Sperone Speroni, Dialogue de rhetorique, traduction de Claude Gruget, 1551

Les Dialogues de messire Speron Sperone, italien, traduitz en françoys par Claude Gruget, Paris : Jean Longis, 1551
Transcription d’après l’exemplaire de la Médiathèque François-Mitterand, Poitiers D 3775
Publié le 15 septembre 2000
© Université de Poitiers
Transcription : Pierre Martin
Révision : Isabelle Hersant
Version html : Marie-Luce Demonet


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DIALOGUE DE RETHORI-

QUE.

VALERE. BROCARD.

SORANCE.

VAL. Ce pendant que nous sommes ycy Brocard à jouer & a rire, le Cardinal dom Hercules comme je croy, est au logis de l’ambassadeur Contarim, avec Priuli, & Navagere en dispute sur nostre immortalité, peut estre qu’ilz nous y atendent & que nostre retardement leur ennuye : parquoy je suis d’avis que sans plus sejourner nous alions vers eulx comme nous leur promismes hier au soir quand chascun se departit. A quoy nous doit esmouvoir entre autres choses & sur toutes le bon vouloir du studieux Sorance, lequel pour jeune qu’il est n’a point acoustumé de perdre son temps & partant en demeurant avec nous il en pourra recueillir quelque fruit avec le plaisir. BRO. Je suis d’opinion que nostre presence serviroit peu à leurs doctes propos & à nous mesmes d’autant que la dispute de telles questions, ne convient à nostre estude. Au moyen dequoy

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je conseillerois que traitant de suget à nous convenable, nostre journée fust employée : et que nostre suget soit pris au vouloir de Sorance : au service duquel des le premier jour que je le congneuz je me dedié de tout mon cueur, comme je fais encor presentement. VAL. Elisez donc Sorance : Ce que bon vous semblera : car chascun de nous deux suyvra volontiers vostre avis. SOR. Peut estre qu’en acceptant voz ofres je seray reputé presomptueux : Toutesfois je ne feray rien à mon dommage : s’il vous plaist nous demeurerons icy, & en remettant entre les mains des philosophes l’estude speculative, vous soit agreable de parler de la vie civile, qui est nostre humaine profession : je n’apelle pas seulement vie civile la bonté des meurs, & les morales actions ; mais le bien parler au benefice de l’estat humain & à l’honneur des hommes : Ce qui paraventure n’est en soy moins belle vertu, ny moins secourable à l’humanité que la prudence & la justice : & neanmoins elle est tant dificile à comprendre & l’exercice nous en est si fascheux que rien plus. Quant à moy tout le temps & l’esprit que j’ay je le donne volontiers à l’estude d’eloquence en, lisant, & escrivant & en pratiquant ce que Ciceron & Quintilian

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avec grand soing se sont eforcez d’enseigner : encor avecques tout celà je n’y sçay rien, & si ne sçay si j’ose esperer d’en sçavoir par cy apres quelque chose, bien que je lise & escoute tant que je voudray, & ce qui le fait c’est que il me semble leurs preceptes en cest art estre infiniz, & que bien souvent (ou je m’abuse) ilz contredisent l’un à l’autre. Voila pourquoy je suis d’opinion que Ciceron estoit meilleur orateur que precepteur, pource qu’il parloit mieux qu’il n’enseignoit bien à parler. Et puis je suis en doute si l’art oratoire de la langue Latine convient aux autres langues, principalement avecques la vulgaire dont nous usons au jourd’huy en laquelle il me semble, que pour delecter un melancolique, nous n’avons à escrire que des nouvelles, en imitant Bocace : chose vrayement eslongnée de la nature des trois causes que les Latins ont nommées la seule & generale matiere de l’art de leur retorique. De telz donc & semblables doutes qui continuellement environnent mon esperit : je n’ay point trouvé jusques à huy qui m’en ait sceu desveloper : car de plusieurs à qui j’en ay parlé, les uns avoient faute de sçavoir, aux autres defailloit le moyen d’enseigner. Or vous en sçavez tous deux as-

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sez & qui plus est, de ce que vous sçavez vous estes coustumiers d’en parler avec bonne, belle, & discrete disposition. A ceste cause maintenant que le povez je vous prie que liberalement me racontiez des preceptes, de telle art autant comme vous voyez qu’il m’est licite d’en congnoistre. VAL. Vrayment ce que vous avez dit est vray, que la rethorique est bonne portion de nostre civilité & sans laquelle toute vertu se voit muette : toutesfois elle est de tous costez infinie, & si est aussi dificile de trouver son commancement comme sa fin, de là vient que Ciceron quand il en a parlé en plusieurs de ses livres c’a tousjours esté diferemment. Comment est il donc possible qu’à l’improviste, & en un jour, une telle & si grande art vous soit par nous monstrée ? BRO. Celà est impossible, aussi Sorance ne le demande pas : Il en demande pour le present seulement une partie, & soit telle que la voudrez, c’est bien raison (par maniere de parler) qu’en celà vous luy complaisiez. VAL. De ma part, en tant que ma promptitude se peult estendre, je suis prest d’y satisfaire. Qu’il die donc surquoy il veult que je parle. SOR. Mon affection seroit que je fusse informé de toutes ses parties, depuis le comman-

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cement jusques à la fin. A quoy ne povant satisfaire dites moy au moins une chose, c’est à sçavoir qu’estant le vray ofice de l’orateur de persuader les auditeurs par delectation, enseignement & commotion, avec lequel c’est de ces trois le plus convenable à son art, qu’il ramene à effet son desir en s’aquerant honneur & louange. VAL. Vous me demandez beaucoup en peu de termes : Parquoy à mon jugement vous sçavez plus de rethorique qu’il ne vous est besoing d’en aprendre. La question est tresbelle, & j’y respondray, non pour determiner, ains par forme de dispute. Et pource apareillez-vous non seulement d’ouïr : ains aussi de contredire, & autant en face Brocard duquel l’opinion sera paraventure en ceste matiere, contraire à la mienne. BRO. Sans y songer d’avantage il m’est avis, que la delectation est la vertu de l’oraison : & qu’elle prend sa beauté en la force de persuader qui l’escoute : car posé ores que l’orateur en ce qui luy touche, ayt la vertu d’enseigner & d’emouvoir, si est-ce que il y a infinité d’accidens qui l’empeschent de parfournir & satisfaire à son ofice comme sont la laideur de son corps, l’indisposition de la voix, la mauvaise renommée de sa partie, le

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blasme de la cause, la fascherie qu’en ont les auditeurs qui pour avoir trop longuement esté ententifz au plaidoyé des parties averses sont ennuyez de l’ouïr. Et outre ce que pour esmouvoir autruy à courroux ou à misericorde, ou à telz autres efetz : il ne fault point que ce soit chose forcée, autrement celà seroit desagreable : ains qu’elle procede d’une souveraine delectation en la personne que l’on veult inciter & promouvoir. Celà est evident en ce que defaillant aux precepteurs de telle art le povoir de faire congnoistre en general la maniere que doit tenir un orateur, pour commouvoir noz affections, ilz nous ont distinctement monstré les meurs, & le naturel des jeunes & des vieulx, des nobles & vilains, des riches & des povres, à fin de chercher le moyen d’acommoder sa vertu, esmouvant au naturel des auditeurs. Je ne parle point de l’enseignement, car il n’y à plus grande peine au monde que d’aprendre à regret : tous ceux le sçavent qui se souviennent d’avoir esté enfantz, & moy je le sçay par celà que j’en espreuve maintenant, demy vieil que je suis : car je ne vas jamais escouter la lecture de Royn ny ne liz, Bartole ou Balde (ce que je fay chascun jour pour complaire à mon pere)

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que je ne maudisse mes yeulx mes oreilles mon esprit, & ma vie ; innocentement condemnez à devoir aprendre ce qui me desplaist de sçavoir. Nous travaillons donc en vain, d’enseigner par narration & d’esmouvoir si la dilection n’y est : mais en delectant sans plus (tant est forte la grace de complaire) nous sommes puissans, de persuader les auditeurs, en raportant la desirée victoire ; non par force ny quasi pour le merite de noz raisons ; ains comme par grace à nous faite par les escoutans, moyennant le plaisir que l’oraison bien composée & recitée est coustumiere d’engendrer en leur esprit. Aussi à la verité celuy est bon orateur lequel en parlant principalement de quelque chose, ne retourne à la cause des-ja traictée, comme font les philosophes : ains tasche de s’acommoder au jugement & plaisir des auditeurs, en les alaittant, en sorte que son oraison leur amene autant de joye en la narration & persuasion comme nous voyons que elle fait en la partie delectable. Voilà ce qui m’a semblé bon de dire touchant la presente matiere. VAL. Ne pensez pas vous eschaper si tost de l’entreprise encommancée : car si vous n’illucidez mieulx les raisons que vous

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avez aleguées, elles ne sont pas sufisantes pour faire croyre l’opinion proposée. Il est donc force qu’en ceste cause vous argumentiez autrement. Et celà fait à fin que vous satisfaciez plus amplement à Sorance, en vous rendant plus communicable, vous monstrerez bien ordonnément, en quelle sorte & par quel moyen celle vertu de delecter peut aquerir à l’oraison vulgaire le coeur des escoutans : car (si je ne me trompe) sa demande consiste en celà. BRO. Il y a beaucoup de raisons par lesquelles on peut clairement monstrer que le perfet orateur acomplit myeulx sa charge en delectant qu’en enseignant ou provoquant, lesquelles raisons j’avois teuës desirant estre bref pour vous faire plustost venir à vostre ordre de parler : toutesfois si vous Sorance, estes tant desireux de les entendre & il vous semble, que tel devis concerne en quelque chose ce que vous entendez sçavoir, Asseurez vous que moy qui ne parle presentement que pour vous complaire je commenceray volontiers, disant pour mon entrée que Rhetorique n’est autre chose qu’un gentil artifice de bien & gracieusement dresser les paroles, avec lesquelles nous faisons entendre entre nous hommes les ungs aux autres, les conceptions de nostre

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esprit. Je dy donc que les paroles naissent de la bouche du peuple, comme les couleurs naissent des herbes : mais le grammairien de l’orateur familier, quasi comme le serviteur du paintre, les acoustre & polist. Au-moyen dequoy le maistre de Rhetorique en depingnant la verité, parle & ore à son desir : car tout ainsi que le paintre avec le pinceau materiel sçait paindre les visages & les corps des personnes, & par ce moyen imite nature qui premierement les avoit ainsi engendrez : Aussi la langue de l’orateur, avec le stile des paroles maintenant en senat, maintenant en jugement, & maintenant parmy le vulgaire fait, en parlant, le pourtrait de la verité, qui est propre objet des doctrines speculatives, lesquelles ne s’aprennent que par longue espace de temps, & avec grande peine parmy les escoles, & en conversant avec les philosophes. Et encor comme pour bien paindre mon efigie, il sufit de me voir sans avoir autre congnoissance de mes meurs, ou demeurer quelque temps avec moy, pource que par telle art autre chose n’est de moy depeinte que mon extreme superficie assez congneuë de chascun : Aussi pour bien orer en toutes manieres il sufit de congnoistre une je ne sçay qu’elle certaine chose de ve-

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rité que nous avons tousjours devant les yeulx, laquelle le seigneur Dieu a voulu des le commencement imprimer en noz espritz, en les rendant naturellement desireux de la sçavoir : il peut bien estre neanmoins & assez souventesfois avient, que l’ignorance commune en escoutant l’orateur reçoit en eschange de verité telles effigies & paintures, les estimant la verité mesme, non autrement par aventure que plusieurs peuples idolatres, qui font leurs dieux de paintures, de statues & idoles, & les reverent comme leur Dieu. Encor peut-il estre que l’orateur, ore à fin de tromper & decevoir les hommes, en leur faisant acroire, non seulement que ce qu’il dit n’est le vray semblable ; ains la pure & vraye verité : mais en ce cas un tel homme, nonobstant son esprit merveilleux, meriteroit estre banny du monde. C’est de telz orateurs que ceulx là, que se doivent entendre les blasmes que lon donne à Rhetorique, sçavoir est de ceux qui l’emploient à autre fin qu’elle ne fut establie par le commun consentement. Et croyez que non seulement tel inconvenient avient à elle, mais aussi à toutes les autres artz, pour plus honorables & profitables qu’elles soient envers nous. Revenons à noz propos. Il est certain pour les causes des-ja

