Léon l'Hébreu, Philosophie d’amour, traduction de Denis Sauvage Premier dialogue, Paris : Claude Micard, 1577 (page de titre manquante)
Transcription d’après l'exemplaire de la Médiathèque François-Mitterand, Poitiers D 3739
Publié le 29 janvier 2002
Modifié le 19 février 2002
©Université de Poitiers
Transcription : Pierre Martin
[Léon l'Hébreu : Philosophie damour, traduction de Denis Sauvage.
Premier dialogue et second dialogue, "De lessence damour", Paris, Claude Micard,
1577]
page de titre manquante)
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Ayant de long temps experimenté le peu destime, auquel sont pour le plus souvent,
traducteurs, commentateurs, restorateurs de livres corrompus, & tels autres, qui sont
subjets à suyvre les traces dautruy, & voyant la froide recompense quils
retirent pour tels labeurs, quelque perfection quil y ait, mestoye (ce me
sembloit) du tout resolu à ne memployer jamais à telles choses, aimant trop mieux
me contenir en estude franche & libre, qui me pleust, & à faire uvre qui
peust mieux estre dite mienne, questant contraint en tel travail, noser
presque, encor apres, appeler mien ce qui en sortirait. Mais la grande honnesteté, de
laquelle jay veu user le S. Guillaume Rouille envers plusieurs suyvans les lettres,
& mesmement envers moy, a tant peu, par dessus la fermeté de ma resolution,
quà sa priere je vous ay desja traduit la Circé de Gello, &, davantage,
vous laisse maintenant aller la Philosophie dAmour de M. Leon
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Hebreu : que plustost vous eussiez euë, & que je vous eusse fait veoir, long temps a,
neust esté que, quand je la voulu faire mettre sur la Presse, on madvertit
que il y avoit autre traduction, desja commencee à Imprimer. Qui fut cause de me faire
garder la mienne à part moy, presque sous deliberation de ne la faire jamais sortir en
lumiere, pensant que de brief on verroit lautre, qui pourroit suffire. Toutesfois,
apres avoir tousjours attendu de mois en mois, jusques au cinq ou sixiesme, & voyant
que rien ne sortoit, je nay plus sçeu endurer que fussiez si long temps frustrez de
la lecture dun tel livre : qui, à la verité, vaut destre leu, sil en
fut onc de dignes destre leus. Je vous lenvoye donc maintenant, Messeigneurs,
le recommandant à lequité de vos entiers & sains jugemens, & vous priant
dentendre, par maniere de advertissement, certains poincts necessaires à sa cause.
Pour le premier, je vous prie destre advertis que jay suyvi ma copie Italienne
(gardant, toutesfois, la proprieté & Phrase de ma langue, si bien que je croy
quen serez contens) presque de mot à mot, sans extravaguer, & sans
mesgayer en la liberté de mon esprit : pource
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que je voyoye que tels Philosophes, comme est le nostre, savent assez ce que il faut dire,
& ce quil faut taire, sans que nous y adjoustions ou diminuyons, comme nous
pourrions faire en quelque autre de moindre estoffe. Aussi, combien quil parle de
matieres tant hautes quil en semble difficile de soy mesme, neantmoins sont stile
est pur didascalic, & propre à personnes qui enseignent & instruisent les autres,
comme il fait, avec une methode & deduction de propos tant Aristotelique (cest
à dire perfaicte, ou bien fort approchant de la perfection) que lon luy feroit, à
mon advis, bien grand tort, de ne le suyvre en le traduisant. Davantage il ameine
certaine raison luy-mesme au feuillet 58. page 2. en limpression Italienne de 1541.
& 45. (qui est la page 213. de nostre François) par laquelle il monstre assez
quil ne se pourroit contenter que on entreprist à dire beaucoup par dessus luy : en
sorte que cela ma tellement fait resserrer que, quand jeu traduit le premier
en Paraphrase, pour le faire plus entendible (comme vous en pourrez veoir certaine page à
la fin de nostre livre) je laissay ceste traduction, la recom-
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menceant, & me mettant à le suyvre de plus pres. Vray est que jay esté
contraint bien souvent, par la corruption des passages (qui se trouve, à mon gré, trop
souvent en lItalien) dire autrement que tels passages ne portent : mais, neantmoins,
cest tousjours selon ce que je puis entendre de sa vraye opinion, par ce quil
dit devant, ou apres, tels passages, ou suyvant Plato & Aristote : desquels la
pluspart de sa Philosophie est prise. Il nest pas aussi que ma facilité accoustumee
ne sy vueille faire entendre, malgré ma deliberation : mais jespere que ce ne
sera point en lieu, duquel lAuteur me voulust reprendre sil vivoit : ne mesme
de ceux, pour lesquels je vous ay mis en fin quelque peu dAnnotations, ne pouvant la
grosseur du livre en porter gueres davantage, encores quen ayons un bon
nombre. Au demourant, pource quil ma esté force duser de mots nouveaux
en matiere nouvelle (comme je vous disoye en lEpistre de nostre Circé) jay
mis un dictionnaire sur la fin du livre, pour lexposition de tels mots, afin que
ceux, qui nont autre langue que leur Françoise, ne laissent à Philosopher pour
cela, si leur esprit est
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autrement capable de Philosophie. Nous avons semblablement mis, devant chacun des trois
Dialogues, largument ou contenu diceluy, comme pour introduction : &
certains sommaires des principales matieres sur la marge, comme par chapitres, avec table
dicelles matieres principales, sur la fin du livre, pour relever le lecteur, ou
celuy qui aura desja leu, de plus grande peine. Voila tout ce dequoy ma semblé bon
vous advertir. Pour le reste, je me recommanderay tousjours à toutes vos bonnes graces.
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LE CONTENU AU PREMIER DIALOGUE.
Ce premier Dialogue, plus petit que nul des deux autres, ne peut avoir que une partie : au commencement de laquelle lAuteur, sous le nom de Philo, use envers Sophie (quil dit aimer & desirer par la cognoissance quil a delle) de plusieurs elusions, captions, ou surprises de paroles & dargumens, pour inductions à parler vrayement & venir à la diffinition, necessaire à preceder en toute chose, de laquelle on vueille traiter. Ainsi donc, pour mieux parler de lessence damour & desir, les diffinit chacun à part : &, afin de monstrer la difference, qui pourroit estre entre eux,
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discourt par les trois sortes de Bon, & premierement par lUtil, & puis par
le Delectable : sous lesquels il parle de certaines vertus morales & de leurs
contraires, parlant aussi de la conjonction damour & desir au Delectable : de la
cause de leur diversité en ces deux Bons qui est le plus ample de lUtil ou du
Delectable, & sils se trouvent ensemble en une mesme chose aimee. En apres il
parle damour & desir vers lHonneste : en quoy il ressemble au Delectable
& Util : en quoy & comment il leur est different, & qui en est la cause. De
là il deduit sous quel Bon aimable sont la Santé, les Enfans, Mariage, Dominations,
Honneurs, Amitié, & lAmour vers Dieu, discourant par les Habitudes
intellectuelles, & par plusieurs choses Divines, pour en fin monstrer en quoy gist la
Felicité. Cela fait, il dit sous quel Bon il aime Sophie, pour monstrer lamour que
les amans de femmes se peuvent dire avoir : ou il parle,
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entre autre chose dun amour, fils de desir, & dun autre, pere de desir,
& fils de Raison cognoscitive : quil y a deux raisons : & par quelle des
deux amour ne se laisse gouverner : concluant en fin que lamour dHomme à
Femme doit estre causé par la cognoscitive, & non par appetition charnelle,
retournant tresbien, par ce poinct, aux premieres paroles de son Dialogue, & laissant
bonne preparation au second & au tiers ensuyvans.
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PHILO, ET SOPHIE, DE LESSENCE DAMOUR.
DIALOGUE PREMIER
PHILO.
La cognoissance que jay de vous, Dame Sophie, cause en moy amour & desir. SOPH. Ces effets, que la cognoissance de moy produit en vous, Seigneur Philo, me semblent discordans. Mais possible que quelque passion vous fait ainsi parler. PHIL. Discordans sont-ils bien avec les vostres, qui sont hors de toute concordance. SOP. Ainçois, entre eux-mesmes, amour & desir sont contraires affections de la Volonté. PHI. Et pourquoy contraires ? SOPH. Pource que, entre les
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choses que nous estimons bonnes, nous aimons celles que nous avons & possedons, &
desirons celles qui nous defaillent : en sorte que ce, qui est aimé, est premierement
desiré : &, apres que la chose desiree est obtenue, lamour vient, & le
desir cesse. PHI. Qui vous meut à avoir ceste opinion ? SOPH. Lexemple
des choses, qui sont aimees & desirees. Ne voyez vous point que nous desirons santé,
quand nous ne lavons pas ? & toutesfois nous ne nous disons jà laimer :
mais, apres que nous lavons, nous laimons, & ne la desirons plus. Devant
aussi que nous ayons des richesses, des heritages, & quelques joyaux, telles choses
sont par nous desirees, & non pas aimees : mais, apres quon les a, on ne les
desire plus, ains les aime lon. PHIL. Encores que la santé, & les
richesses, quand elles nous defaillent, ne puissent estre aimees de nous, pource que nous
ne les avons pas, neantmoins nous aimons de les avoir. SOPH. Cest parler
improprement de dire aimer quelque chose, pour signifier le vouloir de lavoir : car
il faut dire la desirer : pource quamour est envers la mesme chose aimee, &
desir est à lavoir, ou à lacquerir : & ne semble point
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quaimer & desirer puissent estre ensemble. PHIL. Vos raisons, Dame Sophie,
demonstrent plus de subtilité en vostre entendement : que de verité en vostre opinion :
car, si nous naimons ce que nous desirons, nous desirons ce que nous naimons
point : & par consequent ce que nous avons en horreur & en haine, qui seroit une
contradiction la plus grande quil en pourroit estre. SOPH. Je ne me trompe
point, Philo : pource que je desire ce qui sera aimé par moy, & non plus desiré,
quand je lauray, bien que je ne laime encore par ce que je ne le possede point
: & neantmoins, pour cela, je ne desire pas ce que jay en horreur, ne mesmement
ce que jaime : à raison que lon possede la chose aimee, & la desiree
defaut. Mais quel exemple en peut-on donner plus clair quen matiere denfans ?
car, qui nen a, ne les peut aimer, mais en desire : &, qui en a, ne le desire
plus, ains les aime. PHIL. Ainsi que vous avez amené cest exemple par les enfans,
aussi vous deviez vous souvenir des maris : lesquels, devant que les ayez, sont par vous
desirez & aimez ensemble : &, apres que les avez, vostre desir cesse, & aucune
fois lamour, combien quen plusieurs de
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vous autres non seulement il persevere, mais encores croisse, ce qui advient souventesfois
semblablement au mari envers sa femme. Or sus, cest exemple ne vous semble-il pas plus
suffisant à confermer mon dire, que le vostre à le renverser ? SOPH. Ce vostre
parler me satisfait en partie, mais non pas en tout : principalement suyvant vostre
exemple, qui ressemble au doute : duquel nous disputons. PHIL. Je vous en parleray
plus universellement. Vous savez quamour est envers les choses qui sont bonnes, ou
estimees telles : car quelque chose que voudrez, estant bonne, est aimable : & ainsi
comme il y a trois sortes de Bon : cest assavoir Delectable, Profitable, &
Honneste, ainsi y a-il aussi trois sortes damour : pource que lun est vers le
Delectable, lautre vers le Profitable, & lautre vers lHonneste :
& ces deux dernieres sortes de Bon doyvent estre aimees soit devant, soit apres
quelles sont acquises, si quelquefois advient quon les ait. Mais, quant au
Delectable, il nest point aimé, puis apres : car toutes choses qui delectent nos
sentimens, materiaux de leur nature, sont plustost abhorries quaimees, apres
quelles sont possedees :
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Il faut donc, pour ceste raison, que vous me concediez que telles choses sont aimees
devant questre possedees, & semblablement quand elles sont desirees : mais
pource quapres quentierement elles sont possedees, le desir en faut, le plus
souvent aussi lamour faut vers icelles : & pourtant me concederez quamour
& desir peuvent estre ensemble. SOPH. Vos raisons, à mon jugement, ont force de
prouver vostre premier dire : mais les miennes, qui leur sont contraires, ne sont pas
pourtant foibles, ni hors de verité. Comment donc est-il possible quune verité
soit contraire à ce qui est semblablement verité ? Donnez moy resolution à ceste
ambiguité : car elle me fait demourer fort confuse. PHI. Comment, Sophie ! je vien
pour vous demander remede à mes peines, & vous me demandez resolution à vos doutes.
Vous les faites, possible, pour me detourner de ceste mienne poursuite qui ne vous aggree,
ou bien pource que les conceptions de mon pauvre entendement vous desplaisent autant que
les affections de mon angoisseuse volonté. SOPH. Je ne puis nier que vostre esprit,
doux & pur, nait plus de force à mesmouvoir que na pas vostre
amoureuse
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volonté : mais, pour cela, je ne croy point que je vous face aucun tort : veu que je
estime en vous la partie qui plus vaut. Parquoy, si vous maimez, comme vous dites,
vous devez plustost procurer à contenter mon esprit quà inciter mon affection
charnelle. Ainsi donc, laissant toute autre chose à part, delivrez moy de ces
doutes. PHIL. Combien que la raison soit prompte au contraire, neantmoins il faut,
par force, que je suyve vostre vouloir : & ceci vient par la loy quont establie
les victorieux aimez sur leurs amans forcez & vaincus. Je di donc quil y en a
aucuns du tout contraires à vostre opinion, soustenans que lamour & desir sont
en effet, une mesme chose : pource quils veulent que tout ce, qui est desiré, soit
aussi aimé. SOP. Oüi : mais ils faillent manifestement : car, encores que je leur
concedasse que tout ce qui est desiré, est aimé, il est certain que plusieurs choses
sont aimees, qui ne sont point desirees : comme il advient en toutes les choses
possedees. PHILO. Vous avez argué tresbien à lencontre : mais quelques
autres croyent quamour est un certain cas qui sestende vers toutes choses
desirees, devant quelles soyent possedees, &
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semblablement vers les choses bonnes acquises & possedees, qui ne sont plus
desirees. SOPHIE. Ceci ne me satisfait non plus que lautre : car (comme
lon dit) plusieurs choses sont desirees, qui ne peuvent estre aimees, parce
quelles ne sont point en Estre : veu quamour est vers les choses qui sont,
& desir est proprement vers celles qui ne sont point. Comment pourrons nous aimer nos
enfans, & nostre santé, si nous nen avons ? combien que nous les desirions ?
