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ESSAIS DE MICHEL
DE MONTAIGNE.
Livre Second.
De l’inconstance de nos actions.
CHAP. I.
CEUXCEVX qui s’exerçentexerçēt à contrerollercōtreroller les actionsactiōs hu-
maines, ne se trouventtrouuēt en aucune partie si em-
peschez, qu’à les r’appiesser & mettre à mesme
lustre: car elles se contredisent communémentcōmunément
de si estrange façon, qu’il semble impossible
qu’elles soient parties de mesme boutique. Le jeuneieune Marius se
trouvetrouue tantost fils de Mars, tantost fils de Venus. Le Pape Bo-
niface huictiesme, entra, dit-on, en sa charge commecōme unvn renard,
s’y porta comme unvn lion, & mourut comme unvn chien. Et qui
croiroit que ce fust de Neron, cette vraie image de la cruauté,
comme on luy presentast à signer, suyvantsuyuant le stile, la sentence
d’unvn criminel condamné, qui eust respondu: pPleust à Dieu
que jeie n’eusse jamaisiamais sceu escrire, tant le coeur luy serroit de
condamner unvn homme à mort. Tout est si plein de tels exem-
ples,: voire chacun en peut tant fournir à soy-mesme, que jeie
trouvetrouue estrange, de voir quelquefois des gens d’entendemententendemēt,
se mettre en peine d’assortir ces pieces: veu que l’irresolution
me semble le plus commun & apparent vice de nostre natu-
re, tesmoing ce fameux verset de Publius le farseur,
Mm
[137v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
Malum consilium est, quod mutari non potest.
Il y à quelque apparence de faire jugementiugement d’unvn homme, par
les plus communs traicts de sa vie,: mais veu la naturelle insta-
bilité de nos meurs & opinions, il m’a semblé souventsouuent que les
bons autheurs mesmes, ont tort de s’opiniastrer à former de
nous unevne constante, & solide contexture. Ils choisissent unvn air
universelvniuersel, & suyvantsuyuant cette image, vont rengeant & interpre-
tant toutes les actions d’unvn personnage, & s’ils ne les peuventpeuuent
assez tordre, les vont renvoyantrenuoyant à la dissimulation. Auguste
leur est eschappé: car il se trouvetrouue en cet homme, unevne varieté
d’actions si apparente, soudaine, & continuelle, tout le cours
de sa vie, qu’il s’est faict lácher entier & indeçis, aux plus har-
dis jugesiuges. JeIe croy des hommes plus mal aiséement la constan-
ce, que toute autre chose, & rien plus volontiersaiseement que l’in-
stabilitéconstance. Qui en jugeroitiugeroit àen des tail, tr distinctement piece a piece, rencontreroit et à mon
advisaduis, plus souventsouuent à dire vray. En toute l’ancienneté il est
malaisé de choisir unevne douzaine d’hommes, qui ayent dressé
leur vie à unvn certain & asseuré train, qui est le principal but de
la sagesse: cCar pour la comprendre tout’en unvn mot, dict unvn an-
cien, & pour embrasser en unevne toutes les reigles de nostre vie,
c’est vouloir, & ne vouloir pas tousjourstousiours mesme chose: jJeiIe ne
daignerois, dit-il, adjousteradiouster, pourveupourueu que la volonté soit justeiuste,
car si elle n’est justeiuste, il est impossible qu’elle soit tousjourstousiours unevne.
De vray, ji’ay autrefois apris que le vice, ce n’est que des-regle-
ment & faute de mesure, & par consequent, il est impossible
d’y attacher la constance. C’est unvn mot de Demosthenes, dit-
on, que le commencement de toute vertu, c’est consultation
& deliberation,: &et la fin & perfection, constance. Si par dis-
cours nous entreprenions certaine voie, nous la prendrions la
plus belle, mais nul n’y à pensé,
Quod petiit, spernit, repetit quod nuper omisit,
AEstuat, & vitae disconuenit ordine toto:
LIVRE PREMIERSECOND. 138
Nostre façon ordinaire c’est d’aller apres les inclinationsinclinatiōs de no-
stre apetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon
que le vent des occasions nous emporte: nNous ne pensons ce
que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulonsvoulōs, & chan-
geons comme cet animal, qui prend la couleur du lieu, où
on le couche. Ce que nous avonsauons à cett’heure proposé nous le
changeons tantost, & tantost encore retournons sur nos pas,
ce n’est que branle & inconstance,
Ducimur vt neruis alienis mobile lignum.
Nous n’allons pas, on nous emporte, comme les choses qui
flottent, ores doucement, ores avecquesauecques violence, selon que
l’eau est ireuse où bonasse.,
nonne videmus
Quid sibi quísque velit nescire, & quaerere semper,
Commutare locum quasi onus deponere possit.
cCháque jouriour nouvellenouuelle fantasie, & se meuventmeuuent nos humeurs a-
vecquesa-
uecques les mouvemensmouuemens du temps.,
Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Iuppiter auctifero lustrauit lumine terras.
Nous flotons entre diversdiuers
advisaduis: nous ne vooulonsuooulons rien
librement, rien
absoluement, rien
constammant.
A qui auroit prescript & estably certaines loix & certaine po-
lice en sa teste, nous verrions tout par tout en sa vie reluire unevne
equalité de meurs, unvn ordre, & unevne relationrelatiō infallible des unesvnes
choses aux autres.
Nous n’y verrionsuerrions cette
difformite que Empe=
docles remerquoit aus
cette difformite
Agrigentins qu’ils disoit
vivreuiure s’abandonerointoīt aus
delices come s’ils avoitntauoitnt
landemein a mourir et
bastirssointssoīt comecome si jamaisiamais
ils ne devointdeuoint mourir.
Le discours en seroit bien aisé à faire, com-
me il se voit du jeuneieune CatonCatō: qui en à touché unevne marche à tout
touché: c’est unevne harmonie de sons tres-accordans, qui ne se
peut démentirdémētir: àA nous au rebours, autantautāt d’actionsactiōs autantautāt faut-il de
jugemensiugemens particuliers: lLe plus seur à mon opinion seroit de les
rapporter aux circonstances voisines, sans entrer en plus lon-
gue recherche, & sans en conclurre autre consequence. Pen-
dant les débauches de nostre pauvrepauure estat, on me rapporta,
qu’unevne fille bien pres de là où ji’estoy, s’estoit precipitée du
haut d’unevne fenestre, pour éviteréuiter la force d’unvn belitre de soldat
Mm ij
[138v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
son hoste: elle ne s’estoit pas tuée à la cheute, & pour redou-
bler son entreprise, s’estoit voulu donner d’unvn cousteau par la
gorge, mais on l’en avoitauoit empeschée, toutefois apres s’y estre
bien fort blessée: eElle mesme confessoit que le soldat ne l’a-
voita-
uoit encore pressée que de requestes, sollicitations, & presens,
mais qu’elle avoitauoit eu peur, qu’en fin il en vint à la contrainte:
&Et là dessus les parolles, la contenance, & ce sang tesmoing de
sa vertu à la vraye façon d’unevne autre Lucrece. Or ji’ay sçeu à la
verité, qu’avantauant & depuis ell’avoitauoit esté garse de non si diffici-
le composition. Comme dict le conte, tout beau & honneste
que vous estezs, quandquād vous aurez failly vostre pointe, n’en con-
cluezcō-
cluez pas incontinent unevne chasteté inviolableinuiolable en vostre mai-
stresse, ce n’est pas à dire que le muletier n’y trouvetrouue son heure.
Antigonus ayant pris en affection unvn de ses soldars, pour sa
vertu & vaillance, commanda à ses medecins de le penser d’u-
nev-
ne maladie longue & interieure, qui l’avoitauoit tourmenté long
temps: & s’apperçevantapperçeuāt apres sa guerison, qu’il alloit beaucoup
plus láchementfroidement aux affaires, luy demandademāda qui l’avoitauoit ainsi chan-
géchā-
gé & encoüardy: vVous mesmes, Sire, luy respondit-il, m’ayantayāt
deschargé des maux, pour lesquels jeie ne tenois compte de ma
vie. Le soldat de Lucullus ayant esté dévalisédéualisé par les ennemis,
fist sur eux pour se revencherreuencher unevne belle entreprise: quand il se
fut r’emplumé de sa perte, Lucullus l’ayant pris en bonne opi-
nion l’emploioit à quelque exploict hazardeux, par toutes
les plus belles remonstrances, dequoy il se pouvoitpouuoit advi-
seradui-
ser.,
Verbis quae timido quoque possent addere mentem:.
Employez y, respondit-il, quelque miserable soldat dévalisédéualisé:,
quantumuis rusticus ibit,
Ibit eo, quo vis, qui zonam perdidit, inquit.
& refusa resoluëment d’y aller.
Quand nous lisons
que mechmet aiant
outrageusement
rudoie chasan chef
de ses genisseres de
ce qu’il voioituoioit sa trope
enfoncee par les Hongres et luy se porter lachemant au combat
Chasan s’alera pour toute responce se ruer fusrieusement sul en l’estatlestat
qu’il estoit les armes au pouin ruer dans le premier corps des
ennemis qui se presanta, ou il fut soubdein englouti: ce n’est a
l’avantureauanture pas tant justificationiustification que ravisemantrauisemant, ny tant sona nat prouesse
naturelle corage qu’un nouveaunouueau despit.
Celuy que vous vistes hier si
avantureuzauantureuz, ne trouveztrouuez pas estrange de le voir aussi poltron le
LIVRE PREMIERSECOND. 139
lendemain: où la cholere, ou la necessité, ou la compagnie,
ou le vin, ou le son d’unevne trompette luy avoitauoit mis le coeur au
ventre,: ce n’est unvn coeur ainsi formé par discours: ces circon-
stances dle luy ont fermy, ce n’est pas merveillemerueille, si le voyla de-
venude-
uenu lácheautre par autres circonstancescirconstāces contraires.
Cette variationuariation et
contradiction qui se
voituoit en nous si soupple
et a faict et a que
aucuns nous feignent
deus ames d’autres
songent deus ames
d’autres deus puis=
sances qui nous
accompaignent et
agitent chacune a
sa mode versuers le bien
l’une l’autrelautre versuers ou le
mal. CetteUne si brusque
diversitédiuersité ne se
pouvantpouuant bien assortir
a un subjetsubiet simple.
Non seulementseulemēt
le vent des accidens me remue selon son inclination, mais en
outre, jeie me remue & trouble moy mesme par l’instabilité de
ma posture,: & qui y regarde primement, ne se trouvetrouue guere
deux fois en mesme estat. JeIe donne à mon ame, tantost unvn vi-
sage, tantost unvn autre, selon le costé où jeie la couche. Si jeie parle
diversementdiuersement de moy, c’est que jeie me regarde diversementdiuersement.
Toutes les contrarietez s’y trouventtrouuent, selon quelque tour, &
en quelque façonfaçō. Honteux insolent, chaste luxurieusbavardbauard taciturne, labo-
rieux delicat, ingenieux hebeté, chagrin debonaire, menteur
veritable, sçavantsçauant ignorant et liberal et avareauare et prodigue tout cela , jeie le vois en moy aucunement, selon que
jeie me vire: & quiconque s’estudie bien attentifvementattentifuement, trou-
vetrou-
ue en soy, voire & en son jugementiugement mesme, cette volubilité,
& discordance. JeIe n’ay rien à dire de moy, entieremententieremēt, simple-
ment, & solidement, sans confusion & sans meslange, ny en
unvn mot. Distingo, est le plus universelvniuersel membre de ma Logique.
Encore que jeie sois tousjourstousiours d’advisaduis de dire du bien le bien, &
d’interpreter plustost en bonne part les choses qui le peuventpeuuent
estre, si est-ce que l’estrangeté de nostre condition, porte que
nous soyons souventsouuent par le vice mesmes poussez à bien faire,
si le bien faire ne se jugeoitiugeoit par la seule intention. Parquoy unvn
fait courageux ne doit pas conclurre unvn homme vaillant: ce-
luy qui le seroit bien à point, il le seroit tousjourstousiours, & à toutes
occasions:. sSi c’estoit unevne habitude de vertu, & non unevne saillie,
elle rendroit unvn homme pareillement resolu à tous accidens,
tel seul, qu’en compaignie: tel en camp clos, qu’en unevne batail-
le: car quoy qu’on die, il n’y à pas autre vaillance sur le pavépaué &
autre en la guerreau camp. Aussi courageusement porteroit il unevne ma-
Mm iij
[139v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
ladie en son lict, qu’unevne blessure au camp, & ne craindroit nonnō
plus la mort en sa maison qu’en unvn assaut. Nous ne verrions
pas unvn mesme homme, donner dans la bresche d’unevne bravebraue as-
seurance, & se tourmentertourmēter apres, comme unevne femme, de la per-
te d’unvn procez ou d’unvn fils.
Quand lache a
estant
l’infamie il est
ferme a la povretèpouretè
l’action est louable
l’home non. Quand
estant hartimol entre les rasoirs
mains des enemisbarbiers il se
treuvetreuue malhardy molroidde econtre les espees
mainsrasoirs des barbiers enemisadverseresaduerseres
l’action est louable non
pas l’home. Plusieurs grecs
dict Cicero ne peuventpeuuent voiruoir les
ennemis et se treuvaenttreuuaent constans
aus maladies. Les cimbres et
Celtiberiens tout le rebours.
Nihil enim potest esse aequabile
quod non a certa ratione proficis=
catur.
Il n’est point de vaillance plus ex-
treme en son espece, que celle d’AlexandreAlexādre: mais elle n’est qu’en
espece,: ny assez pleine par tout, & universellevniuerselle:
Cette vaillanceuaillance divinediuine etToute incomparable quell’est si a elle
encores a elle ses taches. Qui
qui faict que
nous le voyons se troubler si esperduement aux plus legieres
soubçons qu’il prent des machinationsmachinatiōs des siens contre sa vie,
& se porter en cette recherche d’unevne si vehemente, & indis-
crete injusticeiniustice, & d’unevne crainte qui subvertitsubuertit sa raison natu-
relle: lLa superstition aussi dequoy il estoit si fort attaint, por-
te quelque image de pusillanimité.
eEt l’excez de la
paenitance qu’il
fit deu meurtre
de clytus est aussi
tesmouignage de
l’ineguagalitè de son
corage.
Nostre faict ce ne sont
que pieces rapportées, uoluptatem contemnunt in dolore sunt molliores gloriam negligunt franguntur infamia & voulons acquerir unvn honneurhōneur à fau-
ces enseignes. La vertu ne veut estre suyviesuyuie que pour elle mes-
me, & si on emprunte par fois son masque pour autre occa-
sion, elle nous l’arrache aussi tost des poingtsdu visageuisage. C’est unevne viveviue
& forte teinture, quand l’ame en est unevne fois abbrevéeabbreuée, & qui
ne s’en va qu’elle n’emporte la piece. Voyla pourquoy pour
jugeriuger d’unvn homme, il faut suivresuiure longuement & curieusementcurieusemēt
sa trace: sSi la constance ne s’y maintient de son seul fondementfondemēt, cui uiuendi uia considerata atque prouisa est
si la varieté des occurrences luy faict changer de pas, (jeie dy de
voye, car le pas s’en peut ou haster, ou appesantirappesātir) laissez le cou-
re,: celuy la s’en va avauauau[sic] le vent, comme dict la devisedeuise de no-
stre Talebot. Ce n’est pas merveillemerueille, dict unvn ancien, que le ha-
zard puisse tant sur nous, puis que nous vivonsviuons par hazard. A
qui n’a dressé en gros sa vie à unevne certaine fin, il est impossible
de disposer les actions particulieres. Il est impossible de ren-
ger les pieces, à qui n’a unevne forme du touttotal en sa teste. A quoy
faire la provisionprouisiō des couleurs, à qui ne sçait ce qu’il a à pein-
dre. AucunAucū ne fait certain dessain de sa vie, & n’enē deliberonsdeliberōs qu’à
parcelles. L’archier doit premierement sçavoirsçauoir où il vise, &
LIVRE PREMIERSECOND. 140
puis y accommoder la main, l’arc, la corde, la flesche, & les
mouvemensmouuemēs. Nos conseils fourvoyentfouruoyent, par ce qu’ils n’ont pas
d’adresse & de but. Nul vent fait pour celuy qui n’a point
de port destiné. JeIe ne suis pas d’advisaduis de ce jugementiugement qu’on fit
pour Sophocles, de l’avoirauoir argumenté suffisant au maniementmaniemēt
des choses domestiques, contre l’accusation de son fils, pour
avoirauoir veu l’unevne de ses tragoedies.
Ny n’appreuveappreuue ne treuvetreuue la
vraisamblanceuraisamblance conjectureconiecture des
Pariens envoiesenuoies pour reformer
les Milesiens suffisante a en tirer la
consequance qu’ils en tirarent.
Visitans l’eur Isle ils remercoint
les terres mieus cultiveescultiuees et maisons
champestres mieus gouverneesgouuernees et
aïant enregistre le nom des maistres
d’icelles com’ils eurent faict l’assambléeassāblée
des citoiens en la villeuille ils nomarent
ces maistres la pour nouveausnouueaus gou=
vernursgou=
uernurs et magistrats: jugeansiugeans que
souigneus de leurs affaires privéespriuées
ils le seroint des publiques.
Nous sommes tous de lopins,
& d’unevne contexture si monstreusemōstreuseinforme & diversediuerse, que chaque pie-
ce, chaque momant, feitfaict son jeuieu. Et se trouvetrouue autant de diffe-
rence de nous à nous mesmes, que de nous à autruy.
Magnam rem
puta unum
hominem agere
Puis que
l’ambition peut apprendre aux hommes, & la vaillance, & la
temperance, & la liberalité, voire & la justiceiustice: puis que l’ava-
riceaua-
rice peut planter au courage d’unvn garçon de boutique, nour-
ri à l’ombre & à l’oysivetéoysiueté, l’asseurance de se jetterietter si loing du
foyer domestique, à la mercy des vagues & de Neptune cour-
roucé dans unvn fraile bateau, & qu’elle apprend encore la dis-
cretion & la prudence: & que Venus mesme fournit de re-
solution & de hardiesse la jeunesseieunesse encore soubs la discipline
& la verge, & gendarme le tendre coeur des pucelles au gi-
ron de leurs meres:
Hac duce custodes furtim transgressa iacentes
Ad Iuuenem tenebris sola puella venit,
ce n’est pas tour de rassis entendement de nous jugeriuger simple-
ment par nos actions de dehors, il faut sonder jusquiusqu’au de-
dans, & voir par quels ressors se donne le bransle: mais d’au-
tantau-
tāt que c’est unevne hazardeuse & haute entreprinse, jeie voudrois
que moins de gens s’en meslassent.
De l’yvrongnerieyurongnerie, CHAP. II.
LE monde n’est que varieté & dissemblance. Les vices
sont tous pareils en ce qu’ils sont tous vices, & de cette
façon l’entendent à l’adventureaduenture les Stoiciens: mMais en-
core qu’ils soient également vices, ils ne sont pas égaux vices:
&Et que celuy qui à franchi de cent pas les limites,
Quos vltra citráque nequit consistere rectum,
ne soit de pire condition, que celuy qui n’en est qu’à dix pas,
il n’est pas croyable: &Et que le sacrilege ne soit pire que le larre-
cin d’unvn chou de nostre jardiniardin:
Nec vincet ratio, tantumdem vt peccet, idèmque,
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus diuum sacra legerit.
Il y à autant en cela de diversitédiuersité qu’en aucune autre chose. La
confusion de l’ordre & mesure des pechez, est dangereuse: lLes
meurtriers, les traistres, les tyranstyrās, y ont trop d’acquest: cCe n’est
pas raison que leur conscience se soulage, sur ce, que tel autre
ou est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la devotiondeuotion: cChacuncChacū
poise sur le peché de son compagnon, & esleveesleue le sien. Les in-
structeurs mesme les rangent souventsouuent mal à mon gré.
Come Socrates disoit que le
principal office de la
sagesse estoit distinguer
les biens et les maus: Nous
autres a qui le meillur,
est tousjourstousiours en viceuice, devonsdeuōs
dire de mesme, de la
sciance de distinguer les
vices: sans laquele bien
exacte le vertueusuertueus et le
meschant demurent
meslez et inconus.
Or l’y-
vrongneriey-
urōgnerie entre les autres, me semble unvn vice grossier & bru-
tal. L’esprit à plus de part ailleurs: & il y à des vices, qui ont jeie
ne sçay quoy de genereux, s’il le faut ainsi dire. Il y en à ou la
science se mesle, la diligence, la vaillance, la prudence, l’adres-
se & la finesse: cettuy-cy est tout corporel & terrestre. Aussi la
plus grossiere nation de celles qui sont aujourauiour d’huy, c’est celle
la seule qui le tient en credit. Les autres vices alterent l’enten-
dement,: cettuy-cy le renverserenuerse,: & estonne le corps.:
cùm vini vis penetrauit
Consequitur grauitas membrorum, praepediuntur
Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens
Nant
LIVRE PREMIERSECOND. 141
Nant oculi, clamor, singultus, iurgia gliscunt:.
