Sperone Speroni, Dialogue des langues, traduction de Claude Gruget, 1551

Les Dialogues de messire Speron Sperone, italien, traduitz en françoys par Claude Gruget, Paris : Jean Longis, 1551
Transcription d’après l’exemplaire de la Médiathèque François-Mitterand, Poitiers D 3775
Publié le 25 mai 1999
© Université de Poitiers
Transcription : Pierre Martin. Révision : Isabelle Hersant
Version html : Marie-Luce Demonet


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LE DIALOGUE DES LANGUES

BEMBO, LAZARE, LE COURTISAN, L'ESCOLIER, LASCAR, PERET.

 

BEMB. Seigneur Lazare j'ay entendu que la seigneurie de Venise vous a envoyé en l'université de Padouë, pour y lire publiquement le Grec & le Latin : est-il vray ? LAZ. Ouy monseigneur. BEMB. Quelz gages avez vous ? LAZ. Trois cens escuz dor. BEMB. Vrayment j'en suis tresaise, tant pour l'amour de vous, & aussi pour les bonnes lettres, que encor pour les disciples d'icelles : premierement pour l'amour de vous, pource que je ne sache homme de vostre profession qui parvint à si bon sallaire que vous avez : secondement à cause des bonnes lettres qui doresenavant n'yront plus povres & nues mendier leur vie comme elles souloient : je m'en resjouïs encores avec les escoliers & disciples qui sont en Padouë, ausquelz finalement la fortune a esté si favorable, que de leur donner un tel maistre qu'ilz avoient cherché & desiré de long temps. Mais je vous avise, qu'il vous sera plus besoing

 

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de satisfaire à une incomparable esperance que l'on a de vous, & de vostre doctrine, qu'au merveilleux desir que les hommes ont d'aprendre. Ce qui ne vous sera chose nouvelle, pour la grande acoustumance qu'avez de travailler, & vous aquerir grand honneur par louables estudes, & vertu en autruy. LAZ. J'ay tousjours (monseigneur) prié Dieu, me donner une fois le moyen & la grace, de faire congnoistre aux hommes, non le peu que je sçay, ains l'excellence & valeur de ces deux langues, qui ont esté trop long temps desprisées par ceux qui les devoient adorer. Et maintenant que Dieu la permis, j'espere faire en sorte que plusieurs hommes de quelques estatz & nations qu'ilz soient, laissans les autres estudes apart s'adonneront à ceste seulement, comme à celle qui les peult vrayement honorer. BEMB. Quiconque vous congnoist a ceste opinion de vous. Aussi à la verité nous sommes en un aage, qu'il semble que Dieu vueille nous recompenser en quelque sorte du malheur qui long temps nous a couru sus : pource qu'au lieu des grandes possessions, & viles d'Italie, que les François ocupent maintenant, il nous a donné l'amour & la congnoissance des langues en sorte, que nul de nous n'est reputé Philosophe,

 

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s'il n'est perfettement grec & latin : & par ce moyen (chose estrange & belle) nous voir continuëllement vivre & parler avec les estrangers, & ne sentir leur barbarisme. Et non seulement ces deux langues florissent : mais aussi la tuscane qui estoit presque morte, à la mode des plantes qui renouvellent, est de nouveau si refleurie qu'en brief temps nous aurons assez de Petrarques & Bocaces : l'hebraïque aussi commence à se reveiller : tellement qu'il m'est avis quand j'y pense, voyant chascun se fourrer si fort en l'estude des langues, que cest une influction celeste, qui seule nous fait entre les autres immortelz par renommée. LAZ. Il est bon de croire, que quelque fois le ciel a eu souvenance, & encores a pour le present, des langues greque, & latine, pour l'excellence d'icelles : mais des autres mesmement vulgaires, tant s'en faut que le ciel s'en d'eust soucier, que les hommes mesmes n'en d'eussent avoir cure : car il ne leur peut venir ny profit ny honneur, pour sçavoir bien parler leur maternel. BEM. Je vous confesse que d'autant que les langues greque & latine precedent la tuscane en toute chose, de tant plus elles meritent d'estre aprises avec gayeté de cueur : mais je ne diray jamais que la tuscane soit du tout à despriser,

 

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tant pour ne dire mensonge, que pour ne me persuader d'avoir perdu tout le temps que j'ay despensé à la vouloir aprendre. Quant à l'hebraïque je n'y enten rien : toutesfois j'ay ouy dire que les allemans ne l'ont en gueres moindre estime que les Italiens la latine. LAZ. Il me semble quand j'y pren garde, que la tuscane est au regard de la latine, ce que la lye est au respect du vin : car le vulgaire n'est autre chose que la latine gastée & corrompue, ou de la longueur du temps, ou par la force des estrangers, ou par nostre pusilanimité. Au moyen dequoy ceux qui preposent l'estude de la langue vulgaire à la latine, ou ilz sont sans jugement & ne peuvent discerner le bon d'avecques le mauvais, ou estans privez d'entendement sont indignes du meilleur. Parquoy il en avient ainsi qu'à aucunes complexions humaines, lesquelles debiles de vigueur naturelle, & n'ayans povoir de faire sang de la viande dequoy se nourrit le corps, la convertissent en flegmes qui rendent l'homme sans vigueur, & le font conforme à la qualité de l'humeur. A ceste cause on deüroit faire loy sur tous : quant au non sçavans de ne parler latin pour ne diminuer la reputation de ceste divine langue, & les lettrez ne parler aux ignorans (sinon contraintz

 

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par necessité) en langue maternelle comme entr' eulx font : à fin que ce commun non sçavant, par l'exemple & auctorité des grandz personnages, ne print argument de faire cas de son ordure, ains reduisist son ignorance en bonne art. COURT. Messire Lazare dites icy entre nous le mal que vous voudrez de nostre langue tuscane : mais ne faites pas ainsi que fit messire Bouvile l'an passé en ceste vile : car en son oraison publique, il blasma ceste langue avec tant & telles raisons, que je vy l'heure, que j'eusse plustost choisy estre mort serviteur de Ciceron, pour avoir bien parlé latin, que vivre maintenant tuscan avec nostre Pape Clement. LAZ. Si je pensois qu'il me fust besoing persuader aux escoliers de Padouë, que la langue latine doit estre suyvie & la tuscane fuye, je ne voudrois pas y lire latin, ou bien je desespererois y faire fruit par mes lectures : pource que si d'eulx mesmes ilz ne le congnoissoient, je jugerois qu'ilz auroient faute d'esperit ne povans distinguer le fondement de ces deux langues d'avec l'afection d'icelles, auquel defaut n'y a point de remede. Et pour ceste cause je vous dy que j'aymerois mieux sçavoir parler comme faisoit Ciceron, que d'estre le pape Clement. COUR. Et moy je con-

 

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gnois beaucoup d'hommes qui pour estre mediocrement seigneurs, seroient contens d'estre muetz. Je ne dy pas pourtant que je sois de ceux là : mais je dy bien (à vostre licence neanmoins) puis que le defaut provient de mon peu d'esprit, que je ne voy point pour quelle cause l'homme puisse à bon droit tant exalter la langue greque ne la latine, que pour le desir de les sçavoir il doive mespriser les mitres & couronnes : car s'il estoit ainsi se seroit plus grande dignité estre le sommelier ou cuysinier de Demosthene, & de Ciceron, que d'estre Empereur ou Pape. BEM. Ne pensez pas que le seigneur Lazare desire seulement la langue latine de Ciceron, qui à luy & aux autres Romains estoit commune, ains avec les mots latins il en souhaitte l'eloquence & la sapience, qui à luy seulement furent peculieres. Et lesquelles doivent estre de tant plus reputées excellentes par dessus toute dignité mondaine comme elles sautent par dessus la hauteur des principautez ou par succession ou par fortune, là ou monte nostre ame, non point avec d'autres aelles que celles de son esperit & de son industrie. De ma part je sçay peu en l'endroit de ces grans personnages, si est ce toutesfois que le peu que je sçay des langues, je

 

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ne le changerois au marquisat de Mantouë. LAZ. Je ne croy pas monseigneur que vous ayez opinion que tout le peuple, mais aussi beaucoup de Senateurs & Consulz en Rome parlassent latin si bon que faisoit Ciceron : à la studieuse diligence duquel Rome fut plus obligée qu'aux victoires de Cesar. Et par tant j'ay dit & dy encores que j'ay en plus grande estime & admiration la langue de Ciceron que l'empire d'Auguste. A ceste cause je parlerois maintenant des louanges de ceste langue, non tant pour satisfaire au desir de ce bon gentil-homme, que pource que j'y suis obligé : mais là ou vous estes ce n'est pas raison qu'un autre en parle devant vous, & qui feroit autrement donneroit injure à la langue, & si seroit nommé audacieux. BEM. Pour plusieurs raisons cest office de louër la langue latine vous est deu : tant pour estre ordonné à l'enseigner publiquement que pource que vous tenez plus son party que moy qui ne l'estime pas tant que de vouloir, pour elle, despriser le vulgaire tuscan. Et qui plus est je ne l'ay preferée qu'à un Marquisat : Au contraire vous l'avez mise au dessus de l'Empire de tout le monde : cest donc à vous à la louër : car en ce faisant vous serez agreable à la langue, à laquelle & vostre nom &

 

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vostre renommée sont grandement tenuz. Et qui plus est par ce moyen vous userez de courtoisie envers ce bon gentil-homme qui ne s'est pas gramment soucié de confesser s'il en est defectueux ou non : & ce pour vous ouïr parler de telle excellence. LAZ. Puis que vous le voulez je l'exalteray volontiers souz condition que je pourray quant & quant blasmer le vulgaire si j'en ay desir sans qu'il vous tourne à fascherie. BEM. J'en suis content, pourveu que la condicion soit commune, & que quand vous le blasmerez je le puisse defendre. LAZ. Et bien, soit. Or à vous mon gentil-homme, je dy, que je puis bien commencer à louer la langue latine, en vous donnant raison pourquoy je la prepose à la seigneurie du monde : mais d'achever je ne le puis faire, tant le subjet en est grand : non pourtant je me fay certain que ce peu que je diray vous persuadera à l'aymer beaucoup plus que ne faites maintenant la court de Rome. COUR. Vous le ferez apres. Et pour ma part je veulx que quand vous direz quelque chose que je n'entendray point, en interrompant le propos je puisse vous prier de me l'esclaircir. LAZ. J'en suis content, & sans faire plus long proeme pour mon commencement je dy qu'encor que nous soyons

 

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en beaucoup de manieres differens des bestes brutes si est-ce que la principale cause qui nous eslongne d'eulx, c'est qu'en parlant & escrivant nous communiquons l'un à l'autre noz affections ce que les bestes ne peuvent faire. S'il est donc ainsi : cestuy là qui mieux parlera & escrira sera plus purifié du brutal. Par ce moyen quiconque desire estre perfettement homme doit en toutes sortes s'estudier à se rendre perfet en bien parler & bien escrire, & celuy qui le pourra faire, à bonne raison se nommera tel entre les hommes que les hommes sont entre les bestes. Ceste vertu de bien parler & bien escrire, les Grecz & Latins se la sont quasi egalement apropriée : de là vient que leurs langues sont venuës là tel poinct que seules entre toutes les autres du monde, se font par leur excellence alienes des barbares, & des creatures irresonnables, aussi entre les poëtes vulgaires il n'y en a point un seul qui au jugement des doctes se puisse aparier à Virgile & Homere, ny entre les orateurs un qui se compare à Demosthene ou Ci. Louez tant que vous voudrez Petrarque & Bocace, si n'aurez vous la hardiesse de les egaller aux antiques, ny (qui plus est) les faisans inferieurs les en aprocher de trop pres :