Cest ce qui me fait soustenir quamour & desir sont deux contraires affections de
la Volonté : & vous mavez dit que lun & lautre peuvent estre
ensemble. Declarez moy ce doute. PHILO. Si amour nest sinon vers les choses,
qui ont Estre, pourquoy ne sera desir vers icelles aussi ? SOPHIE. Pource que tout
ainsi quamour presuppose lEstre des choses, ainsi desir presuppose privation
dicelles. PH. Pour quelle raison amour presuppose-il lEstre des choses
? SOPH. Pource quil faut que cognoissance precede amour : car on ne pourroit
aimer chose aucune, si premierement on ne la cognoissoit sous espece de bonne, & chose
aucune ne chet en nostre cognoissance, si par effet
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ne se trouve premierement en Estre : pource que nostre entendement est un miroer &
exemple, ou, pour dire mieux, une image des choses reelles : de sorte quil ny
a chose aucune qui puisse estre aimee, si premierement elle ne se trouve reellement en
Estre. PHIL. Vous dites la verité : mais aussi, puisque la cognoissance est sur les
choses, qui ont Estre, par ceste mesme raison, le desir ne peut tomber sinon vers les
choses qui ont Estre : car nous ne desirons, des choses, que celles que premierement nous
cognoissons sous espece de bonnes : & pour cela, le Philosophe a diffini le Bon estre
ce que chacun desire. SOPH. On ne peut nier que la cognoissance ne precede le desir
: mais si est-ce que je diroye plustost que non seulement toute cognoissance est sur les
choses qui sont, ains est dadvantage sur celles qui ne sont point : pource que
nostre entendement juge quune chose, qui est, soit, ainsi comme il juge quune
autre, qui nest pas, ne soit pas aussi : &, puisque son office est de discerner
en lEstre & non Estre des choses, il faut quil cognoisse celles qui sont,
& celles qui ne sont point. Je diroye donc quamour presuppose la cognoissance
des choses qui
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sont, & le desir celle des choses qui ne sont point, & desquelles nous sommes
desgarnis. PHILO. Autant en lamour comme au desir precede la cognoissance de
la chose aimee, ou desiree, qui soit bonne : & à pas un des deux ne doit estre la
cognoissance autre que de chose bonne : pource que telle cognoissance seroit cause de
faire totallement abhorrir la chose cognue, & non pas la desirer ou aimer : tellement
quamour, comme desir, presupposent tous deux esgalement lEstre des choses,
autant en realité comme en cognoissance. SOPHIE. Si desir presupposoit lEstre
des choses, il sensuyvroit que, quand nous jugeons la chose, qui est, bonne &
desirable, & tel jugement fust tousjours vray : mais ne voyez-vous pas que
souventesfois il est faux & ne se trouve ainsi en lEstre ? Il sembleroit donc
que desir ne presupposast pas tousjours lEstre de la chose desiree. PHILO. Ce
mesme defaut, que vous dites, ne tombe pas moins en lamour quau desir : car
souvent quelque chose, qui sera estimee bonne & aimable est mauvaise, & qui doit
estre abhorrie : & ainsi comme la verité du jugement des choses cause les droits
&
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honnestes desirs, desquels sourdent toutes vertus, & faits temperez, & uvres
loüables, ainsi la fausseté de tel jugement est cause des mauvais desirs &
deshonnestes amours, desquels tous vices & fautes des hommes descendent : en sorte
quautant lun que lautre presuppose lEstre de la chose.
SOPHIE. Je ne puis voler si haut avecques vous, Philo : de grace, venons un peu plus bas.
Je voy bien maintenant quil ny a pas une des choses, que plus nous desirions
que proprement nous naimions aussi. PHILO. Nous desirons bien tousjours ce que
nous navons point, mais non pas pourtant ce qui nest aucunement : ains
plustost le Desir a coustume destre vers les choses qui sont, lesquelles nous ne
pouvons avoir. SOPHIE. Encores a-il coustume destre vers les choses qui ne
sont point par effet, & que nous desirons bien quelles soyent, mais non pas que
les ayons : comme si nous desirons quil pleuve, quand il ne pleut point, &
quil face beau temps, ou quun nostre ami vienne, ou quaucune chose se
face : &, pource que telles choses ne sont pas encores, nous desirons quelles
soyent, pour en avoir profit, mais non pas pour
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les avoir, ne pour cela dirons que les aimions : tellement que le Desir est encores vers
les choses qui ne sont point. PHILO. Ce, qui na Estre aucun, est rien, &
ce qui est rien, ainsi comme il ne peut estre aimé, ne peut aussi estre desiré ne
possedé : mais quant à ces choses, que vous avez dites, combien quelles ne soyent
en Estre present actuellement, quand on les desire, neantmoins leur Estre est possible :
& peut-on encores desirer que, de leur Estre possible, viennent en Estre actuel, ainsi
comme nous pouvons desirer que nous possedions celles, qui sont, & que nous
navons pas, en tant quelles sont : de sorte que tout desir est en ce que
quelque chose, qui nest pas, ait à estre, ou que nous ayons ce qui nous defaut.
Comment voulez-vous donc que tout desir presuppose en partie lEstre, & en partie
la Privation de quelque chose ? & quil soit vers lachevement qui defaut à
telle chose ? Ainsi donc le desir & lamour sont fondez en lEstre de la
chose, & non pas au non-Estre : & trois tiltres doyvent preceder, par ordre la
chose desirable. Le premier est lEstre : le second, la verité : le tiers,
quelle soit bonne : &,
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avec iceux, vient à estre aimee & desiree. Ce qui ne pourroit estre, si paravant elle
nestoit estimee pour bonne : car, autrement, on ne laimeroit, ni ne la
desireroit-on : &, devant quelle soit jugee bonne, il faut quelle soit
cognue pour vraye : &, comme reellement elle se trouve devant la cognoissance, il faut
quelle ait Estre vray : pource que la chose est premierement en Estre : apres
simprime, pour vraye en lintellect : puis on la juge estre bonne, &
finalement on laime & desire : & pourtant le Philosophe dit que
lEstre, le Vray, & le Bon, se convertissent en un : sinon que lEstre est
en soy-mesme : le Vray, simprime en lintellect : & le Bon sort
diceluy intellect & de la Volonté vers lacquisition des choses, moyennant
amour & desir. Parainsi donc le desir ne presuppose moins lEstre que fait
lamour. SOPH. Toutesfois je voy que nous desirons plusieurs choses,
lEstre desquelles non seulement defaut au desirant, mais aussi en elles-mesmes :
comme sont la santé & les enfans, quand nous ne les avons : esquelles choses
certainement ne tombe amour, mais seulement desir. PHILO. Ce que lon desire de
telles choses, com-
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bien quil defaille au desirant, & nait en soy Estre propre nest pas
pourtant en tout desgarni dEstre, comme vous dites, ains est de besoing quil
ait Estre en quelque maniere, autrement ne pourroit estre cognu pour Bon, ne desiré :
& ainsi je di, quant à la santé du malade, quil la desire par ce quelle
a Estre en ceux qui sont sains, & mesmes estoit en luy devant quil tombast
malade : & semblablement, pour les enfans, encores quils nayent Estre en
ceux qui les desirent, pource quils leur defaillent, neantmoins ont Estre en des
autres : car quelque homme, que voudrez, est, ou bien à esté, enfant : & pource, qui
nen a, les cognoist & juge estre chose bonne, & les desire : & telles
sortes dEstre sont suffisantes pour donner à entendre la santé au malade, &
aussi les enfans à ceux qui les desirent, & nen ont point : tellement que
lamour & le desir sont vers les choses qui ont en quelque maniere Estre reel,
& qui sont cognues sous especes de bonnes : excepté que lamour semble estre
commun à plusieurs choses bonnes, possedees, & non possedees, mais le desir est vers
celles qui ne sont point possedees. SOPHIE. Selon vostre dire, toute chose
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desiree seroit aimee, comme vous avez dit que cestoit lopinion daucuns,
& amour seroit un genre, qui contiendroit en soy toutes les affections, qui tendent à
toutes les choses estimees bonnes, autant à celles qui ne sont possedees, & sont
desirees, comme à celles qui sont possedees & ne sont point desirees : & ainsi,
à vostre opinion, autant celles, qui ne sont point possedees, & sont desirees, comme
celles qui sont possedees & ne sont point desirees, toutes seroyent aimees : & il
me semble que les choses, qui defaillent du tout, comme celles que vous avez dites
touchant la santé & les enfans, ne peuvent estre aimees de qui ne les a, encores
quil les desire, pource que lEstre, que vous dites quelles ont en
autres, ne suffit pour les cognoistre, ne, par consequent, pour les aimer, car nous
naimons pas les enfans, ne la santé dautruy, mais la nostre propre : &,
quand elle nous defaut, comme peut-elle estre aimee ? encores quelle soit desiree
? PHIL. Nous ne sommes pas maintenant trop loing de la verité combien que lon
die vulgairement que toutes les choses desirees sont aimees, par estre estimees bonnes :
neantmoins à parler correctement, on
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ne peut dire aimees celles, qui nont aucun Estre propre : comme sont la santé &
les enfans quand ils defaillent. Je parle de lamour reel, car limaginé se
peut avoir vers toutes choses desirees, par lestre quelles ont en
limagination, duquel Estre imaginé naist un certain amour, le Subject duquel
nest pas la chose propre reelle que lon desire (parce quelle na
proprement encore estre en reellité) mais seulement est son subject la conception
dicelle chose, prise de son Estre commun : & à tel amour, son Subject est
impropre : parquoy nest pas aussi vray amour (veu que son Subject reel luy defaut)
mais seulement est feinct & imaginé pource que le desir de telles choses est
despoüillé de vray amour : tellement que les choses se trouvent aimees ou desirees en
trois manieres. Car les unes sont aimees & desirees ensemble : comme est la verité,
la sapience, & une personne digne, quand nous en avons defaut. Les autres sont aimees,
& non desirees : comme sont toutes les choses bonnes, euës & possedees : &
quelques autres sont desirees, & non aimees : comme est la santé, & les enfans,
quand ils nous defaillent, & aussi sont les autres
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choses, qui nont Estre reel. Ainsi donc les choses aimees & desirees ensemble,
sont celles qui sont estimees bonnes, & ont Estre propre, & defaillant les aimees,
& non desirees, sont icelles mesmes, quand nous les avons & possedons : & les
choses desirees, & non aimees, sont celles qui non seulement nous defaillent, mais qui
encores nont en soy Estre propre, auquel puisse tomber amour. SOP. Jay
entendu vostre discours, qui me plaist assez : mais je voy plusieurs choses, qui ont Estre
propre reel, que nous desirons, quand nous ne les avons pas, & toutesfois nous ne les
aimons jusques à tant que nous les possedions, & alors on les aime, & ne les
desire lon plus : comme sont richesses, maisons, vignes, & joyaux : lesquelles
choses estans en pouvoir dautruy, sont desirees, & non aimees, par estre à
autruy : mais, apres quon les a, defaillant le desir vers icelles, on y met son
amour : de maniere que, devant quelles soyent acquises, seulement sont desirees,
& non aimees, &, apres quelles sont acquises,.seulement sont aimees, &
non desirees. PHIL. Vous avez dit la verité en cela : & aussi je ne di pas que
toutes choses desirees, qui ont Estre propre,
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soyent encores aimees : mais bien ay-je affermé que celles, qui sont desirees,
pareillement doyvent avoir Estre propre : car autrement, bien quon les desirast, si
ne les pourroit-on aimer : & pour ceste cause ne vous ay donné exemple ni de joyau,
ni de maison, mais de Vertu, de Sapience, ou de personne digne : car cestes-ci, quand
elles defaillent, sont aimees & desirees semblablement. SOP. Dites moy la cause
de ceste difference qui se trouve és choses desirees, qui ont Estre propre, en ce
quaucunes dicelles, quand elles sont desirees, peuvent aussi estre aimees,
& aucunes non. PH. La cause en est la difference des choses aimables :
lesquelles, comme vous savez, sont de trois sortes : utiles, delectables, & honnestes,
qui se portent diversement en lamour & au desir. SOPH. Declarez moy la
difference qui est entre eux : cest à dire entre aimer & desirer : &, afin
que je vous puisse mieux entendre, je voudroye que feissiez diffinition à lamour
& au desir, pour, par telle diffinition, pouvoir comprendre toutes les trois sortes de
ces choses aimables. PHIL. Ce nest pas chose tant facile quil vous
sembleroit bien que de diffinir amour & desir par une
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diffinition propre à toutes leurs especes : car la nature diceux se trouve
diversement en chacune dicelles : & ne se lit point que les anciens Philosophes
leur ayent donné si ample diffinition. Neantmoins, pour ce qui me semble servir à nostre
present propos, nous pouvons diffinir que Desir est affection volontaire que soit, ou
quon ait, la chose estimee bonne, qui defaut : & quAmour est affection
volontaire de joüir, avec union, de la chose estimee bonne : & par ces diffinitions,
vous cognoistrez non seulement la difference de telles affections de la volonté, en ce
que lune (comme je vous ay dit) est de joüir de la chose aimee avec union, &
lautre quelle soit, ou quon lait, mais encores verrez, par
icelles, que desir est vers les choses qui defaillent, & que neantmoins amour peut
estre vers celles que lon a, & aussi vers celles que lon na point :
pource que de joüir avec union peut estre affection de la Volonté, autant vers les
choses qui defaillent, comme vers celles que nous avons : car telle affection ne
presuppose avoir ou non avoir aucun, plustost lun que lautre, ains est commune
à tous deux. SOPHIE. Nonobstant que telles
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diffinitions auroyent besoing de plus ample declaration : toutesfois ce, que dessus, me
suffit assez pour lintroduction de ce que je vous demande, touchant la cause, de la
diversité qui se trouve entre aimer & desirer, environ les trois sortes que vous avez
nommees : cest assavoir Util, Delectable, & Honneste. Poursuyvez donc.
PHIL. Les choses utiles, comme sont richesses, & particuliers biens
dacquisition, ne sont jamais aimees & desirees ensemble : ainçois, quand on ne
les a pas, sont desirees, & non aimees : par ce quelles sont dautruy :
mais, quand elles sont acquises, le desir en cesse, & alors sont aimees, comme sont
choses propres, & en joüit-on avec union & proprieté. Vray est que, combien que
le desir de telles particulieres richesses, jà possedees, cesse, neantmoins nouveaux
desirs dautres choses dautruy naissent immediatement : & ces hommes, la
volonté desquels tend à lamour de lUtil, ont divers & infinis desirs :
&, estant lun cessé, en vient un autre plus grand, & plus travaillant, pour
tousjours acquester : de sorte que leur volonté nest jamais assez saoule de
semblables desirs : &, tant plus ils possedent, tant plus desirent : & ressemblent
à
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ceux qui taschent desteindre leur soif avec de leau salee : lesquelz, tant
plus en boyvent, tant plus salterent : & ce Desir des choses utiles se nomme
Ambition, ou bien Cupidité, le temperament diceluy sappelle Contentement ou
Satisfaction du necessaire : & est une excellente vertu : qui se nomme aussi
Suffisance : pource quelle se contente du necessaire : & les Sages disent que le
vray riche est celuy qui se contente de ce quil possede : &, ainsi comme
lextresmité de ceste vertu est la Cupidité des choses superflues, aussi
lautre extresmité est quand on laisse à desirer ce qui est de besoing : & se
nomme Negligence. SOPH. Que dites vous, Philo ? Ny a-il pas eu plusieurs
philosophes, qui ayent jugé que toutes richesses doyvent estre abandonnees ? combien
quaucuns autres nayent point esté de cest advis ? PHIL. Ca bien
esté loppinion daucuns philosophes Stoics & Academics : mais ce
nestoit point Negligence, à laisser de desirer & procurer ce qui estoit de
besoing : car ils le faisoyent pour se convertir à la vie Contemplative, avec
contemplation tresinterieure & contente : à laquelle ils voyoyent les richesses
donner grand empeschement : pource
35
quelles occupent la Pensee, & la divertissent de sa propre besongne speculative,
& de la contemplation, en laquelle consiste sa perfection & felicité. Mais les
Peripathetics soustiennent que lon doit pourchasser davoir des richesses,
estans de besoing à la vie vertueuse : & disent que, combien que les richesses ne
soyent vertus, si sont-elles, pour le moins, instrument dicelles vertus : parce que
lon ne pourroit exercer Liberalité, ne Magnificence, ni aumosnes, ni autres
uvres de Pieté, sans avoir des biens necessaires & suffisans à cela.
