & terres hereditaires.
Es quelles est hostillement entre Pi-
crochole, sans cause ny occasion, & de
jour en jour poursuit sa furieuse entre-
prinse, avecques exces non tolerables
a personnes liberes.


Je me suis en devoir mis pour mo-
derer sa cholere tyrannicque, luy of-
frent tout ce que je pensois luy povoir
estre en contentement, & par plusieurs
foys ay envoye amiablement devers
luy pour entendre en quoy, par qui, &
comment il se sentoit oultrage, mais de
luy n’aynay eu responce que de voluntai-
re deffiance, & que en mes terres preten
doit seulement droict de bien seance. L iiij
Fac-similé BVH

[84v]
Dont j’ayjay congneu que dieu eternel l’ala
laisse au gouvernail de son franc arbi-
tre & propre sens, qui ne peult estre que
meschant sy par grace divine n’estnest con-
tinuellement guide: & pour le contenir
en office & reduire a congnoissance me
l’ala icy envoye a molestes enseignes.


Pourtant mon filz bien ayme le plus
tost que faire pouras ces lettres veues
retourne a diligence secourir non tant
moy (ce que toutesfoys par pitie natu-
rellement tu doibs) que les tiens, les-
quelz par raison tu peuz saulver & guar
der. L’exploictLexploict sera faict a moindre effu
sion de sang que sera possible. Et si pos
sible est par engins plus expediens, cau
teles, & ruzes de guerre nous saulve-
rons toutes les ames: & les envoyerons
joyeux a leurs domiciles.


Treschier filz la paix de Christ no-
stre redempteur soyt avecques toy. Sa-
lue Ponocrates, Gymnaste, & Eude-
mon de par moy. Du vingtiesme de
Septembre. Ton pere Grandgousier.


Fac-similé BVH



Fu.85.


Comment Ulrich Gallet fut en-
voyé devers Picrochole.
Chapitre. xxx.


LEs lettres dictees & signees,
Grandgousier ordonna que
Ulrich Gallet, maistre de
de
de
ses requestes homme sai-
ge & discret, du quel en divers & conten-
cieux affaires il avoit esprouve la ver-
tus & bon advis: allast devers Picro-
chole, pour luy remonstrer ce que par
eux avoit este decrete.


En celle heure partit le bon homme
Gallet, & passe le gue demanda au meus
nier, de l’l astatestat de Picrochole: lequel
luy feist responce que ses gens ne luy
avoient laisse ny coq ny geline & qu’ilzquilz
s’estoientsestoient enserrez en la roche Clermauld
& qu’ilquil ne luy conseilloit poinct de pro-
ceder oultre de peur du guet, car leur
fureur estoit enorme. Ce que facilement
il creut, & pour celle nuict herbergea
avecques le meusnier.

L v
Fac-similé BVH

[85v]

Au lendemain matin, se transpartatransporta
avecques la trompette a la porte du cha-
steau, & requist es guardes, qu’ilzquilz le feis-
sent parler au roy pour son profit.


Les parolles annoncees au roy ne con
sentit aulcunement qu’onquon luy ouvrist la por
te, mais se transporta sus le bolevard &
dist a l’embassadeurlembassadeur: Qu’iQui a il de nou-
veau? que voulez vous dire? Adoncques
l’embassadeurlembassadeur propousa comme
s’ensuitsensuit.


La harangue faicte par Gal-
let a Picrochole.
Chap. xxxj.


PLus juste cause de douleur nai-
stre ne peut entre les humains, que
si du lieu dont par droicture espe
roient grace & benevolence, ilz recep-
vent ennuy & dommaige. Et non sans
cause (combien que sans raison) plu-
sieurs venuz en tel accident, ont ceste in
dignite moins estime tolerable, que leur
vie propre, & en cas que par force ny aul
Fac-similé BVH



Fu.86.
tre engin ne l’ontlont peu corriger, se sont
eulx mesmes privez de ceste lumiere.


Doncques merveille n’estnest si le roy
Grandgousier mon maistre est a ta fu-
rieuse & hostile venue saisy de grand des
plaisir & perturbe en son entendement.
merveille seroit si ne l’avoientlavoient esmeu les
exces incomparables, qui en ses terres, &
subjectz ont este par tontoy, & tes gens com
mis, es quelz n’ana este obmis exemple aulcun
d’inhumainitedinhumainite. Ce que luy est tant grief
de soy par la cordiale affection, de la-
quelle tousjours a chery ses subjectz
que a mortel homme plus estre ne scau-
roit, toutesfoys sus l’estimationlestimation humaine
plus grief luy est, en tant que par toy, &
les tiens ont este ces griefz, & tords faictz.


Qui de toute memoire & anciennete
aviez toy & tes peres une amitie avec-
ques luy, & tous ses encestres conceu, la-
quelle jusques a present comme sacree en
semble aviez inviolablement maintenue,
guardee, & entretenue, si bien que non luy
seulement, ny les siens, mais les nations
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[86v]
Barbares, Poictevins, Bretons Man
seaux, & ceulx qui habitent oultre les
isles de Canarre, & Isabella, ont esti-
me aussi facile demollir le firmament, &
les abysmes eriger au dessus des nues,
que desemparer vostre alliance: & tant
l’ontlont redoubtee en leurs entreprinses
que n’ontnont jamais auze provoquer, irri-
ter, ny endommaiger l’unglung, par crain-
cte de l’aultrelaultre.


Plus y a. Ceste sacree amitie tant
a emply ce ciel, que peu de gens sont au
jourdhuy habitans par tout le conti-
nent & isles de L’oceanLocean, qui ne ayent am
bitieusement aspire estre receuz en icelle
a pactes par vous mesmes condition-
nez: autant estimans vostre confedera-
tion que leurs propres terres, & dommai-
nes. En sorte que de toute memoire n’ana
este prince ny ligue tant efferee, ou su-
perbe qui ait auze couvrircourir sus, je ne dis
poinct voz terres, mais celles de voz con-
federez. Et si par conseil precipite, ont
encontre eulx attempte quelque cas de
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Fu.87.
nouvellete, le nom & tiltre de vostre al-
liance entendu, ont soubdain desiste de
leurs entreprinses. Quelle furie donc
ques te esmeut maintenant, toute allian
ce brisee, toute amitie conculquee, tout
droict trespasse, envahir hostilement ses
terres, sans en rien avoir este par luy
ny les siens endommaige, irrite, ny pro
vocqué? Ou est foy? ou est loy? ou est rai
son? ou est humanite? ou est craincte de
dieu? Cuyde tu ces oultraiges estre re
celles es esperitz eternelz, & au Dieu sou
verain, qui est juste retributeur de noz
entreprinses? Si le cuyde, tu te trompe,
car toutes choses viendront a son juge-
ment. Sont ce fatales destinees, ou
influences des astres qui voulent met-
tre fin a tes ayzes & repous? Ainsi ont
toutes choses leur fin & periode. Et
quand elles sont venues a leur poinct
suppellatif, elles sont en bas ruines,
car elles ne peuvent long temps en tel
estat demourer, C’estCest la fin de ceulx qui
leurs fortunes & prosperitez ne peuvent
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[87v]
par raison & temperance moderer.


Mais si ainsi estoit phee, & deust ores
ton heur & repos prendre fin, failloit il
que ce feust en incommodant a mon Roy
celluy par lequel tu estois estably? Si
ta maison debvoit ruiner, failloit il qu’enquen
sa ruine elle tombast suz les atres de cel
luy qui l’avoitlavoit aornee? La chose est tant
hors les metes de raison, tant abhorren
te de sens commun, que apeine peut elle
estre par humain entendement conceue, &
jusques a ce demourera non croiable
entre les estrangiers, que l’effectleffect asseure
& tesmoigne leur donne a entendre, que
rien n’estnest ny sainct, ny sacre a ceulx qui
se sont emancipez de dieu & raison, pour
suyvre leurs affections perverses.


Si quelque tort eust este par nous faict
en tes subjectz, & dommaines, si par nous
eust este porte faveur a tes mal vouluz,
si en tes affaires ne te eussions secouru
si par nous ton nom & honneur eust este
blesse: Ou pour mieulx dire: si l’esperitlesperit
calumniateur tentant a mal te tirer
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Fu.88.
eust par fallaces especes, & phantasmes
ludificatoyres mis en ton entendement
que envers toy eussions faict chose non
digne de nostre ancienne amitie: Tu
debvois premier enquerir de la verite,
puis nous en admonester. Et nous eus
sions tant a ton gre satisfaict, que eusse
eu occasion de toy contenter. Mais (o
dieu eternel) quelle est ton entreprinse?


Vouldroys tu comme tyrant perfi-
de pillier ainsi, & dissiper le royaulme
de mon maistre? Le as tu esprouve
tant ignave, & stupide, qu’ilquil ne voulust:
ou tant destitue de gens, d’argentdargent, de con
seil, & d’artdart militaire, qu’ilquil ne peust resi-
ster a tes iniques assaulx? Depars
d’icydicy presentement, & demain pour tout
le jour soye retire en tes terres, sans
par le chemin faire aulcun tumulte ne
force. Et paye mille bezans d’ordor pour
les dommaiges que as faict en ces ter-
res. La moytie bailleras demain l’aul-
tre
laul-
tre
moytie payeras es Ides de May
prochainement venant: nous delaissant
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[88v]
ce pendent pour houltaige les Ducs
de Tournemoule, de Basdefesses, & de
Menuail, ensemble le prince de Gratel
les, & le viconte de Morpiaille.


Comment Grandgousier pour
achapter paix feist rendre
les fouaces. Cha-
pitre. xxxij.


A Tant se teut le bon hom
me Gallet, mais Picro-
chole a tous ses propos
ne respond aultre chose,
si non Venez les querir:
venez les querir. Ilz ont
belle couille & molle. Ilz vous brayeront
de la fouace.Adoncques retourne vers
Grandgousier, lequel trouva a genous
teste nue, encline en un petit coing de son
cabinet, priant dieu, qu’ilquil vouzist amol-
lir la cholere de Picrochole, & le mettre
au poinct de raison, sans y proceder par
force. Quand veit le bon homme de retour
il luy demanda. Ha mon amy, mon amy,
Fac-similé BVH



Fu.89.
quelles nouvelles m’apportezmapportez vous? Il
n’yny a, dist Gallet, ordre, cest homme est du
tout hors du sens & delaisse de dieu
Voyre mais dist Grandgousier, mon
amy quelle cause pretend il de cest exces?


Il ne me a, dist Gallet, cause quecon
ques expose. Si non qu’ilquil m’ama dict en
cholere quelques motz de fouaces. Je
ne scay si l’onlon auroit poinct faict oultra
ge a ses fouaciers.Je le veulx, dist
Grandgousier, bien entendre davant
qu’aultrequaultre chose deliberer sur ce que se-
roit de faire.Alors manda scavoir de
cest affaire: & trouva pour vray qu’onquon
avoit prins par force quelques fouaces
de ses gens, & que Marquet avoit rep-
ceu un coup de tribard sus la teste.
Toutesfoys que le tout avoit este
bien paye, & que ledict Marquet avoit
premier blesse Forgier de son fouet par
les jambes. Et sembla a tout son con-
seil que en toute force il se doibvoit de-
fendre. Ce non ostant, dist Grand-
gousier, Puis qu’ilquil n’estnest question que de M
Fac-similé BVH

[89v]
quelques fouaces, je essayeray le con-
tenter, car il me desplaist par trop de le
ver guerre. Adoncques s’enquestasenquesta com-
bien on avoit prins de fouaces, & enten-
dent quatre ou cinq douzaines, commen-
da qu’onquon en feist cinq charretees en icel-
le nuict, & que l’unelune feust de fouaces fai-
ctes a beau beurre, beau moyeux d’eufzdeufz
beau saffran, & belles espices pour estre
distribuees a Marquet, & que pour ses
interestz, il luy donnoit sept cens mille
& troys Philippus pour payer les bar
biers qui l’auroientlauroient pense, & d’abondantdabondant
luy donnoit la mestayrie de la Pomar
diere a perpetuite franche pour luy &
les siens. Pour le tout conduyre & pas-
ser fut envoye Gallet. Lequel par le
chemin, feist cuillir pres de la sauloye
force grands rameaux de cannes & rou
zeaux & en feist armer autour leurs char
rettes, & chascun des chartiers, luy mes
mes en tint un en sa main: par ce vou-
lant donner a congnoistre qu’ilzquilz ne de-
mandoient que paix, & qu’ilzquilz venoient
Fac-similé BVH

Fu.90.
pour l’achapterlachapter. Eulx venuz a la por
te requirent parler a Picrochole de par
Grandgousier. Picrochole ne vou-
lut oncques les laisser entrer, ny aller a
eulx parler, & leurs manda qu’ilquil estoit
empesche, mais qu’ilzquilz dissent ce qu’ilzquilz
vouldroient au capitaine Toucquedil
lon, lequel affustoit quelque piece sus
les murailles. Adonc luy dict le bon
homme. Seigneur pour vous retirer
de tout ce debat & ouster toute excuse
que ne retournez en nostre premiere al-
liance, nous vous rendons presente-
ment les fouaces, dont est la controver
se. Cinq douzaines en prindrent noz
gens: elles furent tresbien payees, nous
aymons tant la paix que nous en ren-
dons cinq charrettes: desquelles ceste
icy sera pour Marquet qui plus se
plainct. Dadvantaige pour le con-
tenter entierement, voy la sept cens mil
le & troys Philippus que je luy livre, &
pour l’interestlinterest qu’ilquil pourroit pretendre,
je luy cede la mestayrie de la Pomar- M ij
Fac-similé BVH

[90v]
diere, a perpetuite pour luy & les siens
possedable en franc alloy. Voyez cy le con-
tract de la transaction. Et pour dieu
vivons dorenavant en paix, & vous re-
tirez en voz terres joyeusement: cedans
ceste place icy, en laquelle n’aveznavez droict
quelconques, comme bien le confessez.
Et amis comme paravant. Toucque
dillon raconta le tout a Picrochole, &
de plus en plus envenima son courai-
ge luy disant: Ces rustres ont belle
paour. Par dieu Grandgousier se con
chie, le pouvre beuveur, ce n’estnest son art
aller en guerre, mais ouy bien vuider
les flascons. Je suis d’opiniondopinion que re
tournons ces fouaces & l’argentlargent, & au
reste nous hastons de remparer icy &
poursuivre nostre fortune, Mais pen-
sent ilz bien avoir affaire a une duppe,
de vous paistre de ces fouaces: voyla
que c’estcest, le bon traictement & la grande
familiarite que leurs avez par cy da-
vant tenue, vous ont rendu envers eulx
contemptible. Oignez villain, il vous
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Fu.91.
poindra. Poignez villain, il vous oin-
dra. Ca, ca, ca, dist Picrochole, sainct
Jacques ilz en auront faict ainsi qu’a-
vez
qua-
vez
dict. D’uneDune chose, dist Toucque-
dillon, vous veux je advertir. Nous
sommes icy assez mal avituaillez: & pour
veuz maigrement des harnoys de gueu
le. Si Grandgousier nous mettoit
siege, des a present m’enmen irois faire ar-
racher les dents toutes, seulement que
troys me restassent, avantautant a voz gens
comme a moy, avec icelles nous n’avan-
gerons
navan-
gerons
que trop a manger noz muni-
tions. Nous, dist Picrochole, n’auronsnaurons
que trop mangeailles. Sommes nous icy
pour manger ou pour batailler?Pour
batailler vrayement dist Toucquedil-
lon. Mais de la pance vient la dance.
Et ou faim regne: force exule, Tant ja-
zer: dist Picrochole. Saisissez ce qu’ilzquilz
ont amene.Adoncques prindrent ar
gent & fouaces & beufz & charrettes, &
les renvoyerent sans mot dire, si non
que plus n’aprochassentnaprochassent de si pres pour M iij
Fac-similé BVH

[91v]
la cause qu’onquon leur diroit demain.Ain
si sans rien faire retournerent devers
Grandgousier, & luy conterent le tout:
adjoustans qu’ilquil n’estoitnestoit aulcun espoir, de les
tirer a paix, sinon a vive & forte guerre.


Comment certains gouverneurs de
Picrochole par conseil preci-
pite le mirent au dernier
peril. Chapi-
tre. xxviijxxxiij.


LEs fouaces destroussees com
parurent davant Picrocho
le, les duc de Menuail, comte
Spadassin, & capitaine Mer
daille, & luy dirent. Cyre aujourdhuy
nous vous rendons le plus heureux,
plus chevaleureux prince qui oncques
feust depuis la mort de Alexandre Ma
cedo. Couvrez couvrez vous dist Pi
crochole. Grand mercy (dirent ilz) Cy-
re, nous sommes a nostre debvoir. Le
moyen est tel, vous laisserez icy quelque
capitaine en garnison avec petite ban-
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Fu.92.
de de gens, pour garder la place, laquel
le nous semble assez forte tant par na-
ture, que par les rampars faictz a vo-
stre invention. Vostre armee partirez
en deux, comme trop mieulx l’entendezlentendez.


L’uneLune partie ira ruer sur ce Grand-
gousier, & ses gens. Par icelle sera de
prime abordee facilement desconfi. La
recouvrerez argent a tas. Car le vi-
lain en a du content, vilain, disons nous
Par ce que un noble prince n’ana jamais
un sou. Thesaurizer, est faict de vilain.


L’aultreLaultre partie ce pendent tirera vers
Onys, Sanctonge, Angomoys, & Gas
coigne: ensemble Perigot, Medoc, &
Elanes. Sans resistence prendront
villes, chasteaux, & forteresses. A Ba-
yonne, a sainct Jean de Luc, & Fonta-
rabie sayzirez toutes les naufz, & cou-
stoyant vers Galice, & Portugal, pille
rez tous les lieux maritimes, jusques a
Uisbonne, ou aurez renfort de tout
equipage requis a un conquerent. Par
le corbieu Hespaigne se rendra, car ce ne M iiij
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[92v]
sont que Madourrez. Vous passerez
par l’l estroict de Sibyle, & la erigerez
deux colomnes plus magnificques que
celles de Hercules, a perpetuelle me-
moire de vostre nom. Et sera nomme ce
stuy destroict la mer Picrocholine.


Passee la mer Picrocholine, voicy Bar
berousse qui se rend vostre esclave. Je (dist
Picrochole) le prendray a mercy. Voy
re (dirent ilz) pourveu qu’ilquil se face bapti
ser. Et oppugnerez les royaulmes de
Tunic, de Hippes, Argiere, Bone: Co-
rone, hardiment toute Barbarié. Pas
sant oultre retiendrez en vostre main
Majorque, Minorque, Sardaine, Cor
sicque, & aultres isles de la mer Ligu-
sticque & Baleare. Coustoyant a gaus
che, dominerez toute la GualeGaule Narbo-
nicque, Provence, & Allobroges, Genes,
Florence, Lucques, & a dieu seas Ro-
me. (Le pauvre monsieur du pape meurt
desja de peur. Par ma foy dist Pi-
crochole, je ne luy baiseray ja sa pan-
toufle) Prinze Italie voyla Naples,
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Fu.93.
Calabre, Appoulle & Sicile toutes a
sac, & Malthe avec. Je vouldrois bien
que les plaisans chevaliers jadis Rho
diens vous resistassent, pour veoir de
leur urine. Je iroys (dict Picrocho-
le) voluntiers a Laurette. Rien rien,
dirent ilz, ce sera au retour. De la pren
drons Candide, Cypre, Rhodes, & les
isles Cyclades, & donnerons sus la
Moree. Nous la tenons. Sainct Trei
gnan dieu gard Hierusalem, car le Soub
dan n’estnest pas comparable a votre puis
sance. Je (dist il) feray doncques ba-
stir le temple de Salomon. Non, dirent
ilz, encores, attendez un peu: ne soyez ja-
mais tant soubdain a voz entreprinses.