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dites, qu’en quelque sorte que ce soit la question encommancée n’est point dificile à juger : pource que l’enseignement, qui est la voye qui conduit à la verité, à proprement parler n’est point l’efet d’un orateur, c’est plustost le devoir des doctrines speculatives : lesquelles sont sciences non de paroles, ains de choses, partie divines, & partie produites de Nature. Il reste donc à sçavoir laquelle des deux, ou de la delectation, ou de la persuasion, est la plus propre à l’orateur, & en parlerons si au vray qu’avant qu’entrer en matiere, nous infererons une telle adjonction, qu’encor que le perfet orateur aye la science comme la parole, & qu’il ayt apris, comme il enseigne : si est-ce que celuy se trompe qui pense que tel orateur soit un receptacle de toutes sciences. Et toutesfois soit que tousjours, & en tous siecles, non seulement les bons, mais encore les mediocres orateurs furent rares, & qu’en nostre temps mesme, ilz sont tresrares en toutes langues, si est il fort dificile, non pas de sçavoir bien la verité, mais de sembler la sçavoir. C’est assez de celà, permettez que je retourne au debat du delectable & du mouvement : de vray, pour parler naturellement, le delecter est esmouvoir ; & encor au contraire pour dilater le circuit des

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termes de ceste art, tout oratoire mouvement est delectable : consideré que le perfet orateur esmeut autruy, non par force, ou violence, comme l’on poulce les choses pesantes en hault, & que l’on tire à bas les legeres, ains l’esmeut tousjours par une conformité de son inclination à son affection. Ce qui ne se peut faire sans luy estre fort agreable, & de grant contentement. Pour autre cause aussi (comme je disois n’aguieres) les maistres de la Rhetorique n’ont distingué de poinct en poinct les dispositions des auditeurs : lesquelz effetz se doivent varier selon la mutation de fortune, & des ans, sinon en ce que là ou l’orateur congnoistra que telz auditeurs ployent les passions de leur poitrine, il estudie & tasche avec la force de ses paroles de les y atirer. Et croyez que si l’esmotion se faisoit autrement, toute personne ainsi surprise, comme forcée & tirannisée de l’orateur le hayroit mortellement. Aussi ne puy-je croire qu’une republique bien ou mal ordonnée, pourveu qu’elle aymast la liberté, sceust permettre à ses citoyens de s’exerciter en une art, par laquelle non seulement le commun, mais les magistratz, & les loix fussent maistrisez & domptez. Il reste à vous dire par quel moyen telle

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esmocion nous delecte, & d’ou vient que le plaisir qu’engendre l’oraison dedans les affections de l’homme, est nommé mouvement : car encor que telles choses semblent plus philosophales qu’oratoires, si est-ce qu’il est bon de les sçavoir, mesmement, d’autant qu’elles conviennent grandement à la matiere dont nous parlons. Quant à la premiere je m’en expedieray briefvement : Pource que comme le poéte, & le paintre qui sont leur en art semblables à l’orateur, font des vers, & des images en diverses manieres, pour nous donner plaisir, les uns horribles, les autres plaisans, ceulx cy dolens, ceux la joyeux. Aussi le bon orateur est coustumier de delecter les auditeurs, non seulement avec le visage, avec les ornemens, & les nombres, mais aussi avec telle delectation les esmouvoir à haine, à ire, à courroux, & envie. De moy je ne liz jamais en Virgile la tragedie d’Elise, que je ne pleure son mal avec luy, non tant pour son mal, que pour la consideration du gentil artifice, avec lequel le poëte à depaint telles amours, & la mort qui s’en est ensuyvie. Et me trouvant ainsi vaincu de pitié, je ne me puis garder d’estre grandement resjouy, ce qui ne doit sembler esmerveillable à celuy qui quelque

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fois ploré de trop rire. Vray est que telle lecture a la force de plus, ou moins me provoquer, selon que plus ou moins je suis dispos à compassion : ce neanmoins en quelque sorte que ce soit, j’aymerois mieux plorer avec Virgile, que rire avecques Martial. Mais en retournant à l’oraison, il me semble que quand l’excellent orateur, esmeut à ire quelque homme colere, ce n’est sans grant plaisir, qu’est eschaufée ceste ardeur, qui luy est chaudement conservée en lame, par la complexion naturelle : ou bien par quelque autre estrange accident : lequel plaisir pource qu’il naist de chose desplaisante de soy, & fort ennuyeuse, ne delectant sinon par la conformité, qui est entre elle, & l’affection de celuy qui escoute (ce qui esmeut Philostrate estant roy de sa journée, de commander à ses compagnons que l’on parlast de ceux, de qui les amours furent miserables) à juste cause, & pour parler proprement, il ne doit estre nommÈ delectable, ains provoquant. Et à fin que telle odieuse nature ne soit de nous aucunement goustée par son long discours, & qu’elle ne soit d’autant ennuyeuse, qu’elle estoit delectable au paravant, par sa conformité à l’affection (entendu que l’acord des choses mauvaises ne dure

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gueres) les Rhetoriciens ont voulu, que l’orateur s’en expediast briefvement, & en peu de paroles : Aussi à la verité, ce plaisir procedant du mouvement, est comme un riz procedant non de vraye recreation, ains d’un chatoillement, qui à la continuë se convertiroit en douleur & pamoison : mais les facecies, les propos joyeux, les sentences, les figures, les couleurs, l’election, le nombre, & l’assiette des paroles, le sortir hors de la matiere, & quelquefois comme un homme qui cherche son plaisir, faire promener son esprit dans le jardin des autres choses voisines, sont de leur propre nature toutes de soy mesmes grandement agreables : Parmy lesquelles ordinairement nostre ame se complaist, ny plus, ny moins, que noz sentimentz corporelz se delectent, es odeurs, aux sons, & aux couleurs materielles. VALE. Atendez un petit, Brocard, jusques à ce que nous ayons (encor que ce soit de loing) diligemment considere l’entrée de ce propos encommencé, & avant que la douceur de la delectation, & de l’emocion traitée, vous transporte plus outre, ne soyez fasché d’escouter, ce qui me semble se pouvoir dire avec verité, des affections, & des mouve-

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mens d’icelle : pource que je tien pour certain, que la principale intencion de l’orateur, n’est pas tant pour commouvoir, que pour apaiser les ventz infortunez, coustumiers de conciter es parties plus basses de nostre ame, l’yre, la haine, & l’envie, qui sont ventz contraires à la serenité de raison : Ce que l’orateur peut faire, aussi bien au commencement de son propos, qu’à la fin, en imitant l’oraison que fit Cesar au Senat, en la faveur des conjurez prisonniers. Vray est que l’orateur, qui a la vertu d’adoucir l’aigreur, peut aussi troubler les sentimentz : mais quiconque fait celà, ou il est meschant faisant mal son devoir en sa sçience, comme le medecin qui au lieu de guarir le passient l’empoisonne : ou il est contraint de ce faire, congnoissant estre impossible du premier coup, d’atirer l’auditeur de l’extremité de hayne, pour le mettre au mylieu de Raison, sans luy faire quelque peu sentir de son extreme contraire. Et encor que telle chose soit vraye, si est-ce que selon ce qu’on parle vulgairement, nous ne disons point que ce soit le propre d’un orateur d’esmouvoir les affections, suyvant laquelle maniere de parler, Sorence à formé sa demande : pource que le mouvement est au vulgaire plus congneu, &

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semble de plus grande force, que n’est la vertu de pacifier : Oultre ce qu’il semble la plus grande part des orateurs, faire leurs oraisons plus pour esmouvoir, que pour complaire. J’ay d’habondant une troisiesme raison, qui me fait croire que c’est plus le propre de l’orateur d’esmouvoir, que d’apaiser : entendu que son art non seulement trouble (ce que luy congnoist par soy-mesme) ains en composant les affections, il esmeut, & provoque. O que grande violence doit estre celle de l’orateur en noz ames, veu qu’elle nous persuade à bien faire, pratiquant en une heure, avec la parole, ce qu’en beaucoup d’années le philosophe aquiert à grande peine, avec sa vertueuse vie. Or voyez maintenant si l’art de Rhetorique est convenable à la civilité de la vie, & pour la liberté publique, & si la commocion des affections est plus ou moins honorable, à l’orateur, que l’enseigner, ou delecter. BRO. Certainement si le mouvement oratoire estoit tel, que l’avez maintenant depaint, l’Ariopagite fit mal de le defendre aux Atheniens : mais il ne me semble point qu’il soit tel, consideré que l’orateur, pour l’entretien des affections, regarde plus à l’aage, & à la fortune, qui nous pertrouble, qu’à la raison : le

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vray ofice de laquelle est de temperer. Toutesfois prenons le cas qu’il soit ainsi que vous dites. Si tien-je pour certain, que tout ainsi que par les raisons alleguées, nous avons conclud l’art oratoire enseignée aux auditeurs, n’estre science de verité, ains opinion, & semblance de chose vraye, pareillement le repos des sentimens que l’oraison engendre en noz ames, n’est vertu, ains seulement efigie de vertu : qu’ainsi soit, vertu est une acoustumance à bonnes meurs, que nous ne gaignons pas en un instant, par la force des paroles, ains en bien ouvrant, & par longue espace de temps. Mais à fin que ne pensiez pas, que la bonne art de Rhetorique, Royne de toutes les artz, soit une certaine gaudisserie, pour faire rire (bien que quelques uns la veullent comparer à une cuysine) Vous devez sçavoir que de toutes les artz, les unes sont delectables, les autres profitables : les profitables sont celles que nous nommons mecaniques. Des delectables, les unes ont le povoir de contenter l’esprit, les autres le corps des personnes, ou pour mieux dire les unes le sensuel, les autres l’intellect. La musique, & la painture, contentent l’ouye, & la veuë : les odeurs contentent le nez, les vian-

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des le goust : & les estuves avec leur chaleur temperée, sont coustumieres de conforter tout le corps, avec un fort grand plaisir. Quant aux artz qui delectent l’esprit, elles sont deux, sçavoir est Rhetorique, & poësie : lesquelles encor qu’elles ne puissent parvenir à l’intellect, que par les aureilles, ce neanmoins elles doivent estre nommées intellectuelles, d’autant qu’elles sont l’art des paroles, instrumentz de l’entendement, avec lesquelz nous declarons l’un à l’autre, ce que nostre esprit entend. La musique à la verité est composée de la voix & des sons, avec laquelle, en assemblant par nombre, les graves, avec les subtilz, nous les temperons en sorte, que leur diversité se conjoint ensemble, & engendre l’armonie, laquelle esmeut non seulement nous, mais aussi les bestes brutes, avec delectation merveilleuse. Mais la Rhetorique, & la poësie sont l’artifice des voix des hommes, non comme graves, & subtilz, ains comme propres paroles, en tant qu’elles sont signe de l’intellect, si bien acordées, qu’il en sort une consonance, laquelle parlant par Metaphore, & estant par les premiers Rethoriciens comparée au nombre musical, fut nommée nombre, sans lequel l’oraison n’est point oraison, & a-

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vec lequel un vulgaire propos sans fruit peult estre nommé oraison. Et croyez que cest un tel poinct, que pour le bien declarer (veu qu’en luy seul quasi comme en un ferme centre, le discours de toute l’art oratoire est fondé) il seroit besoing, qu’une autrefois nous recommencissions par une autre voye, en considerant que tout le corps de l’eloquence, pour grand qu’il soit, n’a que cinq membres : Sçavoir est (parlant selon les Latins) invention, disposicion, elocution, narration, & memoire. Entre lesquelz sans doute, elocution est la premiere partie, quasi comme le cueur, encor si je la nommois ame, je penserois bien dire : pource que d’icelle derive le propre nom d’eloquence, comme vif derive de vie, l’invention, & la disposicion y sont veritablement necessaires, car estantz trouvées es sciences, l’oraison les dispose : mais la tierce, par le son du vocable, est la propre partie des paroles, lesquelles non actuellement, ains avec jugement, nous elisons, & esleuës qu’elles sont, nous les agençons & entrelassons par ordre. Doncques encor que l’elocution soit un troisiesme membre de l’eloquence, fort diferent des deux premiers, si est-ce qu’elle est membre si principal, qu’en ceste mesme elocution, on y

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peut trouver invention & disposition oratoire & ce pource que toute elocution n’est pas oratoire ou eloquente : car en toutes langues, il y a plusieurs termes si aspres, vieilz, si absurdes si communs, ou si abjetz, que l’homme bien apris ne se garderoit pas seulement de les proferer en senat, ou jugement, mais encor auroit honte qu’ilz luy sortissent de la bouche, en ses familiers devis : & pour-ce faire se garderoit bien sans grand’ peine, de converser par quelque temps avec autres hommes que bien nez & bien instruitz : mais de joindre ensemble les termes desja receuz pour bons, doulx, clairs, & bien sonantz, & la ou auparavant ilz s’acommodoient d’eulx mesmes à la signification de quelque chose, maintenant les acoustrer & nombrer leurs accentz, & silabes, est un artifice, qui seul & premier forme l’orateur. Encor s’il est vray ce que je trouve escrit par les rethoriques c’est assavoir l’invention & disposition des choses, estre plustost le fait d’un homme prudent, & sage, que d’un eloquent Orateur ; je dy qu’en l’assiette des paroles consiste tout l’art oratoire : & par ce moyen la dispute de delecter, de l’enseigner, & esmouvoir, est vaine car comme le promouvoir, & l’enseigner, sont

