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ESSAIS DE MICHEL
DE MONTAIGNE.


Livre Premier.


Par diversdiuers moyens on arrivearriue à pareille fin.
CHAP. I.



LA plus commune façon d’amollir les coeurs
de ceux qu’on a offensez, lors qu’ayant la ven-
geance en main, ils nous tiennenttiennēt à leur mercy:,
c’est de les esmouvoiresmouuoir
Position : Marge droite par summission
à commiserationcommiseratiō & à pi-
tié: tToutesfois la braveriebrauerie, et la constance, & la
resolution, moyens tous contraires, ont quelquefois serviserui à ce
mesme effect. Edouard Pprince[Note (Montaigne) : p] de Galles, celuy qui regenta si
long tempstēps nostre Guienne,: personnage, duquel les conditions
& la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur,
ayant esté bien fort offencé par les Limosins, & prenant leur
ville par force, ne peut estre arresté par les cris du peuple, &
des femmes, & enfans abandonnez à la boucherie, luy criants
mercy, & se jettansiettans à ses pieds, iusqu’à ce que passant tousjourstousiours
outre dans la ville, il apperceut trois gentils-hommes Fran-
çois, qui d’unevne hardiesse incroyable soustenoyent seuls l’effort
de son armee victorieuse. La consideration & le respect d’unevne
si notable vertu, reboucha premierement la pointe de sa cho-
lere,: &Et commença par ces trois, à faire misericorde à tous les
autres habitanshabitās de la ville. Scanderberch, Pprince[Note (Montaigne) : p] de l’Epire, suy-
vant
suy-
uant
unvn soldat des sienssiēs pour le tuer,: & ce soldat ayantayāt essayé par A
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[1v] ESSAIS DE M. DE MONTA.MICHEL DE
toute espeçe d’humilité & de supplication, de l’appaiser, se re-
solut à toute extremité de l’attendre l’espee au poing:. cCette
sienne resolution arresta sus bout la furie de son maistre, qui
pour luy avoirauoir veu prendre unvn si honorable party, le receut en
grace. Cet exemple pourra souffrir autre interpretation de
ceux, qui n’auront leu la monstrueuseprodigieuse force & vaillance de ce
Pprince[Note (Montaigne) : p] là. L’Empereur Conrad troisiesme, ayant assiegé Guel-
phe Dduc[Note (Montaigne) : d] de BavieresBauieres, ne voulut condescendre à plus dou-
ces conditions, quelques viles & laches satisfactions qu’on
luy offrit, que de permettre seulementseulemēt aux gentils-femmes qui
estoyent assiegées avecauec le Duc, de sortir leur honneur sauvesauue à
pied, avecauec ce qu’elles pourroyent emporter sur elles. Elles d’unvn
coeur magnanime s’aviserentauiserēt de charger sur leurs espaules leurs
maris, leurs enfans & le Duc mesme. L’Empereur print si grandgrād
plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’ai-
se,: &Et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle & capi-
tale, qu’il avoitauoit portée contre ce Duc: &Et dés lors en avantauant le
traita humainement luy & les siens. L’unvn & l’autre de ces deux
moyens m’emporteroit aysementaysemēt,. cCar ji’ay unevne merveilleusemerueilleuse las-
cheté vers la misericorde & le pardonla mansuetude : tTant y a qu’à mon ad-
vis
ad-
uis
, jeie serois pour me rendre plus naturellement à la compas-
sion, qu’à l’estimation: sSi est la pitié, passion vitieuse aux Stoi-
ques: iIls veulent qu’on secoure les affligez,: mMais non pas qu’on
flechisse & compatisse avecauec eux. Or ces exemples me semblentsemblēt
plus à propos,: dDautantautāt qu’on voit ces ames assaillies & essayées
par ces deux moyens, en soustenir l’unvn sans s’esbranler, & fle-
chircourber sous l’autre. Il se peut dire, que de se laisser allerrompre son ceur à la com-
passion & à la pitiécommiseration, c’est l’effect de la facilité, debonnairetédebōnaireté, &
mollesse: dD’où il advientaduient que les natures plus foibles, comme
celles des femmes, des enfans, & du vulgaire y sont plus subjet-
tes
subiet-
tes
,: mMais ayant eu à desdaing les larmes & les pleursprieres, de se ren-
dre à la seule reverencereuerence & respect de la saincte image de la ver-
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LIVRE PREMIER.MONTAIGNE LIV. I 2
tu, que c’est l’effect d’unevne ame forte & imployable, ayant en
affection & en honneur unevne vertu viveviuevigeuruigeur, masle, & obstinée.
Toutesfois és ames moins genereuses, l’estonnement & l’ad-
miration, peuventpeuuēt faire naistre unvn pareil effect: tTesmoin le peu-
ple Thebain,: lequel ayant mis en justiceiustice d’accusation capitale
ses capitaines, pour avoirauoir continué leur charge outre le temps,
qui leur avoitauoit esté prescript & preordonné, absolut àlut a[Note (Montaigne) : ult de absolut a] toutes
peines Pelopidas, qui plioit sous le faix de telles objectionsobiections, &
n’employoit à se garantir que requestes & supplications: &Et
au contraire Epaminondas, qui vint à raconter magnifique-
ment les choses par luy faites, & à les reprocher au peuple, d’u-
ne
v-
ne
façon fiere & asseuréeet arrogante, il n’eut pas le coeur de prendre seule-
ment les balotes en main; &Et se departit l’assemblée, louant
grandement la hautesse du courage de ce personnage.
Position : Marge droite Dionisius Position : Interligne haute le vieiluieil apres grandes
longurs et difficultez extremes aïant
pris la villeuille de Rege et en
icelle le capitene Phyton
grand home de bien qui l’avoitauoit
si obstineemant defandue volutuolut
en tirer un tragique exemple
de vanjanceuaniance. Il luy dict
premieremant comant le jouriour
avantauant il avoitauoit faict noyer son
filx & tous ceus de sa paranté.
A quoi Phyton respondit
sulemant, qu’ils en estoint d’un
jouriour plus hureus que luy Il
ordona Apres il le fit
depouiller et sesir a des
bourreaus et le trainer
par la villeuille en le fessant et
foitant tresignominieusement
et cruellement: et en outre
le chargeant de brocarsfelones
et paroles et contumelieuses. Mais
il eut le corage tousjourstousiours
constant sans se perdre: eEt
d’un visageuisage ferme, alloit au
contrere ramantevantramanteuant a
haute voixuoix l’honorable &
glorieuse cause de sa mort:
pour n’avoirauoir voluuolu rendre
son païs entre les mains du
tirant: le menaçant d’une
procheine punition des Dieus
Dionisius lisant dans les yeus
de ses soldats quelque coman
cemant d’alteration et que
cet example de rare vertuuertu
flechissoit leur corage a
pitie: de maniere qu’ils luy
pourroit[sic] arracher par force
estoint a mesme
la commune de son armee que
quelque au lieu de s’animer des
bravadesbrauades de cet enemi veincuueincu au
mespris de leur chef et de son
triomfe ell’aloit s’amollissantamollissāt
par l’estonement d’une si rare vertuuertu
et marchandoit
de se mutiner
& d’aller par forceestant a mesmes d’arracher
Python d’entre les mains de ses sergens
fit cesser ce martyre et a cachetes
l’envoiaenuoia noyer en la mer.
Certes
c’est unvn subjectsubiect merveilleusementmerueilleusement vain, diversdiuers, & ondoyant,
que l’homme: iIl est malaisé d’y fonder & establir jugementiugement
constant & uniformevniforme. Voyla Pompeius qui pardonna à toute
la ville des Mamertins, contre laquelle il estoit fort animé, en
consideration de la vertu & magnanimité du citoyen Zenon,
qui se chargeoit seul de la faute publique, & ne requeroit au-
tre grace que d’en porter seul la peine. Et l’hoste de Sylla ayant
usévsé en la Vvuille de Peruse de semblable vertu, n’y gaigna rien,
ny pour soy ny pour les autres. Et directementdirectemēt contre mes pre-
miers exemples, le plus courageuxhardi des hommes qui fut onques, &
le pluset si gratieux aux vaincus, Alexandre, forçant apres beau-
coup de grandes difficultez, la Ville de Gaza, rencontra Betis
qui y commandoitcommādoit, de la valeur duquel il avoitauoit, pendant ce sie-
ge, senty des preuvespreuues merveilleusesmerueilleuses,: lors seul, abandonné des
siens, ses armes despecées, tout couvertcouuert de sang & de playes,
combatant encores au milieu de plusieurs Macedoniens, qui
le chamailloient de toutes parts: &Et luy dict, tout piqué d’unevne si
chere victoire: car entre autres dommagesdōmages, il y avoitauoit receu deux A ij
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[2v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
fresches blessures sur sa personne: tTu ne mourras pas comme
tu as voulu, Betis: fFais estat qu’il te faut souffrir toutes les sortes
de tourmens qui se pourront inventerinuenter contre unvn captif. L’au-
tre, d’unevne mine non seulement asseuree, mais rogue & altiere,
se tint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre, voyantvoyāt l’obson fier et
stination à se taireobstiné et fier silence: aA-il flechy unvn genouil? luy est-il eschappé
quelque voix suppliante? Vrayment jeie vainqueray ce silence,ta taciturnité :
&Et si jeie n’en puis arracher parole, ji’en arracheray au moins du
gemissement: &Et tournant sa choleresonsa despit cholere en rage, commandacōmanda qu’on
luy perçast les talons, & qu’on y traversasttrauersast unevne corde: & le fit
ainsi trainer tout vif, deschirer & desmembrer au cul d’unevne
charrete. Seroit-ce, que la force de couragehardiesse luy fut si naturelle
& commune, que pour ne l’admirer point, il l’estimast &la res-
pectast moins? ouet Ou qu’il l’enviatenuiat en un autre. Ou qu’il fit besouin une trop forte
opposition pour arreter l’impetuosite de sa naturelle cholere.

Position : Marge gauche Ou qu’il l’estimat si proprementpropremēt
siene qu’en cette hautur
il ne peut souffrir de la voiruoir en un
autre sans le despit d’une passion
envieuseenuieuse. Ou que l’impetuosite
naturelle de sa cholere fut incapable
d’opposition De vraiurai si ell’eut receu
la bride qu’en la prinse et desolation
de Thebes elle l’eut receue
il est a croire
qu’elle qu’en la prinse et desolation de
la villeuille de Thebes elle l’eut receue a
voir cruellemant mettre au fil de
l’espee six mill’ho tant de vaillansuaillans
homes perdus & n’aiant plus moien
de desfance publique car il en fut
tue bien six mille des quels nul ne fut
veu ny fuiant ny demandant merci
au rebours cherchans qui ça qui la
par leurss rues a affronter les enemis
victorieus les provoquantprouoquant a les
faire mourir d’une mort honorable
nul ne fut veuueu si abatu de blessures
qui n’essaiat aen son dernier soupir de
se vanger encores. Et a tout les
armes du desespoir companserconsoler sa
mort paren la mort de quelque enemi.
Si ne trouvatrouua l’affliction de leur vertuuertu aucune pitie et ne
suffit la longur d’un jouriour a assouvirassouuir sa vanjanceuaniance Dura cette
boucheriecarnage jusquesiusques a la derniere goutte de sang qui se trouvatrouua espandable
que d’espandre et jusiuset ne s’arreta ques aus persones desarmees vieillarsuieillars fames et enfans pour en tirer
enfans de quoi il s’en fit trante mille esclavesesclaues.


De la Tristesse.
CHAP. II.



 
JIE suis des plus exemptsexēpts de cesttte[Note (Montaigne) : tt] passion:
Position : Marge gauche Et ne l’aime ny l’estime.
Quoi que les homes monde
aÿent prins come a
pris faict de l’honorer
de faveurfaueur particuliere
Ils en habillent la sagesse
la vertuuertu la consciance.
Sot et monstrueus ornem
ment. Les Italiens ont
plus sortablement bab=
tisé de son nom la malig=
nité. Car c’est une qualitè
tousjourstousiours nuisible, tousjourstousiours
fole. Mais Et come
tousjourstousiours Position : Interligne haute couarde et basse les Stoiciens
en defandentdefandēt le sentimantsentimāt a
leur sage. Mais
mais le con-
te dit, que Psammenitus Roy d’Egypte, ayant esté
deffait & pris par Cambisesz Roy de Perse, voyant
passer devantdeuant luy sa fille prisonniere habillée en ser-
vante
ser-
uante
, qu’on envoyoitenuoyoit puiser de l’eau, tous ses amis pleurans
& lamentans autour de luy, se tint coy sans mot dire, les yeux
fichez en terre: &Et voyantvoyāt encore tantost qu’on menoit son fils
à la mort, se maintint en cesttte[Note (Montaigne) : tt] mesme contenancecontenāce: mMais qu’ayantayāt
apperçeu unvn de ses domestiques conduit entre les captifs, il se
mit à battre sa teste, & mener unvn dueil extreme. Cecy se pour-
roit apparier à ce qu’on vid dernierement d’unvn Prince des no-
stres, qQui ayantayāt ouy à Trante, où il estoit, nouvellesnouuelles de la mort
de son frere aisné, mais unvn frere en qui consistoit l’appuy &
l’honneur de toute sa maison, &Et bien tost apres d’unvn puisné, sa

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LIVRE PREMIER. 3
seconde esperance, &Et ayant soustenu ces deux charges d’unevne
constance exemplaire, cComme quelques joursiours apres unvn de ses
gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident,
&Et quittant sa resolution, s’abandonna au dueil & aux regrets,
eEn maniere qu’aucuns en prindrent argumentargumēt, qu’il n’avoitauoit esté
touché au vif que de cesttte[Note (Montaigne) : tt] derniere secousse: mMais à la verité ce
fut, qu’estant d’ailleurs plein & comblé de tristesse, la moindre
sur-charge brisa les barrieres de la patience. Il s’en pourroit (di-
jeie) autant jugeriuger de nostre histoire, nN’estoit qu’elle adjousteadiouste,
que Cambises s’enquerant à Psammenitus, pourquoy ne s’e-
stant esmeu au malheur de son fils & de sa fille, il portoit si
impatiemment celuy d’unvn de ses amis,: cC’est, responditrespōdit il, que ce
seul dernier desplaisir se peut signifier par larmes, les deux pre-
miers surpassans de bien loin tout moyenmoyē de se pouvoirpouuoir expri-
mer. A l’aventureauenture reviendroitreuiendroit à ce propos l’inventioninuention de cet
ancien peintre, lequel ayant à representer au sacrifice de Iphi-
genia, le dueil des assistans, selon les degrez de l’interest que
chacun apportoit à la mort de cesttte[Note (Montaigne) : tt] belle fille innocente,: ayantayāt
espuisé les derniers efforts de son art,: quandquād se vint au pere de la
fille, il le peignit le visage couvertcouuert, cComme si nulle contenance
ne pouvoitpouuoit representer ce degré de dueil. Voyla pourquoy
les Ppoëtes[Note (Montaigne) : p] feignent cette miserable mere Niobé, ayant perdu
premierement sept fils, & puis de suite autantautāt de filles, sur-char-
gée de pertes, avoirauoir esté en fin transmuée en rochier,
Diriguisse malis:diriguisse malis:
pPour exprimer cette morne, muette & sourde stupidité, qui
nous transit, lors que les accidens nous accablentaccablēt surpassans no-
stre portée. De vray, l’effort d’ unvn desplaisir, pour estre extre-
me, doit estonnerestōner toute l’ame, & luy empescher la liberté de ses
actions: cComme il nous advientaduient à la chaude alarme d’unevne bien
mauvaisemauuaise nouvellenouuelle, de nous sentir saisis, transis, & comme per-
clus de tous mouvemensmouuemēs, dDe façon que l’ame se relaschant apres
A iij

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[3v]
  ESSAIS DE M. DE MONTA.
aux larmes & aux plaintes, semble se desprendre, se demesler &
se mettre plus au large, & à son aise,.
Et via vix tandem voci laxata dolore est.
Position : Marge gauche En la guerre que le Roy
Ferdinand fit contre la
veufveveufue de JanIan Roy de
Hongrie autour de Bude
Raïsciac capiteine Alemand
voiant raporter le corps
d’un home de chevalcheual a qui
chacun avoitauoit veusueus
excessivementexcessiuement bien faire
en la meslee cur[unclear] le pleignoit
d’une pleinte commune mais
curieus aveqaueq les autres de
reconoistre qui il estoit
apres qu’on l’eut desarme
trouvatrouua que c’estoit son filx
et parmi les larmes publiques
luy sul se tint sans mot dire
espandre ny voisuois ny pleurs
debout sur ses pieds ses yeus
immobiles le regardant
fixementfixemēt jusquesiusques a ce que
l’effort de la tristesse venantuenāt
a glacer ses esprits vitausuitaus
le porta en cet estat roide
mort par terre

Chi puo dir com’ egli arde é in picciol fuoco
disent les amoureux, qui veulent representer unevne passion in-
supportable.:
misero quod omnes
Eripit sensus mihi. Nam simul te
Lesbia aspexi, nihil est super mi
Quod loquar amens.
Lingua sed torpet, tenuis sub artus
Flamma dimanat, sonitu suopte
Tinniunt aures, gemina teguntur
Lumina nocte.

De vray, ceAussi n’est ce pas en la viveviue & plus cuysante chaleur de l’ac-
cés que nous sommes propres à desployer nos plaintes & nos
persuasions: lL’ame est lors aggraveeaggrauee de profondes pensees, &
le corps abbatu & languissant d’amour:. &Et de là s’engendre par
fois la defaillance fortuite, qui surprent les amoureux si hors
de saison, &Et cesttte[Note (Montaigne) : tt] glace qui les saisit par la force d’unevne ardeur
extreme, au girongirō mesme de la joüyssanceioüyssance: accident qui ne m’est
pas incogneu.[Note (Marie-Luce Demonet) : A noter la rature. Villey dans l’édition municipale tout comme l’édition de la Pléiade notent que cette remarque avait été ajoutée en 1588. Il y a donc une rétractation sur cette confession après 1588.] Toutes passions qui se laissent gouster & dige-
rer, ne sont que mediocres,
Curae leues loquuntur, ingentes stupent.
La surprise d’ unvn plaisir inesperé nous estonne de mesme.,
Vt me conspexit venientem, & Troïa circum
Arma amens vidit, magnis exterrita monstris,
Diriguit visu in medio, calor ossa reliquit,
Labitur, & longo vix tandem tempore satur.

Outre la femme Romaine, qui mourut surprise d’aise de
voir son fils revenureuenu de la route de Cannes: Sophocles & Denis
le Tyran, qui trespasserent d’aise: &Et Talua qui mourut en Cor-

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LIVRE PREMIER. 4
segue, lisant les nouvellesnouuelles des honneurs que le Senat de Rome
luy avoitauoit decernez; nNous tenons en nostre siecle que le Pape
Leon dixiesme ayant esté advertyaduerty de la prinse de Milan, qu’il
avoitauoit extremementextrememēt souhaitée, entra en tel excez de joyeioye, que la
fievrefieure l’en print & en mourut. Et pour unvn plus notable tes-
moignage de l’imbecilité naturellehumaine, il a esté remarqué par les
anciens, que Diodorus le Dialecticien mourut sur le champchāp, es-
pris d’unevne extreme passion de honte, pour en son eschole & en
public ne se pouvoitpouuoit desvelopperdesuelopper d’unvn argument qu’on luy
avoitauoit faict. JeIe suis peu en prise de ces violentes passions: JI’ay
l’apprehension naturellement dure; &Et l’encrouste & espessis
tous les joursiours par discours.  


Nos affections s’emportent au delà de nous. CHAP. III.