Scavez vous que disoit Octavian
Auguste? Festina lente. Il vous con
vient premierement avoir L’asieLasie minor,
Carie, Lycie, Pamphile, Celicie, Ly-
die, phrygie, Mysie, Betune, Charazie
Satalie, Samagarie, Castamena, Lu
ga, Savasta: jusques a Euphrates.
Voyrons nous, dist Picrochole, Ba- M v
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[93v]
bylone, & le mont Sinay? Il n’estnest dirent
ilz, ja besoing pour ceste heure. N’estNest
ce pas assez tracasse dea avoir transfre-
te la mer Hircane, chevauche les deux
Armenies, & le lesles troys Arabies?
Par ma foy, dist il, nous sommes affo-
lez. Ha pauvres gens (Quoy? dirent ilz)
Que boyrons nous par ces desers. Car
Julian Auguste & tout son oust y mou-
rurent de soif, comme l’onlon dict. Nous (di-
rent ilz) avons ja donne ordre a tout. Par
la mer Siriace vous avez neuf mille
quatorze grands naufz chargees des
meilleurs vins du monde, elles arrive-
rent a Japhes. La se sont trouvez vingt
& deux cens mille chameaulx, & seize cens
Elephans, lesquelz aurez prins a une
chasse environ Sigeilmes, lors que en-
trastes en Libye: & d’abondantdabondant eustes
toute la Garavane de Lamecha. Ne
vous fournirent ilz de vin a suffisance?


Voyre mais, dist il, nous ne beumes
poinct frais. Par la vertus, dirent ilz
non pas d’undun petit poisson un preux, un
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Fu.94.
conquerent, un pretendent & aspirant a
l’empirelempire univers, ne peut tousjours avoir
ses aizes. Dieu soit loue que estes ve
nu vous & voz gens saufz & entiers jus-
ques’auquesau fleuve du Tigre. Mais dist
il, que faict ce pendent la part de nostre
armee qui desconfit ce villain humeux
Grandgousier? Ilz ne chomment pas
(dirent ilz) nous les recontrerons tan-
tost. Ilz vous ont pris Bretaigne, Nor
mandie, Flandres Haynault, Brabant,
Artoys, Hollande, Selande, ilz ont passe
le Rhein par sus le ventre des Suices
& Lansquenetz, & par d’entredentre eulx ont
dompte Luxembourg: Lorraine, la Cham
paigne, Savoye jusques a Lyon, au-
quel lieu ont trouve voz garnisons re-
tournans des conquestes navales de
la mer Mediterranee.Et se sont reas
semblez en Boheme, apres avoir mis a
sac Soueve, Vuitemberg, Bavieres,
Austriche, Moravie & Stirie. Puis
ont donne fierement ensemble sus Lu-
bek Norwerge, Sweden, Rich[sic], Da-
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[94v]
ce, Gotthie, Engroneland, les Estre-
lins, jusques a la Mer Glaciale. Ce
faict conquesterent les isles Orcha-
des, & subjuguerent Escosse, Angleter-
re, & Irlande. De la navigans par
la mer sabuleuse, & par les Sarmates,
ont vaincu & domine Prussie, Polonie
Litwanie, russie, Valache, la Transsil
vane & Hongrie, Bulgarie, Turquie, & sont
a Constantinoble. Allons nous, dist Pi
crochole, rendre a eulx le plus toust, car
je veulx estre aussi empereur de Thebi
zonde. Ne tuerons nous pas tous ces
chiens Turcs & Mahumetistes? Que
diable, dirent ilz, ferons nous doncques?


Et donnerez leurs biens & terres, a
ceulx qui vous auront servy honneste-
ment. La raison (dist il) le veult, c’estcest
equite. Je vous donne la Carmaigne
Surie, & toute Palestine. Ha dirent
ilz, Cyre, c’estcest du bien de vous: grand
mercy. Dieu vous face bien tousjours
prosperer. La present estoit un vieux
gentil homme esprouve en divers ha-
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Fu.95.
zars, & vray routier de guerre, nomme
Echephron, lequel ouyant ces propous
dist. J’ayJay grand peur que toute ceste
entreprinse sera semblable a la farce
du pot au laict, duquel un cordouan-
nier se faisoit riche par resverie: puis le
pot casse n’eutneut de quoy disner. Que
pretendez vous par ces belles conque-
stes? Quelle sera la fin de tant de tra-
vaulx & traverses? Ce sera: dist Picro
chole, que nous retournez repouserons
a noz aizes, dont dist Echephron, & si par
cas jamais n’ennen retournez? Car le vo-
yage est long & pereilleux. N’estNest ce mieulx
que des maintenant nous repousons,
sans nous mettre en ces hazars? O
dist spadassin, par dieu voicy un bon res
veux, mais allons nous cacher au coing
de la cheminee: & la passons avec les
dames nostre vie & nostre temps, a en-
filler des perles, ou a filler comme Sar
danapalus. Qui ne se adventure n’ana
cheval ny mule. Ce dist Salomon.
Qui trop (dist Echephron) se adventure
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[95v]
perd cheval & mulle. Respondit Mal-
con. Baste, dist Picrochole passons
oultre. Je ne crains que ces diables de
legions de Grandgousier, ce pendent
que nous sommes en Mesopotamie
s’ilzsilz nous donnoient sus la queuuequeue quel
remede? Tresbon, dist Merdaille, une
belle petite commission, laquelle vous
envoirez es Moscovites, vous mettra
en camp, pour un moment quatre cens
cinquante mille combatans d’eslitedeslite. O
si vous me y faictes vostre lieutenant,
je tueroys un pigne pour un mereier. Je
mors, je rue, je frappe, je attrape, je tue,
je renye. Sus, sus, dict Picrochole,
qu’onquon despesche tout, & qui me ayme si
me suyve.


Comment Gargantua laissa la ville de
Paris pour secourir son pais et
comment Gymnaste rencon-
tra les ennemys.
Chap. xxixxxxiv.


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Fu.96.


EN ceste mesme heure Gargan
tua qui estoyt yssu de Paris soub-
dain les lettres de son pere leues
sus sa grand jument venant avoit ja pas-
se le pont de la nonnain, luy Ponocra
tes, Gymnaste & Eudemon, lesquelz
pour le suivre avoient prins chevaulx
de poste, le reste de son train, venoit a ju
stes journees, amene tous ses livres
& instrument philosaphique. Luy ar
rive a Parille, fut adverty par le me-
stayer de Gouguet, comment Picrocho-
le s’estoitsestoit rempare a la Rocheclermaud
& avoit envoye le capitaine Tripet:
avec grosse armee: assaillir le boys de
Vede: & Vaugaudry: & qu’ilzquilz avoient
couru la poulle, jusques au pressouer
Billard: & que c’estoitcestoit chose estrange &
difficile a croyre des exces qu’ilzquilz faiso-
ient par le pays Tant qu’ilquil luy feist
paour, & ne scavoit bien que dire ny que
faire. Mais Ponocrates luy conseil
la qu’ilzquilz se transportassent vers le sei-
gneur de la Vauguyon, qui de tous
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[96v]
temps avoit este leur amy & confedere
& par luy seroient mieulx advisez de
tous affaires, ce qu’ilzquilz feirent incon-
tinent, & le trouverent en bonne delibe-
ration de leur secourir: & feut de opinion
que il envoyroit quelcun de ses gens
pour descouvrir le pays & scavoir en
quel estat estoient les ennemys, affin
de y proceder par conseil prins scelon
la forme de l’heurelheure presente. Gymna
ste se offriroffrit d’ydy aller, mais il feut con-
clud, que pour le meilleur il menast avec
ques soy quelqun qui congneust les vo
yes & destorses, & les rivieres de l’entourlentour.


Adoncques partirent luy & Prelin-
guand escuyer de Vauguyon, & sans
effroy espierent de tous coustez. Ce
pendent Gargantua se refraischit, & re
peut quelque peu avecques ses gens, &
feist donner a sa jument un picotin d’ada
voyne, c’estoientcestoient soisante & quatorze
muys troys boisseaux. Gymnaste &
son compaignon tant chevaucherent
qu’ilzquilz rencontrerent les ennemys tous
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Fu.97.
espars & mal en ordre, pillans & desro-
bans tout ce qu’ilzquilz povoient: & de tant
loing qu’ilzquilz l’aperceurentlaperceurent, accoururent
sus luy a la foulle pour le destrouser:
adonc il leurs cria, messieurs je suys
pauvre Diable, je vous requiers qu’a-
yez
qua-
yez
de moy mercy. J’ayJay encores quelque
escu nous le boyrons, car c’estcest aurum
potabile
& ce cheval icy sera vendu
pour payer ma bien venue: cela faict
retenez moy des vostres, car jamais
homme ne sceut mieulx prendre larder,
roustir, & aprester, voyre par Dieu de-
membrer, & gourmander poulle que
moy qui suys icy, & pour mon profi-
ciat je boy a tous bons compaignons.


Lors descouvrit sa ferriere, & sans
mettre le nez dedans, beuvoyt assez
honnestement. Les maroufles le re
gardoient ouvrans la gueule d’undun grand
pied, & tirans les langues comme le-
vriers en attente de boyre apres: mais
Tripet le capitaine sus ce poinct ac-
courut veoir que c’estoitcestoit. A luy Gym N
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[97v]
naste offrit sa bouteille, disant. Tenez
capitaine, beuvez en hardiment, j’enjen ay
faict l’essaylessay, c’estcest vin de la Faye monjau.


Quoy, dist Tripet, ce gaustier icy
se guabele de nous. Qui est tu? Je
suis (dist Gymnaste) pauvre Diable.
Ha, dist Tripet, puis que tu es pau-
vre Diable, c’estcest raison que passes oul-
tre, car tout pauvre Diable passe par
tout sans peage ny gabelle, Mais ce
n’estnest de coustume que pauvres Dia-
bles soient si bien monstez: pourtant
monsieur le Diable descendez, que je

aye le roussin, & si bien il ne me
porte, vous maistre Diable
me porterez. Car j’aymejayme
fort q’unqun Diable
tel m’em-
porte
mem-
porte
.


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Fu.98.


Comment Gymnaste soupplement
tua le capitaine Tripet, & aul-
tres gens de Picrochole.
Chapitre. xxxv.


CEs motz entenduz, aulcuns
d’entredentre eulx commencerent
avoir frayeur, & se seigno-
ent
seigno-
ient
de toutes mains pen-
sans que ce feust un Dia-
ble desguise, & quelqun d’eulxdeulx nomme
Bon Joan, capitaine des franctopins,
tyra ses heures de sa braguette & cria
assez hault, Agios hotheos. Si tu es de
Dieu sy parle, sy tu es de l’aultrelaultre sy t’enten
va. Et pas ne s’ensen alloit, ce que enten- N ij
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[98v]
dirent plusieurs de la bande, & depar-
toient de la compaignie. Le tout no-
tant & considerant Gymnaste. Pour-
tant feist semblant descendre de cheval,
& quand feut pendent du couste du mon-
touer feist soupplement le tour de l’e-
striviere
le-
striviere
, son espee bastarde au couste, &
par dessoubz passe se lanca en l’airlair, & se
tint des deux piedz sus la scelle le cul
tourne vers la teste du cheval. Puis
dist. Mon cas va au rebours. Adoncq
en tel poinct qu’ilquil estoit feist la guamba
de sus un pied, & tournant a senestre, ne
faillit oncq de rencontrer sa propre as-
siete sans en rien varier. Dont dist
Tripet, Ha ne feray pas cestuy la pour
ceste heure, & pour cause. Bren dist
Gymnaste, j’ayjay failly, je voys defaire
cestuy sault. Lors par grande force &
agilite feist en tournant a dextre la gam
bade comme davant. Ce faict mist le
poulce de la dextre sus l’arconlarcon de la scel
le, & leva tout le corps en l’airlair, se souste-
nant tout le corps sus le muscle, & nerf
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Fu.99.
dudict poulce: & ainsi se tourna troys
foys, a la quatriesme se renversant
tout le corps sans a rien toucher se
guinda entre les deux aureilles du che-
val, soudant tout le corps en l’airlair sus
le poulce de la senestre: & en cest estat
feist le tour du moulinet, puis frappant
du plat de la main dextre sus le meil-
lieu de la selle se donna tel branle qu’ilquil
se assist sus la crope, comme font les
damoiselles. Ce faict tout a l’aiselaise
passe la jambe droicte par sus la sel-
le, & se mist en estat de chevaucheur,
sus la croppe. Mais (dist il) mieulx
vault que je me mette entre les arsons:
adoncq se appoyant sus les poulces
des deux mains a la crope davant soy,
se renversa cul sus teste en l’airlair, & se
trouva entre les arsons en bon main-
tien, puis d’undun sobresault leva tout
le corps en l’airlair, & ainsi se tint piedz
joinctz entre les arsons, & la tournoya
plus de cent tours les bras estenduz
en croix, & crioit ce faisant a haulte N iij
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[99v]
voix. J’enrageJenrage diables j’enragejenrage,
j’enragejenrage, tenez moy diables tenez moy
tenez. Tandis qu’ainsiquainsi voltigeoit, les
marroufles en grand esbahissement di
soient l’unglung a l’aultrelaultre. Par la mer dé c’estcest
un lutin, ou un diable ainsi deguise. Ab
hoste maligno libera nos domine
: & fu-
yoient a la route regardans darriere
soy, comme un chien qui emporte un plu
mail. Lors Gymnaste voyant son
advantaige descend de cheval: des-
guaigne son espee, & a grands coups
chargea sus les plus huppes, & les ruoit
a grands monceaulx blessez, navrez, &
meurtriz, sans que nul luy resistast, pen-
sans que ce feust un diable affame, tant
par les merveilleux voltigemens qu’ilquil
avoit faict: que par les propos que luy
avoit tenu Tripet, en l’appellantlappellant pau-
vre diable. Si non que Tripet en tra
hison luy voulut fendre la cervelle de
son espee lansquenette, mais il estoit
bien armé, & de cestuy coup ne sentit
que le chargement, & soubdain se tour-
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Fu.100.
nant, lancea un estoc volant audict
Tripet, & ce pendent que icelluy se cou-
vroit en hault, luy tailla d’undun coup l’esto
mac
lesto
mac
, le colon, & la moytie du foye, dont
tomba par terre, & tombant rendit plus
de quatre potees de souppes, & l’amelame
meslee parmy les souppes. Ce faict
Gymnaste se retyre considerant que
les cas de hazart jamais ne fault pour
suyvre jusques a leur periode: & qu’ilquil
convient a tous chevaliers reverentement
traicter leur bonne fortune, sans la mo
lester ny gehainer. Et monstant sus son
cheval luy donne des esperons tyrant
droict son chemin vers la Vauguyon,
& Prelinguand avecques luy.


Comment Gargantua demollit
le chasteau du Gue de Vede, et
comment ilz passerent le
Gue. Chap. xxxvj.


VEnu que fut raconta l’estatlestat on
quel avoit trouve les ennemys
& du Stratageme qu’ilquil avoit N iiij
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[100v]
faict, luy seul contre toute leur caterve
afferment que ilz n’estoientnestoient que maraulx,
pilleurs & brigans, ignorans de toute
discipline militaire, & que hardiment ilz
se missent en voye, car il leurs seroit
tresfacile de les assommer comme bestes.


Adoncques monta Gargantua sus
sa grande jument, accompaigne comme
davant avons dict. Et trouvant en son
chemin un hault & grand arbre, (lequel
communement on nommoit l’arbrelarbre de
sainct Martin, pource qu’ainsiquainsi estoit
creu un bourdon que jadis sainct Mar
tin y planta) dist. Voicy ce qu’ilquil me fail
loit. Cest arbre me servira de bourdon
& de lance. Et l’arrachitlarrachit facillemementfacillement
de terre & en ousta les rameaux, & le pa
ra pour son plaisir. Ce pendent sa
jument pissa pour se lascher le ventre:
mais ce fut en telle abondance: qu’ellequelle
en feist sept lieues de deluge, & deriva
tout le pissat au gué de Vede & tant l’en
fla
len
fla
devers le fil de l’eauleau, que toute ceste
bande des ennemys furent en grand
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Fu.101.
horreur noyez, exceptez aulcuns qui
avoient prins le chemin vers les cou-
steaux a gauche. Gargantua venu
a l’endroitlendroit du boys de Vede feut advise
par Eudemon que dedans le chasteau
estoit quelque reste des ennemys, pour
laquelle chose scavoir Gargantua s’es-
cria
ses-
cria
tant qu’ilquil peut. Estez vous la, ou
n’yny estez pas? Si vous y estez, n’yny soyez
plus: si n’yny estez: je n’aynay que dire. Mais
un ribauld canonnier qui estoit au ma-
chicoulys: luy tyra un coup de canon, &
le attainct par la temple dextre furieu-
sement: toutesfoys ne luy feist pource
mal en plus que s’ilsil luy eust gette une
prune. Qu’estQuest ce la? dist Gargantua,
nous gettez vous icy des grains de rai-
sins? La vendange vous coustera cher.
pensant de vray que le boulet feust un
grain de raisin. Ceulx qui estoient
dedans le chasteau amuzez a la pille en
tendant le bruit coururent aux tours, &
forteresses, & luy tirerent plus de neuf
mille vingt & cinq coups de faulcon- N v
Fac-similé BVH

[101v]
neaux, & arquebouzes, visans tous a sa
teste: & si menu tiroient contre luy, qu’ilquil
s’escriasescria. Ponocrates mon amy ces mous
ches icy me aveuglent, baillez moy quel
que rameau de ses saulles pour les chas
ser. Pensant des plombees & pierres
d’artilleriedartillerie que feussent mousches bovi-
nes. Ponocrates l’advisaladvisa que n’estoientnestoient
aultres mousches que les coups d’artil
lerye
dartil
lerye
que l’onlon tiroit du chasteau. Alors
chocqua de son grand arbre contre le
chasteau, & a grans coups abastit et
tours, & forteresses, & ruyna tout par ter
re. Par ce moyen feurent tous rompuz, &
mis en pieces ceulx qui estoient en icel
luy. De la partans arriverent au
pont du moulin, & trouverent tout le
gue couvert de corps mors, en telle foul
le qu’ilzquilz avoient enguorge le cours du
moulin, & c’estoientcestoient ceulx qui estoient pe
ritz au deluge urinal de la jument. La
feurent en pensement comment ilz pour
roient passer, veu l’empeschementlempeschement de ces
cadavres. Mais Gymnaste dist. Si
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Fu.102.
les diables y ont passe, je y passeray
fort bien. Les diables (dist Eudemon) y
ont passe pour en emporter les ames dam
nees: sainct Treignan (dist Ponocra-
tes) par doncques consequence necessai-
re il y passera. Voyre, voyre dist Gym
naste, ou je demoureray en chemin. Et don
nant des esperons a son cheval passa
franchement oultre, sans que jamais
son cheval eust fraieur des corps mors.
Car il l’avoitlavoit acoustume (selon la doc-
trine de Aelian) a ne craindre les ames
ny corps mors. Non en tuant les gens,
comme Diomedes tuoyt les Traces, &
Ulysses mettoit les corps de ses enne-
mys es pieds de ses chevaulx, ainsi que
raconte Homere: mais en luy mettant
un phantosme parmy son foin, & le fai-
sant ordinairement passer sus icelluy
quand il luy bailloit son avoyne. Les
troys aultres le suyvirent sans faillir,
excepte Eudemon, duquel le cheval en-
foncea le pied droict jusques au genoil
dedans la pance d’undun gros & gras villain
Fac-similé BVH



[102v]
qui estoit la noye a l’enverslenvers, & ne le po-
voit tirer hors: ainsi demoureroit empe
stré, jusques a ce que Gargantua du
bout de son baston enfondra le reste des
tripes du villain en l’eauleau, ce pendent que
le cheval levoit le pied. Et (qui est
chose merveilleuse en hippiatrie) feut
ledict cheval guery d’undun surot qu’ilquil avoit
en celluy pied, par l’atouchementlatouchement
des boyaux de ces gros marroufles.