SOPH. Voire mais, nest-ce pas assez davoir un bon cur : prompt, &
disposé à faire telles uvres vertueuses, quand il en aura le moyen ? &
quainsi sans richesses lHomme puisse estre vertueux ? PHIL. Telle
disposition ne suffit pas, sans les uvres : pource que les vertus sont Habitudes à
bien faire : lesquelles sacquierent en perseverant en bonnes uvres : &
estant ainsi que telles uvres ne se puissent faire sans des biens, il sensuit
que, sans eux, telles vertus ne se puissent avoir. SOPH. Et pourquoy les Stoics ne
cogneurent-ils cela ? & comment aussi les Peripathetics peuvent ils nier que les
richesses ne divertissent
36
lEsprit hors de lheureuse contemplation ? PHIL. Les Stoics confessent
bien que certaines vertus domestiques, & civiles, ne se peuvent acquerir sans quelques
biens : mais ne vous trompez pas en ce quils vueillent dire que la felicité
consiste en iceux : ainçois entendez en la vie Intellective & Contemplative : pour
laquelle on doit laisser les richesses, & mesmes pourveoir à ce que les vertus, qui
procedent dicelles, ne se convertissent en vices, mais en autres vertus plus
excellentes, & plus prochaines de la derniere felicité, Ce que les Peripathetics
mesmes ne peuvent nier, & ny a autre difference entreux, sinon que les
Stoics, par le desir du plus noble, ne faisoyent compte du necessaire, pour raison
daucunes vertus Morales, qui ont besoing des biens : & le faisoyent, en effet,
comme il faut que facent les hommes fort excellens : car, faisans autrement, quand ils
avoyent la clarté du Soleil, eussent cerché la lumiere de chandelle, pour acquerir la
derniere felicité : principalement veu quils cognoissoyent tels biens estre le plus
souvent cause de vices plus que de vertus. Mais les Peripathetics, cognoissans les
richesses nestre point ne-
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cessaires à semblables hommes, tant excellens, ont monstré dautres grandes vertus
pour inferieures des leurs : & ont monstré comment aucunes dicelles vertus
sacquierent moyennant les biens. Parquoy autant les uns comme les autres concedent
que la Negligence est à laisser de desirer le necessaire, qui est requis pour ces vertus
que lon na point moyennant lintellectuelle Contemplation. Ce sera
doncques vice contraire à la Cupidité du Superflu : qui est lautre extresmité :
& la Suffisance à desirer le necessaire est le milieu des deux extresmitez : lequel
est une vertu excellente au desir des choses utiles. SOPH. Ainsi comme vous avez
monstré un milieu vertueux, & deux extresmitez vicieuses, au desir des choses utiles,
trouve lon aussi quelques autres milieux & extresmitez semblables és choses
utiles, jà possedees ? PHIL. Oüi dea, il sen trouve, & non pas moins
manifestes : car lamour desreiglé, que lon porte aux richesses acquises, ou
possedees, est Avarice, qui est un vice enorme & vilain : pource que, quand
lamour des propres richesses est outre le devoir, il cause aussi la conservation
dicelles plus quil ne faut, & empesche de les dispenser selon lhon-
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nesteté, & suyvant lordre de la raison. La moderation à aimer telles choses,
avec la convenable dispensation dicelles, est un milieu vertueux & noble : qui
se nomme Liberalité. La faute damour vers icelles choses possedees, avec non
convenable dispensation dicelles, est lautre extresmité vicieuse, contraire
à lAvarice : & sappelle Prodigalité : de sorte quautant
lAvaricieux comme le Prodigue, sont vicieux, suyvans les extresmitez de lamour
des choses utiles : mais le Liberal est vertueux, qui suit leur moyen : & ainsi, comme
je vous ay dit, se trouve amour & desir, vers les choses utiles, temperément &
intemperément. SOPH. Ce que men avez dit me plaist bien. Maintenant je
voudroye entendre comme lamour se trouve és choses delectables : car il me semble
plus à nostre propos. PHILO. Ainsi comme le propre & reel amour ne se trouve
ensemble avec le desir és choses utiles, semblablement le desir ne part jamais
davec lamour és choses delectables : pource que pendant que lon desire
& appette toutes choses delectables, qui defaillent, jusques à tant quon les
ait entierement, & à suffisance, on les aime tousjours aussi. Le bon Biberon desire
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& aime le vin, devant quil le boyve, jusques à ce quil en soit saoul. Le
friand desire & aime sa friandise, devant quil la mange, jusques à ce
quil en soit aussi saoul : & communément celuy, qui a soif, pendant quil
desire le boire, il laime aussi : & celuy qui a faim, desire & aime la
viande : & lHomme semblablement desire & aime la Femme, devant quil
lait : & ainsi la Femme lHomme. Encores ont ces choses delectables telle
proprieté que, quand on les a, ainsi comme le desir en cesse, aussi fait lamour,
pour le plus souvent : & souventesfois se convertit en contre-cur &
abhorrition : pource quapres que celuy, qui a faim, ou soif, est rassasié, il ne
desire plus le manger ne le boire, pour lors, ains luy viennent à contre-cur :
& ainsi advient és autres choses qui delectent materiellement : dautant
quavec une satieté plus quennuyeuse esgalement cesse le desir &
lamour dicelles : de maniere que tous deux, és choses delectables, vivent
& meurent ensemble. Il est bien vray qués choses delectables (le desir
desquelles se nomme proprement appetition) se trouvent quelques intemperez, ainsi
quil sen trouve és choses utiles : lesquels ja-
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mais ne se rassasient, & qui jamais ne cercheroyent destre rassasiez : comme
sont les Gourmands, Yvroignes, & Luxurieux : ausquels desplaist tant le rassasiement
quincontinent retournent de rechef au desir & amour dicelles, ou bien en
desir dautres de telle sorte. Et, ainsi comme lexcez de lUtil se nomme
Ambition, ou Cupidité, ainsi lexcez de desirer telles choses, qui donnent
delectation propre, & la conservation en icelles, se nomme Luxure : qui est vraye
Luxure charnelle, ou de la Gueule : ou dautres delicatesses superflues, &
mollicies indeuës : & ceux, qui se nourrissent en tels vices, se nomment Luxurieux :
&, quand Raison resiste en quelque partie au vice, encores quelle en soit
surmontee, alors tels vicieux se nomment Incontinens : mais ceux, qui du tout laissent la
Raison, sans sessayer de resister aucunement à lHabitude vicieuse se nomment
Intemperez. Et, ainsi comme ceste extresmité de Luxure est, és choses delectables, vice
correspondant à lAmbition & Cupidité en lUtil, jestime que
lautre extresmité, qui est de la superflue Abstinence, est vice correspondant à la
Negligence és choses Utiles : pource que, comme lAm-
41
bition est tendante à un avoir, non convenant à lhonneste maniere de vivre, &
que Negligence laisse le necessaire, ainsi luxure prend trop du Delectable, & ceste
Abstinence superflue laisse la delectation necessaire au soustenement de la vie, & à
la conservation de la santé. Le milieu de ces deux extresmes est tresgrande vertu : qui
se nomme Continence, quand la Raison, estant encores pointe & pressee par la
Sensualité, demeure victorieuse, par sa force & vertu : mais elle se nomme
Temperance, quand la Sensualité cesse du tout daiguillonner & poindre la Raison
vertueuse, & lune & lautre (soit Continence, soit Temperance) consiste
à se contenir temperément és choses delectables, sans faillir en ce qui est necessaire,
& sans prendre rien de superflu. Aucuns nomment ceste vertu Fortitude : & disent
que le vray Fortial est celuy qui se dompte soy-mesme : pource que le Delectable a plus de
force en la nature humaine que na pas lUtil : parce que le Delectable est cela
par quoy elle conserve son Estre : & pourtant, qui peut moderer cest excez, à la
verité se peut dire victorieux du plus puissant de ses ennemis interieurs. SOPH. Je
me contente de ce que
42
vous avez dit, quant à lamour & à lappetition des choses delectables :
mais il me survient un doute en ce que vous avez dit que les choses delectables sont
desirees & aimees, quand elles defaillent, & non pas quand on les possede : car
combien quil soit vray, quant au desir, si ne semble-il pas ainsi en lamour
vers icelles : pource quau temps que les delectations sacquierent, alors elles
sont aimees mais non pas premierement, quand elles defailloyent : pource quil semble
que le goust de telles delectations vivifie lamour vers icelles. PHIL. Le
goust dicelles nincite moins lappetition, ou naguise moins le
desir quil vivifie lamour & vous sçavez que lon nappete, ne
desire, sinon ce qui defaut. SOPH. Or comme va donc ceste chose ? car nous voyons
que les choses delectables, quand on les a, non seulement sont aimees, mais aussi sont
appetees : & par ainsi faudroit que ce que lon a, defaillist, & ne fust
point possedé. PHIL. Il est bien vray que, pendant quon est apres à acquerir
telles choses, on les aime & desire, mais non pas depuis quon les a entierement
: pource que, apres quon les a, leur compaignie advient, & par mesme moyen se
perd lappetit, &
43
lamour dicelles : car pendant quon est apres à les acquerir, le defaut
nen cesse point jusques à la satieté : ainçois je di que, au premier goust, la
cognoissance est forcee par lapprochement du Delectable : & avec iceluy plus
sincite lappetit, & plus lamour se vivifie : & la cause en est
le sentiment de la privation : &, avec la presence & participation du goust du
Delectable qui defaut, se fait lappetit & amour plus fort & poignant :
&, quand on gouste tant de telles delectations que lon en vienne à satieté,
cela oste du tout le defaut, & avec iceluy soste & cesse ensemble
lappetit & amour de telle delectation, & vient en contre-cur &
des-amour : tellement que lappetition & lamour sont conjoints au defaut du
Delectable, & non apres lacquisition diceluy. SOPH. Ce, que vous
avez dit en cela, me suffit : mais, puis que vous avez dit ce en quoy lUtil &
Delectable sont semblables ou dissemblables, pour raison daimer & desirer,
suyvant la cause de la ressemblance manifeste, maintenant la raison de la diversité ou
contrarieté de la Volonté me demeure cachee : laquelle toutesfois je voudroye bien
cognoistre. Ce que
44
je di, pource quen lUtil, lamour ne se trouve point ensemble avec le
desir : ainçois, pendant que lon desire, on naime point : mais, cessant le
desir, lamour vient : & le contraire se trouve au Delectable : pource que lors
tout ce, que lon desire, est aimé : &, cessant le desir, cesse aussi
lamour. Dites moy comment en deux sortes damour, tant semblables, se trouvent
telles oppositions : & qui en est la cause ? PHIL. La cause en est la diversité
de joüir de ces deux choses aimees & desirees : pource que, estant lUtil en la
continuelle possession de la chose, tant plus on possede, & tant plus joüist-on de
son utilité, pour laquelle lamour ne vient jusques à ce que lon possede,
& que le desir cesse : & apres vient en continuant, quand on possede : &,
defaillant la possession, & vrayement cessant, apres quon la euë, combien
quil y ait du desir, si ne sera-ce point amour. Mais, quant au Delectable, sa
delectation ne consiste point en possession, ni en habitation, ou perfaite acquisition,
mais en une certaine attention meslee avec le defaut : laquelle estant cessee, du tout
fait faillir la delectation : &, par consequent, cesse lappetit &
lamour de tel Delectable. SOPH. Il me
45
semble raisonnable que desir requiere le defaut du Delectable : mais amour me sembleroit
plustost requerir la presente delectation diceluy Delectable : & comme ainsi
soit quelle ne se trouve point en ce qui faut du tout, aussi ne sy peut-il
trouver damour, bien quil y ait desir : de sorte que lamour du
Delectable doit estre seulement en tant quil delecte, & non pas devant, quand il
defaut, ni apres, quand il saoule. PHIL. Vous avez subtilement douté, Sophie, &
ce, que vous dites en ceci, est la verité : car lamour du Delectable ne doit estre
quand la delectation est meslee avec defaut : mais vous devez savoir quen la pure
appetition du Delectable tombe une fantastique delectation, bien que lon ne joüisse
encores en effet. Ce qui nechet point en lAmbition de lUtil : ains son
defaut produit tristesse au desirant : &, pour ceste cause, verrez communément les
hommes, appetans le Delectable, estre gays & joyeux, & les Ambitieux de
lUtil estre mal contens & melancholics : & la cause en est pource que le
Delectable a plus grande force, en la Fantasie, que lUtil, quand il defaut, &
lUtil a plus grande force que le Delectable en la reelle possession : tel-
46
lement quau Delectable ny a point defaut appetitif sans delectation, ne
delectation effectuelle sans defaut : & pour ceste raison en tous les deux se trouve
esgalement amour & desir, excepté quau defaut appetitif, lappetition
& le desir ont plus de force que lamour, &, en leffectuelle
delectation, lamour est plus fort que lappetit. SOPH. Je trouve bon ce
que vous avez dit : pource que nous voyons les imaginez songes des choses, qui beaucoup
delectent, produire effectuelle delectation, & aucunesfois mesme la produit une forte
fantasie vers icelles, encores que nous soyons esveillez : laquelle efficace nest
point en limagination des choses utiles. Mais une chose me reste à entendre, quant
à la comparaison de ces deux sortes damour : cest assavoir laquelle des deux
se trouve plus ample & plus universelle, & sils se peuvent trouver ensemble
en une mesme chose aimee. PHIL. Le Delectable est beaucoup plus ample, & plus
universel : pource que tout delectable nest pas util : ainçois les choses, qui plus
sensiblement delectent, sont peu utiles à la personne quelles delectent, tant en la
propre disposition du corps & de la santé, qués
47
biens acquis : mais ceste delectation, concurrante avec lUtil, pour la pluspart,
quand elle est cognue pour Utile, est tant plus delectable en lUtil des biens acquis
: lesquels tousjours, quand ils sacquierent, engendrent delectation à qui les
acqueste (encores quen leur continuelle possession la delectation ne soit si grande)
pource quil semble que toute delectation soit remede à laffection de
lacquisition de ce qui defaut : dont elle consiste plus en lacquisition des
choses quen la possession. SOPH. Je suis satisfaite de ce que mavez dit,
quant aux choses delectables : maintenant me sembleroit temps dentendre de
lamour & desir envers la sorte des choses honnestes pourceque cest le plus
excellent & le plus digne. PHIL. Aimer & desirer les choses honnestes est
vrayement ce qui fait lHomme illustre : par ce que tels amours & desirs font
excellente la partie plus principale de lHomme, par laquelle il est Homme, & qui
est plus loingtaine de matiere & obscurité, & plus prochaine de la divine clarté
: qui est lame intellective, seule, entre les parties & toutes puissances
humaines, qui puisse eschapper lorde mortalité. Or donc lamour & desir de
lHonneste consiste en
48
deux ornemens de nostre intellect : cest assavoir en Vertu, & Sapience : pource
que ces deux sont le fondement de la vraye Honnesteté : laquelle precede lutilité
de lUtil, & la delectation du Delectable : à raison que le Delectable est, pour
son principal lieu, au sentiment : lUtil au Pensement : & lHonneste en
lIntellect (qui excedde toutes autres Puissances) & dautant aussi que
lHonneste est la fin pour laquelle les deux autres sont ordonnez. Car lUtil
est cerché pour le Delectable : veu que, moyennant les richesses & biens acquis, on
peut joüir des delectations de la Nature humaine. Le Delectable est pour le soustenement
du Corps. Le Corps est instrument, qui sert à lame Intellective en ses actions de
Vertu & de Sapience : tellement que la fin de lHomme consiste és actions
honnestes, vertueuses, & sapientes : lesquelles precedent toutes autres actions
humaines, & tout autre amour & desir. SOPH. Vous avez bien monstré
lexcellence de lHonneste par dessus le Delectable & Util : mais nostre
propos est vers la difference, qui est entre lamour & le desir en
lHonneste, & comme ils sont ressemblans à ceux, qui se trouvent envers le
Delecta-
49
ble & Util. PHIL. Jestoye prest à le vous dire, si vous neussiez
entrerompu mon propos. Lamour & desir des choses honnestes est en partie
ressemblant à lUtil & Delectable ensemble, & en partie semblable au
Delectable, dissemblable à lUtil, & en partie semblable à lUtil, &
dissemblable au Delectable, & en une autre partie dissemblable à tous deux.