Le pire estat de l’homme
c’est quand il pert la
conoissance et gouvernementgouuernement
de soi
Et en dict on entre autres choses, que comme le moust bouil-
lant dans unvn vaisseau, pousse à mont tout ce qu’il y à dans le
fonds,: aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets,
à ceux qui en ont pris outre mesure.,
tu sapientium
Curas, & arcanum iocoso
Consilium retegis Liaeo.
JosepheIosephe conte qu’il tira le ver du nez à unvn certain ambassa-
deur que les ennemis luy avoyentauoyent envoyéenuoyé, l’ayant fait boire
d’autant. Toutefois Auguste s’estant fié à Lucius Piso, qui con-
quitcō-
quit la Trace, des plus privezpriuez affaires qu’il eut, ne s’en trouvatrouua
jamaisiamais mesconté: ny Tyberius de Cossus, à qui il se deschar-
geoit de tous ses conseils: quoy que nous les sçachons avoirauoir
esté si fort subjectssubiects au vin, qu’il en à fallu rapporter souvantsouuant
du senat, & l’unvn & l’autre yvreyure,
Externo inflatum venas de more Lyaeo.
Et commit on aussi fidelemantfidelemāt qu’a
cassius beuveurbeuueur d’eaudeau, a Cimber le
dessein de tuer caesar: quoi qu’il
fut s’enivrateniurat souvantsouuāt. D’ouDou il responditrespōdit
plesammantplesammāt. Que jeie
portasse quelcunquelcū,un tiran, moi
qui ne puis porter le vinuin!
Nous voyons nos Allemans noyez dansdās le vin, se souvenirsouuenir de
leur quartier, du mot, & de leur rang.,
nec facilis victoria de madidis, &
Blaesis, atque mero titubantibus.
JeIe n’eusse pas creu d’yvresseyuresse
si profonde estouffee et ensevelieenseuelie
si jeie n’eusse leu ceci dans les
histoires. qQu’Attalus aiant conviéconuié
a souper pour luy faire une
notable indignité, ce Pausanias
qui sur ce mesme subjetsubiet tua despuis
Philippus Roy de macedoine: Roy
portant par ces belles qualitez
tesmouignage de la nourriture
qu’il avoitauoit prinse en la maison et
compaignie d’Epaminondas: il le
fit tant boire qu’il peut
abandoner sa beaute insensi=
blemant come le corps d’une
putein buissoniere & abandoneeperdue
aus muletiers palefreniers et
nombre d’autres abjectsabiects serviteursseruiteurs
de sa maison. Et ce que m’aprint
une dame que ji’honore et
prise singulieremant que
pres de bourdeaus vers Castres
ou est sa maison une feme de
villageuillage vefveuefue, bien de bone chaste
reputation sentant les premiers ombragesōbrages
de’une feme enceinte grossesse disoit a ses
voisinesuoisines qu’elle panseroit estre enceinte si
ell’avoitauoit un mari mais du jouriour a la journeeiournee
croissant l’occasionloccasion de ce supçon et
en fin jusquesiusques a l’evidanceleuidance, ell’en vintuint la
de faire declarer au prosne de son eglise
que qui seroit consant de ce faict en le
declarantadvouantaduouant elle luy promettoit de le luy
pardoner & s’il le trouvoittrouuoit bon, de l’espouserlespouser.
UnVn sien juneiune valetualet de laborage enhardi de cette q procla=
mation declara l’avoirauoir trouveetrouuee un jouriour de feste apres avoirauoir
aïant bien largement prins son vinuin si profondementprofondemēt endormie pres de
son foïer et si indecemment qu’il s’en estestoit peu servirseruir sans l’esveilleresueiller.
Ils sontsōt encore mariesui [Note (Mathieu Duboc) : Au dessus de "maries" Montaigne a écrit puis effacé "ui", sans doute le commencemeent du mot "vivant"] ensembleensēble Ils viventuiuēt encoreēcore maries ensembleēsēble
Il est certain que l’antiquité n’a pas fort descrié ce vice: lLes
escris mesmes de plusieurs Philosophes en parlent bien mol-
lement: &Et jusquesiusques aux Stoyciens, il y en à qui conseillent de
se dispenser quelque fois à boire d’autantautāt, & de s’enyvrerenyurer pour
relácher l’ame.:
Hoc quoque virtutum quondam certamine, magnum
Socratem palmam promeruisse ferunt.
La vraye image de la vertu StoïqueCe censur et correctur des autres Caton, à esté reproché
de tropbien boire.,
Narratur & prisci Catonis
Saepe mero caluisse virtus.
Nn
[141v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
Cyrus ce Roy tant renommé, allegue entre ses autres loüan-
gesloüā-
ges, pour se preferer à son frere Artaxerxes, qu’il sçavoitsçauoit
beaucoup mieux boire que luy. Et és nations les mieux rei-
glées, & policées, cet essay de boire d’autantautāt, estoit fort en usa-
gevsa-
ge. JI’ay ouy dire à SilviusSiluius excellantexcellāt medecin de Paris, que pour
garder que les forces de nostre estomac ne s’apparessent, il est
bon unevne fois le mois les esveilleresueiller par cet excez, & les picquer
pour les garder de s’engourdirēgourdir. PlatonPlatō luy attribue ce mesme ef-
fect au serviceseruice de l’esprit: &Et escrit-on que les Perses apres le
vin consultoient de leurs principaux affaires. Mon goust &
ma complexioncōplexion est plus ennemie de ce vice, que mon discours:
cCar outre ce que jeie captivecaptiue aysément mes creances soubs l’au-
thorité des opinions anciennes,: jeie le trouvetrouue bien unvn vice lá-
che & stupide, mais moins malicieux & dommageable que
les autres,: qui choquent quasi tous de plus droit fil la societé
publique. Et si nous ne nous pouvonspouuons donner du plaisir, qu’il
ne nous couste quelque chose, comme ils tiennent, jeie trouvetrouue
que ce vice coute moins à nostre conscience que les autres:
oOutre ce qu’il n’est point de difficile questeapprest, & qu’il est aisémalaisé à
trouvertrouuer,: consideration qui n’est pas à mesprisernon mesprisable.
n Uhoneste home et avanceauancehome avancèauancè en dignitè et en
aage entre trois principales commo=
ditez qu’il disoit me disoit luy rester
en la vieuie, contoit cettecy. Mais il la
prenoit mal. La delicatesse y est a
fuyr et le souigneus triage du vinuin. Si
vous fondez vostreuostre voluptéuolupté a le boire
agreable vousuous vousuous obligez a la dolur de
le boire par fois desagreable. Il faut
avoirauoir le goust plus lache et plus libre.
Pour estre bon beuveurbeuueur il ne faut le
palais si tendre. Les Alemans boiventboiuent
quasi esgalemant de tout vinuin aveqaueq
plaisir. Leur fin c’est l’avaleraualer non pas
choisirplus que le
gouter. Ils en ont bien meillur
marche. Leur voluptéuolupté est bien plus
plantureuse et plus en main. Secon=
demant boire a la francese a deus
repas et modereemant en creinte de
sa sante c’est trop restreindre les
[...] faveursfaueurs de ce Dieu. Il y faut plus
de temps et de constance Les antiens
franchissoint des nuits entieres a
cet exercice et y atachoint souvantsouuant
les joursiours. Et si faut dresser son ordinere
plus large et plus ferme. JI’ay veuueu un
grand seignur de mon temps perso=
nages de hautes entreprinses et f
fameus succez qui sans effort et
au trein de ses repas communs
ne beuvoitbeuuoit guere moins de
cinq lotz de vinuin. Et ne se montroit
au partir de la que trop sage et
advisèaduisè aus despans de nos
affaires. Le plaisir, du quel
nous voulonsuoulons tenir conte au
cours de nostre vieuie doit en
emploier plus d’espace. Il
faudroit come des garçons
de boutique come leset gens de travailtrauail ne refuser null’occasion de boire n’avoirauoir ce desir tousjourstousiours en teste.
Il semble que tous les joursiours nous racourcissons l’usage de cettuicy. Et qu’en nos maisons come ji’ai veuueu en mon
enfance dejunersdeiuners les ressiners et les collations les fussentfussēt bien plus frequantes et ordineres et a toutes heuresqu’a presant. Seroit ce qu’en quelque chose
nous alissions[sic] versuers l’amandemant. Vramant[sic] non. JI’estime Mais c’est que nous nous somes beaucoup plus jetezietez a
la paillardise que n’esto nos peres C’est so Ce sont deus occupations qui s’entrempeschententrempeschēt en leur viguruigur: Ell’a a affoibli
nostre estomac d’une part, et d’autre part la sobrietè sert a nous rendre plus coins plus damerets, pour l’aco
l’exercice de l’amour. C’est merveillemerueille des contes que ji’ay oui faire a mon pere de la chasteté de son siecle. C’estoit a luy d’en dire:
estant tresavenanttresauenant et par art et par nature a l’usage des dames Il parloit bienpeu et bien: et si mesloit son langage de quelque
ornemant des livresliures vulgueresuulgueres: de son temps Italiens Espaignols François mais surtout Espaignolssurtout Espaignols et entre les Espaignols luy estoit le plus ordinere celuy qu’ils noment Marc Aurelle. SonSōsa conte estoitLa contenance il l’avoitauoit
d’une gravitegrauite douce heumbletresheumble et tresmodeste. Singulier soins[sic] de l’honesteté et decence de sa persone et de ses habits soit a pied soit
a chevalcheual. Monstrueuse foi en ses parolles: et une consciance ent relligion en general panchant plus tost versuers la superstition que versuers
l’autre bout. Pour un home de petite taille, plein de vigeuruigeur, de disposition et de parfaicte proportion de mambreset d’une stature droite et bien proportionee. D’un visageuisage
agreable tirant sur le brun. Adroit et exquis en tous lesnobles exercices d’un gentilhome. JI’ay veuueu encore des cannes farcies de plomb des quelles
de quoi on dict qu’il exerçoit lses bras pour se preparer a ruer la barre ou la pierre ou a l’exscrime: et des souliers aus semelles plombees
pour s’alleger au courir & sa a sauter. Du primsaut il a laisse en memoire des petits miracles. JeIe l’ai veuueu apar dela soixante dix ans
se moquer de noz alaigresses: se jetterietter avecauec sa robe fourree sur un chevalcheual: faire le tour de la table sur son pouce: ne
montermōter guere en sa chambrechābre sans s’eslancer de trois ou quatre degrez a la fois. Sur monmō
propos, il disoit qu’en toute une provinceprouince a peine y avoitauoit il une fame de qualité mal nomee. Recitoit
qui fut
des estranges privautespriuautes ⁁ nomeemant sienes aveqaueq des honestes fames sans supçon quelconque. Et de soi, juroitiuroit
sainctemant estre venuuenu viergeuierge a son mariage. sEt si avoitauoit eu fort longue part aus guerres dela les
mons que monsieur de Lautrec y conduisit: des quoielles mesme il anous a laisse des petits diurnalsmemoires de sa main un papier journaliournal
suivantsuiuant jouriour par jouriourpoint par point ce qui s’y passa, et pour le publiq’ et pour son privépriué. RevenonsReuenons aus boteilles bouteilles.
Aussi se maria il l’an 1528 son trante troisieme. Revenonsuenonstournons a nos bouteille. bien avantauant en eage l’an 1528 qui
estoit son trentettroisieme retournonsant a nos bouteillesretournant d’Italie. RevenonsReuenons a nos bouteilles
Les incom-
moditez de la vieillesse, qui ont besoing de quelque appuy &
refrechissement, pourroyent me ’engendrer avecqauecq raison de-
sir de cette faculté: cCar c’est quasi le dernier plaisir que le
cours des ans nous dérobe. La chaleur naturelle, disent les bonsbōs
compaignons, se prent premierement aux pieds: celle la
touche l’enfance. De-la elle monte à la moyenne region, où
elle se plante long temps, & y produit, selonselō moy, les seuls vrais
plaisirs de la vie corporelle.
[Note (Mathieu Duboc) : Cet ajout est antérieur à celui qui l’encadre. Montaigne avait d’abord utilisé une marque d’insertion en forme de I avant de l’augmenter d’une barre horizontale supplémentaire lors de l’ajout de la seconde addition afin de ne pas la confondre avec cette dernière.]
: Lses autres voluptezuoluptez
dorment au pris.
Sur la fin, à la mode d’unevne vapeur
qui va montant & s’exhalant, ell’arrivearriue au gosier, où elle faict
sa derniere pose. JeIe ne puis pourtant entendre comment on
vienne à allonger le plaisir de boire outre la soif, & se forger
en l’imagination unvn appetit artificiel, & contre nature. Mon
LIVRE SECOND. 142
estomac n’yroit pas jusquesiusques là,: il est assez empesché à venir a-
bout de ce qu’il prend pour son besoing,
Ma constitution est
de prandretirer trouvertrouuer encore plus
de plaisirsaveursaueur a manger et
ne faire cas du boire
que pour la suite du
manger : et d’estre bien plus
tost gourmant qu’ivrouigneiurouigne
ne faire cas du
boire que pour la suitte
du manger et bois a cette cause le
dernier coup quasi tousjourtousiour le plus
grant. [Note (Mathieu Duboc) : L’édition de 1595 ajoute ici : "Et par ce qu’en la vieillesse, nous
apportons le palais encrassé de reume, ou alteré par quelque autre mauvaisemauuaise
constitution, le vin nous semble meilleur, à mesme que nous avonsauons
ouvertouuert & lavélaué noz pores.
Aumoins il ne m’advientaduient guere, que pour la premiere
fois ji’en prenne bienbiē le goust.] On me peut dire Anacharsis
s’estonoit que les grecs beussent sur la fin du repas en plus grans verresuerres que au
comancementcomācement C’estoit come jeie pense pour
la mesme raison que les Alemans le font qui comancent lors le combat a boire d’autantdautant.
Platon en ses lois defend
aus enfansēfans de boire vinuin
avantauant dishuict ans et
avantauant quarante de s’enivrereniurer
mais a ceus qui ont
passe les quarante il
ordone de s’y plaire et
mesler largement convivesconuiues l’influanc en leurs e
de Dionisius ce bon dieu en leurs
convivesconuiues Ce bon dieu quiqui a redone
aus homes le vinuin pour esjouiresiouir
et rajunirraiunir la vieillesseuieillesse destendre
les affections de son ame & les
amollir come le fer par le feuvieusuieus la gayetè et la
junesseiunesse re aus vieillarsuieillars. qui
adoucit et amollit les passions
de l’amelame come fai le feu fer
s’amollit par le feu Et en ses
loix treuvetreuue cets usatelles assambleesassāblees
a boire pourveupourueu qu’elles ne
soint du tout sans a boire pour=
veupour=
ueu qu’il y aie un chef de bande a les
contenir et regler utilles: le
l’ivresseiuresse estant une bone
espreuveespreuue et certeine de la
nature d’un chacun. Et d
quand et quand propre a doner
aus persones d’eage le courage de
s’esbaudir en danses et en la
musiques choses utiles et qu’ils n’osent
entreprendre en sens rassis. Que le
vinuin est capable de donerfournir a l’amelame de la
temperance au cors de la santé
Toutesfois ces restrictions en partie
enpruntees des Catrthaginois luy plaisent
Qu’on ne boiveboiue point de vinuins’en espargne en expedition
de guerre Que tout magistrat et tout
jugeiuge s’en abstiene sur le point d’executer
sa charge et de consulter des affaires
publiques Qu’on s’en abstiene aussiEtQu’on ny emploie le jouriour
aus heures temps deu a d’autres occupations
EtNy lacelle nuit les homes et les fames qui’on se
veulenttueulentt emploierdestine a faire des enfans. Ils
disent que Stilpo le philosofeaggraveaggraue de vieillesseuieillesse hasta sa fin a esciant
par le breuvagebreuuage de vinuin pur. Pareille cause mais non du
propre dessein
suffoca aussi les
forces abatues depar
l’eageleage du philosofe
Arcesilaus.
Mais c’est unevne vieil-
le & plaisante question, si l’ame du sage seroit pour se rendre
à la force du vin.,
Si munitae adhibet vim sapientiae.
A combien de vanité nous pousse cette bonne opinion, que
nous avonsauons de nous: lLa plus reiglée ame du monde, & la plus
parfaicte, n’a que trop affaire à se tenir en pieds, & à se garder
de ne s’emporter par terre de sa propre foiblesse. De mille il
n’en est pas unevne qui soit droite & rassise unvn instant de sa vie:
&Et se pourroit mettre en doubte, si selon sa naturelle condi-
tion elle y peut jamaisiamais estre. Mais d’y joindreioindre la constancecōstance, c’est
sa derniere perfection: jJeiIe dis quand rien ne la choqueroit, ce
que mille accidens peuventpeuuent faire. Lucrece, ce grand poëte à
beau Philosopher & se bander, le voyla rendu insensé par unvn
breuvagebreuuage amoureux. Pensent ils qu’unevne Apoplexie n’estour-
disse aussi bien Socrates, qu’unvn portefaix. Les unsvns ont oublié
leur nom mesme par la force d’unevne maladie, & unevne legiere
blessure à renversérenuersé le jugementiugement à d’autres. TantTāt sage qu’il vou-
dra, mais en fin c’est unvn homme: qu’est il plus caduque, plus
miserable, & plus de neant? lLa sagesse ne force pas nos condi-
tions naturelles.:
Sudores itaque & pallorem existere toto
Corpore, & infringi linguam, vocémque aboriri,
Caligare oculos, sonere aures, succidere artus,
Denique concidere ex animi terrore videmus.
Il faut qu’il sille les yeux au coup qui le menasse: il faut qu’il
fremisse planté au bord d’unvn precipice:
come un enfant: nNature
aiant voluuolu se reserverreseruer
ces legieres marques de
son authoritè inexpug=
nables a nostre raison et
a la vertuuertu Stoïque. Pour
luy aprandre sa morta=
lité et nostre fadese:
nihilite fadese.
iIl pallit à la peur, il
rougit à la honte,: il verteuerte se pleint a l’estrette d’une gemit à la colique, sinon d’unevne voix vain-
cue du mal, au moins desperee et esclatantevoixuoix casse et enrouee. d’une comme estant en unevne aspre meslée.,
Humani à se nihil alienum putaet.
Les poëtes n’osent pas descharger, seulement des larmes, leurs
qui feignent tout a leur poste,
heros.,
N n ij
[142v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
Sic fatur lachrymans, classíque immittit habenas.
Luy suffise de brider & moderer ses inclinations, car de les
emporter, il n’est pas en luy. Cetuy mesme nostre Plutarque,
si parfaict & excellent jugeiuge des actions humaines, à voir Bru-
tus & Torquatus tuer leurs enfans, est entré en doubte si la
vertu pouvoitpouuoit donner jusquesiusques là: & si ces personnages n’a-
voyenta-
uoyent pas esté plustost agitez par quelque autre passion. ⁁
Toutes actions hors les bornes ordinaires sont subjectessubiectes à
sinistre interpretation, d’autant que nostre goust n’advientaduient
nonnō plus à ce qui est au dessus de luy, qu’à ce qui est au dessous.
Laissons cette autre secte
faisant expresse profession de
fierte. Mais quand en la secte
mesmes estimee la plus molle
nous oïons ces vantancesuantances de
Metrodorus. Occupaui te fortu=
na atque cepi: omnes seque aditus
tuos interclusi, ut ad me aspi=
rare non posses. Et qQuand
Anaxarchus par l’ordonancelordonance
de Nicocreont tyran de Cypre
couche dans unvesseauuesseau de pierre
et assome a coups de mail de
[...] fer ne cesse de dire
frapez rompez: ce n’estnest pas
Anaxarchus, c’est son estui
que vousuous pilez.
Quand nous oyons nos martyrs, crier au Tyran au milieu de
la flamme, cC’est assez rosti de ce costé la, hache le, mange le, il
est cuit, recommance de l’autre. QuantQuāt nous oyons en JosepheIosephe
cet enfant tout deschiré des tenailles mordantes, & persé des
aleines d’Antiochus, le deffier encore, criant d’unevne voix ferme
& asseurée: Ttyran tu pers temps, me voicy tousjourstousiours à monmō ai-
se: oOu est cette douleur, où sont ces tourmens, dequoy tu me
menassois? nN’y sçais tu que cecy? mMa coustanceconstance te donnedōne plus de
peine, que jeie n’en sens de ta cruauté: oO láche belistre tu te rensrēs,
& jeie me renforce: fFay moy pleindre, fay moy flechir, fay moy
rendre si tu peux: dDonne courage à tes satellites, & à tes bour-
reaux: lLes voyla defaillis de coeur, ils n’en peuventpeuuent plus,: arme
les, acharne les. Certes il faut confesser qu’en ces ames là, il y à
quelque alteration, & quelque fureur, tant sainte soit elle.