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les fruitz de l’invention, les parties de laquelle sont le proëme, la narration, la division, la confirmation, la confutation, & l’epilogue : Aussi le delectable doit estre nommé, l’oeuvre de l’oratoire elocution. Peult estre que je vous fasche, en meslant avec le vulgaire les termes Latins, & Grecz, ne discernant les paroles, comme je vous avois promis par cy devant, ains comme je les trouve je les amasse en confusion : Mais qui ferois-je ? la coulpe en est à noz predecesseurs, qui laissans le soucy, & la cure des choses graves, concernans les doctrines ; se sont delectez à parler & escrire en ryme les, traitz d’amour, & contes facecieux. Il y en a bien eu quelques uns, qui ont pris la hardiesse de sonder les siences, mais ilz sont peu, & sans renommée, voire & si vieulx, que ce seroit temps perdu de vouloir parler selon leurs vocables : pource que leur vieillesse nous sembleroit plus estrange, que la mesme latine. Quant à moy toutesfois je dirois bien narration, confirmation & confutation en autres termes ; mais l’innovation d’iceulx, & l’embrouillement de telz noms incongneuz, me pourroit tellement empestrer, que là ou je deürois parler proprement je m’y pourrois oublier. Il est donc meilleur a-

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voir recours aux termes estranges, qui des-ja nous sont domestiques, & congneuz, que d’en pratiquer de nouveaux, qui nous seroient de dificile intelligence. Ainsi en firent les latins, car en prenant des Grecz les doctrines & les paroles ilz leur donnerent habitude parmy eulx, & comme vrayes Romaines, ilz s’en servirent . VAL. Vous n’avez point jusqu’à present usé de termes dont le vulgaire se deust esbahir : mais en procedant plus outre, vous encourrez en des conceptions, en parlant desquelles, il vous sera besoing pour estre entendu vous prouvoir de vocables un peu mieulx sonnantz es oreilles de ce païs, que ne font ceulx qui viennent du latin. BRO. En parlant de ceste matiere en vostre presence, de qui la memoire precede beaucoup mes paroles, je n’ay pas peur d’user de termes, qui vous soient estranges. VAL. Encor que vous ayez entrepris de parler de l’art oratoire, entre si peu de gens que nous sommes, & en stile commun, & tel quel (convenable à la chambre) ce neanmoins je vous conseille, que vous en parliez tout ainsi, & avec tel zelle, que vous feriez si vous estiez aussi bien en presence de plusieurs gens doctes, comme vous estes devant gens ignorantz. Ce que

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je croy que vous ferez, pource que Sorance diligent contemplateur de voz propos, les rassemblera : & ce fait, il ne se pourra pas garder qu’il n’en face participans plusieurs de ses amis curieux de voir choses nouvelles. SOR. A la verité quand je party de Venise, mon frere messire Jerosme me commanda tresexpressement, que pendant, que je serois en Boulongne, je ne faillisse point de luy mander toute chose qui me sembleroit notable, comme j’ay fait jusqu’à present : pensez que je pourray faire par cy apres de si noble propos, la dignité duquel precede Empereurs & Papes. BRO. Je congnois bien messire Jerosme : en la presence duquel ne se doit presenter chose qui ne soit esleuë. Mais vous, Sorance, ferez bien (comme bien le povez faire) descrire, mon opinion en autre stile, que ne l’avez entenduë : car c’est autre chose de parler privément, & entre amyz, comme je faiz avec vous : & autre chose d’escrire à autruy, en la perpetuelle memoire des propos passez : croyez aussi que si j’eusse pensé telle chose, lors que vous avez fait la question je n’en eusse aucunement parlé, ou bien, je n’eusse pas si tost respondu : pource que les paroles & les choses necessaires à telle art, & princi-

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palement les joindre ensemble, puis par bon ordre les expliquer chascune en son lieu, n’est point oeuvre d’un jour ny de deux, elle merite bien plus grand temps. Toutesfois si j’ay failly en mon commencement, paraventure qu’en continuant je m’amenderay : car la ou je pensois vous dire librement (en sortant quelque peu de la matiere) ce que je sçavois de l’art oratoire, mettant en oeuvre ces termes, avec lesquelz par la lecture des autheurs latins, j’ay essayé de l’aprendre ; Maintenant je discoureray sur quelques petites choses, qui conviennent à nostre fait. Par ainsi je payeray tout à un coup, le devoir de vous en dire mon opinion : & en evitant tout doucement l’escueil des termes latins, contre lequel, à la longue nostre devis se pourroit rompre, je laisseray le soin de si perilleux voyage, à un plus sage marinier que moy. Pour donc retourner à nostre propos, encor que selon l’opinion des rhetoriciens, je dise n’agueres l’enseigner, & l’esmouvoir estre deux des oeuvres d’invention, pource que d’autant que le proëme, & l’epilogue esmeuvent d’autant la narration, & confirmation enseignent : si est ce que muant mon opinion en meilleure, & mettant proportion aux choses, il me semble

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que l’enseignement apartient proprement à la disposition, comme au contraire ignorance nous est enfantée par la confusion des choses. Nous ajoindrons donc l’invention avec le mouvement, & l’enseignement avec la disposition : mais quant au delectable, duquel nous parlions, nous l’acompagneront & meritoirement, à sa mere elocution, qui est la forme & la vie d’eloquence. De là passant aux trois natures des choses, considerées de l’orateur, & venant aux trois stiles, c’est-assavoir aux trois manieres de dire, en les egallant l’une à l’autre par mesure, je les conjoindray en sorte que la cause judiciale, le propre de laquelle consiste en la gravité du stile, correspondra au mouvement, & à l’invention : la deliberative avec son stile, bas & petit, s’ajoindra à la disposition, & à l’enseignement. Et finalement la demonstrative, mediocrement traitée, sera droitement correspondant à l’elocution, & delectation. Apres laquelle disposition de ces choses, en passant outre, on peut facilement conclure, que comme entre les trois parties d’oraison, l’elocution est la premiere, & la cause demonstrative est la plus noble, & la plus capable de toute decoration, que ne sont les autres deux, &

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que sur les stiles de parler, le mediocre est le plus perfet & vertueux : pource qu’il n’est prodigue, ny avare ains liberal ; il n’est superbe, ny abject, ains magnanime ; il n’est audacieux ny couart, ains vaillant ; il n’est lassif, ny stupide ains temperé : aussi la delectation oratoire, merite bien qu’on la prefere à la vertu d’esmouvoir & à celle d’enseigner. Ne voyons nous pas souvent que l’orateur n’esmeut pas tousjours, ny n’enseigne, encor qu’il s’estudie en toutes sortes d’oraison, & en toutes causes, de delecter les auditeurs : & encor ne se contentant de la delectation des paroles, à fin de redoubler le plaisir, & l’adoucir perfettement, il a recours aux gestes & actions qui sont le miel, & le sucre des yeulx, & des oreilles, en quoy se fait la confiture de l’oraison : de laquelle action depend (pour la grace qu’elle a) la vertu d’oraison, qui ne seroit rien sans elle. Demosthene en donna la sentence, qui peu apres fut confirmée avec bonne preuve, par Eschines son aversaire ; lors qu’il lisoit aux rodiens l’oraison de Demosthene : & voyant que ses auditeurs s’en esmerveilloient leur dist que veritablement telle oraison estoit esmerveillable, principalement estant prononcée par le mesme Demosthene, quasi voulant

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dire, l’action du prononciateur, povoir diminuer & acroistre la force de l’oraison ; voire la transmuer en sorte, qu’elle ne parestroit plus elle mesme. VAL. Avant que Sorance confesse que l’oraison persuade plus par delectation, que par enseignement, ou emotion ; il espere entendre avec quelles raisons vous prouverez, contre l’opinion de Ciceron, que la cause demonstrative soit plus noble que les deux autres : & que des stiles de parler, le mediocre est le meilleur : car pour certain, la question disputée de telz deux premisses, plustost faux que douteux, dificilement se pourra decider. BRO. J’atendois en cest endroit que vous interrompissiez mon propos, estant certain que vous refuseriez incontinent ce que j’ay dit de la cause demonstrative & du mediocre stile. Parquoy sachez tous deux, que parlant de telles choses avec une simple narration, & sans aucun argument j’ay eu en fantasie de conjoindre les trois stiles, les trois causes, & les trois formes de persuader, avec les trois parties d’oraison : en sorte que l’invention, corresponde principalement au mouvement de la cause judiciale, avec le stile grand : Et à la disposition, l’enseignement en la cause deliberative, avec le stile bas. Fina-

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lement le delectable, se doit proprement referer à l’elocution en la cause demonstrative, avec le moyen stile : lequel ordre seroit facilement jugé avoir esté observé par les rhetoriciens Grecz, & Latins : si on regarde bien leurs oeuvres. S’il est donc ainsi (comme veritablement il est) vous mesmes en argumentant par une mesme raison, prefererez meritoirement l’oratoire elocution, & toute sa bande, aux autres deux parties d’oraison, & à toute leur ordonnance : condideré qu’il n’est pas convenable d’egaler le bon, avec le mauvais, ains le bon avec le bon, & le meilleur avec le meilleur, appariant par mesure raisonnable, les stiles, les parties, les causes, & les persuasions. Or quand au stile nous en parlerons peut estre bientost ; quant au delectable, nous en avons parlé à sufisance. Revenant doncques aux causes, je vous dy, comme j’ay fait par cy devant, que la cause demonstrative est la plus honorable, la plus perfette, la plus dificile, & pour solution la plus oratoire que nulle des deux autres : en vous monstrant lesquelles choses, je vous prie, que sans regarder à la renommée des autheurs de rhetorique, vous ayez esgard à la verité, laquelle je m’apreste vous declarer, avec l’ay-

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de de raison : pource que parler de ceste art, en partissant ses veines, ses membres, ses os, ses nerfz, & sa chair, & faisant pour l’enseignement d’icelle, telle anathomie avec raison, est autre chose, qu’orer parmy le vulgaire, ou en jugement, ou devant les Senateurs ; en les allettant & esmouvant : ce que je ne faiz maintenant. Peut estre quelque fois (que Dieu ne vueille) je le feray ; lors qu’obeïssant à mon pere, je vendray aux plaideurs, le vent & la voix qu’il m’a donnée. Retournons à nostre propos ; Croyez de vray, que quand je considere diligemment les trois causes d’oraison, par leurs fins, par leurs ofices, & par leur suget, je ne puis croire autrement, que la demonstrative ne soit la principale sur toutes, estant sa fin honneste, son suget vertueux, & son ofice delectable à l’esprit l’incitant à bien faire. De là vint en Athenes la coustume de louer publiquement, tous les ans les citoyens qui estoient mortz en combatant vigoureusement pour leur patrie : Et par telle annuelle oraison (si nous croyons Platon) en laquelle estoient louez les mortz, & leurs vertuz ; l’on voyoit en un mesme temps, les peres, les meres, & femmes, avoir une heureuse consolacion : mais les freres, les filz, & neveux,

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qui estoient demeurez, se sentoient merveilleusement enflammer, par desir de les imiter, & se faire pareilz à eulx en renommée. Ce n’est doncques sans cause que Ciceron disoit, qu’il n’y avoit aucune forme d’oraison qui peust estre plus ornée en son parler, ny plus profitable à la republique, que ceste seule demonstrative : les preceptes de laquelle, non seulement ont povoir de faire les bons orateurs, mais aussi elle les exorte par bons moyens, à bien & honnestement vivre ; ce que ne font les autres deux, avec lesquelles bien souvent nous persuadons les injustes guerres ; & à fin de vanger noz injures, nous ofençons les innocens, & defendons les coulpables. Il peut estre que plus confusément que je ne doy, je faiz comparaison des trois parties d’oraison : mais je le fay pour le desir que j’ay de m’en expedier : à fin de donner lieu à Valere, qui s’apreste à me contredire : Mais vous deux ensemble, avec la dexterité de voz espritz, distinguerez de poinct en poinct mes paroles, pour supleyer à mon defaut. En suyvant donc mon propos, & considerant en moy-mesme ce que je disois n’agueres de l’oraison de Demosthene, dependant entierement de laction, j’ay ferme opinion que es

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causes deliberatives & judiciales, le naturel de la matiere & de l’orateur fait beaucoup plus, que ne fait l’art oratoire : Tout autrement est il de la demonstrative, pource qu’en la lisant, l’oraison n’en est pas moins belle, qu’en la recitant. C’est pourquoy nous voyons que les mediocres orateurs, estans bien informez des matieres civiles, & aydez de laction, & de memoire, sont coustumiers de parler assez bien, soit en Senat ou jugement : car en telz cas les choses traitées font naistre en nous les paroles ; lesquelles acordées avec les conceptions de l’ame, il en sort une armonie, que gaigne l’oreille des auditeurs, & les fait estonner. Pour-ceste cause les rhetoriciens ont maintesfois commandé, que sans estre trop curieux de la grace des termes exquis, nous devons (en parlant vulgairement) nous apuyer à d’autres, non si beaux, ains beaucoup plus propres, & de plus grand’ force à expliquer noz conceptions. Mais en la demonstrative, il est besoing non seulement d’acorder les parole aux concepcions, mais encor les mettre par ordre si proprement, que le pareil, avec le pareil, & le semblable avec le semblable, se refereront par bon artifice, & repliquant & redisant quelquefois ces mesmes