SOPHIE. Declarez moy chacune de ses parties separément. PHILO. LHonneste est
semblable aux deux autres, Util & Delectable, quant au desir : pource quil est
tousjours vers ce qui defaut : car, ainsi comme lon desire les choses Utiles &
Delectables, quand elles defailent, ainsi desire lon la Sapience, Actes, &
Habitudes vertueuses, quand on ne les a pas : & est lHonneste tant semblable au
Delectable en cela, quen tous deux esgalement se trouve amour avec desir : à raison
que, par mesme moyen que les choses Delectables, quand elles sont desirees, sont aimees,
encores quon ne les ait point, ainsi la Sapience & Vertu, pendant quon ne
les a pas, non seulement sont desirees, ains encores sont aimees. Mais en cela
lHonneste est dissemblable à lUtil (voire contraire)
50
que les choses de lUtil, quand on ne les a pas, sont desirees, & non pas
aimees. SOPHIE. Qui est la cause de ceste ressemblance quà lHonneste
avec le Delectable, & de la dissemblance quil a avec lUtil ? Car, par
raison, les choses Honnestes, comme Vertu & Sapience, quand on ne les a pas, ne
doyvent point estre aimees, mais bien sont desirees : dautant que nostre Vertu &
Sapience, quand nous ne les avons, nont en soy Estre aucun : ains sont de la sorte
de la santé non euë, ou des choses qui nont aucun Estre par lequel puissent estre
aimees. PHIL. LUtil, quand il ne se possede point en Acte, est totalement
aliené de qui le desire : & pour ceste cause, encores quil se trouve, & ait
Estre, ce peut estre aimé : mais devant que le Delectable, comme je vous ay desja dit,
soit eu reellement, le desir diceluy produit une certaine incitation, & un
certain Estre delectable en la Fantasie, lequel est Subject de lamour : pource que
ce peu dEstre est propre à lamant en soy-mesme : & non moins (mais
encores beaucoup plus) le desir de Sapience, & Vertu, & de choses honnestes, cause
une certaine maniere dEstre dicelles Choses en lAme Intel-
51
lective : pource que desirer Vertu, & Sapience, est propre Sapience, & est le plus
honneste desirer : & ce tel Estre des choses honnestes, que lon desire & que
lon na point, est propre en nous autres en la partie plus excellente. Et
pourtant le desir de telle chose est digne destre accompaigné dun amour non
lasche, de sorte que plus amplement peut suyvre lEstre desirable qui se trouve en
lHonneste, que celuy qui se trouve au Delectable : tellement quen tous deux se
trouve le desir accompagné de lamour, quand on ne les a pas. Ce qui ne se trouve
pas en lUtil. SOPH. Il suffit. Declarez moy les deux autres parties, qui
restent. PHILO. LHonneste se rapporte avec lUtil en lamour des
choses entierement euës & possedees : car ainsi comme les choses utiles sont aimees,
apres quelles sont acquises, ainsi la Sapience & Vertu, & les choses
honnestes, depuis quelles sont possedees, sont grandement aimees. En quoy
lHonneste est dissemblable au Delectable : pource que, apres quon a le
Delectable, on ne laime point perfaitement, ains plustost est accoustumé de venir
en haine & contre-cur. Ainsi donc lHonneste est dissemblable à tous
52
deux (cest assavoir Util & Delectable) non seulement en ce quil est
tousjours accompagné de lamour, autant quand on le desire, & nest point
eu, comme quand on la, & ne se desire plus (ce qui ne se trouve point en aucun
des deux autres) mais encores leur est dissemblable en une autre chose & proprieté
notable. Car, és deux autres, la Vertu consiste au milieu de lAimer & Desirer :
& le superflu des choses Delectables, & utiles, sont leurs extremitez : desquelles
procedent tous les plus grands vices humains : mais és choses honnestes, de tant que
lamour & desir est superflu & effrené, de tant plus est loüable &
vertueux, & en cela le Peu est vice : car qui seroit sans tel amour & desir, non
seulement seroit vicieux, mais encores seroit inhumain : pource que lHonneste est le
vray Bien, & le bien, comme dit le Philosophe, est ce que tous les hommes desirent,
& ce, que chacun desire naturellement, est Savoir. SOPH. Il me semble que
jay entendu ceste dissemblance autrement. PHIL En quelle maniere ?
SOPHIE. Ils disent quen lHonneste lextremité du superflu est vertueuse
(pource que de tant que lHonneste est plus desiré,
53
aimé, & suyvi, tant plus y a de vertu) & que lextremité du peu est vice :
pource quil ny a point de plus grand vice que de laisser à aimer les choses
honnestes. Es autres deux (cest assavoir Util & Delectable) se trouve
lopposite : pource que la vertu y consiste en lextremité du peu desirer,
aimer, & suyvre les choses utiles & delectables, & le vice consiste en
lextremité de beaucoup les cercher, & en lexcessive solicitude
dicelles : de sorte que la vertu de lHonneste est en lexcessif amour
diceluy, & le vice au peu damour : & la vertu de lUtil &
Delectable est à les aimer peu, & le vice à les aimer trop. PHILO. Ceste
vostre opinion est vraye en quelque sorte dhommes : pource que la vertu de
lUtil & du Delectable consiste en lextremité de les peu aimer &
suyvre : mais elle nest pas vraye universellement : pource que communément, en la
vie Morale, la vertu de ces deux consiste en la mediocrité, & non point en aucune
extremité : car ainsi comme cest vice daimer trop lUtil &
Delectable, ainsi est encores vice de non les aimer, ou, pour mieux dire, les aimer moins
que de besoing, comme je vous ay dit cy dessus. Il est bien vray (par lopi-
54
nion des Peripathetics aussi) que ceux, qui suyvent la vie Contemplative &
intellectuelle, en laquelle consiste la derniere felicité, ont pour vice la cure des
choses utiles, & le desir du Delectable, non seulement en lexces, mais encor en
la mediocrité (& leur est lestroiteté necessaire pour la profonde
Contemplation). Pource que ce nest pas peu dempeschement à lusage
diceux : & leur necessaire consiste en beaucoup moins que ne fait pas celuy des
vertueux Moraux, comme prouvent les Stoics : tellement quen la vie Morale la vertu
consiste au milieu des choses utiles & delectables : & en la vie Contemplative,
consiste en lextremité du Peu, quant à lUtil & Delectable, & en la
vie Morale toutes les deux extresmitez sont vices : mais en la Contemplative, le vice
consiste seulement au Peu. SOPH. Je cognoy comme toutes les deux opinions ont lieu.
Mais dites moy la cause de ceste dissemblance, qui se trouve entre lHonneste,
lUtil, & le Delectable ? PHIL. La cause en est telle : cest que,
tout ainsi comme lappetition effrenee de la delectation, & linsatiable
Cupidité des richesses, sont celles qui mettent nostre ame Intellective
55
au fond de la fange de la matiere, & obscurcissent lEsprit clair, par une
tenebreuse Sensualité, ainsi linsatiable & ardant amour de la Sapience, de
vertu, & des choses honnestes, est celuy, qui fait divin nostre Intellect humain,
& qui convertit nostre fragile corps, vaisseau de corruption en instrument
dangelique spiritualité. SOPH. Or çà, tenez vous pas la moderation &
mediocrité pour honnestes, és choses utiles & delectables ? PHIL. Puisque
elles sont vertus, pourquoy ne seroyent-elles semblablement honnestes ? SOPH. Si
elles sont donc honnestes, pourquoy est vice leur extresmité ? car vous avez dit que les
choses honnestes ont leur vertu en lexcez, & non pas au Peu, ne mesmes en la
mediocrité : &, dune autre part, vous dites que, de la mediocrité de
lUtil & du Delectable, lexcez nest pas vertu. Cela me semble avoir
contradiction. PHIL. Puisque vous avez lesprit subtil, entendez à le faire
sapient. La vertu, qui se trouve en lUtil & Delectable, ne vient point de leur
nature : pource que la sensuelle delectation, & aussi la fantasie vers lutilité
des choses exterieures, sont trop reculees de Spiritualité Intellective, qui
56
est origine des choses honnestes, en laquelle, de tant que lamour & desir est
plus excellent, de tant la vertu & honnesteté est plus digne. Ainsi donc cest Util
& ce Delectable, tant seulement peuvent avoir raison Intellectuelle par la moderation
& mediocrité de lamour & desir vers eux : car telle moderation &
mediocrité est seulement la vertu, qui se trouve vers iceux : &, defaillant ce
milieu, plus ou moins, cest vice en lUtil & au Delectable : pource que
tels amours, despoüillez de Raison, sont mauvais & vitieux & plustost de bestes
brutes que dhommes : & le moyen, que Raison tient en cela, est seulement vray
amour : & de ce moyen se verifie que, tant plus excessivement on le desire, aime,
& suit tant plus vrayement est vertu : pource que desja tel desir nest plus de
delectation, ni dutilité, mais despend de la moderation dicelles : qui est
vertu Intellective, & chose vrayement honneste. SOPH. Vous mavez
satisfait, quant aux differences, qui se trouvent à aimer & desirer les choses qui
tombent sous telles affections volontaires : & ay entendu la cause dicelles
differences : mais je vueil encores savoir par vous, quant à quelques choses
57
aimees & desirees, de quelle sorte des trois especes damour, dessusdites, elles
sont : comme est la Santé, les Enfans, le Mari, la Femme, & davantage la
Puissance, la Seigneurie, lEmpire, lHonneur, le Renom, & la Gloire : car
ce sont toutes choses, qui sont aimees & desirees : & si nest pas bien
manifeste selles sont du genre de lUtil, ou du Delectable, ou bien de
lHonneste : car, combien quelles semblent, en une partie, delectables, pour la
delectation, qui ensuit en les ayant, dune autre partie semble que elles nen
soyent point : pource quapres quon les a, & quelles sont possedees,
encores sont-elles aimees sans venir en satieté ni en contre-cur. Ce qui sembleroit
plustost des choses utiles, & honnestes que des delectables. PHIL. Encores que
la Santé tienne de lUtil, toutesfois son propre est le Delectable : &
nest pas inconvenient quaucunes des choses delectables ne soyent utiles, ainsi
comme des utiles en y a plusieurs delectables : & en toutes les deux sen
trouvent aucunes honnestes. La Santé a donc de lUtil, convenable à son propre
principal de delectation, & non seulement est utile, mais aussi est honneste : &
pourtant sa
58
satieté nest point ennuyeuse, ni ne vient en contre-cur, comme font les
autres choses, purement delectables, qui ne sont tant estimees, quand elles sont
possedees, comme quand elles deffaillent & sont desirees. Encor y a-il une autre
cause, par laquelle Santé nest jamais ennuyeuse ni ne vient en contre-cur,
cest assavoir pource que le sentiment de sa delectation nest point seulement
environ les Sentimens materiels exterieurs, comme du Goust (à la maniere des choses que
lon mange) ou de lAttouchement (comme est la charnelle delectation) ou de
lOdorat, comme les Odeurs (lesquelles choses viennent bien tost en contre-cur)
mais davantage est environ les Sentimens spirituels, qui se rassasient plus tard :
pource que tel sentement ne consiste pas en lOüir (comme les douces harmonies &
soüefves voix) ne mesmement au Veoir (comme les belles & proportionnees figures) ains
se sent la delectation de la Santé, avec tout le Sentiment humain, tant du Sentiment
exterieur, comme de linterieur, & mesmes en la Fantasie, &, quand on ne
la pas, non seulement est desiree avec lappetition Sensitive, mais encores
avec la propre Volonté, gouver-
59
nee de la Raison : de sorte que cest une delectation honneste, combien quelle
ait de coustume destre moins estimee par une continuelle possession. SOPHIE.