Quand nous arrivonsarriuons à ces saillies Stoïques, ji’ayme mieux e-
stre furieux que voluptueux.disoitmot d’Antisthenes
[Commentaire (Montaigne) : prose]ΜανειεῖνΜανείην μᾶλλον ἡἢ ἡθέιεινἡσθείην
Quand Sextius nous dit, qu’il ayme mieux estre enferré de la
douleur que de la volupté: Quand Epicurus entreprend de se
faire chatouillermignarder à la goute, & desdaignantdesdaignātrefusant le repos & la santé,
que de gayeté de coeur il deffie les maux,. &Et mesprisant les dou-
leurs moins aspres, dedaignantdedaignāt de les luiter, & les combatrecōbatre, qu’il
LIVRE PREMIERSECOND. 143
en appelle & desire des fortes, poignantes, & dignes de luy.,
Spumantémque dari pecora inter inertia votis
Optat aprum, aut fuluum descendere monte leonem,
qQui ne jugeiuge que ce sont boutées d’unvn courage eslancé hors de
son giste. Nostre ame ne sçauroit de son siege atteindre si
haut: iIl faut qu’elle le quitte & s’esleveesleue, & prenant le frein aux
dentsdēts, qu’elle emporte, & ravisserauisse son homme, si loing, qu’apres
il s’estonne luy-mesme de son faict. Comme aux exploicts de
la guerre, la chaleur du combat pousse les hommessoldats genereux
souventsouuent à franchir des pas si hazardeux, qu’estant revenuzreuenuz à
eux, ils en transissent d’estonnementestonnemēt les premiers. Comme aus-
si les poëtes sont espris souventsouuēt d’admiration de leurs propres
ouvragesouurages, & ne reconnoissoientreconnoissoiēt plus la trace, par où ils ont pas-
sé unevne si belle carriere: cC’est ce qu’on appelle aussi en eux ar-
deur & manie: &Et comme Platon dict, que pour neant hurte
à la porte de la poësie, unvn homme rassis: aussi dit Aristote que
aucune ame excellente, n’est exempteexēpte de quelque meslange de
folie: &Et à quelque raison d’appeller fureurfolie tout eslancement
tant loüable soit-il, qui surpasse nostre propre jugementiugement &
discours: dD’autant que la sagesse c’est unvn maniment reglé de
nostre ame, & qu’elle conduit avecauec mesure & proportion, &
s’en respond.
Platon argumante
ainsi que la faculté
de divinerdiuiner estprofetiser est au dessus
de nous: qu’il nous faut
estre hors de nous quand
nous la traictons: il faut
que nostre prudance
soit offusquee ou par le
sommeil ou par quelque
maladie ou enleveeenleuee de sa
place par un ravissementrauissement
celeste.
Coustume de l’Isle de Cea. CHAP. III.
SI philosopher c’est douter, comme ils disent, à plus
forte raison niaiser & fantastiquer, comme jeie fais, doit
estre doubter: cCar c’est aux apprentifs à enquerir &
à debatre, & au cathedrant de resoudre. Mon cathedrant, c’est
l’authorité de la Sacro-sainte volonté divinediuine, qui nous reigle
sans contredit, & qui à son rang au dessus de ces humaines &
vaines contestations. Philippus estant entré à main armée au
Peloponese, quelcun disoit à Damidas, que les LacedemoniensLacedemoniēs
N n iij
[143v]
ESSAIS DE M. DE MONT.
auroient beaucoup à souffrir, s’ils ne se remettoient en sa gra-
ce: &Et poltron, respondit-il, que peuventpeuuent souffrir ceux qui ne
craignent point la mort? On demandoit aussi à Agis, commeant
unvn homme pourroit vivreviure vrayement libre,. mMesprisant, dict-
il, le mourir. Ces propositions & mille pareilles qui se rencon-
trentrencō-
trent à ce propos, sonnentsonnēt evidemmenteuidemment unevnequelque chose au dela d’at-
tendre patiemment la mort, quand elle nous vient: cCar il y a en
la vie plusieurs chosesaccidens pires à souffrir que la mort mesme:. tTes-
moing cet enfant Lacedemonien, pris par Antigonus & ven-
du pour serf, lequel pressé par son maistre àde s’employer à quel-
que serviceseruice abjectabiect,: TtTu verras, dit-il, qui tu as acheté,: cCe me se-
roit honte de servir ayant la liberté si à main: &Et ce disant se
precipita du haut de la maison. Antipater menassant aspre-
ment les Lacedemoniens, pour les renger à certaine sienne de-
mande: SsSi tu nous menasses de pis que la mort, respondirent-
ils, nous mourrons plus volontiers.
Et a Philippus leur
ayant escrit qu’il
empescheroit toutes leurs
entreprinses Quoi nous
empescheras tu aussi de
mourir. respondirent ils.
C’est ce qu’on dit, que le
sage vit tant qu’il doit, nonnō pas tant qu’il peut,: &Et que le present
que nature nous ait fait le plus favorablefauorable, & qui nous oste
tout moyen de nous pleindre de nostre condition, c’est de
nous avoirauoir laissé la clef des champs. Elle n’a ordonné qu’unevne
entrée à la vie, & cent mille yssuës. Nous pouvonspouuons avoirauoir fau-
te de terre pour y vivreviure, mais de terre pour y mourir nous n’en
pouvonspouuons avoirauoir faute, comme respondit Boiocatus aux Ro-
mains. Pourquoy te plains tu de ce monde? il ne tient pas:
sSi tu vis en peine, lta lácheté en est cause: àA mourir il ne reste
que le vouloir.:
Vbique mors est: optime hoc cauit Deus,
Eripere vitam nemo non homini potest:
At nemo mortem: mille ad hanc aditus patent.
Et ce n’est pas la recepte à unevne seule maladie, la mort est la re-
cepte à tous maux:. c’C’est unvn port tres-asseuré, qui n’est jamaisiamais
à craindre, & souventsouuent à rechercher:. tTout revientreuient à unvn, que
LIVRE SECOND. 144
l’homme se donne sa fin, ou qu’il la souffre,: qQu’il coure au de-
vantde-
uant de son jouriour, ou qu’il l’attende: dD’où qu’il vienneviēne c’est tou-
sjourstou-
siours le siensiē: eEn quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout,
c’est le bout de la fusée. La plus volontaire mort c’est la plus
belle,: lLa vie despend de la volonté d’autruy, la mort de la no-
stre. En aucune chose nous ne devonsdeuons tant nous accommo-
der à nos humeurs, qu’en celle-là. La reputation ne touche pas
unevne telle entreprise, c’est folie d’en avoirauoir respect. Le vivreviure c’est
servirseruir, si la liberté de mourir en est à dire. Le commun train de
la guerison se conduit aux despens de la vie: oOn nous incise,
on nous cauterise, on nous detranche les membres, on nous
soustrait l’alimentalimēt, & le sang: unvn pas plus outre, nous voila gue-
ris tout à fait: pPourquoy n’est la vaine du gosier autant à no-
stre commandement que la mediane? aAux plus fortes mala-
dies les plus forts remedes. ServiusSeruius le Grammairien ayant la
goutte, n’y trouvatrouua meilleur remedeconseil, que de s’appliquer du
poison auxet de tuer ses jambesiābes:. & vescut depuis ayant cette partie du corps
morteQu’elles fussent podagriques a leur poste pourveupourueu
que ce fut sans sentiment. Dieu nous donne assez de congé, quand il nous met
en tel estat, que le vivreviure nous est pire que le mourir.
C’est foiblesse de
ceder aus maus, mais
c’est folie de les nourrir.
Or Les Stoiciens disent
que c’est vivreuiure convena=
blementconuena=
blement a nature de se depar=
tir de la vieuie pour le sage
de se despartir de la vieuie
encore qu’il soit en plein heur
s’il le faict opportuneement
et au fol de maintenir sa
vieuie encore qu’il soit miserable
pourveupourueu qu’il soit en la plus
grande part des choses qu’ils
disent estre selon nature.
Come jeie n’offance pas les loix duqui sont contre
le larrecin quand jeie me coupe ma bourse
ny ne suis tenu pour saccageur de maison
pour videruider la miene et emporter aussi
pour emporter ma vieuie ie me suis tenu aux
loix des meurtres et homicides
Come jeie n’offance les loix
qui sont faictes contre les
larrons quand ji’emporte le
mien et que jeie me coupe
ma bourse ny des boutefus
quand jeie brusle mon bois
aussi ne suis jeie tenu aus
loix faictes contre les
meurtriers pour m’avoirauoir oste ma vieuie
Or pourtant Hegesias disoit que
come la vieuie aussi la mort devoitdeuoit formercondition
de la vieuie aussi la condition de la mort
devoitdeuoit despendre de nostre eslection
Et Diogenes rencontrant le philosofe
Speusippus nepveunepueu de Platon afflige de
longue l’hydropisie qui se faisant porter enē
lettiere qui luy escria: Le bon salut
Diogenes: A toi point de salut respondit
il qui souffres & alonges le vivreuiure, estant
en tel estat. De vraiurai quelque temps apres
Speusippus se fit mourir ennuie d’une si
penible conditioncōdition de vieuie.
Mais cecy
ne s’en va pas sans contraste: cCar outre l’authorité, qui en de-
fendant l’homicide y enveloppeenueloppe l’homicide de soy-mesmes:
d’autres philosophesplusieurs tiennent, que nous ne pouvonspouuons aban-
donner cette garnison du monde, sans le commandementcommandemēt ex-
pres de celuy, qui nous y à mis,: &Et que c’est à Dieu qui nous à
icy envoyezenuoyez, non pour nous seulement, ains pour sa gloire &
serviceseruice d’autruy, de nous donner congé, quand il luy plaira,
non à nous de le prendre:
Que nous somes a nostre
païs autant qu’a nous Il
nous redemande a nous et
avonsauons a luy en rendrerēdre conte
Que nous ne
somes pas nez
pour nous ains
aussi pour nos
paisans pour
nostre païs les
loix nous redemandent
conte de nous pour
leur interest et ont
action de ’homicide
contre nous
aAutrement comme deserteurs de
nostre charge nous sommes punis en l’autre monde,
et en celuicy et
Proxima deinde tenent moesti loca, qui sibi laetum
Insontes peperere manu, lucémque perosi
Proiecere animas.
Il y à bien plus de constance à uservser la chaine qui nous tient,
[144v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
qu’à la rompre: &Et plus d’espreuveespreuue de fermeté en Regulus qu’en Caton.
C’est l’indiscretion & l’impatience, qui nous haste le pas. Nuls
accidens ne font tourner le dos à la viveviue vertu: elle cherche les
maux & la douleur, comme son aliment. Les menasses des ty-
rans, les gehenes, & les bourreaux, l’animent & la vivifientviuifient.,
Duris vt ilex tonsa bipennibus
Nigrae feraci frondis in Algido
Per damna, per caedes, ab ipso
Ducit opes animúmque ferro.
Et comme dict l’autre:
Non est vt putas virtus, pater,
Timere vitam, sed malis ingentibus
Obstare, nec se vertere ac retro dare.
Rebus in aduersis facile est contemnere mortem.
Fortius ille facit, qui miser esse potest.
C’est le rolle de la couardise, non de la vertu, de s’aller tapir dansdās
unvn creux, soubs unevne tombe massivemassiue, pour evitereuiter les coups de
la fortune. Elle ne rompt son chemin & son train, pour orage
qu’il face.,
Si fractus illabatur orbis.,
Inpauidam ferient ruinae.
Le plus communement, la fuitte d’autres inconveniensinconueniens, nous
pousse à cettuy- cy: Voire quelquefois la fuite de la mort, fait
que nous y courons,
Hic, rogo, non furor
est, ne moriare mori?
cComme ceux qui de peur du precipice s’y
lancent eux mesmes.:
multos in summa pericula misit
Venturi timor ipse mali: fortissimus ille est,
Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
Et differre potest.
vsque adeo mortis formidine, vitae
Percipit humanos odium, lucisque videndae,
Vt sibi consciscant maerenti pectore lethum,
Obliti
LIVRE SECOND. 145
Obliti fontem curarum hunc esse timorem.
Platon en ces loix ordone sepulture
ignominieuse a ceusluy qui s’est tue et
a tuè a tuéa privepriue son plus plus proche a& plus amy
sçavoirsçauoir est soimesmes de la vieuie & du
cours des destinees non par contreintiugementiugement
publique ny par quelque triste et inevi=
tableineui=
table accidant de la fortune ny
par quelqueune honte insupportable
mais par lachete et foiblesse
d’un’ame creintivecreintiue
Et l’opinionopiniō qui desdaigne nostre vie, elle est ridicule en nous:
cCar en fin c’est nostre estre, c’est nostre tout. Les choses qui
ont unvn estre plus noble & plus riche, peuventpeuuent accuser le no-
stre: mMais c’est contre nature, que nous nous mesprisons &
mettons nous mesmes à nonchaloirnōchaloir,: cC’est unevne maladie particu-
liere, & qui ne se voit en aucune autre creature, de se hayr &
desdeigner. C’est de pareille vanité, que nous desirons estre
autre chose, que ce que nous sommes.: LlLe fruict d’unvn tel desir
ne nous touche pas,: d’autant qu’il se contredict & s’empesche
en soy: cCeluy qui desire d’estre fait d’unvn homme ange, il ne fait
rien pour luy:
il n’en vaudroituaudroit
de rien mieus.
car n’estant plus, il n’aura plus dequoyqui se res-
sjouyrares-
siouyra & ressentira de cet amendement, pour luy.
Debet enim miserè cui forte aegréque futurum est,
Ipse quoque esse in eo tum tempore, cum male possit
Accidere.
La securité, l’indolence, l’impassibilité, la privationpriuation des maux
de cette vie, que nous achetons au pris de la mort, ne nous
apporte aucune commodité.: PpPour neantneāt eviteeuite la guerre, celuy
qui ne peut jouyriouyr de la paix, & pour neant fuit la peine, qui n’a
dequoy savourersauourer le repos. Entre ceux du premier advisaduis, il y à
eu grand doute sur ce, quelles occasions sont assez justesiustes, pour
faire entrer unvn homme en ce party de se tuer: iIls appellent cela
[Commentaire (Montaigne) : prose -] ἐύλογονεὔλογον ἐξαγωγὴ.
Car quoy qu’ils dient, qu’il faut souventsouuent mourir pour causes
legieres, puis que celles qui nous tiennent en vie, ne sont guie-
re fortes, si y faut-il quelque mesure. Il y a des humeurs fanta-
stiques & sans discours, qui ont poussé, non des hommes par-
ticuliers seulement, mais des peuples à se deffaire. JI’en ay alle-
gué par cy devantdeuant des exemples: &Et nous lisons en outre, des
vierges Milesienes, que par unevne conspiration furieuse, elles se
pendoient les unesvnes apres les autres, jusquesiusques à ce que le magi-
Oo
[145v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
strat y pourveustpourueust, ordonnant que celles qui se trouveroyenttrouueroyent
ainsi pendues fussent trainées du mesme licol toutes nuës
par la ville. Quand Threicion presche Cleomenes de se tuer,
pour le mauvaismauuais estat de ses affaires, & ayant fuy la mort plus
honorable en la bataille qu’il venoit de perdre, d’accepter cet-
te autre, qui luy est seconde en honneur, & ne donner poinct
loisir au victorieux de luy faire souffrir, ou unevne mort, ou unevne
vie honteuse. Cleomenes d’unvn courage Lacedemonien &
Stoique, refuse ce conseil comme láche & effeminé: cC’est unevne
recepte, dit-il, qui ne me peut jamaisiamais manquer, & de laquelle
il ne se faut servirseruir tant qu’il y à unvn doigt d’esperance de reste:
qQue le vivreviure est quelquefois constance & vaillance: qQu’il veut
que sa mort mesme serveserue à son pays, & en veut faire unvn acte
d’honneur & de vertu. Threicion se creut dés lors & se tua.
Cleomenes en fit aussi autant depuis,. mMais ce fut apres avoirauoir
essayé le dernier point de la fortune. ⁁ Tous les inconvenientsinconuenients
ne valentvalēt pas qu’onō veuille mourir pour les evitereuiter. Et puis, y ayantayāt
tant de soudains changemens aux choses humaines, il est mal-
aisé à jugeriuger, à quel point nous sommes justementiustement au bout de
nostre esperance.
Sperat & in saeua victus gladiator arena
Sit licet infesto pollice turba minax.
Toutes choses, disoit unvn mot ancien, sont esperables à unvn ho-
me pendant qu’il vit. Ouy mais, respond Seneca, pourquoy
auray jeie plustost en la teste cela, que la fortune peut toutes
choses pour celuy qui est vivantviuāt, que cecy, que fortune ne peut
rien sur celuy qui sçait mourir. On voit JosepheIosephe engagé en
unvn si apparent danger & si prochain, tout unvn peuple s’estant
eslevéesleué contrecōtre luy, que par discours il n’y pouvoitpouuoit avoirauoir aucune
resource: tToutefois estant, comme il dit, conseillé sur ce point
par unvn de ses amis, de se deffaire, bien luy servitseruit de s’opiniatrer
encore en l’esperance: cCar la fortune contourna outre toute
LIVRE SECOND. 146
raison humaine, cet accident, de tel biais,si qu’il s’en veid delivrédeliuré
sans aucun inconvenientinconuenient. Et Cassius & Brutus, au contraire,
acheverentacheuerent de perdre les reliques de la Romaine liberté, de la-
quelle ils estoient protecteurs, par la precipitation & temeri-
té, dequoy ils se tuerent avantauant le temps & l’occasion.
JI’ay veuueu cent lievreslieures se
sauversauuer sous les dents des levriersleuriers
aliquis carnifici suo superstes fuit.
Multa dies variúsque labor mutabilis aeui
Rettulit in melius, multos alterna reuisens
Lusit, & in solido rursus fortuna locauit.
Pline dit qu’il n’y a que trois sortes de maladie, pour lesquel-
les evitereuiter on aye accoustumédroit de se tuer: lLa plus aspre de toutes
c’est la pierre à la vessie, quand l’urinevrine en est retenuë:. la secon-
de la douleur d’estomach: la tierce, la douleur de teste.
Seneque celes sule=
ment qui esbranlent
pour longtemps les
offices de l’ame.
Pour
evitereuiter unevne pire mort, il y en a qui sont d’advisaduis de la prendre à
leur poste.
Damocritus, chef des
AEtoliens mene prisonier
a Rome trouvatrouua moien de
nuit d’eschaper: mMais suivysuiuy
par ses gardes avantauant que
se laisser reprandrereprādre il se donna
de l’espee au traverstrauers le corps
Antinous et Theodotus leur
villeuille d’Epire reduite a
l’extremitèlextremitè par les Romains
furent d’advisaduis au peuprle de
se tuer tous. Mais le
conseil de se rendre plus
tost, ayant gaigné : ils
allarent chercher la mort
se ruans sur les ennemis en
intantion de fraper, non
de se couvrircouurir. L’isle de
Goze forcee par les Turcs
il y a quelques annees:
un Sicilien qui avoitauoit de
belles filles prestes a marier
les tua de sa main et leur
mere apres qui accourut
a leur mort. Cela faict
sortant en rue aveqaueq une
arbaleste et une harquebu=
se: de deus coups il en tua
les deus premiers Turcs qui
s’aprocharent de sa porte
et puis mettant l’espeelespee au
pouin s’ala mesler furieu=
semantfurieu=
semāt ou il fut soudein
envelopéenuelopé et mis en pieces
se sauvantsauuant ainsi du servageseruage
apres en avoirauoir delivrèdeliurè les
siens.
Les femmes JuifvesIuifues apres avoirauoir fait circoncirecircōcire leurs
enfans, s’alloientalloiēt precipiter quantquāt & eux, fuyantfuyāt la cruauté d’An-
tiochus. On m’a conté qu’unvn prisonnier de qualité, estant en
nos conciergeries, ses parens advertisaduertis qu’il seroit certainementcertainemēt
condamné, pPour éviteréuiter la honte de telle mort, aposterent unvn
prestre pour luy dire, que le souverainsouuerain remede de sa delivran-
cedeliuran-
ce, estoit qu’il se recommandast à tel sainct, avecauec tel & tel veu,
& qu’il fut huit joursiours sans prendre aucun alimentalimēt, quelque de-
faillance & foiblesse qu’il sentit en soy. Il l’en creut, & par ce
moyen se deffit sans y penser de sa vie & du dangier. Scribonia
conseillant Libo son nepveunepueu de se tuer, plustost que d’atten-
dre la main de la justiceiustice, luy disoit, que c’estoit proprementpropremēt fai-
re l’affaire d’autruy, queq̄ de conservercōseruer sa vie, pour la remettre entre
les mains de ceux qui la viendroient chercher trois ou quatre
joursiours apres,: & que c’estoit servirseruir ses ennemis, de garder son
sang pour leur en faire curée. Il se lict dans la Bible, que Nica-
nor persecuteur de la Loy de Dieu, ayant envoyéenuoyé ses sattel-
lites pour saisir le bon vieillard Rasias, surnommésurnōmé pour l’hon-
neur de sa vertu, le pere aux JuifsIuifs, comme ce bon homme
O o ij
[146v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
n’y veit plus d’ordre, sa porte bruslée, ses ennemis prests à le
saisir, choisissant de mourir genereusement plustost, que de
venir entre les mains des meschans, & de se laisser mastiner
contre l’honneur de son rang, qu’il se frappa de son espée:
mMais le coup pour la haste, n’ayant pas esté bien assené, il
courut se precipiter du haut d’unvn mur, au traverstrauers de la
trouppe, laquelle s’escartant & luy faisant place, il cheut
droictement sur la teste. Ce neantmoins se sentant enco-
re quelque reste de vie, il r’alluma son courage, & s’esle-
vantesle-
uant en pieds, tout ensanglanté & chargé de coups, & fau-
çant la presse donna jusquesiusques à certain rocher coupé & pre-
cipiteux, où n’en pouvantpouuant plus, il print
par l’une de ses
plaies
à deux mains ses
entrailles, les deschirant & froissant, & les jettaietta à traverstrauers les
poursuivanspoursuiuans, appellant & attestant la vengeance sur eusdivinediuine.