 

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au contraire vous les en trouverez si loing que n'oserez les nommer avecques eulx. Je ne veulx nommer l'un apres l'autre les Grecs & Latins qui par leurs lettres se sont faitz dignes de grand pris, car je n'aurois fait en un moys : parquoy il me suffit de ces deux : trouvera l'on en aucune autre langue un seul qui soit leur per ? Quand à moy je ne suis jamais si triste ou infortuné que je ne me sente tout resjouy en lisant leurs vers & leurs oraisons. Tous autres plaisirs toute autre delectation, festes jeuz, chansons, & instrumentz ne me sont rien au regard de cestuy cy seul : & ne s'en doit on esmerveiller, pource que ces autres sont les recreations du corps, & cestuy cy est de l'ame : de là vient que d'autant que l'intellect est plus noble que le sensuel de tant est sa delectation plus grande & agreable que celle des autres. COUR. Je croy bien ce que vous dites, car toutes les fois que je liz quelque nouvelle de Bocace, inferieur certes de Ciceron, je me sens tout changer, mesmement en lisant celle du Rustique & d'Alibech, d'Alathiel de Peronnelle, & autres semblables lesquelles maistrisent & gouvernent les sentimens de ceulx, qui les lisent & les tirent à leur leçon. C'est pourquoy je suis d'opinion que

 

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l'excellence de quelque langue que ce soit ne doit estre argüée ny blasmée de nul homme, plustost je croy la nature des choses estant descrite, avoir vertu d'immuer le corps & l'esprit de qui les lit. BEMB. Ce n'est pas celà, ains la faconde est seule ou principale ocasion de faire en nous ces merveilleux effetz. Qu'il soit vray lisez Virgille en langue vulgaire, Homere en latin & Boccace en françois, vous verrez qu'ilz ne feront pas ces miracles. Le seigneur Lazare dit vray doncques quand il met es langues la proprieté de telz effetz, non pas qu'il preuve par ceste sienne raison qu'on ne doive aprendre autre langue que la latine & la grecque : car si nostre langue n'est pour le present douée de si nobles personnages si n'est il pas impossible qui elle n'en ait quelquefois de peu moins excellentz que Virgille & Homere. Je veulx dire que soient telz en nostre commune langue que ces autres en grec & latin. LAZ. Lors que nostre vulgaire aura ses Cicerons, ses Virgiles, ses Homeres & ses Demosthenes, adonc je la diray digne d'estre aprise, comme maintenant le sont la Grecque & la Latine : mais celà jamais n'aviendra pour autant que la langue ne le peut soufrire, estant barbare comme elle est, & inca-

 

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pable de nombres & de decoration tellement que si ces quatre cy mesmes renaissoient & que avec l'esprit & la mesme industrie qu'ilz observoient en orant & poëtisant ilz venoient à parler & escrire vulgairement, ilz ne se pourroient rendre dignes de la louange qu'ilz ont. Ne voyez vous ceste pauvre langue manquer en declinaison de nom, les verbes sans conjugaisons & sans participes, & pour conclusion sans aucune bonne proprieté ? & meritoirement ; comme ainsi soit que j'aye entendu par ceulx qui la suyvent, que sa propre perfection consiste en l'eslongnement du latin qui a toutes ses parties d'oraison entieres & perfettes : & quand j'aurois faute de raisons pour la blasmer ce sien premier commancement, qui est de s'emanciper de la latine, est raison assez demonstrant sa depravation. Quoy plus ? elle monstre en sa face avoir pris son origine & son acroissement des estrangers & de ceulx principalement qui firent plus d'ennuy aux Romains. C'est asçavoir des François, & des prouvençaux : desquelz non seulement nous sont derivez les noms, verbes & adverbes, mais encores l'art oratoire & poëtique. O superbe langage, nommez le comme vous voudrez, pourveu que

 

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ne le nommiez Italien : car il est venu d'outre mer & de delà les Alpes, qui separent l'Italie de la France ! aussi n'est ce point proprement aux françois à se glorifier qu'ilz en soient les inventeurs & augmentateurs ains ; procede de ce que depuis le declin de l'empire de Rome jusques à huy il n'est venu en Italie aucune nation si barbare ne tant privée d'humanité comme les Hunz les Gotz les Vuandelz & autres qui en guise de trophées n'y ayent laissé quelque nom ou quelque verbe des plus excellentz qu'ilz eussent. Dirons nous donc qu'en parlant vulgairement il nous puisse naistre des Cicerons & des Virgiles ? En bonne foy si ceste langue estoit d'estrangere faite domestique de la latine, tant s'en faut que je le confessasse que mesmes je ne le dirois pas estant une indivise confusion de toutes les barbaries du monde, je prie dieu qu'en ce cahos il envoye encor sa discorde pour separer les termes l'un d'avec l'autre, & les envoyer chascun en sa propre region ; àfin que finalement ceste pauvre Italienne demeure en son premier idiome, par lequel elle ne fut moins reverée des autres provinces, que crainte pour ses arme. J'y bien peu leu en ces lettres vulgaires, & si me semble avoir assez gaigné en la perte de telle

 

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estude pour-ce qu'il est meilleur les ignorer que les sçavoir : & si vous dy plus que toutes les fois que par mon malheur je les ay veuës, autant de foys ay-je en moymesme ploré nostre misere, pensant en moy quelle jadiz fut nostre langue & quelle est maintenant celle par laquelle nous parlons & escrivons. Et puis nous verront jamais des Virgiles & Cicerons Tuscans ; plustost renaistront les Esclavons en leur deserte Esclavonie que les vulgaires Italiens, sinon à la mode que l'on pourroit dire (par passetemps) les Roys sont Roys àcause qu'ilz ont des serviteurs, & les Juges sont Juges àcause des proces. Vray est que Mores & Turcs, peuvent bien avoir en leur langue de tels Cicerons & Virgiles : pource le dy-je que parlant une fois à un mien amy qui entendoit fort bien la langue Arabesque, il me dit qu'Avicenne avoit composé beaucoup d'oeuvres que l'on recongnoissoit siennes, non tant pour l'invention qui y estoit, que pour son stile avec lequel il passoit de bien loing tous les autres qui escrivoient en ceste langue excepté seulement celuy de l'Alcoran. Par ainsi donc comme par quelque raison, Avicenne seroit nommé le Ciceron des Arabes ; Je confesse devoir venir, voire que plustost est des-ja né &

 

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peult estre mort nostre vulgaire Virgile : mais je dy, & à bonne cause, que tel Virgile est un Virgile paint : & que le bon & vray Virgile que l'homme (en laissant les choses inutiles apart) deüroit embrasser est celuy qui a la langue latine, comme Homere a la grecque. Si donc nous faisons autrement nous sommes de pire condition que les ultramontains, lesquelz exaltent & reverent entierement nostre langue latine & de tant la prennent que leur esprit en peut porter, lequel s'il estoit tel en eulx que le desir, je me fay certain que France & Alemaigne en brief temps, produiroyent force Virgiles. Et nous qui luy sommes indigenes, par la coulpe de nostre peu de jugement, & à nostre vergongne, de tant sommes nous loing de l'honorer que nous cherchons par tous moyens, comme gens sedicieux de la chasser de son païs & en son lieu y mettre ceste cy, de laquelle (pour ne dire pis) le païs & le nom sont incongneuz. COURT. Il me semble, seigneur Lazare, que voz raisons tendent à fin de faire qu'on ne parle jamais vulgairement, ce qui ne se peult faire, sinon que l'on edifiast une nouvelle ville, ou ne demourassent que gens lettrez, & ou l'on ne parlast que latin : car en Boulongne qui ne parleroit le langa-

 

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ge commun ne seroit point entendu, & sembleroit estre un pelerin contrefaisant sans propos, le Ciceron entre les artisans. LAZ. Au contraire je veulx que comme aux greniers des riches, il y a du grain de toute sorte, comme orge, mil, froment, avoine, & autre sortes de blez, de partie desquelz les hommes mengent, & d'autre partie les bestes du logis, aussi que l'on parle diversement ores latin & ores vulgaire, ou & quand il en est besoing. Si l'homme va en lieu public ou aux vilages, ou s'il est en sa maison avec le commun, avec ses voysins ou ses serviteurs qu'il parle son vulgaire & non autrement : mais aux escolles de doctrine entre les sçavantz là ou nous povons & devons estre hommes, que noz propos soient humains, c'est à dire latins. Autant en soit il de l'escriture, laquelle sera renduë vulgaire par la necessité, & latine par les choses d'election, mesmement quand nous escrirons quelque chose pour l'honneur, que dificilement nous peult donner la langue qui est née & à prins croissance avec nostre calamité, & qui neanmoins se conserve à nostre ruïne. BEMB. Vous acusez trop asprement ceste innocente langue qui semble vous estre plus en hayne que vous n'aymez la latine & la grec-

 

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que ; tellement qu'au lieu que nous avez promis de louer principalement ces deux, & quelquesfois avenant le cas vituperer la tuscane, vous avez fait tout le contraire : car vous n'avez loué les deux combien qu'ayez asprement blasonné ceste cy, voire à grand tort veu qu'elle n'est point si barbare, ny tant pauvre de nombres & d'armonie, que vous nous l'avez depainte. Et pourtant si son origine fut au commancement barbare, sera elle point par la longueur de quatre ou cinq cens ans devenuë habitante d'Italie ? Si sera si, autrement les Romains mesmes, qui apres estre chassez de Phrigie, vindrent habiter ce païs, eussent esté barbares & estrangées, leurs personnes, leurs meurs & leur langue, seroit barbare. La France, l'Italie, la Grece & toute autre province pour doulce & humaine qu'elle soit pourroit estre nommée barbare si l'origine des choses estoit sufisante pour leur donner ceste vilaine denomination. Je confesse donc nostre langue maternelle estre un certain rassemblement non confuz ains reiglé de plusieurs & diverses voix, noms & verbes, & autres parties d'oraison lesquelles au commancement furent semées en Italie par estranges & diverses nations & puis par la douce & artificielle diligen-

 

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ce de noz predecesseurs, ramassées en un son, une forme & une ordre tellement composée, qu'ilz en forgerent ceste langue, qui maintenant nous est propre & non d'autruy. Imitant en celà nostre mere Nature, laquelle avec les quatre elementz fort divers entr' eulx, pour leur qualité & leur assiette nous a faiz & formez, plus perfetz & plus nobles que ne sont les elementz mesmes. Persuadez vous seigneur Lazare que vous voyez l'empire, la dignité les richesses, les doctrines & finalement les hommes en la puissance des estrangers, en sorte que ce soit quasi chose impossible de les en tirer. Voyant telles chose ne voudriez vous point vivre, communiquer, estudier, ny parler vous ny voz enfans ? Ou si plustost en laissant toute chose au loing, vous parleriez latin, ou bien en telle maniere que ceux en la puissance desquelz vous seriez tombé ne vous peussent entendre : ou si vous parleriez en sorte que chascun vous entendist & fist responce. Il a donc quelque-fois esté force en Italie de parler vulgairement : mais par succession de temps (comme l'on dit en proverbe) l'homme a fait de necessité vertu, donnant par les Italiens art & industrie à leur langue : car comme au commancement du monde les hommes se defendoient