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paroles, les conjoindre une autrefois à leurs contraires, imitant en celà la prospective des paintres, qui assez souvent mettent du noir contre du blanc ; à fin que la blancheur se monstre plus belle plus claire, & plus ilustre : Toutes lesquelles choses, bien qu’elles soient vrayement artifice, sont neanmoins si dificiles, que le louër ou vituperer eloquemment à l’improviste seroit oeuvre miraculeux. Il est vray qu’aux autres deux causes, quelquefois l’oraison se peut promener belle & bien en ordre, parmy les epilogues & proëmes, lesquelz proëmes, encor’ qu’ilz se proferent les premiers, si est-ce que comme estans les plus oratoires, & de plus grand’ maistrise, sont les derniers composez. Aussi Marc Tulles Ciceron pere & prince des hommes eloquentz, lors qu’il vouloit orer, il aprenoit son proëme mot apres autre, & le tenoit en sa memoire. Il peut donc bien estre que ces deux genres de causes, deliberative, & judiciale, sont plus necessaires aux hommes, que ceste troisiesme demonstrative : & que Thisie, Corax, ou quelque ancien orateur (comme les premiers qui en ont traité) ont pris de ces deux causes, l’enseignement d’engendrer l’art de rhetorique : toutesfois le plus souvent ce qui est le

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dernier formé, devient le plus excellent en perfection : nous en avons pour exemple les oeuvres humaines, esquelles là ou le besoing est moindre, tous-jours l’artifice est plus grand, d’autant qu’aux necessitez, là ou est le besoing, nostre mere nature de soy-mesme & sans l’ayde d’aucun art, est tenuë d’y prouvoir. Lours, & le Lyon combatent naturellement avec leurs ongles, & leurs dentz, & le dain avec son viste cours se tire hors de danger. Les Arondelles font leur nid, & l’Arignée en filant pourchasse sa vie : mais entre nous qui sommes creatures, participans de la raison, avec l’ayde des paroles, signes & messageres de l’entendement, nous consultons de l’avenir, avec noz amis : & en refrenant noz mains, qui sont ministres de courroux nous usons, de defence contre noz ennemis presens, & quelquefois aussi nous les ofençons eulx mesmes. Par ainsi l’artifice à bien peu de puissance de nous enseigner en telz cas sinon pour disposer & ordonner l’invention naturelle : ce qui est autrement en la demonstrative, non necessaire à nostre vie : car les paroles & les causes, avec leur ordre, & leur assiette, sont vrayement artifice : lequel semé en la nature des deux premieres, &

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nourry par l’industrie, devient grand ; puis en sa troisiesme demonstrative, quasi comme en sa troisiesme aage, il se fait entier, & perfet : & adonc non seulement il ilustre la bonne cause demonstrative, vraye assiette de sa splendeur ; mais encor en abaissant & reverberant ses raiz il eschaufe & illumine par grand’ merveille, les deux autres inferieures. De là vient qu’es causes judiciales, la justice, & les loix, sont fort louées, & ceux qui les troublent fort blasmez : Et que parmy le conseil de republique, la liberté, la paix, & la juste guerre, sont exaltées avec souveraines louanges, & que les tyrans sont vituperablement mis en pieces. Laquelle meslange d’oraison, trouvée es Philipiques de Demosthene, & es Verrines, & Anthonianes de Ciceron, rend l’oeuvre merveilleux. Somme en egalant l’art, & les causes oratoires, aux sentimens de nostre vie, j’ose dire que les deux premieres sont le sens de l’atouchement, sans lequel l’oraison ne pourroit naistre, ne vivre : mais la cause demonstrative, ornement de la Rhetorique, est l’oeil & la lumiere qui esclarcit sa vie, & l’esleve de degré en degré, jusques là ou les deux autres n’ont povoir de parvenir. Or je vous diray, voilà un homme de bien plein d’e-

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loquence, & d’esprit, qui est sorty de son païs seul, povre, nud, & vient demeurer en Boulongne, que fera il de son art ? s’il acuse, ou defend, on dira c’est un vil avocat, qui vent ses paroles à chascun : s’il consulte, son conseil ne sera point escouté, pource qu’il n’est pas du nombre des citoyens. Se taira-il donc, demeurant oysif & non-chalant ? Non pas non, au contraire avec sa plume, en louant & blasmant continuëllement en la demonstrative, il exercera son eloquence : En quoy faisant non par hayne, ny pour salaire, ains pour dire verité, il sera en peu de temps craint & estimé, non seulement de ses semblables ; mais aussi des princes, roix, & grandz seigneurs. SOR. Cestuy eloquent homme que nous aleguez (si je ne me trompe) est le pourtrait de l’Aretin, BRO. Je ne nommeray personne, & toutefois quel que il soit, il ne peut estre autre que grand personnage : c’est pourquoy ceste cause demonstrative ne me semble moindre en senat, ou judicature, que sont les dignitez eclesiastiques, en l’endroit des escoliers. Les unes viennent par naturelle succession, les autres s’aquierent par industrie. Et tout ainsi qu’un particulier homme estant fait Pape, est adoré des seigneurs qui le suyvent : aussi les grandz sei-

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gneurs favorisent, & cedent au bon orateur, par le moyen de la cause demonstrative, que l’avocat, & conseiller ne daigneront pas seulement regarder. Si n’est il pas pourtant dificile à juger d’ou vient celà, qu’es deux autres parties, les discours oratoires ne sont point defecteux, pour leur gravité, ny grandeur de termes, d’entendre les oraisons demonstratives : pource que les sugetz de ces deux, sont tragiques : concernans l’une partie, la vie de l’homme, l’autre partie, l’estat de la republique. Mais ceste troisiesme, qui est demonstrative, laissant les vifz, & les mortz en repos, ne s’amuse qu’à depindre d’honneur, ou de blasme, les noms, & renommée de qui bon leur semble. Tout ainsi donc que ce n’est moindre plaisir voir deux ennemyz se combatre en chemise, seul à seul, avec glaives tranchantz, desquelz ilz s’entrefont playe & sang, que de voir combatre pour plaisir, & pour exercice, deux bons escrimeurs : aussi les causes civiles, selon le trait de la matiere, peuvent donner plaisir, d’autant que ceste demonstrative, avec son artifice de bien dire, y aporte joye & soulas. Et de là vient (comme j’ay dit parcy devant) que volontairement nous escoutons les mediocres orateurs, orans en senat, ou jugement,

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là ou facilement se recompense le defaut de l’art par le subget qu’ilz traitent : mais les oraisons demonstratives (comme encor les proëmes) si elles ne sont perfettes, il ne se trouve aucun qui les daigne voir, ny ouïr. Voylà qui sufit pour le delectable, & pour la cause demonstrative. Parquoy vous Valere, qui congnoissez mes fautes, jugez les, & les corrigez. VAL. Il peut bien estre que ce que vous avez dit, sufit pour le delectable & pour la cause demonstrative, mais il ne satisfait pas aux stiles, desquelz vous estes obligé de parler, & par especial du mediocre. BRO. Par une mesme raison, l’on pourra traiter des ornemens, & formes de parler, & du stile mediocre : car l’elocution est celle partie de Rhetorique, avec laquelle, & avec la delectation, & stile mediocre, la bonne cause demonstrative fut par moy acompagnée. Toutesfois icelle chose est digne d’autre esprit, & d’autre industrie, que la mienne : & puis qui entreroit en telles matieres, sortiroit hors du propos, duquel il a pleu à Sorance que l’on parlast. SOR. Comment, Brocard, seroit ce hors de propos que parler du stile, par le moyen duquel, l’oraison engendre en nous le plaisir, que par vostre preuve avez preferé à l’esmotion,

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& à l’enseignement ? BRO. Ou celà est hors de propos, ou bien je suis hors de moy-mesme, & ne l’enten pas comme je deürois. C’est pourquoy en toutes sortes j’ay bien raison de me taire. VAL. Je vous diray Brocard, nous sommes contentz, puis qu’il vous plaist, que le devis des stiles de parler soit differé jusqu’à un autre temps, souz condicion (ce que ne povez refuser) que vous nous enseignerez maintenant en quelle maniere, & par l’observacion de quelz preceptes, le vulgaire orateur en chascune de ces trois choses, se pourrra orner de ce delectable, par l’impression duquel en noz ames, nous sommes persuadez de nous acommoder à luy : car avec telle paction vous avez respondu à Sorance. BRO. Gardez que ne me provoquez à dire chose, qui vous face avoir la langue Tuscane en mespris : veu que maintes choses semblent belles & nobles, apres qu’elles sont faites, desquelles maintenant l’origine est salle & remplie de toute ordure. VAL. Les escoliers en medecine, qui tous les ans font des Anatomies de corps humains, pour voir en iceux, en quel lieu, & comment, les meres portent les enfans neuf mois, & au bout du terme les enfantent, n’espargnent non plus les belles femmes, & ne

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leur sont point plus cheres, qu’elles sont aux idiotz, qui ne sçavent point telz secretz. A ceste cause parlez hardiment : car le propos encommencé seroit de peu de profit, si par telle fin il n’estoit difini. BRO. Je voudrois donc, que m’aprinsiez tous deux, voz moyens de persuader, avec lesquelz encor que je m’en sente fort ofencé, vous me forcez & maistrisez. SOR. Et comment, vous desplaist il si j’aprens quelque chose ? BRO. En bonne foy ouy : pource que vous arrestant à mes paroles, vous aprendrez celle mesme igorance, que mon ineptie en beaucoup de temps, & d’industrie, & avec peu d’honneur m’a aquise : pour-autant que les preceptes que j’ay à vous bailler sur-ce propos, ne sont autre chose que l’histoire de mon estude, avec laquelle je suis tel que je puis estre. SOR. Une mynute de temps me semble une heure, atendant ce que vous direz des preceptes, avec l’immondicité, & vilenie, desquelz (comme vous dites) estes devenu apte, à faire belles les oraisons vulgaires. Si donc vous m’aymez, commancez & me declarez la verité le plus facilement que vous pourrez : sans luy donner le masque de vray-semblant. BRO. Les preceptes que j’espere vous donner, sont faciles de mettre

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en oeuvre, & pour ceste cause ilz ne me semblent dignes d’estre pratiquez d’un si bon esprit que le vostre. Or m’escoutez, non avec desir de m’ensuyvre, ains de me corriger. A la verité, des mes premiers ans je fuz desireux oultre mesure, de parler & escrire vulgairement, pour faire entendre les conceptions de mon ame, non tant à fin d’estre entendu (qui est le commun du vulgaire) comme pour faire que mon nom fust avec quelque louange, mis au nombre des hommes renommez. Et pour y parvenir, postposant toute autre chose, je m’arresté avec continuël labeur, en la lecture de Petrarque, & des cent nouvelles : En l’exercice de laquelle lecture, procedant de moy-mesme, je despensé plusieurs mois avec peu de fruit. Finalement voyant mon evidente perte de temps, comme Dieu voulut je recouruz à messire Triphon gabriel : Par le bon ayde duquel, je vis, & entendiz perfettement ces deux autheurs, que j’avois plusieurs fois leuz & releuz, sans sçavoir ce qui m’estoit bon d’en retenir. Premierement, ce bon pere me donna la congnoissance des vocables, puis me bailla les regles, pour congnoistre les declinaisons, & conjugaisons des noms, & verbes tuscans, & à la fin, il me declara particulierement les arti-

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cles, les pronoms, les participes, les adverbes, & toutes les autres parties d’oraison : En sorte que par un rassemblement que je fy des choses qu’il m’avoit aprises, j’en composay une grammaire, en escrivant laquelle je m’instuisois, & reglois moy-mesme, tellement qu’en peu de temps, je fuz par les hommes en estime de docte, & encor me tient on pour tel. SOR. Vous n’avez jusques à present dit chose qui nous ayt esté ennuyeuse à ouïr, & si espere que d’icy en avant nous n’en aurons plus grande cause, s’il est ainsi que pour la prendre, vous ayez pris le conseil de tel maistre, & les oeuvres de telz autheurs. BRO. Venant donc au demeurant, apres qu’il me fut avis que j’estois grand grammarien je m’adonnay à faire vers, engendrant grande esperance de moy, en tous ceux qui me congnoissoient. Ce fait, & me sentant alors tout remply de nombres, de sentences, & de paroles Petrarquines, & Bocacyanes, je fy par quelques années des choses esmerveillables à mes amis : Depuis pource qu’à mon opinion, ma veine commençoit à seicher, pource qu’aucunesfois me defailloient les vocables, & n’ayant dequoy parler en plusieurs sonnetz, un mesme subget me revenoit au devant, j’euz recours à ce que le monde fait