Ce, que vous avez dit de la Santé, me suffit. Dites des Enfans. PHIL. Combien que
les Enfans soyent quelquesfois desirez pour lUtil, comme est pour la succession des
richesses, & pour lacquisition dicelles, neantmoins lamour &
naturel desir, vers iceux, est aussi delectable : mais pourtant il ne se trouve semblable
és bestes brutes (car leurs delectations ne sestendent sinon és cinq Sentimens
exterieurs dessusdits) pource que, combien que le Veoir & Oüir les enfans cause
delectation aux Peres, non pourtant la fin de leur desir à les avoir ne gist pas
seulement en cela : ains leur principale delectation consiste en la Fantasie &
Cogitation : laquelle est spirituelle Puissance : & celle des Sentimens exterieurs
nest pas telle. Et pourtant leur satieté nest point fascheuse :
principalement pource quils ne se desirent pas seulement avec le pur Sensuel
appetit, ainçois avec la Volonté, dressee par lentendement raisonnable, qui est le
non-faillant gouverneur de la Nature. Car, comme dit le philosophe,
60
defaillant aux Animaux lIndividuelle perpetuité & se cognoissans mortels,
desirent destre immortels, au moins par leurs enfans : qui est desir de la possible
immortalité des animaux mortels : &, parce que la delectation, prise des Enfans, est
en cela differente aux autres choses delectables, il sensuit que, quand on les a,
ils ne viennent point en satieté fastidieuse, & sont semblables à la Santé en ce
que non seulement nen cesse point lamour, par la possession, ains, au
contraire, apres quon en a, on les aime & conserve-lon avec efficacieuse
diligence : & cela vient par le desir qui demeure aux peres den avoir la future
immortalité : de maniere que la delectation des Enfans, par estre honneste environ les
hommes, a la proprieté du continuel amour qui se trouve és choses honnestes, ainsi
quil est de la Santé. SOPH. Jay comprins ce que vous mavez dit,
quant à lamour des Enfans. Dites moy maintenant de lamour de la Femme vers
son Mari, & du Mari vers sa Femme. PHIL. Cest chose manifeste que
lamour des mariez est du Delectable : mais il doit estre conjoint avec
lHonneste : & pour ceste cause, apres que lon a eu la delectation, le
reci-
61
proque amour demeure tousjours conservé, & croist continuellement, suyvant la nature
des choses honnestes. Encores se conjoint en lamour des mariez lUtil avec le
Delectable & Honneste : estant ainsi que les mariez continuellement recoyvent utilité
lun de lautre. Ce qui est une grande cause pour faire poursuyvre lamour
entre eux : tellement que, tenant lamour diceux du Delectable, il se continue
par la compaignie quil a avec lHonneste, ou avec lUtil, & avec tous
les deux ensemble. SOPH. Dites moy, à ceste heure, de quelle sorte est le desir
quont les hommes, quant à la Puissance, Domination, & Empire, & comme
sintitule lamour dicelles choses. PHIL. Aimer & desirer les
Puissances est du Delectable, conjoint avecques lUtil : mais, pource que leur
Delectation nest point materielle, quant au Sentiment, ains spirituelle, en la
Fantasie & Cogitation humaine, & aussi par ce que elle est conjointe avec
lUtil, les hommes, qui ont les Puissances, ne se saoulent dicelles : ainçois
les Royaumes, Empires, & Dominations, apres quon les a, sont aimez &
conservez avec astuce, & sollicitude : non pas pource quils tiennent de
62
lHonneste (car, à la verité, Honnesteté se trouve en peu de tels desirs) mais
pource que lImagination humaine, en laquelle consiste leur delectation, ne se
rassasie comme les Sentimens materiels, ains, de sa nature, est peu satiable : & de
tant plus est insatiable que ces desirs ne sont moins vers lUtil que vers le
Delectable. Ce qui est ause de faire aimer telles dominations possedees, & de les
conserver par grande sollicitude, desirant tousjours les accroistre, avec Cupidité
insatiable, & Appetition effrenee. SOPH. Or ne me faut-il plus savoir sinon en
quelle des trois sortes damour on doit colloquer lHonneur, la Gloire, & le
Renom. PHIL. LHonneur est de deux sortes : lun faux & bastard, &
lautre vray & legitime. Le Bastard est labuseur de la Puissance. Le
Legitime est le prix de la Vertu. LHonneur Bastard, que les Puissans desirent &
pourchassent est de la sorte du Delectable : mais, pource que sa delectation ne consiste
point au satiable Sentiment, ains seulement en linsatiable Fantasie, pourtant
nentrevient en icelle aucune satieté, comme elle advient és autres choses
delectables, ainçois, combien que lHonneste luy deffaille
63
(car, en effet, elle est alienee de toute Honnesteté) neantmoins, apres quon
la, se continue & conserve avec un desir linsatiable augmentation. Mais
lHonneur Legitime, comme estant prix des vertus honnestes, bien quil soit, de
sa nature, delectable, si a-il sa delectation meslee avec lHonneste : & pourtant
(& pource aussi que la desmesuree Fantasie est son Subject) il advient que depuis que
elle est acquise, lon aime & desire son augmentation par insatiable desir, &
ne se contente la Fantasie humaine dacquerir honneur & gloire pour toute la vie,
mais encores la desire & procure largement pour apres la mort : laquelle gloire
sappelle proprement Renommee. Il est bien vray, encores que lHonneur soit prix
de la Vertu, que neantmoins nest pas la deuë fin des actes honnestes &
vertueux, & que lon ne doit pas operer pour raison diceluy : pource que la
fin de lHonneste consiste en la perfection de lame Intellective : laquelle,
par les vertueux actes, se fait vraye, nette, & claire, &, avec la Sapience, se
fait ornee de divine peinture. Et pourtant elle ne peut consister en lopinion des
Hommes, qui mettent lHonneur & la Gloire en la Memoire & Es-
64
criture, qui conservent la renommee : & encores moins doit consister la propre fin de
la pure Honnesteté en la Fantastique delectation que prend le Glorieux en sa Gloire,
& le Renommé en son Renom. Bien sont telles choses les prix quà bon droit
doyvent recevoir les Vertueux, mais non pas la fin qui les meuve à faire les uvres
illustres. On doit bien loüer la vertu honneste, mais on ne doit pas operer en vertu pour
estre loüé : &, combien que les loüeurs facent croistre a vertu, si chommeroit-elle
plustost, quand ceste loüange seroit la fin pour laquelle on lexerceroit : mais,
par la colligation que telles delectations ont avec lHonneste, tousjours sont
prisees & aimees, & tousjours desire lon de les augmenter. SOPH. Je
suis satisfaite, quant aux choses, que je vous ay demandees, & cognoy quelles
sont toutes de la sorte du delectable Fantastic : mais en aucunes se mesle lUtil,
& en aucunes autres le Honneste, &, en aucunes, tous deux, & pourtant, quand
on les a, leur ayance ne engendre point satieté ne contre-cur. Il me reste pour le
present à savoir de vous, quant à lamitié humaine, & quant à lamour
divin, de quelle sorte il sont,
65
& de quelle condition. PHIL. Lamitié des hommes quelquefois est pour
lUtil, & quelquefois pour le Delectable : mais ceux qui aiment ainsi, ne sont
point perfaits amis, ne leur amitié nest ferme. Pource que, estant ostee
loccasion de telles amitiez, cest à dire cessant lUtil & la
Delectation, se finissent & rompent les amitiez, qui en procedent. Mais la vraye
Amitié humaine, est celle qui est causee par lHonneste, & conjointe par les
Vertus : pource que tel lien est indissoluble, & engendre Amitié ferme, entierement
perfaite, & telle quelle est seule, dentre les amitiez humaines, qui plus
merite destre prisee, estimee, & loüee, estant cause de lier ensemble les amis
en telle humanité, que le bien ou mal, propre de chacun deux, est commun à
lun & à lautre : & quelquefois le bien donne plus de delectation,
& le mal plus de tristesse à lAmi, quau propre recevant : &
souventesfois lHomme prend partie des travaux de son ami, pour lalleger
diceux, ou bien pour le secourir, par son amitié, en ses ennuis : car la
compaignie, és tribulations, est cause que moins elles se sentent. A raison de quoy le
Philosophe, diffinissant telles amitiez, dit que le vray
66
Ami est un autre soy-mesme, pour denoter que, qui est en la vraye amitié a double vie,
constituee en deux personnes : cest assavoir en la sienne, & en celle de
lAmi : tellement que son ami est un autre soy-mesme : & chacun deux
embrasse en soy deux vies ensemble : dont la sienne propre est lune, & celle de
lami lautre : &, par un amour esgal, aime toutes les deux personnes :
& pareillement conserve toutes les deux vies. Et, pour ceste cause, la sainte
Escriture commande lhonneste Amitié, disant : Tu aimeras ton prochain, comme
toy-mesme : voulant que lamitié soit de sorte que les amis se facent unie
esgalement, & quun mesme amour soit en lEsprit de chacun des amis. Et la
cause de telle union, & assemblement, est la reciproque Vertu, ou Sapience de tous les
deux amis : laquelle, par la spiritualité & alienation de matiere, & par
labstraction des conditions corporelles, oste la diversité des personnes, jusques
à ne leur laisser de divers que lindividuation corporelle : & engendre és amis
une propre Essence de Pensee, conservee par un savoir & par un amour & volonté
commune à tous deux, autant separee de difference & de diversité,
$67
comme si vrayement le subject de lamour estoit une seule ame, & essence,
conservee en deux personnes, & non multipliee en icelles. Et, pour conclusion, je di
que lamitié honneste, fait, dune personne, deux : &, de deux, une.
SOPH. En peu de paroles vous mavez dit assez de choses, quant à lamitié
humaine. Venons maintenant à lamour Divin : car je desire savoir diceluy,
comme de celuy qui est le plus grand, & le supresme de tous ceux qui sont. PHIL.
Lamour Divin non seulement a de lHonneste, mais contient en soy
lHonnesteté de toutes choses : & de tout lamour dicelles, comment
que ce soit : pource que la Divinité est commencement, milieu, & fin de tous actes
honnestes. SOPH. Sil est commencement, comme peut-il estre fin, & encores
milieu ? PHIL. Il est commencement, en ce que de la Divinité despend lame
Intellective, agente de toutes les Honnestetez humaines : laquelle nest quun
petit rayon de linfinie clarté de Dieu, approprié à lHomme pour le faire
raisonnable, immortel, & heureux : & encores faut-il que ceste ame Intellective,
pour venir à faire les choses honnestes, participe de la
68
lumiere Divine : pource que, nonobstant quelle soit produite claire, comme estant
rayon de la lueur Divine, pour lesgard de la colligation qui la tient avec le corps,
& par estre offusquee de la tenebrosité de la matiere, ne peut parvenir aux illustres
Habitudes de Vertu, ni aux luisantes conceptions de Sapience, sinon quelle soit
esclairee de rechef par la lueur Divine, en tels actes & conditions. Car, tout ainsi
comme lil, combien quil soit clair de soy-mesme, nest point
capable de voir les couleurs, les figures, & autres choses visibles, sans estre
enluminé de la lueur du Soleil (laquelle estant distribuee en lil propre,
& en lobject qui se veoit, & en la distance, qui est entre lun &
lautre, cause la vision oculaire actuellement) ainsi nostre Intellect, combien
quil soit clair de soy-mesme, est tellement empesché de la compaignie de lourd
corps, quant aux actes honnestes & Sapiens, & tant offusqué, quil luy est
de besoing destre enluminé de la lueur Divine : laquelle, en le reduisant de la
Puissance à lacte, & illuminant les especes & les formes des choses
procedantes de lacte Cogitatif (qui est milieu entre lIntellect, & les
especes de la Fantasie)
69
le fait actuellement Intellectuel, Prudent, Sapient, enclin à toutes les choses
honnestes, & se retenant des deshonnestes : &, luy ostant totalement sa
tenebrosité, demeure en acte perfaitement luisant : de sorte que, en lune maniere
& en lautre, le souverain Dieu est commencement, duquel toutes les choses
honnestes humaines dependent, & autant la Puissance comme lacte dicelles.
Et estant le souverain Dieu pure & souveraine Bonté, Honnesteté, & vertu
infinie, il faut que toutes les autres bontez & vertus dependent de luy, comme du vray
commencement & de la cause de toutes perfections. SOP. Cest chose juste
que le commencement des choses honnestes soit au souverain Facteur : & en cela
ny avoit aucune doute : mais par quel moyen est-il milieu & fin dicelles
? PHIL. La debonnaire Divinité est moyen à reduire en effect tout acte vertueux
& honneste : pource que, estant la providence Divine, appropriee, avec plus grande
specialité, à ceux qui participent des Divines vertus, & de tant plus
particulierement que plus ils participent dicelles, il ny a point de doute
quelle ne soit grandement aidante en lopera-
70
tion de telles vertus, donnant aide à tels vertueux pour acconsuyvre les actes honnestes,
& pour les reduire en perfection. Encores est-elle milieu à tels actes, par une autre
maniere : car, comme elle contient en soy toutes les vertus & excellences, elle est
exemple imitatif de tous ceux qui cerchent doperer vertueusement. Quelle plus grande
Pieté & Clemence, que celle de la Divinité ? Quelle plus grande Liberalité, que
celle qui fait part de soy à toute chose produite ? Quelle plus entiere Justice, que
celle de son gouvernement ? Quelle plus grane Bonté, plus ferme Verité, plus profonde
Sapience, plus diligente Prudence, que celle, que nous cognoissons estre en la Divinité ?
non pas que nous la cognoissions selon lEstre, quelle a en soy-mesme, mais par
les uvres siennes, que nous voyons en la creation & conservation des creatures
de lunivers : de sorte que, qui considerera bien les vertus Divines,
limitation dicelles est voye & moyen à le tirer à tous les actes
honnestes & vertueux, & à toutes les sages conceptions, ausquelles lhumaine
condition peut arriver. Car Dieu non seulement nous est pere en la generation, mais nous
71
est aussi maistre, & merveilleux administrateur, pour nous attirer à toutes les
choses honnestes, moyennant ses clairs, & manifestes exemples. SOPH. Vous me
plaisez fort en ce que vous avez dit que Dieu tout puissant non seulement soit
commencement de nostre bien, mais encores en soit le milieu. Je voudroye maintenant savoir
en quelle maniere il en est la fin. PHILO. Dieu seul est la fin reiglee de tous les
actes humains : pource que lUtil est pour acquerir le Delectable convenant, & la
necessaire delectation est pour la sustentation humaine : laquelle est pour la perfection
de lame, qui premierement se fait perfaicte avec lhabitude vertueuse, &,
apres icelle, venant à la vraye Sapience : la fin de laquelle est Cognoistre Dieu : qui
est souveraine Sapience, souveraine Bonté, & origine de tout bien : & ceste telle
cognoissance cause en nous immesurable amour, plein dexcellence & honnesteté :
pource que de tant est la chose aimee plus honnestement que plus elle est cognue pour
bonne : & lamour de Dieu doit exceder tout autre amour honneste, & tout acte
vertueux. SOPH. Mais jay entendu autre-
72
fois que vous avez dit, parce quil est infini, & en toute perfection, quil
ne peut estre cognu par lesprit humain, qui est fini & terminé en toute chose :
pource que ce, que lon cognoist, doit estre compris : & comment se comprendra
linfini par le fini, & limmesurable du peu ? &, ne pouvant estre
cognu, comment pourra-il estre aimé ? car vous avez dit quil faut cognoistre la
chose bonne, avant que laimer. PHI. Limmesurable Dieu est aimé de tant
quil est cognu : & tout ainsi comme il ne peut estre entierement cognu par les
hommes, ne mesmes sa Sapience par la race humaine, ainsi ne peut entierement estre aimé
par les hommes en tel degré quil convient pour son esgard : & nest pas
nostre Volonté capable damour tant excessif : mais cest à nostre Esprit de
le cognoistre selon la possibilité de son cognoistre, & non pas selon
limmesurable excellence du cognu : & aussi nostre Volonté ne laime selon
quil est digne destre aimé, mais tant quelle se peut estendre vers luy
en lacte amatoire. SOPH. Voire-mais peut on aussi cognoistre une chose, qui ne
soit comprise par le cognoissant ? PHI. Il suffit que lon comprenne de la
chose
73
la partie qui se cognoist : car le cognu se comprend par le cognoissant, selon le pouvoir
du cognoissant, & non pas selon celuy du cognu. Ne voyez vous pas que la forme de
lHomme simprime & se comprend en un miroüer, non pas selon le perfaict
Estre humain, mais selon la capacité & force de la perfection du miroüer ? lequel
Estre est seulement figuratif, & non essentiel ? Le feu est comprins de
lil, non pas selon sa nature ardante (car, sainsi estoit, il en seroit
bruslé) ains seulement selon sa couleur & figure. Mais quel meilleur exemple voulez
vous, quand vous voyez ce grand Hemisphere du ciel estre comprins par une si petite partie
comme est lil ? Vous voyez que sa petitesse est telle, quil se trouve
quelque Sage, qui le croit estre indivisible : sans pouvoir recevoir aucune division
naturelle. Ainsi donc lil comprend les choses, selon sa force oculaire, sa
grandeur, & sa nature, mais non pas selon la condition quont les choses veuës
en elles-mesmes. Et en ceste sorte nostre petit entendement comprend linfini Dieu,
selon la capacité & force intelligible humaine, mais non pas selon labisme sans
fond de sa divi-
74
ne essence, & immesurable Sapience : à laquelle cognoissance accorde & respond
lamour envers Dieu, conforme à la capacité de la volonté humaine, mais non pas
proportionnee à linfinie Bonté de ce tresbon Dieu. SOPH. Dites moy si le
desir se mesle avec cest amour envers Dieu. PHILO. Je vous di plus : cest que
tel amour envers Dieu nest jamais despoüillé dun ardant desir : lequel est
pour acquerir ce qui defaut de la cognoissance Divine : de telle sorte que, croissant
ceste cognoissance, croist aussi lamour de la Divinité cognue : car, estant ainsi
que lessence divine excede la cognoissance humaine, par infinie proportion, &
non moins sa Bonté lamour que les hommes luy portent, pour ceste cause demeure
tousjours à lHomme un tresheureux, tresardent, & treseffrené desir de croistre
tousjours en la cognoissance & amour envers Dieu : auquel accroissement lHomme a
tousjours possibilité du costé de lObject cognu & aimé, combien que de son
costé pourroit estre quil y eust tels effets determinez en ce degré que
lHomme ne peut passer plus avant, ou bien quencores, apres lestre au
dernier degré, luy reste impres-
75
sion de desir, pour sçavoir ce qui luy defaut, sans y pouvoir jamais parvenir, encores
quil fust bien-heureux, par lexcellence de lEsprit, Object dessus la
puissance & habitude humaine : nonobstant que tel Desir restant és Bien-heureux ne
doyve causer passion par le defaut, puis quil ne est pas en la puissance humaine
davoir plus : ains ce leur est une souveraine delectation destre venus au bout
de leur possibilité, & à la cognoissance & amour divine. SOPH. Puis que
nous sommes venus jusques à ce poinct, je voudroye savoir en quelle maniere consiste
ceste beatitude humaine. PHIL. Les opinions des hommes ont esté diverses, quant au
Subject de la Felicité. Plusieurs lont mis en lUtil, & en la possession
des biens de Fortune, & en labondance diceux, tant que dure la vie : mais
la fausseté de ceste opinion est manifeste : pource que tels biens exterieurs sont causez
pour les interieurs : de sorte que ceux-là sont inferieurs à ceux-ci : & la
Felicité doit consister és plus excellens : car elle est fin des autres fins,
nestant pour se renger à pas un, ains faisant, tendre toutes les autres à soy.