 

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des bestes sauvages, en les fuyant, quelquefois les tuant seulement, & maintenant passant plus outre pour nostre profit & honneur en signe de domination, nous sommes vestuz de leurs peaux : aussi au commancement nous parlions langage vulgaire, à fin seulement d'estre entenduz de ceulx qui dominoient, & à ceste heure nous parlons & escrivons vulgairement pour la memoire de nostre nom. Je ne nye pas toutesfois qu'il ne fust meilleur de parler latin, mais si est-ce qu'il eust esté meilleur que les estrangers n'eussent prins ne destruit Italie, & que l'empire de Rome eust tousjours duré. Que est il donc de faire estant autrement avenu ? voulons nous mourir de douleur, demeurer muetz, & ne parler jusques à ce que Ciceron & Virgile renaissent ? Il est certain que les logis, les temples, les desseintz, ny les edifices modernes ny pareillement les pourtraitz que l'on fait es metaux, marbres & autres choses ne sont comparables aux antiques, devons nous pourtant demourer dans le boys ? Ne devons nous ny bastir, ny paindre, ny engraver, ny encor sacrifier à Dieu, ny l'adorer ? Seigneur Lazare mon amy, il suffit à l'homme de faire ce qu'il peult & se doit contenter de ses forces. Je con-

 

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seille donc & admonneste chascun d'aprendre les langues grecque & latine, les embrasser, les tenir cheres pour avec l'ayde d'icelles estudier à se faire immortel : mais Dieu n'a pas donné à tous egallement l'esprit & le temps de ce faire. Je vous diray plus, tel peut estre à qui ny nature ny l'industrie ne defaillent : ce neanmoins par la force des planettes il sera plus en clin en un mesme suget & en une matiere à myeulx escrire & parler son vulgaire que latin. Que doit il faire cestuy là ? Qu'il soit ainsi, prenez les oeuvres latines de Petrarque & de Bocace, & les apariez à leur vulgaire : vous jugerez qu'il n'en est point de pires en latin ny de meilleures en Tuscan. Doncques pour resolution, je vous conseille seigneur Lazare, que vous escriviez & parliez latin, comme celuy qui myeulx y parle & escrit qu'en vulgaire. Et à vous mon gentilhomme (à qui, ou la suite de la court ou l'inclination de vostre naissance, contraint de faire autrement) je vous donne autre conseil ; pour-ce que si vous me croyez non seulement vous ne vivrez point sans honneur, mais encor de tant plus exalté quand myeulx vous escrirez & parlerez bon Tuscan : A tout le moins tel serez vous entre le com-

 

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mun, au contraire si vous escrivez & parlez mal latin, vous serez en vil pris tant entre les indoctes que les sçavans. Que l'eloquence donc du seigneur Lazare ne vous persuade point plustost à devenir muet qu'a ne composer vulgairement : car la prose aussi bien que les vers de nostre moderne langue, n'a en quelques sugetz non gueres moins de nombres, & n'est gueres moins capable d'ornemens que la Grecque ou Latine, les vers ont leurs piedz, leurs couleurs & leurs nombres : la prose sa fluidité d'oraison, ses figures & ses eloquences de parler, ses repetitions ses diversitez, ses complexions & autres telles proprietez. Au moyen desquelles il n'y a (peut estre) pas tel eslongnement & contrariété des langues comme vous croyez, pource que si les motz sont diferentz l'artifice de les composer & acoustrer, est pareille en la Tuscane qu'en la Latine. Si le seigneur Lazare me nioyt telle chose ; je luy demanderois d'ou procederoit celà que les nouvelles de Bocace ne son toutes egallement belles, ny les sonnetz de Petrarque ne sont aussi tous perfetz. C'est chose certaine qu'il luy seroit force de dire que nulle oraison ou ryme en Tuscan, ne seroit plus ou moins belle l'une que l'autre, & par

 

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consequent Seraphin, esgal à Petrarque : ou bien il confesseroit qu'il se trouve entre les compositions vulgaires aucunes plus ou moins elegantes & ornées que les autres. Ce qui ne se pourroit faire si elles estoient du tout frustrées de l'art oratoire & poëtique. LAZ. Monseigneur j'ay nyé que la moderne langue aye nombre, decoration, ny consonnance, & si le nye encores non par experience que j'en aye, ains par raison ; car l'homme qui ne sçaura que c'est de sonner du tabourin ny de la trompette, en l'oyant sonner une foys le peu de plaisir qu'il y prendra, luy fera juger telz instrumentz n'estre propres pour faire musique ou sonner un bal. Aussi quand par moy-mesme j'escoute & forme ces motz vulgaires par chacun de leur son separé de l'art, sans que je les dispose autrement ; je peulx aysément comprendre quel plaisir, ilz peuvent amener aux oreilles de ceulx qui escoutent les proses, & les rymes, qui en sont faites. Vray est que chascun n'a pas ce jugement ; ains seulement, ceulx qui sont acoustumez de baller au son des lutz, & violons. Il me souvient qu'estant un jour à Venise, ou estoient arrivées quelques navires de Turcs, j'oïz en la mo-

 

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yenne d'icelles un bruit de plusieurs instrumentz mais de ma vie je n'ouy, que je sache un son plus desplaisant & ennuyeux, & toutesfois ceulx qui n'estoient usitez à la douceur & delices d'Italie trouvoient que c'estoit une douce musique. Autant s'en peult il dire, des nombres de l'oraison, & des vers de ceste langue. Il s'y trouve bien aucunesfois quelque armonie, qui la fait plus agreable, ou moins desplaisante une fois qu'à l'autre ; mais c'est une musique de tabourins, ou plustost de harquebuses & fauconneaux qui estourdit le cerveau, & le brouille en sorte que il n'est plus capable de recevoir contentement des autres plus delicatz instrumentz ny s'en ayder. Pour ceste cause celuy qui n'a le temps ou le pouvoir de sonner les lutz & violons de la latine, se doit plustost tenir oysif que mettre la main aux tabours & cloches communes ; prenant l'exemple de Pallas, laquelle pour ne se contrefaire la face en jouant de la fluste qu'elle avoit inventée, la getta au loing & luy fut plus louable l'eslongner de soy, ne daignant l'aprocher de sa bouche qu'il ne fut profitable à Marsias la recueillir, & sonner, car il en perdit la peau. A ce que vous dites monseigneur que noz premiers Tuscans furent contraintz de parler ainsi pour ne

 

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passer leur vie en silence & que nous, leurs successeurs, avons fait vertu de la force d'autruy, je le confesse, & est vray : mais ceste violence donne beaucoup plus grand' gloire à autruy, que elle ne nous amene de vertu. Ce fut honneur, à noz predecesseurs, d'estre sages en leur misere : mais ce nous est blasme, & injure, maintenant que nous sommes libres, de recevoir, & conserver longuement le perpetuel tesmoignage de nostre vergongne, & non seulement le nourrir, ains aussi le decorer, veu que ceste vulgaire langue n'est autre chose qu'un indice demonstratif de la servitute des Italiens. Une fois la republicque de Venise, menant guerre & luy defaillant deniers, pour payer les soldatz, les Venitiens (comme l'on dit) firent faire grande quantité de monnoye de cuyr, forgée au coing de saint Marc, & avec cela soustindrent la guerre & furent victorieux. Ce leur fut grand' sapience de faire ainsi, toutesfois, si en temps de paix ilz eussent donné cours à ceste monnoye, en la faisant de jour en jour plus belle & de meilleur cuyr, telle sapience eust esté convertie en avarice. Or ça si quelqu'un par le mespris qu'il feroit de or & d'argent faisoit thresor du cuyr, ne seroit il point fol ? cela est certain que ouy. A nous au-

 

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tres donc à qui est defailly le thresor latin, nostre calamité a fait provoyance de vulgaire monnoye laquelle encores nous a esté besoing de despenser avec le commun peuple qui n en congnoist point d'autre : mais venant le temps de recouvrer noz Richesses perdues, si conservons nous encores ce vulgaire, & dans les secretz de nostre ame ou nous soulions serrer l'or & l'argent de Romme nous donnons lieu aux reliques de toute la barbarie universelle. COUR. Il me semble seigneur Lazare que celà n'est pour louer la langue latine n'y vituperer la vulgaire, c'est plustost lamenter la ruïne d'Italie, chose aussi peu à propos que profitable, & qui pis est vous n'en partez point volontiers. LAZA. Vous est il avis que le blasme de ceste langue soit petit, quand je conjoins sa naissance à la destruction de l'Empire & du nom latin, & son acroissement au deffault de nostre esprit ? pour me faire plaisir vous ne me donnerez louange en ceste sorte. COUR. Celà me semble plus merveille que blasme : car celle chose doit estre grande de laquelle l'homme ne peut parler en taisant la ruïne de Rome qui fut le chef du monde. Qu'il soit vray : prenons le cas que non les estrangers mais les grecs l'ayent destruicte & que tousjours depuis les

 

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Italiens ayent parlé Athenien, despriserez vous pourtant la langue Attique pour estre conjoincte à nostre servitude ? LAZ. S'il fust ainsi avenu l'Italie eust plustost esté reformée que gastée, & pour ceste cause tant s'en faut que j'eusse blasmé la ruïne de l'Empire, qu'au contraire j'eusse loué dieu de l'avoir voulu aorner de langage convenable à sa dignité. COUR. Est-ce donc plus grand dommage d'avoir perdu la langue que la liberté ? LAZ. Ouy vrayement, d'autant qu'en quelque estat que soit l'homme, soit franc ou serf il est tousjours homme, & si ne dure point plus que l'homme, mais la langue latine à povoir de faire les hommes Dieux, & de mortelz, que nous sommes immortelz par renommée, qu'ainsi soit, l'Empire de Rome qui s'estoit estendu par tout est pery, ce neanmoins la memoire de sa grandeur conservée es histoires de Salluste & Titelive dure encores & durera tant que le monde sera monde. Autant s'en peut il dire de l'Empire, & de la langue des grecs. COUR. Je croy que ceste vertu de rendre les hommes memorables, ne procede de ces histoires greques & latines, pour estre greques & latines : ains pour ce que ce sont histoires simplement, lesquelles en quelque propriete qu'elles

 