 
CEUXCEVX qui accusent les hommes d’aller tousjourstousiours
beant apres les choses futures, &Et nous aprennent à
nous saisir des biensbiēs presens, & nous rassoir en ceux-
là, comme n’ayantayāt aucune prise sur ce qui est à venir,:
voire assez moins que nous n’avonsauons sur ce qui est passé, tou-
chent la plus commune des humaines erreurs: sS’ils osent appel-
ler erreur, chose à quoy nature mesme nous achemine, pour le
serviceseruice de la continuation de son ouvrageouurage.
Position : Marge droite : nous imprimant come
asses d’autres cete imagi=
nation fauce: plus jalouseialouse
de nostre profitaction que de no
nostre sciance.
Nous ne sommes
jamaisiamais chez nous, nous sommes tousjourstousiours au delà. La crainte,
le desir, l’esperance nous eslancent vers l’adveniraduenir,: & nous des-
robent le sentiment & la considerationconsideratiō de ce qui est, pour nous
amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus.
Position : Marge droite Calamitosus est
animus futuri anxius.

Ce grand praecepte est souvantsouuant
allegueé paren Platon Faicts ton
faict & te conois. Chacun de
ses deus membres envelopeenuelope
generalement tout nostre
devoirdeuoir: et semblablement
envelopeenuelope son p compaignon
Qui aroit a faire son faict
il faudroit en premier lieu
qu’ils s’instruisit de soi et de
ses droits pour ne prendre
l’estrangier pour le sien
n’extravaguerextrauaguer en occupations
superflues et en pensees et propositions inutiles. Et qui aroit
apris a se conoitre aroit apris a s’aimersaimer a se cultivercultiuer
verroituerroit que
sa premiere leçon seroitc’est conestre ce qu’il est et ce qui luy est propre.
Et qui en seroit lase conoit, ne prendroit plus l’estrangierlestrangier faict pour le sien:
s’aimeroitsaimeroit et se cultiveroitcultiueroit avantauant toute autre chose: refuseroit les
occupations superflues et les pensees et propositions inutiles. Vt
stultitia et si adepta est quod concupiuit nunquam se tamen
satis consecutam putat: sic sapientia semper eo contenta est
quod adest, neque eam unquam sui paenitet.
Epicurus
dispense son sage de la prevoiancepreuoiance Position : Interligne haute et sollicitude de l’avenirauenir
Entre
les loix qui regardent les trespassez, celle icy me semble autant
solide, qui oblige les actionsactiōs des Princes à estre examinees apres
leur mort: iIls sont compaignons, si non maistres des loix: cCe
que la JusticeIustice n’a peu sur leurs testes, c’est raison qu’elle l’ayt
sur leur reputationreputatiō, & biens de leurs successeurs,: qui sont cChoses
que souventsouuent nous preferons à la vie. C’est unevne usancevsance qui ap-
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[4v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
porte des commoditez singulieres aux nations où elle est ob-
servee
ob-
seruee
, & desirable à tous bons Pprinces[Note (Montaigne) : p].
Position : Marge gauche qui ont à se plaindre de ce, qu’on traitte la memoire des meschants comme la leur. Nous devonsdeuons la
subjectionsubiection et l’obeissancelobeissance esgalemant a tous Roys, car elle regarde leur office: mais l’estimationlestimation non
plus que l’affectionlaffection nous ne la devonsdeuons qu’a leur meritevertuuertu. Donons a l’ordrelordre politique de les souffrir
patiammant indignes, de celer leurs vicesuices, d’aider de nostre recomandation leurs actions indifferentes
pendant que leur authorite ha besoin de nostre appui. Mais nostre commerce fini, ce n’est pas raison de
refuser a la justiceiustice & a nostre
liberté l’expression de nos vraisurais
ressentimans. Et
nomeemant de refuser
aus bons subjetssubiets la glo
gloire d’avoirauoir reverammantreuerammant
et fidelemant serviserui un maistre
les imperfections du quel luy
leur estoint si bien conues:,
frustrant la posterite d’un
si utille exemple. Et ceus
qui par respect de quelque
obligation priveepriuee espousentespousēt
iniquement la memoire
d’un prince meslouable,
font justiceiustice particuliere
aus despens de la justiceiustice
publique. Un antienTite LiveLiue dict
vrai, que le langage des
homes nourris sous la
Royauté est tousjourstousiours
plein de folles ostentationsostentatiōs
& veingsueingsvainsuains tesmouignages:
chacun esleveantesleueāt indiffe=
remment son roy a
extreme ligne de valurualur
& grandur souvereinesouuereine.
On peut reprouverreprouuer la
magnanimité de ces
deus soldats qui
respondirent a l’emperurNeron
a sa barbe: l’un enquis,
de luy pourquoi il luy
vouloit mal. JeIe t’eimois
quand tu le valiesualies[sic]: mais
despuis que tu es venuuenu
parricide boutefu
batelur cochier jeie te
hai come tu merites.
L’autre, pourquoi il le
vouloit tuer: Parce que
jeie ne treuvetreuue autre remede
a ces continuelles meschan=
cetez. Mais les
publiques et universelsuniuersels
tesmouignages qui apres
sa mort furentont este randus
& le seront a tout jamaisiamais

de saes m tiranniques et
vilains desportemants
qui de sain entandemantentandemāt
les peut reprouverreprouuer?
Il me desplait qu’en une
si saincte police que la
Lacedemoniene se soitfut misemesle
unevne si sottefeinte ceremonie. A
la mort des Roys tous les
confederez & voisinsuoisins eto
& tous les Ilottes homes femmes
pesle mesle et des spar naturels
spartiates encore
se descou=
poient lale front pour tesmouig=
nage de deuil et disaoint en
leurs cris et lamentations quel qu’il ayeeut este queque celuy la quel qu’il eut este c’estc’estoit le meillur Roy de tous les leurs: quel qu’il eut este.
qu’ils eurent onques attribuants au dernier ranc. Ce los qui se doit au
premier merite
apartenoit au merite & qui apartenoit au premier merite
au postreme et dernier ranc Aristote qui tasteremue toutes choses: s’enquiert sur le mot de Solon
que nul Position : Interligne haute avantauant sa mort ne peut estre dict hureus, si celuy la mesmes qui a vescuuescu et qui est mort selon ordre peut
estre dict hureus veu quesi sa renomee peutva mal aler si sa posterite est re miserable si ses amis haïssent sa memoire
Pandant que nous nous remuons nous nous portonts par praeoccupations ou il nous plait: mais n’estans plusestant hors de l’estrelestre
nous n’avonsauōs aucune communautecommunication aveqaueq ce qui est. Et seroit meillur de dire a Solon que jamaisiamais home n’est donq
hureus s’ilpuis qu’il ne l’est que quand apres qu’il n’est plus

quisquam
Vix radicitus è vita se tollit, & eiicit:
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,
Nec remouet satis à proiecto corpore sese, &
Vindicat.

Bertrand du Glesquin mourut au siege du chasteau de Ran-
con, pres du Puy en AuvergneAuuergne: lLes assiegez s’estant rendus
apres, furent obligez de porter les clefs de la place sur le corps
du trespassé. Barthelemy d’Aluiane, General de l’armée des
Venitiens, estant mort au serviceseruice de leurs guerres en la Bresse,
& son corps ayantayāt a estre raporté à Venise par le Veronois, ter-
re ennemie: la pluspart de ceux de l’armée estoient d’advisaduis,
qu’on demandast saufconduit pour le passage à ceux de Ve-
rone: mMais Theodore TrivolceTriuolce y contreditcōtredit; & choisit plustost
de le passer par viveviue force, au hazard du combatcōbat: nN’estant conve-conue-
nable, disoit-il, que celuy qui en sa vie n’avoitauoit jamaisiamais eu peur
de ses ennemis, estant mort fist demonstration de les crain-
dre. De vray, en chose voisine, par les loix Grecques, celuy qui
demandoit à l’ennemy unvn corps pour l’inhumer, renonçoit à
la victoire, & ne luy estoit plus loisible d’en dresser trophee:. àA
celuy qui en estoit requis, c’estoit tiltre de gain. Ainsi perdit
Nicias l’avantageauantage qu’il avoitauoit nettement gaigné sur les Corin-
thiens
Corin-
thiēs
: &Et au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien
doubteusementdoubteusemēt acquis sur les Baeotiens. Ces traits se pourroientpourroiēt
trouvertrouuer estranges, s’il n’estoit receu de tout temps, non seule-
ment d’estendre le soing que nous avonsauons de nous au delà cet-
te vie,: mais encore de croire que bien souventsouuent les faveursfaueurs ce-
lestes nous accompaignent au tombeau, & continuent à nos
reliques. Dequoy il y a tant d’exemples anciens, laissant à
part les nostres, qu’il n’est besoing que jeie m’y estende. Edouard
premier

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LIVRE PREMIER. 5
premier Roy d’Angleterre, ayant essayé aux longues guerres
d’entre luy & Robert Roy d’Escosse, combiencombiē sa presence don-
noit
dō-
noit
d’advantageaduantage à ses affaires, rapportantrapportāt tousjourstousiours la victoire
de ce qu’il entreprenoit en personne; mourantmourāt, obligea son fils
par solennel serment, à ce qu’estant trespassé, il fist bouillir son
corps pour desprendredesprēdre sa chair d’avecauec les os, laquelle il fit enter-
rer: & quantquāt aux os, qu’il les reservastreseruast pour les porter avecauec luy &
en son armée, toutes les fois qu’il luy adviendroitaduiēdroit d’avoirauoir guer-
re contre les Escossois,. cCommeōme si la destinée avoitauoit fatalement
attaché la victoire à ses membres. JeanIean Vischa qui troubla la
Boheme pour la deffencedeffēce des erreurs de WiclefVViclef, voulut qu’on
l’escorchast apres sa mort, & de sa peau qu’on fist unvn tabourin
à porter à la guerre contre ses ennemis: eEstimantstimāt que cela ayde-
roit à continuer les avantagesauantages qu’il avoitauoit eus aux guerres, qu’il
avoitauoitpar luy conduites contre eux. Certains Indiens portoientportoiēt ainsin
au combat contre les Espagnols, les ossemens de l’unvn de leurs
Capitaines; en considerationconsideratiō de l’heur qu’il avoitauoit eu en vivantviuant.
Et d’autres peuples en ce mesme monde, trainenttrainēt à la guerre les
corps des vaillans hommes, qui sont morts en leurs batailles,
pour leur servirseruir de bonne fortune & d’encouragement. Les
premiers exemples ne reserventreseruent au tombeau, que la reputationreputatiō
acquise par leurs actionsactiōs passées: mMais ceux-cy y veulent encore
mesler la puissance d’agir. Le fait du Ccapitaine[Note (Montaigne) : c] Bayard est de
meilleure composition, lequel se sentant blessé à mort d’unevne
harquebusade dans le corps, conseillécōseillé de se retirer de la meslée,
respondit, qu’il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le
dos à l’ennemy: &Et ayant combatu autant qu’il eut de force, se
sentantsentāt defaillir & eschapper du chevalcheual, commandacōmanda à son maistre
d’hostel, de le coucher au pied d’unvn arbre:, mMais que ce fut en
façon qu’il mourut le visage tourné vers l’ennemy, comme il
fit. Il me faut adjousteradiouster cet autre exemple aussi remarquable
pour cesttte[Note (Montaigne) : tt] consideration, que nul des precedens. L’Empereur
B

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[5v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
MaximilianMaximiliā bisayeul du Roy Philippes, qui est à present, estoit
Prince garnydoué de tout plein de grandesgrādes qualitez, & entre autres
d’unevne beauté de corps singuliere: mMais parmy ces humeurs, il
avoitauoit cestte-cy bien contraire à celle des princes, qui pour des-
pecher les plus importants affaires font leur throsne de leur
chaire percée: cC’est qu’il n’eust jamaisiamais valet de chambre, si pri-
pri-
, à qui il permit de le voir en sa garderobbe: iIl se desroboit
pour tomber de l’eau, aussi religieux qu’unevne fillepucelle à ne descou-
vrir
descou-
urir
ny à medecin ny à qui que ce fut, les parties qu’onō a accou-
stumé de tenir cachées. Moy, qui ay la bouche si effrontee, suis
pourtant par complexion touché de cesttte[Note (Montaigne) : tt] honte:. sSi ce n’est à
unevne grandegrāde suasion de la necessité ou de Position : Interligne haute la volupté, jeie ne communi- [Note (Montaigne) : la]
que
cōmuni-
que
guiere aux yeux de personne les membres & actions, que
nostre coustume ordonne estre couvertescouuertes: jiJ’y souffre plus de
contraintecōtrainte, que jeie n’estime bien seant à unvn homme,: &Et sur tout,
à unvn homme de ma professionprofessiō: mMais luy, en vint à telle supersti-
tion, qu’il ordonna par paroles expresses de son testament,
qu’on luy attachast des calessons, quand il seroit mort. Il de-
voit
de-
uoit
adjousteradiouster par codicille, que celuy qui les luy monteroit
eut les yeux bandez.
Position : Marge gauche JI’attribue a quelque
devotiondeuotion come d’un
Prince entre ses autres
perfections admirables
singulierement relli=
gieus:
lL’ordonance que
Cyrus faict a ses enfansenfās
que ny eus ny autre
ne viduid son cors apres
qu’il seroit decedé
ne
voieuoie et touche son cors
apres que l’ame en sera
separee. jeie l’attribue a quelque
siene devotiondeuotion. Car et son
Historien & luy entre leurs
grandes qualites ont seme
par tout le cours de leur
vieuie un singulier soins & reve=
rence
reue=
rence
a la relligion.
Ce conte me despleut qu’unvn grand Prin-
ce me fit d’unvn mien allié,: hommehōme assez cogneu & en paix & en
guerre. C’est que mourant bien vieil en sa court, tourmenté
de douleurs extremes de la pierre, il amusa toutes ses heures
dernieres avecauec unvn soing vehement, à disposer l’honneur & la
ceremonie de son enterrement, & pressasomma toute la noblesse qui
le visitoit, de luy donner parole d’assister à son convoyconuoy. A ce
prince mesme, qui le vid sur ces derniers traits, il fit unevne instan-
te supplication que sa maison fut commandee de s’y trouvertrouuer,
eEmployant plusieurs exemples & raisons à prouverprouuer que c’e-
stoit chose, qui appartenoit à unvn homme de sa sorte,: &Et sem-
bla expirer content, ayant retiré cesttte[Note (Montaigne) : tt] promesse, & ordonné à
son gré la distribution, & ordre de sa monstre. JeIe n’ay guiere

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LIVRE PREMIER. 6
veu de vanité si perseveranteperseuerante. Cette autre curiosité contraire,
en laquelle jeie n’ay point aussi faute d’exempleexēple domestique, me
semble germaine à cesttte[Note (Montaigne) : tt]-cy, dD’aller se soignant & passionnant
à ce dernier poinct a regler son convoyconuoy, à quelque particulie-
re & inusitee parsimonie, à unvn serviteurseruiteur & unevne lanterne. JeIe
voy louer cett’ humeur, & l’ordonnance de Marcus AEmilius
Lepidus, qui deffendit à ses heritiers d’employer pour luy les
cerimonies qu’onō avoitauoit accoustumé en telles choses. Est-ce en-
core temperance & frugalité, d’evitereuiter la despence & la volup-
té, desquelles l’usagevsage & la cognoissance nous est inperceptible?
VuVoila[Note (Montaigne) : vu] unvn’ aisee reformation & de peu de coust.
Position : Marge gauche S’il estoit besouin
d’en ordoner jeie serois
davisauis qu’en celela
come en toutetoutes actions
de la vieuie chacun en
raportat la regle
en la forme de sa
fortune. Et le philo=
sophe Lycon praescrit
sagementsagemēt a ses amis
de l’enterrer ny
superfluementsuperfluemēt ny
mecaniquement.

mettre son corps ou ils
aviserontauiseront pour le mieus
et quand aus fune=
railles qu’ilsde les facentire
ny superflues ny
mecaniques
JeIe lairroais[Note (Marie-Luce Demonet) : Cette correction de "lairrois" en "lairrai" témoigne de la réduction de la diphtongue][Note (Alain Legros) : C’est aussi un passage du conditionnel (éventuel) au futur (décision, proche)] plu-
stostpuremant la coustume ordonnerordōner de cesttte[Note (Montaigne) : tt] cerimonie, &Et sauf les cho-
ses requises au serviceseruice de ma religion, si c’est en lieu où il soit
besoing de l’enjoindreenioindre
, m’en remettray volontiers à la discre-
tion des premiers à qui cette sollicitudejeie tomberai en partagecharge.
Position : Marge droite
Totus hic locus est contem=
nendus in nobis non negli=
gendus in nostris.
Et
et est sainctemant dict a un
sainct: Curatio funeris conditio
sepulturae pompa exequiarum
magis sunt uiuorum solatia
quam subsidia mortuorum.

Pourtant Socrates a
Crito qui sur l’heure de sa
fin q luy demande comant
il veutueut estre enterre. Come
vousuous voudrezuoudrez respontd il
Mais s’il en faut dire

Si jiavoisauois à m’en empescher plus avantauant, jeie trouveroistrouuerois plus ga-
land, d’imiter ceux, qui veulententreprenent vivansviuās & respirans, jouyriouyr de l’or-
dre & honneur de leur sepulture, &Et qui se plaisent de voir en
marbre, leur morte contenancecōtenance. Heureux, qui sçachentsçachēt resjouyrresiouyr
& gratifier leur sens, par l’insensibilité, & vivreviure de leur mort.
Position : Marge droite Quaeris quo
iaceas post obitum
loco
Quo non nata iacent

A peu que jeie n’entre en haine irre=
conciliable contre toute domination
populere quoi qu’elle me semble la plus
naturelle et aequitable: quand il
me souvientsouuient de cette inhumaine
injusticeiniustice du peuple Athenien, de
faire mourir sans remission &
sans les vouloiruouloir sulement ouïr
en leurs defances, ses bravesbraues
capitenes, venansuenans de gaigner
contre les Lacedemoniens la
bataille navalenauale pres des isles
Arginuses: la plus difficibledifficible la
plus gran contestee la plus forte
bataille que les grecs aïaent
onques doné en mer de leurs
forces: parce qu’apres la victoireuictoire
ils avointauoint plus tost suivisuiui les
occasions que la loi de la guerre
leur presantoint, plus tost, que
de s’arreter a receuillir et
inhumer leurs morts. Et rend
cete execution plus odieuse le
faict de Diomedon. Cetuicy est l’unlun des
condamnès, home de notable vertuuertu, et
militere et politique,: lLequel se tirant
avantauant pour parler, apres avoirauoir oui l’arrest
de leur condemnation: et trouvanttrouuant sulemant
lors, lieutemps de paisible audiance: au lieu de
s’en servirseruir au bien de sa cause et a descouvrirdescouurir
l’evidanteeuidante injusticeiniustice d’une si cruelle conclusion
ne representa qu’un souin de la conservationconseruation
de ses jugesiuges: priant les dieus de tourner a leur
ce jugementiugement a leur bien: et affin qu’a faute de rendre les veusueus
qu’ils avointauoint que luy et ses compaignons
avointauoint voueuoue aus dieus en reconnoissance d’une
si illustre fortune, ils n’attirassent l’irelire des
dieus sur eus les advertissantaduertissant quels veusueus c’estoient.
Et sans dire autre chose, & sans marchander, s’achemina de ce pas courageusement au supplice.
Position : Marge gauche La peine suivitsuiuitfortune quelques années apres cette inique superstition.les punit de mesme pain souppe.
Car Chabrias capitene general de l’armee de mer des Atheniens, aïant
eu le dessus du combat contre Pollis admiral de Sparte en l’islelisle de
Naxe, perdit le fruit tout net et contant de sa victoireuictoire, tresimportant
a leurs affaires: pour n’encourir le malheur de cet example. eEt pour ne
perdre peu des corps mors Position : Interligne haute de ses amis qui flotoint en mer, laissa se retirervogueruoguer en sauvetesauuete
un monde d’enemis vivansuiuans qui bien tostdespuis leur firent bien acheter cete importune superstitionsuperstitiō
Quaeris quo iacentas post obitumobitū loco
Quo non nata iacent.