Davantage semblables biens exterieurs sont en pouvoir de fortune, & la felicité
doit
76
estre au pouvoir de lHomme. Aucuns autres ont eu opinion diverse, disans que la
Beatitude consiste au Delectable : & ceux-là sont les Epicuriens lesquels
soustiennent la moralité de lame : & croyent que lHomme ne peut avoir
aucune chose de Felicité, sinon la delectation, en quelque sorte que ce soit : mais la
fausseté de leur opinion nest pas aussi cachee : pource que le delectable se
corrompt soy-mesme, quand il vient en satieté & contre-cur : & la Felicité
donne entier contentement & perfaite satisfaction. Puis nous avons dit ci dessus que
la fin du Delectable est lHonneste : & la Felicité nest point tendante à
autre fin, ains est cause finale de toute autre chose : tellement que, sans doute, la
Felicité consiste és choses honnestes, & és actes & habitudes de lame
Intellective : lesquelles sont les plus excellentes, & fin des autres Habitudes
humaines : & sont celles moyennant lesquelles lHomme est Homme, & de plus
grande excellence que pas un autre animant. SOPH. Combien, & quelles, sont ces
Habitudes des actes Intellectuels ? PHILO. Je di que il y en a cinq : cest assavoir
Art, Prudence, Intellect, Science, & Sapience.
77
SOPH. Comment les diffinissez vous ? PHIL. Art est Habitude des choses à faire
selon Raison : & sont celles qui se font avec les mains & avec loperation
corporelle : & en ceste Habitude sont comprins tous les arts Mecanics, esquels on use
dinstrumens corporels. Prudence est Habitude des actes agibles selon Raison : &
consiste en loperation des bonnes murs humaines : & en icelle sont
encloses toutes les vertus, qui soperent moyennant la Volonté, & les effets
volontaires damour & desir. LIntellect est habitude des commencemens de
savoir : lesquels commencemeus sont cognus & concedez de tous naturellement, quand les
Vocables sont entendus : comme est ceci Que le bien se doit procurer, & le mal fuir,
& que les contraires ne peuvent estre ensemble, & autres semblables, sur qui la
puissance Intellective sexerce en son premier Estre. Science est Habitude de la
cognoissance & conclusion, qui sengendre des dessusdits commencemens : &
ceste-ci comprend les sept Arts Liberaux : & en icelles sexerce lIntellect
au milieu de son Estre. La Sapience est Habitude de tous les deux ensemble : cest
assavoir des commence-
78
mens & des conclusions de toutes les choses, qui ont Estre. Ceste seule est celle qui
arrive à la cognoissance plus haute des choses spirituelles : & les Grecs la nomment
Theologie, qui signifie science Divine : & se nomme aussi premiere Philosophie, par ce
quelle est chef de toutes les Sciences : & nostre Intellect sexerce par
icelle en son dernier & plus perfait Estre. SOPH. En quelle de ces deux
Habitudes vrayes consiste la Felicité ? PHIL. Il est manifeste quelle ne
consiste pas en lArt, ni és choses artificielles : car plustost nous ostent la
Felicité quelles ne la pourchassent : mais elle consiste és autres Habitudes : les
actes desquelles se comprennent en vertu ou Sapience, esquelles la Felicité consiste
vrayement. SOPH. Dites moy plus particulierement en laquelle de ces deux la
Felicité consiste finalement, ou en la Vertu, ou en la Sapience. PHIL. Les vertus
Morales sont voyes necessaires pour la Felicité : mais le propre Subject dicelle
est la Sapience : laquelle il ne seroit possible davoir, sans les vertus Morales :
car, qui na vertu, ne peut estre sapient, ainsi comme le Sage ne peut estre desgarni
de vertu : de sorte que vertu est voye de Sapience,
79
& Sapience est le lieu de Felicité. SOPH. Il y a plusieurs sortes de savoir,
& les Sciences sont diverses, selon la multitude des choses acquises, & selon la
diversité & maniere, dont elles sont cognues par lIntellect. Dites moy donc en
quelles, & en combien, consiste la Felicité : si cest à cognoistre toutes les
choses qui se trouvent, ou partie dicelles, ou si elle consiste en la cognoissance
dune seule chose, & quelle pourroit estre ceste chose, la seule cognoissance de
laquelle fait nostre Intellect heureux. PHILO. Il y a eu quelques Sages, qui ont
estimé que la Felicité consistoit en la cognoissance de toutes les Sciences des choses :
je di en toutes sans en excepter aucune. SOP. Quelle raison amenoyent-ils pour la
confirmation de leur opinion ? PHIL. Ils disoyent que nostre Intellect est en
commencement & pure puissance dentendre : laquelle puissane nest point
determinee à aucune sorte des choses, mais est commune & universelle à toutes : car
comme dit Aristote, la nature de nostre Intellect est en possibilité dentendre
& revevoir toutes choses, comme les a receuës la nature de lIntellect Agent :
qui est celuy qui nous fait intellecti-
80
ves telles choses, & par icelles illumine nostre Intellect, les luy faisant devenir
intellectuelles par illumination & impression dicelles en iceluy Intellect
possible qui nest autre chose que, estant illuminé par lIntellect Agent,
estre reduit, de sa tenebreuse puissance, à lacte. Il sensuit donc que sa
derniere perfection, & sa Felicité, doit consister en lEstre entierement reduit
de puissance en acte de toutes les choses, qui ont Estre : pource que, luy estant en
puissance à toutes, doit avoir sa perfection & felicité à les cognoistre toutes :
de sorte que nulle puissance, ne defaut, ne reste en luy : & cela est la derniere
beatitude & heureuse fin de lIntellect humain : en laquelle fin ils disent que
nostre Intellect est du tout hors de Puissance, & est fait Actuel, & en toutes les
choses sunit & convertit en son Intellect Agent illuminant, par la remotion de
la puissance, qui causoit leur diversité : & en ceste maniere lintellect
Possible se fait pur en acte : laquelle union est la derniere perfection, & la vraye
beatitude : & ainsi se nomme heureuse copulation de lintellect Possible, avec
lIntellect Agent. SOPH. Leur telle raison ne me semble moins
81
efficacieuse que haute, mais il me semble que plustost elle infere le nom Estre de la
beatitude que la maniere de son Estre. PHIL. Pourquoy ? SOPH. Pource que si
lHomme ne peut estre heureux, que jusque à tant quil ait cognu toutes choses,
jamais ne le pourra estre : car il me semble impossible quun seul homme vienne à la
cognoissance de toutes les choses qui sont : à raison de la briefveté de la vie humaine,
& de la diversité des choses de lunivers. PHIL. Ce que vous dites est
vray : & se voit manifestement quil est impossible quun homme cognoisse
toutes choses, & chacune à par soy separément : pource que, en diverses parties de
la terre se trouve tant de diverses sortes de Plantes, & danimaux terrestres
& volans, & dautres mixtes non animez, que, quand un homme chemineroit par
tout le cercle de la terre, pour les cognoistre & les voir trestous, si ne pourroit-il
parvenir à telle cognoissance : & beaucoup moins y pourroit-il atteindre quand il
pourroit veoir la mer & sa profondité, en laquelle se trouvent beaucoup plus
despeces danimaux que en la terre, & tant que lon doute duquel il se
trouve plus grand nombre au mon-
82
de, dyeux ou de poils, pource que lon estime que le nombre des yeux des animaux
marins nest pas moindre que celuy des poils des animaux terrestres. Comment aussi
pourroit-on expliquer lincomprehensible cognoissance des choses celestes ? ou le
nombre des estoilles de la huitiesme Sphere ? ou la nature & proprieté de chacune ?
la multitude desquelles forment quarantehuit figures celestes, desquelles y en a douze au
Zodiac (qui est la voye : par laquelle le Soleil fait son cours) & vingt & une
autres sont à la partie Septentrionale, depuis lEquinoctial jusques au pol Arctic,
à nous autres manifeste, & que lon nomme Tramontane : & les autre quinze
figures, qui restent, sont celles que nous autres pouvons veoir en la partie Meridionale,
depuis la ligne de lEquinoctial jusques au Pol Antarctic, à nous autres caché. Et
ny a point de doute quen ceste partie Meridionale, environ le Pol, se trouvent
plusieurs autres estoilles, en aucunes figures, à nous autres incognues, par ce
quelles sont tousjours sous nostre Hemisphere, duquel nous avons esté un millier
dans ignorans, combien que, pour le present, on en ait quelque
83
notice, par la nouvelle navigation des Portugalois & des Espaignols. Il nest
point aussi besoing dexprimer que nous ne savons pas beaucoup de choses, quant au
Monde Spirituel, Intellectuel, & Angelic, & quant aux choses divines : desquelles
nostre cognoissance est moindre quune goute deau en comparaison de toute la
mer Occeane. Je laisse aussi à dire combien il y a de choses que nous voyons & que
nous ne savons pas, & mesmement des nostres propres : tellement quil se trouve
quelquun avoir dit que nos propres differences sont de nous autres ignorees. Pour le
moins on ne doute point quil ny ait plusieurs choses au monde, que nous ne
pouvons veoir ne sentir, & pourtant nous ne le pouvons entendre : car, comme dit le
Philosophe, il ny a chose aucune en lIntellect qui premierement ne soit au
Sentiment. SOP. Comment ? ne voyez vous pas que les choses spirituelles
sapprehendent par lIntellect, sans estre jamais veuës ou senties ? PHI.
Les choses spirituelles sont toutes Intellect mesme : & lintellectuelle lumiere
est en nostre Intellect : comme en soy-mesme par union, & par propre nature : &
non pas comme sont les choses sensibles : les-
84
quelles, ayant besoing de lintellect, pour loperation de lIntellection,
se reçoyvent en iceluy, comme une chose se reçoit en lautre : car, par ce
quelles sont toutes materielles, on peut dire veritablement quelles ne peuvent
estre en lIntellect, si premierement elles ne se trouvent au Sens, qui les cognoist
materiellement. SOPH. Croyez vous que tous ceux qui entendent les choses
spirituelles, les entendent par ceste unité & propieté, que elles ont avec nostre
Intellect ? PHIL. Je ne dis pas cela, encores que ce soit la perfaite connaissance
des choses spirituelles. Il se trouve encor une autre maniere par qui se cognoissent les
choses spirituelles, assavoir par les effets veuz ou sentis : comme vous voyez que, par le
continuel mouvement du ciel, on cognoit que son Moteur nest pas corps, ne Vertu
corporelle, mais intellect Spirituel, separé de matiere : tellement que si leffect
de son mouvement nestoit paravant au Sentiment, il ne seroit point cognu. Apres
ceste cognition en vient une autre plus perfaite quant aux choses Spirituelles : qui se
fait lors que nostre Intellect entend la Science intellectuelle en elle mesme, se trouvant
en acte, par lIntendité de
85
la nature & union sensuelle, quil a avec les choses spirituelles. SOPH.
Jenten cela, ne laissons point nostre fil. Vous dites que la Beatitude ne peut
consister en la cognoissance de toutes les choses : pource quelle est impossible. Je
voudroye maintenant savoir comment quelques hommes sages ayent donné lieu à telle
impossibilité, ne pouvant la Felicité humaine consister en icelle. PHIL. Ceux-là
nentendent pas que la Beatitude consiste en la cognoissance de toutes les choses
particulieres distributivement : mais, quand ils disent savoir toutes les choses , ils
entendent savoir de toutes les Sciences qui traictent de toutes les choses, en un certain
ordre & universalité : car, en donnant notice de la raison de toutes les choses,
& de toutes les sortes de leur Estre, donnent aussi universelle cognoissance de
toutes, combien que les aucunes ne se trouvent particulierement au Sentiment. SOPH.