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aujourd’huy : car avec grand soing je fiz un vocabulaire de nostre langue, auquel je mis distinctement, & par alphabet, tous les termes desquelz ces deux avoient usé. Outre ce je rassemblé si curieusement en un autre livre, leur façon d’escrire les choses, comme le jour, la nuict, le courroux, la paix, la ayne, l’amour, la peur, l’esperance, & la beauté, qu’il ne me sortoit parole ny conception, que je n’eusse pour exemple les nouvelles de Bocace, & les sonnetz de Petrarque. Or voyez maintenant en quelle decadence je suis tombé, & en quelle estroite prison, & avec quelz lacs, je me suis enchesné. Mais j’ay bien à vous dire d’avantage, que je n’ay encor dit : c’est qu’apres avoir comme fort curieux, & admiratif de leurs oeuvres, percouru tout ce qu’ilz avoient escrit, tant en latin, que vulgaire, & voyant leurs oeuvres latines, au respect des vulgaires, estre indignes de leur nom : Je jugeay que celà procedoit, pource que à chacune langue correspont chacune particuliere grammaire, & par consequent variables artz poëtiques, & variables artz oratoires. Et que Petrarque & Bocace, bien instruitz en leur langue, & ignorantz (coulpe & honte de leur temps) la langue latine, ont d’autant bien escrit

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en Italien, qu’ilz poëtiserent, & orerent mal en Latin. Pour ceste cause, mettant en arriere le conseil de notre pere messire Triphon, qui m’incitoit à poëtiser vulgairement, avec l’artifice latin, je vouluz prendre une autre voye, entrant en laquelle, je suis venu à tel poinct, que je congnois le mal, si ne le puis eviter. Mais à fin que vous sachez tout, messire Triphon avoit acoustumé de me dire, que ce que Petrarque estoit né Tuscan, bien congnoissant sa langue, & au contraire ignorant la latine, encores qu’il en tinst l’art, fut cause de le faire grant en l’une, & moins que mediocre en l’autre. Toutesfois l’experience me semble luy contrarier : pource qu’en ce temps cy, la ville de Florence, telle Tuscane qu’elle est, n’a point de poëte, ny orateur pareil à Bembo, gentilhomme Venitien : par ce moyen Petrarque povoit estre devenu, avec les oeuvres de Virgile, & Ciceron, aussi bon poëte latin, que Bembo est devenu bon Tuscan, par la lecture de Petrarque, & des nouvelles. Ce que n’estant avenu, est signe evident que chascune langue a son art particuliere, c’est pourquoy Petrarque, composant en Latin, avec son art vulgaire, se fit moindre de soy-mesme, estant pris par ses oeuvres vulgaires. Et ce qui confortoit encores mon

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opinion estoit que je voyois chascun jour des hommes bons Tuscans, fort lettrez, & de grande renommée, qui neanmoins lors qu’ilz laisserent Petrarque, pour imiter maintenant Tibulle, maintenant Ovide, ou Virgile, en leurs vers vulgaires, & metant leurs telz vers, au jugement des Latins, & aussi des vulgaires, ilz desplaisoient, & aux uns & aux autres. Entre lesquelz tels imitateurs latins, celuy qui par nouvelle invention de ryme, ou plustost sans ryme, faisoit son imitation, me sembloit le moins faillir, en ce qu’avec jugement plus raisonnable, il confondoit les poemes : pource qu’en ostant la ryme aux vers, on leur oste grande partie de leur vulgaire forme, que les Latins, & leur art abhorrent naturellement. Ce que j’esprouvay au temps que (comme nouveau alquimiste) je me travaillay longuement pour trouver le vers heroïque, duquel le nom ne se peult aproprier à aucune espece des rymes de Petrarque : je fuz encor induit à favoriser la façon de noz vers, lesquelz contre les preceptes Latins, sans piez & avec ryme, ne sont pas moins doux aux aureilles, ny moins agreables en leur deambulation, que quelques autres que ce soit des antiques, soyent Grecs, ou Latins, & de telz piez paraventure

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parlerons nous cy apres. Vaincu donc des raisons, & des predites experiences, je retourné à mes premieres estudes, & lors je m’exercité plus que jamais, en la lecture de Petrarque (laquelle de soy seulement, sans autre artifice, peut enfanter de grans biens) & avec plus grant soing que devant j’imprimé en mon esprit quelques unes de ses phrases, tresnecessaires (comme je le croyois) au poëte, & à l’orateur, & lesquelles (puis qu’il vous plaist) j’expliqueray briefvement. En premier lieu, en pesant & nombrant ses motz l’un apres l’autre, je n’en trouvé point un seul, qui fust vil, ny sale, bien peu d’aspres, & tous beaux & excellens, & si convenables à la commune maniere de parler, qu’il sembleroit qu’il les eust esleuz, & colligez par le conseil, & commun consentement de toute l’Italie. Entre lesquelz reluisoient (comme estoiles au serein de la nuict) quelque peu de termes anciens, qui pour leur vieillesse n’en estoient rien moins agreables, ains se trouvoient beaux & gracieux, tellement que (comme pierres precieuses belles aux yeulx de chacun) ilz ne sont mis en oeuvre que par les excellentz & gentilz espritz : lesquelz termes neanmoins, la langue d’erudicion se garderoit de prononcer, ny la main ne l’escri-

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roit si les aureilles ny donnoient consentement. Ce seroit chose longue à raconter distinctement tous les verbes, les adverbes, & autres parties d’oraison, dequoy ses vers sont illustrez. Mais je ne vous celeray pas une chose, c’est que parlant de sa dame, & magnifiant ores le corps, ores l’ame, ores le pleur, ores le riz, ores son marcher, ores son sejour & repos, ores le desdain, ores la pieté, ores son aage, & finalement ores vive & morte la descrivant, en laissant le plus souvent les propres noms, il decoroit par grand’ merveille toute chose particulierement souz la figure d’autre chose nommant la teste fin or, & couverture d’or, les yeulx soleilz, estoiles, & saphirs, nid & ebergement d’Amour, les jouës maintenant nege & roses, & tantost laict & feu, les leüres rubiz, les dentz perles, & la gorge & l’estomac ores yvoire, & ores alabastre. Celà sufira pour les dictions, & par le moyen de ce que j’ay dit vous prendrez la peine d’observer le reste qui est grant. Venant donc à l’oraison, en laquelle ce rare homme, par son bel artifice, va composant ces termes que je vous ay louëz, je me suis avisé prendre esgard à la copiosité d’iceluy, que quand il avoit une fois dit lumiere, feu, chesne, plaisir, douleur, &

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telz autres noms, il ne les redisoit jamais en ce mesme sonnet, ains en leur lieu, mettoit raiz, lueur, splendeur, flamme, ardeur, braises, neu, laz, lien , joye, soulas, lyesse, peur, ennuy, martire, tristesse, & tourment. Outre ce, je compris qu’il aymoit à mettre deux contraires l’un contre l’autre, desirant conjoindre à chascun d’eulx son propre effet, & sa propre action : Du discord desquelz en correspondant l’un à l’autre par mesure, sortoit dehors ce contentement que chascun sent, toutesfois peu de gens en sçavent la cause. Ainsi este artifice estoit fort merveilleux, & digne d’estre diligemment observé : car telz contraires, & telz sons (quasi comme le fil en la toille) en traymant l’oraison, estoient si bien ordonnez, qu’encor qu’ilz fussent fort serrez, si n’estoient ilz point aspres, aussi n’estoient ilz point trop molz, ny trop eslargiz, ains fermes, pleins, & egaulx en toutes leurs parties : estans leurs joinctures bien conjointes ensemble. Ce qui est de tant plus grande vertu, quand plus nous sommes tenuz de le pratiquer en noz vers (subgetz à la ryme) qu’en la prose. Mais pource que nous ne considerons point seulement en l’oraison, les dictions & leur assiette, ains aussi la forme & fin determinée. Outre

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laquelle il n’est besoing de luy establir intervale, qui n’est autre chose que nombre (ainsi nommé des anciens) duquel nombre je vous ay aujourd’huy promis de parler, & y ay commancé : mais je ne l’ay parachevé, à fin donc que vous soyez entierement informez de toute mon estude. Vous devez sçavoir que nostre nombre, aussi bien que celuy des autres langues, à proprement parler, est la mesure de la grandeur du vers, lesquelles paroles bien disposées, & bien conclues, delectent beaucoup plus l’esprit, que les yeulx ny les aureilles, n’ont de plaisir au son, à la voix, au mouvoir de la personne, à la legerete, & d’exterité de corps, & de piez des baleurs, & aux bons accordz de musique. Voylà pourquoy je pense que anciennement ceux là, mesme de Provence, & de Sicile, qui estoient musiciens & danseurs, estoient pareillement poëtes, & qu’eulx en apropriant leurs vers aux balz, aux chansons, & aux instrumentz, ilz nommoient leurs poemes, maintenant sonnetz, maintenant chansons, & ballades. Vray est que les Latins mesurerent leurs vers d’une sorte, & entre nous vulgaires les mesurons d’une autre : Ilz divisoient leurs dictions en silabes, dont les aucunes estoient longues, les autres bre-

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ves, & lesquelles silabes ensemblément ordonnées, faisoient variables mesures, & variables formes de nombres (que les autheurs nomment piez) les unes nommées iambiques, autres trochées, spondées, d’actiles, & anapestes, & avec telles especes, ilz mesuroient & nombroient leurs vers, quantité par quantité. Mais nous, en mesurant noz vulgaires vers, avec moins d’art, & plus de raison, finalement nous en raportons autant de fruit, que les Latins : pource que sans avoir esgard à la longueur, ou brieveté des silabes, ains en les contant seulement, nous les joingnons ensemble : ce fait avec un grant contentement des auditeurs, ilz rendent la clausule entiere, qui se convertir en un vers. Et est ceste forme de mesure, fort pure & nette : car elle ne trouble point les silabes, en coupant & rompant par le mylieu les dictions : desquelles telles silabes font partie : ains les conserve sauves & entieres, parmy tout le vers, les laissant en leur propre lieu, avec leur son, & intelligence. Ce que ne font les Latins, du moins si bien : pource que considerant les silabes, non comme partie de diction, ains comme quelquefois brieve, & quelquefois longue, lors qu’ilz scandient leurs carmes, ilz tronquent leurs paroles, les rendant autres que paroles, & font des

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nombres qui ne sont nombres, ains pas, ou embrassées, ou autres telles choses : dequoy ilz mesurent l’oraison, non autrement que si elle estoit une superficie bien continuée, & d’un seul poix : auquel cas il avient souvent à telz latins, en mesurant leurs vers, ce qui avient aux musiciens, qui rendent le mot latin subget à leur musique, & non la musique subgette au mot : car ne se soucians de la signification des termes, ilz en font un barbarisme insuportable. Je ne vueil pas pourtant que vous croyez, que la vulgaire mesure soit vray nombre, & que toutes les fois que l’on assemble onze silabes ensemble, elles facent un vers Tuscan, ains est besoing quand on veult bien scandier, qu’au paravant que de parvenir à la derniere silabe, on face arrest, & coupe (que les François nomment quadrature ou sezure selon la quantité du vers) sus la quarte sixte ou huictiesme silabe, auquel endroit en reprenant son alene, l’on puisse facilement se conduire jusqu’à la fin. Il faut donc que telle quarte sixte ou huitiesme silabe soit plene, en sorte que la voix desja lasse, puisse aisement se reposer & acommoder. Peut estre demanderez vous, pour quelle raison les poëtes vulgaires ont mis (comme colonnes d’Hercules) l’onziesme silabe au vers,

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pour borne, outre laquelle on n’ose passer : à quoy je vous respons, que les premiers peres du vers Tuscan, l’ont ainsi voulu, ne povant par aventure les acommoder à leurs sons, chantz, & balz, s’ilz les eussent alongez : ou plustost c’est que nostre vers est lors plus perfet, quand il est pervenu à son comble. Parquoy à fin que plustost il ataingnist sa perfection, ilz le formerent d’onze silabes, pour le plus, permettant neanmoins, & donnant previlege à qui voudroit, de le faire plus court, & par l’opinion de l’auditeur, le prononçant entierement, quelquefois de cinq silabes, & le plus souvent de sept. Je pourrois bien vous dire beaucoup d’autres choses de la ryme : mais je n’ay pas le temps d’en parler : à ceste cause passons à la prose, c’est nostre propre matiere, le nombre de laquelle, s’il s’y en trouve, nous le prenons du vers, & le transplantons, & antons en icelle. De la povons nous facilement conclurre, que ses nombres ne sont ny dactiles, ny spondées, ains ceux là mesme que nous trovons aux vers, fors que le vers en se reposant sur le quatre ou sixiesme pié, ou sur le huitiesme, & finissant en l’onziesme, a ses nombres plus certains, & notoires que la prose ne l’a. Et en laquelle se seroit faute non petite, si la clause reposée