Cet autre redone le sentimant du repos a un corps sans ame:
Neque sepulchrum quo recipiat, habeat portum corporis,
Vbi, remissa humana vita, corpus requiescat a malis.


Comme l’ame descharge ses passions sur des objectsobiects faux,
quand les vrais luy defaillent.

 
CHAP. IIII.


 
UNVN gentil-hommehōme des nostres merveilleusementmerueilleusement sub-
ject
sub-
iect
à la goutte, estantestāt pressé par les medecins de lais-
ser du tout l’usagevsage des viandes salées, avoitauoit accou-
stumé de respondrerespōdre fort plaisamment, que sur les ef-
forts & tourments du mal, il vouloit avoirauoir à qui s’en prendre,.
&Et que s’escriantescriāt & maudissant tantost le cervelatceruelat, tantost la lan-
gue de boeuf & le jamboniambon, il s’en sentoit d’autant allegé. Mais
en bon escient, comme le bras estant haussé pour frapper, il
B ij
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[6v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
nous deult, si le coup ne rencontre, & qu’il aille au vent: aAussi
que pour rendre unevne veuë plaisante, il ne faut pas qu’elle soit
perduë & escartée dans le vague de l’air, ains qu’elle aye bute
pour la soustenir à raisonnable distance.,
Ventus vt amittit vires, nisi robore densae
Occurrant siluae spatio diffusus inani.

De mesme il semble que l’ame esbranlée & esmeuë se perde
en soy-mesme, si on ne luy donnedōne prinse: &Et faut tousjourstousiours luy
fournir d’objectobiect où elle s’abutte & agisse. Plutarque dit à pro-
pos de ceux, qui s’affectionnent aux guenonsguenōs & petits chiens,
que la partie amoureuse, qui est en nous, à faute de prise legi-
time, plustost que de demeurer en vain, s’en forge ainsin unevne
faulce & frivolefriuole. Et nous voyons que l’ame en ses passions se
pipe plustost elle mesme, se dressant unvn faux subjectsubiect & fan-
tastique, voire contre sa propre creance, que de n’agir contre
quelque chose. Ainsin emporte les bestes leur rage à s’atta-
quer à la pierre & au fer, qui les a blessees, &Et à se venger à belles
dents sur ellessoi mesmes du mal qu’elles sentent.,
Pannonis haud aliter post ictum saeuior vrsa
Cuim[Note (Montaigne) : m] iaculum parua liLybis[Note (Montaigne) : Ly] amentauit habena,
Se rotat in vulnus, telúmque irata receptum
Impetit, & secum fugientem circuit hastam.

Quelles causes n’inventonsinuentons nous des malheurs, qui nous ad-
viennent
ad-
uiennent
? àA quoy ne nous prenonsprenōs nous à tort ou a droit, pour
avoirauoir ou nous escrimer? Ce ne sont pas ces tresses blondesblōdes, que
tu deschires, ny la blancheur de cesttte[Note (Montaigne) : tt] poictrine, que despite
tu bas si cruellement, qui ont perdu d’unvn malheureux plomb
ce frere bien aymé: pPrens t’en ailleurs.
Position : Marge gauche LiviusLiuius parlant de
l’armee Romeine en
Espaigne apres la perte
des deus freres, leursses
grans capitenes: flere
omnes repente et
offensare capita:
cetc’est
un usage commun.
Et le mot du Position : Interligne haute philosofe Bion asur celuide ce[Note (Mathieu Duboc) : Montaigne écrit d’abord : "Bion a celuy Roy", puis : "Bion sur ce Roy" et enfin : "Bion de ce Roy"] Roy qui de deuil s’arrachoit les poils
ne fut pasil pas plaisant Cetuici pense il que la pelade soulage le deuil.
Qui n’a veu macher &
engloutir les cartes, se gorger d’unevne bale de dets, pour avoirauoir
ou se venger de la perte de son argent? Xerxes foita la mer, Position : Interligne haute de l’Helespont l’enforgea et luy fit dire mille villaniesuillanies &
escrivitescriuit unvn cartel de deffi au montmōt Athos: &Et Cyrus amusa tou-
te unevne armée plusieurs joursiours à se venger de la riviereriuiere de Gyn-

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LIVRE PREMIER 7
dus, pour la peur qu’il avoitauoit eu en la passant: &Et Caligula rui-
na unevne tresbelle maison, pour le plaisir que sa mere y avoitauoit re-
ceueu.
Position : Marge droite Le peuple disoit en ma
junesseiunesse qu’un Roy de nos
voisinsuoisins ayanst receu de
Dieu un coup deune bastonade vergeuergefoet juraiura
de s’en vangeruanger: ordonant que
de dix ans on ne le prierointat
ny parleroitat on de luy, en bien
ny en mal autant qu’il estoit
en son authorite ne croire l’on[unclear]qu’on ne creut
on en luy. Par ou on vouloituouloit
peindre non tant la sottise
que la gloire naturelle a la
nation de quoi estoit le compte.
Ce sont vicesuices tousjourstousiours conjoinctsconioincts
mais telles actions tienent
a la veriteuerite un peu plus encore
de gloire que de sottise d’outre=
cuidance que de bestise.
Augustus Cesar ayant esté battu de la tampeste sur mer, se
print a deffier le Dieu Neptunus, & en la pompe des jeuxieux Cir-
censes fit oster son image du reng, où elle estoit parmy les au-
tres dieux, pour se venger de luy. En quoy il est encore moins
excusable, que les precedens, & moins qu’il ne fut depuis, lors
qu’ayant perdu unevne bataille sous Quintilius Varus en Alle-
maigne, il alloit de colere & de desespoir, choquantchoquāt sa teste con-
tre
cō-
tre
la muraille, en s’escriant,. Varus rens moy mes soldats: cCar
ceux la surpassent toute follie, d’autant que l’impieté y est
joincteioincte, qui s’en adressent à Dieu mesmes à belles injuresiniures, ou à
la fortune, cComme si elle avoitauoit des oreilles subjectessubiectes à nostre
batterie.
Position : Marge droite A l’exemple des Thraces
qui quand il tone ou esclaire
se mettent a tirer contre
le ciel des flesches et des
traicts
d’unedune vanjenceuanience
corageusetytaniene, pour ranger
dieu a raison a coups
de flesche.
Or, comme dit cestt[Note (Montaigne) : t] ancien poëte chez Plutarque,
Point ne se faut courroucer aux affaires.
Il ne leur chaut de toutes nos choleres.

Mais nous ne dirons jamaisiamais assez d’injuresiniures au desreglement
de nostre esprit.


Si le chef d’unevne place assiegée, doit sortir pour parlementer.
 
CHAP. V.


 
LUCIUSLVCIVS Marcius Legat des Romains, en la guerre
contrecōtre Perseus Roy de Macedoine voulant gaigner
le temps, qu’il luy falloit encore a mettre en point
son armée, sema des entregets d’accord, desquels le
Roy endormi accorda trefvetrefue pour quelques joursiours: fFournissantfFournissāt
par ce moyenmoyē son ennemy d’oportunité & loisir pour s’armer:
dD’où le Roy encourut sa derniere ruine. xPosition : Marge droite encourut sa derniere ruine[Main moderne inconnue][Note (Alain Legros) : Restitution postérieure à la tache] Si est-ce, que les Se-
nat Romain, à qui le seul advantageaduantage de la vertu sembloit
moyen justeiuste pour acquerir la victoire, trouvatrouua cette pratique
laide & deshonneste, n’ayant encores ouy sonner à ses oreil-
les cette belle sentence,

vieilsuieils du Senat memoratifs xPosition : Marge droite mémoratifs[Main moderne inconnue][Note (Alain Legros) : Restitution postérieure à la tache] des meurs de leurs peres, accusarent
cette pratique come enemie de leur stile antien: qui fut, disoint ils,
combattre de vertuuertu non de finesse: ny par surprinses et
rencontres de nuict: ny par fuites apostees, & recharges
inopinees: n’entreprenant guerre qu’apres l’avoirauoir denoncee,
et souvantsouuant apres avoirauoir assigné l’heure et lieu de la bataille.
De cette consciancecōsciance, ils renvoiarentrenuoiarent a Pyrrus son trahistre medecin, et aus Falisques
leur meschant maistre d’escolle. C’estoint les formes vraiemanturaiemant Romeines,
non de la Grecque subtilitè et astuce Punique, ou le veincreueincre par force est
moins glorieus que par fraude. Elle pe Le tromper peut servirseruir pour le coup
mais celuy sul se tient pour surmonté qui sçait l’avoirauoir este ny ruse par artruse ny
de sort mais depar vaillanceuaillance, de trope a trope, en une loyalle et justeiuste guerre
Les gensIl appert bien par le langage de ces bones gens qu’ils n’aurint[sic] encores oui soner a leurs oreillesreceu cette belle sentance

B iij

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[7v]
ESSAIS DE M. DE MONT.
dolus an virtus quis in hoste requirat?
Position : Marge gauche Les Achaeins dict Polibe detestoint toute voieuoie de tromperie
en leurs guerres, n’estimant victoireuictoire sinon ou les corages des enemis
sont abatus. Eam uir sanctus et sapiens sciet ueram esse uictoriam
quae salua fide et integra dignitate parabitur:
dict un autre.
Vos ne uelit an me regnare hera
quidue ferat fors
Virtute experiamur.

Au Royaume de Taernate
parmi ces nations qu’ae si a
pleine bouche nous
apelons si barbares la
loycoustume porte qu’ils n’entre=
prenent guerre sans
l’avoirl’auoir premierement
denoncee y adjoutanstadioutanst
lesample declarations des
moïens qu’ils ont a y em=
ploier a cette guerre
quels combien d’homes
quelles munitions
quelles armes offansivesoffansiues
& defansivesdefansiues Mais
cela faict aussi, ils
[...] permer
si leurs
enemis ne cedent &
vienent a accort ils
se donentdonēt loy par force
et au pis faire et
ne pensent pouvoirpouuoir [unclear]
estre reproches de
trahison de finesse
& de tout moïen qui
sert a veincreueincre Les
antiens Florentins
estoint si eslouignes de
vouloir prendregaigner advan=
tage
aduā=
tage
sur leurs enemis
par surprinse: qu’ils les
advertissointaduertissoint un mois
avantauant que de mettre leur
exercite aus champs par
le continuelcōtinuel son de leura
cloche qu’ils nomoint
Martinella

Quand à nous moings superstitieux, qui tenons celuy avoirauoir
l’honneur de la guerre, qui en a le profit, &Et qui apres Lysan-
der, disons que où la peau du Lylion[Note (Montaigne) : li] ne peut suffire, qu’il y faut
coudre unvn lopin de celle du renard, les plus ordinaires occa-
sions
occa-
siōs
de surprinse se tirent de cesttte[Note (Montaigne) : tt] praticque: &Et n’est heure, di-
sons nous, où unvn chef doivedoiue avoirauoir plus l’oeil au guet, que celle
des parlemens & traités d’accord. Et pour cette cause, c’est unevne
reigle en la bouche de tous les hommes de guerre de nostre
temps, qu’il ne faut jamaisiamais que le gouverneurgouuerneur en unevne place
assiegée sorte luy mesmes pour parlementerparlemēter. Du temps de nos
peres cela fut reproché aux Sseigneurs[Note (Montaigne) : s] de MontmordMōtmord & de l’As-
signi, deffendans Mouson conter le Ccomte[Note (Montaigne) : c] de Nansaut. Mais
aussi à ce conte, celuy la seroit excusable, qui sortiroit en telle
façon, que la seureté & l’advantageaduantage demeurast de son costé:
cComme fit en la ville de Regge, le Comte Guy de RangonRangō (s’il
en faut croire Mmonsieur[Note (Montaigne) : m] du Bellay, car Guicciardin dit que ce
fut luy mesmes) lors que le Seigneur de l’Escut s’en approcha
pour parlementer: cCar il abandonna de si peu son fort, qu’unvn
trouble s’estant esmeu pendant ce Pparlement[Note (Montaigne) : p], non seulement
Monsieur de l’Escut & sa trouppe, qui estoit approchée avecauec
luy, se trouvatrouua la plus foible, de façon que Alexandre TrivulceTriuulce
y fut tué, mais luy mesmes fust contrainct, pour le plus seur,
de suivresuiure le ConteCōte, & se jetterietter sur sa foy à l’abri des coups dans
la ville:. Eumenes en la Ville de Nora pressé par Antigonus
qui l’assiegeoit, de sortir parler à luy, & qui apres plusieurs
autres entremises alleguoit, que c’estoit raisonraisō qu’il vint deversdeuers
luy, attenduattēdu qu’il estoit le plus grandgrād & le plus fort: aApres avoirauoir
faict cette noble responce, jeie n’estimeray jamaisiamais homme plus
grand que moy, tant que ji’auray mon espee en ma puissance, neN’y[Note (Montaigne) : n’y]
s’y consentitcōsentit, qu’Antigonus ne luy eust donné Ptolomaeus son
propre nepveunepueu Position : Marge droite en[Note (Montaigne) : Position : Marge droite en] ostage, commecōme il demandoit:. Si est-ce que en-

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LIVRE PREMIER. 8
cores en y a il, qui se sont tresbien trouveztrouuez de sortir sur la pa-
role de l’assaillant: tTesmoing Henry de Vaux, CchevalierCcheualier[Note (Montaigne) : c] Cham-
penois
Chā-
penois
, lequel estant assiegé dans le Cchasteau[Note (Montaigne) : c] de Commercy
par les Anglois, & Barthelemy de Bonnes, qui commandoitcōmandoit au
siege, ayant par dehors faict sapper la plus part du Chasteau, si
qu’il ne restoit que le feu pour accabler les assiegez sous les rui-
nes, somma ledit Henry de sortir à parlementerparlemēter pour son pro-
fict,: cComme il fit luy quatriesme,: & son evidenteeuidente ruyne luy
ayantayāt esté monstrée à l’oeil, il s’en sentit singulierementsingulieremēt obligé à
l’ennemy: àA la discretion duquel, apres qu’il se fut rendu & sa
trouppe, le feu estant mis à la mine, les estansons de bois ve-
nantus à faillir, le Chasteau fut emporté de fons en comblecōble. JeIe me
fie ayseement à la foy d’autruy,. mMais mal-aiseement le fai-
roiy jeieroy jeie[Note (Montaigne) : y] lors que jeie donPosition : Interligne hautenerois à jugeriuger, l’avoirauoir plustost faict par
desespoir & faute de coeur, que par franchise, & fiance de sa
loyauté.
 


L’heure des parlemens dangereuse.
 
CHAP. VI.


 
TOUTESFOISTOVTES-FOIS jeie vis dernierement en mon voisi-
nage de Mussidan, que ceux, qui en furentfurēt délogez à
force par nostre armée, & autres de leur party, cri-
oient comme de trahison, de ce que pendantpēdant les en-
tremises d’accord, & le Pparlementtreté[Note (Montaigne) : p] se continuant encores, on
les avoitauoit surpris & mis en pieces: cChose qui eust eu à l’avantu-
re
auātu-
re
apparence en unvn autre siecle,. mMais, comme jeie viens de dire,
nos façons sont entierement esloignées de ces reigles: &Et ne se
doit attendreattēdre fiance des unsvns aux autres, que le dernier seau d’o-
bligation n’y soit passé: eEncore y a il lors assés affaire.
Position : Interligne basse Et a tousjourstousiours este conseil hasardeus de fier a la licence d’un’armee
victorieuseuictorieuse l’observationobseruation des la foi qu’on a donee a une villeuille qui vientuient de
se rendre par douce et favorablefauorable composition, et d’en laisser sur la chaude
l’entree libre aus soldats. L. AemyliusAEmylius Regillus praetur Romein aiant
perdu son temps a essaier de prandre la villeuille de Phocaees d a force, pour
la singuliere prouësse & obstination des habitans a se bien desfandre, fit pache
aveqaueq eus marché de les recevoirreceuoir pour amis du peuple Romein, & d’y entrer
come en villeuille confedereecōfederee: leur ostant toute creinte d’action hostile. Mais y
aïant quand et luy introduit son armee, pour s’y faire voiruoir en plus de pompe,
il ne fut en sa puissance, quelque effort qu’il y emploiat, de tenir la main bride
a ses gens: et viduid davantdauant ses yeus fourrager bone partie de la villeuille,: les
droits de l’avariceauarice et de la vangenceuangence, supplantantsuppeditant ceus de son authorité & de la
discipline militaire.
Cleo-
menes disoit, que quelque mal qu’on peut faire aux ennemis
en guerre, cela estoit par dessus la justiceiustice, & non subjectsubiect à icel-
le, tant enversenuers les dieux, qu’enversenuers les hommes,. &Et ayant faict

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[8v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
trevetreue avecauec les ArgiensArgiēs, pour sept joursiours, la troisiesme nuict apres
il les alla charger tous endormis & les défict, aAlleguant qu’en
sa trevetreue il n’avoitauoit pas esté parlé des nuicts: mMais les dieux ven-
gerent cestte perfide subtilité.
Position : Marge gauche CasilinumCasilinū inter collo=
quia, cunctationemque
petentium fidem, per
occasionem captum estfuit

Pendant le parlemaent
et qu’ils musoint a demandersur
leurs surtez la villeuille de
Casilinum fut sesie p[unclear]
par surprinse.

Et cela pourtant du tempsaus siecles
et des plus justesiustes capi=
teines, & de la plus par=
faitte milice Romeine.
Car il n’est pas dict, que
en temps et lieu, il ne
soit permis de nous pre=
valoitr de la sottise de
nos ennemisPosition : Interligne basse, come Position : Interligne haute nous faisons de leur
lascheté. Et certes la
guerre a naturellemantnaturellemāt
beaucoup de privilegespriuileges
contre la justiceiustice raiso=
nables au prejudicepreiudice de
l’equitè &
de la raison.
Position : Marge gauche Et icy faut la regle:
neminem id agere ut ex
alterius praedetur inscitia.