Et bien, est-il possible quun homme ait la cognoissance de toutes les Sciences
? PHIL. La possibilité de cela est fort estrange : & pourtant le Philosophe dit
que toutes les Sciences dun costé sont faciles à estre trouvees, & dun
autre costé
86
sont difficiles. Elles [sont] faciles en tous les hommes, & difficiles en un seul :
& encores quelles se trouvassent en un seul, la felicité ne peut consister en
la cognoissance de plusieurs & diverses choses ensemble : pource que, comme dit le
Philosophe, la Felicité ne consiste en Habitude de cognition, mais en lActe
dicelle : car, quand le Sapient dort, il nest pas heureux, mais il lest,
quand par effect il joüit de son Intelligence. Si doncques ainsi est, de necessité la
Beatitude consiste en un seul Acte dentendre : car, combien que plusieurs Habitudes
de Science se puissent tenir ensemble, neantmoins on ne peut actuellement entendre plus
quune seule chose : de sorte que la Felicité ne peut consister, ni en toutes, ou en
plusieurs & diverses choses cognues, mais seulement il faut quelle consiste en
la cognoissance dune chose seule. Il est bien vray que, pour venir à la Beatitude,
il faut premierement grande perfection en toutes les Sciences, autant en lArt de
demonstrer & diviser la verité du faux, en toute intelligence & discours
(laquelle se nomme Logique) comme en la Philosophie Morale. ou à user de la Prudence
& des vertus agibles, & comme
87
aussi en la Philosophie Naturelle (qui se estend vers la nature de toutes choses ayantes
mouvement, mutation, & alteration) & mesmes comme en la Philosophie Mathematique :
laquelle est vers les choses, qui ont quantitez, ou nombrables, ou mesurables, &
laquelle, se cognoissant au nombre absolu, fait la science dArithmetique : &, si
elle est environ les nombres des voix, fait la science de Musique : mais, estant de mesure
absolue, fait la science de Geometrie : &, si elle traite de la mesure des Corps
celestes, & de leurs mouvemens, fait la science dAstrologie. &, sur tout,
faut estre perfait en celle partie de la doctrine, qui est la plus prochaine de
lheureuse conjonction : laquelle est la premiere Philosophie, qui seule se nomme
Sapience : & est celle, qui traite de toutes les choses, qui ont Estre, &
plus principalement sentremet de celles, qui ont plus grand & plus excellent
Estre. Ceste seule doctrine traite des choses Spirituelles & eternelles : lEstre
desquelles, environ la Nature, est beaucoup plus grand, & plus cognu que lEstre
des choses corporelles & corruptibles, combien quelles soyent moins co-
88
gnues de nous autres que les corporelles, par ce que nous ne pouvons les comprendre par
nos Sens, comme nous comprenons les corporelles : tellement que nostre Intellect est, en
la cognition dicelles, comme lil de la Chauvesouris à la lueur &
choses visibles : laquelle ne peut veoir la lueur du Soleil (qui est en soy la plus
claire) pource que son il nest pas suffisant à telle clarté : mais bien voit
le lustre de la nuict, qui luy est proportionné. Ceste Sapience, & premiere
Philosophie, est celle, qui atteint à la cognoissance des choses Divines, possibles à
lhumain Intellect : &, pour ceste cause, sappelle Theologie, cest à
dire parole de Dieu. Ainsi donc le savoir de diverses Sciences est necessaire pour la
Felicité, mais elle ne consiste pas en icelles : ainçois en une tresparfaite
cognoissance de une seule chose. SOPH. Declarez moy quelle est ceste cognoissance,
& de quelle chose, qui seule fait lHomme heureux : car, soit telle que voudrez,
il me semble estrange que la cognoissance dune seule partie doyve preceder la
cognoissance de son tout, pour cause de la Felicité : dautant quil me semble
que la premiere raison, par laquelle vous
89
avez conclu la Felicité consister en lActuelle cognoissance de toutes les choses,
ou sciences esquelles nostre Intellect est en puissance, conclue que, estant iceluy en
puissance, toute sa beatitude doit consister à les cognoistre toutes en Acte : &
sainsi est, comme peut-il estre heureux avec la cognoissance dune seule chose,
comme vous dites ? PHIL. Vos argumens concluent bien : mais les raisons demonstrent
plus, comme la verité ne peut estre contraire à la verité, & faut donner lieu à
lun ou à lautre : & devez entendre que la Felicité consiste à
cognoistre une seule chose : car elle ne peut consister en la cognoissance de toutes,
estant chacune à par soy separément, ainçois estans toutes ensemble, en la cognoissance
dune seule chose, en laquelle sont toutes les choses de lunivers : &,
quand elle est cognue, elles se cognoissent toutes ensemble en un Acte, & en plus
grande perfection, que si elles estoyent cognues, chacune à par soy,
separément. SOPH. Qui est ceste chose, laquelle, estant seulement une, est toutes
les choses ensemble ? PHILO. LIntellect, de sa propre nature, na point
une Essence circomscripte, mais
90
est toutes choses : &, sil est Intellect possible, est toutes choses en
puissance : car sa propre Essence nest autre que dentendre toutes choses en
puissance : &, sil est Intellect en acte, en pur Estre, & en pure forme, il
contient en soy tous les degrez dEstre, de formes, & des actes de
lunivers, tous ensemble en Estre, en unité, & en pure simplicité : de sorte
que, qui le peut cognoistre, le voyant en Estre, cognoist en une seule vision, & en
tressimple cognition tout lEstre de toutes les choses de lunivers ensemble, en
beaucoup plus grande perfection, & purité Intellectuelle que de celles qui se
trouvent en elles-mesmes : pource que les choses materielles ont beaucoup plus perfait
Estre, en lactuel Intellect, que non pas en celuy quelles ont propre en soy :
tellement que, par la seule cognoissance de lintellect Actuel, on cognoist le total
des Sciences des choses, & ainsi se fait lHomme bien-heureux. SOPH.
Declarez moy donc qui est cest Intellect : lequel, estant cognu, cause la Beatitude.
PHILO. Aucuns tiennent que ce soit lintellect Agent : par lequel, quand il
saccouple avec nostre intellect Possible, ils voyent toutes choses
91
ensemble en Acte, avec une seule vision spirituelle, & tresclaire, par laquelle on
devient bien-heureux. Aucuns autres disent que la Beatitude est quand nostre Intellect,
illuminé totalement de la copulation de lintellect Agent, est fait tout Actuel sans
puissance : & en soy-mesme, selon linterieure Essence Intellective de
lAgent en laquelle ils sont eux deux, voit toutes choses spirituellement : &, en
un seul & mesme Intelligent, sy comprend la chose entendue, & lActe de
lIntellection, sans aucune difference, ne sans diversité de Science. Encores disent
ceux-ci, que quand nostre Intellect est essentié en telle sorte, il se fait, &
demeure, une mesme chose essentiellement avec lintellect Agent, sans quil
reste en eux aucune division ou multiplication : &, en ceste maniere, les plus
renommez Philosophes devisent de la Felicité : & y auroit ample matiere si nous
voulions dire ce quils ameinent pro & contra, mais il ne viendroit pas bien à
nostre premier propos. Seulement vous diray quaucuns autres, qui contemplent plus la
Divinité, disent (& moy avec eux aussi) que lIntellect actuel, qui illumine le
nostre Possible, est le
92
treshaut Dieu : & ainsi tiennent, pour certain, que la Beatitude consiste en la
Cognition de lintellect Divin, auquel sont toutes choses premierement, & plus
perfaitement, quen aucun Intellect creé : pource quen iceluy toutes choses
sont essentiellement, non seulement par raison dIntellect, mais aussi causellement,
comme en premier & absoluë cause de toutes les choses, qui sont : de sorte que
cest la cause qui les produit, lEsprit qui les conduit, la forme qui les
informe : & sont faites pour la fin quil leur adresse : & de luy viennent,
& retournent en luy finalement, comme en la derniere & vraye Fin, & Felicité
commune : & est le premier Estre : & par sa participation toutes choses sont. Il
est le pur Acte. Il est le supresme Intellect, duquel tout intellect, acte, forme, &
perfection despend, & à iceluy toutes choses saddressent, comme à la
tresparfaite fin : & en luy demeurent spirituellement, sans division ou multiplication
aucune, ains plustost en tressimple unité. Cest luy qui est vray Bien-heureux. Tous
ont besoing de luy, & luy de nul. Se voyant soy-mesme, cognoist Tout, &, se
voyant, est veu de soy : & sa vision totale & souveraine
93
unité, à qui le peut veoir : &, combien que, qui le voit, nen soit capable,
neantmoins cognoist diceluy ce dont il est capable : &, voyant lIntellect
humain ou Angelic, selon sa capacité & vertu toutes choses ensemble en souveraine
perfection, participe de la Felicité diceluy Dieu, &, par icelle, se fait &
demeure heureux, selon le degré de son Estre. Mais je ne vous parleray plus de cela :
pource que la qualité de nostre devis ne le consent pas, ne mesmement la langue humaine
nest pas suffisante à exprimer perfaitement ce que lIntellect sent en cela :
& par les voix corporelles ne se peut exprimer lIntellectuelle purité des
choses divines. Il suffira que vous cognoissiez que nostre Felicité consiste en la
cognoissance & vision Divine, en laquelle toutes choses sont veuës
tresperfaitement. SOPH. Je ne vous demanderay plus rien sur ce propos : car il me
semble quen avez assez dit, quant à la capacité de mon esprit, si mesme vous
nen avez trop dit. Mais il me survient un doute, en ce que jay entendu
autrefois que la Felicité ne consiste point precisément à cognoistre Dieu : mais à
laimer, & en joüir avec delectation.
94
PHILO. Estant Dieu le vray & seul Object de nostre Felicité, nous autres
laimons avec cognoissance & amour : mais les Sages furent en diversité
dopinions, quant à ces deux actes, disputans si le propre acte de la Felicité est
à cognoistre Dieu, ou bien à laimer : toutesfois il vous doit suffire de savoir
que lun & lautre acte est de besoing à la Beatitude. SOPHIE. Je
voudroye savoir la raison qui a meu, à chacune de ces deux opinions, ceux qui les ont
soustenues. PHILO. Ceux, qui tiennent, que la Felicité consiste à aimer Dieu,
ameinent ceste raison : cest assavoir que la Beatitude consiste au dernier acte que
nostre ame opere envers Dieu : parce quil est la derniere Fin humaine : &, comme
ainsi soit quil faille premierement le cognoistre, & puis laimer, il
sensuit que la Felicité consiste en lamour de Dieu, qui est le denier acte,
& non pas en la cognoissance. Ils saident aussi de la delectation, qui est le
principal en la Felicité : laquelle delectation appartient à la Volonté : dont ils
disent que le vray acte heureux est Volontaire : cest assavoir lamour, auquel
consiste la delectation, & non pas
95
en lacte Intellectuel : pource quil ne participe pas ainsi de la delectation.
Les autres, au contraire, ont telle raison : cest que la Felicité consiste en
lacte de la principale & plus spirituelle puissance de nostre ame : &, comme
ainsi soit que lIntellective puissance soit plus principale que la Volonté, &
plus abstraicte de matiere, il sensuit que la Beatitude ne consiste point en
lacte de la Volonté : qui est de laimer : mais disent que lamour &
delectation, comme accessoires, suyvent la Cognoissance, & que, toutesfois, elles ne
sont pas la fin principale. SOPHIE. Lune des raisons ne me semble point de
moindre efficace que lautre : mais jen voudroye savoir vostre
determination. PHIL. Cest une chose difficile de cercher à determiner
dune chose tant disputee par les anciens philosophes, & par les modernes
Theologiens : mais, afin que vous soyez contente, je vous resoudray encores ce point, en
cestuy nouveau propos, par lequel vous mavez detourné de vous dire, comment
laffection de mon ame envers vous est desir. SOPHIE. Parlez moy seulement de
ceste resolution : &, apres que nous se-
96
rons contens des choses Divines, nous pourrons parler plus purement de nostre amitié
humaine. PHIL. Entre les deux Propositions, qui sont vrayes & necessaires,
lune est que la Felicité consiste au dernier acte de lAme, comme en vraye
fin. Lautre est quelle consiste en lacte de la plus noble &
spirituelle Puissance de lame : qui est lIntellective. Semblablement on ne
peut nier quamour ne presuppose cognoissance : mais il ne sensuit pas pourtant
quamour soit le dernier acte de lame. Car, comme vous pouvez savoir, vers
toutes les choses aimees & desirees se trouvent deux sortes de cognoistre. Lune
est devant lamour, causé par icelle : laquelle nest pas cognoissance
perfaictement unitive. Lautre est apres lamour, causee par lamour :
laquelle cognoissance unitive est joüissance de perfaite union : pource que la premiere
cognoissance du pain fait que, qui a faim, laime & desire (car, si premierement
ne lavoit cognu, par exemple, il ne le pourroit aimer & desirer) &,
moyennant cest amour & desir, nous venons à la vraye cognoissance unitive du Pain :
laquelle est, quand on le mange en Acte : car avoir vraye cognoissance du Pain
97
est le gouster. Ainsi en advient-il de lHomme avec la Femme : pource que, la
cognoissant exemplairement, il laime & desire : &, de lamour, on vient
à la cognoissance unitive : qui est la fin du desir : & ainsi en est en toute autre
chose aimee & desiree : car, en toutes, lamour & desir est un moyen qui nous
meine, de limperfaicte cognoissance, à la perfaicte unité, qui est la vraye fin
damour & desir : lesquels sont affections de la Volonté, qui font, dune
divisee cognoissance, joüissance de cognoissance perfaicte & unie. Et, quand vous
entendrez ceste naturalité intrinsecque, vous cognoistrez que telles affections
volontaires ne sont pas loing du desir intellectuel, & ne se destournent point aussi
de lamour intellectuel, en commun Subject, encores que nous en ayons autrement
parlé par ci devant : de sorte que lon peut diffinir vrayement quamour soir
desir de joüir, avec union, de quelque chose cognue pour bonne : &, combien que
desir, comme autresfois vous ay dit, presuppose labsence de la chose desiree,
maintenant je vous di que, quand bien la chose bonne seroit, & quon la
possederoit, neantmoins, quoy que soit, on la peut
98
desirer non pas pour lavoir, puisquon la, mais pour en joüir avec une
union cognoscitive : & peut estre desiree ceste future joüissance, pource
quelle nest pas encores. Ce tel & semblable desir se nomme amour, &
est vers les choses non euës, que lon desire avoir, ou bien vers les choses euës
que lon desire joüir avec union : & lun & lautre se nomme
proprement desir, mais le second plus proprement amour : de sorte que nous diffinissons :
Amour estre Desir de joüir, ou bien Desir de se convertir, avec union, en la chose aimee.
Et, pour retourner à nostre propos je diray que premierement on doit ainsi cognoistre
Dieu, selon que se peut avoir cognoissance de chose tant immense & tant haute : &
quand nous autres cognoissons ainsi sa perfection (car nous ne suffisons pas à la
cognoistre entierement) nous laimons, desirans den joüir avec union
cognoscitive la plus perfaite qui soit possible : & ce tant grand amour & desir
fait que nous soyons abstraicts en telle contemplation que nostre Intellect se vient à
souslever en sorte que, estant illuminé dune singuliere grace Divine, atteint à
cognoistre plus haut que lhumain pourvoir, & que lhumai-
99
ne speculation natteindroit : voire parvient ce nostre Intellect, avec le souverain
Dieu, en telle union & copulation quil se cognoist plustost estre Raison &
partie Divine quIntellect en une forme humaine : & alors se rassasie son desir
& amour, avec un contentement beaucoup plus grand que celuy quil avoit en la
premiere cognoissance, & en lamour precedent : mais bien pourroit estre
quil demoureroit encor un amour & desir, non pas davoir la cognoissance
unitive (car desja on la euë) mais de continuer en la joüissance de telle union
Divine (en quoy est le tres-vray amour) & encores naffermeroy-je pas que
lon sentist delectation en iceluy acte heureux, excepté au temps quon
lacquiert : pource qualors on a delectation par lacquisition de la chose
desiree, qui defailloit : car la plus grande partie des delectations sont pour remede du
defaut, & ce par lacquisition des choses desirees. Mais, en joüissant de
lacte de lheureuse union, il ne demeure impression aucune de defaut, ains un
entier contentement dUnité : lequel passe toute delectation, plaisir, & joye.
Et, pour conclusion, je vous di que la Felicité ne consiste point
100
en cest acte cognoscitif de Dieu, lequel conduit lamour, & ne consiste en
lamour, qui succede à telle cognoissance, mais seulement consiste en lacte
copulatif de la plus interieure & unie cognoissance Divine : qui est la souveraine
perfection de lIntellect creé, & est le dernier acte & heureuse fin, en
laquelle il se trouve plustost Divin quhumain. Et pourtant, apres que la sainte
Escriture nous a admonnestez que nous devons cognoistre la perfaicte & pure unité de
Dieu, & que nous le devons aimer apres, plus que lUtil de la Cupidité, &
plus que le Delectable de lAppetition, & plus que tout autre Honneste de
lAme, & de la Volonté raisonnable, dit, pour derniere fin : pourtant assemblez
vous avec iceluy Dieu : &, en un autre lieu, promettant la derniere Felicité,
seulement dit : & vous assemblerez avec iceluy Dieu : sans promettre aucune autre
chose, comme estant vie, eternelle gloire, souveraine delectation, joye, & lumiere
infinie, & telles autres choses : pource que ceste copulation est la plus propre &
precise parole qui signifie la Beatitude : laquelle contient tout le bien & perfection
de lame Intellective, comme celle qui est
101
sa vraye Felicité. Il est bien vray quil nest pas fort facile davoir
telle beatitude en ceste vie : &, quand encor on la pourroit avoir, il nest pas
bien facile de continuer tousjours en icelle : pource que, pendant que nous vivons, nostre
Intellect est aucunement lié avec la matiere de nostre fragile corps : &, pour ceste
cause, quelcun, qui est venu à telle copulation, durant ceste vie ne continua pas
tousjours en icelle, obstant ceste colligation corporelle, ains, apres la copulation
Divine, retournoit à recognoistre les choses corporelles, comme devant, excepté
quà la fin de la vie, estant lame copulee, laissa, du tout, le corps, elle se
tenant en souveraine Felicité, avec la Divinité copulante : &, puis apres, estant
ainsi separee de ceste colligation corporelle, &, ayant esté de telle excellence,
sans empeschement aucun, joüit eternellement de son heureuse copulation avec la Divine
lumiere, de la sorte que joüissent dicelle les bien-heureux Anges, &
Intelligences separees, Moteurs des corps Celestes, chacun selon le degré de sa dignité
& perfection, perpetuellement. Or, pour le present, il me semble, Sophie, que ce peu,
que nous
102
avons dit des choses Spirituelles, vous doit suffire : &, retournant à moy, voyez si
je puis remedier à la passion que me donnent mes affections Volontaires, pour
sustentation de ceste corporelle compaignie. SOPH. Je vueil premierement savoir de
vous de quelle sorte damour est celuy que vous dites me porter : car, puisque vous
mavez monstré la qualité de plusieurs amours & desirs differens, qui se
trouvent és hommes, & les ayant tous comprins en trois sortes damour, je
trouveroye bon que maintenant vous me declarissiez de quelle de ces sortes damour
est celuy que me portez. PHI. Quant à la sorte de lamour, que je vous porte,
Sophie, je ne la puis entendre, & ne la say expliquer. Je sen bien sa force : mais je
ne la compren point : car, puisque je suis si fort appasionné, sest fait seigneur
de moy, & de tout mon entendement, & comme principal administrateur me cognoist,
& moy, qui suis le serf, auquel il commande, ne suis suffisant à le cognoistre :
neantmoins je cognoy que mon desir cerche le Delectable. SOPH. Sil est ainsi,
vous ne me devez pas demander remede, par lequel je satisface à vostre Volonté, ne
mencoulper,
103
si je ne vous loctroye : car vous mavez desja monstré que, quand
laffection vers le Delectable est parvenue à fin de son desir, non seulement le
desir cesse, mais encores delaisse lamour, & se convertit en haine. PHIL.