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soient escrites sont tousjours (comme le dit quelqu'un) tesmoingz du temps, lumieres de la verité, vie de la memoire, maistresses de la vie d'autruy, & renouvellement de l'antiquité. LA. Il est vray que ceste vertu n'est point pour la proprieté de l'histoire greque ou latine, n'y qu'une autre langue n'en soit participante. Aussi toutes les histoires greques & latines n'ont pas eu tel privilege seullement, celles là l'ont eu qui ont esté artificiellement composées, par quelques eloquentz hommes, estans ces deux langues en leur perfection. De la vient que les Annalles de Rome, lesquelles racontoient les faitz des Romains sans aucune decoration, avec simples & encores rudes termes, n'ont duré long temps, & si ne seroit aucune mention d'eulx si quelque autre meu de compassion n'en eust parlé en autre stile. Si donc le temps a mis ces annalles à néant qui toutesfois devoient assez avoir d'elegance estans escrites en latin qu'aviendra il de noz histoires vulgaires ? qui ne peuvnet estre estimables n'y gracieuses pour avoir defaut de naturelle douceur de langue & de l'artificielle eloquence des escrivains ? COUR. Encor n'enten-je point bien en quoy consiste la suavité de la langue, & des parolles latines, &

 

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lennuyeux barbarisme des vulgaires. Parquoy en vous confessant liberalement mon ignorance, je dy que grande quantite de noms & de participes latins, avec leur estrange prononciation, me sonnent le plus souvent en la teste un je ne sçay quel fascheux Bergamesque : aussi font quelques temps des verbes ; lesquelz rudes sons, s'il s'en trouvoit de pareilz en vulgaire, on ne daigneroit proferer en nostre court. LAZ. Je vous avertiz, mon gentilhomme, que la consistoriale auctorité n'est point Juge competant du son & des accentz de la langue latine, & par tant si quelque fois la langue latine semble tenir du Bergamesque, si n'est ce pas à dire qu'elle le soit : & si ne devez plus vous esmerveiller de tel jugement puis que vous avez l'eu en Ovide que le roy Midas donna plus de louange au bruyssement des cannes de Pan qu'à la douce melodie de la Harpe d'Apollon. COUR. Bien donc, je suis content de confesser qu'en tel cas mes oreilles sont plustost asinines que humaines pourveu que vous me dissiez pour qu'elle cause vous apellez Musique de harquebuses, les nombres & les consonances des oraisons & vers de nostre langue ; veuque noz musiciens (à la profession desquelz l'armonye est subjette)

 

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font peu souvent de chansons ou motetz que la lettre n'en soit ou un sonnet ou une chanson vulgaire. Celà me donne evidente conjecture que noz vers sont d'eulx mesmes pleins de melodie. LAZ. L'armonye musicale & celle des proses & vers n'est pas (comme peut estre vous pensez) une mesme chose : Il y a grande difference : & sachez que l'on fait aussi bien de la musique sur un Kyrié ou un Sanctus comme sur motz vulgaires, & de ceste armonye toute oreille en general peut faire jugement : car tout ainsi que la sçaveur est en la bouche, les couleurs aux yeulx, & les odeurs au nez, aussi est le son aux oreilles, lesquelles de leur naturel & sans aucun estude peuvent facilement discerner l'agreable, du mal plaisant. Mais les nombres & larmonye des oraisons & des vers latins n'est autre chose qu'une artificielle disposition de motz, par les syllabes desquelz selon la brieveté ou longueur d'iceulx naissent aucuns nombres que nous apellons piez, moyennant lesquelz le vers ou l'oraison chemine par mesure du commencement jusqu'à la fin. Et sont ces piez de diverses manieres faisans leurs pas longz & courtz, pesans & soudains, chacun à sa mode. C'est une belle art de les assembler en-

 

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semble en sorte qu'ilz ne discordent point l'un de l autre, ains que l'un & l autre & tous ensemble soient conformes au subget : car il y a d'aucuns piez qui sont peculiers à d'aucunes matieres, parmy lesquelz aucuns meilleurs aucuns pires s'acompagnent en leur voyage, & quand quelqu'un d'aventure les y conjoinct, sans avoir esgard à la nature d'iceux & des choses dont il veult parler, ses vers & ses oraisons, naissent boyteux, on ne les deüroit point nourrir. Par ainsi les oreilles communes ne sont capables de celle bonne melodie, ny des autres corrompues ne se peuvent ou doivent former les termes de la langue vulgaire. Et s'il estoit ainsi que l'homme en faisant son oraison, ne se souvint, ou ne se souciast, ny des spondées, ny des dactiles, ny des trochées, ny aussi des anapestes & pour conclusion de nulle forme de piez d'ou procede la reigle de l'oraison, je ne pourrois dire pour quelle cause la prose est subgette aux nombres. Certainement ceste nouvelle beste de vulgaire, prose ou elle est sans piez, & glissant comme une couleuvre, ou elle a ceux, qui en leur espece sont contraires à la greque & latine. Par consequent, on ne deüroit faire science ny art d'un tel animal, qui est comme un monstre de natu-

 

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re, & venu contre la coustume & intencion de tout bon entendement. Toutesfois je confesse que les vers formez d'onze syllabes ne semblent pas estre privez de quantité pource que là les syllabes ont leur lieu, & font leur office de piez : mais de ceulx que l'on fait à la volonté briefz & longz, je ne diroys jamais que leur sentier fust droit, sinon que monseigneur dist les rymes estre l'apuy des vers qui les soustiennent, & les font cheminer droit, ce qui ne me semble pourtant veritable : car j'ay ouy dire que les rymes sont plustost les chesnes du Sonet, ou de la chanson qu'elles ne sont leurs piez ou leurs mains. Or suy-je content que l'on dye de moy que j'aye usé d'une certaine briefveté, eu egard à ce qui s'en pourroit dire, combien qu'il y en ait assez pour le respect de vostre requeste, & peut estre trop pour la presence de monseigneur, qui cognoist mieulx que moy la deffectuosité de ceste langue & le peut mieulx declarer. BEM. Je ne vueil pas maintenant disputer avec vous la cause de ces nombres, ne ce qui en est, n'y pareillement si la prose en a sa part comme les vers, & en qu'elle sorte elle l'a : car toutes ces choses sont assez faciles à voir, & si sont fort loing du propos, j'ayme mieulx approuver ce qu'en a-

 

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vez dict, non tant pour ce qu'il soit vray qu'à cause de ce qu'il s'en ensuyt. Je vous dy donc ceste langue moderne, bien qu'elle soit plus vieille qu'autrement, n'estre encores qu'un petit & delicat sion, lequel n'ayant à grand' peine flory, comment auroit il porté le fruict qu'il doit faire ? si est ce que ce n'est par le deffault de sa nature, estant aussi apte d'engendrer que les autres, ains en est la coulpe à ceulx qui l'ont eu en leur garde sans le cultiver à suffisance, le laissant comme une plante sauvage envieillir & quasi mourir en ce mesme desert ou il commença de luy mesme à naistre & ne l'ont daigné arroser, ny abreuver, ny mesmes essarter ces hayes espineuses qui luy faisoient ombre. Croyez que si les antiques Romains eussent esté aussi negligens à cultiver leur latin, lors qu'il commençoit à pousser ses gettons, il ne fust pour vray en si peu de temps devenu si grand : mais eulx comme bons laboureurs l'arracherent premierement d'un lieu sauvage, pour se le faire domestique : puis à fin qu'il portast plustost ses fruitz & qu'ilz fussent plus beaux & meilleurs, en esmondant les inutiles branches, ilz y enterent quelques greffes subtilement prises du grec, qu'ilz s'apliquerent soudainement en sorte & les ren-

 

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dirent si semblables au tronc que maintenant ilz ne semblent point adoptifz ains naturelz, de là, bourgeonnerent, florirent & fructifierent ces belles couleurs d'eloquence avec ces nombres & ce bel ordre que tant vous exaulcez lesquelles sont ordinairement produittes par toutes langues, non tant par leur naturel que secouruës de l'artifice d'aultruy, dont nous avons exemple en ce que par l'enseignement de Thrasimac, de Gorgias, & de Thedore le nombre est né & qu'Isicrate luy à finalement donné perfection. Si donc les Grecs & Latins plus curieux de la culture de leur langue que nous de la nostre n'ont trouvé en icelle n'y la quantité n'y la grace sinon avec le temps, & apres grandz travaulx, nous devons nous esmerveiller si ce qui nous suffiroit en nostre langue nous est encores defaillant ? Si ne doit on pour tel argument la despriser comme vile & de neant, il est vray que la Latine est d'assez meilleure : mais combien il nous seroit meilleur de dire elle fut, & toutesfois bien qu'elle l'ait esté par le passé & soit encores si viendra il peut estre un temps, que la vulgaire sera douée d'autant plus grande excellence comme maintenant elle n'est point comparable à la Greque pour le peu de

 

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vertu & de grace qui est en elle en ce temps cy. Lors que n'aissoit la latine, la greque estoit ja grande parquoy si voz raisons avoient lieu, noz predecesseurs ne devoient laisser prendre racine à une nouvelle langue : autant povons nous dire de la greque au regard de l'hebraïque, & par ainsi on peut conclure à vostre dire que le monde ne doit avoir qu'une seule langue pour escrire & parler. De là viendroit qu'en pensant seulement arguer la langue tuscane à fin de l'extirper (moyennant voz raisons) hors du monde vous parleriez aussi contre la greque & la latine, & non seulement contre les langues du monde, mais aussi contre dieu qui à voulu par son immuable ordonnance que nulle chose créée ne dure perpetuellement, ains que d'heure à autre leur estat se change ores en augmentation, ores en diminution jusques à ce qu'une fois tout finisse sans jamais plus renouveller. Vous me direz nostre langue arreste trop à former sa perfection, & je repondz estre vray : mais si est ce que tel retardement ne doit faire à croire estre impossible qu'elle devienne perfette : plustost nous peut asseurer, que deslors qu'elle nous sera acquise nous en joyrons plus long temps : car nature veult que l'arbre qui bien tost croist, florit

 

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& porte fruict soit bien tost vieil & meure & au contraire que celuy dure par longues années lequel aura esté long temps à faire ses rameaux. Nostre langue donc en gardant sa perfection pour avoir esté par plusieurs ans cherchée & desirée, sera peut estre semblable à aucuns hommes lesquelz de tant plus ilz sont dificiles a prendre les lettres plus dificilement elles leur sortent de la memoire. Ou bien il fault dire qu'elle est tesmoing de nostre vergongne estant venuë en Italie par la ruïne du païs. Ou plustost qu'elle est tesmoignage de nostre bon coeur, diligence & sagesse pour ce que comme Enée venant de Troye en Italie prenoit à honneur de laisser en escrit à un trophée qu'il avoit fait dresser ces motz qui disoient là estre les armes de ceulx qui avoient vaincu son païs. Aussi ne nous peut il tourner a honte d'avoir quelque chose en Italie que nous avons prise des mains de ceulx qui nous avoient osté la liberté. Finalement quand je vouldrois estre malin, je dirois que comme le soleil levant doit plustost estre idolastré des hommes que le couchant, aussi que les langues greque & latine sont joinctes à leur occident & n'estre plus langues, mais seulement papier & ancre, & partant de la dificulté qui est à les profe-

 