Mais jeie m’estone de
l’estendue que XenophonXenophō
leur done: et par les
propos de son parfaict
emperur
et par diversdiuers
siens exploits de son
parfaict emperur:
autheur de merveillusmerueillus
pois en telles choses:
come grand capitene,
& philosofe des premiers
disciples de Socrates.
Et ne consens pas a la
mesure de sa dispance,
en tout et par tout.
Monsieur d’Aubigny assiegeantassiegeāt
Cappoüe, & apres y avoirauoir fait unevne furieuse baterie, le Sei-
gneur Fabrice Colonne, Capitaine de la Ville, ayant comman-
commā-
a parlementer de dessus unvn bastionbastiō, & ses gens faisant plus
molle garde, les nostres s’en amparerentamparerēt & mirent tout en pie-
ces. Et de plus fresche memoire à YvoyYuoy le Seigneur JullianIullian
Rommero, ayant fait ce pas de clerc de sortir pour parlemen-
ter avecauec Monsieur le ConnestableCōnestable, trouvatrouua au retour sa place
saisie. Mais afin que nous ne nous en aillionsallions pas sans revanchereuāche,:
lLe Mmarquis[Note (Montaigne) : m] de Pesquaire assiegeant Genes, ou le Duc OctavianOctauiā
Fregose commandoitcōmandoit soubs nostre protectionprotectiō, & l’accord entre
eux ayant esté poussé si avantauant, qu’on le tenoit pour fait, sur le
point de la conclusion, les Espagnols s’estans coullés dedans,
en usaerentvsaerent comme en unevne victoire planiere: &Et depuis en Li-
gny en Barrois, où le Comte de Brienne commandoit, l’Em-
pereur l’ayant assiegé en personne, & Bertheuille Lieutenant
dudict Comte estant sorty pour parlemanterparler, pendant le par-
lemantmarché la ville se trouvatrouua saisie.
Fu il vincer sempremai laudabil cosa.,
Vincasi o per fortuna o per ingegno,

disent ils: Mmais[Note (Montaigne) : m] le philosophe Chrisippus n’eust pas esté de
cet advisaduis, &Et moy aussi peu: cCar il disoit que ceux, qui courent
à l’envyenuy, doiventdoiuent bien employer toutes leurs forces à la vistes-
se,. mMais il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre
la main sur leur adversaireaduersaire pour l’arrester, ny de luy tendre la
jambeiambe, pour le faire cheoir:. &Et[Note (Montaigne) : Et] plus genereusement encore ce
grand Alexandre à Polypercon, qui luy suadoit de se servirseruir de
l’avantageauantage que l’obscurité de la nuict luy donnoit pour assail-
lir Darius.: PpPoint[Note (Montaigne) : pP], fit-il, ce n’est pas à moy d’employer des vi-
ctoires

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LIVRE PREMIER. 9
ctoires desrobées: mMalo me fortunae poeniteat, quamquā victoriae pudeat.
Atque idem fugientem haud est dignatus Orodem
Sternere, nec iacta caecum dare cuspide vulnus:
Obuius, aduersoque occurrit, seque viro vir
Contulit, haud furto melior, sed fortibus armis.

 


Que l’intention jugeiuge nos actions.
 
CHAP. VII.


 
LA mort, dict-on, nous acquitte de toutes nos obliga-
tions
obliga-
tiōs
: jiJI’en sçay qui l’ont prins en diversediuerse façonfaçō. Henry se-
ptiesme Roy d’Angleterre fist compositioncōposition avecauec Dom
Philippe fils de l’Empereur Maximilian, ou pour le confron-
ter plus honnorablement, pere de l’Empereur Charles cin-
quiesme, que ledict Philippe remettoit entre ses mains le
Duc de Suffolc de la Rrose[Note (Montaigne) : r] blanche, son ennemy, lequel s’en
estoit fuy & retiré au pays bas, moyennant qu’il promettoit
de n’attenter rien sur la vie dudict Duc: tToutesfois venant à
mourir, il commandacōmanda par son testament expressementexpressemēt à son fils,
de le faire mourir, soudain apres qu’il seroit decedé. Dernie-
rement en cette tragedie, que le Duc d’Albe nous fit voir à Bru-
xelles és ComtesCōtes de Horne & d’AiguemondAiguemōd, il y eust tout plein
de choses remarquables: &Et entre autres que ledict ComteCōte d’Ai-
guemond, soubs la foy & asseurance duquel le ComteCōte de Hor-
ne s’estoit venu rendre au Duc d’Albe, requit avecauec grande in-
stance, qu’on le fit mourir premier: aAffin que sa mort le ga-
rantitl’affranchit de l’obligation, qu’il avoitauoit audict Comte de Horne. Il
semble que la mort n’ait point deschargé le premier de sa foy
donnéedōnée, &Et que le second en estoit quite, mesmes sans mourir.
Nous ne pouvonspouuons estre tenus au dela de nos forces & de nos
moyens. A cette cause, par ce que les effects & executions ne
sont aucunement en nostre puissance, & qu’il n’y a rienriē en bon
C

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[9v]
ESSAIS DE M. DE MONTA.
escient en nostre puissance, que la volonté: en celle là se fon-
dent par necessité, & s’establissent toutes les reigles du devoirdeuoir
de l’homme. Par ainsi le Comte d’Aiguemond tenant son a-
me & volonté endebtée à sa promesse, bien que la puissance
de l’effectuer ne fut pas en ses mains, estoit sans doute absous
de son devoirdeuoir, quandquād il eust survescusuruescu le Comte de Horne. Mais
le Roy d’Angleterre faillant à sa parolle par son intention, ne
se peut excuser pour avoirauoir retardé jusquesiusques apres sa mort l’exe-
cution de sa desloyauté:. nNon plus que le masson de Herodo-
te, lequel ayant loyallement conservéconserué durant sa vie le secret
des thresors du Roy d’Egypte son maistre, mourant les des-
couvrit
des-
couurit
à ses enfans.
Position : Marge gauche JI’ay veuueu plusieurs
de mon temps conveincusconueincus
par leur consciance, rete=
nir de l’autrui: se dipo=
ser a y satisfaire par leur testamant,
& apres leur decez. Ils ne font rien
qui vailleuaille. Ny de prandre terme a
chose si pressante: ny de vouloiruouloir
restablir un’injureiniure
aveqaueq si peu de leur
ressantimant et interest
Ils doiventdoiuent du plus leur.
Et d’autant qu’ils paient
plus poisammant, et
incommodeemant,:
d’autant en est leur
satisfaction plus justeiuste
& meritoire. La paeni
tence cherchedemande a se
charger. Ceus la font
encore pis qui reserventreseruent la
revelationreuelation de quelque haineuse
volanter enversenuers leur proche
a leur derniere volontéuolonté
montrant peu de soin de
leur honeur qu’ils abando

l’ayant cachée pendant la
leur vieuie. Et montrent avoirauoir
peu de soins deu leur honur
propre honeur irritant l’offancé
a l’encontre de leur memoire:
& moins de leur consciance
ayant pour le respect de la
mort mesme sceu faire mourir
leur maltalant: et en
estendant la vieuie outre la leur.
Iniques jugesiuges qui remettent a jugeriuger
le tempsalors qu’ils n’ont plus de
conoissance de cause. JeIe me
garderai si jeie puis que ma mort die chose que ma vieuie n’ait premierement dict.

 


De l’OisivetéOisiueté. CHAP. VIII.


COmme nous voyons des terres oysivesoysiues, si elles sont
grasses & fertilles, qu’elles ne cessent de foisonner
en cent mille sortes d’herbes sauvagessauuages & inutiles, &Et
que pour les tenir en office, il les faut assubjectirassubiectir & employer
à certaines semences, pour nostre serviceseruice. Et comme nous
voyonsvoyōs, que les femmes produisent bienbiē toutes seules, des amas
& pieces de chair informes, mais que pour faire unevne genera-
tion bonnebōne & naturelle, il les faut embesoigner d’unevne autre se-
mence: aAinsin est-il des espris,. sSi on ne les occupe à certain su-
iet, qui les bride & contraeigne[Note (Montaigne) : e], ils se jettentiettent desreiglez, par-cy
par la, dans le vague champ des imaginations.,
Sicut aquae tremulum labris ubivbi lumen ahenis
Sole repercussum, aut radiantis imagine Lunae
Omnia peruolitat latè loca iámque sub auras
Erigitur, summique ferit laquearia tecti.

Et n’est folie ny réverieréuerie, qu’ils ne produisent en cette agitationagitatiō,
velut aegri somnia, vanae
Finguntur species.


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LIVRE PREMIER. 10
L’ame qui n’a point de but estably, elle se perd: cCar commecōme on
dict, c’est n’estre en aucun lieu, que d’estre par tout.
Quisquis vbique habitat, Maxime; nusquam habitat.
Dernierement que jeie me retiray chez moy, deliberé autant
que jeie pourroy, de ne me mesler d’autre chose, que de passer
en repos, & à part, ce peu qui me reste de vie,: il me sembloit
ne pouvoirpouuoir faire plus grande faveurfaueur à mon esprit, que de le
laisser en pleine oysivetéoysiueté, s’entretenir soymesmes, & s’arrester
& rasseoir en soy: cCe que ji’esperois qu’il peut meshuy faire
plus aisémentaisémēt, devenudeuenu avecauec le tempstēps, plus poisant, & plus meur:
mMais jeie trouvetrouue,
variam semper dant otia mentem, [Commentaire (Montaigne) : - tirés en ça / c’est une fin de vers]
que au rebours, faisant le chevalcheual eschappé, il se donnedōne centcēt fois
plus d’affaire à soy mesmes, qu’il n’en prenoit pour autruy: &Et
m’enfante tant de chimeres & monstres fantasques les unsvns sur
les autres, sans ordre, & sans propos, que pour en contempler
à mon aise l’ineptie & l’estrangeté, ji’ay commancé de les met-
tre en rolle, eEsperant avecauec le temps, luy en faire honte à luy
mesmes.
 


Des Menteurs.
 
CHAP. IX.


 
IL n’est homme à qui il siese si mal de se mesler de par-
ler de memoire, qu’à moy. Car jeie n’en reconnoy qua-
si trasse en moy,. &Et ne pensepēse qu’il y en aye au mondemōde, unevne
autre si monstreuse en defaillance. JI’ay toutes mes autres par-
ties viles & communes,. mMais en cette-là jeie pense estre singu-
lier & tres-rare, & digne de gaigner par là, nom & reputationreputatiō.
Outre l’inconvenientincōuenient naturel que ji’en souffre
Position : Marge droite car certes veuueu sa
necessite les gre Platon a
raison de la nomer une
grande et puissante deesse
si en mon païs on
veut dire qu’unvn homme n’a poinct de sens, ils disent, qu’il n’a
point de memoire: &Et quand jeie me plains du defaut de la mien-
ne
miē-
ne
, ils me reprennent & mescroient, comme si jeie m’accusois
C ij

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[10v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
d’estre insensé,. iIls ne voyent pas de chois entre memoire &
entendement. C’est bien empirer mon marché: mMais ils me fontfōt
tort,. cCar il se voit par experience plustost au rebours, que les
memoires excellentes se joignentioignent volontiersvolōtiers aux jugemensiugemens de-
biles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rienriē si bienbiē faire
qu’estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma mala-
die, representent l’ingratitude. On se prend de mon affection
à ma memoire,. &Et d’unvn defaut naturel, on en faict unvn defaut
de consciencecōsciēce. Il a oublié, dict-on, cette priere ou cette promes-
se: iIl ne se souvientsouuiēt point de ses amys: iIl ne s’est point souvenusouuenu
de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moy. Certes jeie
puis aiséement oublier, mais de mettre à nonchalloirnōchalloir la charge
que mon amy m’a donnee jeie ne le fay pas. Qu’on se contentecontēte de
ma misere, sans en faire unevne espece de malice: &Et de la malice
autant ennemye de mon humeur. JeIe me console aucunementaucunemēt.
Premierement desur ce,
Position : Marge gauche que c’est un mal duquel
principalemant ji’ay tire la
raison de corriger un mal pire
qui se fut facilement produit
en moy: sçavoirsçauoir est l’ambition
Position : Marge gauche Car c’est une desfaillance insupportable a qui s’empesche des negotiations du monde. Que come
disent plusieurs pareils exemples du progres de nature, ell’a volontiersuolontiers fortifie d’autres facultez
en moi a mesure que cettecy s’est affoiblie: et irois facilement couchant et alanguissant mon
esprit & mon jugementiugemēt sur les traces d’autruy, come faict le monde, sans esveilleresueiller et exercer leurs
propres forces, si les invantionsinuantions et opinions estrangieres m’estoint presantes par le benefice de la memoire.
qQue mon parler en est plus court,. cCar le
magasin de la memoire, est volontiersvolōtiers plus fourny de matiere,
que n’est celuy de l’inventioninuentiō.
Position : Marge gauche Si elle m’eut tenu bon
ji’eusse assourdi tous
mes amis de babil: les
subjetssubiets esveillantesueillant et estan=
dant mes discours
cette
telle quelle facultè que ji’ay
de les manier et emploier
la picatnt l’e Eschauffant et
attirant mes discours.
C’est pitié,. jJeiIe l’essaye par la preu-
ve
preu-
ue
d’aucunsaucūs de mes privezpriuez amys,. àA mesure que la memoire leur
fournit la chose entiere & presente, ils reculent si arriere leur
narration, & la chargent de vaines circonstances, que si le con-cō-
te est bon, ils en estouffent la bonté,. sS’il ne l’est pas, vous
estes à maudire ou l’heur de leur memoire, ou le malheur de
leur jugementiugement.
Position : Marge gauche Et c’est chose difficile de
fermesr un propos & de le
coupper despuis qu’on est arrouté.
Et n’est rien ou la force d’un
chevalcheual se conesse plus qu’a
faire un arrest ront et fermenet
non tard. Entre les pertinans
mesmes ji’en voiuoi qui se veulentueulent
& ne se peuventpeuuent arreter
retraire
desfaire de leur
course. CependantCependāt qu’ils cherchentcherchēt
point de Valete et plauditeclorre le pas
ils s’en vontuont bastelantbalivernantbaliuernant & treinanttreināt
comme des homes qui desfaillentdesfaillēt
de foiblesse. Sur tout les
vieillars sont dangereus,
à qui la memoiresouvenancesouuenance des conteschoses passees
demeure entiere et n’ont perdu
memoiresouvenancesouuenance de leurs redictes
JI’ay en la bou veuueu des recits bien plesans devenirdeuenir tresennuieus en la
bouche d’un ch seignur: chacun de l’assistanceassistāce en ayant esté abbreveabbreue çent fois.
AussiSecondement, qu’il me souvientsouuient moins des offences
receuës, commeainsi que disoit cet ancien:.
Position : Marge droite Il me faudroit
un protocolle:
cCome [unclear] Darius
pour n’oblier
l’offance qu’il
avoitauoit receu des
Atheniens
faisoit to qu’unvn
page a toutess les
foiscoups qu’il se
mettoit a table
luy vintuint rechan-
ter par trois fois
a l’oreille. Sire
souvienesouuiene vousuous
des Atheniens.
&Et que les lieux & les li-
vres
li-
ures
que jeie revoyreuoy me rient tousjourstousiours d’unevne fresche nouvel-nouuel-
leté. Ce n’est pas sans raison qu’on dit, que qui ne se sent point
assez ferme de memoire, ne se doit pas mesler d’estre menteurmēteur.
JeIe sçay bien que les grammairiens font difference, entre dire
mensonge, & mentir: &Et disent, que dire mensonge, c’est dire
chose fauce, mais qu’on à pris pour vraye,. &Et que la definitiondefinitiō
du mot de mentir en Latin, d’où nostre François est party,
 
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LIVRE PREMIER. 11
porte autant, comme aller contre sa conscience,. &Et que par
consequentconsequēt cela ne touche, que ceux qui disent contre ce qu’ils
sçaventsçauent, desquels jeie parle. Or ceux icy, ou ils invententinuentent marc
& tout, où ils déguisent & alterent unvn fons veritable. Lors
qu’ils déguisent & changent, à les remettre souventsouuēt en ce mes-
me conte, il est mal-aisé qu’ils ne se desferrent: pPar ce que la
chose, comme elle est, s’estant logée la premiere dans la me-
moire, & s’y estant empreincte, par la voye de la connoissan-
ce, & de la science, il est mal-aisé qu’elle ne se represente à l’i-
magination, délogeant la fauceté, qui n’y peut avoirauoir le pied si
ferme, ny si rassis: &Et que les circonstances du premier apren-
tissage, se coulant à tous coups dans l’esprit, ne facent perdre
le souvenirsouuenir des pieces raportées faulses ou abastardies. En ce
qu’ils invententinuentent tout à faict,: d’autant qu’il n’y à nulle impres-
sion contraire, qui choque leur fauceté, ils semblent avoirauoir
d’autant moins à craindre de se mesconter. Toutesfois enco-
re cecy, par ce que c’est unvn corps vain, & sans prise, eschappe
volontiers à la memoire, si elle n’est bien asseurée. Dequoy
ji’ay souventsouuent veu l’experience,. &Et plaisammant, aux despens,
de ceux qui font profession de ne former autrement leur pa-
role, que selon qu’il sert aux affaires qu’ils negotient, &Et qu’il
plaist aux grands à qui ils parlent. Car ces circonstancescircōstances à quoy
ils veulent asservirasseruir leur foy & leur conscience, estans subjettessubiettes
à plusieurs changements, il faut que leur parole se diversifiediuersifie
quand & quand,. dD’où il advientaduient que de mesme chose, ils di-
sent, gris tantost, tantost jauneiaune: àA tel homme d’unevne sorte, à tel
d’unevne autre: &Et si par fortune ces hommes raportent en butin
leurs instructions si contraires, que devientdeuient cette belle art?
Outre ce qu’imprudemmentimprudēment ils se desferrent eux-mesme si sou-
vent
sou-
uent
: cCar quelle memoire leur pourroit suffire à se souvenirsouuenir
de tant de diversesdiuerses formes, qu’ils ont forgées à unvn mesme sub-
ject
sub-
iect
. JI’ay veu plusieurs de mon temps, envierenuier la reputation de
C iij

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[11v]
ESSAIS DE. M. DE MONTA.
cette belle sorte de prudence,. qQui ne voyentvoyēt pas, que si la repu-
tation y est, l’effect n’y peut estre.
Position : Marge gauche En verité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, & ne nous tenons les unsvns aux autres que par la
parole Si nous en conessions l’horrur et le pois nous le poursuivrionspoursuiurions a feu plus justemantiustemant que d’autres crimes
JIe treuvetreuue qu’on s’amuse ordinerement a chastier aus enfans des errurs innocentes tres mal a propos et qu’on les
tourmante pour des actions temereres qui n’ont ny impression ny suite. La manterie sule et un peu au dessous l’opiniatre
me semblent estre celles des quelles
on devroitdeuroit a toute instance
combattre la naissance et le
progres Elles croissent quand
& eus Et despuis qu’on a
donné ce faus trein a la
langue c’est merveillemerueille combien
il est impossible de l’en retirer.
Par ou il advientaduient que nous
voyons des honestes homes
ailleurs, y estre subjetzsubietz et
asservisasseruis. JI’ay un bon
garçon de tailleur a qui
jeie n’ouis jamaisiamais dire une
verite non pas quand elle
s’offre pour luy servirseruir
utilemant Si come la
verite le mansonge n’avoitauoit
qu’un visage nous serions
en meillurs termes. cCar nous
prenderions pour certein
le contrerel’oppose de ce que diroit
le mantur. mais le reversreuers
de la veriteuerite a cent mille
figures et un champ indefini
Position : Marge gauche Les Pythagoriens font
le bien certein et fini le
mal infini et incertein.
Mille routes desvoïentdesuoïent du
blanc, une y vaua. Certes jeie
ne m’assure pas que jeie
peusse veniruenir a bout de moi,
a garantir un dangier
euidenteuident et extreme par un’effrontee
& solemne mansonge.

Il est vraiurai ce que’uUnuVn
antien pere dict que
nous somes mieus en
la compaignie d’un
chien conu qu’en celle
d’un home du quel le
langage nous est inconu
Et de combien est le
langage faus moins
sociable que le silance.

Vt externus alieno
non sit hominis uice.