Comment Gargantua soy peignant
faisoit tomber de ses cheveulx
les boulletz d’artilleryedartillerye.
Chapitre. xxxvij.


ISsuz la rive de Vede peu
de temps apres aborderent
au chasteau de Grandgou-
zier, qui les attendoit en grand
desir. A sa venue ilz le festoyerent a
tour de bras, jamais on ne veit gens plus
plus
plus
joyeux, Car Supplementum
Supplementi chronicorum
, dict que
Gargamelle y mourut de joye, je n’ennen
Fac-similé BVH



Fu.103.
scay rien de ma part, & bien peu me sou
cie ny d’elledelle ny d’aultredaultre. La verite fut
que GargatuaGargantua se refraischissant d’ha-
billemens
dha-
billemens
, & se testonnant de son pigne (qui
estoit grand de cent cannes, appoincté
de grandes dens de Elephans toutes
entieres) faisoit tomber a chascun coup
plus de sept balles de bouletz qui luy esto
ient demourez entre ses cheveulx a la
demolition du boys de Vede. Ce que
voyant Grandgousier son pere, pensoit
que feussent pous, & luy dist. Dea mon
bon filz nous as tu aporte jusques icy
des esparviers de Montagu? Je n’en-
tendoys
nen-
tendoys
que la tu feisse residence. Adonc
Ponocrates respondit. Seigneur ne pen-
sez que je l’ayelaye mis au colliege de pouillerie
qu’onquon nomme Montagu, mieulx le eusse vou
lu mettre entre les guenaux de sainct
Innocent, pour l’enormelenorme cruaulté & villen
nie que je y ay congneu. Car trop mieulx
sont traictez les forcez entre les Mau-
res & Tartares, les meurtriers en la
prison criminelle, voyre certes les chiens
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[103v]
en vostre maison, que ne sont ces malau
truz audict colliege. Et si j’estoysjestoys roy
de Paris, le diable m’emportmemport si je ne me
toys le feu dedans & faisoys brusler &
principal & regens, qui endurent ceste inhu
manite davant leurs yeulx estre exercee.


Lors levant un de ces boulletz dist, ce
sont coups de canon que n’ana guyeres a rep
ceu vostre filz Gargantua passant da-
vant le boys de Vede par la trahison de
vos ennemys. Mais ilz en eurent tel
le recompense qu’ilzquilz sont tous periz en
la ruine du chasteau: comme les Phili
stins par l’enginlengin de Sanson, & ceulx que
opprima la tour de Siloe, desquelz est
escript Luce. xiij. Iceulx je suis d’addad
vis que nous poursuyvons ce pendent que
l’heurlheur est pour nous. Car l’occasionloccasion
a tous ses cheveulx au front, quand elle
est oultre passee, vous ne la povez plus
revocquer, elle est chauve par le darriere
de la teste, & jamais plus ne retourne.


Vrayement dist Grandgousier, ce ne se-
ra pas a ceste heure, car je veulx vous
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Fu.104.
festoyer pour ce soir, & soyez les tresbien
venuz. Ce dict on apresta le soupper
& de surcroist feurent roustiz seze beufz
troys genisses, trente & deux veaux, soi-
xante & troys chevreaux moissonniers
quatre vingt quinze moutons, troys cens
gourretz de laict a beau moust, unze vingt
perdrys, sept cens becasses, quatre cens
chappons de Loudunoys & Corno-
uaille, six mille poulletz & autant de pi-
geons, six cens gualinottes, quatorze
cens levraux, troys cens & troys hostar
des, & mille sept cens hutaudeaux, de ve
naison l’lon ne peut tant soubdain recou
vrir, fors unze sangliers, qu’quenvoya l’lab
be de Turpenay, & dix & huict bestes
fauves que donna le seigneur de Grand
mont: ensemble sept vingt faisans qu’en
voya
quen
voya
le seigneur des Essars, & quelques
douzaines de Ramiers, de oiseaux de
riviere, de Cercelles, Buours, Courtes,
Pluviers, Francolys, Cravans, Tyran
sons, Vanereaux, Tadournes, poche-
cullieres, pouacres, Hegronneaux, Foul
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[104v]
ques, Aigrettes, Cigouingnes, Cannes
petieres, Oranges, Flammans, (qui sont
phoenicopteres) Terrigoles, poulles de
Inde force Coscossons, & renfort de po
tages. Sans poinct de faulte y estoit de
vivres abondonceabondance & feurent aprestez hon
nestement par Fripesaulce, Hoschepot
& pilleverjus cuisiniers de Grandgou-
sier. Janot Micquel & Verrenet apre-
sterent fort bien a boyre.


Comment Gargantua mangea en sallade
six pelerins. Chap. xxxviij.


LE propos requiert, que racontons
ce qu’advintquadvint a six pelerins qui ve
noient de sainct Sebastien pres
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Fu.105.
de Nantes, & pour soy herberger celle
nuict de peur des ennemys s’estoientsestoient
mussez au jardin dessus les poyzars en
tre les choulx & lectues. Gargantua se
trouva quelque peu altere & demanda
si l’onlon pourroit trouver de lectues pour
faire sallade. Et entendent qu’ilquil y en
avoit des plus belles & grandes du pays
car elles estoient grandes comme pruniers
ou noyers: y voulut aller luy mesmes
& en emporta en sa main ce que bon luy
sembla, ensemble emporta les six pele-
rins, lesquelz avoient si grand paour,
qu’ilzquilz ne ausoient ny parler ny tousser.


Les lavant doncques premierement
en la fontaine, les pelerins disoient en
voix basse l’unlun a l’aultrelaultre. Qu’estQuest il de
faire? nous noyons icy entre ces lectues
parlerons nous: mais si nous parlons
il nous tuera comme espies. Et comme ilz
deliberoient ainsi, Gargantua les mist
avecques ses lectues dedans un plat de
de
de
la maison, grand comme la tonne de
Cisteaulx & avecques huille, & vinaigre O
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[105v]
& sel, les mangeoit pour soy refraischir
davant souper, & avoit ja engoulle cinq
des pelerins, le sixiesme estoit dedans
le plat cache soubz une lectue, excepte
son bourdon qui apparoissoit au dessus.


Lequel voyant Grandgousier dist a
Gargantua. Je croy que c’estcest la une cor
ne de limasson ne le mangez poinct.


Pour quoy? dist Gargantua. Ilz
sont bons tout ce moys. Et tyrant le
bourdon ensemble enleva le pelerin et
le mangeoit tresbien. Puis beut un
horrible traict de vin pineau & attendirent
que l’onlon apprestast le souper. Les pe-
lerins ainsi devorez se tirerent hors les
meulles de ses dents les mieulx que fai
re peurent, & pensoient qu’onquon les eust
mys en quelque basse fousse des prisons
Et lors que Gargantua beut le grand
traict, cuyderent noyer en sa bouche, &
le torrent du vin presque les emporta au
gouffre de son estomach, toutesfoys
saultans avec leurs bourdons comme
font les micquelotz se mirent en fran-
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Fu.106.
chise l’oreeloree des dentz. Mais par ma-
lheur l’unlun d’euxdeux tastant avecques son
bourdon le pays a scavoir s’ilzsilz estoient
en sceurete, frappa rudement en la faul
te d’unedune dent creuze, & ferut le nerf de
la mandibule, dont feist tresforte dou-
leur a Gargantua & commenca crier
de raige qu’ilquil enduroit. Pour donc-
ques se soulaiger du mal feist aporter
son curedentz, & sortant vers le noyer grol
lier vous denigea messieurs les pelerins.


Car il arrapoit l’unlun par les jambes,
l’aultrelaultre par les espaules, l’aultrelaultre par la
bezace, l’aultrelaultre par la foilluze, l’aultrelaultre
par l’escharpelescharpe, & le pauvre haire qui l’a-
voit
la-
voit
feru du bourdon le accrochea par
la braguette, toutesfoys ce luy fut un
grand heur, car il luy percea une bosse
chancreuze, qui le martyrisoit depuis
le temps qu’ilzquilz eurent passe Ancenys.


Ainsi les pelerins denigez s’ensen fuy-
rent a travers la plante a beau trot, &
appaisa la douleur. En laquelle heu
re feut appelle par Eudemon pour O ij
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[106v]
soupper car tout estoit prest. Je m’enmen
voys doncques (dist il) pisser mon ma-
lheur. Lors pissa si copieusement, que
l’urinelurine trancha le chemin aux pelerins,
& furent contrainctz passer la grande
boyre. Passans de la par l’oreeloree de la
touche en plain chemin, tomberent tous
excepte Fournillier, en une trape qu’onquon
avoit faicefaicte pour prandre les loups a la
trainnee. Dont escapperent moyen-
nant l’industrielindustrie dudict Fournillier, qui
rompit tous les lacz & cordages. De
la issus pour le reste de celle nuyct cou-
cherent en une loge pres le Couldray.


Et la feurent reconfortez de leur ma
lheur par les bonnes parolles d’undun de
leur compaignie nomme, Lasdaller, le-
quel leur remonstra que ceste adventu-
re avoit este predicte par David p̄s
Cum exurgerent homines in nos, for-
te vivos deglutissent nos
, quand nous
feusmes mangez en salade au grain du
sel. Cum irasceretur furor eorum in
nos: forsitan aqua absorbuisset nos.

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Fu.197107.
quand il beut le grand traict. Tor-
rentem pertransivit anima nostra
, quand
nous passames la grande boyre, for-
sitan pertransisset anima nostra aquam
intolerabilem
, de son urine. dont il nous
tailla le chemin. Benedictus domi-
nus qui non dedit nos in captionem
dentibus eorum. Anima nostra sicut
passer erepta est de laqueo venantium

quand nous tombasmes en la trape.
Laqueus contritus est, par Fournillier, &
nos liberati sumus. Adjutorium nostrum &c.


Comment le Moyne feut festoye
par Gargantua, & des beaulx
propos qu’ilquil tient en soup-
pant. Chapitre.
xxxix.


QUand Gargantua feut a ta-
ble & la premiere poincte des
morceaux feut baufree, Grand
gousier commenca raconter la source &
la cause de la guerre meue entre luy &
Picrochole, & vint au poinct de narrer O iij
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[107v]
comment frere JenJean des entommeurs
avoit triumphe a la defence du clous
de l’abbayelabbaye, & le loua au dessus des pro
uesses de Camille, Scipion, Pompee,
Cesar, & Themistocles. Adoncques
requist Gargantua que sus l’heurelheure feust
envoye querir, affin qu’avecquesquavecques luy on
consultast de ce qu’estoitquestoit a faire. Par
leur vouloir l’allalalla querir son maistre
d’hosteldhostel & l’admenaladmena joyeusement avec-
ques son baston de croix sus la mulle
de Grandgousier. Quand il feut venu,
mille charesses, mille embrassemens, mil
le bons jours feurent donnez. Hes fre-
re Jan mon amy. Frere Jan mon
grand cousin, frere Jan de par le dia-
ble. L’acolleeLacollee, mon amy. A moy la bras-
see. Cza couillon que je te estrene de for
ce de t’acollertacoller? Et frere Jan de rigoller
jamais homme ne feut tant courtoys
ny gracieux. Cza, cza, dist Gargan-
tua, une escabelle icy aupres de moy,
a ce bout. Je le veulx bien (dist le Moy
ne) puis qu’ainsiquainsi vous plaist. Page de
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Fu, 108.
l’eauleau: boute mon enfant boute elle me re
fraischira le faye, Baille icy que je guar-
garize. Deposita cappa. dist Gymna-
ste, oustons ce froc. Ho par dieu (dist
le Moyne) mon gentil homme il y a un
chapitre in statutis ordinis: auquel ne
plairoit le cas. Bren (dist Gymnaste)
bren, pour vostre chapitre. Ce froc vous
romp les deux espaules. Mettez bas.
Mon amy (dist le moyne) laisse le moy
car par dieu je n’ennen boy que mieulx. Il
me faict le corps tout joyeux. Si je le
laisse, messieurs les pages en feront des
jarretieres: comme il me feut faict une
foys a Coulaines. Davantaige je n’au
ray
nau
ray
nul appetit. Mais si en cest habit
je m’assysmassys a table, je boiray par dieu & a
toy, & a ton cheval, Et de hayt. Dieu
guard de mal la compaignie. Je avoys
souppe. Mais pource ne mangeray je
poinct moins. Car j’ayjay un estomac pa-
ve, creux comme la botte sainct Benoist,
tousjours ouvert comme la gibbessiere
d’undun advocat. De tous poissons fors O iiij
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[108v]
que la tanche, prenez l’aeslelaesle de la Per-
drys, ou la cuisse d’unedune Nonnain, n’estnest ce
falotement mourir quand on meurt le
caiche roidde? Nostre prieur ayme fort
le blanc de chappon. En cela (dist Gym
naste) il ne semble poinct aux renars:
car des chappons, poules, pouletz qu’ilzquilz
prenent jamais ne mangent le blanc.
Pourquoy? (dist le moine) par ce (res-
pondit Gymnaste) qu’ilzquilz n’ontnont poinct de
cuisiniers a les cuyre. Et s’ilzsilz ne sont com
petentement cuitz il demeurent rouge &
non blanc. La rougeur des viandes
est indice qu’ellesquelles ne sont assez cuytes.
Exceptez les gammares & escrivices que
l’onlon cardinalize a la cuyte. Feste Dieu
bayart, dist le moyne, l’enfermierlenfermier de no
stre abbaye n’ana doncques la teste bien
cuyte, car il a les yeulx rouges comme
un jadeau de vergne. Ceste cuisse de-
Levrault est bonne pour les goutteux.


A propos truelle, pourquoy est ce que
les cuisses d’unedune damoizelle sont tous-
jours fraisches? Ce problesme (dist Gar
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Fu.109.
gantua) n’estnest ny en Aristoteles ny en
Alexandre Aphrodise: ny en Plutarque.


C’estCest (dist le Moyne) Pour trois cau
ses: par lesquelles un lieu est naturel-
lement refraischy. Primo: pour ce
que l’eauleau decourt tout du long. Se-
cundo
, pour ce que c’estcest un lieu umbra-
geux, obscur, & tenebreux, auquel ja-
mais le Soleil ve luist. Et tiercement
pour ce qu’ilquil est continuellement esven-
te des ventz du trou, de bize, de chemise,
& d’abondantdabondant de la braguette. Et de-
hayt. Page a la humerie. Crac, crac,
crac, Que dieu est bon, qui nous donne
ce bon piot. J’advoueJadvoue dieu, si j’eussejeusse este
au temps de Jesuchrist, j’eussejeusse bien en-
garde que les juifz ne l’eussentleussent prins au
jardin de Olivet. Ensemble le dia-
ble me faille: si j’eussejeusse failly de coupper
les jarretz a messieurs les Apostres qui
fuyrent tant laschement apres qu’ilzquilz eu
rent bien souppe, & laisserent leur bon
maistre au besoing. Je hayz plus que
poizon un homme qui fuyt quand il fault O v
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[109v]
jouer de cousteaux. Hon que je ne suis
roy de France pour quatre vingtz ou
cent ans. Par dieu je vous metroys
en chien courtault les fuyars de Pa-
vye. Leur fiebvre quartaine. Pour-
quoy ne mouroient ilz la plus tost que
laisser leur bon prince en ceste necessite?
N’estNest il meilleur & plus honorable mour
rir vertueusement bataillant, que vivre
fuyant villainement? Nous ne man
gerons gueres d’oysonsdoysons ceste annee. Ha
mon amy, baille de ce cochon. Diavol.
il n’yny a plus de moust. Germinavit ra-
dix Jesse
. Je renye ma vie je meurs de
soif. Ce vin n’estnest de pires. Quel vin
beuviez vous a Paris? Je me donne au
diable, si je n’yny tins plus de six moys
pour un temps maison ouverte a tous
venens. Congnoissez vous frere Clau
de des haulx Barrois? O le bon com
paignon que c’estcest. Mais quelle mousche
l’ala picqué? Il ne faict rien que estudier
de puis je ne scay quand. Je n’estudienestudie
poinct de ma part. En nostre abbaye
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Fu.110.
nous ne estudions jamais, de peur des
auripeaux. Nostre feu abbé disoit
que c’estcest chose monstrueuse veoir un moy
ne scavant. Par dieu monsieur mon
amy magis magnos clericos non sunt
magis magnos sapientes
. Vous ne vei
stes oncques tant de lievres comme il y en
a ceste annee. Je n’aynay peu recouvrir ny
Aultour, ny tiercelet de lieu du monde.
Monsieur de la Bellonniere m’avoitmavoit pro
mis un Lanier, mais il m’escripvitmescripvit n’ana
gueres qu’ilquil estoit devenu patays. Les
perdris nous mangeront les aureilles
mesouan. Je ne prens poinct de plaisir
a la tonnelle. Car je y morfonds. Si
je ne cours, si je ne tracasse, je ne suis
poinct a mon aize. Vray est que saul
tant les hayes & buissons, mon froc y
laisse du poil. J’ayJay recouver un gentil
levrier. Je donne au diable si luy es-
chappe lievre. Un lacquays le me-
noit a monsieur de Maulevrier: je le
destroussay: feis je mal? Nenny
frere Jean (dist Gymnaste) nenny de par
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[110v]
tous les diables nenny. Ainsi dist le
moyne a ces diables: ce pendent qu’ilzquilz
durent. Vertus dieu qu’enquen eust faict
ce boyteux? Le cor dieu il prent plus
de plaisir quand on luy faict present
d’undun bon couble de beufz. Comment
(dist Ponocrates) vous jurez frere Jean?