Des violences qui se font à la conscience, la plus à evitereuiter
à mon advisaduis, c’est celle qui se faict à la chasteté des fem-
mes, d’autant qu’il y à quelque plaisir corporel, natu-
rellement meslé parmy: &Et à cette cause, le dissentement
n’y peut estre assez entier, & semble que la force soit me-
slée à quelque volonté. Pelagia & Sophronia toutes deux
canonisées, celle-là se precipita dans la riviereriuiere avecauec sa me-
re & ses soeurs, pour evitereuiter la force de quelques soldats: &
cette-cy se tua aussi pour evitereuiter la force de Maxentius
l’Empereur.
L’histoire ecclesiastique
a en reverencereuerence plusieurs
tels exemples de persones
devotesdeuotes qui apelarent la
mort a garant contre les
violancesuiolancesoutrages que les tirans
preparoint a leur consciance.
Il nous sera à l’adventureaduenture honnorable aux sie-
cles adveniraduenir, qu’unvn bien sçavantsçauant autheur de ce temps, & no-
tamment Parisien, se met en peine de persuader aux Da-
mes de nostre siecle, de prendre plustost tout autre par-
ty, que d’entrer en l’horrible conseil d’unvn tel des-espoir.
JeIe suis marry qu’il n’a sceu, pour mesler à ses comptes, le
bon mot que ji’apprins à Toulouse d’unevne femme, passée par les
mains de quelques soldats: Dieu soit loüé, disoit-elle, qu’au
LIVRE SECOND. 147
moins unevne fois en ma vie, jeie m’en suis soulée sans peché. A la
verité ces cruautez ne sont pas dignes de la douceur Françoi-
se.: Aaussi Dieu mercy nostre air s’en voit infiniment purgé dé-
puis ce bon advertissementaduertissement.: Ssuffit qu’elles dient nenny, en le
faisant, suyvantsuyuant la reigle du bon Marot. L’Histoire est toute
pleine de ceux qui en mille façons ont changé à la mort unevne
vie peneuse. Lucius Aruntius se tua, pour, disoit il, fuir & l’ad-
venirad-
uenir & le passé.
Granius SilvanusSiluanus et Statius Proximus apres estre pardonez
par Neron se tuarent, oOu pour ne vivreuiure de la grace d’un si
meschant home, ou pour n’estre en peine un[sic] autre fois
d’un secont pardon veuueu sa facilite aus supçonts et accusations
a l’encontre des gens de bien. Spargapises filx de la roine Tomiris prisonier de guerre de Cyrus
emploia a se tuer la premiere faveurfaueur que Cyrus luy fit de le faire destacher n’ayantayāt pretandu autre fruit de
sa liberté que de vangeruanger sur soy la honte de sa prinse.
Bogez gouverneurgouuerneur en Eione de la part du Roy Xerxes, assiegé par l’armée des
Atheniens comandes sous la conduite de Cimon refusa la composition de sortir bagues sauvessauues
et s’en retourner surement en Asie a tout sa chevancecheuance po impatiant de survivresuruiure a la perte de
son honur ce que son maistre luy avoitauoit done en garde: et apres s’y estreavoirauoir defandu iusques a
l’extremitelextremite sa villeuille, ny aïrestant plus que manger: jettaietta premierement en la riviereriuiere Strymon tout
l’orlor et tout ce de quoi il luy sembla que l’enemilenemi pouvoitrpouuoitr faire plus de butin. Et puis aiant faictordonè
alumer un grand buchier et desgosiller fame enfans concubines et servitursseruiturs les jeie [Note (Mathieu Duboc) : Montaigne a commencé à écrire "ie", sans doute pour "jetta" avant de le biffer et de le remplacer par le verbe "mettre"] mit dans le feu
et puis soimesmes.
Ninachetuen seignur Indienois aïant senti le premier ventuent de la deliberation
du viceroyuiceroy Portuguais de le deposseder sans aucune cause apparante de la charge qu’il avoitauoit
en Malaca pour la doner au Roy de Campar print a par soi cette resolution Il fit dresser un eschafaut
plus long que large appuie sur des colonnes royallement tapisse et orne de fleurs & de parfuns en
abondance. Et puis s’estant vestuuestu d’une robe de drap d’ordor chargee de quantite de pierreries de haut prix
sortit en rue et par des degrez montamōta sur l’eschafautleschafaut en un coin du quel il y avoitauoit un buchier de bois aromatique
alume siLe monde accourut voiruoir a quelle fin [Note (Mathieu Duboc) : Montaigne a écrit par distraction "fit" pour "fin", ce que corrige l’édition de 1595] ces preparatifs inacostumez Ninachetuen remontraremōtra d’un visageuisage hardi
et malcontant l’obligation que la nation Portugaloise luy avoitauoit combien fidelement il avoitauoit verseuerse en sa charge
qu’aiant si souvantsouuant tesmouigne pour autruy les armes en main que l’honur luy estoit bde beaucoup plus cher
que la vieuie il n’estoit pas pour en abandoner le souin pour soimesme. que sa fortune luy refusant tout moyen
de s’opposer a l’injureiniure qu’on luy voloituoloit faire son corage au moins luy ordonoit de s’en oster le sentimentsentimēt & de servirseruir
de fable au peuple & de triompehe a des persones qui valointualoint moins que luy Ce disantdisāt il se jettaietta dans
le fu.
Sextilia femme de Scaurus, & Paxea femme
de Labeo, pour encourager leurs maris à evitereuiter les dangiers,
qui les pressoyent, ausquels elles n’avoyentauoyent part, que par l’in-
terest de l’affection conjugalconiugale, engagerent volontairement la
vie pour leur servirseruir en cette extreme necessité, d’exemple &
de compaignie. Ce quelles firent pour leurs maris, Cocceius
NervaNerua le fit pour sa patrie, moins utillementvtillement, mais de pareil
amour. Ce grand JurisconsulteIurisconsulte, fleurissant en santé, en riches-
ses, en reputation, en credit, pres de l’Empereur, n’eust autre
cause de se tuer, que la compassion du miserable estat de la
chose publique Romaine. Il ne se peut rien adjousteradiouster à la de-
licatesse de la mort de la femme de FulviusFuluius, familier d’Augu-
ste. Auguste ayant descouvertdescouuert, qu’il avoitauoit esventéesuenté unvn secret
important qu’il luy avoitauoit fié: uUnvVn matin qu’il le vint voir, luy
en fit unevne maigre mine: iIl s’en retournea au logis plain de deses-
poir,: &Et dict tout piteusement à sa femme, qu’estant tombé en
ce malheur, il estoit resolu de se tuer. Elle tout franchement.
Tu ne feras que raison, veu qu’ayant assez souventsouuēt experimentéexperimēté
[Note (Montaigne) : l’incontinanceincōtināce]l’inconsttinance de ma langue, tu ne t’en es point donné de gar-
de. Mais laisse, que jeie me tue la premiere: &Et sans autrement
marchander, se donna d’unevne espée dans le corps.
Vibius Virius desesperé du salut de sa ville assiegée par les Romains, & de leur misericorde, en la derniere deliberation
de leur senat apres plusieurs remontrances emploiees a cette fin conclut que le plus beau estoit d’eschaper a la fortune
par leurs propres mains : Les enemis les en auroint en honur et Annibal sentiroit combien fidelles amis il aroit abandonez.
cConviantcConuiant ceus qui approuverointapprouueroint son avisauis d’aller prandre un bon souper qu’on avoitauoit dressé ches luy, ou apres avoirauoir
faict bone chere ils boiroint ensamble de ce qu’on luy presanteroit: breuvagebreuuage qui delivreradeliurera nos cors des tourmans, nos
ames des injuresiniures, nos yeus et nos oreilles du sentimant de tant de vileinsuileins maus que les veincusueincus ont a souffrir des veincursueincurs
trescruels et offancez de tant de maus quepar nous leur avontsauonts faicts en tant de sortes. J’aiIai disoit il mis ordre qu’il y ara persones
propres a nous jetterietter dans un bucher du au davantdauant de mon huis quand nous serons expirez. Ausses approuvarentapprouuarent cete haute
resolution, peu l’imitarent. Vint et sept senaturs le suivirentsuiuirent, et apres avoirauoir essaïè d’estouffer dans le vinuin cete facheuse pensee,
finirent leur repas par ce mortel metz. eEt s’entrenbrassants apres avoirauoir en commun le malheur de leur païs dep deploré le
malheur de leur païs: les uns se retirarent en leurs maisons: les autres s’arretarent pour estre enterrez dans le
fu de Vibius aveqaueq luy: eEt eurent tous la mort si longue, la vapeuruapeur du vinuin aiant occupe les veinesueines venesuenes
et retardant l’effaict du poison qu’aucuns furent a une heure pres de voiruoir les enemis dans Capoue et d’encourir les
maus qu’ils avointauoint si cheremant evitezeuitez. Taurea JubelliusIubellius un autre citoien de la, le Consul FulviusFuluius qui
fut emportee le lendemein, et d’encourir les miseres qu’ils avointauoīt si cheremant fuy: Taurea JubelliusIubellius un autre citoien de la, le Consul FulviusFuluius
retournant de cette honteuse boucherie qu’il avoitauoit faicte de
deux cents vingt cinq Senateurs, le rappella fierement par son nom, & l’ayant
arresté: Commande, fit-il, qu’on me massacre aussi
apres tant d’autres, affin que tu te puisses vanteruanter d’avoirauoir tue un beaucoup plus vaillantuaillant
home que toi. FulviusFuluius le desdeignant come insansé,: aussi que sur l’heure, il venoituenoit de
recevoirreceuoir lettres due senatRome, contreres a l’inhumanitè de semblableson executions, qui lui
lioint les mains: JubelliusIubellius continuant: pPuis que mon païs prins, mes amis mors, & aiant
de ma main occins ma fame et mes enfans pour les soustraire a la desolation de cete ruine,
il m’est interdit de mourir de la mort de mes concitoiens, empruntonsempruntōs de la vertuuertu la vangenceuangence
de cette vieuie odieuse: eEt tirant un glevegleue qu’il avoitauoit cache s’en dona au traverstrauers la poitrine,
tumbant renversèrenuersè en mourant aus pieds du Consul.
Alexandre
assiegeoit unevne ville aux Indes: ceux de dedans se trouvanstrouuans
pressez, se resolurent vigoureusement à le priverpriuer du plaisir de
cette victoire,: & s’embraisarent universellementvniuersellement tous, quand
& leur ville, en despit de son humanité. NouvelleNouuelle guerre, les
O o iij
[147v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
ennemis combattoient pour les sauversauuer, eux pour se perdre,
&Et faisoient pour garentir leur mort, toutes les choses qu’on
faict pour garentir sa vie.
Astapa ville d’Espaigne se trouvanttrouuant foible de murs & de deffenses, pour soustenir les Romains,
les habitans firent un amas de leurs richesses et meubles en la place, et aiant range
au-dessus de ce monceau les fames & les enfans, et l’aiant entournè de bois et matiere propre
a prandere feu soudeinemant, et laissé cinquante jeunesieunes homes d’entre eus pour l’execution de
leur resolution, firent une sortie, ou suivantsuiuant leur veuueu a faute de pouvoirpouuoir veincreueincre ils se firentfirēt tous tuer:
Les cinquante apres avoirauoir massacre toute aame vivanteuiuante esparse par leur villeuille et mis le feu en ce
monceau s’y lancearent aussi,
finissant leur genereuse liberte en un estat insensible plus tost que doleureus et honteus:
et montrant aus enemis que si fortune l’eut voluuolu ils eussent eus aussi bien le
corage de leur oster la victoireuictore come ils avointauoint eu de la leur rendre et
frustratoire et hideuse: voïreuoïre[sic] et mortelle a ceus qui amorcez par la lueur de l’orlor
coulant dans cete flamme s’en estantestāt aprochez en bon nombrenōbre, y furent suffoquez et bruslez
Le reculer leur estant interdict par la foule qui les suivoitsuiuoit.
Les Abideens pressez par Philippus se resolurent de mesmes: mMais
estants prins de trop court, le Roy aïant horrur de voiruoir la precipitation
et rage temerere de cete execution (les thresors & les meubles qu’ils
avointauoint diversemantdiuersemant condamnez au feu & au naufrage sesis) retirant ses
soldats: leur conceda trois joursiours a se tuer a l’aiselaise: lLesquels ils remplirent
de sang et de meurtre au dela de toute hostile cruauté, et ne s’en sauvasauua
une sule persone qui eut pouvoirpouuoir sur soi. Il y a infinis examplesexāples
de pareilles conclusions populeres, qui semblent plus aspres d’autantautāt que
l’effaict en est plus universeluniuersel. Elles le sont moins que separees. Ce que
le discours ne feroit en chacunchacū il le faict en tous: l’ardur des La
societè ravissantrauissant et les jugeriuger particuliers et le sentir. jugementsiugements.
Les condamnez qui attendoyentattendoyēt l’e-
xecutione-
xecutiō, du temps de Tibere perdoient leurs biens & estoientestoiēt
privezpriuez de sepulture: ceux qui l’anticipoyent en se tuant eux
mesme, estoyent enterrez & pouvoyentpouuoyent faire testamenttestamēt. Mais
on desire aussi quelque fois la mort pour l’esperanceesperāce d’unvn plus
grand bien. JeIe desire, dict Sainct Paul, estre dissoult, pour e-
stre avecauec JesusIesus-Christ: & qui me desprendra de ces liens? Cle-
ombrotus Ambraciota ayant leu le Phaedon de Platon, entra
en si grand appetit de la vie adveniraduenir, que sans autre occasion
il s’alla precipiter en la mer.
Par ou il appert combien impropremant nous appelons desespoir cette dissolution volontereuolontere: a la quelle la chalur de l’espoir
nous porte souvantsouuant et souvantsouuant une tranquille et rassise inclination de jugementiugement.
JacquesIacques du Chastel EvesqueEuesque de
Soissons, au voyage d’outremer que fist S. Loys, voyantvoyāt le Roy
& toute l’armée en train de revenirreuenir en FranceFrāce, laissant les affai-
res de la religion imparfaites, print resolutionresolutiō de s’en aller plus
tost en paradis,. &Et ayant dict à Dieu à ses amis donna seul à la
veuë d’unvn chacun, dans l’armée des ennemis, où il fut mis en
pieces.
. En certein Royaume de ces nouvellesnouuelles terres, au jouriour d’une solemne procession, au quel l’idole qu’ils adorent
est promenee en publiq, sur un char de merveilleusemerueilleuse grandur,: outre ce, qu’il se voituoit plusieurs, se destaillans les
mourceaus de leur chair viveuiue, a luy offir,: il s’en voituoit nombre d’autres, se prosternans emmy la place, qui se
font mouldre et escraseret briser sous les rouës, pour en acquerir apres leur mort, venerationueneration de saincteté, qui leur
est rendue. Il y a La mort de cet evesqueeuesque les armes au pouin a beaucoup de la generosité et moins de
sentiment plus: et moins de sentimant: l’ardur du combat en amusant une partie. Antinous et Theodorus
leur villeuille en Epire reduite a l’extremitelextremite, donarent advisaduis au peuple de se tuer par ensamble: mais le conseil de
se rendre estant suivisuiui, ils alarent tous deus chercher la mort se ruans sur le premier cors de garde des Romeins
regardans d’assenerpour fraper sulemant non pas depour se couvrircouurir. Il y a des
Il y à eu desIl y a des polices qui se sont meslées de reigler justiceiustice et opportunite des mors volonteresuolonteres. la ce
doubte. En nostre Marseille il se gardoit au temps passé du
venin preparé à tout de la cigue, aux despens publics, pour
ceux qui voudroyent haster leurs joursiours, ayant premierement
approuvéapprouué aux six cens, qui estoit leur senat, les raisons de
leur entreprise: & n’estoit loisible autrement que par congé
du magistrat, & par occasionsoccasiōs legitimes, de mettre la main sur
soy. Cette loy estoit encor’ailleurs. Sextus Pompeius allant
en Asie, passa par l’Isle de Cea de Negrepont, il advintaduint de for-
tune pendant qu’il y estoit, comme nous l’apprend l’unvn de
ceux de sa compaignie, qu’unevne femme de grande authorité,
ayant rendu conte à ses citoyens, pourquoy elle estoit reso-
lue de finir sa vie, pria Pompeius d’assister à sa mort, pour la
rendre plus honnorable: ce qu’il fit, & ayant long temps essaié
pour neant, à force d’eloquence, qui luy estoit merveilleusemerueilleuse-
LIVRE SECOND. 148
ment à main, & de persuasion, de la destourner de ce dessein,
souffrit en fin qu’elle se contentast. Elle avoitauoit passé quatre
vingts dix ans, etentresen tres-heureux estat d’esprit & de corps, mais
lors couchée sur son lit, mieux paré que de coustume, & ap-
puiée sur le coude: les dieux dit elle, ô Sextus Pompeius, &
plustost ceux que jeie laisse, que ceux que jeie vay trouvertrouuer, te sça-
chent gré dequoy tu n’as desdaigné d’estre & conseillercōseiller de ma
vie, & tesmoing de ma mort. De ma part ayant tousjourstousiours es-
sayé le favorablefauorable visage de fortune, de peur que l’envieēuie de trop
vivreviure ne m’en face voir unvn contraire, jeie m’en vay d’unevne heu-
reuse fin donner congé aux restes de monmō ame, laissant de moy
deux filles & unevne legion de nepveuxnepueux:. cCela faict ayant presché
& enhorté les siens à l’unionvnion & à la paix, leur ayant départy
ses biens, & recommandé les dieux domestiques à sa fille ais-
née, elle print d’unevne main asseurée la coupe, ou estoit le venin,:
& ayant faict ses veux à Mercure & les prieres de la conduire
en quelque heureux siege en l’autre mondemōde, avalaauala brusquementbrusquemēt
ce mortel breuvagebreuuage. Or entretint elle la compagnie, du pro-
grez de son operation: & comme les parties de son corps se
sentoyentsētoyēt saisies de froid l’unevne apres l’autre: jusquesiusques à ce qu’ayantayāt
dit en fin qu’il arrivoitarriuoit au coeur & aux entrailles, elle appella
ses filles pour luy faire le dernier office & luy clorre les yeux.
Pline recite de certaine nation hyperborée, qu’en icelle pour
la douce temperature de l’air, les vies ne se finissent commu-
nément que par la propre volontévolōté des habitans, mais qu’estans
las & sous de vivreviure, ils ont en coustume, au bout d’unvn long aa-
ge, apres avoirauoir fait bonne chere, se precipiter en la mer, du
haut d’unvn certain rocher, destiné à ce serviceseruice. La douleur , &
insupportable
unevne pire mort, me semblent les plus excusables incitations.
A demain les affaires.
CHAP. IIII.
JEIE donne avecauec grande raison, ce me semble, la palme à
JacquesIacques Amiot, sur tous nos escrivainsescriuains François,. nNon
seulement pour la naïfveténaïfueté & pureté du langage, en
quoy il surpasse tous autres, ny pour la constance d’unvn si long
travailtrauail, ny pour la profondeur de son sçavoirsçauoir, ayant peu dé-
velopperdé-
uelopper si heureusement unvn autheur si espineux & ferré (car
on m’en dira ce qu’on voudra: jeie n’entens rien au Grec, mais
jeie voy unvn sens si beau, si bien jointioint & entretenu par tout en sa
traduction, que où il à certainement entendu l’imagination
vraye de l’autheur, ou ayant par longue conversationconuersation, planté
vivementviuement dans son ame unevne generale Idée de celle de Plutar-
que, il ne luy à aumoins rien presté qui le desmente ou qui le
desdie) mais sur tout, jeie luy sçay bon gré d’avoirauoir sçeu trier &
choisir unvn livreliure si digne & si à propos pour en faire present à
son pays. Nous autres ignorans, estions perdus, si ce livreliure ne
nous eust relevezreleuez du bourbier: sa mercy nous osons à cett’heu-
re & parler & escrire: les dames en regentent les maistres d’es-
cole: c’est nostre breviairebreuiaire. Si ce bon homme vit, jeie luy resi-
gne Xenophon pour en faire autant: c’est unvn’occupationoccupatiō plus
aisée, & d’autant plus propre à sa vieillesse: & puis jeie ne sçay
comment il me semble, quoy qu’il se desmele bien brusque-
ment & nettement d’unvn mauvaismauuais pas, que toutefois son stile
est plus chez soy, quand il n’est pas pressé, & qu’il roulle à son
aise. JI’estois à cett’heure sur ce passage, ou Plutarque dict de
soy-mesmes, que Rusticus assistant à unevne sienne declamation
à Rome, y receut unvn paquet de la part de l’Empereur, & tem-
porisa de l’ouvrirouurir, jusquesiusques à ce que tout fut faict: en quoy (dit-
il) toute l’assistance loua singulierement la gravitégrauité de ce per-
sonnage. De vray estantestāt sur le propos de la curiosité, & de cette
pas-
LIVRE SECOND. 149
passion avideauide & gourmande de nouvellesnouuelles, qui nous fait avecauec
tanttāt d’indiscretionindiscretiō & d’impatienceimpatiēce abandonnerabandōner toutes choses, pour
entretenir unvn nouveaunouueau venu, & perdre tout respect & conte-
nance, pour crocheter soudain, ou que nous soyons, les let-
tres qu’on nous apporte: il à eu raison de louër la gratvitégratuité de
Rusticus: & pouvoitpouuoit encor y joindreioindre la louange de sa civilitéciuilité
& courtoisie, de n’avoirauoir voulu interrompre le cours de sa de-
clamation. Mais jeie fay doute qu’on le peut louër de pruden-
ce: car recevantreceuant à l’improueu lettres & notamment d’unvn Em-
pereur, il pouvoitpouuoit bien adveniraduenir que le differer à les lire eust
esté d’unvn grand prejudicepreiudice. Le vice contraire à la curiosité
c’est la nonchalance: vers laquelle jeie penche evidemmenteuidemment
de ma complexion, & en laquelle ji’ay veu plusieurs hommes
si extremes, que trois ou quatre joursiours apres, on retrouvoitretrouuoit en-
cores en leur pochette les lettres toutes closes, qu’on leur a-
voita-
uoit envoyéesenuoyées. JeIe n’en ouvrisouuris jamaisiamais, non seulement de celles,
qu’on m’eut commises: mais de celles mesme que la fortune
m’eut fait passer les mains. Et faits conscience si mes yeux des-
par
robent par mesgarde, quelque cognoissance des lettres d’im-
portance qu’il lit, quand jeie suis à costé d’unvn grand. JamaisIamais hom-
mehō-
me ne s’enquistēquist moins, & ne fureta moins és affaires d’autruy.