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au quatriesme pié, se finissoit tousjours sur l’onziesme. En quelle sorte donc vous diray-je que Boccace en fuyant le vers, s’estudia de faire nombre es oraisons de ses nouvelles ? Asseurez vous que telle chose ne se fait pas en jouant ; Aussi ne l’ay-je pas entreprise avec vantance de la conduire à bonne fin, & luy donner son dernier trait, ains à fin que vous congnoissiez quelles ont esté mes estudes, jusques à huy ; & de quel peu de profit elles me font, veu mon labeur continuël : pour vous donner exemple à mes despens, de ne despenser vostre temps, sinon si mal, aumoins que ce soit à meilleur fruit que je n’ay despence le myen. Quand je considere à part moy, maintenant les termes dont Boccace à usé, & desquelz je vous ay parlé par cy devant, puis la composition d’iceulx, puis la fin de quelques clauses, & apres les sugetz des nouvelles, il ne me semble voir que nombres, & perfections en toutes partz. Vray est que je jugeois telles choses avenir par diverses ocasions, sçavoir est quelque-fois par art, & quelquefois par nature : & pour ne vous en rien celer je me conseillois de le croire, ores aux yeulx du corps, & ores à ceulx de l’esprit. L’elegance & antiquité des vocables,

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avec leurs agreables sons, adoucissoient grandement mes oreilles, naturellement desireuses de plaisir. La perfette representation qui se faisoit à l’esprit, de la nature de quelque chose par sa proprieté, ou par la transmutation d’icelle, me delectoient outre mesure. Mais je vous avertiz que le nombre, duquel je vous ay parlé jusqu’à present, n’est pas le bon duquel j’ay entrepris vous parler, si est-ce toutesfois qu’il n’est pas du tout à rejetter ; veu qu’il peut facilement servir de guide, & de lumiere, à trouver celuy que nous cherchons : Parquoy passons plus outre, & venons à la proposition des paroles, & à la difinition des clauses ; desquelles deux choses, il n’est possible que l’une se puisse nombrer sans nombre, l’autre est fontaine des nombres, & de tout ce qui fait l’oraison perfette. En commançant doncques à la fontaine & de là venant aux russeaux, il me semble, aussi l’efet le demonstre, que l’oraison des nouvelles est tellement composée, que qui a oreilles de jugement, facilement s’avise comme elle est perfette, & numereuse ; & si en doit l’ocasion estre cherchée, non avec les oreilles, mais avec l’esprit. Aussi toutes les fois que nous expliquons noz pensées en bons termes, & si bien ordon-

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nez que la composition d’iceulx n’en semble aparente, ny aspre ; Adonc sans autre nombre, l’oraison est numereuse, & telle l’est celle des nouvelles ; enquoy Bocace fut si ententif que quelque-fois s’y trouvant un ou deux vers, ou il ne s’en apercevoit, ou les voyant ne se soucioit de les oster, ains comme lierre, ou autres herbes croissans d’elles mesmes, entre les pierres, il les soufroit en ses proses. Toutesfois comme de paroles bien composées : Il naist par-fois des vers entre elles, parmy la prose, lesquelz vers de tant plus ilz sont bons en petit nombre, de tant plus l’abondance en est vicieuse : Tout aussi bien souvent, voire tousjours, sont coustumiers de pulluler en elles, variables nombres d’oraison les uns graves, les autres gracieux, & doulx : avec lesquelz Boccace, non tant de nature, ou inopinement, comme par un agreable artifice, a lié ses sentences l’une en l’autre : les agençant en l’esquierre, & embrassant perfettement les clauses, en leurs bornes & limites. Ces nombres encores, par la moderacion qu’ilz font de l’oraison & de son viste cours, la refrenant tout doucement, avec benevoles rencontres, ont vertu non seulement de delecter mais aussi d’ayder : car comme la dex-

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terité de la personne, jointe avec la puissance rend les forces gracieuses, & fait l’homme plus asseuré en ses defences & plus impetueux & fier en ses assaulx : Aussi la prose acompagnée de telz nombres, est plus volontiers escoutée ; avec ce que les conceptions qu’elle signifie, s’en impriment plus vivement en l’esprit & avec plus grande eficace. Comment ? atendez vous que je les nomme ? & que je les distingue (parlant selon les Latins) par Trochées Iambiques Dactiles & autres telz piez s’il est ainsi vous attendez en vain : car si es vers ou ilz sont nez, & là ou l’oraison les prend, ilz ne sont nommez ne figurez, quelz noms ou figures en la prose, ou ilz sont estrangers, leur pourra donner celuy qui en parle ? En vous conduisant donc au lieu ou ilz se logent ordinairement : & les vous monstrant au doigt comme si j’estois muet, j’en remettray le demeurant à vostre estude. Encor devez-vous sçavoir que comme la composition de la prose est une ordonnance du son des paroles ; aussi leurs nombres sont ordonnez, de leurs silabes, avec lesquelz nombres, qui delectent les oreilles, la bonne art oratoire, commance, continuë, & acomplit l’oraison : pource que toute clause a

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aussi bien son milieu & sa fin, que son commancement. D’entrée elle s’esmeut & monte ; au milieu quasi lasse du travail, se tenant debout, sur ses piedz se repose aucunement ; Puis descend & vole à sa fin pour se reposer. Or de vous dire en combien de lieux l’oraison se doit reposer, depuis son commancement jusques à sa fin, & combien il faut de silabes, depuis son entrée jusques à sa premiere pose, il ne se trouve point de regle, ny de precepte, que le commandent & quand il s’en trouveroit, on n’y deüroit obeïr : tant pource que la prose veult estre libre tellement que le nombre ne luy est point un lien ains une perfection, que pour fuyr l’ennuy que nous aporteroit l’oraison par ses nombres, ditz & reditz tant de fois : qu’encores pource qu’à efetz disconveniens, & sentences diverses, ne pourroit pas convenir pareille quantité de termes. Et si vous dites, le vers n’est ennuyeux, je dy que c’est pour-ce que son nombre est pur & perfet, & luy est comme un mur autour de son edifice : lequel mur pert sa couleur, estant esmaillé, & enrichy d’autres nombres, les uns plus grans, les autres semblables, ou contraires, & despains de rymes tout à l’entour, & de epithetes, & figures, & y sert encores beau-

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coup ce que bien souvent la fin du vers, est le commancement de la sentence, & telle-fois le milieu : mais en la prose les choses : & les paroles font elles mesme le nombre, pour ceste cause, l’abondance des figures numerales, la rendroit plustost afectée, ridicule, & puerile, que delectable & oratoire. Donques en ramenant à efet tout ce que nous en avons dit, nous conclurons, que pour plusieurs causes une mesme oraison peut estre numerale & non numerale, pour-ce que le vers peut estre vers, mais de locutions viles, & mal composées ; & combien qu’aucunefois la ryme face l’oraison sonereuse si est elle neanmoins aspre & rude, tellement qu’assez souvent l’elegance gaste le vers, & fait qu’il est jugé autre que vers. Semblablement la prose quelquefois compose bien des paroles sales, & une autrefois des belles. Il peut encores avenir, que comme par fois en la musique les bonnes voix discordent, que celles qui ne sont point bonnes, s’acordent entre elles, ou par usage, ou par art : aussi quelquefois les semblables & les contraires, qui sont chascun à part soy, & de nature resonnantz, pourront expliquer l’oraison à bouche ouverte, & avec voix aspre, diforme, & sans sçavoir. Finale-

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ment bien souvent il avient que la prose perfettement composée, ne se soucie (non plus que le fleuve qui se contente de son cours) non seulement d’aprocher de la fin, mais de se reposer par les chemins ; ains va tousjours, tellement que si l’aleine ne luy failloit, elle chemineroit continuëllement toute sa vie. Recourons donc apres noz nombres qui s’en vont traversant la voye, & les invitons avec noz adulations & blandices, à s’eberger & refraichir avec nous, & s’ilz n’acceptent nostre courtoisie, usons de force, en les arrestant maugré eulx, puis que c’est pour leur bien. SOR. Ceste loy de nombres en la prose vulgaire, semble fort incertaine & confuse ; veu qu’elle ne desdaigne point ou, quand, comment, & combien de fois l’oraison se doit arrester, avant qu’ariver à la fin, & avec quelz piedz elle marche, ny devers quel but elle tire, pour se reposer : mais que signifie ce que vous nous avez dit, qu’à efetz disconveniens & sentences diverses, les semblables intervales ne sont point convenables, & comment se peult il faire qu’en la prose plustost qu’au vers il y ait un mesme nombre des causes & des termes ? BRO. Je vous respondray brevement, mais-que vous m’escoutiez aussi ententivement comme vous a-

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vez fait. Quand je vous ay parlé par cy devant de l’orateur, du musicien, & de leurs nombres, je vous ay dit, que le musicien en mettant les voix graves, contre les legeres, les mesurant avec leurs nombres, il delectoit les oreilles : Et que l’orateur avec les paroles de la memoire, s’estudioit de delecter nostre ame desireuse de plaisir. C’est donc l’ofice d’un orateur de prononcer non seulement parolles resonnantes, mais intelligibles, & correspondans aux conceptions signifiées ; car si aux pourtraitz de Titian, outre le descein de son oeuvre, nous considerons la ressemblance, & ilz sont telz (comme aussi sont ilz) qu’ilz representent entierement leur exemplaire, nous estimons son oeuvre perfet, & digne de luy : aussi en l’oraison moyennant la conjonction des paroles, leurs nombres, & aussi leur fard, nous paragonnons les intentions signifiées, en essayant de faire acomparer les paroles prononcées aux sentences, & en ceste ordonnance nous les interpretons, tout ainsi que la memoire les avoit notées. A ceste cause si les conceptions sont graves, pour faire que les paroles y correspondent elles doivent estre formées de silabes, à la prononciation desquelles la langue soufre peine

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qu’il y ait souvent ou reprendre aleine, & se reposer, & que la fin n’en soit tardive. Quant à Bocace il faict autrement en ses paroles, & en ses sentences legeres. Autant en pouvons nous dire des efectz, pource que lon doit proportionner les coleres avec paroles vistes & soudaines, & des melancoliques, paresseusement egaler l’humeur aux paroles : car posé le cas que le Tuscan au nombre des silabes, n’ayt egard à leur longueur, ou breveté, ensorte qu’il s’en composast des piedz : si est-ce que tous les jours nous esprouvons, que dedans les silabes, les consones ont plus longue, & plus aspre prononciation, que les voyelles. Ce qu’estant consideré par Dante, aucunesfois en ses chansons, & en ses commedies, il eslisoit des rymes aspres, plus comme bien studieux, que par coustume ou par cas d’aventure : non pour autre cause que pour les faire convenables au subgect duquel il parloit, qui se soy estoit aspre, & sans aucune douceur. Toutesfois pour-ce que le poëte ne cherche autre chose que delecter, & l’orateur en delectant persuader, il est besoing que les parolles de l’orateur se conforment totalement aux conceptions significatives, & que les nombres de la prose, c’est assavoir son commancement, son

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milieu, & sa fin se rendent pareilz avec l’entrée, & le milieu des sentences. Il n’en avient pas ainsi au vers ; pource que ses nombres dependent non des conceptions de son ame, ains des balz, danses, chansons, & chantz. De là vient que les perfetz orateurs sont en moindre nombre que les poëtes : lesquelz encores qu’ilz soient fort obligez à leurs nombres, & que par ce moyen le vers semble estre d’oeuvre laborieux & de grand maistrise ; Ce neanmoins pource qu’ilz sçavent bien en quel endroit telz nombres font leur repaire, ilz les trouvent incontinent, & sans beaucoup y penser tellement qu’ayantz l’oreille pour guyde, ilz se conduysent facilement au milieu, & à la fin : Mais la prose est autre chose, force nous est la mesurer avec la delectation de l’oreille, & la persuasion de l’esprit, en prenant tousjours garde, que les paroles ne soient point plus courtes ou plus longues que la sentence le requiert : autrement l’oraison demeureroit trop obscure ou trop froide. Ces nombres donc sont moins sensibles que ceulx des vers, toutesfois plus nobles : Ilz sont un peu plus libres ; mais non moins certains, combien que leur certitude ne soit aparente, pour estre dedans les sentences