Ce n’estnest (dist le moyne) que pour orner
mon langaige. Ce sont couleurs de re-
thorique Ciceroniane.


Pourquoy les Moynes sont re-
fuyz du monde, & pourquoy
les ungs ont le nez plus
grand que les aul-
tres. Chapitre.
xxxx.


FOy de christian (dist Eudemon)
je entre en grande resverie consi-
derant l’honnestetelhonnestete de ce moyne.
Car il nous esbaudist icy tous. Et com-
ment doncques est ce qu’onquon rechasse les
moynes de toutes bonnes compaignies?
les appellans Trouble feste, comme abeil
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Fu.111.
les chassent les freslons d’entourdentour leurs
rousches. Ignavum fucos pecus (dist
Maro) a presepibus arcent
. A quoy
respondit Gargantua. Il n’yny a rien si
vray que le froc, & la cogule tire a soy
les opprobres, injures & maledictions
du monde, tout ainsi comme le vent dict
Cecias attire les nues. La raison pe
remptoire est: par ce qu’ilzquilz mangent la
merde du monde, c’estcest a dire les pechez, &
comme machemerdes l’onlon les rejecte en
leurs retraictz: ce sont leurs conventz &
abbayes, separez de conversation poli-
ticque comme sont les retraictz d’unedune
maison. Mais si entendez pourquoy
un cinge en une famille est tousjours
mocque & hersele: vous entendrez pour-
quoy les moynes sont de tous refuys,
& des vieux & des jeunes. Le cinge ne
guarde poinct la maison, comme un chien
il ne tire pas l’aroylaroy, comme le beuf, il ne
produict ny laict, ny layne, comme la bre
bis: il ne porte pas le faiz comme le cheval.


Ce qu’ilquil faict est tout conchier & de-
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[111v]
gaster, qui est la cause pourquoy de tous
repceoyt mocqueries & bastonnades.


Semblablement un moyne (j’entendsjentends
de ces ocieux moynes) ne laboure, com
me le paisant: ne garde le pays, comme
l’hommelhomme de guerre: ne guerist les mala-
des, comme le medicin: ne presche ny en-
doctrine le monde, comme le bon docteur
evangelicque & pedagoge: ne porte les
commoditez & choses necessaires a la re
publicque, comme le marchant. Ce
est la cause pourquoy de tous sont huez
& abhorrys. Voyre mais (dist Grand-
gousier) ilz prient dieu pour nous. Rien
moins (respondit Gargantua) Vray
est qu’ilzquilz molestent tout leur voisinage
a force de trinqueballer leurs cloches.


(Voyre dist le Moyne, une messe,
unes matines, unes vespres bien son-
neez, sont a demy dictes,) Ilz marmon
nent grand renfort de legendes & pseaul-
mes nullement par eulx entenduz. Ilz
content force patenostres entrelardees
de longs Ave mariaz, sans y penser ny
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Fu.112.
entendre. Et ce je appelle mocquedieu
non oraison. Mais ainsi leurs ayde
dieu s’ilzsilz prient pour nous, & non par
paour de perdre leurs miches & soup-
pes grasses. TeusTous vrays Christians
de tous estatz, en tous lieux, en tous
temps prient dieu, & l’esperitlesperit prie & inter-
pelle pour iceulx: & dieu les prent en grace
Maintenant tel est nostre bon frere Jean.
Pourtant chascun le soubhaite en sa
compaignie.


Il n’estnest poinct bigot, il n’estnest poinct dessire, il
est honeste, joyeux, delibere, bon compaignon


Il travaille, il labeure, il defent les
opprimez, il conforte les affligez, il sub-
vient es souffreteux, il garde les clous
de l’abbayelabbaye. Je foys (dist le moyne)
bien dadvantaige. Car en despes-
chant nos matines & anniversaires on
cueur, ensemble je fois des chordes d’ar
baleste
dar
baleste
, je polys des matraz & guarrotz,
je foys des retz & des poches a prendre
les connis. Jamais je ne suis oisif.
Mais or cza a boyre, a boyre, cza. Aporte
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[112v]
le fruict. Ce sont chastaignes du boys
D’Destrocz. Avec bon vin nouveau, voy
vous la composeur de petz. Vous n’esteznestez
encores ceans amoustillez? Par dieu je
boy a tous guez, comme un cheval de
promoteur. Gymnaste luy dist. Fre-
re Jean oustez ceste rouppie que vous
pend au nez. Ha, ha, (dist le Moyne) se-
rois je en dangier de noyer? veu que suis
en l’eauleau jusques au nez. Non, non. Quare
Qui a
elle en sort bien, mais poinct n’yny
entre. Car il est bien antidote de pampre.


O mon amy, qui auroit bottes d’hy-
ver
dhy-
ver
de tel cuir: hardiment pourroit il
pescher aux huytres. Car jamais ne
prendroient eau. Pourquoy (dist Gar
gantua) est ce, que frere Jean a si beau
nez. Par ce (respondit Grandgou-
sier) que ainsi dieu l’ala voulu, lequel nous
faict en telle forme & telle fin selon son
divin arbitre, que faict un potier ses
vaisseaulx. Par ce (dist Ponocra-
tes) qu’ilquil feut de premieres a la foyre des
nez. Il print des plus beaulx & plus
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Fu.113.
grands. Trut avant (dist le moyne) se-
lon vraye Philosophe monasticque c’estcest
par ce que ma nourrice avoit les tetins
moletz, en la laictant mon nez y enfon-
droit comme en beurre, & la s’eslevoitseslevoit &
croissoit comme la paste dedans la met.


Les durs tetins de nourrices font
les enfans camuz. Mais guay, guay,
ad formam nasi cognoscitur ad te leva
vi
. Je ne mange jamais de confitures.
Page a la humerie. Item rousties.


Comment le moyne feist dormir
Gargantua, & de ses heu-
res et breviaire. Cha-
pitre. xxxxj.


LE souper acheve consulte-
rent sus l’affairelaffaire instant et
feut conclud que environ la
minuict ilz sortirentsortiroient a l’escar
mouche
lescar
mouche
pour scavoir quel guet & dili-
gence faisoient leurs ennemys. En ce
pendent qu’ilquil se reposeroient quelque peu
pour estre plus frais. Mais Gargan P
Fac-similé BVH

[113v]
tua ne povoit dormir en quelque facon
qu’ilquil se mist. Dont luy dist le moyne.
Je ne dors jamais bien a mon aise, si
non quand je suis au sermon, ou quand
je prie dieu. Je vous supplye commen-
cons vous & moy les sept pseaulmes
pour veoir si tantost ne serez endormy.


L’inventionLinvention pleut tresbien a Gargantua


Et commenceant le premier pseaulme
sus le poinct de Beati quorum, s’endor-
mirent
sendor-
mirent
& l’unlun & l’aultrelaultre. Mais le moy
ne faillit oncques a s’esveillersesveiller avant
la minuict, tant il estoit habitue a l’heu-
re
lheu-
re
des matines claustralles. Luy es-
veille tous leles aultres esveilla, chantant
a pleine voix la chanson. Ho regnault
reveille toy veille, O Regnault reveille
toy. Quand tous furent esveillez, il
dict. Messieurs l’onlon dict, que matines
commencent par tousser & souper, par
boyre. Faisons au rebours commencons
maintenant noz matines, par boyre, &
de soir a l’entreelentree de souper nous tousse-
rons a qui mieulx mieulx. Dont dist
Fac-similé BVH



Fu.114.
Gargantua. Boyre si tost apres le dor-
mir? Ce n’estnest vescu en diete de medicine.
Il se fault premier escurer l’estomachlestomach
des superfluitez & excercemensexcremens.


C’estCest dist le moyne bien mediciné.


Cent diables me saultent au corps
s’ilsil n’yny a plus de vieulx hyvrognes, qu’ilquil
n’yny a de vieulx medicins. J’ayJay compose
avecques mon appetit en telle paction,
que tousjours il se couche avecques moy
& a cela je donne bon ordre le jour durant
aussy avecques moy il se lieve. Rendez
tant que vouldrez voz cures, je m’enmen voys
apres mon tyrouer. Quel tyrouer
(dist Gargantua) entendez vous? Mon
breviaire, dist le Moyne. Car tout
ainsi que les faulconniers davant que
paistre leurs oyseaux les font tyrer
quelque pied de poulle, pour leurs pur-
ger le cerveau des phlegmes, & pour les
mettre en appetit, ainsi prenant ce joyeux
petit breviaire au matin, je m’escuremescure tout
le poulmon, & voy me la prest a boyre.


A quel usaige (dist Gargantua) dictez P ij
Fac-similé BVH

[114v]
vous ces belles heures. A l’usaigelusaige (dist
le moyne) de Fecan a troys pseaulmes
& troys lecons, ou rien du tout qui ne
veult. Jamais je ne me assubjectis a heu
res, les heures sont faictez pour l’hom-
me
lhom-
me
, & non l’hommelhomme pour les heures. Pour
tant je foys des miennes a guise d’estri-
vieres
destri-
vieres
, je les acourcis ou allonge quand
bon me semble. Brevis oratio penetrat
celos, longua potatio evacuat cyphos.


Ou est escript cela? Par ma foy (dist
Ponocrates) je ne scay mon petit couil
laust, mais tu vaulx trop. En cela
(dist le Moyne) je vous ressemble. Mais
Venite apotemus. L’onLon apresta car-
bonnades a force & belles souppes de
primes, & beut le moyne a son plaisir.


Aulcuns luy tindrent compaignie,
les aultres s’ensen deporterent. Apres
chascun commenca soy armer & accou-
strer. Et armerent le moyne contre son
vouloir, car il ne vouloit aultres armes
que son froc davant son estomach, & le
baston de la croix en son poing. Tou-
Fac-similé BVH



Fu.115.
tesfoys a leusleur plaisir feut arme de pied
en cap, & monte sus un bon coursier du
royaulme, & un gros braquemart au
couste. Ensemble Gargantua, Po-
nocrates, Gymnaste, Eudemon, & vingt
& cinq des plus adventureux de la mai
son de Grandgousier, tous armez a l’ad
vantaige
lad
vantaige
la lance au poing montez com-
me sainct George: chascun ayant un
Harquebouzier en crope.


Comment le Moyne donne cou-
raige a ses compaignons, & com-
ment il pendit a une arbre.
Chapitre. xlij.


OR s’ensen vont les nobles cham
pions a leur adventure, bien
deliberez d’entendredentendre quelle ren
contre fauldra poursuyvre,
& de quoy se fauldra contregarder, quand
viendra la journee de la grande & horri
ble bataille. Et le Moyne leur donne
couraige, disant, Enfans n’ayeznayez ny paour
ny doubte, Je vous conduiray seurement. P iij
Fac-similé BVH

[115v]
Dieu & sainct Benoist soient avecques
nous. Si j’avoysjavoys la force de mesmes le
couraige, par la mort bieu je vous les
plumeroys comme un canart. Je ne
crains rien fors l’artillerielartillerie. Toutesfoys
je scay quelque oraison, que m’ama baille le
soubsecretain de nostre abbaye, laquel-
le guarentist la personne de toutes bou
ches a feu. Mais elle ne me profitera de
rien, Car je n’aynay adjouste poinct de foy.
Toutesfoys mon baston de croix fera
diables. Par dieu, qui fera la cane
de vous aultres, je me donne au diable
si je ne le fays moyne en mon lieu & l’en-
chevestre
len-
chevestre
de mon froc. Il porte medicine
a couhardise de gens. Avez point ouy
parler du levrier de monsieur de Meur
les, qui ne valloit rien pour les champs,
il luy mist un froc au col, par le corps
dieu il n’eschappoitneschappoit ny lievre ny regnard
devant luy, & que plus est couvrit tou-
tes les chiennes du pays, qui au para-
vant estoit esrene, & frigidis & maleficia
tis.
Le Moyne disant ces parolles
Fac-similé BVH

Fu.116.
en cholere passa soubz un noyer tyrant
vers la saullaye, & embrocha la visiere
de son heaulme a la roupte d’unedune grosse
branche du noyer. Ce non obstant don
na fierement des esperons a son cheval
lequel estoit chastouilleur a la poincte,
en maniere que le cheval bondoitbondit en
avant, & le moyne voulant deffaire sa
visiere du croc, lasche la bride, & de la
main se pend aux branches: ce pendent
que le cheval se desrobe dessoubz luy.


Par ce moyen demoura le Moyne
pendent au noyer, & criant a l’aidelaide & au
meurtre, protestant aussi de trahison.
Eudemon premier l’aperceutlaperceut, & appel-
lant Gargantua. Sire venez & voyez
Absalon pendu. Gargantua venu con
sidera la contenence du moyne: & la for
me dont il pendoit, & dist a Eudemon,
Vous avez mal rencontre le comparant
a Absalon. Car Absalon se pendit par
les cheveux, mais le moyne ras de teste
s’estsest pendu par les aureilles, Aydez moy
(dist le Moyne) de par le diable. N’estNest il P iiij
Fac-similé BVH

[116v]
pas bien le temps de jazer? Vous me
semblez les prescheurs decretalistes, qui
disent que quiconques voira son pro-
chain en dangier de mort, il le doibt sus
peine d’excommunicationdexcommunication trisulce plus
toust admonnester de soy confesser & met
tre en estat de grace que de luy ayder.


Quand doncques je les voiray tom
bez en la riviere, & prestz d’estredestre noyez, en
lieu de les aller querir & bailler la main
je leur feray un beau & long sermon de
contemptu mundi, & fuga seculi
. & lors
qu’ilzquilz seront roides mors, je les iray pes-
cher. Ne bouge (dist Gymnaste) mon mi
gnon je te voys querir, car tu es gentil
petit monachus. Monachus in claustro
non valet ova duo, sed quando est extra
bene valet triginta
. J’ayJay veu des pendus
plus de cinq cens, mais je n’ennen veis onc-
ques qui eust meilleure grace en pendi-
lant, & si je l’avoyslavoys aussi bonne je voul-
droys ainsi pendre toute ma vye. Aurez
vous (dist le Moyne) tantost assez pres-
che? Aidez moy de par dieu, puis que
Fac-similé BVH



Fu.117.
de par l’aultrelaultre ne voulez. Par l’habitlhabit que
je porte vous en repentirez tempore & lo
co prelibatis
. Allors descendit Gym
naste de son cheval, & montant au no-
yer souleva le moyne par les goussetz
d’unedune main & de l’autrelautre deffist sa visiere
du croc de l’arbrelarbre, & ainsi le laissa tomber
en terre, & soy apres. Descendu que feut
le Moyne se deffist de tout son arnoys
& getta l’unelune piece apres l’autrelautre parmy
le champ & reprenant son baston de la
croix remonta sus son cheval, lequel
Eudemon avoit retenu a la fuite. Ain-
si s’ensen vont joyeusement tenans le che-
min de la saullaye.


Comment l’escharmouchelescharmouche de Picrocho-
le feut rencontre par Gargantua.
Et Comment le Moyne tua le
capitaine Tyravant, & puis
fut prisonnier entre
les ennemys.
Chapitre.
xliij.

P v
Fac-similé BVH

[117v]


PIcrochole a la relation de ceulx
qui avoient evade a la roupte
lors que Tripet fut estripe feut
esprins de grand courroux, ouyant que
les diables avoient couru suz ses gens,
& tint son conseil toute la nuict, au quel
Hastiveau & Toucquedillon conclurent
que sa puissance estoit telle qu’ilquil pour-
roit defaire tous les diables d’enferdenfer s’ilzsilz
y venoient. Ce que Picrochole ne cro-
yoit du tout, aussy ne s’ensen defioit il.


Pourtant envoya soubz la conduicte
du conte Tyravant pour descouvrir le
pays seize cens chevaliers tous montez
sus chevaulx legiers en escarmousche,
tous bien aspergez d’eaudeau beniste, & cha-
scun ayant pour leur signe une estolle en
escharpe, a toutes adventures s’ilzsilz ren-
controient les diables, que par vertus
tant de ceste eau Gringorienne, que des
estoillesestolles, yceulx feissent disparoir & esva
nouyr. Coururent doncques jusques
pres lavau Guyonla vau Guyon, & la maladerye,
mais oncques ne trouverent personne
Fac-similé BVH



Fu.118.
a qui parler, dont repasserent par le des
sus, & en la loge & tugure pastoral, pres
le Couldray trouverent les cinq pele-
rins. Lesquelz liez & baffouez emmene-
rent, comme s’ilzsilz feussent espies, non ob
stant les exclamations, adjurations,
& requestes qu’ilzquilz feissent. Descendus
de la vers Seuille, furent entenduz par
Gargantua. Lequel dist a ses gens. Com
paignons il y a icy rencontre & sont en
nombre trop plus dix foys que nous,
chocquerons nous sus eulx? Que dia-
ble (dist le moyne) ferons nous doncq?
Estimez vous les hommes par nombre,
& non par vertus & hardiesse. Puis
s’escriasescria. Chocquons diables, chocquons.
Ce que entendens les ennemys penso-
ient certainement que feussent vrays
diables, dont commencerent fuyr a bride
avallee, excepte Tyravant, lequel cou-
cha sa lance en l’arrestlarrest, & en ferut a toute
oultrance le moyne au milieu de la poic-
trine, mais rencontrant le froc horrifique,
rebouscha par le fer, comme si vous frap
Fac-similé BVH



[118v]
piez d’unedune petite bougie contre une en-
clume. Adoncq le moyne avec son ba
ston de croix luy donna entre col & col-
let sus l’oslos Acromion si rudement qu’ilquil
l’estonnalestonna: & feist pierdreperdre tout sens & mo-
vement, & tomba es piedz du cheval.


Et voyant l’estollelestolle qu’ilquil portoit en es-
charpe, dist a Gargantua. Ceulx cy ne
sont que prebstres, ce n’estnest q’unqun commen-
cement de moyne, par sainct Jean je suis
moyne parfaict, je vous en tueray com
me de mousches. Puis le grand gua-
lot courut apres, tant qu’ilquil atrapa les
derniers & les abbastoit comme seille fra
pant a tors & a travers. Gymnaste in-
terrogua sus l’heurelheure Gargantua, s’ilzsilz
les debvoient poursuyvre. A quoy dist
Gargantua, Nullement. Car selon
vraye discipline militaire, jamais ne
fault mettre son ennemy en lieu de des-
espoir. Par ce que telle necessité luy mul-
tiplie sa force, & accroist le couraige, qui
ja estoit deject & failly Et n’yny a meilleur
remede de salut a gens estommiz & re-
Fac-similé BVH



Fu.119.
creuz que de ne esperer salut aulcun.
Quantes victoires ont este tollues des
mains des vaincqueurs par les vain-
cuz, quand il ne se sont contentes de rai
son: mais ont attempte du tout mettre a in
ternition & destruire totallement leurs en
nemys, sans en vouloir laisser un seul
pour en porter les nouvelles. Ouvrez
tousjours a voz ennemys toutes les por
tes & chemins, & plus tost leurs faictes
un pont d’argentdargent, affin de les renvoyer.