Et de combien est le
langage faus moins
sociable que le silance
Le Roy François premier,
se vantoit d’avoirauoir mis au rouet par ce moyen Francisque Ta-
verna
Ta-
uerna
, ambassadeur de François Sforce Duc de Milan, hom-
me tres-fameux en science de parlerie. Cettuy-cy avoitauoit esté
depesché pour excuser son maistre enversenuers sa Majesté, d’unvn
fait de grande consequence, qui estoit tel. Le Roy pour main-
tenir tousjourstousiours quelques intelligences en Italie, d’où il avoitauoit
esté dernierement chassé, mesme au Duché de Milan, avoitauoit
adviséaduisé d’y tenir pres du Duc unvn gentil-homme de sa part, am-
bassadeur par effect, mais par apparence homme privépriué, qui
fit la mine d’y estre pour ses affaires particulieres: dD’autant
que le Duc, qui dependoit beaucoup plus de l’Empereur,
lors principalement qu’il estoit en traicté de mariage avecauec sa
niepce, fille du Roy de Dannemarc, qui est à present douai-
riere de Lorraine, ne pouvoitpouuoit descouvrirdescouurir avoirauoir aucune pra-
ticque & conference avecquesauecques nous, sans son grand interest.
A cette commission, se trouvatrouua propre unvn gentil’homme Mi-
lanois, escuyer d’escurie chez le Roy, nommé MerveilleMerueille. Cet-
tuy-cy despesché avecquesauecques lettres secrettes de creance, & in-
structions d’ambassadeur, &Et avecquesauecques d’autres lettres de re-
commandation enversenuers le Duc, en faveurfaueur de ses affaires par
ticuliers, pour le masque & la montre,. fFut si long temps au-
pres du Duc, qu’il en vint quelque resentiment à l’Empe-
reur,. qQui donna cause à ce qui s’ensuivitensuiuit apres, comme nous
pensons: qQui fut, que soubs couleur de quelque meurtre, voi-
la le Duc qui luy faict trancher la teste de belle nuict, & son
procez faict en deux joursiours. Messire Francisque estant venu
prest d’unevne longue deduction contrefaicte de cette histoire,:
car le Roy s’en estoit adressé, pour demander raison, à tous les
princes de Chrestienté, & au Duc mesmes,: fut ouy aux affai-
res du matin, & ayant estably pour le fondement de sa cause,

Fac-similé BVH


LIVRE PREMIER. 12
& dressé à cette fin, plusieurs belles apparences du faict: qQue
son maistre n’avoitauoit jamaisiamais pris nostre homme, que pour gen-
til
gē-
til
-homme privépriué, & si en sujectsuiect, qui estoit venu faire ses affai-
res à Milan, & qui n’avoitauoit jamaisiamais vescu là soubs autre visage,
dDesadvouantdDesaduouant mesme avoirauoir sceu qu’il fut en estat de la maison
du Roy, ny connu de luy, tant s’en faut qu’il le prit pour am-
bassadeur. Le Roy à son tour le pressant de diversesdiuerses objectionsobiectiōs
& demandes, & le chargeant de toutes pars, l’accusal’accula[Note (Montaigne) : l’accula] en fin sur
le point de l’execution faite de nuict, & comme à la desrobée.
A quoy le pauvrepauure homme embarrassé, respondit, pour faire
l’honneste, que pour le respect de sa Majesté, le Duc eust esté
bien marry, que telle execution se fut faicte de jouriour. Chacun
peut penser, comme il fut relevéreleué, s’estant si lourdement coup-
pé, & à l’endroit d’unvn tel nez, que celuy du Roy François. Le
Pape JuleIule second ayant envoyéenuoyé unvn ambassadeur vers le Roy
d’Angleterre, pour l’animer contre le Roy François, l’ambas-
sadeur ayant esté ouy sur sa charge, & le Roy d’Angleterre s’e-
stant arresté en sa responcerespōce aux difficultez qu’il trouvoittrouuoit, à dres-
ser les preparatifs, qu’il faudroit pour combatre unvn Roy si
puissant, & en alleguant quelques raisons,. lL’ambassadeur re-
pliqua mal à propos, qu’il les avoitauoit aussi consideréescōsiderées de sa part,
& les avoitauoit bien dictes au Pape. De cette parole si esloingnée
de sa propositionpropositiō, qui estoit de le pousser incontinentincontinēt à la guer-
re, le Roy d’Angleterre print le premier argument de ce qu’il
trouvatrouua depuis par effect, que cet ambassadeur de son intentionintentiō
particuliere, pendoit du costé de France,. &Et en ayant advertyaduerty
son maistre, ses biens furent confisquez, & ne tint à guere qu’il
n’en perdit la vie.

 


Fac-similé BVH


[12v] ESSAIS DE M. DE MONTA.



Du parler prompt ou tardif.

 
CHAP. X.


 
ONC ne furent à tous, toutes graces données.
Aussi voyons nous qu’au don d’eloquenceeloquēce, les unsvns ont
la facilité & la promptitude, & ce qu’on dict, le bou-
te-hors, si aisé, qu’à chaque bout de champ ils sont prests: lLes
autres plus tardifs ne parlent jamaisiamais rien qu’élabouré & pre-
medité. Comme on donne des regles aux dames de prendre
les jeuxieux & les exercices du corps, selon l’advantageaduātage de ce, qu’el-
les ont le plus beau,. sSi jiavoisauois à conseiller de mesmes, en ces
deux diversdiuers advantagesaduantages de l’eloquence, de laquelle il semble
en nostre siecle, que les prescheurs & les advocatsaduocats facent prin-
cipale profession, le tardif seroit mieux prescheur, ce me sem-
ble, & l’autre mieux advocataduocat: pPar ce que la charge de celuy-là
luy donne autant qu’il luy plaist de loisir pour se preparer, &Et
puis sa carriere se passe d’unvn fil & d’unevne suite, sans interruptioninterruptiō,
lLà où les commoditez de l’advocataduocat le pressent à toute heure
de se mettre en lice: &Et les responces improuveuesimprouueues de sa par-
tie adverseaduerse, le rejettentreiettent hors de son branle, où il luy faut sur
le champ prendre nouveaunouueau party. Si est-ce qu’à l’entreveueentreueue
du Pape Clement & du Roy François à Marseille, il advintaduint
tout au rebours, qQue monsieur Poyet, homme toute sa vie
nourry au barreau, en grande reputation, ayant charge de
faire la harangue au Pape, & l’ayant de longue main pourpen-
sée, voire, à ce qu’on dict, apportée de Paris toute preste, le
jouriour mesme qu’elle devoitdeuoit estre prononcée, le Pape se crai-
gnant qu’on luy tint propos, qui peut offencer les ambassa-
deurs des autres princes, qui estoient autour de luy, manda
au Roy, l’argument, qui luy sembloit estre le plus propre au
temps & au lieu,. mMais de fortune, tout autre que celuy, sur le-
quel monsieur Poyet s’estoit travaillétrauaillé:. dDe façonfaçō que sa harangueharāgue
demeu-

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LIVRE PREMIER. 13
demeuroit inutile, & luy en falloit promptement refaire unvn
autre. Mais s’en sentant incapable, il fallut que MonsieurMōsieur le Car-
dinal du Bellay en print la charge. La part de l’AdvocatAduocat est
plus difficile que celle d’unvndu Prescheur, &Et nous trouvonstrouuons pour
tanttāt ce me semblem’est avisauis plus de passables AdvocatsAduocats que Prescheurs,.
aAu moins en France. Il semble que ce soit plus le rollele propre de l’es-
prit, d’avoirauoir son operationoperatiō prompte & soudaine, & plus celuyle propre
du jugementiugement, de l’avoirauoir lente & posée. Mais qui demeure du
tout muet, s’il n’a loisir de se preparer, &Et celuy aussi, à qui le
loisir ne donne advantageaduantage de mieux dire, ils sont en pareil
degré d’estrangeté. On recite de SeverusSeuerus Cassius, qu’il disoit
mieux sans y avoirauoir pensé, qQu’il devoitdeuoit plus à la fortune, qu’à sa
diligence, qQu’il luy venoit à profit d’estre troublé en parlant:,
&Et que ses adversairesaduersaires craignoyent de le picquer, de peur que
la colere ne luy fit redoubler son eloquenceeloquēce. JeIe cognois par ex-
perience, cette condition de nature, qui ne peut soustenir unevne
vehemente premeditationpremeditatiō & laborieuse: sSi elle ne va gayementgayemēt
& librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d’aucuns
ouvragesouurages qu’ils puent à l’huyle & à la lampe, pour certaine
aspreté & rudesse, que le travailtrauail imprime en ceux, où il a gran-
de part. Mais outre cela, la solicitude de bien faire, & cette con-cō-
tention de l’ame trop bandée & trop tenduë à son entreprise,
la met au rouet, la rompt, & la trouble’empeche. :, commeAinsi qu’il advientaduient a l’eau qui par force de se pres-
ser de sa violence & abondance, ne peut trouvertrouuer issuë en unvn
passagegoulet ouvertouuert. En cette condition de nature, de quoy jeie par-
le, il y à quant & quant aussi cela,. qQu’elle demande à estre
non pas esbranlée & piquée par ces passions fortes, comme la
colere de Cassius (car ce mouvementmouuemēt seroit trop aspre) elle veut
estre non pas secoüée, mais solicitée: eElle veut estre eschaufée
& reveilléereueillée par les occasions estrangeresestrāgeres, presentes, & fortuites.:
SsSi[Note (Montaigne) : s] elle va toute seule, elle ne fait que trainer & languir: lLagita-
tion
agita-
tiō
est sa vie & sa grace. JeIe ne me tiens pas bienbiē en ma possessionpossessiō
D

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[13v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
& dispositiondispositiō: lLe hazard y à plus de droict que moy,: lLoccasionoccasiō,
la compaignie, le branlebrāle mesme de ma voix, tire plus de mon
esprit, que jeie n’y trouvetrouue lors que jeie le sonde, & employe à part
moy. Ainsi les paroles en valent mieux que les escripts,. sS’il y
peut avoirauoir chois où il n’y à point de pris.
Position : Marge droite Ceci m’avientauient aussi: qQue
jeie ne me treuvetreuue pas ou jeie
me cherche: et me treuvetreuue
plus par fortunerencontre que par
l’inquisition de mon jugementiugement.
JI’aurai eslance une pointequelque
invantioninuantionsubtilite en escrivantescriuant.
JI’entans bien: Mornee pour
unvn autre affilee pour moy.
Laissons toutes ces honestetez.
Cela s’entr se dict apar chacun selon
sa force. Cette pointe la jJeiIe l’ailai treuvetreuue
si bien perdue qu’ile m’en faut respondre
quejie ne sçai ce que ji’ay voluuolu dire: et l’a
l’estrangier d’esterreecouvertecouuerte parfois souvantsouuantparfois
avantauant moy. Si jeie portois le
rasoir par tout ou cela
m’avientauient, jeie me desferois tout.
Le rencontre m’en offrira le
jouriour [unclear] quelqu’autre fois plus
apparant que celuy du midi:
& m’estone me faira estoner
de mon hesitation.
 



Des Prognostications.

 
CHAP. XI.


 
QUANTQVANT aux oracles, il est certain, que bonne piece a-
vant
a-
uant
la venuë de JesusIesus-Christ, ils avoyentauoyent commencé
à perdre leur credit: cCar nous voyonsvoyōs que Cicero se met
en peine de trouvertrouuer la cause de leur defaillance:
Position : Marge droite et sces mots
sont a luy.
Cur isto modo
iam oracula
Delphis non
eduntur non
modo nostra
aetate sed iam diu
ut modo nihil
possit esse
contempsius.
mMais quantquāt aux
autres prognostiques, qui se tiroyent de l’anatomie des bestes
aux sacrifices
Position : Marge gauche Ausquels Platon attribue en
partie la constitution des
naturelles des membres internes
d’icelles Aues quasdam rerum
augurandarum causa natas
esse putamus
, du trepignement des poulets, du vol des oy-
seaux,
Position : Marge gauche Aues quasdam rerum
augurandarum causa natas
esse putamus.
des foudres, du tournoiement des rivieresriuieres,
Position : Marge gauche multa certnunt aruspices
multa augures prouident
multa oraculis declarantur
multa uaticinationibus multa
somnijs multa portentis:
& autres sur
lesquels l’anciennetéanciēneté appuioit la plus part des entreprinses, tant
publiques que privéespriuées; nostre religion les a abolies. Et enco-
re qu’il reste entre nous, quelques moyens de divinationdiuination és
astres, és esprits, és figures du corps, és songes, & ailleurs,. nNo-
table exemple de la forçenée curiosité de nostre nature, s’a-
musant à preoccuper les choses futures, comme si elle n’avoitauoit
pas assez affaire à digerer les presentes.:
cur hanc tibi rector Olympi
Sollicitis visum mortalibus addere curam,
Noscant venturas vt dira per omina clades,
Sit subitum quodcunque paras, sit caeca futuri
Mens hominum fati, liceat sperare timenti,
Ne utile quidem est scire quid futurum sit: miseram est enim nihil proficientem angi.

Ssi est-ce qu’elle est de beaucoup moindre auctorité. Voyla
pourquoy l’exemple de François Marquis de Sallusse m’a
semblé remarcable: cCar Llieutenant[Note (Montaigne) : l] du Roy François en son
armée dela les monts, infiniment favoriséfauorisé de nostre cour,
& obligé au Roy du Marquisat mesmes, qui avoitauoit esté con-

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LIVRE PREMIER. 14
fisqué de son frere: aAu reste ne se presentantpresentāt occasionoccasiō de le faire,
son affection mesme y contredisant, se laissa si fort espou-
vanter
espou-
uanter
(comme il à esté adveréadueré) aux belles prognostications
qu’on faisoit lors courir de tous costez à l’advantageaduantage de l’Em-
pereur Charles cinquiesme, & à nostre des-advantageaduātage, mesmes
en Italie, ou ces folles propheties avoyentauoyent trouvétrouué tant de pla-
ce, qu’à Rome fut baillé grande somme d’argent au change,
pour cette opinion de nostre ruine: qQu’apres s’estre souventsouuent
condolu à ses privezpriuez, des maux qu’il voyoit inevitablementineuitablement
preparez à la couronne de France, & aux amis qu’il y avoitauoit, se
revoltareuolta, & changea de party: àA son grand dommage pourtantpourtāt,
quelque constellation qu’il y eut. Mais il s’y conduisit en hom-hō-
me combatu de diversesdiuerses passions: cCar ayantayāt & villes & forces
en sa main, l’armée ennemye soubs Antoine de LeveLeue à trois
pas de luy, & nous sans soubsçon de son faict, il estoit en luy
de faire pis qu’il ne fist.: ccCar[Note (Montaigne) : c] pour sa trahison, nous ne perdis-
mes ny homme, ny ville que Fossan: encore apres l’avoirauoir longlōg
temps contestée.
Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit Deus,
Ridétque si mortalis ultra
Fas trepidat.
Ille potens sui
Laetúsque deget, cui licet in diem
Dixisse, vixi, cras vel atra
Nube polum pater occupato
Vel sole puro
Laetus in praesens animus, quod ultra est,
Oderit curare.

Position : Marge gauche
Et ceus qui croïent
Ciceroce mot au contrere
le croïent a tort.
Ista sic reci=
procantur ut
et si diuinatio sit
dij sint et si
dij sint sit diui
natio.
Beaucoup
plus sagement Pacuuius
Nam istis qui linguam auium intelligunt
Plusque ex alieno iecore sapiunt quam ex suo
Magis audiendum quam auscultandum censeo.

Cette tant celebree art de divinerdiuiner des Thoscans nasquit ainsi.
UnVn laboureur perçant de son coultre profondemant la terre
en viduid sourdre Tages Position : Interligne haute demi dieu d’un visageuisage enfantin mais de senile
prudance. Chacun y a accourut et furent ses paroles et
sciance receuillie et conserveeconseruee a plusieurs
siecles contenant les principes & moïens de cette art:
Naissance conforme a son progres.

JI’aymerois bien mieux regler mes affaires par le sort des dez
que par ces songes. [Note (Alain Legros) : Cette addition est antérieure à la précédente comme l’indique l’enclave entourant "il ordone qu’ils soīt".]
Position : Marge droite Et de vraiurai en toutes
republiques on a tousjourstousiours
laisse bone part d’autho-
rité au sort. Platon en
la police qu’il forge a discretion
luy attribue la decision de plusieurs
effaicts d’importance. Et veutueut
entre autres choses que les mariages se facent par sort entre
les meill bons et done si grand pois a cette eslection
fortuite que les enfans qui en naissent soint
il ordone qu’ils sointsoīt nourris au païs: ceus qui naissent des mauvesmauues en
soint mis hors: toutestois si quelcun de ces banis
venoituenoit par cas d’avantureauanture ena montrer en croissant
quelque bone esperance de soi qu’on le puisse rapeler
et exiler aussi celuy d’entre les retenus qui montrera
peu d’esperance de son adolescence.
JI’en voy qui estudient & glosent leurs Al-
manachs, & nous en alleguentalleguēt l’authorité aux choses qui se pas-
D ij

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[14v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
sent. A tant dire, il faut qu’ils dient, & la verité & le menson-
ge:
Position : Marge droite Qui est
enim qui
totum diem
iaculans non
aliquando
conlineet?
jiJIe ne les estime de rien mieux, pour les voir tombertōber en quel-
que rencontre.: CcCe[Note (Montaigne) : c] seroit plus de certitude, s’il y avoitauoit regle &
verité à mentir tousjourstousiours.
Position : Marge haute JointIoint que personne ne tient registre de leur mescontes, d’autant qu’ils sont ordinaires & infinis:
et faict on valoirualoir leurs divinationsdiuinations de ce qu’elles sont rares & incroiables & prodigieuses Ainsi respondit
Diagoras qui fut surnome l’Athee estant en la SamothrageSamothrace A celuy qui en luy montrant Position : Interligne haute au temple force veusueus et tableaus
au temple de ceus qui avointauoint eschapè le naufrage luy dict Et bien vousuous qui penses que les dieus me mettent a
nonchaloir les choses humaines que dictes vousuous de tant d’homes sauvessauues depar leur grace. Il se faict ainsiaīsi respondit il
Ceus la ne sont pas peints qui sont demures noyes, en bien plus grand nombre. Cicero dict que le sul Xenophanes
Colophonius entre tous les philophesphilosophes qui ont
reconuadvoueuoue dles dieus a essaie de desraciner
toute sorte de divinationdiuination. D’autantDautant
est il moins de merveillemerueille si nous avonsauons
JI’ay veu parfois à leur dommagedōmage, au-
cunes de noz ames principesques s’arrester à ces vanitez.
Position : Marge gauche JeIe voudroisuoudrois bien avoirauoir
reconu de mes yeus ces
deus merveillesmerueilles: du livreliure
de JoachimIoachim abbe de Calabre
Calabrois qui predisoit tous
les papes futurs leurs noms
& formes: et celuy de Leon
l’Emperur qui predisoit les
Emperurs de grece leur suite
et semblablemantsemblablemāt lces patri=
arches de graece. Cecy ai jeie
reconu Position : Interligne haute de mes yeus qu’es confusions
publiques les homes estonez
de leur fortune, se vontuont
rejetantreietant come a toute supers=
stition a rechercher de
toutes parts lesau ciel les
causes et
menaces
antienes de leur malhur. Et
y sont este si estrangemant
heureus de mon temps, qu’ils
m’ont persuade, qu’ainsi
que c’est un amusement
d’esperits aigus & oisifs,
ceus qui sont duits a cette
subtilité, de les replier & desnouer, seroint en
tous Position : Interligne haute escris capables de trouvertrouuer tout ce qu’ils
y chercherointdemandent. Mais sur tout leur donepreste
beau jeuieu, le parler obscur ambigu et fantastique
du jargoniargon prognostiquefetique:
auquel nuleurs autheurs
ne donent aucun certein
sens, cler affin que la posterite
y en puisse appliquer de tels
qu’elleil veudueud luy plairra.
Le
demon de Socrates estoit à mon advisaduisl’advantureaduanture certaine impulsion de
volontévolōté, qui se presentoit à luy, sans Position : Interligne haute atandre le Ccconseil[Note (Montaigne) : c] de son discours.
En unevne ame bien espuree, commecōme la sienne:, & preparee par con-cō-
tinuerl exercice de sagesse & de vertu, il est vray semblable
que ces inclinations, quoy que fortuitestemeraires et indigestes, estoyent tousjourstousiours
bonnesimportantes, & dignes d’estre suyviessuyuies. Chacun àsent en soy, quelque
image de telles agitations. JI’en ay eu,
Position : Marge droite d’une opinion
promte vehemanteuehemante
et fortuite:. C’est a
moy de leur
doner quelque
authoritè qui
en done si peu a nos=
tre prudance.
Et en ai eu
de pareil=
lement foi=
bles en fon
dement
raison et
violentesuiolentes
tenir en
incitation,
persuasion: ou en
dissuasion qui
estoint plus ordineres
en Socrates
ausquelles jeie me laissay
emporter si utilementvtilement & heureusement, qu’elles pourroyent
estre jugéesiugées Position : Interligne haute tenir avecauecavoirauoir eu quelque chose d’inspiration divinediuine.