Du temps de nos peres Monsieur de Boutieres cuida perdre
Turin, pour, estant en bonne compaignie à souper, avoirauoir re-
mis à lire unvn advertissementaduertissement qu’on luy donnoit, des trahisons
qui se dressoient contre cette ville, où il commandoit: & ce
mesme Plutarque m’a appris que JuliusIulius Caesar se fut sauvésauué, si
allant au senat, le jouriour qu’il y fut tué par les conjurezconiurez, il eust
leu unvn memoire qu’on luy presenta,. contenant le faict de l’en-
treprise. Et fait aussi luy mesmes le conte d’Archias Tyran de
Thebes, que le soir avantauant l’execution de l’entreprise que Pe-
lopidas avoitauoit faicte de le tuer, pour remettre son païs en li-
berté, il luy fut escrit par unvn autre Archias Athenien de point
P p
[149v]
ESSAIS DE M. DE MONT.
en point, ce qu’on luy preparoit: & que ce pacquet luy ayant
esté rendu pendant son souper, il remit à l’ouvrirouurir, disant ce
mot, qui dépuis passa en proverbeprouerbe en Grece: A demain les af-
faires. UnVn sage homme peut à mon opinion pour l’interest
d’autruy, comme pour ne rompre indecemment compaïignie,
ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer unvn autre affaire
d’importance, remettre à entendre ce qu’on luy apporte de
nouveaunouueau: mais pour son interest ou plaisir particulier, mes-
mes s’il est homme ayant charge publique, pour ne rompre
son disner, voyre ny son sommeil, il est inexcusable de le fai-
re. Et anciennement estoit à Rome la place consulaire, qu’ils
appelloyent, la plus honnorable à table, pour estre plus à de-
livrede-
liure, & plus accessible à ceux qui surviendroyentsuruiendroyent, ou pour
porter nouvellesnouuellesentretenir à celuy qui y seroit assis,. ou pour luy donnerdōner
quelque advertissementaduertissement à l’oreille. Tesmoignage, que pour e-
stre à table, ils ne se departoyent pas de l’entremise d’autres
affaires & survenancessuruenances. Mais quand tout est dit, il est mal-aisé
és actions humaines de donner reigle si justeiuste par discours de
raison, que la fortune n’y maintienne son droict.
De la conscience. CHAP. V.
VOyageant unvn jouriour, monmō frere sieur de la Brousse &
moy, durantdurāt nos guerres civilesciuiles, nous rancontramesrancōtrames unvn
honneste gentil’hommehōme & de bonne façon: il estoit du
party contraire au nostre, mais jeie n’en sçavoissçauois rien, car il se con-
trefaisoitcō-
trefaisoit autre: & le pis de ces guerres, c’est que les cartes sont
si meslées, vostre ennemy, n’estant distingué d’avecauec vous de
aucune marque apparente, ny de langagelāgage, ny de port, ny de fa-
çon, nourry en mesmes loix, meurs & mesme foyerair, qu’il est
mal-aisé d’y evitereuiter confusion & desordre. Cela me faisoit
craindre à moy mesme de r’encontrerr’encōtrer nos trouppes, en lieu où
jeie ne fusse conneu, pour n’estre en peine de dire mon nom,
LIVRE SECOND. 150
& de pis à l’adventureaduenture. Comme il m’estoit, autrefois advenuaduenu:
car en unvn tel mescompte, jeie perdis & hommes & chevauxcheuaux, &
m’y tua l’onlon miserablement, entre autres, unvn page gentil-hom-
me Italien, que jeie nourrissois soigneusement, & fut esteincte
en luy unevne tresbelle enfance, & plaine de grande esperance.
Mais cettuy-cy en avoitauoit unevne frayeur si esperduë, & jeie le voiois
si mort à chasque rencontrerencōtre d’hommeshōmes à chevalcheual, & passage de vil-
les, qui tenoienttenoiēt pour le Roy, que jeie devinaydeuinay en fin que c’estoientestoiēt
alarmes que sa conscience luy donnoit. Il sembloit à ce pau-
vrepau-
ure homme qu’au traverstrauers de son masque & des croix de sa ca-
zaque on iroit lire jusquesiusques dans son coeur, ses secrettes inten-
tions. Tant est merveilleuxmerueilleux l’effort de la conscience: elle nous
faict trahir, accuser, & combattre nous mesme, & à faute de
tesmoing estrangier, elle nous produit, contre nous.:
Occultum quatiens animo tortore flagellum.
Ce conte est en la bouche des enfans. Bessus Poeonien repro-
ché d’avoirauoir de gayeté de coeur abbatu unvn nid de moineaux, &
les avoirauoir tuez: disoit avoirauoir eu raison, par ce que ces oysillons
ne cessoient de l’accuser faucement du meurtre de son pere.
Ce parricide jusquesiusques lors avoitauoit esté occulte & inconnu: mais
les furies vengeresses, de la conscience, le firent mettre hors à
celuy mesmes qui en devoitdeuoit porter la penitence. Hesiode cor-
rige le dire de Platon, que la peine suit de bien pres le peché:
car il dit qu’elle naist en l’instant & quant & quant le peché.
Quiconque attent la peine, il la souffre, & quiconque l’à me-
ritée l’attend. La meschanceté, fabrique des tourmens con-
tre soy.,
Malum consilium consultori pessimum,
comme la mouche guespe, picque & offence autruy, mais
plus soy-mesme, car elle y perd son éguillon & sa force pour
jamaisiamais.,
P p ij
[150v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
Vitásque in vulnere ponunt
Les Cantarides ont en elles quelque partie qui sert contrecōtre leur
poison de contrepoison, par unevne contrarieté de nature. Aussi
à mesme qu’on prend le plaisir au vice, il s’engendre unvn des-
plaisir contraire en la conscience, qui nous tourmentetourmēte de plu-
sieurs imaginations penibles, veillans & dormans,
Quippe vbi se multi per somnia saepe loquentes
Aut morbo delirantes procraxe ferantur
Et celata diu in medium peccata dedisse.
Apollodorus songeoit qu’il se voyoit escorcher par les Scy-
thes, & puis bouillir dedans unevne marmite, & que son coeur
murmuroit en disantdisāt, jeie te suis cause de tous ces maux. Aucune
cachette ne sert aux meschansmeschās, disoit Epicurus, par ce qu’ils ne
se peuventpeuuent asseurer d’estre cachez, la conscience les descou-
vrantdescou-
urant à eux mesmes,
prima est haec vltio quod se
Iudice nemo nocens absoluitur.
Comme elle nous remplit de crainte, aussi fait elle d’asseuran-
ceasseurā-
ce & de confience. Et jeie puis dire, avoirauoir marché en plusieurs
hazards, d’unvn pas bienbiē plus ferme, en considerationconsideratiō de la secrete
science, que ji’avoisauois de ma volontévolōté, & innocenceinnocēce de mes desseins.
Conscia mens vt cuique sua est, ita concipit intra
Pectora pro facto, spemque metúmque suo.
Il y en à mille exemples: il suffira d’en alleguer trois de mesme
personnage. Scipion estant unvn jouriour accusé devantdeuant le peuple
Romain d’unevne accusation importante, au lieu de s’excuser ou
de flater ses jugesiuges: Il vous siera bien leur dit-il, de vouloir en-
treprendre de jugeriuger de la teste: de celuy, par le moyen duquel
vous avezauez l’authorité de jugeriuger de tout le monde. Et unvn’autre-
fois, pour toute responce aux imputations que luy mettoit
sus unvn Tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause: Allons,
dit-il mes citoyens, allons rendre graces aux Dieux de la vi-
LIVRE SECOND. 151
ctoire qu’ils me donnarent contre les Carthaginois en pareil
jouriour, que cettuy-cy: & se mettant à marcher devantdeuant vers le tem-
pletē-
ple, voy la toute l’assemblé, & son accusateur mesmes à sa sui-
te. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demanderdemāder
conte de l’argent manié en la provinceprouince d’Antioche, Scipion
estantestāt venu au Senat pour cet effect, produisit le livreliure des rai-
sons qu’il avoitauoit dessoubs sa robbe, & dit que ce livreliure en con-
tenoit au vray la recepte & la mise: mais comme on le luy de-
manda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant ne se vou-
loir pas faire cette honte à soy mesme: & de ses mains en la
presence du senat le deschira & mit en pieces. JeIe ne croy pas
qu’unevne ame cauterizée sçeut contrefaire unevne telle asseurance.
: maior animus et
natura erat ac maiori
fortunae assuetus quam
ut reus esse sciret et
summittere se in humili=
tatem causam dicentium
: il avoitauoit le ceur trop gros
de nature & acostume a
trop haute fortune dict
Tite LiveLiue pour qu’il sceut
estre criminel & se
desmettre a la bassesse
de deffandre saon cause.
innocence.
C’est unevne dangereuse inventioninuention que celle des gehenes, & sem-
ble que ce soit plustost unvn essay de patiencepatiēce que de verité.
Et celuy
qui les peut
souffrir cache
la veriteuerite et
celuy qui ne
les peut souffrir.
Car
pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en
est, qu’elle ne me forcera de dire ce qui n’est pas? Et au rebours,
si celuy qui n’a pas fait ce, dequoy on l’accuse, est assez patientpatiēt
pour supporter ces tourments, pourquoy ne le sera celuy qui
l’a fait, unvn si beau guerdon que de la vie luy estant proposé? JeIe
pense que le fondement de cette inventioninuention, vient deest appuié sur la consi-
deration de l’effort de la conscience. Car au coulpable il sem-
ble qu’elle aide à la torture pour luy faire confesser sa faute,
& qu’elle l’affoiblisse: & de l’autre part, qu’elle fortifie l’inno-
cent contre la torture. Pour dire vray, c’est unvn moyen plein
d’incertitude & de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on,
pour fuyr à si griefvesgriefues douleurs.
Etiam innocentes
cogit mentiri dolor.
D’ouDou il avientauient que celluy que
le jugeiuge a faict geineré pour
ne le faire mourir innocent
il le face mourir et innocent
et geiné.
Mille & mille en ont chargé
leur teste de fauces accusationsconfessions,: eEntre lesquels, jeie compteloge Phi-
lotas, considerant les circonstances du procez qu’Alexandre
luy fit, & le progrez de sa geine. Mais tanttāt y à, que c’est le moins
dicton
mal que l’humaine foiblesse aye peu inventerinuenter. Bien inhumainement
pourtant et bien inutilement a mon avisauis. Plusieurs nations bien moins
barbares en cela que la grecque & la romaine qui les en apellent estiment
horrible et cruel de tourmanter et desrompre un home de la faute du
quel vousuous estes encores en doubte Et que pour ne le tuer sans raison onvousuous luy faceies
pis que le tuer. Information plus penible que le supplice Que peut il mais de
vostreuostre ignorance pour estre ainsi traicté? Estes vousuous pas justesiustesinjustesiniustes qui pour ne le tuer
sans raisonoccasion luy faictes pis que le tuer. Qu’il soit ainsy: VoiesUoies combiencōbien de fois il aime mieus
mourir sans raison que de passer par cete information plus penible que le supplice: et qui
souvantsouuant par son aspretè devancedeuance le supplice et la condemnation l’execute. JeIe ne sçai d’oudou jeie tiens
ce conte mais il rapporte exactement la consciance de nostre justiceiustice UneVne feme de villageuillage accusoit devantdeuant un general
d’armee grand justicieriusticier un soldat pour avoirauoir arrache a ses petits enfans ce peu de la bouillie qui luy restoit a les sustantersustāter cette armee
aïant ravagerauage tous les villagesuillages a l’environlenuiron. De preuvepreuue il n’y en avoitauoit point Le jugeiugegeneral apres avoirauoir somme la feme de regarder
bien a ce qu’elle disoit d’autant qu’elle seroit coupable de sonsō accusation si elle mantoitmātoit et elle persistantpersistāt il fit ouvrirouurir le ventreuētre
au soldat pour s’esclarcir de la veriteuerite du faict Et la feme se trouvatrouua avoirauoir raison Condemnation instructiveinstructiue.
P p iij
De l’exercitation. CHAP. VI.
IL est malaisé que le discours & l’instruction, encore
que nostre creance s’y applique volontiers, soient assez
puissantes pour nous acheminer jusquesiusques à l’action, si
outre cela nous n’exerçonsexerçōs & formonsformōs nostre ame par experien-
ce & usagevsage, au train, auquel nous la voulons renger: autrement
quand elle sera au propre des effets, elle s’y trouveratrouuera sans dou-
te empeschée,. quelque bonne volonté qu’elle ait. Voyla
pourquoy parmy les philosophes, ceux qui ont voulu attein-
dre à quelque plus grande excellence, ne se sont pas contentez
d’attendre à couvertcouuert & en repos les rigueurs de la fortune, de
peur qu’elle ne les surprint inexperimentez & nouveauxnouueaux au
combat: ains ils luy sont allez au devantdeuant, & se sont jetteziettez à
escient à la preuvepreuue des difficultez. Les unsvns en ont abandonné
les richesses, pour s’exercer à unevne pauvretépauureté volontaire: les au-
tres ont recherché le labeur, & unevne austerité de vie penible
pour se durcir au mal & au travailtrauail: d’autres se sont privezpriuez des
parties du corps, les plus cheres:, commecōme de la veue & des mem-
bres propres à la generationgeneratiō, de peur que leur serviceseruice trop plai-
sant & trop mol, ne relaschast & n’attendristattēdrist la fermeté de leur
ame. Mais à mourir, qui est la plus grande besoigne que nous
ayons à faire, l’exercitation ne nous y peut de rien ayder. On
se peut par usagevsage & par experience fortifier contrecōtre les douleurs,
la honte, l’indigence, & tels autres accidents, mais quant à la
mort nous ne la pouvonspouuons essayer qu’unevne fois, nous y sommes
tous apprentifs, quand nous y venons. Il s’est trouvétrouué ancien-
nement des hommes si excellens mesnagers du temps, quiqu’ils ont
essayé en la mort mesme, de la gouster & savourersauourer:, & ont ten-
du & bandé leur esprit pour voir que c’estoit de ce passage:,
mais ils ne sont pas revenusreuenus nous en dire les nouvellesnouuelles.:
Nnemo expergitus extat
LIVRE SECOND. 152
Frigida quem semel est vitai pausa sequuta.
Canius Iulius noble homme Romain, de vertu & fermeté sin-
guliere, ayant esté condamné à la mort par ce monstremaraut de Ca-
ligula: outre plusieurs merveilleusesmerueilleuses preuvespreuues qu’il donna de sa
resolution, comme il estoit sur le point de souffrir la main du
bourreau, unvn philosophe son amy luy demanda: & bien Ca-
nius, en quelle démarche est à cette heure vostre ame, que fait
elle, en quels pensemens estes vous? JeIe pensois, luy respondit-
il, à me tenir prest & bandé de toute ma force, pour voir, si en
cet instant de la mort, si court & si brief, jeie pourray apperce-
voirapperce-
uoir quelque deslogementdeslogemēt de l’ame, & si elle aura quelque res-
sentiment de son yssuë, pour, si ji’en aprens quelque chose, en
revenirreuenir donner apres, si jeie puis, advertissementaduertissement à mes amis.
Cettuy-cy philosophe non seulement jusquiusqu’à la mort, mais
en la mort mesme. Quelle asseurance estoit-ce, & quelle fierté
de courage, de vouloir que sa mort luy servitseruit de leçonleçō, & avoirauoir
loisir de penser ailleurs en unvn si grand affaire.:
ius hoc animi morientis habebat.
Il me semble toutefois qu’il y à quelque façon de nous appri-
voiserappri-
uoiser à elle, & de l’essayer aucunement. Nous en pouvonspouuons a-
voira-
uoir experienceexperiēce, sinon entiere & parfaicte, au moins telle, qu’el-
le ne soit pas inutile, & qui nous rende plus fortifiez & asseu-
rez. Si nous ne la pouvonspouuons joindreioindre, nous la pouvonspouuons appro-
cher, nous la pouvonspouuons reconnoistre: & si nous ne donnons
jusquesiusques à son fort, aumoins verrons nous & en prattiquerons
les advenuësaduenuës. Ce n’est pas sans raison qu’on nous fait regarder
à nostre sommeil mesme, pour la ressemblance qu’il à de la
mort.:
combien facilemant
nous passons du veillerueiller
au dormir, aveqaueq
combien peu d’interest
nous perdons la conois=
sance de la lumiere
et de nostre estre nous:
A l’avanturelauāture pourroit
sembler inutile et contrecōtre
nature la faculte du sommeil qui nous privepriue
de toute action et de tout sentimant n’estoit
que par iceluy nature nous instruit qu’elle nous a
pareillementpareillemēt faict pour mourir que pour vivreuiure
et des la vieuie nous presante l’eternelleternel estat qu’elle
nous garde apres icelle pour nous y acostumer
et nous en oster la creinte.
Mais ceux qui sont tombez par quelque violent acci-
dent en defaillance de coeur, & qui y ont perdu tous sentimenssentimēs,
ceux là à mon advisaduis ont esté bien pres de voir son vray & na-
turel visage: car quant à l’instant & au point du passage, il n’est
pas à craindre, qu’il porte avecauec soy aucunaucū travailtrauail ou desplaisir:,
[152v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
d’autant que nous ne pouvonspouuons avoirauoir ny goust, nynul senti-
ment, sans loisir. Nos actionssouffrances ont besoing de temps, qui
est si court & si precipité en la mort, qu’il faut necessairement
qu’elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avonsauons
à craindre: & celles-là peuventpeuuent tomber en experience. Plu-
sieurs choses nous semblent plus grandes par imagination,
que par effect. JI’ay passé unevne bonne partie de mon aage en
unevne parfaite & entiere santé: jeie dy non seulement entiere, mais
encore allegre & bouillante. Cet estat plein de verdeur & de
feste, me faisoit trouvertrouuer si horrible la consideration des mala-
dies, queq̄ quand jeie suis venu à les essayerexperimenter, ji’ay trouvétrouué leurs poin-
tures molles & láches au pris de ma crainte. Voicy que ji’essaieespreuveespreuue
tous les joursiours: suis-jeie à couvertcouuert chaudement dans unevne bonne
sale, pendant qu’il se passe unevne nuict orageuse & tempesteu-
se: jeie m’estonneestōne & m’afflige pour ceux qui sont lors en la cam-
paigne: y suis-jeie moymesme, jeie ne desire pas seulement d’estre
ailleurs. Cela, seul, d’estre tousjourstousiours enfermé dans unevne cham-
bre me sembloit insupportable.: JjeIie fus incontinent dressé à y
estre unevne semaine, & unvn mois, plein d’émotion, d’alteration &
de foiblesse: & ay trouvétrouué que lors de ma santé, jeie plaignois les
malades beaucoup plus, que jeie ne me trouvetrouue à plaindre moy-
mesme, quand ji’en suis, & que la force de mon apprehention
encherissoit pres de moitié l’essence & verité de la chose. JI’es-
pere qu’il m’en adviendraaduiendra de mesme de la mort: & qu’elle ne
vaut pas la peine, que jeie prens à tant d’apprests que jeie dresse,
& tant de secours que ji’appelle & assemble pour en soustenir
l’effort.: Mmais à toutes advanturesaduātures nous ne pouvonspouuons nous don-
ner trop d’avantageauantage. Pendant nos troisiesmes troubles, ou
deuxiesmes (il ne me souvientsouuiēt pas bien de cela) m’estant allé unvn
jouriour promener à unevne lieue de chez moy, qui suis assis dans le
moiau de tout le trouble des guerres civilesciuiles de France, esti-
mant estre en toute seureté, & si voisin de ma retraicte, que jeie
n’avoyauoy
LIVRE SECOND. 153
n’avoyauoy point besoin de meilleur equipage, ji’avoyauoy pris unvn che-
valche-
ual bien aisé, mais non guiere ferme. A mon retour unevne occa-
sion soudaine s’estant presentée, de m’aider de ce chevalcheual à unvn
serviceseruice, qui n’estoit pas bien de son usagevsage, unvn de mes gens grandgrād
& fort, monté sur unvn puissant roussin, qui avoitauoit unevne bouche
desesperée, frais au demeurant & vigoureux, pour faire le har-
dy & devancerdeuancer ses compaignons, vint à le pousser à toute bri-
de droict dans ma route, & fondre comme unvn colosse sur le
petit homme & petit chevalcheual, & le foudroier de sa roideur &
de sa pesanteur, nous envoyantenuoyant l’unvn & l’autre les pieds contre-
mont: si que voila le chevalcheual abbatu & couché tout estourdy,
moy dix ou douze pas au delà, mort estendu à la renverserenuerse, le
visage tout meurtry & tout escorché, mon espée que ji’avoyauoy à
la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pieces, n’ayantayāt
ny mouvementmouuement, ny sentiment, non plus qu’unevne souche. C’est
le seul esvanouissementesuanouissement que ji’aye senty, jusquesiusques à cette heure.