Voyre mais (dist Gymnaste) ilz ont le
moyne. Ont ilz (dist Gargantua) le moy
ne? Sus mon honneur, que ce sera a leur
dommaige. Mais affin de survenir a
tous azars, ne nous retirons pas enco-
res attendons icy en silence. Car je pen
se ja assez congnoistre l’enginlengin de noz en-
nemys, il se guident par sort non par con
seil. Iceulx ainsi attendens soubz
les noiers, ce pendent le moyne pour-
suyvoit chocquant tous ceulx qu’ilquil ren-
controit sans de nully avoir mercy.
Jusque a ce qu’ilquil rencontra un chevalier
Fac-similé BVH



[119v]
qui portoit en crope un des pauvres pe
lerins, & la le voulent mettre a sac s’escriasescria
le pelerin. Ha monsieur le priour mon
amy, monsieur le priour sauvez moy je
vous en prie. Laquelle parolle entendue
se retournerent arriere les ennemys &
voyans que la n’estoitnestoit que le moyne, qui
faisoit cest esclandre, le chargerent de
coups, comme on faict un asne de boys,
mais de tout rien ne sentoit, mesmement
quand ilz frapoient sus son froc, tant il
avoit la peau dure. Puis le baillerent
a guarder a deux archiers, & tournans
bride ne veirent porsonne[sic] contre eulx
dont exstimerent que Gargantua estoit
fuy avecques sa bande. Adoncques cou
rurent vers les noyrettes tant roidde-
ment qu’ilzquilz peurent pour les recontrer,
& laisserent la le moyne seul avecques
deux archiers de guarde. Gargantua
entendit le bruit, & hennissement des che-
vaulx, & dict a ses gens. Compaignons
j’entendsjentends le trac de noz ennemys, & ja ap
percoy aulcuns d’iceulxdiceulx qui viennent
Fac-similé BVH



Fu.120.
contre nous a la foulle serrons nous
icy, & tenons le chemin en bon ranc, par
ce moyen nous les pourrons recepvoir
a leur perte & a nostre honneur.


Comment le Moyne se deffist
de ses guardes, & comment l’es-
carmouche
les-
carmouche
de Picrocho
le feut deffaicte.
Chap. xliiij.


LE Moyne les voyant ainsi depar
tir en desordre, conjectura qu’ilzquilz
alloient charger sus Gargan-
tua & ses gens, & se contristoit merveil-
Fac-similé BVH



[120v]
leusement de ce qu’ilquil ne les povoit secou
rir. Puis advisa la contenence de ses
deux archiers de guarde, lesquelz eus-
sent voluntiers couru apres la troupe
pour y butiner quelque chose & tous-
jours regardoient vers la vallee en la-
quelle ilz descendoient. Dadvantai-
ge syllogisoit disant, ces gens icy sont
bien mal exercez en faictz d’armesdarmes. Car
oncques ne me ont demande ma foy, &
ne me ont ouste mon braquemart.


Soubdain apres tyra son dict braque-
mart, & en ferut l’archierlarchier qui le tenoit a dex
tre luy coupant entierement les venes
jugulaires, & arteres spagitides du col,
avecques le guarguareon, jusques es
deux adenes: & retirant le coup luy en-
treouvrit le mouelle spinale entre la se
conde & tierce vertebre, la tomba l’ar-
chier
lar-
chier
tout mort. Et le moyne detour
nant son cheval a gauche courut sus
l’aultrelaultre, lequel voyant son compaignon
mort & le moyne adventaige sus soy
cryoit a haulte voix. Ha monsieur le
Fac-similé BVH



Fu.121.
priour je me rendz, monsieur le priour
mon bon amy, monsieur le priour. Et le
moyne cryoit de mesmes. Monsieur le
posteriour mon amy, monsieur le poste
riour, vous aurez sus voz pesteres.


Ha (disoit l’archierlarchier) monsieur le priour
mon mignon, monsieur le priour, que dieu
vous face abbe. Par l’habitlhabit (disoit le
moyne) que je porte je vous feray icy car
dinal, Renczonnez vous les gens de re-
ligion? Vous aurez un chapeau rouge
a ceste heure de ma main. Et l’archierlarchier
cryoit, Monsieur le priour, monsieur le
priour, monsieur l’abbelabbe futeur, monsieur
le cardinal, monsieur le tout. Ha, ha, hes,
non Monsieur le priour, mon bon petit
seigneur le priour je me rends a vous.
Et je te rends (dist le moyntmoyne) a tous les
diables. Lors d’undun coup luy tranchit
la teste, luy coupant le test sus les os
petrux & en levant les deux os breg-
matis & la commissure sagittale, avec-
ques grande partie de l’oslos coronal, ce
que faisant luy tranchit les deux me- Q
Fac-similé BVH

[121v]
ninges & ouvrit profondement les
deux posterieurs ventricules du cer-
veau & demoura le craine pendent sus
les espaules a la peau du pericarane
par derriere, en forme d’undun bonnet docto-
ral, noir par dessus, rouge par dedans.
Ainsi tomba roidde mort en terre. Ce
faict, le Moyne donne des esperons a
son cheval & poursuyt la voye que teno
ient les ennemys, lesquelz avoient ren-
contre Gargantua & ses compaignons
au grand chemin, & tant estoient dimi-
nuez au nombre pour l’enormelenorme meutre[sic]
que y avoit faict Gargantua avecques
son grand arbre, Gymnaste, Ponocra
tes, Eudemon, & les aultres, qu’ilzquilz com-
mencoient soy retirer a diligence, tous
effrayez & perturbez de sens & entende-
ment comme s’ilzsilz veissent la propre espe
ce & forme de mort davant leurs yeulx.


Et comme vous voyez un asne quand
il a au cul un oestre Junonicque, ou
une mouche qui le poinct, courir ca & la
sans voye ny chemin gettant sa charge
Fac-similé BVH



Fu.122.
par terre, rompant son frain & renes,
sans aulcunement respirer ny prandre
repos, & ne scayt on qui le meut, car l’onlon
ne veoit rien qui le touche. Ainsi fuyo-
ient ces gens de sens desprouveuz, sans
scavoir cause de fuyr tant seulement les
poursuit une terreur Panice laquelle
avoient conceue en leurs ames. Vo
yant le moyne que toute leur pensee n’e-
stoit
ne-
stoit
si non a guaigner au pied, descend
de son cheval, & monte sus une grosse ro
che qui estoit sus le chemin, & avecques
son grand braquemart, frappoit sus ces
fuyars a grand tour de bras sans se
faindre ny espargner. Tant en tua
& mist par terre, que son braquemart
rompit en deux pieces. Adoncques pen
sa en soy mesmes que c’estoitcestoit assez mas-
sacre & tue, & que le reste debvoit eschap
per pour en porter les nouvelles. Pour
tant saisit en son poing une hasche de
ceulx qui la gisoient mors, & se retour-
na de rechief sus la roche, passant temps
a veoir fouyr les ennemys, & cullebuter Q ij
Fac-similé BVH

[122v]
entre les corps mors, excepte que a tous
faisoit laisser leurs picques, espees, lan
ces & hacquebutes & ceulx qui portoient
les pelerins liez, il les mettoit a pied et
delivroit leurs chevaulx au dictz pele-
rins, les retenent avecques soy l’oreeloree de
la haye. Et Toucquedillon, lequel il
retint prisonnier.


Comment le moyne amena les pe-
lerins & les bonnes parol-
les que leur dist Grand-
gousier. Chap. xlv.


CEste escarmouche parache
vee se retyra Gargantua
avecques ses gens excepte
le Moyne, & sus la poincte
du jour se rendirent a Grand
gousier, lequel en son lict prioit dieu
pour leur salut & victoire. Et les voyant
tous saultzsaulfz & entiers les embrassa de
bon amour, & demanda nouvelles du
moyne. Mais Gargantua luy respon
dit que sans doubte leurs ennemys avo
Fac-similé BVH



Fu.123.
ient le moyne. Ilz auront (dist Grand-
gousier) doncques male encontre. Ce
que avoit este bien vray. Pourtant
encores est le proverbe en usaige, de bail
ler le moyne a quelcun. A doncques
commenda qu’onquon aprestast tresbien a des-
jeuner, pour les refraischir, Le tout a-
preste l’onlon appella Gargantua mais
tant luy grevoit de ce que le moyne ne
comparoit aulcunement, qu’ilquil ne vouloit
ny boyre ny manger. Tout soubdain
le moyne arrive, & des la porte de la bas
se court, s’escriasescria, vin frays, vin frays,
Gymnaste mon amy. Gymnaste sortit
& veit que c’estoitcestoit frere Jan qui amenoit
cinq pelerins, & Toucquedillon prison-
nier, dont Gargantua sortit au davant
& luy feirent le meilleur recueil que peu
rent, & le menerent davant Grandgou-
sier, lequel l’interrogealinterrogea de toute son ad-
venture. Le moyne luy disoit tout: &
comment on l’avoitlavoit prins, & comment il
s’estoitsestoit deffaict des archiers, & la bouche
rie qu’ilquil avoit faict par le chemin, & com Q iij
Fac-similé BVH

[123v]
ment il avoit recouvert les pelerins, et
amene le capitaine Toucquedillon.


Puis se mirent a bancqueter joyeu-
ment
joyeu-
sement
tous ensemble. Ce pendent Grand
gousier interrogeoit les pelerins, de
quel pays ilz estoient, dont il venoient,
& ou ilz alloient.Lasdaller pour tous
respondit. Seigneur je suis de sainct
Genou en Berry,
Cestuy cy est de Paluau,
Cestuy cy est de Onzay,
Cestuy cy est de Argy,
Et cestuy cy est de Villebrenin. Nous
venons de sainct Sebastian pres de Nan
tes, & nous en retournons par noz peti-
tes journees. Voyre mais (dist Grand-
gousier) qu’alliezqualliez vous faire a sainct Se
bastian? Nous allions (dist Lasdal-
ler) luy offrir noz votes contre la peste.


O (dist Grandgousier) pauvres gens,
estimez vous que la peste vienne de sainct
Sebastian? Ouy vrayement (respondit
Lasdaler) noz prescheurs nous l’affermentlafferment.


Ouy (dist Grandgousier) les faulx
Fac-similé BVH



Fu.124.
prophetes vous annoncent ilz telz abuz?
Blasphement ilz en ceste facon les ju-
stes & sainctz de dieu, qu’ilzquilz les font sem
blables aux diables, qui ne font que
mal entre les humains? Comme Ho-
mere escript que la peste fut mise en
l’oustloust des Gregoys par Apolo, & com-
me les Poetes faignent un grand tas
de Vejoves & dieux malfaisans. Ain-
si preschoit a Sinays un Caphart, que
sainct Antoine mettoit le feu es jambes.
Sainct Eutrope, faisoit les hydropiques.
Sainct Gildas les folz.
Sainct Genou les gouttes. Mais je
le puniz en tel exemple quoy qu’ilquil me
appellast Heretique, que depuis ce temps
Caphart quiconques n’estnest auze entrer
en mes terres. Et m’esbahysmesbahys si vostre
roy les laisse prescher par son royaul-
me telz scandales. Car plus sont a punir
que ceulx qui par art magicque ou aul
tre engin auroient mis la peste par le
pays. La peste ne tue que le corps. Mais
telz imposteurs empoisonnent les ames.

Q iiij
Fac-similé BVH

[124v]

Luy disans ces parolleparolles entra le moy
ne tout delibere, & leurs demanda. Dont
este vous, vous aultres pauvres hayres?
De sainct Genou, dirent ilz. Et com-
ment (dist le moyne) se porte l’labbe Tran
chelion le bon beuveur. Et les moynes,
quelle chere font ilz? Le cor dieu ilz bisco
tent voz femmes ce pendent que estes en
romivage. Hinhen (dist Lasdaller) je
n’aynay pas peur de la mienne. Car qui la
verra de jour, ne se rompera ja le col
pour l’allerlaller visiter la nuict. C’estCest (dist
le moyne) bien rentre de picques. Elle
pourroit estre aussi layde que Proserpi
ne, elle aura par dieu la saccade puis
qu’ilquil y a moynes au tour. Car un bon
ouvrier mect indifferentement toutes
pieces en oeuvre. Que j’ayejaye la verolle,
en cas que ne les trouviez engroissees
a vostre retour. Car seulement l’ombrelombre
du clochier d’unedune abbaye est feconde.


C’estCest (dist Gargantua) comme l’eauleau
du Nile en Egypte, si vous croyez Stra
bo, & Pline lib. vij. chap. iij. advise que
Fac-similé BVH



Fu.125.
c’estcest de la miche, des habitz, & des corps.


Lors dist Grandgousier. Allez vous
en pauvres gens au nom de dieu le crea
teur, lequel vous soit en guide perpetuel
le. Et dorenavant ne soyez faciles a ces
otieux & inutilles voyages. Entretenez
voz familles, travaillez chascun en sa
vocation, instruez voz enfans, & vivez com
me vous enseigne le bon Apostre sainct
Paoul. Ce faisans vous aurez la gar
de de dieu, des anges, & des sainctz avec
ques vous, & n’yny aura peste ny mal qui
vous porte nuysance. Puis les mena
Gargantua prendre leur refection en la
salle: mais les pelerins ne faisoient que
souspirer, & dirent a Gargantua. O
que heureux est le pays qui a pour seigneur
un tel homme. Nous sommes plus edifiez
& instruictz en ces propos qu’ilquil nous a te
nu, qu’enquen tous les sermons que jamais nous
feurent preschez en nostre ville. C’estCest
(dist Gargantua) ce que dict Platon lib. v.
de rep.
que lors les republiques seroient heu
reuses, quand les roys philosopheroient Q v
Fac-similé BVH



[125v]
ou les philosophes regneroient. Puis
leur feist emplir leurs bezaces de vivres
leurs bouteilles de vin, & a chascun donna
cheval pour soy soulager au reste du
chemin, & quelques carolus pour vivre.


Comment Grandgousier traicta
humainement Toucquedil-
lon prisonnier. Cha-
pitre. xlvj.



TOucquedillon fut presente a Grand
gousier, & interroge par icelluy
sus l’entreprinzelentreprinze & affaires de
Picrochole, quelle fin il pretendoit par
ce tumultaire vacarme, A quoy respon
Fac-similé BVH



Fu.126.
dit que sa fin & sa destinee estoit de con-
quester tout le pays s’ilsil povoit, pour l’in
jure
lin
jure
faicte a ses fouaciers. C’estCest (dist
Grandgousier) trop entreprint, qui trop
embrasse peu estrainct, Le temps n’estnest
plus d’ainsidainsi conquester les royaulmes
avecques dommaige de son prochain fre
re christian, ceste imitation des anciens
Hercules, Alexandres, Hannibalz, Sci
pions, Cesars & aultres telz est contrai
re a la profession de l’evangilelevangile, par lequel
nous est commande, guarder, saulver,
regir & administrer chascun ses pays &
terres, non hostilement envahir les aul
tres. Et ce que les Sarazins & Barba
res jadis appelloient prouesses, mainte
nant nous appellons briguanderies, &
mechansetez.Mieulx eust il faict soy
contenir en sa maison royallement la
gouvernant: que insulter en la mienne,
hostillement la pillant, car par bien la
gouverner l’eustleust augmentee, par me pil
ler sera destruict. Allez vous en au nom
de dieu: suyvez bonne entreprinse, remon
Fac-similé BVH



[126v]
strez a vostre roy les erreurs que con-
gnoistrez, & jamais ne le conseillez, ayant
esgard a vostre profit particulier, car
avecques le commun est aussy le propre
perdu. Quand est de vostre ranczon,
je vous la donne entierement, & veulx
que vous soient rendues armes & che-
val, ainsi fault il faire entre voisins et
anciens amys, veu que ceste nostre diffe
rence, n’estnest poinct guerre proprement.


Comme Platon. li v de rep. vouloit
estre non guerre nommee, ains sedition
quand les Grecz meuvoient armes les
ungs contre les aultres. Ce que si par
male fortune advenoit, il commande
qu’onquon use de toute modestie. Si gnerre
la nommez, elle n’estnest que superficiaire: el
le n’entrenentre poinct au profond cabinet de
noz cueurs. Car nul de nous n’estnest oul-
traige en son honneur: & n’estnest question
en somme totale, que de rabiller quelque
faulte commise par nos gens, j’entendzjentendz &
vostres & nostres. Laquelle encores que
congneussiez, vous doibvez laisser couler
Fac-similé BVH



Fu.127.
oultre, car les personnages querelans
estoient plus a contempner, que a ramen
tevoir, mesmement leurs satisfaisant se
lon le grief, comme je me suis offert. Dieu
sera juste estimateur de nostre different,
lequel je supplye plus tost par mort me
tollir de ceste vie, & mes biens deperir
davant mes yeulx, que par moy ny les
miens en rien soit offensé. Ces pa-
rolles achevees appella le moyne, & da
vant tous luy demanda, frere Jan mon
bon amy estez vous qui avez prins le ca
pitaine Toucquedillon icy present? Sy
re (dist le moyne) il est present, il a eage &
discretion, j’aymejayme mieulx que le sachez
par sa confession, que par ma parolle.
A doncques dist Toucquedillon. Seigneur
c’estcest luy veritablement qui m’ama prins, & je
me rends son prisonnier franchement.


L’avezLavez vous (dist Grandgousier au
moyne) mis a rancon? Non, dist le moy
ne. De cela je ne me soucie. Combien (dist
Grandgousier) voudriez vous de sa
prinse? Rien rien (dist le moyne) cela ne
Fac-similé BVH



[127v]
me mene pas. Lors commenda Grand-
gousier, que present Toucquedillon feus
sent contez au moyne soixante & deux
mille saluz, pour celle prinse. Ce que feut
faict ce pendent qu’onquon feist la collation
au dict Toucquedillon, au quel deman
da Grandgousier s’ilsil vouloit demourer
avecques luy, ou si mieulx aymoit re-
tourner a son roy? Toucquedillon res-
pondit, qu’ilquil tiendroit le party lequel il
luy conseilleroit. Doncques (dist Grand
gousier) retournez a vostre roy, & dieu
soit avecques vous. Puis luy donna
une belle espee de Vienne, avecques le
fourreau d’ordor faict a belles vignettes
d’orfeveriedorfeverie, & un collier d’ordor pesant sept
cens deux mille marcz, garny de fines
pierreries, a l’estimationlestimation de cent soixante
mille ducatz, & dix mille escuz present
honorable. Apres ces propos monta
Toucquedillon sus son cheval Gar-
gantua pour sa seurete luy bailla tren-
te hommes d’armesdarmes, & six vingt archiers
soubz la conduite de Gymnaste, pour le
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Fu.128.
mener jusques es portes de la Roche
clermaud, si besoing estoit. Icelluy de-
party le moyne rendit a Grandgousier
les soixante & deux mille salutz qu’ilquil
avoit repceu, disant. Syre ce n’estnest ores,
que vous doibvez faire telz dons. Atten-
dez la fin de ceste guerre, car l’onlon ne scait
quelz affaires pourroient survenir. Et
guerre faicte sans bonne provision d’ar
gent
dar
gent
, n’a’na’ q’unqun souspirail de vigueur.