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rer dites le par mon exemple : car quand à vous, il ne vous est loysible de parler latin en autres termes que ceux de Ciceron, tellement que quand vous parlez ou escrivez latin ce n'est autre chose que le mesme Ciceron transcrit plustost de papier en autre que de subgect en autre en quoy non vous seul peschez, mais aussi moy & maintz autres plus grandz & meilleurs latins que moy. Toutesfois tel peché n'est du tout indigne d'excuse ne se povant faire autrement, Or je ne dy pas que le peu que j'ay dit contre la langue latine au profit de la vulgaire soit veritable : car j'entendois seulement monstrer à qui vouldroit prendre la cause de ceste nouvelle langue qu'il ne demeureroit sans defence veu que le coeur n'y les armes ne luy defaillent pour se defendre d'autruy. COUR. Il semble monseigneur que vous craignez autant dire mal de la langue latine, comme si c'estoit la langue de vostre saint Anthoine de Padouë, à laquelle la latine est de tant conforme que comme ceste cy fut celle d'une personne vive de qui la santité à esté cause que maintenant elle estant mise en un reliquaire de cristal elle est adorée du peuple : aussi ceste digne relique du chef du monde Rome, ja par long temps gastée & corrompuë, bien que pour le

 

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present, elle soit froide, seiche, & muette. Ce neanmoins pource qu'elle est faite idole par aucun peu de supersticieuses personnes, cestuy là qui ne l'adorera pour dieu ne sera point par eux reputé chrestien, mais idolastrez la comme il vous plaira, pourveu qu'il ne vous soit permis de povoir parler avec icelle, n'y de la tenir ainsi morte qu'elle est en vostre bouche, sinon que ce soit avec entre vous doctes hommes & nous laissez entre nous ignorans parler en vive voix la langue que dieu nous à donnée. BEMB. Pour bien comparer la langue latine à celle du sainct de Padouë, vous deviez adjouster que les oraisons de Ciceron & les vers de Virgile sont le digne & precieux reposoir & reliquaire de leur langue la ou nous la reverons & honorons comme bien heureuse, & qui plus est à la verité n'y l'une n'y l'autre ne meritoit estre par vous reputée pour morte veu qu'à toute heure elles engendrent en noz corps & en noz espritz l'une vertu l'autre salut, avec toutes ces choses je prise grandement nostre langue vulgaire je dy la tuscane à fin qu'aucun ne pense que je die le vulgaire de toute l'Italie n'y la moderne tuscane acoustumée au vulgaire du jourdhuy ains la vieille en laquelle Petrarque & Bocca-

 

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ce ont si doulcement parlé. Car Dante s'entoit beaucoup plus son Lombart que le Tuscan & la ou il parle Tuscan, il est beaucoup plus paysant que citadin, c'est donc de celle là que je parle que je louë & que je conseille d'aprendre pour ce qu'encor qu'elle ne soit venuë à sa vraye perfection si s'en est elle tant aprochée qu'il reste peu de temps, auquel arrivée, je ne doute point qu'elle n'ataigne à celle vertu qu'ont la latine, & la greque de faire vivre les hommes long temps apres leur mort, & lors nous verrons que l'on luy fera non des Reliquaires seulement, mais des temples & des autelz la ou viendront, en pelerinage de toutes pars du monde, grandes compagnies de bons espritz qui luy adresseront leurs voeuz & elle les exaulcera. COUR. Si je veux donc bien escrire en Italien est il besoing que je retourne à naistre Tuscan ? BEM. Non pas renaistre, mais estudier la langue : car quelque fois il est meilleur prendre naissance en Lombardie qu'en Florence pource que la maniere de parler Tuscan est pour le jourd'huy tant contraire aux regles de la vraye langue qu'il est plus dommageable naistre en icelle que dehors. COUR. Un homme ne peult donques estre tuscan par art & par nature. BEM. Dificilement le peut-il

 

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estre car par longueur de temps l'usage est quasi convertie en nature qui est du tout contraire à l'art : parquoy comme celuy qui ne croyoit en Christ au paravant son baptesme y croit plus fermement que le Juif ou l'heretique qui peu souvent devient bon Chrestien. Ainsi celuy qui n'est né tuscan en aprendra mieux la langue que celuy qui des son enfance à tousjours en parlant perverty le vray langage. COUR. Dificilement vous puis-je respondre n'estant né tuscan & n'ayant espié la langue. Et toutesfois il me semble que le vulgaire tuscan du jourd'huy se conforme plus à Bocace que ne fait le Bergamesque. C'est pourquoy il me semble que le Milannois qui jamais n'auroit parlé le Lombart aprendroit plus aysément les regles de la langue tuscane que ne feroit le Florentin à cause de son païs : mais de dire qu'il soit né Lombart & en ayt tousjours parlé le langage jusques a huy, & que demain matin il parle & escrive mieux en tuscan & plus facilement que le tuscan mesme, je ne le puis croire : autrement pour parler la langue grecque & latine, il eust esté jadis meilleur naistre Espagnol que Romain, ou Macedonien qu'Athenien. BEM. Non pas celà non : car au temps de la langue grecque & latine, elles estoient pures &

 

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nettes en toutes personnes, & ne leur nuysoit en rien la barbarie des autres langues, tellement que le populaire parloit aussi bien entre les lieux publics que faisoient les doctes en leurs accademies. Que celà soit vray nous lisons que Theophraste, qui fut l'un des flambeaux de l'eloquence greque, estant en Athenes fut à sa parole jugé estranger par une povre villageoyse. COUR. Je n'enten point moy comment celà se peut faire, mais si vous veux-je bien dire que s'il falloit que j'aprinse quelque langue : j'aymerois mieux aprendre la grecque & la latine que la vulgaire : car il me sufit de l'avoir aportée avec moy de la mammelle & du berceau sans autrement la chercher maintenant parmy les proses & ores parmy les vers des autheurs tuscans. BEM. En faisant ainsi vous parlez à la vollée non pas avecques raison, pource qu'italie n'a aucune autre langue reiglée que celle dont nous parlons. COUR. A tout le moins je pourray dire mon intention en ceste langue, & au lieu du temps que l'employrois à enfiller les termes de l'une & de l'autre, je le mettray à trouver les conceptions de mon ame, & à les disposer : car la vie de l'escriture en derive. Aussi m'est-il avis que mal aisément nous nous povons acoustumer à interpreter les conceptions

 

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de nostre ame avec la langue tuscane, ou latine, ou telle autre que ce soit, laquelle nous aprenons en lisant seulement, & non en parlant les uns avec les autres : celà s'est veu clairement en ce temps cy en la personne d'un jeune Padouan de fort bon esprit, lequel encor que par grande estude & labeur qu'il y a mis, il s'est exercité à composer à la mode de Petrarque, & en à esté fort loué de beaucoup de personnes, si est-ce que ses sonnetz ny ses chansons ne sont comparables à ses comedies : lesquelles estans composées en sa langue maternelle, & sans fard semblent naturellement luy sortir de la bouche, je ne dy pas pourtant que l'on doyve escrire en Padouan ny en Bergamesque mais je veulx que de toutes les langues d'Italie nous puissions faire un amas de parolles & en faire une maniere de parler à tel usage que bon nous semblera, les accommodant si bien que le nom ne dicorde, du verbe ne l'adjectif du sustantif, laquelle reigle, se peut aprendre en trois jours, non pas es escoles grammariennes : mais parmy les courtz des princes, entre les gentilzhommes, non avec ennuyeuse estude, ains en jouant, & riant, avec le plaisir, & recreation, tant des disciples que des precepteurs. BEMB. Ce seroit un

 

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grand bien, si telle maniere d'estude sufisoit à l'homme pour faire chose digne de louange & de merveille mais la cause en est trop legere pour le rendre eternel par renommée : si est-ce pourtant, que s'il se povoit faire, le nombre des bons, & louables escrivains en augmenteroit beaucoup en peu de temps. Il est donc besoing, mon gentil-homme, à celuy qui veult estre trouvé dedans les mains, & parmy les bouches des hommes, tenir par longue espace de temps, pié à boulle, en son estude. Et quiconque desire apres sa mort, revivre en la memoire des hommes, il doit aquerir telle resurection, par suer & trembler souvent, & soufrir faim & soif, & veiller tandis que les autres mengent & dorment. COUR. Tout cela ne pourroit sans grande difficulté le rendre louable. A quoy sufira le bien parler, que vous en semble, seigneur Lazare ? Quand à moy, je suis content, pour la dispute qui est entre mon seigneur & moy, que vostre sentence y mette fin. LAZA. Je ne ferois jamais cela : car je desire que les defenseurs de telle langue soient tousjours discordans à fin que telles dissentions civiles, soient la ruïne d'icelle, comme l'on voit ruïner les regnes divisez. COUR. Aydez moy donc contre

 

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l'opinion de monsieur. Et si vous n'y estes induit, de la verité que vous devez aymer, & honorer sur toute chose : aumoins que ce soit à cause de la haine que vous portez à ceste vulgaire langue, de laquelle si vous estes victorieux, vous aurez vaincu le principal defenseur qu'elle ayt pour le jourd'huy, pour-ce que sur son jugement chascun choysit argument de la prendre & pratiquer. LAZ. Combatez ensemblement si bon vous semble à fin que de ces mesmes armes que vous employez contre la latine & la Grecque vostre vulgaire soit feruë & ruïnée. COUR. Monseigneur ce ne vous seroit honneur de vaincre moy debile champion & desja las de la bataille que j'ay euë contre messire Lazare, ny à moy injure d'estre secouru d'autruy contre vostre auctorité & vostre doctrine, desquelles deux choses je suis si fort combatu que je ne congnois point en moy de plus forte guerre : parquoy voyant que messire Lazare ne se veult bander avec moy pour me defendre : seigneur escolier qui avez long temps escoute avec un silence fort ententif, je vous prie, s'i avez quelques armes, desquelles me puissiez ayder, qu'il vous soit agreable les tirer hors en ma faveur, car puis que ce combat n'est point mortel vous

 

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y povez entrer sans crainte vous rengeant de quel costé qu'il vous plaira, & principalement du mien, qui vous en ay requis, veu l'honneur qu'il vous pourra venir d'estre vaincu d'un si digne adversaire. L'ESCOL. Monsieur ce que je n'ay parlé jusques a present provient de ce que je ne sçavois que dire, pour n'avoir fait profession es langues, & me suffisoit d'escouter avec esperance, & desir d'aprendre. A ceste cause si vous avez quelque combat à faire pour defendre vostre opinion je vous conseille de combatre sans moy, qui ne vous puis y ayder : aussi est-ce le meilleur que vous combatiez seul, que d'estre acompagné d'un homme qui par inexperience des armes se retire des que les premiers coups se ruent, en vous donnant occasion de crainte & de fuite. COUR. Si avec tout celà vous me povez ayder (ce que je croy & ne se peult faire autrement veu la grande affection que prestiez à noz propos) aydez moy je vous en prie : j'entenz pourveu que telle question ne vous soit en mespris, comme chose vile & de si peu de valeur que voulussiez desdaigner d'entrer en camp avecques nous. L'ESCOL. Comment ; pensez vous que je ne daignasse parler de ce dequoy monseigneur Bembo a parlé main-

 