Ceux qui estoient avecauec moy, apres avoirauoir essayé par tous les
moyensmoyēs qu’ils peurentpeurēt de me faire revenirreuenir, me tenanstenās pour mort,
me prindrent entre leurs bras, & m’emportoient avecauec beau-
coup de difficulté en ma maison, qui estoit loing de là, enui-
ron unevne demy lieuë Françoise. Sur le chemin, & apres avoirauoir
esté plus de deux grosses heures tenu pour trespassé, jeie com-
mençay à me mouvoirmouuoir & respirer: car il estoit tombé si gran-
de abondance de sang dans mon estomac, que pour l’en des-
charger nature eust besoin de resusciter ses forces. On me mitdressa
sur mes pieds, où jeie rendy unvn plein seau de bouillons de sang
pur:, & plusieurs fois par le chemin, il m’en falut faire de mes-
me. Par là, jeie commençay à reprendre unvn peu de vie, mais ce
fut par les menus, & par unvn si long traict de temps, que mes
premiers sentimens estoient beaucoup plus approchans de la
mort que de la vie.,
Perche dubbiosa anchor del suo ritorno
Q q
[153v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
Non s’assecura attonita la mente.
Cette recordation que ji’en ay fort empreinte en mon ame,
me representantrepresentāt son visage & son idée si pres du naturel, me con-
ciliecō-
cilie aucunement à elle. Quand jeie commençay à y voir, ce fut
d’unevne veue si trouble, si foible, & si morte, que jeie ne discernois
encores rien que la lumiere,
--come quel ch’or apre or chiude
Gli occhi, mezzo tra’l sonno è l’esser desto.
Quand aux functions de l’ame, elles naissoient avecauec mes-
me progrez, que celles du corps. JeIe me vy tout sanglant:
car mon pourpoinct estoit taché par tout du sang que ji’avoyauoy
rendu. La premiere pensée qui me vint, ce fut que ji’avoyauoy unevne
harquebusade en la teste: de vray en mesme temps, il s’en
tiroit plusieurs autour de nous. Il me sembloit que ma vie ne
me tenoit plus qu’au bout des lévresléures: jeie fermois les yeux pour
ayder ce me sembloit à la pousser hors, & prenois plaisir à m’a-
languir & à me laisser aller. C’estoit unevne imagination qui ne
faisoit que nager superficiellement en mon ame, aussi tendre
& aussi foible que tout le reste: mais à la verité non seulement
exempte de desplaisir, ains meslée à cette douceur, que sen-
tent ceux qui se laissent emporterglisser au sommeil. JeIe croy que
c’est ce mesme estat, où se trouventtrouuent ceux qu’on void dé-
faillans de foiblesse, en l’agonie de la mort: & croytiens que nous
les plaignonsplaignōs sans cause, estimans qu’ils soient agitez de griévesgriéues
douleurs, ou avoirauoir l’ame pressée de cogitations penibles. C’a
esté tousjourstousiours mon advisaduis, contre l’opinionopiniō de plusieurs, & mes-
me d’Estienne de la Boetie, que ceux que nous voyons ainsi ren-
versezren-
uersez & assopis aux approches de leur fin, ou accablez de la lon-
gueurlō-
gueur du mal, ou par l’accidentaccidēt d’unevne apoplexie, ou mal caduc,
vi morbi saepe coactus
Ante oculos aliquis nostros vt fulminis ictu
Concidit, & spumas agit, ingemit, & fremit artus,
LIVRE SECOND. 154
Desipit, extentat neruos, torquetur, anhelat,
Inconstanter & in iactando membra fatigat,
ou blessez en la teste, que nous oyons rommeller, & rendrerēdre par
fois des souspirs trenchans, quoy que nous en tirons aucuns
signes, par où il semble qu’il leur reste encore de la cognois-
sance, & quelques mouvemensmouuemens que nous leur voyonsvoyōs faire du
corps: ji’ay tousjourstousiours pensé, dis-jeie, qu’ils avoientauoient & l’ame, & le
corps ensevelienseueli, & endormy.
Viuit & est vitae nescius ipse suae:.
&Et ne pouvoispouuois croire que à unvn si grand estonnement de mem-
bres, & si grande défaillance des sens, l’ame peut maintenir au-
cune force au dedans pour se reconnoistrerecōnoistre: & que par ainsin ils
n’avoientauoient aucunaucū discours qui les tourmentast, & qui leur peut
faire jugeriuger & sentir la misere de leur condition, & que par con-
sequentcō-
sequent, ils n’estoient pas fort à plaindre. JeIe n’imagine aucun
estat pour moy si insupportable & horrible, que d’avoirauoir l’ame
vifvevifue, & affligée sans moyen de se declarer:. cComme jeie dirois,
de ceux qu’on envoyeenuoye au supplice, leur ayant couppé la lan-
gue:, si ce n’estoit qu’en cette sorte de mort, la plus muette me
semble la mieux seante, si elle est accompaignée d’unvn ferme
visage & gravegraue: & commecōme ces miserables prisonniers qui tom-
bent és mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, des-
quels ils sont tourmentez de toute espece de cruel traicte-
ment, pour les contraindre à quelque rançon excessiveexcessiue & im-
possible: tenus cependant en condition & en lieu, où ils n’ont
moyen quelconque d’expression, & signification de leurs pen-
séepē-
sée & de leur misere. Les Poetes ont feint quelques dieux
favorablesfauorables, à la delivrancedeliurance de ceux qui trainoient ainsin unevne
mort languissante.,
hunc ego Diti
Sacrum iussa fero, téque isto corpore soluo.
Et les voix & responses courtes & descousues, qu’on leur ar-
Q q ij
[154v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
rache quelque fois à force de crier autour de leurs oreilles, &
de les tempester, ou des mouvemensmouuemens qui semblentsemblēt avoirauoir quel-
que consentement à ce qu’on leur demande, ce n’est pas tes-
moignage qu’ils viventviuent pourtant, au moins unevne vie entiere.
Il nous advientaduient ainsi sur le beguayement du sommeil, avantauant
qu’il nous ait du tout saisis, de sentir comme en songe, ce qui
se faict autour de nous, & suyvresuyure les voix, d’unevne ouye trouble
& incertaine, qui semble ne donner qu’aux bords de l’ame: &
faisons des responses à la suitte des dernieres paroles, qu’on
nous à dites, qui ont plus de fortune que de sens. Or à present
que jeie l’ay essayé par effect, jeie ne fay nul doubte que jeie n’enē aye
bien jugeiuge jusquesiusques à cette heure. Car premierementpremieremēt estant tout
esvanouyesuanouy, jeie me travailloistrauaillois d’entr’ouvrirouurir mon pourpoinct à
belles ongles (car ji’estoy desarmé) & si sçay que jeie ne saentoy
en l’imagination rien qui me blessat: car il y a plusieurs mou-
vemensmou-
uemens en nous, qui ne partent pas de nostre discoursordonance,
Semianimésque micant digiti ferrúmque retractant.
Ceux qui tombenttōbent, eslancenteslancēt ainsi les bras au devantdeuāt de leur cheu-
te, par unevne naturelle impulsionimpulsiō, qui fait que nos membresmēbres se pre-
stent des offices, & ont des agitationsagitatiōs à part de nostre discours:
Falciferos memorant currus abscindere membra,
Vt tremere in terra videatur ab artubus, id quod
Decidit abscissum, cùm mens tamen atque hominis vis
Mobilitate mali non quit sentire dolorem.
JI’avoyauoy monmō estomac pressé de ce sang caillé, mes mains y cou-
roient d’elles mesmes, comme elles font souventsouuent, où il nous
demange, contre l’ordonnanceaduis de nostre volonté. Il y à plu-
sieurs animaux & des hommes mesmes, apres qu’ils sont tres-
passez, ausquels on voit resserrer & remuer des muscles. Cha-
cun sçait par experience, qu’il à des parties qui se branslent, &
esmeuventesmeuuentdressent et couchent souventsouuent sans son congécōgé. Or ces passions qui ne nous
touchent que par l’escorse, ne se peuventpeuuent dire nostres: pPour les
LIVRE SECOND. 3155
faire nostres, il faut que l’homme y soit engagé tout entier:
& les douleurs que le pied ou la main sentent pendant que
nous dormons, ne sont pas à nous. Comme ji’approchay de
chez moy, où l’alarme de ma cheute avoitauoit des-jaia couru, &
que ceux de ma famille m’eurent rencontré, avecauec les cris ac-
coustumez en telles choses, non seulement jeie respondoisrespōdois quel-
que mot à ce qu’on me demandoitdemādoit, mais encore ils disent que
jeie m’advisayaduisay de commander qu’on donnast unvn chevalcheual à ma
femme, que jeie voyoy s’empestrer & se tracasser dans le che-
min, qui est montueux & mal-aisé. Il semble que cette consi-
deration deut partir d’unevne ame esveilléeesueillée, si est ce que jeie n’y
estois aucunement: c’estoyent des pensemens vains en nuë,
qui estoyent esmeuz par les sens des yeux & des oreilles: ils
ne venoyent pas de chez moy. JeIe ne sçavoysçauoy pourtant ny d’où
jeie venoy, ny ou ji’aloy, ny ne pouvoispouuois poiser & considerer ce
que on me demandoit: ce sont des legiers effects, que les sens
produisoyent d’eux mesmes, comme d’unvn usagevsage: ce que l’a-
me y prestoit, c’estoit en songe, touchée bien legierement, &
comme lechée seulement & arrosee par la molle impression
des sens. Cependant mon assiete estoit à la verité tres-dou-
ce & paisible: jeie n’avoyauoy affliction ny pour autruy ny pour
moy: c’estoit unevne langueur & unevne extreme foiblesse, sans au-
cune douleur. JeIe vy ma maison sans la recognoistre. Quand
on m’eust couché, jeie senty unevne infinie douceur à ce repos, car
ji’avoyauoy esté vilainement tirassé par ces pauvrespauures gensgēs, qui avoyentauoyēt
pris la peine de me porter sur leurs bras, par unvn long & tres-
mauvaistres-
mauuais chemin, & s’y estoient lassez deux ou trois fois les
unsvns apres les autres. On me presenta force remedes, dequoy
jeie n’en receuz aucun, tenant pour certain, que ji’estoy blessé à
mort par la teste. C’eust esté sans mentir unevne mort bien heu-
reuse: car la foiblesse de mon discours me gardoit d’en rien
jugeriuger, & la foiblessecelle du corps d’en rienriē sentir. JeIe me laissoy cou-
Q q iij
[155v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
ler si doucement & d’unevne façon si molledouce & si aisée, que jeie ne
sens guiere autre action si plaisantemoins poisante, que celle-la estoit. QuandQuād
jeie vins à revivrereuiure & à reprendre mes forces,
Vt tandem sensus conualuere mei,
qui fut deux ou trois heures apres, jeie me sentysēty tout d’unvn train
r’engager aux douleurs, ayant les membres tous moulus &
froissez de ma cheute, & en fus si mal deux ou trois nuits a-
pres, que ji’en cuiday remourir encore unvn coup, mais d’unevne
mort plus vifvevifue, & me senssēs encore de la secousse de cette frois-
sure. JeIe ne veux pas oublier cecy, que la derniere chose en
quoy jeie me peus remettre, ce fut la souvenancesouuenance de cet acci-
dent, & me fis redire plusieurs fois, ou ji’aloy, d’où jeie venoy,
à quelle heure cela m’estoit advenuaduenu, avantauant que de le pouvoirpouuoir
concevoirconceuoir. Quant à la façon de ma cheute on me la cachoit,
en faveurfaueur de celuy, qui en avoitauoit esté cause, & m’en forgeoit
on d’autres. Mais long temps apres, & le lendemain, quandquād ma
memoire vint à s’entr’ouvrirouurir, & me representer l’estat, où jeie
m’estoy trouvétrouué en l’instant, que ji’avoyauoy aperçeu ce chevalcheual
fondant sur moy (car jeie l’avoyauoy veu à mes talons, & me tins
pour mort:, mais ce pensement avoitauoit esté si soudain, que la
peur n’eut pas loisir de s’y engendrerengēdrer) il me sembla que c’estoit
unvn esclair qui me frapoit l’ame de secousse, & que jeie revenoyreuenoy
de l’autre monde. Ce conte d’unvn évenementéuenement si legier, est assez
vain, n’estoit l’instruction que ji’en ay tirée pour moy: car à la
verité pour s’aprivoiserapriuoiser à la mort, jeie trouvetrouue qu’il n’y à que de
s’en avoisinerauoisiner. Or, comme dict Pline, chacunchacū est à soy-mesmes
unevne tres-bonne discipline, pourveupourueu qu’il ait la suffisance de
s’espier de pres. Ce n’est pas icy ma doctrine, c’est mon estu-
de, & n’est pas la leçon d’autruy, c’est la mienne. Et ne me doit on
sçavoirsçauoir mauvesmauues gre pourtant si jeie la communique. Ce qui me sert peut aussi par accident
servirseruir a un autre. Au demurant jeie ne gaste rien: jeie n’use que du mien. Et si jeie fois le fol c’est
a mes despans et sans l’interest de persone. Car c’est en folie qui meurt en moi, qui n’a point
de suite. Nous n’avonsauons nouvellesnouuelles que de deus ou trois antiens qui aient battu ce chemin: et
si ne pouvonspouuons dire si c’est du tout en pareille maniere a cettecy n’en conoissant que les noms
Nul despuis ne s’est jetteiette sur leur trace. C’est un’espineuse entreprinse, et plus qu’il ne semble: de suivresuiure
un’allure si vagabondeuagabonde que celle de nostre esprit. dDe penetrer les profondeurs opaques de ses
replis internes. De choisir et arreter tant de menus airs de ses agitations Et est un’amusemant
nouveaunouueau et extraordinere qui nous retire des occupations communes du monde: oui, et des
plus recomandees. Il y a plusieurs annees que jeie n’ay que moi pour viseeuisee a mes pensees: que jeie ne
controrolle[sic] et estudie que moy: eEt si j’estudieiestudie autre chose c’est pour soudein le coucher sur moi
ou en moy, pour mieus dire Et ne me semble pouint faillir si come il se faict des autres sciances
sans comparaison moins utilles jeie fois part au monde de ce que j’ayiay apris en cetecy: quoi que jeie ne
me contante guere du progrez que j’yiy ai faict. Il n’est description pareille en difficulté
a la description de soi mesmes, ny certes en utilité. Encore se faut il testoner encore se faut il
ordoner et ranger pour sortir en place. JeIe sorsOr, jeie me pare sans cesse, car jeie me descris sans cesse.
La costume a faict le parler de soi, glorieus et vitieusuitieus, et le prohibe obstineement en haine de la
vantanceuantance qui semble tousjourstousiours estre atachee aus propres tesmouignages. Au lieu qu’on doit
moucher l’enfant cela s’apelle l’enaser. In uitium ducit culpae fuga. JeIe treuvetreuue plus de mal que
de bien a ce remede. Mais quand il seroit vraiurai que ce fut necesseremant presomption d’entretenir
le peuple de soi jeie ne dois pas suivantsuiuant mon general dessein refuser un’action qui publie cette maladivemaladiue
qualite puis qu’elle est en moy. et ne dois cacher cette faute que j’ayiay non sulement en usage mais en
profession. Toutesfois a dire ce que ji’en crois cette costume a tort de condamner le vinuin parce
que plusieurs s’y enivrenteniurent. On ne peut abuser que des bones choses qui sont bones. Et croi de cette
regle qu’elle ne regarde que la populere desfaillance. Ce sont brides a veausueaus: des quelles
ny les Saincts que nous oïons si hautemant parler d’eus ny les philosofes ny les theologiens ne
se brident. Ne fois jeie moy quoi que jeie suois aussi peu l’un que l’autre. S’ils n’en escriventescriuent a pointpoīt nome:
au moins, quand l’occasion les y porte ne feignent ils pas de si jetterietter bien avantauant sur le trotoir.
Dequoy traitte Socrates plus largementlargemēt que de soy? A quoy achemine il plus souventsouuēt les propos
de ses disciples, qu’à parler d’eux, nonnō pas de la leçonleçō de leur livreliure, mais de l’estre & branlebrāle de leur ame?
Nous nous disons religieusementreligieusemēt à Dieu, & à nostre confesseurcōfesseur, commecōme noz voisins à tout le peuple. Mais nous n’en disons, me respondra-t-on, que les
accusations Nous disons donq tout: car nostre vertuuertu mesme est fautiere & repentable: mon mestier & mon art, c’est vivreviure. Qui me defend d’en parler selon mon sens,
experiance et usage, qu’il ordone a l’architectelarchitecte de parler des bastimans non selon soi mais selon son voisinuoisin: selon la sciance d’un’autre non selon la siene. Si c’est gloire de soimesmes
publier ses valursualurs que ne met Cicero en avantauant l’eloquanceleloquance de Hortance Hortance celle de Cicero. A l’avanturelauanture entandent ils que jeie tesmouigne de moi par ouvragesouurages est effaicts non nuement
par des paroles. JeIe peins principalemant mes cogitations subjectsubiect informe qui ne peut tumber en production ouvragiereouuragiere. A toute peine le puis jeie coucher en ce cors aeree[sic] de la voixuoix. Des plus
sages homes et des plus devotsdeuots ont vescuuescu fuiant tous apparans effaicts. Les effaicts diroint plus de la fortune que de moy. Ils tesmouignent leur roolle: non pas le mien si ce n’est conjecturalementconiecturalement
& incerteinemant. Eschantillons d’une montre particuliere. JeIe m’estale entier en C’est un skeletos ou d’une veueueue les veinesueines les muscles les tendons paroissent chaque piece en
son siege. L’effaictLeffaict de la tous en produisoit une partie l’effaict de la pallur ou battemant de ceur un’autre et doubteusement. Ce ne sont mes gestes que ji’escris c’est moi c’est
mon essance. JeIe tiens qu’il faut estre prudent a estimer de soi et pareillement consciantieus a en tesmouigner soit bas soit haut indifferammant. Si jeie me semblois bon et sage ou pres de la jeie l’entonerois
pleine teste. De dire moins de soi qu’il n’y en a c’est sottise non modestie
Se paier de moins qu’on ne vautuaut la c’est lachete & pusillanimite selon Aristote.
Nulle vertuuertu ne s’aide de la faucete: et la veriteuerite n’est jamaisiamais matiere d’errur. De dire de soi plus qu’il n’en y a ce n’est pas tousjourstousiours
presomption c’est encore souvantsouuant sottise. Se complere outre mesure de ce qu’on est: en tumber en amour de soi indiscrete est a mon avisauis la substance de ce viceuice. Le supreme remede a le guerir c’est faire
tout le rebours qu’ilse disent ceus cy ordonent qui en defendant le parler de soi defandent par consequant encore plus de penser a soi. L’orgueilLorgueil gist en la pensee La langue n’y peut avoirauoir qu’une bien
legere part. De s’amuser a soi il leur semble que c’est se plaire en soi de se hanter et pratiquer que c’est se trop cherir. Il peut estre. Mais cet excez nait sulement en ceus qui ne se tastent et conessent
superficiellement Qui se voientuoient apres leurs affaires. Qui apellent resverieresuerie et oisifvetéoisifueté s’entretenir de soi. Et s’estoffer et bastir faire des chasteaus en Hespaigne: s’estimans chose tierce et estrangiere
a eus mesmes
Si quelcun s’enyvreenyure de sa sciencesciēce, regardant souz soy: qu’il tourne les yeux au dessus
versuers les siecles passez il baissera les cornes y trouvanttrouuant tant de milliers d’espritsdesprits qui le
foulent aus pieds s’il entre en quelque flateuse presumptionpresūption de sa vaillanceuaillāce qu’il se ramantoiveramantoiue
les viesuies des deus Scipions de tant d’armees de tant de peuples, qui le laissent si loin derriere eus.