Les nerfz des batailles sont les pecu
nes. Doncques (dist Grandgousier) a la fin
je vous contenteray par honneste recompense,
& tous ceulx qui me auront bien servy.


Comment Grandgousier manda que-
rir ses legions, & comment Toucque
dillon tua Hastiveau, puis fut
tue par le commande-
ment de Picrochole.
Chap. xlvij.


EN ces mesmes jours, ceulx de
Besse, du Marche vieux, du
bourg sainct Jacques du Train
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[128v]
neau, de Parille, de riviere, des ro-
ches sainct Paoul, du Vau breton, de
Pautille, du Brehemont, du pont de
Clam, de Cravant, de Grandmont, des
Bourdes de la ville au Mere, de Huy-
mes de Serge, de Husse, de sainct Lo-
uant, de Panzoust, des Coldreaux, de
Verron, de Coulaines, de chose, de Va
renes, de Bourgueil, de l’lisle Boucard,
du Croulay, de Narsy, de Cande, de
Montsoreau, & aultres lieux confins en
voierent devers Grandgousier ambas
sades, pour luy dire qu’ilzquilz estoient adver
tis des tordz que luy faisoit Picrochole
& pour leur ancienne confederation, ilz
luy offroient tout leur povoir tant de
gens, que d’argentdargent, & aultres munitions
de guerre. L’argentLargent de tous montoit
par les pactes qu’ilzquilz luy avoient, six
vingt quatorze millions deux escuz et
demy d’ordor. Les gens estoient quinze mil
le hommes d’armesdarmes, trente & deux mille
chevaux legiers, quatre vingtz neuf mil
le harquebousiers, cent quarante mille ad-
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Fu.129.
venturiers, unze mille deux cens canons,
doubles canons, basilicz & spiroles.
Pionniers quarante sept mille, le tout
souldoye & avitaille pour six moys &
quatre jours. Lequel offre Gargan-
tua ne refusa, ny accepta du tout.


Mais grandement les remerciant,
dist, qu’ilquil composeroit ceste guerre par
tel engin que besoing ne seroit tant em
pescher de gens de bien. Seulement
envoya qui ameneroit en ordre les le-
gions lesquelles entretenoit ordinaire-
ment en ses places de la deviniere, de
Chaviny, de Gravot, & Quinquenays
montant en nombre deux mille cinq cens
hommes d’armesdarmes soixante & six mille
hommes de pied vingt & six mille arque
buziers, deux cens grosses pieces d’ar-
tillerye
dar-
tillerye
, vingt & deux mille Pionniers,
& six mille chevaulx legiers, tous par
bandes, tant bien assorties de leurs the
sauriers, de vivandiers, de mareschaulx
de armuriers, & aultres gens necessai-
res au trac de bataille: tant bien instruict R
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[129v]
en art militaire, tant bien armez, tant
bien recongnoissans & suivans leurs
enseignes, tant soubdains a entendre et
obeir a leurs capitaines. tant expediez
a courir, tant fors a chocquer, tant pru-
dens a l’adventureladventure, que mieulx ressem-
bloient une harmonie d’orguesdorgues & concor
dante d’horologedhorologe, q’unequne armee, ou gens-
darmerie Toucquedillon arrive se
presenta a Picrochole, & luy compta au
long ce qu’ilquil avoit & faict & veu. A la fin
conseilloit par fortes parolles qu’onquon feist
apoinctement avecques Grandgousier
lequel il avoit esprouve le plus homme
de bien du monde, adjoustant que ce n’e-
stoit
ne-
stoit
ny preu, ny raison molester ainsi
ses voisins, desquelz jamais n’avoientnavoient
eu que tout bien. Et au reguard du prin
cipal: que jamais ne sortiroient de ceste
entreprinse que a leur grand dommaige
& malheur Car la puissance de Pi
crochole n’estoitnestoit telle, que aisement ne
les peust Grandgousier mettre a sac.
Il n’eustneust acheve ceste parolle, que Ha-
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Fu.130.
stiveau dist tout hault. Bien malheu-
reux est le prince qui est de telz gens ser
vy, qui tant facilement sont corrompuz
comme je congnoys Toucquedillon. Car
je voy son couraige tant change que volun
tiers se feust adjoinct a noz ennemys
pour contre nous batailler & nous tra-
hir, s’ilzsilz l’eussentleussent voulu retenir: mais com-
me vertus est de tous tant amys que en
nemys louee & estimee, aussi meschante
est tost congneue & suspecte. Et pose que
d’icelledicelle les ennemys se servent a leur pro
fit si ont ilz tousjours les meschans et
traistres en abhomination. A ces pa
rolles Toucquedillon impatient tyra
son espee, & en transperca HistiveauHastiveau un
peu au dessus de la mammelle guauche
dont mourut incontinent. Et tyrant
son coup du corps, dist franchement.
Ainsi perisse qui feaulx serviteurs blas
mera. Picrochole soubdain entra en
fureur, & voyant l’espeelespee & fourreau tant
diapre, dist. Te avoit on donne ce ba-
ston, pour en ma presence tuer maligne R ij
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[130v]
ment mon tant bon amy Hastiveau.


Lors commenda a ses archiers qu’ilzquilz le
meissent en pieces. Ce que feut faict sus
l’heurelheure, tant cruellement que la chambre estoit
toute pavee de sang. Puis feist honora
blement inhumer le corps de Hastiveau
& celluy de Toucquedillon getter par
sus les murailles en la vallee. Les
nouvelles de ces oultraiges feurent
sceues par toute l’armelarme, dont plusieurs
commencerent murmurer contre Picro
chole, tant que Grippe pinault luy dist.
Seigneur je ne scay quelle yssue sera de
ceste entreprinse. Je voy voz gens peu
confermes en leurs couraiges. Ilz con
siderent que sommes icy mal pourveuz
de vivres, & ja beaucoup diminuez en
nombre, par deux ou troys yssues.


Davantaige il vient grand renfort
de gens a voz ennemys. Si nous som-
mes assiegez une foys, je ne voy poinct
comment ce ne soit a nostre ruyne to-
tale. Bren, bren, dist Picrochole, vous
semblez les anguillez de Melun. vous
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Fu.131.
criez davant qu’onquon vous escorche, laisses
les seulement venir.


Comment Gargantua assaillit
Picrochole dedans la Roche
clermaud & defist l’armeelarmee
dudict Picrochole.
Chap. xlviij.


GArgantua eut la charge to
tale de l’armeelarmee, son pere de-
moura en son fort. Et leur
donnant couraige par bon
nes parolles, promist grandz
dons a ceulx qui feroient quelques pro
uesses. Puis gaignerent le gué de Ve
de, & par basteaulx & pons legierement
faictz passerent oultre d’unedune traicte. Puis
considerant l’assietelassiete de la ville que estoit
en lieu hault & adventageux, delibera
celle nuyct sus ce qu’estoitquestoit de faire. Mais
Gymnaste luy dist Seigneur telle est
la nature & complexion des Francoys,
que ilz ne valent que a la premiere poinc-
te. Lors ils sont pires que diables. Mais R iij
Fac-similé BVH

[131v]
s’ilzsilz sejournent ilz sont moins que fem-
mes. Je suis d’advisdadvis que a l’heurelheure presen
te apres que voz gens auront quelque
peu respire & repeu, faciez donner l’as-
sault
las-
sault
. L’advisLadvis feut trouve bon. Adonc
ques produict toute son armee en plain
camp, mettant les susdictes du couste
de la montee. Le moyne print avec
ques luy six enseignes de gens de pied,
& deux cens hommes d’armesdarmes, & en gran-
de diligence traversa les marays, & gain-
gna au dessus le puy jusques au grand
chemin de Loudun. Ce pendent l’as-
sault
las-
sault
continuoit, les gens de Picrocho
le ne scavoient si le meilleur estoit sortir
hors & les recepvoir, ou bien guarder la
ville sans bouger. Mais furieuse-
ment sortit avecques quelque bande
d’hommesdhommes d’armesdarmes de sa maison: & la
feut receu & festoye a grandz coups de
canon qui gresloient devers les cou-
staux, dont les Gargantuistes se reti-
rerent au val, pour mieulx donner lieu
a l’artilleryelartillerye. Ceulx de la ville defen-
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Fu.132.
doient le mieulx que povoient, mais les
traictz passoient oultre par dessus sans
nul ferir. Aulcuns de la bande saulvez
de l’artillerielartillerie donnerent fierement sus
nos gens, mais peu profiterent, car tous
feurent repceuz entre les ordres, & la ruez
par terre. Ce que voyans se vouloient
retirer, mais ce pendent le moyne avoit
occupe la passaige. Parquoy se mi-
rent en fuyte sans ordre ny maintien.
Aulcuns vouloient leur donner la chas-
se, mais le moyne les retint craignant
que suyvant les fuyans perdissent leurs
rancz, & que sus ce poinct ceulx de la vil
le chargeassent sus eulx. Puis atten-
dant quelque espace, & nul ne comparant
a l’encontrelencontre, envoya le duc Phrontiste
pour admonnester Gargantua a ce qu’ilquil
avanceast pour gaigner le cousteau a
la gauche pour empescher la retraicte
de Picrochole par celle porte. Ce que
feist Gargantua en toute diligence, & y
envoya quatre legions de la compaignie
de Sebaste, mais si tost ne peurent gai- R iiij
Fac-similé BVH

[132v]
gner le hault, qu’ilzquilz ne rencontrassent
en barbe Picrochole & ceulx qui avec-
ques luy s’estoientsestoient espars. Lors char
gerent sus roiddement, toutesfoys gran-
dement feurent endommaigez par ceulx
qui estoient sus les murs en coupz de
traict & artillerie. Quoy voyant Gar
gantua en grande puissance alla les se
courir, & commenca son artillerie a hur
ter sus ce quartier de murailles, tant
que toute la force de la ville y feut re-
vocquee. Le moyne voyant celluy cou
ste lequel il tenoit assiege, denué de gens
& guardes, magnanimement tyra vers
le fort & tant feist qu’ilquil monta sus luy &
aulcuns de ses gens pensant que plus
de crainte & de frayeur donnent ceulx
qui surviennent a un conflict, que ceulx
qui lors a leur force combattent. Tou
tesfoys ne feist oncques effroy, jusques
a ce que tous les siens eussent guaigne
la muraille excepte les deux cens hom
mes d’armesdarmes qu’ilquil laissa hors pour les
hazars. Puis s’escriasescria horriblement et
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Fu.133.
les siens ensemble, & sans resistence tue
rent les guardes d’icelledicelle porte, & la ou-
vrirent hommes d’armesdarmes & en toute fie-
rete coururent ensemble vers la porte
te
porte
de L’orientLorient, ou estoit le desarroy. Et
par derriere renverserent toute leur
force. Voyans les assiegez de tous
coustez, & les Gargantuistes avoir gai
gne la ville, se rendirent au moyne a mer
cy. Le moyne leurs feist rendre les ba
stons & armes & tous retirer & reserrer
par les eglises saisissant tous les bastons
des croix, & commettant gens es portes
pour les garder de yssir. Puis ouvrant
celle porte orientale sortit au secours de
Gargantua. Mais Picrochole pen-
soit que le secours luy venoit de la ville
& par oultrecuidance se hazarda plus
que devant: jusques a ce que Gargan-
tua s’escryasescrya. Frere Jan mon amy, frere
Jan en bon heure soyez venu. Adonc
ques congnoissant Picrochole & ses
gens que tout estoit desespere, prindrent
la fuyte en tous endroictz. Gargantua R v
Fac-similé BVH

[133v]
les poursuyvit jusques pres Vaugau-
dry tuant & massacrant, puis sonna la
retraicte.


Comment Picrochole fuiant feut
surprins de males fortunes
et ce que feit Gargan-
tua apres la bataille.
Chap. xlix.


PIcrochole ainsi desespere s’ensen fuyt
vers L’Lisle Bouchart, & au che-
min de Riviere son cheval brun-
cha par terre, a quoy tant feut indigne
que de son espee le tua en sa chole, puis
ne trouvant personne qui le remontast
voulut prendre un asne du moulin qui
la aupres estoit, mais les meusniers le
meurtrirent tout de coups, & le destrous-
serent de ses habillemens, & luy baille-
rent pour soy couvrir une meschante
sequenye. Ainsi s’ensen alla le pauvre
cholericque, puis passant l’eauleau au port
Huaux, & racontant ses males fortunes
feut advise par une vieille Lourpidon,
Fac-similé BVH



Fu.134.
que son royaulme luy seroit rendu, a la
venue des Cocquecigrues; depuis ne
scait on qu’ilquil est devenu. Toutesfoys
l’onlon m’ama dict qu’ilquil est de present pauvre
gaignedenier a Lyon cholere comme da-
vant. Et tousjours se guemente a tous
estrangiers de la vonue des Cocqueci-
grues, esperant certainement scelon la
prophetie de la vieille, estre a leur venue
reintegre a son royaulme. Apres leur
retraicte Gargantua premierement re
censa les gens, & trouva que peu d’iceulxdiceulx
estoient peryz en la bataille, scavoir est
quelques gens de pied de la bande du
capitaine Tolmere, & Ponocrates qui
avoit un coup de harquebouze en son
pourpoinct. Puis les feist refraischer
chascun par sa bande & commanda es
thesauriers que ce repas leur feust de-
fraye & paye, & que l’onlon ne feist oultrage
quelconques en la ville, veu qu’ellequelle estoit
sienne, & apres leur repas ilz comparus
sent en la place davant le chasteau, & la
seroient payez pour six moys. Ce que
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[134v]
feut faict, puis feist convenir davant
soy en ladicte place tous ceulx qui la re
stoient de la part de Picrochole, esquelz
presens tous ses Princes & capitaines
parla comme s’ensuytsensuyt.


La contion que feist Gargan-
tua es vaincus.
Chap. l.


NOs peres, ayeulx, & ancestres
de toute memoyre, ont este de ce
sens & ceste nature: que des ba-
tailles par eulx consommees ont pour
signe memorial des triumphes & victoi-
res plus voluntiers erige trophees et
monumens es cueurs des vaincuz par
grace: que es terres par eulx conque-
stees par architecture. Car plus esti-
moient la vive souvenance des humains
acquise par liberalite, que la mute inscrip
tion des arcs, colomnes, & pyramides
subjecte es calamitez de l’airlair, & envie d’undun
chascun. Souvenir assez vous peut de
la mansuetude, dont ilz userent envers
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Fu.135,
les Bretons a la journee de sainct Au-
bin du Cormier: & a la demolition de
Parthenay. Vous avez entendu, & en-
tendent admirez le bon traictement qu’ilquil
feirent es BaresBarbares de Spagnola, qui
avoient pille, depopule, & saccaige les fins
maritimes de Olone & Thalmondoys.


Tout ce ciel a este remply des louan
ges & gratulations que vous mesmes &
vos peres feistes lors que Alpharbal
roy de Canarre non assovy de ses for-
tunes envahyt furieusement le pays de
Onys exercent la piraticque en toutes
les isles Armoricques & regions confines.
Il feut en juste bataille navale prins &
vaincu de mon pere, au quel Dieu soit
garde & protecteur. Mais quoy? Au cas
que les aultres roys & Empereurs, voy
re qui se font nommer Catholicques
l’eussentleussent miserablement traicte, durement
emprisonne, & ranconne extremement: il
le traicta courtoisement, amiablement
le logea avecques soy en son palays, &
par incroyable debonnaireté le renvo-
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[135v]
ya en saufconduyt, charge de dons, char
ge de graces, charge de toutes offices
d’amytiedamytie. Qu’enQuen est il advenu? Luy re
tourne en ses terres feist assembler tous
les princes & estatz de son royaulme,
leurs exposa l’humanitelhumanite qu’ilquil avoit en
nous congneu & les pria sur ce deliberer
en facon que le monde y eust exemple,
comme avoit ja en nous de gracieusete
honeste: aussi en eulx de honestete gra-
tieusete
gra-
cieuse
. La feut decrete par consente-
ment unanime, que l’onlon offreroit entiere
ment leurs terres dommaines & roy-
aulme, a en faire selon nostre arbitre.


ArpharbalAlpharbal en propre personne soub
dain retourna avecques neuf mille tren-
te & huyt grandes naufz oneraires, me-
nant non seulement les thesors de sa
maison & lignee royalle, mais pres que
de tout le pays. Car soy embarquant
pour faire voille au vent Vesten Nor
dest: chascun a la foulle gettoit dedans
icelle or, argent, bagues, joyaulx, espice-
ries, drogues & odeurs aromaticques.
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Fu.136.
Papegays, Pelicans, Guenons, Ci-
vettes, Genettes, Porczespicz. Poinct
n’estoitnestoit filz de bonne mere repute, qui
dedans ne gettast ce que avoit de singu
lier. Arrive que feut vouloit baiser les
piedz de mondict pere, le sainctfaict fut esti-
me indigne: & ne feut tolere: ains fut em
brasse socialement: offrit ses presens, ilz
ne feurent receupz, par trop estre exces-
sifz, se donna mancipe & serf voluntaire,
soy & sa posterite: ce ne feut accepte par
ne sembler equitable: ceda par le decret
des estatz ses terres & royaulme offrant
la transaction & transport signee, seelle
& ratifie de tous ceulx qui faire le deb-
voient: ce fut totalement refuse, & les
contractz gettes au feu. La fin feut,
que mon dict pere commenca lamenter
de pitie & pleurer copieusement, conside
rant le franc vouloir & simplicite des
Canarriens: & par motz exquis & sen-
tences congrues diminuoit le bon tour
qu’ilquil leur avoit faict, disant ne leur avoit
faict bien qui feut a l’estimationlestimation d’undun bou
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[136v]
ton, & si rien d’honnestetedhonnestete leur avoit mon
stre, il estoit tenu de ce faire. Mais tant
plus l’augmentoitlaugmentoit Alpharbal. Quelle
feut l’yssuelyssue? En lieu que pour sa ran-
con prinze a toute extremite, eussent peu
tyrannicquement exiger vingt foys cent
mille escutz & retenir pour houstaigers
ses enfants aisnez. Ilz se sont faictz tri-
butaires perpetuelz, & obligez nous bail
ler par chascun an deux millions d’ordor
affine a vingt quatre Karatz, Ilz nous
feurent l’anneelannee premiere icy payez: la se
conde de franc vouloir en paierent.xxiij
cens mille escuz la tierce.xxvj cens mil
le, la quarte troys millions, & tant tous-
jours croissent de leur bon gre, que se-
rons contrainctz leurs inhiber de rien
plus nous apporter. C’estCest la nature
de gratuite. Car le temps qui toutes
choses ronge & diminue, augmente, & ac
croist les biensfaictz, par ce q’unqun bon tour
liberalement faict a homme de raison,
croist continuement par noble pensee &
remembrance. Ne voulant doncques
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Fu.137.
aulcunement degenerer de la debonnai
rete hereditaire de mes parens, mainte
nant je vous absoluz & delivre, & vous
rends francs & liberes comme par avant.