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tenant, & une autrefois mon precepteur Peret avec Messire Lascar, non moins doctement qu'elegamment ? je serois trop desdaigneux si je le sçavois faire : mais quoy je sçay peu de toute chose & rien des langues, comme celuy qui de la grecque, à peine congnoist les lettres, & de la latine tant seulement assez pour me faire entendre les livres de la philosophie d'Aristote, lesquelz selon que j'en ay entendu dire à messire Lazare sont plus barbares que latins : du vulgaire, je n'en dy mot pource que de telz langages je n'y sceu jamais rien & si n'eu jamais desir de les aprendre fors que mon, Padouan, pour l'intelligence duquel, depuis le lait de ma nourrice, je n'ay eu autre maistre que le commun. COUR. Pour le moins il fauldra que vous disiez ce qu'en avez apris de Peret, & de Lascar, qui en ont parlé (comme vous dites) si doctement. L'ESCOL. J'en ay trop peu apris en un jour au regard de l'infinité des choses qui apartiennent à ceste matiere : car alors il ne m'estoit point avis que cela fust digne d'aprendre. BEMB. (Aumoins dites en ce peu qui vous en est demeuré en la memoire : ce me sera chose agreable de l'entendre. LAZ. J'orray volontiers reciter sur ceste matiere l'opinion de

 

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mon maistre Peret, lequel encor qu'il ne sceust autre langue que la Mantouane, si est ce que comme homme de bon jugement, & qui peu souvent se trompe soymesme, peut en avoir dit telle chose avec Lascar, qu'il me sera fort agreable d'entendre, par ainsi ne vous soit ennuyeux de reciter, ce que povez avoir retenu de leurs propos. L'ESCOLIER : Ainsi soit donc, puis qu'il vous plaist : car j'ayme myeulx estre reputé ignorant en vous disant ce que je ne sçay pas que fascheur en desdaignant ces prieres qui me deussent estre commandement. Ce sera toutesfois par condition que tout ainsi que ce ne m'est honneur de reciter les doctes propos d'autruy, pareillement si en mon discours j'en delaisse quelques motz que je puis avoir oubliez depuis le temps, il ne me soit tourné à honte. COUR. Parlez hardiment, je me soumetz à toute paction. L'ES. La derniere fois que messire Lascar vint de France en Italie luy estant en Bolongne, un jour entre les autres il alla visiter Peret, comme il avoit acoustumé & apres avoir esté quelque espace de temps ensemble, messire Lascar luy demanda, quelle chose il lisoit ceste année & mon precepteur Peret luy dist. PER. Monsieur, je liz les quatre livres de la meteore d'A-

 

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ristote. LAS. Vrayement vostre lecture est belle : mais quelz sont voz expositeurs ? PER. Je me sers bien peu des latins, & un mien amy m'a aydé d'un Alexandre. LAS. Vous avez bien choisy, pource qu'Alexandre apres Aristote estois Aristote mesme, toutesfois je ne pensois pas que vous seussiez la langue Grecque. PER. Je l'ay en latin non pas en grec. LAS. Vous en devez recueillir peu de fruit. PER. Pourquoy ? LAS. Pour-ce qu'il me semble qu'Alexandre Aphrodise, estant grec comme il est, & puis traduit en latin, est autant diferent de soy mesme comme est l'homme vif, de l'homme mort. PER. Il peult bien estre, & neanmoins je pensois qu'il me fust autant profitable de le lire en latin ou Italien s'il s'y trouvoit traduit comme aux grecz de la lire en grec & souz c'est espoir, je me suis mis à l'estudier. LAS. Vray est que pour le myeulx vous devez plustost l'avoir en latin que ne l'avoir point : Mais vostre doctrine seroit beaucoup plus grande, meilleure, & de plus de profit, si vous lisiez Aristote, & Alexandre, en la langue, que l'un à escrit & l'autre interpreté, PER. Pour quelle cause ? LAS. Pour-ce que facilement, & avec plus grande elegance de paro-

 

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les ses conceptions sont par luy exprimées en sa langue qu'en autre. PER. Cela se pourroit fai-en moy si j'estois grec aussi bien que fut Aristote : mais de dire que pour faire myeulx un lombart, bon philosophe, il doit estudier le Grec, à mon avis cela est disconvenient & sans raison, pource qu'au lieu de relever de peine on se la redouble par ce moyen estant beaucoup plus facile d'apprendre la logique seule ou la philosophie que la grammaire, par especial la Grecque. LASCAR. Pour ceste mesme raison vous ne deviez estudier ny la Latine ny la Grecque ains seulement le vulgaire Mantouan & avec iceluy philosopher. PER. Pleust à dieu que pour le benefice commun de noz successeurs il se trouvast quelques doctes & bonnes personnes qui traduysissent tous les livres Latins Grecz, & Hebrieux, peut estre que lors les philosophes seroient en plus grand nombre & assez plus sçavantz qu'ilz ne sont maintenant, & si leur exellence seroit plus rare. LAS. Ou bien je ne vous entendz point, ou vous parlez par ironie. PER. Au contraire je parle plustost à la verité comme celuy qui est couvoiteux de l'honneur du païs, car pourtant si l'injure de nostre temps & du passé me veut priver de ces-

 

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te grace dieu me gard d'estre si plein d'envie, que d'avoir desir d'en frustrer ceulx qui naistront apres moy. LAS. Je vous escousteray volontiers si vous avez affection de me prouver ceste-opinion nouvelle, que je n'entens ny ne pense intelligible. PER. Dites moy premierement d'ou vient celà que les hommes de nostre temps sont universellement moins doctes, & en moins d'estime en toutes sciences, que les antiques ne furent : ce qui est contre nature, veu que il est beaucoup plus facile d'ajouster aux sciences trouvées qu'il n'est pas de les inventer ? LAS. Quelle autre responce y seroit bonne fors que toutes choses vont de mal en pis ? PER. Je le confesse à cause de plusieurs raisons, entre lesquelles y en a une que j'ose dire la premiere. C'est qu'entre nous, modernes nous consumons grande partie de nostre temps & le meilleur de noz ans en vain, dequoy se sont bien gardez les anciens : & pour mieulx vous interpreter mon dire, je tien de vray que l'estude des langues Greque & Latine est l'ocasion de nostre ignorance : car si le temps que nous avons despense à les aprendre eust esté par nous employé en la philosophie, peut estre que ce temps nous engendreroit de ces Platons & Aristotes

 

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que produisoit l'antiquité : mais quoy nous autres quasi repentans d'avoir laissé le berceau & d'estre devenuz hommes, en retournant à nostre enfance, nous ne faisons autre chose en dix ou vingt ans de nostre aage qu'aprendre à parler l'un latin, l'autre grec, & un autre quelque autre langue, soit vulgaire ou autrement. Et apres ceste longueur de temps passée, & avec elle celle vigueur & promptitude que la jeunesse est naturellement coustumiere de donner à l'esprit nous essayons à devenir philosophes, lors que nous ne sommes plus propres à ceste contemplation des choses : de la vient qu'en ensuyvant le jugement d'autruy nostre moderne philosophie n'est autre chose qu'un pourtrait de l'ancienne, partant tout ainsi qu'un pourtrait de quelque bon ouvrier qu'il soit fait, ne peut du tout ressembler son Idée : Aussi nous encor que (peut estre) ne soyons, quant à l'esprit aucunement inferieurs de noz antiques : ce neanmoins, nous leur sommes de tant moindres, comme nous nous sommes trop long temps amusez aux badineries des termes & paroles, pour seulement les imiter en leur philosophie, lesquelz nous devrions preceder par le moyen de quelques adjonctions de nostre industrie. LAS.

 

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Doncques si l'estude des langues est si nuysible à chascun comme vous dites, qu'est il de faire ? les laisser ? PER. Non pas, car il ne se peult faire pour-ce que les artz & les sciences des hommes sont maintenant entre les mains des Latins & des Grecz : mais pour l'avenir on deüroit faire que toute langue peust parler de toute chose chascune à sa mode par tout le monde. LAS. Comment seigneur Peret que dites vous ? auriez vous donc envie de philosopher en vulgaire, sans avoir congnoissance de la langue grecque & latine ? PER. Et quoy donc monseigneur, pourveu que les livres grecs & latins fussent traduitz en nostre langue ? LAS. Il seroit aussi dificile de translater Aristote de langue grecque en lombart, comme d'arracher un Olivier, ou un Oranger, d'un beau & fertile jardin, pour le replanter dedans une haye d'espines : outre ce que la philosophie est fardeau digne d'autres espaules que de celles de nostre langue. PER. Je croy pour certain que les langues de tous païs, aussi bien l'Arabique & l'Indianne, que la Romaine & Greque, sont d'un mesme effet & valeur, & formées des hommes par un mesme jugement, à une mesme fin : & pource il m'est avis que vous n'en devez parler comme de chose

 

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produite par nature, veu qu'elles sont faites & reiglées par l'artifice des hommes, au benefice commun, & non plantées ny semées : & ce que nous nous en servons, c'est comme estans tesmoings de noz affections, & declarans entre nous les conceptions de noz espritz. Pour ceste cause encor que toutes choses produites par nature, & les sciences d'icelles ne soient par tout le monde qu'une mesme chose, ce neanmoins pource que plusieurs hommes sont de diverses volontez, ilz escrivent & parlent diversement : laquelle diversité & confusion des vouloirs des hommes, est condignement nommée tour de Babel. Les langues donc ne naissent pas d'elles mesmes, comme les arbres ou les herbes, & ce que l'une est plus debile & infirme, & l'autre plus saine & robuste, & plus propre à porter la charge de noz conceptions humaines, ne provient que du vouloir des hommes, qui en ont fait l'une plus vertueuse que l'autre. Parquoy comme le François, ou l'Anglois sans changer de meurs, ou de nation se peut aussi bien adonner à la philosophie, que le Grec Romain : aussi je croy que sa langue maternelle peut à sufisance communiquer son sçavoir à autruy. Traduisant donc en ce temps cy de Grec, en vulgaire, la philosophie semée par

 

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nostre Aristote, parmy les fertiles champs d'Athenes ; ce ne seroit point la getter parmy les pierres, dans le bois, ny luy donner ocasion de devenir sterile, se seroit plustost (d'eslongnée qu'elle est) l'aprocher, & d'estrangere, la rendre domestique à toute nation : Et peut estre ainsi que les espiceries, & autres choses orientales, sont par quelque marchant aportées des indes, en ces parties occidentales pour l'utilité commune ; la ou paravanture elles sont myeulx congneues, & receuës, que de ceulx qui outre mer les sement & recueillent : Aussi les speculations d'Aristote, nous deviendroient plus familieres qu'elles ne sont, & plus facilement les entendrions, si quelque docte personne les reduisoit de Grec en beau Vulgaire. LAS. Diverses langues sont propres à signifier diverses choses, les unes pour les doctes les autres pour les ignares : & entre les autres la Grecque est si convenable aux sciences, qu'il semble que non pas l'humaine providence ; mais la mesme Nature l'ayt formée, pour les myeux faire entendre. Et si ne m'en voulez croyre, à tout le moins croyez Platon de ce qu'il en dit en son Cratil, duquel se peult inferer que la langue Grecque est en l'endroit des disciplines, ce

 