De la Constance. CHAP. XII.


 
LA Loy de la resolution & de la constancecōstance, ne porte pas
que nous ne nous devionsdeuions couvrircouurir, autant qu’il est en
nostre puissance, des maux & inconveniensinconueniens qui nous
menassent,: nNy par consequentconsequēt d’avoirauoir peur qu’ils nous surprei-
gnent. Au rebours, tous moyens honnestes de se garentir des
maux, sont non seulement permis, mais loüables. Et le jeuieu de
la constance se jouëiouë principalement à porter patiemment, &
de pié ferme, les inconveniensinconueniens, où il n’y à point de remede. De
maniere qu’il n’y à soupplesse de corps, n’y mouvementmouuemēt aux ar-
mes de main, que nous trouvionstrouuions mauvaismauuais, s’il sert à nous ga-
rantir du coup qu’on nous ruë.
Position : Marge gauche Plusieurs nations
tres belliqeuses Position : Interligne haute se servointseruoint en
leurs faicts d’armes se
servointseruoint
de la fuite
pour advantageaduantage principal
& montroint le dos a
l’ennemi plus dangereusementdangereusemēt
que leur visageuisage: Les Turcs
en retienent encore
quelquechose. Et Socrates
en Platon se moquant de
Lachez qui avoitauoit defini
la fortitude: se tenir ferme
en son ranc et jaia contre les

tenir forterme en son ranc
contre les enemis. Quoi fit
il seroit ce donq lachete
de les battre en leur faisant
place. Et luy allegue
Homere qui louë en
Aeneas la sciance de fuir
Et par ce que Lachez se ravisantrauisant avouoiteauouoite bien cet usagevsage aus Scithes et en general aus gens de chevalcheual
enfin generalemantgeneralemāt aus gens de chevalcheual Il luy allegue encores l’examplelexample des gens de pied Lacedemoniens
ceus sur touts duits a combatre de pied fe nation sur toutes duite a combatre de pied ferme en son ranc
qui en la journeeiournee de Platees ne pouvantpouuant rompreouvrirouurir la phalange Macedoniene Persiene s’advisarentaduisarent de s’escarter
& sier arriere pour par l’opinion de leur fuite faire rompre & dissoudre ce corps p cette masse pouren les
pousuivantpoursuiuāt p Par laou ils se donarent gaignè la victoireuictoire. Touchant les Scithes on dict d’eus quand Darius alla pour
les subjuguersubiuguer qu’il manda a leur Roy force reproches pour les voiruoir tousjourstousiours reculerantreculerāt davantdauant luy & [unclear] gauchirssantgauchir dessāt la meslee
A quoi Indathyrse car ainsi se nomoit il fit responce que ce n’estoit pour avoirauoir peur ny de luy ny d’home vivantuiuant
mais que c’estoit sla façon de marcher de sa nation n’ayant ny terre cultiveecultiuee ny villeuille ny maison a defandre et a creindre
que l’ennemi en peut faire profit. mais s’il avoitauoit si grantd faim de’y taster du combatmordre qu’il aprochat pour voiruoir, le lieu de
de leurs antienes sepultures et que la il trouverroittrouuerroit a qui parler.
Toutes-fois aux canonades,
depuis qu’on leur est planté en bute, comme les occasions de
la guerre portent souventsouuent, il est messeant de s’esbranleresbrāler pour la
menasse du coup: dD’autant que pour sa violenceviolēce & vitesse nous
le tenons inevitableineuitable,. &Et en y à meint unvn, qui pour avoirauoir ou
haussé la main, ou baissé la teste, en à pour le moins appresté à

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LIVRE PREMIER. 15
rire à ses compagnonscōpagnons. Si est-ce qu’au voyage que l’Empereur
Charles cinquiesme fit contre nous en ProvenceProuence, le Marquis
de Guast estant allé recognoistre la Ville d’Arle, & s’estantestāt jet-
iet-
hors du couvertcouuert d’unvn moulin à vent, à la faveurfaueur duquel il
s’estoit approché, fut apperceu par les Seigneurs de BonnevalBonneual
& Seneschal d’Agenois, qui se promenoient sus le theatre aux
arenes: lLesquels l’ayant monstre au Seigneur de Villier Com-
missaire de l’artillerie, il braqua si à propos unevne colouvrinecolouurine,
que sans ce que ledict Marquis voyant mettre le feu se lança à
quartier, il fut tenu qu’il en avoitauoit dans le corps. Et de mesmes
quelques années auparavantauparauant, Laurens de Medicis, Duc d’Ur-Vr-
bin, pere de la Royne, mere du Roy, assiegeant Mondolphe,
place d’Italie, aux terres qu’onō nommenōme du Vicariat, voyantvoyāt mettre
le feu à unevne piece qui le regardoit, bien luy servitseruit de faire la
cane,. cCar autrement le coup, qui ne luy rasa que le dessus de la
teste, luy donnoit sans doute dans l’estomach. Pour en dire le
vray, jeie ne croy pas que ces mouvemensmouuemēs se fissent avecquesauecques dis-
cours: cCar quel jugementiugement pouvezpouuez vous faire de la mire haute
ou basse en chose si soudaine? &Et est bienbiē plus aisé à croire, que
la fortune favorisafauorisa leur frayeur, & que ce seroit moyen un’-vn’-
autre fois aussi bienbiē pour se jetterietter dans le coup, que pour l’evi-
ter
eui-
ter
. JeIe ne me puis deffendre, si le bruit esclattantesclattāt d’unevne harque-
busade vientviēt à me frapper les oreilles à l’improuveuimprouueu, en lieu où
jeie ne le deusse pas attendre, que jeie n’en tressaille: cCe que ji’ay
veu encores adveniraduenir à d’autres qui valent mieux que moy.
Position : Marge droite Ny n’entandent les
Stoiciens que l’ame de
leur sage puisse resister
aus premieres visionsuisions et
fantasies come a une
subjectionsubiection naturelle
qui luy survienentsuruienent
ains come a une subjectionsubiection
naturelle qu’ils cedent
a un grand bruit pour
example du ciel ou d’une
ruine
consentent qu’il
cede au grand bruit pour
example du ciel ou d’une
ruine
Position : Interligne haute pour example jusquesiusques a la
pallur et contraction
Ainsin aus autres passions
PourveuPourueu que son opinion demeure
sauvesauue et entiere et que l’assiete de son
discours n’en souffre atteinte ny alteration
quelconque et qu’il ne preste nul consen-
temen a son effroi et souffrance. De ceusttuy
qui n’estantnestant pas sages il en vaua de
mesmes qu’aus sages en la premiere
partie. mais tout autremant en la seconde
Car l’impression des passions ne demure pas
en luy superficielle. ains vaua penetrant jusqueiusque
au siege de leursa raison l’infectant et la
corrompant. Ils jugentiugent selon icelles et s’y
conforment. Voyez bien plus disertement
et plainemant l’estat du sage Stoique
Mens immota manit lachrimae uoluuntur inanes.
Le sage peripateticien ne s’exempte pas des
perturbations, mais il les modere.

 



Ceremonie de l’entreveuëentreueuë des Roys.

 
CHAP. XIII.


 
IL n’est subjectsubiect si vain, qui ne merite unvn rang en cette
rapsodie. A nos reigles communes, ce seroit unevne nota-
ble discourtoisie & à l’endroitēdroit d’unvn pareil & plus à l’en-
droict d’unvn grand, de faillir à vous trouvertrouuer chez vous, quand
D iij

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[15v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
il vous auroit advertyaduerty d’y devoirdeuoir venir: vVoire adjoustoitadioustoit la
Royne de NauerreNavarre Marguerite à ce propos, que c’estoit in-
civilité
in-
ciuilité
à unvn Gentil-homme de partir de sa maison, commecōme il se
faict le plus souventsouuent, pour aller au devantdeuant de celuy qui le vientviēt
trouvertrouuer, pour grand qu’il soit: &Et qu’il est plus respectueux &
civilciuil de l’attendreattēdre, pour le recevoirreceuoir, ne fust que de peur de fail-
lir sa route: &Et qu’il suffit de l’accompagner à son partement.
Pour moy ji’oublie souventsouuent l’unvn & l’autre de ces vains offices:
cCommecCōme jeie retranche en ma maison toute ceremonie. Quelqu’unvn
s’en offence: qQu’y ferois-jeie? Il vaut mieux que jeie l’offence, pour
unevne fois, que à moy tous les joursiours: cCe seroit unevne subjectionsubiectiō con-
tinuelle. A quoy faire fuyt-on la servitudeseruitude des cours, si on l’en
traine jusquesiusques en sa taniere. C’est aussi unevne reigle commune
en toutes assemblées, qu’il touche aux moindres de se trou-
ver
trou-
uer
les premiers à l’assignation, d’autant qu’il est mieux deu
aux plus apparans de se faire attendreattēdre. Toutesfois à l’entreveuëentreueuë
qui se dressa du Pape Clement, & du Roy François à Marseil-
le, le Roy y ayant ordonnéordōné les apprets necessaires, s’esloigna de
la ville, & donnadōna loisir au Pape de deux ou trois joursiours pour son
entrée & refreschissement, avantauant qu’il le vint trouvertrouuer. Et de
mesmes à l’entréeētrée aussi du Pape & de l’Empereur à Bouloigne,
l’Empereur donna moyen au Pape d’y estre le premier, & y
survintsuruint apres luy. C’est, disentdisēt-ils, unevne ceriemonie ordinaire aux
abouchemens de tels Princes, que le plus grand soit avantauant les
autres au lieu assigné,. vVoyre avantauant celuy chez qui se faict l’as-
semblée: &Et le prennent de ce biais, qQue c’est, affin que cette ap-
parence tesmoigne, que c’est le plus grand que les moindres
vont trouvertrouuer, & le recherchent, non pas luy eux. Non
sulemant chaque païs mais chaque cité a la civilitéciuilité particuliere:
particuliere. JI’ai asseset chqaque vacationuacation. JI’y ai este asses souigneusement dressé en mon enfance et ay vescuuescu en asses bone compaignie,
pour n’ignorer pas les loix de la nostre françoise po,
ent en tienderois escole. JI’aime a les ensuivreensuiure,:
mais non pas si couardement que ma vieuie en
demure contreinte. Elles ont quelques formes
servilslesseruilsles,penibles: lesquelles pourveupourueu qu’on oblie par
discretion, non par errur, on n’en a pas moins
de grace. JI’ai veuueu souvantsouuant des homes incivilsinciuils
par trop de civilitèciuilitè,: et importuns a force de
courtoisie honesteté courtoisie. C’est au demurant une tresutile sciance
que la sciance de l’entregent. Elle est come la grace et la beaute conciliatrice des premiers abbors de la societe et
familiarité: & par consequent nous ouvreouure la porte a nous instruire par les examples d’autruy: & a exploiter
& produire nostre exemple, s’il a quelque chose [unclear]santd’instruisant et communicable.


Fac-similé BVH


LIVRE PREMIER. 16



Que le goust des biens & des maux depend en bonne partie
de l’opinion, que nous en avonsauons.

CHAP. XIIII.

[Note (Alain Legros) : Le chapitre 14 devient le chapitre 40 dans l’édition de 1595 et dans les éditions suivantes. A partir de là, il y a un décalage des numéros de chapitres.]


 
LEs hommes (dit unevne sentence Grecque ancienne) sont
tourmentez par les opinionsopiniōs qu’ils ont des choses, non
par les choses mesmes. Il y auroit unvn grand poinct gai-
gné pour le soulagementsoulagemēt de nostre miserable conditionconditiō humai-
ne, qui pourroit establir cette propositionpropositiō vraye tout par tout.
Car si les maux n’ont entrée en nous, que par nostre jugementiugemēt,
il semble qu’il soit en nostre pouvoirpouuoir de les mespriser ou con-
tourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy & de-
votionuotion, pourquoy n’en chevironscheuirons nous, ou ne les accommo-
derons nous à nostre advantageaduantage? Si ce que nous appellons
mal & tourment, n’est ny mal ny tourment de soy, ains seu-
lement que nostre fantasie luy donne cesttte[Note (Montaigne) : tt] qualité, il est en
nous de la changer,: &Et en ayant le choix, si nul ne nous force,
nous sommes estrangement fols de nous bander pour le par-
ty qui nous est le plus ennuyeux: &Et de donner aux maladies,
à l’indigence & au mespris unvn aigre & mauvaismauuais goust, si nous
le leur pouvonspouuons donner bon,. &Et si la fortune fournissant sim-
plement de matiere, c’est à nous de luy donner la forme. Or
que ce que nous appellons mal, ne le soit pas de soy, ou au
moins tel qu’il soit, qu’il depende de nous de luy donner au-
tre saveursaueur, & autre visage, car tout revientreuient à unvn, voyons s’il se
peut maintenir. Si l’estre originel de ces choses que nous crai-
gnons, avoitauoit credit de se loger en nous de son authorité, il lo-
geroit pareil & semblable en tous: cCar les hommes sont tous
d’unevne façon,espece: & sauf le plus & le moins, se trouventtrouuent garnis de
pareils outils & instrumens pour concevoirconceuoir & jugeriuger:. mMais la
diversitédiuersité des opinions, que nous avonsauons de ces choses là, mon-
tre clerement qu’elles n’entrent en nous que par compositioncōposition:
tTel à l’adventureaduēture, les loge chez soy en leur vray estre, mais mille
 
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[16v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
autres leur donnentdōnēt unvn estre nouveaunouueau & contrairecōtraire chez eux. Nous
tenons la mort, la pauvretépauureté & la douleur pour nos principales
parties. Or cette mort que les unsvns appellent des choses horri-
bles la plus horrible, qui ne sçait que d’autres la nomment l’u-
nique
v-
nique
port des tourmens de ceste vie? le souverainsouuerain bien de na-
ture? seul appuy de nostre liberté? & commune & prompte
recepte à tous maux? Et comme les unsvns l’attendent tremblans
& effrayez, d’autres ne la reçoiventreçoiuent-ils pas de tout autre visa-
ge?la desirent & supportent plus aiseemant que la vieuie.
Position : Marge droite Le premier article
de ce beau sermant que
la graece juraiura en la
guerre Medoise ce
fut que chacun postpo=
seroit sa vieuie a la libertè
de son païs
Celuy-la se plaint de sa vilité & facilité.,
Mors vtinam pauidos vita subducere nolles,
Sed virtus te sola daret.

Position : Marge droite Or laissons ces glorieus
courages: et Theodorus
qui respondit a Lysimachus
menaçant de le tuer. Tu
feras un grand coup d’ar=
iver
ar=
iuer
a la force d’une cantha=
ride
cātha=
ride
. Et que lLa plus part
des philosofes se treuventtreuuent
avoirauoir ou prevenupreuenu par
dessein ou haste & secouru
leur mort

Combien voit-on de personnes populaires & communescōmunes, con-
duictes à la mort, & non à unevne mort simple, mais meslée de
honte & quelque fois de griefs tourmens, y apporter unevne tel-
le asseurance,, qQuiqui par opiniatreté, qui par simplesse naturelle,
qu’on n’y apperçoit rienriē de changé de leur estat ordinaire,: eEsta-
blissans leurs affaires domestiques, se recommandans à leurs
amis, chantans, preschans & entretenans le peuple: vVoire y
meslans quelque-fois des mots pour rire, & beuvansbeuuans à leurs
cognoissans, aussi bien que Socrates. UnVn qu’on menoit au gi-
bet, disoit que ce ne fut pas par telle ruë, car il y avoitauoit danger
qu’unvn marchant luy fist mettre la main sur le collet, à cause
d’unvn vieux debte. UnVn autre disoit au bourreau qu’il ne le tou-
chast pas à la gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il
estoit chatoüilleux: lL’autre respondit à son confesseur, qui luy
promettoit qu’il soupperoit ce jouriouravecauec nostre Seigneur,
allez vous y en vous, car de ma part jeie jeusneieusne. UnVn autre ayant
demandé à boire, & le bourreau ayant beu le premier, dict ne
vouloir boire apres luy, de peur de prendre la verolle. Chacun
à ouy faire le conte du Picard, auquel estantestāt à l’eschelle on pre-
senta unevne garse, & que (comme nostre justiceiustice permet quelque
fois) s’il la vouloit espouser, on luy sauveroitsauueroit la vie, lLuy, l’ayant
unvn

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LIVRE PREMIER. 17
unvn peu contemplée, & apperçeu qu’elle boitoit: Attache, At-
tache, dit-il, elle cloche. Et on contedict de mesmes qu’en Dan-
nemarc unvn homme condamné à avoirauoir la teste tranchée, estantestāt
sur l’eschaffaut, comme on luy presenta unevne pareille conditioncōdition,
la refusa, par ce que la fille, qu’onō luy offrit, avoitauoit les joüesioües aval-aual-
lées, & le nez trop pointu. UnVn valet à Thoulouse accusé d’he-
resie, pour toute raison de sa creance Position : Interligne haute se rapportoit à celle de
son maistre, jeuneieune escholier prisonnierprisōnier avecauec luy,. &Et ayma mieux
mourir, que separtir de ses opinionsopiniōs, quelles qu’elles fussent.croire se laisser persuader que son maistre peut faillir.
Nous lisons de ceux de la ville d’Arras, lorsque le Roy Loys
unziesmevnziesme là print, qu’il s’en trouvatrouua bon nombre parmy le peu-
ple qui se laisserent pendre, plustost que de dire,. ViveViue le Roy.
Position : Marge droite Au Royaume de
Narsinque encores
aujourdauiourd’huy les femes
de leurs prestres sont
vivesuiues enseveliesenseuelies aveqaueq leurs
maris morts Toutes autres
femes sont brulees aveqaueq
leurs maris
vivesuiues non
constammantconstammāt sulemant mais
gaïement aus funerailles
de leurs maris Et quand
on brule le corps de leur
Roy trespassé toutes ses
femes et concubines ses
mignons & toute sorte
d’officiers d servitursseruiturs
qui font un peuple accourent
si allegremant a ce feu
pour s’y jetterietter quant et leur
maistre qu’ils semblent tenir
estimer a honeur d’estre
compaignons de son trespas.