D’abondantDabondant serez a l’yssuelyssue des portes
payez chascun pour troys moys, pour
vous pouvoir retirer en voz maisons &
familles, & vous conduiront en saulve-
te six cens hommes d’armesdarmes & huyct mille
hommes de pied soubz la conduicte de
mon escuyer Alexandre, affin que par
les paisans ne soyez oultragez. Dieu
soit avecques vous. Je regrette de tout
mon cueur que n’estnest icy Picrochole. Car
je luy eusse donne a entendre que sans
mon vouloir, sans espoir de accroistre
ny mon bien, ny mon nom, estoit faicte
ceste guerre. Mais puis qu’ilquil est esper-
du, & ne scayt on ou, ny comment est es-
vanouy, je veulx que son royaulme de
meure entier a son filz. Lequel par ce
qu’estquest par trop bas d’eagedeage, (car il n’ana en-
cores cinq ans accomplyz) sera gouver
ne & instruict par les anciens princes & S
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[137v]
gens scavans du royaulme. Et par
autant q’unqun royaulme ainsi desole, seroit
facilement ruine, si on ne refrenoit la
convoytise & avarice des administra-
teurs d’icelluydicelluy: je ordonne & veux que Po
nocrates soit sus tous ses gouverneurs
entendant, avecques auctorite a ce re-
quise, & assidu avecques l’enfantlenfant: jusques
a ce qu’ilquil le congnoistra idoine de povoir
par soy regir & regner. Je considere
que facilite trop enervee & dissolue de
pardonner es malfaisans, leur est occa
sion de plus legierement de rechief mal
faire, par ceste pernicieuse confiance de
grace. Je considere que Moyse, le plus
doulx homme qui de son temps feust sus
le terre, aigrement punissoit les mutins
& seditieux peuple de Israel. Je con-
sidere que Jules Cesar empereur tant
debonnaire, que de luy dict Ciceron, que
sa fortune rien plus souverain n’avoitnavoit,
si non qu’ilquil pouvoit: & sa vertus meilleur
n’avoitnavoit, sinon qu’ilquil vouloit tousjours
sauver, & pardonner a un chascun. Icel-
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Fu.138.
luy toutesfoys ce non obstant en cer-
tains endroictz punit rigoureusement les
aucteurs de rebellion. A ces exem-
ples je veulx que me livrez avant le de
partir: premierement ce beau Marquet,
qui a este source & cause premiere de ce-
ste guerre par sa vaine oultrecuidance,
Secondement ses compaignons foua-
ciers, qui feurent negligens de corriger
sa teste folle sus l’instantlinstant. Et finablement
tous les conseillers, capitaines officiers
& domestiques de Picrochole: lesquelz
le auroient incite, loue, ou conseille de sor-
tir ses limites pour ainsi nous inquieter.


Comment les victeurs Gargan-
tuistes feurent recompen-
sez apres la bataille.
Chapitre. lj.


CEste concion faicte par Gar
gantua, feurent livrez les
sediteux par luy requis:
exceptez Spadassin, Mer
daille & Menuail: lesquelz S ij
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[138v]
estoient fuyz six heures davant la ba-
taille L’unLun jusques au col de laignel,
d’unedune traicte, l’aultrelaultre jusques au val de
vyre, l’aultrelaultre jusques a Logroine sans
derriere soy reguarder, ny prandre alai
ne par chemin & deux fouaciers, les-
quelz perirent en la journee. Aultre
mal ne leurs feist Gargantua: sinon
qu’ilquil les ordonna pour tirer les presses
a son imprimerie: laquelle il avoit nou-
vellement instituee. Puis ceulx qui
la estoient mors il feist honorablement
inhumer en la vallee des Noirettes, et
au camp de Bruslevieille. Les navres
il feist panser & traicter en son grand
Nosocome. Apres advisa es dommaiges
faictz en la ville & habitans: & les feist
rembourcer de tous leurs interest a leur
confession & serment. Et y feist bastir
un fort chasteau: y commettant gens &
guet pour a l’advenirladvenir mieulx soy defen
dre contre les soubdaines esmeutes.


Au departir remercia gratieusement
tous les soubdars de ses legions: qui
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Fu.139.
avoient este a ceste defaicte, & les renvo
ya hyverner en leurs stations & guar-
nisons. Exceptez aulcuns de la legion
Decumane, lesquelz il avoit veu en la
journee faire quelques prouesses: & les
capitaines des bandes lesquelz il ame-
na avecques soy devers Grandgousier.


A la veue & venue d’iceulxdiceulx le bon hom-
me feut tant joyeux, que possible ne se-
roit le descripre. Adonc leurs feist un
festin le plus magnificque, le plus abun-
dant & plus delitieux, que feust veu de-
puis le temps du roy Assuere. A l’issuelissue
de table il distribua a chascun d’iceulxdiceulx
tout le parement de son buffet qui estoit
au poys de dishuyt cent mille quatorze
bezans d’ordor: en grand vases d’antiquedantique,
grands pontz, grans bassins, grands
tasses, couppes, potetz, candelabres, ca
lathes, nacelles, violiers, drageouoirs,
& aultre telle vaisselle toute d’ordor massif,
oultre la pierrerie, esmail & ouvraige,
qui par estime de tous excedoit en pris
la matiere d’iceulxdiceulx. Plus, leurs feist con S iij
Fac-similé BVH

[139v]
ter, de ses coffres a chascun douze cens
mille escutz contens. Et d’abundantdabundant a
chascun d’iceulxdiceulx donna a perpetuite (ex
cepte s’ilzsilz mouroient sans hoirs) ses cha
steaulx, & terres voizines selon que plus
leurs estoient commodes. A Ponocra-
tes donna la Rocheclermaud, a Gym
naste le Couldray, a Eudemon, Mont
pensier. Le Rivau, a Tolmere, a Ithy
bole, Montsoreau, a Acamas Cande,
Varenes, a Chironacte, Gravot, a Se
baste, Quinquenays, a Alexandre, Ligre a
Sophrone & ainsi de ses aultres places.


Comment Gargantua feist ba-
stir pour le moyne l’abbayelabbaye
de Theleme. Cha-
pitre. lij.


REstoit seulement le moyne
a pourvoir. Lequel Gargan
tua vouloit faire abbe de
Seuille: mais il le refusa.
Il luy voulut donner l’abbayelabbaye de Bour
gueil ou de sainct Florent, laquelle mieulx
Fac-similé BVH



Fu.140.
luy duiroit, ou toutes deux, s’ilsil les pre
noit a gre. Mais le moyne luy fist res-
ponce peremptoire, que de moyne il ne
vouloit charge ny gouvernement, Car
comment (disoit il) pourroy je gouverner
aultruy, qui moymesmes gouverner ne
scaurois? Si vous semblez que je vous
aye faict, & que puisse a l’advenirladvenir faire
service agreable, oultroyez moy de fon
der une abbaye a mon devis. La de-
mande pleut a Gargantua & offrit tout
son pays de Theleme jouste la riviere
de Loyre, a deux lieues de la grande fo
rest du port Huault Et requist a Gar-
gantua qu’ilquil instituast sa religion au con
traire de toutes aultres. Premiere-
ment doncques (dist Gargantua) il n’yny
fauldra ja bastir murailles au circuit:
car toutes aultres abbayes sont fiere-
ment murees. Voyre, dist le moyne. Et
non sans cause ou mur y a & davant et
derriere, y a force murmur, envie, & cons-
piration mutue. Davantaige veu que
en certains convents de ce monde est en S iiij
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[140v]
usance: que si femme aulcune y entre
(j’entendsjentends des preudes & publicques) on
nettoye la place par laquelle elles ont
passe, feut ordonne que si religieux ou
religieuse y entroit par cas fortuit, on
nettoiroit curieusement tous les lieulx
par lesquelz auroient passe. Et par
ce que es religions de ce monde tout com-
passe, limite, & reigle par heures, feut de
creté que la ne seroit horrologe ny qua-
drant aulcun. Mais selon les occa-
sions & oportunitez seroient toutes les
oeuvres dispensees. Car (disoit Gar
gantua) la plus vraye perte du temps
qu’ilquil sceust estoit de compter les heures.
Quel bien en vient il? & la plus grande
resverie du monde estoit soy gouverner
au son d’unedune cloche, & non au dicte de
bon sens & entendement. Item par ce
qu’enquen icelluy temps on ne mettoit en reli
gion des femmes, si non celles que esto-
ient borgnes, boyteuses, bossues, laydes,
defaictes, folles, insensees, maleficiesmaleficiees, &
tarees: ny les hommes si non catarrez,
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Fu.141.
mal nez, niays & empesche de maison.


A propos (dist le moyne) une femme
qui n’estnest ny belle ny bonne, a quoy vault
toille? A mettre en religion, dist Gargan-
tua. Voyre, dist le moyne, & a faire des
chemises? Feut ordonne que la ne seroient
recepuesrepceues si non les belles, bien formees,
& bien naturees: & les beaulx bien for-
mez, & bien naturez. Item par ce que
es conventz des femmes ne entroient
les hommes si non a l’embleelemblee & clande-
stinement: feut decrete que ja ne seroient
la les femmes au cas que n’yny feussent
les hommes? ny les hommes en cas que
n’yny feussent les femmes. Item par ce
que tant hommes que tant femmes une
foys repceuez en religion apres l’anlan de
probation estoient forcez & astrinctz y de
meurer perpetuellement leur vie durante
feust estably que tant hommes que fem-
mes la repceuz, sortiroient quand bon
leurs sembleroit franchement & entiere
ment. Item par ce que ordinairement
les religieux faisoient troys veuz: sca- S v
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[141v]
voir est de chastete, pauvrete, & obedien
ce: fut constitue, que la honorablement
on peult estre marie, que chascun feut ri
che, & vesquist en liberte: Au reguard
de l’eageleage legitime, les femmes y estoient
repceues depuis dix jusques a quinze
ans: les hommes depuis douze jusques
a dix & huict.


Comment feust bastie & dotee l’ab-
baye
lab-
baye
des Thelemites.
Chapitre. liij.


POur le bastiment, & assortiment
de l’abbayelabbaye Gargantua feist li-
vrer de content vingt & sept cent
mille huyt cent trente & un mouton a la
grand laine, & par chascun an jusques
a ce que le tout feust parfaict assigna
sus la recepte de la Dive seze cent soi-
xante & neuf mille escuz au soleil & au-
tant a l’estoillelestoille poussiniere: Pour la
fondation & entretenement d’icelledicelle don-
na a perpetuite vingt troys cent soixan-
te neuf mille cinq cens quatorze nobles,
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Fu.142.
a la rose de rente fonciere indemnez, amor-
tyz, & solvables par chascun an a la por
te de l’abbayelabbaye Et de ce leurs passa bel-
les lettres.Le bastiment feut en figu
res[sic]
exagone en telle facon que a chas-
cun angle estoit bastie une grosse tour
tour
tour
ronde: a la capacite de soixante pas
en diametre. Et estoient toutes pareilles
en grosseur & protraict. La riviere de
Loyre decoulloit sus l’aspectlaspect de Septen-
trion. Au pied d’icelledicelle estoit une des tours
assise, nommee Artice. Et tirant vers L’o
rient
Lo
rient
estoit une aultre nommee Calaer.
L’aultreLaultre ensuivant Anatole. L’aultreLaultre
apres Mesembrine, l’aultrelaultre apres hespe
rie. La derniere, Cryere. Entre chas
cune tour estoit espace de troys cent dou
ze pas. Le tout basty a six estages, com
prenent les caves soubz terre pour un.
Le second estoit voulte a la forme d’unedune
anse de panier. Le reste estoit embrun-
che de guy de Flandres a forme de culz
de lampes, Le dessus couvert D’ardoi-
ze
Dardoi-
ze
fine: avec l’endousseurelendousseure de plomb a fi
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[142v]
gures de petitz manequins & animaulx
bien assortiz & dorez avec les goutieres
que yssoient hors la muraille entre les
croyzees, pinctes en figure diagonale
de or & azur, jusques en terre, ou finisso-
ient en grands eschenaulx qui tous con
duisoient en la riviere par dessoubz le
logis. Ledict bastiment estoit cent foys
plus magnificque que n’estnest Bonivet, ne
Chambourg, ne Chantilly. Car en ycel
luy estoient neuf mille troys cens tren-
te & deux chambres: chascune guarnie
de arriere chambre, cabinet, guarderob-
be, chapelle, & yssue en un grande salle.
Entre chascune tour au mylieu dudict
corps de logis estoit une viz brizee dedans
icelluy mesmes corps. De laquelle
les marches estoient part de porphyre,
part de pierre Numidicque, part de mar
bre serpentin: longues de xxij. piedz: l’esles
pesseur estoit de troys doigtz, l’assietelassiete par
nombre de douze entre chascun repous.
En chascun repous estoient deux beaulx
arceaux d’antiquedantique, par lesquelz estoit
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Fu.143.
repceu la clarte: & par iceulx on entroit
en un cabinet faict a clere voys de lar-
geur de ladicte viz: & montoit jusques
au dessus la couverture, & la finoit en
pavillon. Par icelle viz on entroit de
chascun couste en une grande salle, & des
salles es chambres. Depuis la tour
Artice jusques a Cryere estoient les
belles grandes librairies en Grec, Latin,
Hebrieu, Francoys, Tuscan, & Hespai-
gnol: disparties par les divers estaignes
selon iceulx langaiges. Au mylieu
estoit une merveilleuse viz, de laquelle
l’entreelentree estoit par le dehors du logis en
un arceau large de six toizes. Icelle e-
stoit faicte en telle symmetrie & capaci
te, que six hommes d’armesdarmes la lance sus
la cuisse povoient de fronc ensemble mon
ter jusques au dessus de tout le basti-
ment. Depuis la tour Anatole jus-
ques a Mesembrine estoient belles gran
des galleries toutes pinctes des antiques
prouesses histoires & descriptions de la
terre. Au milieu estoit une pareille mon
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[143v]
tee & porte comme avons dict du couste
de la riviere. Sus icelle porte estoit es-
cript en grosses lettres antiques ce
que s’ensuitsensuit.


Inscription mise sus la grande
porte de Theleme.
Chapitre. liiij.


CY n’entreznentrez pas hypocciteshypocrites, bi- (gotz,
Vieulx matagotz,
marmiteux borsouflez.

Torcoulx, badaulx plus
que n’estoientnestoient les Gotz.

Ny Ostrogotz, precurseurs des magotz;
Haires, cagotz, caffars empantouflez.
Gueux mitouflez, frapars escorniflez,
Befflez, enflez, fagoteurs de tabus
Tirez ailleurs pour vendre voz abus.


Voz abus meschans.
Rempliroient mes camps
De meschancete.
Et par faulsete
Troubleroient mes chants
VousVos abus meschans.
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Fu.144.
Cy n’entreznentrez pas maschefains practiciens,
Clers, basauchiens mangeurs du popu- (laire.
Officiaulx, scribes, & pharisiens
Juges, anciens, qui les bons parroiciens
Ainsi que chiens mettez au capulaire.
Vostre salaire est au patibulaire.
Allez y braire: icy n’estnest faict exces,
Dont en voz cours on deust mouvoir pro- ces.


Proces & debatz
Peu font cy d’ebatzdebatz
Ou l’onlon vient s’esbatresesbatre.
A vous pour debatre
Soient en pleins cabatz
Proces & debatz.


Cy n’entreznentrez pas vous usuriers chichars,
Briffaulx, leschars, qui tousjours amassez,
Grippeminaulx, avalleurs de frimars
Courbez, camars, qui en vous coquemars
De mille marcs ja n’aurieznauriez assez.
Poinct esguassez n’estesnestes quand cabassez
Et entassez poiltrons a chicheface.
La male mort en ce pas vous deface.
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[144v]
Face non humaine
De telz gens qu’onquon maine
Raire ailleurs: ceans
Ne seroit seans.
Vuidez ce dommaine
Face non humaine.


Cy n’entreznentrez pas vous rassotez mastins
Soirs ny matins, vieux chagrins & jalous.
Ny vous aussi seditieux mutins
Larves, lutins, de dangier palatins,
Grecz ou Latins plus a craindre que Loups
Ny vous gualous verollez jusqu’ajusqua l’ouslous
Portez voz loups ailleurs paistre en bon (heur
Croustelevez remplis de deshonneur


Honneur, los, deduict
Ceans est deduict
Par joyeux acords.
Tous sont sains au corps.
Par ce bien leur dict
Honneur, los, deduict.


Cy entrez vous, & bien soyez venuz
Et parvenuz tous nobles chevaliers.
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Fu.145.
Cy est le lieu ou sont les revenuz
Bien advenuz: affin que entretenuz
Grands & menuz, tous soyez a milliers.
Mes familiers serez & peculiers
Frisques gualliers, joyeux, plaisans mi- (gnons
En general tous gentilz compaignons.


Compaignons gentilz
Serains & subtilz
Hors de vilité,
De civilité
Cy sont les oustilz
Compaignons gentilz.


Cy entrez vous qui le sainct evangile
En sens agile annoncez, quoy qu’onquon gronde
Ceans aurez un refuge & bastille
Contre l’hostilelhostile erreur, qui tant postille
Par son faulx stile empoizonner le monde
Entrez, qu’onquon fonde icy la foy profonde
Puis qu’onquon confonde & par voix, & par rolle
Les ennemys de la saincte parolle.


La parolle saincte,
Ja ne soit extaincte T
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[145v]
En ce lieu tressainct.
Chascun en soit ceinct,
Chascune ay enceincte
La parolle saincte.


Cy entrez vous dames de hault paraige
En franc couraige. Entrez y en bon heur.
Fleurs de beaulté, a celeste visaige,
A droit corsaige, a maintien prude & saige
En ce passaige est le sejour d’honneurdhonneur.
Le hault seigneur, qui du lieu fut donneur
Et guerdonneur, pour vous l’ala ordonné,
Et pour frayer a tout prou or donné,


Or donne par don
Ordonne pardon
A cil qui le donne.
Et tresbien guerdonne
Tout mortel preu d’homdhom
Or donne par don.


Comment estoit le manoir
des Thelemites. Cha-
pitre. lv.


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Fu.146.


AU millieu de la basse
court estoit une fontaine
magnificque de bel Ala-
bastre. Au dessus les
troys Graces avecques
cornes d’abondancedabondance. Et gettoient l’eauleau par
les mamelles, bouche, aureilles, yeulx, &
aultres ouvertures du corps.