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qu'est la lumiere envers les couleurs, & sans laquelle lumiere des lettres, nostre humain entendement ne verroit aucune chose : ains s'endormiroit aux continuelles nuitz d'ignorance. PER. J'ayme mieulx croire qu'Aristote & la verité, c'est assavoir que quelque langue qui soit au monde n'a point de soy ce privilege de signifier les conceptions de nostre ame, & que le tout en consiste souz l'arbitre des personnes : tellement que quiconque voudra parler de philosophie en langue Mantouane ou Milannoise, on ne peut par raison luy refuser non plus qu'on luy peut empescher l'estude de philosophie ou l'intelligence de l'ocasion des choses. Bien est vray que pour-ce que le monde n'est point coustumier de parler de philosophie sinon en Grec & Latin, il nous semble estre impossible de povoir faire autrement. Voilà pourquoy en nostre temps quand on parle vulgairement, on ne parle que de choses viles & vulgaires. Et tout ainsi que pour reverence des saintz, nous ne touchons point avec les mains à leurs corps, ou reliquaires, ains avec quelque petite bague, aussi nous nous immissons plustost à signifier les secretz misteres de la divine philosophie par la langue d'autruy que par la vive voix de la nostre moderne : le-

 

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quel erreur congneu de plusieurs, n'a neanmoins esté repris par eulx à cause de leur pusilanimité : mais peut estre qu'en peu de temps & de brief, il viendra quelque bonne personne non moins hardie que d'esprit, qui mettra la main à telle marchandise & en la faveur publique sans craindre l'envye, ny la haine des doctes, amenera des langues estrangeres en la nostre, les bagues, les joyaulx, & les fruitz des sciences, que maintenant nous ne goustons ny ne congnoissons assez bien. LAS. Certainement celuy qui vouldra entreprendre de porter la philosophie, de la langue Attique en la Lombarde n'aura pas grant soucy de sa reputation, ny de son honneur ; plustost recevra il par tel labeur blasme & ennuy. PER. Je confesse bien qu'il luy sera ennuyeux mais non pas cause de blasme comme vous dites : car pour un qui du premier l'en blasmera, peu apres mil & autres mil luy donneront louange, & beniront son estude : & luy aviendra ainsi qu'il avint à nostre Seigneur Jesuchrist, lequel en mourant pour le salut des hommes, fut premierement moqué, lesdangé, & crucifié par aucuns hipocrites : mais à la fin il a esté reveré & honoré de ceulx qui l'ont congneu, comme nostre Dieu & salvateur qu'il est.

 

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LAS. Vous avez tant parlé de ce vostre bon homme, que de petit marchant vous l'avez fait le Messie de vostre langue vulgaire, lequel je souhaite en cest endroit estre semblable à celuy que les Juifz atendent encor, à fin qu'une si vilaine heresie ne puisse pour aucun temps gaster la philosophie d'Aristote : mais si vous estes en l'efet de si estrange opinion, que ne vous faites vous, en nostre temps, le redempteur de nostre langue ? PER. Pource que j'ay trop tard congneu la verité, voire & au temps que la force de l'esprit n'est point egale au vouloir. LAS. Ainsi Dieu me soit en ayde comme je pense que vous vous moquez, sinon que comme les malicieux, ne voulez blasmer avec-moy ce que ne povez obtenir. PER. Monseigneur, les raisons que j'ay par cy devant amenées, ne sont de si peu de poix, que je les deusse dire en jeu ; aussi la congnoissance des langues n'est si dificile, qu'un homme de moins que mediocre memoire, & sans aucun esprit, ne la puisse aprendre : consideré que Ciceron & Demosthene, ne parloient eloquemment, seulement avec les doctes, mais aussi avec les idiotz Romains & Atheniens, qui les entendoient bien. A la verité nous despensons miserablement noz

 

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jours, noz mois, & noz ans en l'estude de ces deux langues, non pas pour la grandeur du suget ; mais pour-ce seulement que nostre esprit contre sa naturelle inclination fait tourner nostre estude vers les paroles. Par ainsi cest esprit desireux de s'arester en la congnoissance des choses, pour le rendre perfet, ne se contente point d'estre adonné à autre chose, tellement qu'en nous amusant à dresser nostre langue, la vertu de nostre esprit demeure vaine. Doncques de ceste contrarieté qui est tousjours entre la nature de l'ame, & la coustume de nostre estude, depend la dificulté de la congnoissance des langues, digne veritablement non d'envie, mais de haine, non de labeur, mais de fascherie, & finalement digne d'estre reprise de chascun, non pas aprise : car ce n'est point la viande : ains le songe & l'ombre de la viande de l'esprit. LAS. Ce pendant que vous parliez ainsi : je voyois par imagination la philosophie d'Aristote escrite en langue Lombarde, & m'estoit avis que j'oyois toutes manieres de gens mecaniques, comme facquins, laboureurs crocheteurs, gaigne-deniers, & autres de leur condition parler entre de philosophie, avec certaines prononciations & accentz si estranges, & ennuyeux que de ma

 

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vie je n'en ouy de telz. Encores me sembloit-il voir emmy ceste place nostre mere philosophie vestuë assez pauvrement de meschant bureau, plorant & se lamentant d'Aristote, qui au despris de son excellence l'avoit conduite à ceste extremité : parquoy, pour le bel honneur que l'on faisoit à ses oeuvres elle disoit ne vouloir plus demeurer en terre. Luy d'autre costé s'excusoit vers elle, nyoit de l'avoir jamais ofencée ; au contraire l'avoir tousjours aymée & louée & n'avoir moins que magnifiquement escrit & parlé d'elle, tandiz qu'il vivoit : qu'il estoit né & mort Grec, non Bresce ny Bergamesque, & quiconque voudroit dire autrement, il mentoit. J'eusse bien voulu que vous eussiez esté present à telle vision. PER. Et si j'y eusse esté, je luy eusse remonstré, qu'elle se fust plainte sans cause : pource que tout homme, en tout lieu, & avec toute langue peut exalter sa valeur : & celà se faire plustost à sa gloire, qu'à sa honte : Et aussi que si elle ne desdaigne de heberger es espritz des Lombars, elle ne doit non plus desdaigner d'estre traitée de leur langue. Les Indes, la Scithie, & l'Egipte, ou elle habitoit si volontiers, produisoient hommes & langages beaucoup plus estranges & barbares, que ne

 

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fait pour le present le Mantouan, & Boulongnois. Je luy eusse encores dit, que l'estude des langues Greque & Latine l'avoit quasi chassée hors de ce monde, tandis que l'homme ne se souciant de sçavoir ce qu'il disoit, s'acoustumoit vainement à aprendre à parler : tellement que laissant l'esprit endormy, il reveille & met en oeuvre la langue. Que Nature en tout temps, en toute province, & en toutes ses actions, est tousjours une mesme chose : & que comme elle fait volontairement toutes ses artz par tout le monde, non moins au ciel qu'en la terre, sans que pour la production qu'elle fait des creatures raisonnables, elle oublie les irraisonnables, ains par son egal artifice engendre & nous & les bestes brutes : aussi luy doit il agréer d'estre congneuë, & prisée, aussi bien du povre, que du riche, & des infimes personnes, comme des nobles, en toutes langues, soient Greque, Latine, Hebraïque, Françoise, ou Lombarde. Que les oyseaux, les poissons, & autres bestes terrestres, de toute sorte, ores avec un certain son, ores avec un autre, sans distinction de paroles, signifient leurs affections. Beaucoup mieulx doncques nous autres hommes le devons nous faire, chacun avec sa langue, sans avoir recours

 

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aux autres, que les escritures, & les langages on esté trouvées, non au salut de nature, laquelle (comme divine qu'elle est) n'a besoing de nostre ayde, ains seulement pour nostre profit, & commodité : afin que vifz & mortz, presens & absentz, en manifestant l'un à l'autre les secretz de noz pensées, nous ataingnions plus facilement nostre propre felicité, qui est mise en l'intelligence des doctrines, & non en la prononciation des motz : Et par consequent, nous autres mortelz devons plustost pratiquer la langue, & l'escriture, que nous povons aprendre avec plus de facilité. Et comme ce seroit le mieux (s'il estoit possible) n'avoir qu'un langage qui fust naturellement usité par les hommes, aussi est ce le meilleur que l'homme escrive, & parle selon la maniere qui moins s'eslongne de son naturel : laquelle maniere de parler, nous aprenons quasi devant que d'estre nez, voire & au temps que nous ne sommes aptes d'aprendre aucune autre chose. Autant en eussé-je dit à mon maistre Aristote, de l'eloquence duquel je me fusse peu soucié, s'il eust escrit ses livres sans raison. Que Nature l'avoit adopté à filz, non pour estre né en Athenes, ains pour l'avoir bien hautement congneuë, & pour en avoir bien parlé,

 

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& bien escrit. Que la verité par luy trouvée, la disposicion & ordre des choses, la gravité & brieveté des sentences, luy sont propres, & non à autre : & que telles choses de luy ne se peuvent muer, pour estre translatées de langue en autre. Que si son nom seul estoit sans la compagnie de Raison, il seroit en mon endroit de peu d'auctorité. Que si luy estant devenu Lombart vouloit estre Aristote, il ne tiendroit qu'à luy. Que nous autres de ce temps avons aussi cher ses livres traduitz en vulgaire, comme les Grecs les avoient en estime lors qu'ilz y estudioyent en leur langue, lesquelz livres nous essayons d'entendre avec toute industrie, pour devenir quelque fois non Atheniens, ains philosophes. Et avec ceste responce je me serois party de luy. LAZ. Dites ce que vous voudrez & le desirez, si est ce que je ne croy point que de vostre temps vous puissiez voir Aristote vulgaire. PER. Voylà pourquoy je me deulz de la miserable condition de ce moderne temps, auquel on estudie, non pour estre, mais pour sembler sages : car là ou nous n'avons qu'une seule voye de raison, en quelque langue que ce soit, pour nous conduire à verité, en la laissant à gauche, nous prenons le chemin, lequel par effet nous

 

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eslongne d'autant plus de nostre but, comme il semble à autruy que nous en sommes voisins. Aussi nous est il bien avis que nous sçachons assez de quelque science, quand sans congnoistre sa nature, nous povons dire en quelle sorte elle estoit nommée par Ciceron, Pline, Lucrece, & Virgile, pour les autheurs Latins, & pour les Grecs, Platon, Aristote, Demosthene, & Eschinés : sur les simples paroles desquelz, les hommes du jourd'huy dressent le fondement de leurs artz & sciences : tellement qu'en disant ces motz, langue greque, ou langue latine, il semble que lon die langue divine. Et que la vulgaire soit une langue inhumaine, & du tout privée des discours des intelligences, non pour autre cause par aventure, que pource que nous l'aprenons sans travail, & des enfance, & que les autres par grant labeur nous sont faites familieres, comme langues que nous jugeons plus convenables aux doctrines, que ne sont les paroles de l'Eucaristie, & du batesme, avec leurs deux sacrementz. Et est ceste fole opinion si fort imprimée en l'esprit des hommes, qu'il en est beaucoup en ceste erreur, de penser que pour devenir philosophes il leur sufist de sçavoir lire & escrire en Grec, sans plus, comme si l'esprit d'Aristote

 