Nulle particuliere qualite n’enorgeuillira celluy qui mettera quand et quand en conte tant de
imparfaictes & foibles qualitez
autres, qui sont et[sic][Note (Mathieu Duboc) : Le "t" de "et" est sans doute un lapsus pour "n". L’édition de 1595 donne : "qui sont en luy"] luy: et
au bout la
nihilite de
l’humaine conditioncōditiō.
Parce que Socrates avoitauoit sul mordu a certes au precepte de son Dieu de se conoistre et par cet estude estoit arrivaéarriuaé a se mespriser il fut estime sul digne du surnom de sage.
Qui se conestera[sic] ainsi qu’il se done hardimant a conoistre par sa bouche.
Des recompenses d’honneur.
CHAP. VII.
CEUXCEVX qui escriventescriuent la vie d’Auguste Caesar, ils remar-
quent cecy en sa discipline militaire, que des presens
& donsdōs, il estoit merveilleusementmerueilleusement liberal enversenuers ceux,
qui le meritoient: mais que des pures recompenses d’honneurhōneur
il en estoit bien autant espargnantespargnāt. Si est-ce qu’il avoitauoit esté luy
mesme gratifié par son oncle, de toutes les recompenses mili-
taires, avantauant qu’il eust jamaisiamais esté à la guerre. C’à esté unevne bel-
le inventioninuention, & receüe en la plus part des polices du monde,
d’establir certaines merques vaines & sans pris, pour en hon-
norer & recompenser la vertu: comme sont les couronnes de
l’aurierlaurier, de chesne, de meurte, la forme de certain vestement,
le privilegepriuilege d’aller en coche par ville, ou de nuit avecquesauecques flan-
beauflā-
beau, quelque assiete particuliere aux assemblées publiques,
la prerogativeprerogatiue d’aucuns surnoms & titres, certaines marques
aux armoiries, & choses semblables, dequoy l’usagevsage à esté di-
versementdi-
uersement receu selon l’opinion des nations, & dure encores.
jusquesiusques à nous. Nous avonsauons pour nostre part, & plusieurs de
nos voisins, les ordres de chevaleriecheualerie, qui ne sont establis qu’à
cette fin. C’est à la verité unevne bien bonne & profitable cou-
stume, de trouvertrouuer moyen de recognoistre la valeur des hom-
mes rares & excellens, sans despance, & de les contenter & satis-faire par des
recompensespaïemans, qui ne chargent aucunement le publiq, & qui
ne coustent rien au Prince. Et ce qui à esté tousjourstousiours conneucōneu
par experience ancienne, & que nous avonsauōs autrefois aussi peu
voir entre nous, que les gens d’honneurde qualité, avoyentauoyent plus de ja-
lousieia-
mais de telles recompenses, que de celles, où il y avoitauoit du
guein & du profit, cela n’est pas sans raison & grande apparen-
ceapparē-
ce. Si au pris qui doit estre simplement d’honneur, on y mesle
d’autres commoditez, & de la richesse: ce meslange, au lieu
[156v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
d’augmenter l’estimation, il la ravalerauale & en retranche. L’ordre
Sainct Michel qui à esté si long temps en honneurcredit parmy
nous, n’avoitauoit point de plus grande commodité que celle-la,
de n’avoirauoir communication de ’aucune autre commoditécōmodité. Cela
faisoit, que ’autre-fois, il n’y avoitauoit ney charge ny estat, quelqu’il
fut, auquel la noblesse pretendit avecauec tant de desir & d’affe-
ction qu’elle faisoit à l’ordre, ny qualité qui apportast
plus de respect & de grandeur: la vertu embrassant & aspirantaspirāt
plus volontiers à unevne recompense purement sienne: plustost
glorieuse qu’utilevtile. Car à la verité les autres dons & presens,
n’ont pas leur usagevsage si nobledigne, d’autant qu’on les employe à
toute autre sorte d’occasions: c’est unevne monnoye à toute es-
pece de marchandise. Par des richesses, on payesatisfaict le serviceseruice d’unvn
valet, la diligence d’unvn courrier, le dancerdācer, le voltiger, le parler,
& les plus viles offices qu’on reçoivereçoiue: voire & le vice mesme
s’en paye, la flaterie, le maquerelage, la trahisontrahisō,. & semblablesēblables que
nous employons à nostre usagevsage par l’entremise d’autruy: ce
n’est pas merveillemerueille si la vertu reçoit & desire moins volontiersvolōtiers
cette sorte de monnoye , que celle qui luy est propre & parti-
commune
culiere, toute noble & genereuse. Auguste avoitauoit raison
d’estre beaucoup plus mesnagier & espargnant de cette-cy,
que de l’autre, d’autant que l’honneur, c’est unvn privilegepriuilege qui
tire sa principale essence de la rareté,: & la vertu mesme.:
Cui malus est nemo, quis bonus esse potest?
On ne remerque pas pour la recommandationrecōmandation d’unvn homme,
qu’il ait soing de la nourriture àde ses enfans, d’autant que c’est
unevne action commune, quelque justeiuste qu’elle soit.
non plus qu’un grand
arbre ou la forest est
toute de mesmes.
JeIe ne pense
pas que aucun citoyen de Sparte se glorifiat de sa vaillancevaillāce, car
c’estoit unevne vertu populaire & vulgaire en leur nation: & aus-
si peu de la fidelité & mespris des richesses. Il n’eschoit pas de
recompense à unevne vertu, pour grande qu’elle soit, qui est pas-
sée en coustume: & ne sçay avecauec, si nous l’appellerions jaia-
mais
LIVRE SECOND. 3157
jamaisiamais grande estant communecōmune. Puis donc que ces loyers d’hon-
neurhō-
neur n’ont autre pris & estimation que cette là, que peu de
gens en jouyssentiouyssent, il n’est pour les aneantir que d’en faire lar-
gesse. Quand il se trouveroittrouueroit plus de gens’homes qu’au temps passé,
qui meritassent nostre ordre, il n’en faloit pas pourtant cor-
rompre l’estimation. Et peut aysément adveniraduenir que plus de
gens le meritentmeritēt, car il n’est aucune des vertuz qui s’espende si
aysement que la vaillance militaire. Il y en à unevne autre vraye,
perfecte & philosophique, dequoy jeie ne parle point, & me
sers de ce mot, selon nostre usagevsage, bien plus grande que cette
cy & plus pleine,: qui est unevne force & asseurance de l’ame, mes-
prisant également toute sorte d’accidens enemis: equable, uniformevniforme
& constante, de laquelle la nostre n’est qu’unvn bien petit rayonrayō.
L’usagevsage, l’institution, l’exemple & la coustume, peuventpeuuent tout
ce qu’elles veulent en l’establissement de celle, dequoy jeie par-
le, & la rendent ayseement vulgaire, commune, & populaire:vulguereuulguere:
comme il est tresaysé à voir par l’experience que nous en don-
nentdō-
nent nos guerres civilesciuiles. Et qui nous pourroit joindreioindre à cet-
te heure, & acharner à unevne entreprise commune tout nostre peuple, nous ferionsferiōs
refleurir nostre ancien nom ancienmilitere. Il est bien certain que la recom-
pense de l’ordre ne touchoit pas au temps passé seulementseulemēt cet-
te considerationcōsideratiō, elle regardoit plus loing. Ce n’a jamaisiamais esté le
payementpayemēt d’unvn valeureux soldat, mais d’unvn capitaine fameux.
& noble. La science d’obeir ne meritoit pas unvn loyer si honora-
ble: on y requeroit anciennementanciēnemēt unevne suffisance militaireexpertice guerriere bellique plus
universellevniuerselle, & qui embrassat la plus part & plus grandes par-
ties d’unvn hommehōme de guerremilitere,
: neque enim eaedem
militares et imperato=
riae artes sunt:
qui fut encore, outre cela de condi-
tion accommodableaccōmodable à unevne telle dignité. Mais jeie dy, quand plus
de gensgēs en seroyentseroyēt dignes qu’il ne s’en trouvoittrouuoit autresfois, qu’il
ne falloit pas pourtantpourtāt s’enē rendrerēdre plus liberal: & eut mieux vallu
faillir à n’en estrener pas tous ceux, à qui il estoit deu, queq̄ de per-
dre pour jamaisiamais, commecōme nous venonsvenōs de faire, l’usagevsage d’unevne inventioninuētiō
R r
[157v]
ESSAIS DE M. DE MONT.
si propre & si utilevtile. AucunAucū hommehōme de coeur ne daigne s’avantagerauātager
de ce qu’il a de communcommū avecauec plusieurs: & ceux d’aujourdauiourd’huy
qui ont moins merité cette recompense, font plus de conte-
nance de la desdaigner, pour se loger par la, au reng de ceux à
qui on faict tort d’espandre indignement & avilirauilir cete hon-
neurmarque qui leur estoit particulierement deue. Or de s’atendre en
effaçant & abolissant cette-cy, de pouvoirpouuoir soudain remettre
en credit, & renouvellerrenouueller unevne semblablesēblable coustume, ce n’est pas
entreprinse propre à unevne saison si licencieuse & malade qu’est
celle, ou nous nous trouvonstrouuōs à present: & en adviendraaduiēdra que la der-
niere encourra des sa naissance les incommoditez, qui vien-
nent de ruiner l’autre. Les regles de la dispensation de ce nou-
velnou-
uel ordre, auroyent besoing d’estre extremement tendues &
contraintes, pour luy donnerdōner authorité: & cette saison tumul-
tuere n’est pas capable d’unevne bride courte & reglée: outre ce
qu’avantauant qu’on luy puisse donner credit, il est besoing qu’on
ayt perdu la memoire du premier, & du mespris auquel il est
cheu. Ce lieu pourroit recevoirreceuoir quelque discours sur la con-
sideration de la prou vaillance, & de la differencedifferēce de cette vertu aux
autres: mais Plutarque estant souvantsouuāt retombé sur ce propos,
& nous estant si familier par l’air François qu’on luy à donnédōné si
perfect & si plaisant, jeie me meslerois pour neantneāt de raporter icy
ce qu’il en dict. Mais cecyil est digne d’estre remerquéconsidere, que no-
stre nation donne à la vaillance le premier degré des vertus,
comme son nom mesme monstre, qui vient de valeur,: & que
à nostre usagevsage, quand nous disons unvn homme qui vaut beau-
coup, ou unvn hommehōme de bien, au stile de nostre court, & de no-
stre noblesse, ce n’est à dire autre chose qu’unvn vaillant hommehōme:
d’unevne façon pareille à la Romaine. Car la generale appellationappellatiō
de vertu prend chez eux etymologie de la force. La forme
propre, & seule, & essencielle, de la noblesse en FranceFrāce, c’est la
vacationvacatiō militaire. Il est vray semblable que la premiere vertu
LIVRE SECOND. 3158
qui se soit fait paroistre entre les hommes, & qui à donnédōné ad-
vantagead-
uantage aux unsvns sur les autres, ç’àçà esté cette cy: par laquelle les
plus forts & courageux se sont rendus maistres des plus foi-
bles, & ont aquis reng & reputation particuliere: d’où luy est
demeuré cet honneur & dignité de langage: ou bien que ces
nations estant tres-belliqueuses ont donné le pris à celle des
vertus, qui leur estoit la plus familiere, & le plus digne tiltre.
Tout ainsi que nostre passionpassiō, & cette fievreusefieureuse solicitude que
nous avonsauons de la chasteté des femmes, fait aussi qu’unevne bonnebōne
femme, unevne femme de bienbiē, & femme d’honneur & de vertu,
ce ne soit à la veritéen effaict à dire autre chose pour nous, qu’unevne fem-
me chaste: comme si pour les obliger à ce devoirdeuoir, nous met-
tions à nonchaloir tous les autres, & leur láchions la bride à
toute autre faute, pour entrer en composition de leur faire
quitter cette-cy.
DE L’AFFECTION DES PERES AVX
ENFANS. CHAP. VIII.
A Madame d’Estissac.
MAdame si l’estrangeté ne me sauvesauue, & la nouvelleténouuelleté,
qui ont accoustumé de donner pris aux choses, jeie ne
sors jamaisiamais à monmō honneur de cette sotte entreprise:
mais elle est si fantastique, & à unvn visage si esloigné de l’usagevsage
commun, que cela luy pourra donner passage. C’est unevne hu-
meur melancoliquemelācolique, & unevne humeur par consequent tres enne-
mie de ma complexioncōplexion naturelle, produite par le chagrin de la
solitude, en la quelle il y à quelques années que jeie m’estoy jet-
téiet-
té, qui m’a mis premierementpremieremēt en teste cette resverieresuerie de me mes-
ler d’escrire. Et puis me trouanttrouvanttrouuant entierement desgarnypourveupourueu & vui-
de de toute autre matiere, jeie me suis presenté moy-mesmes à
moy, pour argument & pour subjectsubiect. C’est livreliure au monde de son espece, d’ le seul unvn dessein farou-
Rr ij
[158v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
che & monstrueuxextravagantextrauaguant. Il n’y à rienriē aussi en cette besoingne digne
d’estre remerqué queq̄ cette bizarrerie: car à unvn subjectsubiect si vain &
si vile, le meilleur ouvrierouurier du mondemōde n’eust sçeu donner forme
& façon qui merite qu’on en face conte. Or madame, ayant à
m’y pourtraire au vif, ji’en eusse oublié unvn traict d’importanceimportāce,
si jeie n’y eusse representé l’honneur & reverencereuerēce singuliere, que
ji’ay tousjourstousiours rendurēdu à vos merites & à vos vertuz. Et l’ay vou-
lu dire notammentnotāmentsignammant à la teste de ce chapitre, d’autant que parmy
vos autres grandesbones qualitez, celle de l’amitié que vous avezauez
monstrée à vos enfans tient l’unvn des premiers rengsrēgs. Qui sçau-
ra l’aage auquel MonsieurMōsieur d’Estissac vostreuostre mari vous laissa veufveveufue,: les grandsgrāds
& honorables partis, qui vous ont esté offerts autantautāt qu’à Da-
me de France de vostre conditioncōdition,: la constance & fermeté de-
quoy vous avezauez soustenu tant d’années & au traverstrauers de tant
d’espineuses difficultez, la charge & conduite de leurs affaires,
qui vous ont agitée par tous les coins de France, & vous tien-
nenttiē-
nent encores assiegée,: l’heureux acheminement que vous y
avezauez donnédōné par vostre seule prudence ou bonnebōne fortune: il dira
aisémentaisémēt avecauec moy que nous n’avonsauons point d’exempleexēple d’affectionaffectiō
maternelle en nostre temps plus exprez que le vostre. JeIe louë
Dieu, Madame, qu’elle estayeaye esté si bien employée: car les bonnes
esperances que donne de soy Monsieur d’Estissac vostreuostre filx, asseu-
rent assez que quand il sera en aage, vous en retirerez l’obeïs-
sance & reconoissance d’unvn tres-bon fils. Mais d’autant qu’à
cause de son enfance, il n’a peu remerquer les extremes offi-
ces qu’il à receu de vous en si grand nombrenōbre, jeie veus, si ces escrits
viennent unvn jouriour à luy tomber en main, lors que jeie n’auray
plus ny bouche ny parole qui le puisse dire, qu’il reçoivereçoiue de
moy ce tesmoignage en toute verité,: qui luy sera encore
plus vifvementvifuement tesmoigné par les bons effects, dequoy si
Dieu plaist il se ressentira,: qu’il n’est gentil-homme en France,
qui doivedoiue plus à sa mere qu’il faict: & qu’il ne peut donner à
LIVRE SECOND. 159
l’adveniraduenir plus certaine preuvepreuue de sa valeurbonté, & de sa vertu, qu’en
vous reconnoissant pour telle.
S’il y à quelque loy vrayement naturelle, c’est à dire quel-
que instinct, qui se voye universellementvniuersellement & perpetuellement
empreinct aux bestes & en nous (ce qui n’est pas sans contro-
versecontro-
uerse) jeie puis dire à mon advisaduis, qu’apres le soing que chasque
animal a de sa conservationconseruation, & de fuir ce qui nuit, l’affection
que l’engendrant porte à son engeance, tient le second lieu en
ce rang. Et parce que nature semble nous l’avoirauoir recomman-
dée, regardant à estandre & faire aller avantauant les pieces successi-
vessuccessi-
ues de cette sienne machine: ce n’est pas de merveillemerueille, si à recu-
lons, des enfans aux peres, elle n’est pas si grande.
JointIoint cette autre consi=
deration qui er Aristote=
lique: que celuy qui bien faict
a quelcun l’aime mieus tousjourstousiours
qu’il n’en est aime: et celuy a qui
il est deu que celuy qui doit aime
mieus que celuy qui doit. Et tout
ouvrierouurier aime mieus son ouvrageouurage
qu’il n’en seroit aime si’l l’ouvragelouurage avoitauoit du
sentiment. D’autantDautant que nous
avonsauons cher, estre, et estre
consiste emn mouvementmouuement et action
Parquoi chacun, est, aucunement
en son ouvrageouurage. Qui bien faict
exerce un’action belle et honeste
qui reçoit l’exerce utile sulement
or l’utile est de beaucoup moins
aimable que l’honeste. L’honeste
est stable et permanant fournis=
sant a celuy qui l’a faict une gratifi=
cation constante. L’utileLutile se pert
et eschape facilement, et n’en
est la memoire ny si freche ny
si douce. les choses nous sont plus
cheres qui nous ont plus couste: et
il est plus difficile de doner
que de prendre.
Puis qu’il à
pleu à Dieu nous estrenerdouer de quelque capacité de discours,
affin que commecōme les bestes nous ne fussionsfussiōs pas servilementseruilement assu-
jectisassu-
iectis aux loix communes, ains que nous nous y appliquassionsappliquassiōs
par jugementiugement & liberté volontaire: nous devonsdeuons bien prester
unvn peu à la simple authorité de nature: mais non pas nous lais-
ser tyranniquement emporter à elle: la seule raison doit avoirauoir
la conduite de nos inclinations. JI’ay de ma part le goust estran-
gementestrā-
gement mousse à ces propensions, qui sont produites en nous
sans l’ordonnance & entremise de nostre jugementiugement. Comme
sur ce subjectsubiect, dequoy jeie parle, jeie ne puis gousterrecevoirreceuoir cette passionpassiō,
dequoy on embrasse les enfans à peine encore nez, n’ayant ny
mouvementmouuement en l’ame, ny forme reconnoissable au corps, par
où ils se puissent rendre aimables.
Et ne les ay pas
souffert volontiersuolontiers
nourris pres de moy.
UneVne vraye affection & bien
reglée, devroitdeuroit naistre, & s’augmenter avecauec la connoissance
qu’ils nous donnent d’eux, & lors, s’ils le valent, l’inclinationla propention
naturelle marchant quant & quant la raison, les cherir d’unevne
amitié vrayement paternelle, & en jugeriuger de mesme s’ils sont
autres, nous rendans tousjourstousiours à la raison, nonobstant la for-
ce naturelle. Il en va fort souventsouuent au rebours, & le plus com-
munement nous nous sentons plus esmeus des trepignemens
Rr iij
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ESSAIS DE M. DE MONTA.
jeuxieux & mignardisesniaiseries pueriles de nos enfans, que nous ne fai-
sons apres, de leurs actions toutes formées: comme si nous les
avionsauions aymez pour le plaisir que nous en recevionsreceuions, nonnō pour
eux mesmes.nostre passetemps, come des guenons, non come des homes.
Et tel fournit bien liberalement de jouetsiouets à leur
enfance, qui se trouvetrouue resserré à la moindre despence qu’il leur
faut estant hommesen aage. Voire il semble que la jalousieialousie que nous
avonsauons de les voir paroistre & jouyriouyr du monde, quand nous
sommes à mesme de le quitter, nous rende plus espargnans &
rétrains enversenuers eux: Il nous semblefache qu’ils nous marchent sur
les talons, come pour nous solliciter de sortir.&Et si nous avionsauions à craindre cela, puis que l’ordre
natureldes choses porte qu’ils ne peuventpeuuent, à dire verité, estre, ny vivreviure
qu’aux despens de nostre substanceestre et de nostre vieuie, nous ne devionsdeuions pas nous mesler d’estre
peres. Quant à moy jeie treuvetreuue que c’est cruauté & injusticeiniustice de
ne les recevoirreceuoir au partage & societé de nos biens, & compai-
gnons en l’intelligence de nos affaires domestiques, quand ils
en sont en aagecapables, & de ne retrancher & reserrer nos commoditez
pour pourvoirpouruoir aux leurs, puis que nous les avonsauons engendrez à
cet effect. C’est injusticeiniustice de voir qu’unvn pere vieil, cassé, &
demi-mort, jouysseiouysse seul à unvn coin du foyer, des biensbiēs qui suffi-
roient à l’avancementauancement & entretien de plusieurs enfans, & qu’il
les laisse cependant par faute de moyen, perdre leurs meilleu-
res années, sans se pousser au serviceseruice public, & connoissance
des hommes. On les jetteiette au desespoir de chercher par quel-
que voie, pour injusteiniuste qu’elle soit, à pourvoirpouruoir à leur besoing.