Le dedans du logis sus ladicte bas-
se court estoit sus gros pilliers de Cas
sidoine & Porphyre, a beaulx ars d’an-
tique
dan-
tique
. Au dedans desquelz estoient bel-
les gualeries longues & amples, aor-
nées de pinctures, & cornes de cerfz, licor
nes. Rhinoceros, Hippopotames, dens
de Elephans, & aultres choses specta-
bles. Le logis des dames comprenoit
depuis la tour Artice, jusques a la por-
te Mesembrine. Les hommes occupoient
le reste. Devant ledict logis des da-
mes, affin qu’ellesquelles eussent l’esbatementlesbatement,
entre les deux premieres tours: au de-
hors estoient les lices, lhippodomel’hippodrome, le
heatretheatre, & natatoires, avecques les bains T ij
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[146v]
mirificques a triple solier, bien garniz
de tous assortemens & foyzon d’eaudeau de
Myre, jouxte la riviere estoit le beau
jardin de plaisance. Au millieu d’icelluydicelluy
le beau Labirynte. Entre les deux
aultres tours estoient les jeux de paul
me & de grosse balle. Du couste de la
tour Cryere estoit le vergier plein de
tous arbres fructiers, toutes ordonnées
en ordre quincunce. Au bout estoit le
grand parc, foizonnant en toute sauva
gine. Entre les tierces tours estoient
les butes pour l’arquebuselarquebuse, l’arclarc, & l’ar-
baleste
lar-
baleste
. Les offices hors la tour Hespe-
rie a simple estaige. L’escuryeLescurye au dela
des offices. La faulconnerie au da-
vant d’icellesdicelles, gouvernée par asturciers
bien expers en l’artlart. Et estoit an-
nuellement fournie par les Candiens,
Venitiens, & Sarmates de toutes sor
tes d’oiseauxdoiseaux paragons.


Aigles,
Gerfaulx,
Autours,

Sacres,
Laniers,
Faulcons,

Esparviers,
Esmerillons,


Fac-similé BVH



Fu.147.

Et aultres: tant bien faictz & dome-
sticquez que partans du chasteau pour
s’esbatresesbatre es champs prenoient tout ce
que rencontroient. La venerie estoit
un peu plus loing tyrant vers le parc.


Toutes les salles, chambres, & cabi
netz estoient tapissez en diverses sortes
selon les saisons de l’anneelannee. Tout le
pave estoit couvert de drap verd. Les
lictz estoient de broderie. En chascu-
ne arriere chambre estoit un miroir de
christallin enchassé en or fin, au tour
garny de perles, & estoit de telle gran-
deur, qu’ilquil povoit veritablement repre-
senter toute la personne. A l’issuelissue des
salles du logis des dames estoient les
parfumeurs & testonneurs, par les
mains desquelz passoient les hommes
quant ilz visitoient les dames. Iceulx
fournissoient par chascun matin les
chambres des dames, d’eaudeau rose, d’eaudeau
de naphe, & d’eaudeau d’angedange, & a chascune la
precieuse cassollette vaporante de tou-
tes drogues aromatiques.

T iij

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[147v]


Comment estoient vestuz les re-
ligieux et religieuses de
Theleme. Cha-
pitre. lvj.


LEs dames au commencement
de la fondation se habilloient
a leur plaisir & arbitre. De-
puis feurent reformeez par
leur franc vouloir en la facon que s’en-
suyt
sen-
suyt
. Elles portoient chausses d’escar-descar-
latte, ou de migraine, & passoient les-
dictes chausses le genoul au dessus par
troys doigtz, justement. Et ceste liziere
estoit de quelques belles broderies & des
coupeures. Les jartieres estoient de
la couleur de leurs bracelletz, & compre
noient le genoul au dessus & dessoubz.


Les souliers, escarpins, & pantoufles
de velours cramoizi rouge, ou violet,
deschicquettées a barbe d’escrevissedescrevisse.


Au dessus de la chemise vestoient la
belle Vasquine de quelque beau came-
lot de soye. Sus icelle vestoient la
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Fu.148.
Verdugale de tafetas blanc, rouge, tan-
né grys &c. Au dessus, la cotte de ta-
fetas d’argentdargent faict a broderies de fin or
& a l’agueillelagueille entortillé, ou selon que bon
leur sembloit & correspondent a la dis-
position de l’airlair, de satin, damas, velours
orange, tanné, verd, cendré, bleu, jaune,
clair, rouge, cramoyzi, blanc, drap d’ordor,
toille d’argentdargent, de canetille, de brodure
selon les festes. Les robbes selon la
saison, de toille d’ordor a frizure d’argentdargent, de
satin rouge couvert de canetille d’ordor, de
tafetas blanc, bleu, noir, tanné, sarge de
soye, camelot de soye, velours, drap d’ar
gent
dar
gent
, toille d’argentdargent, or traict, velours
ou satin porfilé d’ordor en diverses protraic
tures. En esté quelques jours en lieu
de robbes portoient belles Marlottes
des parures susdictes, ou quelques ber
nes a la Moresque de velours violet a
frizure d’ordor sus canetille d’argentdargent, ou a
cordelieres d’ordor garnies aux rencontres
de petites perles Indicques. Et tous-
jours le beau panache scelon les cou- T iiij
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[148v]
leurs des manchons & bien guarny de
papillettes d’ordor. En hyver robbes de
tafetas des couleurs comme dessus: four
rées de loups cerviers, genettes noires,
martres de Calabre zibelines, & aul-
tres fourrures precieuses. Les pate-
nostres, anneaulx, jazerans, carcans,
estoient de fines pierreries, escarbou-
cles, rubys, balays, diamans saphiz, esme
raudes, turquoyzes, grenatz, agathes,
berilles, perles & unions d’excellencedexcellence.


L’acoustrementLacoustrement de la teste estoit selon
le temps. En hyver a la mode Francoy
se. Au prin temps a L’espagnoleLespagnole. En
esté a la Tusque. Exceptez les festes &
dimanches, esquelz portoient accoustre
ment Francoys, par ce qu’ilquil est plus ho
norable, & mieulx sent la pudicité ma-
tronale. Les hommes estoient habil
lez a leur mode, chausses pour le bas d’e
stamet
de
stamet
ou serge drape d’escarlattedescarlatte, de
migraine, blanc ou noir. Les hault
de velours d’icellesdicelles couleurs ou bien pres
approchantes: brodées & deschicquetées
Fac-similé BVH



Fu.149.
selon leur invention. Le pourpoint
de drap d’ordor, d’argentdargent, de velours, satin,
damas, tafetas, de mesmes couleurs,
deschicquettés, broudez, & acoustrez en
paragon. Les aguillettes de soye de
mesmes couleurs, les fers d’ordor bien es-
maillez. Les sayez et chamarres de
drap d’ordor, toille d’ordor, drap d’argentdargent, velours
porfilé a plaisir. Les robbes autant pre
cieuses comme des dames. Les ceinctu-
res de soye de couleurs du pourpoinct,
chascun la belle espée au cousté, la poi-
gnee dorée, le fourreau de velours de la
couleur des chausses, le bout d’ordor, & de
orfevrerie. Le poignart de mesmes.


Le bonnet de velours noir, garny de
force bagues & boutons d’ordor. La plu
me blanche par dessus mignonnement,
partie a paillettes d’ordor: au bout desquel
les pendoient en papillettes, beaulx ru
biz, esmerauldes &c. Mais telle sym
pathie estoit entre les hommes & les fem
mes, que par chascun jour ilz estoient
vestuz de semblable parure. Et pour a T v
Fac-similé BVH

[149v]
ce ne faillir estoient certains gentilz hom-
mes ordonnez pour dire es hommes par
chascun matin, quelle livree les dames
vouloient en icelle journée porter. Car
le tout estoit faict selon l’arbitrelarbitre des da
mes. En ces vestements tant propres &
accoustremens tant riches, ne pensez que
eulx ny elles perdissent temps aulcun,
car les maistres des garderobbes avo-
ient toute la vesture tant preste par chas
cun matin: & les dames de chambre tant
bien estoient aprinses, que en un mo-
ment elles estoient prestes & habillez de
pied en cap. Et pour iceulx acoustre
mens avoir en meilleur oportunité.


Au tour du boys de Theleme estoit
un grand corps de maison long de de-
mye lieue, bien clair & assorty, en laquel
le demouroient les orfevres, lapidaires
brodeurs, tailleurs, tireurs d’ordor, velou-
tiers, tapissiers, & aultelissiers, & la oeu
vroient chascun de son mestier, & le tout
pour les susdictz religieux & religieuses.


Iceulx estoient fourniz de matiere &
Fac-similé BVH



Fu.150.
estoffe par les mains du seigneur Nau
siclete, lequel par chascun an leurs ren
doit sept navires des Isles de Perlas
& Canibales, chargées de lingotz d’ordor,
de soye crue, de perles & pierreries. Si
quelques unions tendoient a vetuste, &
changeoient de naifve blancheur: icelles
par leur art renouvelloient en les don-
nant a manger a quelques beaulx cocqs,
comme on baille cure es faulcons.


Comment estoient reiglez les The-
lemites a leur maniere de vi-
vre. Chapitre. lvij.


TOute leur vie estoit employée
non par loix, statuz ou reigles
mais selon leur vouloir & franc
arbitre. Se levoient du lict quand bon
leur sembloit: beuvoient, mangeoient, tra-
vailloient, dormoient quand le desir leur
venoit. Nul ne les esveilloit nul ne les
parforceoit ny a boyre, ny a manger, ny
a faire chose aultre quelconques. Ainsi
l’avoitlavoit estably Gargantua. En leur rei-
Fac-similé BVH



[150v]
gle n’estoitnestoit que ceste clause. Fay ce que
vouldras. Par ce que gens liberes,
bien néz, bien instruictz, conversans en
compaignies honnestes ont par nature
un instinct, & aguillon, qui tousjours les
poulse a faictz vertueux, & retire de vi-
ce lequel ilz nommoient honneur. Iceulx
quand par vile subjection & contraincte
sont deprimez & asserviz, detournent la
noble affection par laquelle a vertuz
franchement tendoient, a deposer & en-
fraindre ce joug de servitude. Car nous
entreprenons tousjours choses defendues
& couvoitons ce que nous est denié.


Par ceste liberté entrerent en loua-
ble emulation de faire tous ce que a un
seul voyoient plaire. Si quelqun ou
quelcune disoit beuvons, tous buvoient.
Si disoit jouons, tous jouoient. Si di-
soit allons a l’esbatlesbat es champs, tous y
alloient. Si c’estoitcestoit pour voller ou chasser
les dames montées sus belles hacque-
nées avecques leurs palefroy gourrier
sus le poing mignonement enguantelé
Fac-similé BVH



Fu.151.
portoient chascune, ou un Esparvier, ou
un Laneret, ou un Esmerillon: les hom
mes portoient les aultres oyseaulx.


Tant noblement apprins, qu’ilquil n’e-
stoit
ne-
stoit
entre eulx celluy, ne celle qui ne
sceust lire, escripre, chanter, jouer d’in-
strumens
din-
strumens
harmonieux, parler de cinq
& six langaiges, & en iceulx composer
tant en carme que en oraison solue.


Jamais ne feurent veuz chevaliers
tant preux, tant gualans, tant dextres
a pied, & a cheval, plus vers, mieulx re-
muans, mieulx manians tous bastons
que la estoient. Jamais ne feurent
veues dames tant propres, tant mi-
gnonnes, moins fascheuses, plus doctes
a la main, a l’agueillelagueille, a tout acte mu-
liebre honneste & libere, que la estoient.


Par ceste raison quand le temps ve
nu estoit que aulcun d’icelledicelle abbaye, ou
a la requeste de ses parens, ou pour
aultres causes voulust issir hors, avec-
ques soy il emmenoit une des dames,
celle laquelle l’auroitlauroit prins pour son de
Fac-similé BVH



[151v]
vot, & estoient ensemble mariez. Et si bien
avoient vescu a Theleme en devotion et
amytié: encores mieulx la continuoient
ilz en mariaige, d’autantdautant se entreaymoient
ilz a la fin de leurs jours, comme le premier
de leurs nopces. Je ne veulx oublier
vous descripre un enigme qui fut trouve
aux fondemens de l’abbayelabbaye, en une grande
lame de bronze. Tel estoit comme s’ensuytsensuyt.


Enigme en prophetie.
Chapitre. lviij.

[Poème sans doute écrit à quatre mains par Rabelais et Mellin de Saint-Gelais] - MLD


PAuvres humains qui bon heur attendez
Levez vos cueurs, & mes dictz
entendez.

Fac-similé BVH



Fu.152.
S’ilSil est permis de croyre fermement
Que par les corps qui sont au firmament,
Humain esprit de soy puisse advenir
A prononcer les choses a venir:
Ou si l’onlon peut par divine puissance
Du sort futur avoir la congnoissance,
Tant que l’onlon juge en asseuré discours
Des ans loingtains la destinée & cours,
Je fois scavoir a qui le veult entendre,
Que cest Hyver prochain sans plus
attendre

Voyre plus tost en ce lieu ou nous
sommes.

Il sortira une maniere d’hommesdhommes.
Las du repoz, & faschez du sejour,
Qui franchement iront, & de plein jour
Subourner gens de toutes qualitez
A different & partialitez.
Et qui vouldra les croyre & escouter:
(Quoy qu’ilquil en doibve advenir & couster)
Ilz feront mettre en debatz apparentz
Amys entre eulx & les proches parents,
Le filz hardy ne craindra l’improperelimpropere
De se bender contre son propre pere,
Fac-similé BVH



[152v]
Mesmes les grandz de noble lieu sailliz
De leurs subjectz se verront assailliz.
Et le debvoir d’honneurdhonneur & reverence
Perdra pour lors tout ordre & difference,
Car ilz diront que chascun a son tour
Doibt aller hault, & puis faire retour.
Et sur ce poinct aura tant de meslées,
Tant de discordz, venues, & allees,
Que nulle histoyre, ou sont les grands
merveilles.

A faict recit d’esmotionsdesmotions pareilles,
Lors se verra maint homme de valeur
Par l’esguillonlesguillon de jeunesse & chaleur
Et croire trop ce fervent appetit
Mourir en fleur, & vivre bien petit
Et ne pourra nul laisser cest ouvrage.
Si une fois il y met le couraige:
Qu’ilQuil n’aytnayt emply par noises & debatz.
Le ciel de bruit, & la terre de pas.
Alors auront non moindre authorité
Hommes sans foy, que gens de verité:
Car tous suyvront la creance & estude
De l’ignorantelignorante & sotte multitude.
Dont le plus lourd sera receu pour juge.
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Fu.153.
O dommaigeable & penible deluge,
Deluge (dy je) & a bonne raison,
Car ce travail ne perdra sa saison
Ny n’ennen sera delivrée la terre:
Jusques a tant qu’ilquil en sorte a grand erre
Soubdaines eaux, dont les plus at-
trempez

En combatant seront pris & trempez,
Et a bon droict: car leur Cueur adonné
A ce combat, n’auranaura point perdonné
Mesme aux troppeaux des innocen-
tes bestes

Que de leurs nerfz, & boyaulx deshon
nestes

Il ne soit faict, non aux dieux sacrifice
Mais au mortelz ordinaire service.
Or maintenant je vous laisse penser
Comment le tout se pourra dispenser.
Et quel repoz en noise si profonde
Aura le corps de la machine ronde.
Les plus heureux qui plus d’elledelle tien-
dront

Moins de la perdre & gaster s’abstien-
sabstien-
dront,
U
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[153v]
Et tascheront en plus d’unedune maniere
A l’asservirlasservir & rendre prisonniere,
En tel endroict que la pauvre deffaicte
N’auraNaura recours que a celluy qui l’ala
faicte

Et pour le pis de son triste accident
Le clair Soleil, ains que estre en occi-
dent

Lairra espandre obscurité sur elle.
Plus que d’eclipsedeclipse, ou de nuyct natu-
relle.

Dont en un coup perdra sa liberté,
Et du hault ciel la faveur & clarté.
Ou pour le moins demeurera deserte,
Mais elle avant ceste ruyne & perte
Aura long temps monstré sensiblement
Un violent & si grand tremblement,
Que lors Ethna ne feust tant agitée,
Quand sur un filz de Titan fut jectée.
Et plus soubdain ne doibt estre estimé
Le mouvement que feit Inarimé
Quand Tiphoeus si fort se despita,
Que dens[sic] la mer les montz precipita.
Ainsi sera en peu d’heuredheure rengée
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Fu.154.
A triste estat, & si souvent changée,
Que mesme ceulx qui tenue l’aurontlauront
Aulx survenans occuper la lairront
Lors sera pres le temps bon a propice
De mettre fin a ce long exercice:
Car les grans eaulx dont oyez deviser
Feront chascun la retraicte adviser
Et toutesfoys devant le partement
On pourra veoir en l’airlair apertement
L’aspreLaspre chaleur d’unedune grand flamme
esprise,

Pour mettre a fin les eaux & l’entre-
lentre-
prise.

Reste en apres ces accidens parfaictz
Que les esleuz joyeusement refaictz
Soient de tous biens, & de manne celeste
Et d’abondantdabondant par recompense honeste
Enrichiz soient. Les aultres en la fin
Soient denuez. C’estCest la raison, affin
Que ce travail en tel poinct terminé
Un chascun ayt son sort predestiné.
Tel feut l’accordlaccord. O qu’estquest a reverer.
Cil qui en fin pourra perseverer.


La lecture de cestuy monument para U ij
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[154v]
chevée. Gargantua souspira profon-
dement, & dist es assistans.


Ce n’estnest de maintenant que les gens
reduictz a la creance evangelique sont
persecutez. Mais bien heureux est cel-
luy qui ne sera scandalizé & qui tousjours
tendra au but, au blanc, que Dieu par
son cher filz nous a prefix, sans par ses
affections charnelles estre distraict ny
diverty. Le Moyne dist. Que pensez
vous en vostre entendement estre par
cest enigme designé & signifié. Quoy,
dist Gargantua, le decours & maintien
de verité divine. Par sainct Goderan
(dist le Moyne) Telle n’estnest mon exposi
tion. le stille est de Merlin le prophete.
donnez y allegories & intelligences tant
graves que vouldrez Et y ravassez vous
& tout le monde ainsy que vouldrez De
ma part je n’yny pense aultre sens enclous,
q’unequne description du jeu de Paulme
soubz obscures parolles. Les subor-
neurs de gens, sont les faiseurs de parties,
qui sont ordinairement amys. Et apres
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Fu.155
les deux chasses faictes, sort hors le jeu
celluy qui y estoyt, & l’aultrelaultre y entre. On
croyt le premier qui dict si l’esteuflesteuf es sus
ou soubs la chorde. Les eaulx sont les
sueurs. les chordes des raquestes sont
faictes de boyaux de moutons ou de
chevres. La machine ronde est la pelote
ou l’esteuflesteuf. Apres le jeu on se refraischit

davant un clair feu & change
l’onlon de chemise. Et voluntiers
bancquete l’onlon, mais plus
joyeusement ceulx qui
ont guaingné. Et
grand chere.


FIN


Imprimé a Lyon par Fran
coys Juste.

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Centre d'Études Supérieures de la Renaissance
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Première publication : 22/07/2011