Et de ces viles ames de bouffons, il s’en est trouvétrouué qui n’ont
voulu abandonner leur mestiergaudisserie en à[Note (Alain Legros) : Montaigne a oublié de biffer "à" après mestier, qu’il remplace par gaudisserie.] la mort mesme,: tesmoing
cCeluy a qui comme le bourreau luy donnoit le branle, s’escria.
vVogue la gallée,. qQui estoit son refrain ordinaire. Et celuyl’autrelautre qu’onō
avoitauoit couché sur le point de rendre sa vie le long du foier sur
unevne paillasse, à qui le medecin demandant où le mal le tenoit,
eEntre le banc & le feu, respondit-il. EeEt le prestre, pour luy don-
ner l’extreme onction, cherchant ses pieds, qu’il avoitauoit reserrez
& contraints par la maladie,. vVous les trouvereztrouuerez, dit-il, au bout
de mes jambesiambes.: AA celuyl’home qui l’exhortoit de se recommander à
Dieu, QqQui y va? demandademāda-il: &Et l’autre respondant, cCe sera tantosttātost
vous mesmes, s’il luy plait,. yY fusse-jeie bien demain au soir, re-
plica-il: rRecommandezrRecōmandez vous seulement à luy, suivitsuiuit l’autre, vous
y serez bien tost: iIl vaut donc mieux, adjoustaadiousta-il, que jeie luy por-
te mes recommandations moy-mesmes. Pendant nos dernie-
res guerres de Milan & tant de prises & récousses, le peuple
impatient de si diversdiuers changemens de fortune, print telle re-
solution à la mort, que ji’ay ouy dire à mon pere, qu’il y veist
tenir conte de bien vingt & cinq maistres de maison, qui s’e-
stoient deffaits eux mesmes en unevne sepmaine: aAccident appro-
E

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[17v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
chant à celuy de la ville des XantiensXantiēs,. lLesquels assiegez par Bru-
tus se precipiterent pesle mesle hommes, femmes, & enfans à
unvn si furieux appetit de mourir, qu’on ne fait rien pour fuir la
mort, que ceux-cy ne fissent pour fuir la vie: eEn maniere qu’à
peine peut Brutus en sauversauuer unvn bienbiē petit nombrenōbre.
Position : Marge gauche Tout’opinion est asses
forte pour se faire espou=
ser au pris de la vieuie.
Le premier article de ce
beau sermant que la
Graece juraiura et maintint
en la guerre Medoise:
[...] ce fut que chacun
changeroit plus tost
la mort a la vieuie, que les
loix Persienes aus leurs.
Combien voituoit on de nombremonde
de peuples en la guerre
des Turcs et des Grecs,
accepter plus tost la
mort tresapre, que de
se descirconcire pour se
babtiser. Exemple de
quoi toutenulle sorte de
relligion n’est trescapable
n’est incapable. Quoties
non modo ductores nostri dict
Cicero sed uniuersi etiam
exercitus ad non dubiam
mortem concurrerunt.
Les
Roys de Castille ayant bani
de leurs terres les JIuifs
le Roy JIan de Portugal
leur vandituandit a huit escus
pour teste la retrete aus
siennes en condition que dans
certein jouriour ils aroint a les
vuider: & luy, prometoit, leur
fournir des vesseausuesseaus a les
trajectertraiecter en Afrique Le
jouriour venuuenu le quel passe il
estoit dict que ceus qui
n’auroint obei demureroint
esclavesesclaues s’ils s’obstinoint a ne
vouloir estre Chretiens
les
vaisseaus leur feurent
fournis si escharcemant
& ceus qui s’y embarquarent
rudemant & vileinementuileinement
traittez par les passagiers
qui outre plusieurs autres
indignites les amusarent
sur mer tantost avantauant
tantost arriere jusquesiusques a
ce qu’ils eussenteussēt consommecōsomme
leurs vittoaillesuittoailles & fussentfussent
contreins [unclear] d’en acheter d’eus si
cheremant & si longuement
qu’ils ne furent randus
a bort qu’apres avoirauoir
éte du tout mis en chemise. La nouvellenouuelle de cette inhumanite raportee a ceus qui estoint en
terre la plus part se resolurent a la servitudeseruitude: aucuns prind firent contenance de changer de
religion. Emanuel venuuenu a la corone les mit premierement en liberte: et changeant d’avisauis
despuis leur dona temps de vuideruuider ses païs assignant trois ports a leur passage Il esperoit dict
l’EvesqueEuesque Osorius des p le premiermeillur historien Latin de nos siecles qui a escrit ses faicts que la faveurfaueur
de la liberte qu’il leur avoitauoit rendue ayant failli de les convertirconuertir au christianisme lesa difficultes de se
commettre come leurs compaignons a la volerieuolerie des mariniers, d’abandoner un païs ou ils estoint habitues
aveqaueq grandes richesses pour s’aler jetterietter en region inconueinconue et estrangiere les y rameneroit. Mais se voiantuoiant
descheu de son esperance et eus tous deliberes au passage il s’avisaauisa de retranchera deus des ports qu’il
leur avoitauoit promis affin que la longur & incommoditeincōmodite du trajettraiet en ravisastrauisast aucuns: ou pour les amonceler tous a
unvn lieu pour une plus grande commodite de l’executionlexecution qu’il avoitauoit destinee. Ce fut qu’il ordona qu’on arrachat
d’entre les mains des peres & des meres tous les enfans au dessous de quatorse ans pour les transporter hors de leur
veue et conversationconuersation en lieu ou ils fussent instruits a nostre relligion. Ils disent que cet effaict produisist un
horrible spectacle: la naturelle affection d’entre les peres & les enfans et de plus, le zele a leur antiene creance combatant
à l’encontre de cette violanteuiolante ordonance. Ma Il y fut veuueu communeement des peres et meres se deffaisans eus mesmes et d’un
plus rude exemple encore, precipitants par amour et compassion leur peti junesiunes enfans dans des puits pour fuir a la loy.
Audemeurant le terme qu’il leur avoitauoit prefix expiré, par faute de moiens, il se remirent en servitudeseruitude. Quelques unsvns se feirent Chrestiens: de la foy desquels [Note (Alain Legros) : L’addition continue au bas du folio 18 recto.]
Position : Marge basse (f.18r) encores aujourd’huyauiourd’huy jeie etou de leur race encores aujourdauiourd’huy cent ans apres peu de Portugois
s’assurent quoi que la costume & la longur du temps soint bien plus forte conseillieres
que tout’autre contreinte. Quoties non modo ductores nostri dict Cicero sed uniuersi etiam
exercitus ad non dubiam mortem concurrerunt.
JI’ay veu quel-
qu’unvn de mes intimes amis courre la mort à force, d’unevne vraye
affection, & enracinee en son cueur par diversdiuers visages de dis-
cours, que jeie ne luy sceu rabatre,: &Et à la premiere qui s’offrit coif-
fee d’unvn lustre d’honneurhōneur s’y precipiter hors de toute apparenceapparēce,
d’unevne faim aspre & ardente. Nous avonsauōs plusieurs exemples en
nostre tempstēps, de ceux, jusquesiusques aux enfansenfās, qui de crainte de quelquequelq̄
legiere incommoditéincōmodité, se sont donnez à la mort. Et à ce propos,
que ne fuyronscreinderonscreīderons nous, dict unvn ancien, si nous fuyonscreignons ce que la
couardise mesme a choisi pour sa retraite? D’enfiler icy unvn
grand rolle de ceux de tous sexes & conditions & de toutes
sectes és siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort
constamment, ou recherchée volontairement,: &Et recher-
chée non seulement pour fuir les maux de cette vie, mMais
aucuns pour fuir simplement la satieté de vivreviure, &Et d’au-
tres pour l’esperance d’unevne meilleure condition ailleurs, jeie
n’auroy jamaisiamais faict.:. EeEt en est le nombre si infiny, qu’à la ve-
rité ji’auroy meilleur marché de mettre en compte ceux qui
l’ont crainte. Cecy seulement.:. Pyrrho le Philosophe, se trou-
vant
trou-
uant
unvn jouriour de grande tourmente dans unvn batteau, mon-
stroit à ceux, qu’il voyoit les plus effrayez autour de luy,
& les encourageoit par l’exemple d’unvn pourceau, qui y estoit,
nullement effrayé ny soucieux de cet orage. Oserons nous
donc dire que cet avantageauantage de la raison, dequoy nous faisons
tant de feste, & pour le respect duquel nous nous tenonstenōs mai-
stres & empereurs du reste des creatures, ait esté mis en nous,
pour nostre tourment? A quoy faire la cognoissance des cho-
ses, si nous en perdons le repos & la tranquillité, ou nous se-

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LIVRE PREMIER. 18
rions sans cela, &Et si elle nous rend de pire condition que le
pourceau de Pyrrho? L’intelligence qui nous a este donnée
pour nostre plus grand bien, l’employeronsemployerōs nous à nostre rui-
ne, combatanscombatās le dessein de nature, & l’universelvniuersel ordre des cho-
ses, qui porte que chacun usevse de ses utilsvtils & moyens pour sa
commodité & advantageaduantage? Bien, me dira l’onlon, vostre regle ser-
ve
ser-
ue
à la mort, mais que direz vous de l’indigenceindigēce? qQue direz vous
encor de la douleur, que Position : Interligne haute Aristippus Hieronimus et la pluspart des sages ont estimé le
souverainsouueraindernier mal,: & ceux qui le nioient de parole, le confessoientconfessoiēt
par effect? Possidonius estant extremement tourmenté d’unevne
maladie aiguë & douloureuse, Pompeius le fut voir, & s’ex-
cusa d’avoirauoir prins heure si importune pour l’ouyr deviserdeuiser de
la Philosophie.: JaIa à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la
douleur gaigne tanttāt sur moy, qu’elle m’empesche d’en discou-
rir & d’en parler: &Et se jettaietta sur ce mesme propos du mespris
de la douleur,. mMais cependant elle joüoitioüoit son rolle & le pres-
soit incessamment: àA quoy il s’escrioit,. tTu as beau faire dou-
leur, si ne diray-jeie pas, que tu sois mal. Ce conte qu’ils font tanttāt
valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur? iIl ne debat
que du mot, & ce pendant si ces pointures ne l’esmeuventesmeuuent,
pourquoy en rompt-il son propos? pPourquoy pense-il faire
beaucoup de ne l’appeller pas mal? Icy tout ne consiste pas
en l’imagination. Nous opinons du reste, c’est icy la certaine
science, qui jouëiouë son rolle: nNos sens mesme en sont jugesiuges.,
Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.
Ferons nous a croire à nostre peau, que les coups d’estriviereestriuiere
la chatoüillent? &Et à nostre goust que l’aloé soit du vin de
GgravesGgraues. Le pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot,. iIl est
bien sans effroy à la mort, mais si on le bat, il crie & se tour-
mente: fForcerons nous la generale habitude de nature, qui se
voit en tout ce qui est vivantviuant sous le ciel, de trembler sous la
douleur? Les arbres mesmes semblent gemir aux offences,
E ij

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[18v]
ESSAIS DE M. DE MONT.
qu’on leur faict. La mort ne se sent que par le discours, d’autantautāt
que c’est le mouvementmouuement d’unvn instant.,
Aut fuit, aut veniet, nihil est praesentis in illa,
Mórsque minus poenae, quam mora mortis habet.

Mille bestes, mille hommeshōmes sont plustost mors, que menassés.
Et à la verité ce que les Sages craignentnous disons creindre principalement en la
mort, c’est la douleur son avantauant-coureuse coustumiere.
Position : Marge gauche Toutesfois il est dict par
un plus sage
come escrits’il en faut croire un sainct
pere
Malam mortem
non facit nisi quod sequitursequitur
mortem.
Et jeie dirois encores
plus vraisamblablemanturaisamblablemāt que
ny ce qui vaua devantdeuant ny ce qui
vient apres n’est des apartenancesapartenāces
de la mort quand a elle. Nous
nous excusons faucemant. eEt jeie
trouvetrouue par experiance de l’ima=
gination de la mort d qui nous
rent impatians de la dolur.
Et que nous la santons dou=
blemant griefvegriefue de ce qu’elle
nous menace de mourir. Mais
la raison accusant nostre
laschete de creindre chose
si soudeine si inevitableineuitable si
insensible nous prenons cet
autre pretexte de creindre
plus excusable. Il est bien
dict vraiurai que Mais. Or
praesupposons qu’il soit vraiurai
que nous’ils regardonsent en la
mort principalemantprincipalemāt la dolur
come aussi nous regardonsregardōs
principalemant la dolur
come aussi
Tous les maus qui
n’ont autre dangier que du mal
nous les disons peusans dangeurier:
Celuy des dans Position : Interligne haute ou de la goutte pour grief qu’il soit
d’autant qu’il n’est pas homicide qui
le met en conte de maladie Or bien
presupposons le, qu’en la mort nous
regardons principalemantprincipalemāt la dolur
come aussi
Com-
me
Cō-
me
aussi
la pauvretépauureté n’a rien à craindre, que cela, qu’elle nous
jetteiette entre lesses bras de la douleur, par la soif, la faim, le froid, le
chaud, les veilles, qu’elle nous fait souffrir. Ainsi n’ayons affai-
re qu’à la douleur. JeIe leur donne que ce soit le pire accident de
nostre estre, & volontiersvolōtiers.: CcCar jeie suis l’homme du monde qui
luy veux autant de mal, & qui la craintsfuis autant, pour jusquesiusques
à present n’avoirauoir pas eu, Dieu mercy, grand commerce avecauec
elle, mMais qu’il ne soit pourtantil est en nous, si non de l’aneantir,
au moins de l’amoindrir par la patience: qQu’il ne soit en nous,et
quand bien le corps s’en esmouveroitesmouueroit, de maintenir ce neant-
moins l’ame & la raison en bonne trampe,: jeie ne le croy pas. Et
s’il ne l’estoit, qui auroit mis en credit parmy nous, la vertu, la
vaillance, la force, la magnanimité & la resolution: oOù jouë-
royent
iouë-
royent
elles leur rolle, s’il n’y a plus de douleur à deffier.:
Aauida est periculi virtus. [Commentaire (Montaigne) : c’est prose]
S’il ne faut coucher sur la dure,. sSoustenir armé de toutes pie-
ces la chaleur du midy,. sSe paistre d’unvn chevalcheual, & d’unvn asne,. sSe
voir detailler en pieces, & arracher unevne balle d’entre les os, sSe
souffrir recoudre, cauterizer & sonder, par ou s’acquerra l’ad-
vantage
ad-
uantage
que nous voulons avoirauoir sur le vulgaire? C’est bien
loing de fuir le mal & la douleur, ce que disent les Sages, que
des actions égallement bonnes, celle-là est plus souhaitable à
faire, où il y a plus de peine.
Non enim hilaritate nec
lasciuia nec risu aut ioco
comite leuitatis sed saepe
etiam tristes firmitate
& constantia sunt beati.
Et à cette cause il a esté impossible
de persuader à nos peres, que les conquestes faites par viveviue
force, au hazard de la guerre, ne fussent plus advantageusesaduantageuses,

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LIVRE PREMIER. 19
que celles qu’onō faict en toute seureté par pratiques & menées.,
Laetius est, quoties magno sibi constat honestum.
D’avantageauantage, cela nous doit consoler: qQue naturellement, si la
douleur est violente, elle est courte, si elle est longue, elle est
legiere. Position : Interligne haute si grauis breuis, si longus leuis. Tu ne la sentiras guiere long temps, si tu la sens trop,
eElle mettra fin à soy, ou à toy: lLunvn & l’autre revientreuient à unvn.
Position : Marge droite Si tu ne la portes, elle
t’emportera. Memineris
maximos morte finiri: paruos
multa habere intervallainterualla requi=
etis: mediocrium nos esse dominos
ut si tolerabiles sint feramus, sin minus
e uita quumquū ea non placeat tanquam e
theatro theatro exeamus.
Ce
qui nous fait souffrir avecauec tant d’impatience la douleur, c’est
de n’estre pas accoustumez de prendre nostre Position : Interligne haute principal contentement
en l’ame, c’est d’avoirauoir eu trop de commerce avecauec le corps.et de nous armer d’elle contre la mollesse du corps
Position : Marge droite de ne nous atandre point
asses a elle: qui est sule et
souvereinesouuereine maistresse de nostre
condition et conduite. Le
corps n’a qu’un tr sauf le plus
et le moins qu’un trein et
qu’un pli. Elle est variableuariable en
toute sorte de formes. Et
renge a soi et a son estat
quel qu’il soit, les sentimans
du cors, & tous autres
accidans. Pourtant la
faut il estudier et emploierenquerir
et esveilleresueiller en elle ses
ressors tout puissans. Il n’y
a raison ny praescription ny
force, qui puisse contre son
inclination et son plaisirchois
De tant de milliers de biais
qu’ell’a en sa disposition
donons luy en un propre a
nostre repos et conservationconseruation
nous voilàuoilà non couverscouuers
sulemant de toute offance
mais gratiffiez mesmes &
flatez, si bon luy semble
des offances & des maux
Elle faict son profit
due mansonge et de la
veriteuerite
tout indifferemmantindifferēmant
lL’errur les songes luy
serventseruent utillemant comme
une loyale matiere si
elle l’entreprant
a
nous mettre a garant
de toutes incommodi=
tez
et mettre en
plein contantemant
si elle l’entreprant
Il est aisé a voiruoir que
c’est la pointe de nostre
esperit
qui aiguise en
nous la dolur et la volupuolup
c’est la pointe de nostre esperit
d’oudou nait une si infinie
diversitediuersite de nos gouts[Note (Alain Legros) : Montaigne corrige "de nos gouts" en "de gout".]
a les recevoirreceuoir Ausqui est
uniforme aus bestes nulle: com’il se voituoitconjectureconiecture par
la pareille application de leurs
mouvemensmouuemens: en chaque espece. Tout
corps naturellement constituè eut sceu
les recevoirreceuoir en leur naturelle mesure et
justeiuste.

Les bestes qui le tienent plus sous boucle laissent aus corps
sesleurs sentimens libres et naïfs: &Et par consequant uns a peu pres, en
chacuneque espece: cCome nous voionsuoions par la semblable application de
leurs mouvemantsmouuemants. Si nous ne troblions pas en nos membres, la
jurisdictioniurisdiction qui leur apartient en cela: il est a crere que nous ui en
vivserionsuiuserions de bien meillure conditionmieus. eEt que nature leur a done un justeiuste goustet modere temperamant enversenuers la volupteuolupte &
enversenuers la dolur. eEt ne peut faillir d’estre justeiuste puisqu’il estseroit commun seroitestant esgal et commun
Position : Interligne basse C’est folie. Pour rendre un estat complet d’home il faut & qu’il se plaise du plaisir
et que la dolur luy deullesente competemment du mal et du bien
mMais puis que nous nousmais puis que nous nous
somes emancipez de ses regles, pour nous abandoner a la tyrannievagabondeuagabonde liberte de nos fantasies: au moins aidons nous
a les plier du costè le plus salutere agreable. Platon creint unnostre engagement aspre a la dolur & a la volupteuolupte
d’autant qu’il oblige et atache par trop l’ame au corps. Moi plus tost au rebours d’autant qu’il l’en desprent et descloue.