Comme ji’ay veu de mon temps, plusieurs jeunesieunes hommes de
bonne maison, si adonnez au larcin, que nulle institutioncorrection
les en pouvoitpouuoit détourner. JI’en connois unvn bien apparenté, à
qui par la priere d’unvn sien frere, tres-honneste & bravebraue gentil-
homme, jeie parlay unevne fois pour cet effect. Il me respondit &
confessa tout rondement, qu’il avoitauoit esté acheminé à cest’cett’ or-
dure par la rigueur & avariceauarice de son pere, mais qu’à present il
y estoit si accoustumé, qu’il ne s’en pouvoitpouuoit garder. Et lors il
LIVRE SECOND. 160
venoit d’estre surpris en larrecin des bagues d’unevne dame, au le-
verle-
uer de laquelle il s’estoit trouvétrouué avecauec beaucoup d’autres. Il me
fit souvenirsouuenir du conte que ji’avoisauois ouy faire d’unvn autre gentil-
homme, si fait & façonnéfaçōné à ce beau mestier du temps de sa jeu-
nesseieu-
nesse, que venant apres a estre maistre de ses biens, deliberé
d’abandonner cette trafique, il ne se pouvoitpouuoit garder pourtant,
s’il passoit pres d’unevne boutique, où il y eust chose, dequoy il
eust besoin, de la desrober en peine de l’envoyerenuoyer payer apres.
Et en ay veu plusieurs si accoustumezdressez & rompusduitz à cela, que
parmy leurs compaignons mesmes, ils desroboient ordinaire-
ment des choses qu’ils vouloient rendre:. jJeiIe suis Gascon, & si
n’est vice auquel jeie m’entendeentēde moins.: JeIe le hay unvn peu plus par
complexion, que jeie ne l’accuse par discours: sSeulement par
desir, jeie ne soustrais rien à personne. Ce quartier en est à la ve-
rité unvn peu plus descrié que les autres de la Françoise nation.: Ssi
est-ce que nous avonsauons veu de nostre temps à diversesdiuerses fois, en-
tre les mains de la justiceiustice, des hommeshōmes de maisonmaisō, d’autres contréescōtrées
convaincusconuaincus de plusieurs horribles voleries. JeIe crains que de
cette débauche il s’en faille aucunement prendre à ce vice des
peres. Et si on me respond ce que fit unvn jouriour unvn Seigneur de
bon entendement, qu’il faisoit espargner des richesses, non
pour en tirer autre fruict & usagevsage, que pour se faire honnorer
& rechercher aux siens, & que l’aage luy ayant osté toutes au-
tres forces, c’estoit le seul remede qui luy restoit pour se main-
tenir en authorité en sa famille, & pour evitereuiter qu’il ne vint à
mespris & desdain à tout le monde.
De vraiurai non la vieil=
lesseuieil=
lesse sulement mais toute
imbecillité selon Aristote
est promotrice de l’avaricelauarice
Cela est quelque chose:
mais c’est la medecine à unvn mal, duquel on devoitdeuoit evitereuiter la
naissance. UnVn pere est bien miserable qui ne tient l’affection
de ses enfans, que par le besoin qu’ils ont de son secours, si cela
se doit nommer affection: iIl faut se rendre respectable par sa
vertu, & par sa suffisance, & aymable par sa bonté & douceur
de ses meurs. Les cendres mesmes d’unevne riche matiere, elles
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ESSAIS DE M. DE MONTA.
ont leur pris: & les os & reliques des personnes d’honneurhōneur, nous
avonsauons accoustumé de les avoirauoirtenir en respect & reverencereuerence. Nulle
vieillesse peut estre si caducque & si rance, à unvn personnage
qui à passé en honneur son aage, qu’elle ne soit venerable, &
notamment à ses enfans, desquels il faut avoirauoir reglé l’ame à
leur devoirdeuoir par raison, non par necessité & par le besoin, ny
par rudesse & par force.,
& errat longè mea quidem sententia,
Qui imperium credat esse grauius aut stabilius
Vi quod fit, quam illud quod amicitia adiungitur.
JI’accuse toute violence en l’education d’unevne ame tendretēdre, qu’on
dresse pour l’honneur & la liberté. Il y a jeie ne sçay quoy de
servileseruile en la rigueur, & en la contraincte: & tiens que ce qui ne
se peut faire par la raison, & par prudenceprudēce, & adresse, ne se faict
jamaisiamais par la force. On m’a ainsin eslevéesleué: iIls disent qu’en tout
mon premier aage, jeie n’ay tasté des vergesuerges qu’a deux coups, le fouët, &
bien mollement. JI’ay deu la pareille aux enfans que ji’ay eu: ils
me meurent tous en nourrisse: mais Leonorunevne seule fille qui est es-
chappée à cette infortune à attaint six ans & plus, sans qu’on
ait emploié à sa conduicte, & pour le chastiement de ses fau-
tes pueriles, l’indulgence de sa mere s’y appliquant ayséement,
autre chose que parolles & bien douces: &Et quand monmō desir y
seroit frustré, il est assez d’autres causes ausquelles nous pren-
dre, sans entrer en reproche avecauec ma discipline, que jeie sçay estre
justeiuste & naturelle. JI’eusse esté beaucoup plus religieux enco-
res en cela enversenuers des masles, moins nais à servirseruir, & de condi-
tion plus libre: ji’eusse aymé à leur grossir le coeur d’ingenuité
& de franchisefrāchise: jJeiIe n’ay veu autre effect aux verges, sinonsinō de rendrerēdre
les ames plus láches, où plus malitieusementmalitieusemēt opiniastres. Vou-
lons nous estre aimez de nos enfans, leur voulons nous oster
l’occasion de souhaiter nostre mort (combien qu’àe la veri-
té nulle occasion d’unvn si horrible souhait, peut estre ny justeiuste
ny
LIVRE SECOND. 3161
ny excusable nullumnullū scelus rationem habet) accommodons leur vie raisonnablement, de ce
qui est en nostre puissance. Pour cela, il ne nous faudroit pas
marier si jeunesieunes que nostre aage vienne quasi à se confondre
avecauec le leur: cCar cet inconvenientinconuenient nous jetteiette à plusieurs gran-
des difficultez,: jJeiIe dy specialement à la noblesse, qui est d’unevne
condition oisifveoisifue, & qui ne vit, comme on dit, que de ses ren-
tes: cCar ailleurs, ou la vie est questuere, la pluralité & compai-
gnie des enfans, c’est unvn agencement de mesnage, ce sont au-
tant de nouveauxnouueaux utilsvtils & instrumensinstrumēs à s’enrichir. JeIe me mariay
à trente trois ans, & louë l’opinion de trente cinq qu’on dit e-
stre d’Aristote.
Platon ne veutueut pas
qu’on se marie avantauant les
trante mais il a raison
d’accuser encoreēcore plus ceus
qui y sontde se moquer de ceus qui font
les euvreseuures de mariage apres cinquante
cinq et estimecondamne leur engence
indigne de nourriture.
d’alimant et de vieuie. Thales
y dona les plus vraïesuraïes bornes
qui juneiune respondit a sa mere
qui le pressoianāt de se marier
qu’il n’estoit pas temps &
devenudeuenu sur l’eageleage qu’il
n’estoit plus temps. Il faut
refuser l’opportunite a toute action
importune.
Les anciens Gaulois estimoient à extreme re-
proche d’avoirauoir eu accointance de femme, avantauāt l’aage de vingt
ans: & recommandoient singulierement aux hommes, qui se
vouloient dresser pour le serviceseruice de la guerre, de conserverconseruer
bien avantauant en l’aage leur pucellage, d’autant que les courages
et les s’en amolissent & divertissentdiuertissent: par l’accouplage des femmes.
Ma hor congiunto à giouinetta sposa
Lieto homai de’ figli era inuilito
Ne gli affetti di padre & di marito.
L’histoire grecque
remarque de Iecus Tarentin
de Chryso d’Astylus de
Diopompus et d’autres que
pour maintenir leurs corps
fermes au serviceseruice de
la course des jeusieus Olympiensques
de la palestrine et autres
exercices ils se privarentpriuarent
autant que leur dura ce
soin, de toute sorte d’acte
venerien. Mulesasses Roy
de Thunes celuy que
l’emperur Charles. 5.
remit en son estat
reprochoit la memoire
de son pere pour avoirauoir
cson hantise aveqaueq ses
femmes & l’apeloit
brode effemine faisur
d’enfans.
En certaine contrée des Indes Espaignolles, on ne permettoit
aux hommes de se marier, qu’apres quarante ans, & si le per-
mettoit-on aux filles à dix ans. UnVn gentil-homme qui à tren-
te cinq ans, il n’est pas temps qu’il face place à son fils qui en a
vingt: il est luy-mesme au train de paroistre & aux voyages
des guerres & en la court de son Prince: il à besoin de ses pie-
ces, & en doit certainement faire part, mais telle part, qu’il
ne s’oublie pas pour autruy. Et à celuy-là peut servirseruir justementiustemēt
cette responce que les peres ont ordinairement en la bouche:
jeie ne me veux pas despouiller devantdeuant que de m’aller coucher.
Mais unvn pere aterré d’années & de maux, privépriué par sa foibles-
se & faute de santé, de la commune societé des hommes, il se
faict tort & aux siens, de couvercouuer inutilement unvn grand tas de
richesses. Il est assez en estat, s’il est sage, pour avoirauoir desir de se
Ss
[161v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
despouiller pour se coucher,: non pas jusquesiusques à la chemise,
mais jusquesiusques à unevne robbe de nuict bien chaude: le reste des
pompes, dequoy il n’a plus que faire, il doibt en estrener
volontiers ceux à qui par ordonnance naturelle cela doit
appartenir. C’est raison qu’il leur en laisse l’usagevsage, puis que
nature l’en privepriue: autrement sans doubte il y à de la malice &
de l’envieenuie. La plus belle des actions de l’Empereur Charles
cinquiesme fut celle-là,
a l’imitation d’aucuns
antiens de son calibre
d’avoirauoir sçeu reconnoistre que la rai-
son nous commande assez de nous dépouiller, quand nos ro-
bes nous chargent & empeschent, & de nous coucher quand
les jambesiambes nous faillent. Il resigna ses moyens, grandeur &
puissance à son fils, lors qu’il sentit defaillir en soy la fermeté
& la force pour conduirecōduire les affaires, avecauec la gloire qu’il y avoitauoit
acquise.
Solue senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus, & ilia ducat.
Cette faute de ne se sçavoirsçauoir reconnoistre de bonnebōne heure, & ne
sentir l’impuissance & extreme alteration que l’aage apporte
naturellement, & au corps & à l’ame, qui à mon opinion est
esgale (si l’ame n’en à plus de la moitié) à perdu la reputation
de la plus part des grands hommes du monde. JI’ay veu de monmō
temps & connu familierement, des personnages de grandegrāde au-
thorité, qu’il estoit bien aisé à voir, estre merveilleusementmerueilleusemēt des-
cheus de cette ancienne suffisance, que jeie connoissois par la re-
putation qu’ils en avoientauoient acquise en leurs meilleurs ans. JeIe les
eusse pour leur honneur, volontiers souhaitez retirez en leur
maison à leur aise, & deschargez des occupations publiques &
guerrieres, qui n’estoient plus pour leurs espaules. JI’ay autre-
fois esté privépriué en la maison d’unvn gentil-homme veuf & fort
vieil, d’unevne vieillesse toutefois assez verte. Cettuy-cy avoitauoit
plusieurs filles à marier, & unvn fils desjadesia en aage de paroistre,
cela luy chargeoit sa maison de plusieurs despences & visites
LIVRE SECOND. 154162
estrangieres, a quoy il prenoit peu de goustplaisir, non seulement
pour le soin de l’espargne, mais encore plus, pour avoirauoir, à cau-
se de l’aage, pris unevne forme de vie fort esloignée de la nostre. JeIe
luy dy unvn jouriour unvn peu hardimenthardimēt, commecōme ji’ay accoustumé, de pro
duire librementlibremēt ce qui me vient en la bouche, qu’il luy sieroit
mieux de nous faire place, & de laisser à son fils sa maison prin
cipale, (car il n’avoitauoit que celle-là de bien logée & accommo-
dée) & se retirer en unevne siennesiēne terre, qu’il avoitauoit fort voisine, ou
personne n’apporteroit incommoditéincōmodité à son repos, puis qu’il ne
pouvoitpouuoit autrementautremēt evitereuiter nostre importunité, veu la conditioncōdition
de ses enfans. Il m’en creut depuis, & s’en trouvatrouua fort bien. Ce
n’est pas à dire qu’on leur donne, par telle voye d’obligation,
de laquelle on ne se puisse plus desdire: jJeiIe leur lairrois, moy qui
suis à mesme de joueriouer ce rolle, la jouyssanceiouyssance de ma maison &
de mes biens, mais avecauec liberté de m’en repentirrepētir, s’ils m’en don-
noientdon-
noiēt occasion: jJeiIe leur en lairrois l’usagevsage, par ce qu’il ne me se-
roit plus commode: &Et de l’authorité des affaires en gros, jeie
m’en reserveroisreseruerois autant qu’il me plairoit: aAyant tousjourstousiours jugéiugé
que ce doit estre unvn grand contentement à unvn pere vieuxil, de
mettre luy-mesme ses enfans en train du gouvernementgouuernemēt de ses
affaires, & de pouvoirpouuoir pendant sa vie contreroller leurs de-
portemens: leur fournissant d’instruction & d’advisaduis suyvantsuyuant
l’experience qu’il en a, & d’acheminer luy mesme l’ancien hon-
neurhō-
neur & ordre de sa maison en la main de ses enfanssuccessurs, & se res-
pondre par là, des esperances qu’il peut prendre de laleur condui-
te à venir. Et pour cet effect jeie ne voudrois pas fuir leur com-
paignie, jeie voudroy les esclairer de pres, & jouyriouyr moy-mesme
selon le goustla condition de mon aage, de leur allegresse, & de leurs festes.
Si jeie ne vivoyviuoy parmy eux (comme jeie ne pourroy sans offencer
leur assemblée par le chagrin de mon aage, & l’importunitéla subjectionsubiection
de mes maladies, & sans contraindre aussi & forcer les reigles
& façons de vivreviure que ji’auroy lors) jeie voudroy au moins vi-
Ss ij
[162v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
vreure pres d’eux àen unvn quartier de ma maison, non pas le plus en
parade, mais bienbiē commodele plus en commodite. Non comme jeie vy il y a quelques
années, unvn Doyen de S. Hilaire de Poictiers, rendu à unevne telle
solitude par l’incommoditéincōmodité de sa melancholiemelācholie, que lors que ji’en-
tray en sa chambrechābre, il y avoitauoit vingt & deux ans, qu’il n’en estoit
sorty unvn seul pas, & si avoitauoit toutes ses actions libres & aysées,
sauf unvn reume qui luy tomboit sur l’estomac. A peine unevne fois
la sepmaine, vouloit-il permettre que aucun entrast pour le
voir: il se tenoit tousjourstousiours enfermé par le dedans de sa cham-
bre seul, sauf qu’unvn valet luy apportoit unevne fois le jouriour à man-
ger, qui ne faisoit qu’entrer & sortir. Son occupation estoit se
promener & lire quelque livreliure (car il connoissoit aucunementaucunemēt
les lettres) obstiné au demeurant de mourir en cette démar-
che, comme il fit bien tost apres. JI’essayeroy par unevne douce
conversationconuersatiō de nourrir en mes enfans unevne viveviue amitié & bien-
veillancebien-
ueillance non feinte en mon endroict. Ce qu’on gaigne aisée-
ment en unevne nature bien née: car si ce sont bestes furieuses, il
come nostre siecle en produit a foison
les faut éviteréuiterhayr & fuyr pour telles. JeIe hayveusueus mal a cette coustume,
d’interdire aus enfans
l’apellation paternelle, et
leur en enjouindreeniouindre une
estrangiere, come plus
reverentialereuerentiale: come si
nature n’avoituoitïant volontiersuolontiers pas
suffisammant pourveupourueu a
nostre authorité: nous
appelons dieu tout puissant
pere et desdeignons que
nos enfans nous en apelentapelēt
cette e C’est aussi injusticeiniustice
& folie
de
priverpriuer les enfans qui sont en aage, du commercecōmerce & intelligenceintelligēce
privéepriuée, & familierede la familiarite des peres, & de vouloir maintenir en leur
endroict unevne morgue severeseuere & estrangiere pleine de rancu-
ne & desdain,austere et desdeigneuse, esperant par là, les tenir en crainte & obeis-
sance:. cCar c’est unevne farce tres-inutile, qui rendrēd les peres ennuieux
aux enfans, & qui pis est, ridicules: iIls ont la jeunesseieunesse & les for-
ces en la main, & par consequent le vent & la faveurfaueur du mon-
de,: & reçoiventreçoiuent avecquesauecques mocquerie, ces mines fieres & co-
leres,re imperieuses tyranniques[Note (Mathieu Duboc) : le "re" biffé était probablement le début du mot "revêche"] d’unvn homme qui n’a plus de sang, ny au coeur, ny aux vei-
nes.: vraisurais espouvantailsespouuantails de chenevierecheneuiere. Quand jeie pourroy me faire craindre, ji’aymeroy encore
mieux me faire aymer. Ce sont vrays espouvantailsespouuantails de che-
neviereche-
neuiere. Il y à tant de sortes de deffauts en la vieillesse, tant
d’impuissance, elle est si propre au mespris, que le meil-
leur acquest qu’elle puisse faire, c’est l’affection & amour
LIVRE SECOND. 3163
des siens: le commandement & la crainte ce ne sont plus
ses armes. JI’en ay veu quelqu’unvn, duquel la jeunesseieunesse avoitauoit esté
tres-imperieuse, quand c’est venu sur l’aage, quoy qu’il le pas-
se sainement ce qui se peut, il frappe, il mord, il jureiure, il se ronge
le plus tempestatif maistre de france:
de soing & de vigilancevigilāce, tout cela n’est qu’unvn bastelage, auquel
la famille mesme complotteconspire: du grenier, du celier, voire & de
sa bource, d’autres ont la meilleure part de l’usagevsage, cependant
qu’il en à les clefs en sa gibessiere, plus cherementcheremēt que ses yeux.
Cependant qu’il se contente de l’espargne & chicheté de sa
table, tout est en desbauche en diversdiuers reduicts de sa maison, en
jeuieu, & en despence, & en l’entretienentretiē des comptescōptes de sa veine cho-
lere & pourvoyancepouruoyance. Chacun est en sentinelle contre ce pau-
vreure homme.luy. Si par fortune quelque chetif serviteurseruiteur s’y adon-
ne, soudain il luy est mis en soupçon: qualité à laquelle la
vieillesse mord si volontiers de soy-mesme. QuantQuāt de fois s’est
il vanté à moy, de la bride qu’il donnoit aux siens, & exacte
obeïssance & reverencereuerence qu’il en recevoitreceuoit, combien il voyoyt
cler en ses affaires.,
Ille solus ne scit omnia.
JeIe ne voissache homme qui sçeutpeut aporter plus de parties & natu-
relles & acquises, propres à conserverconseruer la maistrise, qu’il faict,
& si, en est descheu comme unvn enfant. Partant l’ay-jeie choisi
parmy plusieurs telles conditions que jeie cognois, commecōme plus
exemplaire.
Ce seroit matiere à unevne question scholastique, s’il est ainsi mieux, ou autrement. En presence, toutes choses luy cedent. Et
laisse on ce veinuein cours a son authorité qu’on ne luy resiste jamaisiamais: On le croit on le creint on le respecte tout son soul. Done il conge a
un valetualet: il plie son paquet le voilauoila parti: mais hors de devantdeuant luy sulemant. Les pas de la vieillesseuieillesse sont si lens les sens si troubles
qu’il vivrauiura et faira son office en mesme maison un an sans estre aperceu. Et quand la seson en est on faict veniruenir des lettres lointaines
piteuses suppliantes pleines de promesse de mieus faire par ou on le remet en grace. Monsieur faict il quelque marche ou
quelque despesche qui desplese on la supprime: forgeant tantost apres asses de causes pour excuser la faute d’execution ou de response.
Nulles lettres estrangieres ne luy estant premieremant apportees il ne voituoit que celles qui semblent commodes a sa sciance. Si par cas
d’avantureauanture il les sesit aiant en
communestume de se reposer sur certaine
persone de les luy lire on y
treuvetreuue sur le champ ce qu’on veutueut
et faict on a tous coups que tel
luy demande pardon qui l’injurieiniurie
par mesme lettre. Il ne voituoit en
fin ses affaires
que par un’image
disposee et desseignée
et satisfactoire le plus qu’on
peut pour n’esveilleresueiller son chagrin
et son courrous. JI’ay veuueu sous
des figures differantes assez
d’oeconomies longues constantes
de tout pareil effaict.
Il est tousjourstousiours procliveprocliue aux femmes de discon-
venirdiscon-
uenir à leurs maris, sur tout hargneux & vieils: mais quandquād c’est
en faveurfaueur des enfans, elles empoignentempoignēt ce titre,
, et en serventseruent leur
naturelle passion
vitieuseuitieuse
avecauec gloire. S’ils
sont
: elles sesissent a
deus mains toute
occasion excusable
de les gouspiller:
come
Elles sesissent a
deus mains, toutes
couverturescouuertures de lesur
gourmander et
pillercontraster: la premiere
excuse & diminution de leur
faute leur suffit, et sert de planiere justificationiustification. JI’en ai veu