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qui sont choses, intellectuelles. Encor j’ose bien dire que tout ainsi que la musique de trois voix, est plus perfette que celle de deux, & encor que la painture de plusieurs couleurs, est plus excellente que celle de peu : ainsi la prose en laquelle la langue s’acorde aux oreilles, & à l’esprit, est oraison plus numerale, que celle du vers, & à laquelle noz oreilles, & nostre langue, seulz entre les aultres membres du corps, sont coustumiers de s’acommoder. Voilà les estudes que j’ay faites jusques à huy en Petrarque, & es nouvelles de Boccace, avec grant labeur, & tel fruit que vous voyez, & si je ne m’en repens point du tout, esperant que mes fautes serviront aux autres d’exemple à bien faire ; non pas à moy, qui pour le plaisir que je prens en ma faute, à peine la puy-je voir : voyez comment il y a espoir d’amendement. SOR. Si vostre faute est si petite qu’il vous soit penible de la voir, soyez certain qu’elle sera invisible aux autres, par tant vous ne devez en avoir soucy. BRO. L’erreur est grande de soy mesme & assez notable ; mais ma veuë acoustumée aux tenebres d’ignorance, ne la peut sufisemment discerner. Et qui pis est vaincuë de la lumiere de verité, ne peut vivement con-

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templer sa splendeur. SOR. Je vous pris descouvrez moy cest erreur, & si vostre ignorance a povoir de m’ayder, m’enseignant quelque chose, ne la tenez point ocieuse en mon endroit. BRO. Beaucoup de telles erreurs sont, ou je me treuve empesché, & toutesfois elles procedent toutes de la racine, dont je vous ay par cy devant parlé : C’est assavoir que l’art oratoire & poëtique du latin, n’est pas semblable à celle du Tuscan : Et deüroit estre ceste erreur congneuë de chascun. Et par là je prens argument, que mes longues, & pueriles observances, sont fautes : principalement celle des nombres : de laquelle mes oreilles, cupides de meilleur son, ne se peuvent sufisamment contenter. SOR. Si vous n’avez recours aux Iambiques, & Dactiles, vous aurez peu de matiere à parler sur les nombres, combien que je ne voye point par quel moyen, sans les mesures latines vostre prose vulgaire se puisse faire numerable. BRO. Non fay-je pas moy : mais par aventure quelque aultre le verra. SOR. il faudroit premierement faire des vers exametres & pentametres, en nostre langue : leur donnant ces piedz, avec lesquelz les latins estoient coustumiers de marcher. Puis venant

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à la prose, & disposant telz piedz en autre sorte, se travailler de leur donner un nom : mais cela seroit impossible c’est pourquoy Petrarque ne Bocace ny ont point essayé. Nous donc qui militons souz eulx, suyvant leur trace, mettons peine de les suyvre, en sorte qu’apres leur rang nous soyons, sinon secondz, au moins trois ou quatriesmes. BRO. Asseurez vous que j’en fiz ainsi, lors que j’estois d’opinion que nostre art oratoire, & poëtique, ne povoit estre autre chose, que l’imitation de tous deux, & n’escrivois en prose, ny en vers, que selon leur mode : Et encor maintenant le feroy-je plus volontiers que jamais me sentant vaincu du plaisir de la lecture, & du desir de l’honneur que le monde fait à ceulx qui leur ressemblent ; Si ce n’estoit que Ciceron en quelqu’un de ses livres de l’art oratoire, blasme grandement telle maniere d’estude, & prise au contraire la forme de traduire d’une langue en autre, les poëmes, & oraisons des plus fameux. Ce qu’à la verité je n’ay fait jusques à huy, craignant par les raisons devant dites, que la sentence de Ciceron servant aux deux plus antiques langues ne servist à nostre moderne. Par ainsi estant sorty de mes premieres estudes, & n’estant

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hardy de m’exerciter aux secondes j’ay vescu, long temps ocieux ; Encor ne sçay-je que je feray à l’avenir, si Valere ne me conseille. VAL. Vous estes maintenant sur le poinct de conseiller Sorance ; Parquoy laissez voz afaires à part, & concluez à nostre principal propos : la fin duquel (si le desir d’escouter ne me trompe) est encor demy lieuë loing de nous. BRO. Ce que je parlois de moy est, pource que le propos de Sorance me defailloit : car ayant monstré selon mon opinion, par quelles raisons le delectable est la vertu de l’oraison, & exalté à mon povoir la cause demonstrative, par dessus toutes les autres ; Et oultre ce devise entant que j’estois obligé de la forme de l’exercice, que l’on tient aujourd’huy : & des nombres ce que j’entens ; en quelque sorte que j’en aye parlé, soit bien ou mal, je pretens avoir solu la question : sinon que j’entrasse en ces infinis preceptes de faire proëmes, de narrer, d’argumenter, & d’epiloguer en l’oraison ; ou que je retournasse aux stiles, aux figures, aux ornemens de bien parler ou à l’action ou à la memoire : ou que je parlasse distinctement des efetz, ou des estatz, ce que je ne sçaurois faire quand je le voudrois : & encor que je le seusse faire, je ne le

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deürois vouloir, estant du tout hors de propos, & ne touchant en riens la demande de Sorance. VAL. O quelle belle vertu ce seroit si l’orateur sortant de propos delectoit en sorte, que les auditeurs ne le peussent discerner. BRO. L’action de l’orateur est autre chose, que celle du precepteur : l’un delecte & l’autre enseigne bien que je sois precepteur plus apte à aprendre qu’à enseigner. VAL. A tout le moins m’enseignerez vous à respondre aux argumentz de quelques grans personnages lesquelz confessans (comme vous faites) la rhetorique estre une art qui engendre en noz ames grace & plaisir, & par consequent n’estre vertu civile ; ains perverse adulation, se permettent de la nommer ainsi, & comme vicieuse & evitable, la banissent des republiques. BRO. Vous parlez de Platon, qui en la personne de Socrates, non pour dire verité, ains pour tanter Gorgias, & Pole, blasme la rhetorique avec celle affection par laquelle une autrefois il a fait louer l’injustice à Glaucon, & Trasimac : car tout ainsi que par son opinion la musique est necessaire à tous cytoiens, & gardiens de republique, bien que l’art en soit plus delectable que profitable : aussi à ceulx là mesmes il est bon d’aprendre la rhe-

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torique, & s’exerciter en icelle, qui est le plaisir & contentement de l’esprit. Et à fin que vous aprenez bien mon intention. Vous devez sçavoir que les sentimens des bestes (desquelles comme de choses les plus notoires, il est bon que prenions nostre exemple) sentans leurs obgetz s’ilz sont bons elles s’en resjouïssent, s’autrement sçavoir est donmàgeables à leur vie, coustumierement ilz s’en contristent : Doncques comme le chien prent plaisir à voir, fleurer, & manger la viande qui le nourrit, & luy desplaisent les bastonnades ; tout ainsi nostre contemplation, desireuse de sçavoir se delecte en chose vraye, & de son vray naturel abhorre le faux ; pource qu’il est contraire à son desir. Pour certain telle qu’est la viande à l’estomac, telle est la verité à l’intelect ; & la mensonge est le venin qui le destruit, le faisant de mortel qu’il estoit né, devenir pire que mort. Croyez que l’homme est animant trop plus gentil, & de meilleure nature que ne sont les bestes : qu’il soit vray, luy estant souz-levé par dessus la brutalité des bestes, il pense à autre chose qu’à emplir son ventre ; & bien souvent pour ouïr une musique, ou voir une painture, il soufre faim & soif, aymant mieux repaistre ses y-

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eulx, & ses aureilles, non sans danger de sa personne, que s’engresser en la cuysine de viandes materielles. Et comme telle chose est vraye en l’endroit des sentimens, aussi à elle lieu en l’esprit, auquel il doit estre semblablement licite, qu’en laissant quelquefois la verité qui le nourrit, il puisse gouster de l’agreable, pour le delecter : auquel cas nostre humain intellect est plus divin, qu’humain pource qu’entant qu’humain, cest à sçavoir vuyde de toute doctrine, & desireux d’aprendre, il court au vray, qui le contente, & rassasie. Toutesfois en se jouant par plaisir avec les vers, & l’ayse, il se rend fort semblable aux intelligences, lesquelles non à fin de sçavoir plus qu’elles font, ains pour leur soulas, regardent au dessous de leurs piedz, & prennent plaisir à tel regard : car si nous sommes philosophes, les poësies, & la rhetorique, sont telles en nostre endroit, que les fruitages sur les tables des grans seigneurs, qui apres leur repas, estans rassasiez, pour contenter leur goust en mangent quelque petit : Mais au regard de ceux qui ne sont pas encores philosophes, ains sont pour parvenir à l’estre, ces deux artz leur sont les fleurs, qui precedent les fruitz des sciences, que l’esprit qui desire fructifier, prend

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plaisir à faire florir, comme en son printemps. Et quant au vulgaire, puis qu’il ne sçait riens, & qu’il ne fait estat de rien sçavoir, & neanmoins est portion de la Republique, les rymes & les oraisons seront toute la viande, & tous les fruitz de sa vie ; Aussi luy n’ayant la vertu de digerer les sciences, & les convertir à son profit, se contente de l’odeur d’icelles, & de leur similitude, en escoutant les orateurs : voilà comme il vit & se maintient. Je ne trouve point donc d’ocasion pour laquelle on doive bannir rhetorique des republiques : car encor que l’orateur avec raisons probales, toutesfois aussi incertaines que autrement, en delectant & persuadant juge & gouverne les civiles actions, ce neanmoins sa diligente estude, & son sçavoir, sont dignes de grande recommandacion : pource que par elles noz affaires sont proprement, & perfettement gouvernées, & considerées comme le cas le requiert. Ce que je parle ainsi à vous, c’est pource que je presupose que sçavez (comme chose de tous congneuë) que l’homme est entre les bestes, & les intelligences : & pour ceste cause il se congnoist soy-mesme, par un mediocre moyen, entre les sciences qu’il reçoit par l’experience des bestes, & la foy par laquelle il adore le sei-

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gneur Dieu. Et n’est ce moyen autre chose qu’une opinion, engendrée de Rhetorique, avec laquelle en bien vivant, il doit avoir soing de corriger avec ses parens & amyz, son vouloir & l’autruy : car si une mesme chose, en diverses saisons (estant par les loix civiles maintenant defendue, & maintenant observée) peut estre vice & vertu : c’est bien raison que noz Republiques soient prudentement gouvernées, non par les sciences demonstratives, qui sont en tout temps vrayes & certaines, ains par les rhetoriques opinions, variables, & transmuables comme noz oeuvres, & noz loix. Pour ceste cause Socrates condemné à tort, par l’ignorance des juges, en obeïssant à l’opinion vulgaire de sa patrie, se presenta volontiers à la mort, qu’il devoit, par argumentz philosophaux, essayer de fuir, comme peur injuste & inique. Il est encores vray que comme le philosophe, qui ne s’est point acoustumé d’entendre autre chose, que ce qui luy venant de ses sens, se va heberger en son intellect, de tant plus il sçait, & moins il croit : aussi ce mesme philosophe, ententif aux oeuvres de nature (laquelle comme eternelle qu’elle est produit ses efetz, par une eternelle, & incommuable loy) seroit mal propre au gouvernement

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de republique, de qui les loix, pour honnestes occasions, souventesfois muent, de jour à autre, leur forme & semblance, ayant respect aux temps, aux lieux, aux utilitez, à ses forces, & à celles d’autruy. C’est pourquoy l’on crée des magistratz qui gouvernent les loix, comme elles nous gouvernent. Les loix doncques ne sont vrayz dieux, comme le sont nature, & les intelligences : ains sont idoles, adorées depuis qu’elles sont faites, par ceux là mesme, qui avec leurs artz les forgerent. Au moyen dequoy c’est bien fait que l’orateur duquel nous parlons, ayt le soing de les conserver, avec science non necessaire, mais raisonnable, non perfette, mais correspondant perfettement à leur naturel. Car si nostre intellect en considerant se rend semblable à la chose considerée, comment se peut il faire que l’homme aleché à contempler la sustance, & maniere des brutes, se puisse acommoder au gouvernement d’une vile ? Plustost devons nous croire ce que chacun jour nous voyons de tel philosophe, qui s’apropriant à son sçavoir, cerche la solitude, & par contemplacion philosophale s’ensevelit en icelle. L’orateur fait au contraire, les artz duquel, son gouvernement, ses meurs, ses paroles, sont proprement oeuvres civiles, non

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creuës ny entendues, ains persuadées avec plus grande delectation, que n’est celle que nous aporte la science demonstrative des choses plus basses, & à nous moins convenables. Qu’il soit vray ce nous est plus grant plaisir de voir seulement, ou sans plus ouïr parler celuy que nous aymons & tenons cher, que de voir, ouïr, gouster, & toucher toutes les bestes du monde : avec laquelle delectation, l’orateur en persuadant engendre gloire à soy, & salut à son peuple : tout ainsi qu’avec les delectations charnelles, les bestes brutes en engendrant l’un l’autre, rendent leur espece perpetuelle. Et puis n’estant nostre gloire autre chose, que l’opinion qu’ont les hommes de l’esprit, & valeur de ceux qu’ilz glorifient, c’est bien raison que sans autrement philosopher elle soit engendrée par la retorique, qui est l’artifice des civiles opinions. D’autant donc que la generation des enfans n’est si noble ne si aymable, que celle du vray honneur, eternel fruit de la vertu, par laquelle nous devenons semblables au Dieu tresbon, d’autant la bonne art oratoire, est à nostre republique plus profitable, que toutes les autres sciences, que nostre entendement se peut aquerir, par raisons infalibles, sur l’exemple des choses naturelles. Or à