Tout ainsi que l’ennemy se rend plus aspreaigre à nostre fuite, aus-
si s’enorgueillit la douleur, à nous voir trembler soubs elle.
Elle se rendra de bien meilleure composition, à qui luy fera
teste: iIl se faut opposer & bander contre. En nous acculant &
tirant arriere, nous appellons à nous & attirons la ruine, qui
nous menasse.
Position : Marge gauche Come le corps est plus ferme a la charge en le roidissant aussi est l’amelame
Mais venons aux exemples, qui sont propre-
ment du gibier des gens foibles de reins, comme moy: oOu
nous trouveronstrouuerons qu’il va de la douleur, comme des pierres
qui prennent couleur, ou plus haute, ou plus morne, selon la
feuille ou l’on les couche, &Et qu’elle ne prendtient qu’autantautāt de pla-
ce en nous, que nous luy en faisons. Tantum doluerunt, dict S.
Augustin, quantum doloribus se inseruerunt. Nous sentons plus
unvn coup de rasoir du Chirurgien, que dix coups d’espée en la
chaleur du combat. Les douleurs de l’enfantementenfantemēt par les me-
decins, & par Dieu mesme estimées grandesgrādes, & que nous pas-
sons avecauec tant de ceremonies, il y à des nations entieres, qui
n’en font nul conte. JeIe laisse à part les femmes Lacedemonie-
nes: mais aux Souisses parmy nos gens de pied, quel change-
ment y trouveztrouuez vous? sSinon que trottant apres leurs maris,
vous leur voyez aujourd’huyauiourd’huy porter au col l’enfant, qu’elles
avoyentauoyent hier au ventre: &Et ces Egyptiennes contre-faictes ra-
massées d’entre nous, vontvōt elles mesmes laverlauer les leurs enfans, qui
viennent de naistre: & prennentprēnent leur baing en la plus prochai-
E iij

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[19v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
ne riviereriuiere.
Position : Marge haute Outre tant de garses qui desrobentdesrobēt tous les joursiours leurs enfantsenfāts en la generation
qu’en la conception: cette honeste feme de Sabinus patricien Romein pour l’interest d’autrui supporta le travail
de l’enfantement de deus jumeausiumeaus sule sans assistance, et sans voixuoix & gemissement quelconque.
UnVn simple garçonnet de Lacedemone, ayant des-
robé unvn renard (car le larrecin y estoit action de vertu, mais
par tel si, qu’il estoit plus vilain qu’entre nous d’y estre sur-
pris)
(car ils creignoint encore plus la honte de leur
sottise au larrecin que nous ne faisons de nostre meschancete) creignonscreignōs sa peine)
& l’ayant mis sous sa cape, endura plustost qu’il luy eut
rongé le ventre, que de se découvrirdécouurir. Et unvn autre donnant de
l’encens à unvn sacrifice, le charbon luy estant tombé dans la
manche, se laissa brusler jusquesiusques à l’os, pour ne troubler le my-
stere. Et s’en est veu unvn grand nombre pour le seul essay de
vertu, suivantsuiuant leur institution, qui ont souffert en l’aage de
sept ans d’estre foëtez jusquesiusques à la mort, sans alterer leur visa-
ge.
Position : Marge gauche Et Cicero les a veusueus
se battre a troupes:
de poins de pieds &
de dens jusquesiusques a
s’evanouireuanouir avantauant
que d’advoueraduouer estre
vaincus. Nunquam
naturam mos uinceret:
est enim ea semper inuic
ta: sed nos umbris delicijs
otio languore desidia
animum infecimus:
opinionibus maloque more
delinitum molliuimus.
Chacun sçait l’histoire de ScevolaSceuola qui s’estant coulé
dans le camp ennemy, pour en tuer le chef, & ayant fail-
li d’attaincte, pour reprendre son effect d’unevne plus estran-
ge inventioninuention, & descharger sa patrie, confessacōfessa à Porsenna, qui
estoit le Roy qu’il vouloit tuer & non seulement son desseing,
mais adjoustaadiousta qu’il y avoitauoit en son camp unvn grand nombre de
Romains complices de son entreprise tels que luy. Et pour
monstrer quel il estoit, s’estant faict apporter unvn brasier, veit
& souffrit griller & rostir son bras, jusquesiusques à ce que l’ennemy
mesme en ayant horreur luy ostaecomandea oster le brasier. Quoy, celuy qui
ne daigna interrompre la lecture de son livreliure pendant qu’on
l’incisoit? Et celuy, qui s’obstina à se mocquer & à rire à l’en-
vy
en-
uy
des maux, qu’on luy faisoit: dDe façon que la cruauté irritée
des bourreaux qui le tenoyent en main, & toutes les inven-
tions
inuen-
tions
des tourmeustourmens redoublez les unsvns sur les autres luy don-
nerent gaigné. Mais c’estoit unvn philosophe. Quoy? unvn gladia-
teur de Caesar, endura tousjourstousiours riant qu’on luy sondat & de-
taillat ses playes.
Position : Marge gauche Quis mediocris gladiator
ingemuit: quis uultum
mutauit unquam? Quis non
modo stestitstetit uerum etiam
decubuit turpiter Quis cum
decubuisset ferrum recipere
iussus collum contraxit?
Meslons y les femmes. Qui n’a ouy parler à
Paris de celle, qui se fit escorcher pour seulement en acquerir
le teint plus frais d’unevne nouvellenouuelle peau? Il y en à qui se sont fait
arracher des dentsdēts vivesviues & saines, pour en former la voix plus
molle, & plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre.

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LIVRE PREMIER. 20
Combien d’exemples du mespris de la douleur avonsauōs nous en
ce genre? Que ne peuventpeuuent elles? Que craignent elles? pour peu
qu’il y ait d’agencement à esperer en leur beauté.,
Vellere queis cura est albos à stirpe capillos,
Et faciem dempta pelle referre nouam.

JI’en ay veu engloutir du sable, de la cendre, & se travaillertrauailler à
poinct nommé de ruiner leur estomac, pour acquerir les pasles
couleurs. Pour faire unvn corps bienbiē espaignolé qu’elle geine ne
souffrent elles, guindées & sanglées, à tout de grosses coches
sur les costez, jusquesiusques à la chair viveviue? oOuy quelques fois à en
mourir.
Position : Marge droite Il est ordinere a
beaucoup de nations de
nostre temps de se blesser
a esciant pour doner foi a
leur parole et nostre Roy en
recite des notables exemples
de ce qu’il en a veuueu en
Polouigne et en l’endroit de
luy mesmes Mais outre ce que
jeie sçai en avoirauoir este imite
en france par aucuns ji’ay veu
une fille[Note (Alain Legros) : La fille dont il est question est Marie de Gournay. L’édition de 1595 donne une précision de temps et de lieu : "quand je veins de ces fameux Estats de Blois, j’avois veu peu auparavant une fille en Picardie pour tesmoigner...". Il s’agit des États généraux de Blois de 1588.] pour tesmouigner
l’ardurlardur de ses promesses & deaussi
sona affectionconstance se doner deu son
poinçon qu’elle portoit en
son poil quatre ou cinq bons
coups dans le bras qui luy
faisoint craqueter la peau
et la seignoint bien en bon
esciant. Les turcs se font
des grandes escarres pour
leurs dames & affin que la
marque y demure ils la portent
soudein dansdu fu sur la plaie uneplaïe
chandelle brulante et l’y
tienent un temps incroiable
pour arreter le sang et former
la cicatrice. Gens qui l’ont
veuueu, l’ont escrit & me l’ontlont
juréiuré. Mais pour dix aspres
il se treuvetreuue des gens tous
les joursiours entre eus qui se
donrronta une bien profonde
taillade dans le bras &ou dans
les cuisses.
JeIe suis bienbiē ayse que les tesmoins nous sont plus à main,
ou nous en avonsauons plus affaire.: Ccar la ChrestientéChrestiēté nous en four-
nit plus qu’à suffisance. Et apres l’exempleexēple de nostre sainct gui-
de, il y en a eu force, qui par devotiondeuotion ont voulu porter la
croix. Nous apprenons par tesmoing tres-digne de foy, que le
Roy S. Loys porta la here jusquesiusques à ce, que sur sa vieillesse, son
confesseur l’en dispensa, & que tous les Vvuendredis, il se faisoit [Note (Montaigne) : vu]
battre les espaules par son prestre, de cinq chainettes de fer,
que pour cestt effet il portoit tousjourstousiours dans unevne boite. Guil-
laume nostre dernier Duc de Guyenne, pere de cette Alie-
nor, qui transmit ce Duché aux maisons de France & d’An-
gleterre, porta les dix ou douze derniers ans de sa vie, conti-
nuellement unvn corps de cuirasse, soubs unvn habit de religieux,
par penitence. Foulques Comte d’Anjou alla jusquesiusques en Jeru-Ieru-
salem, pour là se faire foëter à deux de ses valets, la corde au
col, devantdeuant le Sepulchre de nostre Seigneur. Mais ne voit-on
encore tous les joursiours le Vendredy S. en diversdiuers lieux unvn grand
nombrenōbre d’hommes & femmes se battre jusquesiusques à se déchirer la
chair & perçer jusquesiusques aux os? Cela ay-jeie veu souventsouuent & sans
enchantement,: &Et disoit-on (car ils vont masquez) qu’il y en
avoitauoit, qui pour de l’argent entreprenoient en cela de garantirgarātir la
religion d’autruy,. pPar unvn mespris de la douleur, d’autant plus

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[20v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
grandgrād, que plus peuventpeuuēt les éguillonséguillōs de la devotiondeuotiō, que de l’avariceauarice.
Position : Marge haute Q. Maximus enterra son filx consulere M.Cato le sien Preteur designé:
Et L. Paulus Position : Interligne haute les siens deus en peu de joursiours d’un visageuisage rassis et ne portant aucun tesmoignage de deuil.
ou d’affliction JeIe disois deen mes joursiours de quelqun en gossant qu’il avoitauoit choué la divinediuine justiceiustice
Car luy estant envoieenuoie pour un grief coup de fleau la mort violanteuiolante de trois grands enfansēfans luy aiant este
envoieeenuoiee en un jouriour pour un aspre
coup d’instruction de chastiement vergeuerge
com’il est a croire: peu s’en
falut qu’il ne la print a
gratification. Et ji’en ai
perdu mais en nourrisse
deus ou trois si non sans regret
certes au moins sans facherie.
Si n’est il guere d accidant qui
touche plus au vifuif les homes. JeIe
vois asses d’autres communes occa
sions d’affliction qu’a peine sentirois
jeie si elles me venointuenoint
Position : Marge gauche et en ai mesprise quandquād
elles me sont venuesuenues, de
celles ausquelles le monde
donne une si atroce figure,
que jeie n’oseroi m’en vanteruanter
au peuple sans rougir.
Ex quo intel=
ligitur non in natura sed in opini=
one esse aegritudinem.

L’opinion est unevne puissante partie, hardie, & sans mesure. Qui
rechercha jamaisiamais de telle faim la seurté & le repos, qu’Alexan-
dre, & Caesar ont faict l’inquietude & les difficultez. Teresz
le Pere de Sitalcesz souloit dire que quand il ne faisoit point
la guerre, il luy estoit advizaduiz qu’il n’y avoitauoit point de difference
entre luy & son pallefrenier.
Position : Marge gauche Caton consul pour
s’assurer d’aucunes
villes en Hespaigne,
ayant sulemantsulemāt interdit
aus habitans d’icelles
de porter les armes,
grand nombre se tuarenttuarēt.
eus mesmes: ferox
gens nullam uitam
rati sine armis esse.
Combien en sçavonssçauons nous qui
ont fuy la douceur d’unevne vie tranquilletrāquille, en leurs maisons, parmi
leurs cognoissanscognoissās, pour suivresuiure l’horreur des desers inhabitables,:
& qui cse sont jetteziettez à l’abjectionabiectiō, vilité, & mespris du mondemōde, &
s’y sont pleuz jusquesiusques à l’affectationaffectatiō. Le Cardinal Borromeé qui
mourut dernierement à Milan, au traverstrauersmilieu de la desbauche, à
quoy le convioitconuioit & sa noblesse, & ses grandes richesses,
& l’air de l’Italie, & sa jeunesseieunesse, se maintint en unevne forme de
vie si austere, que la mesme robe qui luy servoitseruoit en esté, luy
servoitseruoit en hyverhyuer: nNavoitauoit pour son coucher que de la paille: &Et
les heures qui luy restoyent des occupationsoccupatiōs de sa charge, il les
passoit estudiant continuellement, plantéplāté sur ses genouz, ayantayāt
unvn peu d’eau & de pain à costé de son livreliure,: qQui estoit toute la
provisionprouisiō de ses repas, & tout le temps qu’il y employoit. JI’en
sçay qui à leur escient ont tiré & proffit & avancementauancemēt du co-
cuage, dequoy le seul nom effraye tanttāt de gens. Si la veuë n’est
le plus necessaire de nos sens, il est aumoins le plus plaisant:
mMais & les plus plaisans & utilesvtiles de nos membres, semblent
estre ceux qui serventseruent à nous entr’engendrer: tToutesfois assez
de gens les ont pris en hayne mortelle,. pPour cela seulement,
qu’ils estoyent trop aymables,. &Et les ont rejettezreiettez à cause de
leur pris & valeur. AaAutant en opina des yeux, celuy qui se les
crevacreua.
Position : Marge gauche La plus commune
et plus seaine part des
estime homes esti
tient a grand heur
l’abondance des
enfans, moi et quel
quelques autres, a
pareil heur le defaut. Et quand on demande a Thales pourquoi il ne se marie point: il respont qu’il n’aime point d’avoiruoir enfans.laiser lignee de soy.
Que nostre opinion done pris aus choses, il se voituoit par celles en grand nombre
aus quelles nous ne regardons pas sulement pour les estimer Position : Interligne haute ains a nous et ne considerons
ny leurs qualites ny leurs utilites mais sulement nostre coust a les rerc recouvrerrecouurer:
comme si c’estoit quelque piece de leur substance. Regardons en nous leur valurualur
non en elles et appelons valeurualeur en elles non ce qu’elles aportent mais ce que nous y
apportons Sur quoi jeie m’adviseaduise que nous somes grands mesnagiers de nostre mise.
Selon qu’elle poise elle sert de ce mesmes qu’elle poise. Nostre opinion ne la laisse
jamaisiamais courir a faus fret frait. L’argentchatLargentchat done titre au diamant et la difficulte
à la vertu et la dolur a la devotiondeuotion et l’aspretelasprete a la medecine.
Tel pour arriverarriuer à la pauvretépauureté jettaietta ses escuz en cette
mesme mer, que tant d’autres fouillent de toutes pars pour y
pescher des richesses. Epicurus dict que l’estre riche n’est pas
soulagement, mais changementchangemēt d’affaires. De vray, ce n’est pas
la

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LIVRE PREMIER. 21
la necessitédisette, c’est plustost l’abondance qui produict l’avariceauarice.
JeIe veux dire mon experience autour de ce subjectsubiect. JI’ay vescu en
trois sortes de condition, depuis estre sorty de l’enfance. Le
premier tempstēps, qui à duré pres de vingt années, jeie le passay, n’aiantaiāt
autres moyensmoyēs, que fortuites,. &Et despendantdespēdant de l’ordonnance &
secours d’autruy, sans estat certain & sans prescriptionprescriptiō. Ma des-
pence
des-
pēce
se faisoit d’autantautāt plus allegrementallegremēt & avecauec moins de soing,
qu’elle estoit toute en la temerité de la fortune. JeIe ne fu jamaisiamais
mieux. Il ne m’est oncques advenuaduenu de trouvertrouuer la bourçe de
mes amis close: mM’estant enjointenioint au delà de toute autre neces-
sité, la necessité de ne faillir au terme que jiavoyauoy prins Position : Interligne haute a m’acquiter,. lLequel
ils m’ont mille fois estendualongé, voyant l’effort que jeie me faisoy
pour leur satisfaire: eEn maniere que ji’en rendoy unevne loyauté
mesnagere & aucunement piperesse. JeIe sens naturellement
quelque volupté à payer,. cCommecCōme si jeie deschargeois mes espau-
les d’unvn ennuyeux poix, & de cette image de servitudeseruitude.: AaAussi
qu’il y à quelque contentement qui me chatouille à faire unevne
actionactiō justeiuste, & contenter autruy.:. JI’excepte les payements où il
faut venir à marchander & conter, car si jeie ne trouvetrouue à qui en
commettre la charge, jeie les esloingne honteusement & inju-
rieusement
iniu-
rieusemēt
tanttāt que jeie puis,. dDe peur de cette altercationaltercatiō, à laquelle
& mon humeur & ma forme de parler est du tout incompatibleincōpatible.
Il n’est rien que jeie haisse comme à marchander: cC’est unvn pur
commerce de menterietrichoterie & d’impudence.: AaApres unevne heu-
re de debat & de barquignage[sic], l’unvn & l’autre abandonne
sa parolle & ses sermens pour cinq sous d’amandement. Et
si empruntois avecauec desadventagedesaduentage.: CcCar n’ayantayāt point le coeur
de requerir en presence, ji’en renvoyoisrenuoyois le hazard sur le papier,
qQui ne faict guiere d’effort & qui preste grandement la main
au refuser. JeIe me remettois de la conduitte de mon besoing
plus gayement aux astres, & plus librement, que jeie n’ay faict
depuis à ma providenceprouidence & à mon sens. La plus part des mesna-
F

Fac-similé BVH

[21v] ESSAIS DE M. DE MONTA.
gers estimentestimēt horrible de vivreviure ainsin en incertitude,. &Et ne s’ad-
visent
ad-
uisent
pas, premierement que la plus part du monde vit ainsi.
CombienCōbien d’honnesteshōnestes hommeshōmes ont rejettéreietté tout leur certain à l’a-
bandon, & le font tous les joursiours, pour cercher le vent de la fa-
veur
fa-
ueur
des Roys & de la fortune? Caesar s’endebta d’unvn million
d’or outre son vaillant, pour devenirdeuenir Caesar. Et combien de
marchans commencent leur trafique par la vente de leur me-
tairie, qu’ils envoyentenuoyent aux Indes
Tot per impotentia freta?
En unevne si grande siccité de devotiondeuotion, nous avonsauōs mille & mille
Ccolleges[Note (Montaigne) : c], qui la passent commodeementcōmodeement, attendantattendāt tous les joursiours
de la liberalité du Cciel[Note (Montaigne) : c], ce qu’il faut à euxleur disner. SecondementSecondemēt,
ils ne s’advisentaduisent pas, que cette certitude, sur laquelle ils se fon-
dent
fon-
dēt
, n’est guiere moins incertaine & hazardeuse que le hazard
mesme. JeIe voy d’aussi pres la misere au delà de deux mille es-
cuz de rente, que si elle estoit tout contre moy.
[Note (Montaigne) : Vers][Note (Alain Legros) : Ce commentaire de Montaigne concerne l’addition latine qui suit.]
Fortuna uitrea est
Tunc cum splendet frangitur.
Car outre ce
que la fortunele sort à dequoy ouvrirouurir cent breches à la pauvretépauureté au
traverstrauers de nos richesses,
Position : Marge gauche saepe inter fortunamfortunā
maximam et ultimam
nihil interest

nN’y aiant souvantsouuant nul
moien entre la supreme et
infime fortune

Fortuna uitrea est tunc cum
splendet frangitur:
&Et envoyerenuoyer cul sur pointe toutes nos
deffences & leveesleuees, jeie trouvetrouue que par diversesdiuerses causes l’indigen-indigē-
ce se voit aussi souventsouuentautant ordinerement logee chez ceux qui ont desbiensdes biens, que
chez ceux qui n’en ont point: &Et qu’à l’avantureauanture est elle aucu-
nement moins incommode, quand elle est seule, que quand
elle se rencontre en compaignie des richesses:
Position : Marge gauche eElles vienentuienent plus
de l’ordrelordre que de la
recette: faber est suae
quisque fortunae.
Et
& me semble
plus miserable unvn riche malaisé, necessiteux, affaireux, que ce-
luy qui est simplement pauvrepauure.
Position : Marge gauche In diuitijs inopes, quod
genus egestatis grauis=
ssimum est.
Les plus grandsgrāds
princes et plus riches sont
par povretépoureté et disette
contreins tous conviezconuiez tous
tousjourstousiours a user d’injusticeiniustice.

pousses ordineremant a
l’extreme necessité Car en