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estoit (en guyse d'un esprit familier dans un cristal) enfermé dans l'alphabeht grec, & qu'il fust contraint d'entrer avec les lettres en l'esprit des hommes, pour les faire philosophes. A ce propos j'ay veu de mon temps plusieurs hommes si arrogans, que n'ayans aucune science, & se confians seulement en la congnoissance de la langue, ont eu la hardiesse de mettre la main à ses livres, en les expliquant publiquement, comme les autres livres d'humanité. Pour ceux là donc ce seroit chose vaine de mettre les sciences greques en vulgaire, tant pour l'incapacité de la langue, que pour la contrainte des termes, dedans lesquelz l'italie & son langage sont encloz, pour trop estimer vaine l'entreprise d'escrire & de parler, en sorte que les studieux hommes de tout le monde (ce disons nous) ne l'entendent point. Mais j'espere bien que ce qui n'a point esté veu de moy, sera veu quelque fois de ceux qui naistront apres moy : Et ce au temps que les hommes plus doctes, & moins ambicieux que ceux du jourd'huy, se contenteront d'aquerir honneur en leur patrie, sans desirer que l'Allemagne ny les autres païs estranges ayent leurs noms en reverance : car si la forme des paroles avec lesquelles les futurs philosophes par-

 

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leront & escriront les sciences, est commune au peuple, l'intellect & le sentiment d'icelles paroles sera, ce que chercheront les amateurs des lettres, qui ont leur habitude, non pas en la langue, mais en l'esprit des hommes. Si tost que messire Peret eut achevé son propos, le seigneur Lascart s'apareilloit de respondre : mais il survint une troupe de gentilzhommes, qui le venoient voir, parquoy le propos encommencé fut interrompu. Au moyen dequoy apres les reverances faites de part & d'autre, Peret & moy partismes, souz condition d'y retourner une autrefois. COUR. Vous m'avez si bien defendu avec les armes de messire Peret, que seroit chose superfluë d'y employer les vostres. A ceste cause encor que ce fust vostre profession, que de parler de ceste matiere, si suys je content que maintenant vous vous taisiez, & vous rendz infinité de graces, pour le secours que m'avez donné, tant à cause de l'autorité de si digne philosophe, que des raisons parcy devant dites. Et si vous prometz que pour eviter la peine & le labeur d'aprendre à parler, avec les langues mortes, je suyvray le conseil de messire Peret, car comme je suis né Romain, je veux vivre Romain, & en parler & escrire le langage. Et à vous messire

 

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Lazare qui estes d'autre opinion, je dy qu'en vain vous essayez de ramener, de son long exil en Italie, vostre langue latine, pour la relever de terre, apres sa totale ruïne : car si lors qu'elle commençoit à tomber il ne se trouva homme qui la peust soustenir, & que quiconque s'oposa à sa ruïne, fut ainsi qu'un Polidamas trop chargé du fardeau, maintenant qu'elle est du tout abatuë, & debrisée, & precipitée du temps, qui sera le vaillant homme, ou quel sera le geant, qui se pourra venter de la relever ? Il ne me semble point en regardant voz escritz, que vous en vouliez prendre l'espreuve : Veu que vostre escriture latine n'est autre chose que aller d'un autheur en autre, recueillir maintenant de l'un un nom, de l'autre un verbe, & de l'autre un adverbe, de leurs langues. Enquoy faisant si vous pensez (comme un autre Esculape fit d'Hipolite) que pour joindre plusieurs de telz fragmentz ensemble, vous la poviez resusciter, vous estes trop abusé de vous mesmes, ne vous avisant point qu'au choir de si superbe edifice, une partie devint poudre, & l'autre se doit estre rompue en plusieurs pieces : tellement que qui les voudroit rassembler en leur premier estat seroit chose impossible. Outre ce que plusieurs

 

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parties d'icelles, demeurées au fons du grant tas de pierres, ou envelopées du temps, n'ont peu estre trouvées d'homme vivant. Par ainsi en voulant refaire ceste fabrique, elle seroit moindre & moins ferme qu'elle n'estoit au paravant. Et quand encor vous parviendrez à la reduire en sa grandeur premiere, il ne se peut faire que vous luy donniez ceste forme, & beauté qu'anciennement luy donnerent ces premiers architectes, lors que premierement ilz la bastirent : pource qu'au lieu ou estoit la salle vous ferez les chambres, vous mettrez les portes confusement, & quant aux fenestres vous en dresserez l'une haute pour l'autre basse : Et si dresserez les murs fermes & entiers, en l'endroit d'ou venoit la clarte en la salle, ainsi vous ofusquerez la veuë, & au lieu de celà, en faisant ouverture au Soleil, il y entrera parmy quelque alene de mauvais vent, qui infectera le logis. Finalement ce sera un miracle, surpassant l'humaine providence, si on la peut faire egale ou semblable à l'antique, veu que nous avons le default de l'Idée, d'ou le monde avoit pris l'exemple de la bastir. Parquoy je vous conseille laisser l'entreprise de vouloir vous faire singulier entre tous les hommes, en travaillant en vain & sans profit de

 

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vous ny d'autruy. LAZ. Pardonnez moy mon gentil-homme, vous n'avez pas bien consideré les paroles de nostre maistre Peret, qui non seulement ne recuse point le labeur de l'estude greque & latine, comme vous faites, au contraire il se complaignoit d'estre contraint à ce faire : Et desiroit une aage, en laquelle sans l'ayde de ces langues, le peuple peust estudier, & se faire perfet en toute sçience : ce que je ne louë ne desprise : pource que l'un je ne le puis, l'autre je ne le veux. Seulement je dy que son opinion n'a point esté de vous bien entendue, qui sera cause que vostre deliberation ne prendra origine, ny de l'auctorité, ny des raisons, de messire Peret, ains de vostre affection, laquelle vous suyvrez comme bon vous semblera, & de ma part j'en feray à ma fantasie : pource que si le voyage que je tien est plus long & plus fascheux que le vostre, il ne sera peut estre pas si vain, & sur le soir de ma journée, il me conduira (bien que las) en santé dans un bon logis. BEM. Messire Lazare dit vray, avec lequel je diray encor, que selon mon avis, Peret disputoit lors des langues, ayant son respect à la philosophie, & autres semblables doctrines : pource que posé le cas que son opinion soit vraye, &

 

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que le païsant puisse aussi bien philosopher que le gentil-homme, & le Lombart que le Romain. Si n'est ce pas à dire que l'on puisse en toute langue egalement orer & poëtiser : d'autant qu'entre elles l'une est plus ou moins douée des ornementz de la prose & des vers, que n'est l'autre. Ce qui a premierement esté disputé entre nous, sans faire mention des sciences. A ceste cause comme je vous disois alors, je vous dy encor de present, que si jamais il vous vient volonté de composer chansons, madrigalles, ou autres choses selon vostre mode, c'est à dire en langage qui ne soit conforme au tuscan, & sans imiter Petrarque ou Bocace, paraventure serez vous bon courtisan : mais non pas poëte ny orateur, qui sera cause que lon parlera de vous tant que vous vivrez, & non plus : d'autant que vostre langue Romaine est plus propre à vous rendre gracieux qu'honorable.

FIN

©Université de Poitiers
25 mai 1999 nt plus exalté quand myeulx vous escrirez & parlerez bon Tuscan : A tout le moins tel serez vous entre le com-

 

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mun, au contraire si vous escrivez & parlez mal latin, vous serez en vil pris tant entre les indoctes que les sçavans. Que l'eloquence donc du seigneur Lazare ne vous persuade point plustost à devenir muet qu'a ne composer vulgairement : car la prose aussi bien que les vers de nostre moderne langue, n'a en quelques sugetz non gueres moins de nombres, & n'est gueres moins capable d'ornemens que la Grecque ou Latine, les vers ont leurs piedz, leurs couleurs & leurs nombres : la prose sa fluidité d'oraison, ses figures & ses eloquences de parler, ses repetitions ses diversitez, ses complexions & autres telles proprietez. Au moyen desquelles il n'y a (peut estre) pas tel eslongnement & contrariété des langues comme vous croyez, pource que si les motz sont diferentz l'artifice de les composer & acoustrer, est pareille en la Tuscane qu'en la Latine. Si le seigneur Lazare me nioyt telle chose ; je luy demanderois d'ou procederoit celà que les nouvelles de Bocace ne son toutes egallement belles, ny les sonnetz de Petrarque ne sont aussi tous perfetz. C'est chose certaine qu'il luy seroit force de dire que nulle oraison ou ryme en Tuscan, ne seroit plus ou moins belle l'une que l'autre, & par

 

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consequent Seraphin, esgal à Petrarque : ou bien il confesseroit qu'il se trouve entre les compositions vulgaires aucunes plus ou moins elegantes & ornées que les autres. Ce qui ne se pourroit faire si elles estoient du tout frustrées de l'art oratoire & poëtique. LAZ. Monseigneur j'ay nyé que la moderne langue aye nombre, decoration, ny consonnance, & si le nye encores non par experience que j'en aye, ains par raison ; car l'homme qui ne sçaura que c'est de sonner du tabourin ny de la trompette, en l'oyant sonner une foys le peu de plaisir qu'il y prendra, luy fera juger telz instrumentz n'estre propres pour faire musique ou sonner un bal. Aussi quand par moy-mesme j'escoute & forme ces motz vulgaires par chacun de leur son separé de l'art, sans que je les dispose autrement ; je peulx aysément comprendre quel plaisir, ilz peuvent amener aux oreilles de ceulx qui escoutent les proses, & les rymes, qui en sont faites. Vray est que chascun n'a pas ce jugement ; ains seulement, ceulx qui sont acoustumez de baller au son des lutz, & violons. Il me souvient qu'estant un jour à Venise, ou estoient arrivées quelques navires de Turcs, j'oïz en la mo-

 

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yenne d'icelles un bruit de plusieurs instrumentz mais de ma vie je n'ouy, que je sache un son plus desplaisant & ennuyeux, & toutesfois ceulx qui n'estoient usitez à la douceur & delices d'Italie trouvoient que c'estoit une douce musique. Autant s'en peult il dire, des nombres de l'oraison, & des vers de ceste langue. Il s'y trouve bien aucunesfois quelque armonie, qui la fait plus agreable, ou moins desplaisante une fois qu'à l'autre ; mais c'est une musique de tabourins, ou plustost de harquebuses & fauconneaux qui estourdit le cerveau, & le brouille en sorte que il n'est plus capable de recevoir contentement des autres plus delicatz instrumentz ny s'en ayder. Pour ceste cause celuy qui n'a le temps ou le pouvoir de sonner les lutz & violons de la latine, se doit plustost tenir oysif que mettre la main aux tabours & cloches communes ; prenant l'exemple de Pallas, laquelle pour ne se contrefaire la face en jouant de la fluste qu'elle avoit inventée, la getta au loing & luy fut plus louable l'eslongner de soy, ne daignant l'aprocher de sa bouche qu'il ne fut profitable à Marsias la recueillir, & sonner, car il en perdit la peau. A ce que vous dites monseigneur que noz premiers Tuscans furent contraintz de parler ainsi pour ne

 

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passer leur vie en silence & que nous, leurs successeurs, avons fait vertu de la force d'autruy, je le confesse, & est vray : mais ceste violence donne beaucoup plus grand' gloire à autruy, que elle ne nous amene de vertu. Ce fut honneur, à noz predecesseurs, d'estre sages en leur misere : mais ce nous est blasme, & injure, maintenant que nous sommes libres, de recevoir, & conserver longuement le perpetuel tesmoignage de nostre vergongne, & non seulement le nourrir, ains aussi le decorer, veu que ceste vulgaire langue n'est autre chose qu'un indice demonstratif de la servitute des Italiens. Une fois la r