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ceste heure il est temps que le propos retourne en vous, & en vous prenne fin, comme il y a pris son commencement : continuez donc l’entreprise, & vous donnez, & consacrez du tout à l’estude d’eloquence, que vous avez par quelque temps fondée : car il en est saison. Je congnois par bonnes espreuves la grandeur de vostre esprit, lequel, bien qu’il soit apte à sçavoir, & faire toute oeuvre digne d’un gentil-homme, ce neanmoins si par l’inspection de la personne on peult juger du dedans, je congnois apertement par la figure de vostre face, & du corps, par les mouvemens d’iceluy, par la d’exterité de la langue, par la voix, & par les veines remplies de grant esprit, que vous estes né, pour estre orateur, plaidant, & consultant en vostre Republique, entre les senateurs & juges. Ou bien venant en la court de Rome, entre les lettrez, vous composerez, & escrirez, en louant ou blasmant, au plaisir de chacun, & à vostre grand honneur. Ce que j’espere que ferez, si en acompaignant l’industrie avec le naturel, vous conduisez vostre esprit au lieu, ou l’apelle vostre planette, & que vous contentant d’estre homme, vous prenez humainement soing des choses humaines, les ayant en bonne estime : car vous

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estant l’ymage & ressemblance de Dieu, il vous peut bien sufire que vostre sçience soit une noble painture de la mesme verité, & que vostre esprit se delecte, ainsi que la veuë se resjouyt des materielles pourtraitures. Consideré que si nostre ame raisonnable, qui est la forme & la vie de nostre corps, est entendement immortel (comme je pense que l’ambassadeur Contarin avec le Cardinal, & les autres, l’auront au jourd’huy difini) nous devons croire que la vraye viande qui la nourrit, n’est pas science mortelle, aquise par nous sur la terre : mais plustost quelque chose divine, convenable à son essence, de laquelle estans en Paradis, nous repaistrons en la grande table de Dieu. En ce cas dont nous estudirons & aprendrons à delecter nostre esperit, en depingnant la verité, laquelle (nous estans libres des prisons de la chair) nostre ame verra & contemplera en sa propre forme. Mais posons le cas (encor que ce soit contre l’intencion divine) que raison soit chose humaine, & qu’elle naisse vive, & meure comme nous, si est-ce que son office est de discourir humainement, & principalement considerer ce qui convient à nostre humanité, mettant en oeuvre l’art oratoire, avec laquelle nous moderons, & regissons noz

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humaines oeuvres en ceste vie politique. Aussi à la verité, tout ainsi que les couleurs materielles, estans fermement disposées chacune en son lieu, envoyent à noz yeulx les images, par le moyen desquelles nous les congnoissons. Tout ainsi nous essayons de contempler la verité divine, & naturelle, non en soy-mesme, ains en l’ombre de noz oeuvres : lesquelles de tant plus nous doivent sembler proches du vray, quant plus elles nous delectent : pource que souz ce vray, repose le plaisir, qui nous fait vrayement heureux. Et à fin qu’en aprenant & exercitant la rhetorique, il ne vous avienne ainsi qu’à moy, apuyez vous du tout sur le conseil de messire Triphon Gabriel, nouveau Socrates de ceste aage : car ses vives paroles bien entendues, vous aporteront plus de bien en un seul jour, que n’a fait à moy en deux mois la lecture de Bocace, avec l’art de la ryme, que j’en ay tirée. Je sçay bien que luy non moins courtois que docte, vous monstrera volontiers & diligemment, le chemin qui vous conduira droit au bon port, & avec luy en lisant Petrarque & Bocace, ne vous arresterez ces badineries que j’y ay observées, & gardées, ains penetrerez facilement les secretz de leur art, incongneuë du vulgaire, & aprendrez à les

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imiter & à devenir semblable à eulx. S’il estoit maintenant en Boulongne certainement il me delivreroit des fautes que j’ay faites en ce mien propos : comme aussi peut estre feroit il à Valere, pour sa peine future, & determineroit la question en sorte, que peu de chose ou poinct vous viendroit au devant en doute. Or escoutez Valere, & (quelque chose que je vous en aye dite) je vous conseille vous tenir à son opinion. VALE. Qu’il vous en souvienne.

FIN

Il semble par le discours de ce present dialogue, qu’il y en ayt encor un autre : toutesfois il ne se trouve point. Si quelque docte personnage veult supléer à ce default, & poursuivre la matiere, faire le pourra : & de ma part je l’en suplie.


©Université de Poitiers
15 septembre 2000

yez esgard à la verité, laquelle je m’apreste vous declarer, avec l’ay-

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de de raison : pource que parler de ceste art, en partissant ses veines, ses membres, ses os, ses nerfz, & sa chair, & faisant pour l’enseignement d’icelle, telle anathomie avec raison, est autre chose, qu’orer parmy le vulgaire, ou en jugement, ou devant les Senateurs ; en les allettant & esmouvant : ce que je ne faiz maintenant. Peut estre quelque fois (que Dieu ne vueille) je le feray ; lors qu’obeïssant à mon pere, je vendray aux plaideurs, le vent & la voix qu’il m’a donnée. Retournons à nostre propos ; Croyez de vray, que quand je considere diligemment les trois causes d’oraison, par leurs fins, par leurs ofices, & par leur suget, je ne puis croire autrement, que la demonstrative ne soit la principale sur toutes, estant sa fin honneste, son suget vertueux, & son ofice delectable à l’esprit l’incitant à bien faire. De là vint en Athenes la coustume de louer publiquement, tous les ans les citoyens qui estoient mortz en combatant vigoureusement pour leur patrie : Et par telle annuelle oraison (si nous croyons Platon) en laquelle estoient louez les mortz, & leurs vertuz ; l’on voyoit en un mesme temps, les peres, les meres, & femmes, avoir une heureuse consolacion : mais les freres, les filz, & neveux,

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qui estoient demeurez, se sentoient merveilleusement enflammer, par desir de les imiter, & se faire pareilz à eulx en renommée. Ce n’est doncques sans cause que Ciceron disoit, qu’il n’y avoit aucune forme d’oraison qui peust estre plus ornée en son parler, ny plus profitable à la republique, que ceste seule demonstrative : les preceptes de laquelle, non seulement ont povoir de faire les bons orateurs, mais aussi elle les exorte par bons moyens, à bien & honnestement vivre ; ce que ne font les autres deux, avec lesquelles bien souvent nous persuadons les injustes guerres ; & à fin de vanger noz injures, nous ofençons les innocens, & defendons les coulpables. Il peut estre que plus confusément que je ne doy, je faiz comparaison des trois parties d’oraison : mais je le fay pour le desir que j’ay de m’en expedier : à fin de donner lieu à Valere, qui s’apreste à me contredire : Mais vous deux ensemble, avec la dexterité de voz espritz, distinguerez de poinct en poinct mes paroles, pour supleyer à mon defaut. En suyvant donc mon propos, & considerant en moy-mesme ce que je disois n’agueres de l’oraison de Demosthene, dependant entierement de laction, j’ay ferme opinion que es

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causes deliberatives & judiciales, le naturel de la matiere & de l’orateur fait beaucoup plus, que ne fait l’art oratoire : Tout autrement est il de la demonstrative, pource qu’en la lisant, l’oraison n’en est pas moins belle, qu’en la recitant. C’est pourquoy nous voyons que les mediocres orateurs, estans bien informez des matieres civiles, & aydez de laction, & de memoire, sont coustumiers de parler assez bien, soit en Senat ou jugement : car en telz cas les choses traitées font naistre en nous les paroles ; lesquelles acordées avec les conceptions de l’ame, il en sort une armonie, que gaigne l’oreille des auditeurs, & les fait estonner. Pour-ceste cause les rhetoriciens ont maintesfois commandé, que sans estre trop curieux de la grace des termes exquis, nous devons (en parlant vulgairement) nous apuyer à d’autres, non si beaux, ains beaucoup plus propres, & de plus grand’ force à expliquer noz conceptions. Mais en la demonstrative, il est besoing non seulement d’acorder les parole aux concepcions, mais encor les mettre par ordre si proprement, que le pareil, avec le pareil, & le semblable avec le semblable, se refereront par bon artifice, & repliquant & redisant quelquefois ces mesmes

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paroles, les conjoindre une autrefois à leurs contraires, imitant en celà la prospective des paintres, qui assez souvent mettent du noir contre du blanc ; à fin que la blancheur se monstre plus belle plus claire, & plus ilustre : Toutes lesquelles choses, bien qu’elles soient vrayement artifice, sont neanmoins si dificiles, que le louër ou vituperer eloquemment à l’improviste seroit oeuvre miraculeux. Il est vray qu’aux autres deux causes, quelquefois l’oraison se peut promener belle & bien en ordre, parmy les epilogues & proëmes, lesquelz proëmes, encor’ qu’ilz se proferent les premiers, si est-ce que comme estans les plus oratoires, & de plus grand’ maistrise, sont les derniers composez. Aussi Marc Tulles Ciceron pere & prince des hommes eloquentz, lors qu’il vouloit orer, il aprenoit son proëme mot apres autre, & le tenoit en sa memoire. Il peut donc bien estre que ces deux genres de causes, deliberative, & judiciale, sont plus necessaires aux hommes, que ceste troisiesme demonstrative : & que Thisie, Corax, ou quelque ancien orateur (comme les premiers qui en ont traité) ont pris de ces deux causes, l’enseignement d’engendrer l’art de rhetorique : toutesfois le plus souvent ce qui est le

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dernier formé, devient le plus excellent en perfection : nous en avons pour exemple les oeuvres humaines, esquelles là ou le besoing est moindre, tous-jours l’artifice est plus grand, d’autant qu’aux necessitez, là ou est le besoing, nostre mere nature de soy-mesme & sans l’ayde d’aucun art, est tenuë d’y prouvoir. Lours, & le Lyon combatent naturellement avec leurs ongles, & leurs dentz, & le dain avec son viste cours se tire hors de danger. Les Arondelles font leur nid, & l’Arignée en filant pourchasse sa vie : mais entre nous qui sommes creatures, participans de la raison, avec l’ayde des paroles, signes & messageres de l’entendement, nous consultons de l’avenir, avec noz amis : & en refrenant noz mains, qui sont ministres de courroux nous usons, de defence contre noz ennemis presens, & quelquefois aussi nous les ofençons eulx mesmes. Par ainsi l’artifice à bien peu de puissance de nous enseigner en telz cas sinon pour disposer & ordonner l’invention naturelle : ce qui est autrement en la demonstrative, non necessaire à nostre vie : car les paroles & les causes, avec leur ordre, & leur assiette, sont vrayement artifice : lequel semé en la nature des deux premieres, &

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nourry par l’industrie, devient grand ; puis en sa troisiesme demonstrative, quasi comme en sa troisiesme aage, il se fait entier, & perfet : & adonc non seulement il ilustre la bonne cause demonstrative, vraye assiette de sa splendeur ; mais encor en abaissant & reverberant ses raiz il eschaufe & illumine par grand’ merveille, les deux autres inferieures. De là vient qu’es causes judiciales, la justice, & les loix, sont fort louées, & ceux qui les troublent fort blasmez : Et que parmy le conseil de republique, la liberté, la paix, & la juste guerre, sont exaltées avec souveraines louanges, & que les tyrans sont vituperablement mis en pieces. Laquelle meslange d’oraison, trouvée es Philipiques de Demosthene, & es Verrines, & Anthonianes de Ciceron, rend l’oeuvre merveilleux. Somme en egalant l’art, & les causes oratoires, aux sentimens de nostre vie, j’ose dire que les deux premieres sont le sens de l’atouchement, sans lequel l’oraison ne pourroit naistre, ne vivre : mais la cause demonstrative, ornement de la Rhetorique, est l’oeil & la lumiere qui esclarcit sa vie, & l’esleve de degré en degré, jusques là ou les deux autres n’ont povoir de parvenir. Or je vous diray, voilà un homme de bien plein d’e-

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loquence, & d’esprit, qui est sorty de son païs seul, povre, nud, & vient demeurer en Boulongne, que fera il de son art ? s’il acuse, ou defend, on dira c’est un vil avocat, qui vent ses paroles à chascun : s’il consulte, son conseil ne sera point escouté, pource qu’il n’est pas du nombre des citoyens. Se taira-il donc, demeurant oysif & non-chalant ? Non pas non, au contraire avec sa plume, en louant & blasmant continuëllement en la demonstrative, il exercera son eloquence : En quoy faisant non par hayne, ny pour salaire, ains pour dire verité, il sera en peu de temps craint & estimé, non seulement de ses semblables ; mais aussi des princes, roix, & grandz seigneurs. SOR. Cestuy eloquent ho