Si vous ne vous contentez pas deslire pour vous, de nostre devis, un fruict doux
& salutifere, aussi ne veut pas la raison que, pour recompense, vous eslisiez un
fruict amer & venimeux, pour me donner, & en cela ne vous pourrez loüer de
gratitude, ne vous orner de pieté, puis quavec la flesche, que mon arc tira en
vostre faveur, vous me voulez cruellement transpercer le cur. SOPH. Si vous
reputez chose digne de maimer, comme jestime, ce seroit chose indigne que je
fusse cause que lamour, que me portez, faillist, vous octroyant
laccomplissement de vostre desir : &, par cest octroy, je seroye vrayement
cruelle non moins à moy quà vous : veu que je vous priveroye de lamour
envers moy, & moy destre aimé, au lieu que je seray pitoyable à tous deux,
vous deniant la fin de vostre effrené desir, à ce que le doux Amour ne prenne fin.
PHILO. Vous vous trompez, ou me voulez tromper,
104
me faisant un fondement faux, & non au propos de lamour, comme si je vous avoye
dit que cercher la chose desiree feist priver lamour, & le convertir en haine :
car il ny a rien plus faux. SOPH. Comment faux ? ne mavez vous pas dit
que la qualité de lamour du delectable est celle, de qui la satieté se convertit
en haine plusque fascheuse ? PHIL. Tout Delectable, quand il est cerché, ne revient
pas en contre-cur : car la Vertu, & le Savoir, delectent la Pensee, & jamais
ne faschent, ains pourchasse-lon, & desire-lon leur accroissement : &
non seulement ces choses, qui sont honnestes, mais aussi les autres, non honnestes, comme
la puissance, les honneurs, & les richesses delectent, quand elles sont acquises,
& ne viennent jamais en contre-cur, ains, tant plus on en a, tant plus en desire
lon. SOPH. Si me semble-il que cela contredie à ce que vous avez dit du
delectable, par ci devant. PHIL. Ce, que jen ay dit, est que le Delectable
ameine satieté & contre-cur seulement aux Sentimens exterieurs, & encores
materiels, comme est le Goust & lAttouchement : mais ce, qui delecte les autres
sentimens, comme est le Voir
105
lOüir, & lOdorer, ne les tire pas ainsi en satieté &
contre-cur. Et, à ce propos, dit Salomon que lOeil ne se saoule de veoir, ne
lOreille doüir, & de beaucoup moins ne se saoule la Fantasie &
Imagination des choses qui les delectent, comme sont les honneurs, les richesses, les
dominations, & semblables choses : lesquelles sont tousjours cerchees. Mais de
beaucoup plus est insatiable la delectation de la Pensee & de lintellect és
Actes vertueux & sapiens : la delectation desquels, tant plus est insatiable, tant
plus est excellente & honneste. SOPH. Jenten bien que la delectation, de
tant quelle est en puissance plus spirituelle quil y en ait en lame, de
tant plus est insatiable, & moins ennuyante : mais, selon lusage commun, la
delectation, que vostre desir cerche en moy, est quant au sentiment de lAttouchement
: qui est celuy, auquel plustost tombe la Satieté ennuyeuse : tellement que, par raison,
je la vous puis denier. PHIL. Cest chose manifeste, quant aux Sens de
lAttouchement & du Goust (lesquels, entre tous les cinq, sont faits non
seulement pour la sustentation de la vie de lHomme Individu, mais aussi pour la
sustenta-
106
tion de lEspece humaine, avec la ressemblante generation successive : qui est
uvre de lAttouchement) Nature nait mis fin à loperation de ces
deux, plus quà nul des autres Sentimens, qui sont Veoir, Oüir, & Odorer :
& la cause en est pource que ces trois ne sont pas necessaires à lEstre
individual de lHomme, ne mesme à lEstre successif de lEspece, mais sont
seulement pour la commodité & utilité des Hommes & des animaux perfaicts :
tellement quainsi comme leur Estre nest point necessaire, ainsi na point
de besoing de fins ou limites en son operation : & ainsi comme le Non-veoir, le
Non-oüir, & le Non-odorer ne deffait la vie de lHomme, ainsi ne la deffait le
Veoir, ne lOüir superflu, ne le frequent Odorer, si ce nestoit, possible, par
accident : mais, quant au Goust & à lAttouchement, ainsi comme leur Estre est
necessaire à la vie & succession humaine, de sorte que, si ce nestoyent-ils,
elle defaudroit, ainsi son exces seroit cause de la privation de lHomme : pource que
le trop manger, & le trop boire ne tueroit pas moins lHomme, que feroit la faim,
& la soif : & aussi la trop frequente copulation charnelle,
107
& lexcessif chaud ou froid, en lAttouchement, seroit cause de sa
corruption : car, y ayant un lien de plus grande delectation en ces deux Sentimens par
leur necessité propre à lEstre de lHomme & à la succession
diceluy, il fut de besoing le limiter naturellement, afin que, si la delectation les
transportoit à exces dommageable, le limite naturel les refrenast, de peur que tel exces
ne peust corrompre lIndividu : tellement que Nature na usé de moindre
sapience à mettre naturel limite & frein au Sentiment du Goust & de
lAttouchement, plus quaux autres sentimens, pour la conservaion de
lHomme, quelle a fait en les produisant pour lEstre diceluy. Et,
combien que lappetition de lAmant se saoule avec lunion copulative,
& quincontinent cesse ce desir, ou bien appetition, neantmoins pourtant ne se
retire point le cordial amour, ainçois sassemble plus en la possible union :
laquelle a conversion actuelle dun amant en lautre, ou bien pouvoir, den
faire un de deux, reculant la division & diversité diceux, tant quil est
possible : &, ainsi demeurant lamour en plus grande unité & perfection,
demeure en continuel desir de joüir
108
de la personne aimee avec union : qui est la vraye diffinition damour. SOPH.
Ainsi donc vous me concedez que la fin de vostre desir consiste au plus materiel des
Sentimens : qui est lAttouchement : &, estant lamour chose tant
spirituelle, comme vous dites, je mesmerveille comme vous mettez sa fin en chose
tant basse. PHIL. Je ne vous concede pas que cela soit la fin du perfait amour :
mais bien vous ay-je dit que cest acte ne deslie point lamour perfait, ainçois le
lie & assemble plus, avec les Actes corporels amoureux : car de tant sont-ils desirez
quils sont signes de tel reciproque amour en chacun des deux amans. Aussi que,
pource que les esprits sont unis en amour spirituel, les corps desirent joüir de leur
possible union, afin quil ne leur demeure aucune diversité, & que lunion
soit perfaite en tout, principalement pource que, avec la correspondance de lunion
corporelle, lamour spirituel se augmente, & se fait plus perfait, ainsi comme la
cognoissance de la Prudence est perfaite, quand les uvres deuës y correspondent.
Et, pour conclusion, je vous di que, combien que ci dessus nous ayons diffini lamour
en general, la pro-
109
pre diffinition du perfait amour, de lHomme & de la Femme, est la conversion de
lamant en laimé, avec desir que laimé se convertisse en lamant :
&, quand tel amour est esgal en chacune des parties, il se diffinit conversion de
lun amant en lautre. SOPH. Nonobstant que vos raisons ne soyent moins
vray semblables que subtiles, je fay mon jugement par lexperience, à laquelle on
doit croire plus quà nulle autre raison. Il sen voit plusieurs qui aiment :
&, apres quils ont eu de leurs aimees ce quils desirent des actes
corporels amoureux, non seulement leur desir cesse, mais aussi leur amour, totalement :
&, quelquefois se convertit en haine, comme fut celuy de Amon, fils de David : lequel
aima Thamar sa sur, de telle efficace que pour icelle tomba malade, & en peril
de mort : &, apres que Jonadab, par fraude & par violence, leut fait
parvenir à ce quil desiroit delle, incontinent la prit en telle haine que,
toute ainsi que elle estoit en forme de violee, à mi-jour la feit partir de sa
maison. PHILO. Lamour est de deux sortes. Lun est engendré par le desir
ou appetition sensuelle : car, quand un homme desire quelque femme, il
110
laime : & est cest amour imperfait : pource quil depend de vicieux &
fragile commencement : car il est fils engendé du desir : & tel fut lamour de
Amon vers Thamar : & ainsi est vray ce que vous dites quil advient que, estant
cessé le desir ou Appetition charnelle, par laccomplissement & satieté
dicelle, incontinent cesse totalement lamour : pource que quand la cause, qui
est le desir, cesse, leffet, qui est lamour cesse aussi, & souventesfois
se convertit en haine, comme feit cestuy-là. Mais lautre amour est celuy, duquel le
desir, vers la personne aimee, est engendré, & non pas luy du desir ou Appetition :
ainçois, en aimant paravant perfaitement, la force de lamour fait desirer
lunion spirituelle & corporelle avec la personne aimee : tellement que, comme le
premier amour est fils du desir, ainsi cestuy-ci luy est pere & vray engendreur :
&, quand en cest Amour on obtient ce quon desire, il ne cesse point pourtant,
encores que lappetition & le desir cessent : car, si vous ostez leffet, ce
nest pas à dire pourtant que vous ostiez la cause, principalemnt estant ainsi,
comme je vous ay dit, que ja-
111
mais ne cesse le perfait desir, qui est de joüir de la personne aimee, en union : pource
que cela est tousjours conjoint avec lamour, & est de sa propre essence : mais
bien cesse immediatement un particulier desir & appetition des actes amoureux du
corps, pour cause du limite determiné que Nature a mis en telles manieres dactes :
&, combien quil ne soyent continuels, neantmoins plustost sont liens de tel
amour quocasion de le deslier. Parquoy vous ne devez amener excuses contre le
perfait amour que je vous porte pour raison du defaut qui se trouve en limperfait :
pource que lamour, que je vous porte, nest point fils du desir, ainçois le
desir est fils diceluy, qui luy est pere : & mes premieres paroles furent que la
cognoissance de vous causoit en moy amour & desir , et ne voulu pas dire desir &
amour : pource que le mien ne proceda jamais du desir, ains fut premier que luy, &
depuis la produit. SOPH. Si lamour, que vous me portez, ne vient point
de lappetition, ni nest engendré du desir, ne mesmement né doisiveté
ou lascive humaine, comme disent les nostres quil sen engendre,
112
faites moy entendre qui est celuy qui la produit : car il ny a point de doute
que tout amour humain est engendré, & naist en quelque temps, &, à toutes choses
nees, est besoing quil y ait un engendreur : car il nest pas possible de
trouver un fils sans pere, ni un effet sans sa cause. PHILO. Le perfait & vray
amour, comme est celuy, que je vous porte, est pere de desir, & fils de Raison, &
en moy la produit la droite Raison cognoscitive : car, cognoissant quil y
avoit en vous, vertu, entendement, & grace, de non moins esmerveillable attraict que
de grande admiration, ma Volonté, desirant vostre personne, qui, à bon droit, est jugee
par la raison en toute chose estre tresbonne & tres-excellente, & digne
destre aimee, par ceste affection & amour ma fait convertir en vous,
mengendrant un desir que vous vous convertissiez en moy, afin que, estant amant, je
puisse estre une mesme personne avec vous aimee, & que, par esgal amour, se face de
deux esprits un seul : lesquels semblablement puissent vivifier deux corps, & les
gouverner. Au demeurant la sensualité de ce desir fait naistre en moy lappetition
de tout autre
113
union corporelle, que les corps puissent, acconsuyvre, en icelle, la possible union des
penetrans esprits. Or voyez donc, Sophie, comment ainsi successivement, par la Raison
cognoscitive, a peu estre en moy produit lamour : &, de lamour, produit le
desir, suyvant mes premieres paroles, qui disoyent que la cognoissance causoit en moy
amour & desir : car la cognoissance que jeu de vos aimables proprietez, fut
cause que je vous aimasse, & lamour envers vous machemina à vous
desirer. SOPHIE. Comment dites vous que le vray amour naist de la Raison ? car
jay entendu que le perfait amour ne peut estre gouverné ne limité de raison aucune
: & le nomment effrené, pource quil ne se laisse point dompter par le frein de
la Raison, ne gouverner par icelle. PHILO. Vous avez entendu la verité : mais, si
je vous ay dit que tel amour naist de raison, je ne vous ay pas dit pourtant quil se
limite & soit dressé par elle : ains plustost vous di que, apres que la Raison
cognoscitive la produit, incontinent quil est né, il ne se laisse plus
reigler ne gouverner par la Raison, de laquelle il a esté engendré, mais regibe contre
sa mere, & se fait,
114
comme vous avez dit, effrené, tant que il vient au prejudice & dommage de
lamant : pource que celuy, qui bien aime, se des-aime soy-mesme. Ce qui est contre
toute raison & devoir : car aimer est charité, qui doit commencer par soy-mesme. Ce
que nous ne faisons pas, quand nous aimons plus autruy que nous mesmes : & nest
pas cela de peu de consequence. Or, pource que cest amour, depuis quil est né, est
desgarni de toute raison, il est depeinct aveugle, ou sans yeux voyans : & pource que
sa mere Venus à les yeux beaux, pourtant desire-il le beau : car la raison juge la
personne, belle, bonne, & aimable : & de là naist lamour. Encores peint-on
Cupido tout nud : pource quun grand amour ne se peut dissimuler avec la Raison, ne
couvrir avec la prudence, par les intolerables peines quil donne. Il est peint petit
enfant : pource que la prudence luy defaut, & quil ne se peut gouverner par
icelle. On luy donne des æsles : pource quamour entre dedans les Esprits de
lamant, dune grande vitesse, & le fait aller vistement à trouver
tousjours la personne aimee, estant abstraict de soy-mesme : &, pour ceste cause,
Euripides dit que lAmant
115
vit au corps dautruy. On le peint aussi descochant la flesche de son arc pource
quil frappe de loing, & tire droit au cur, comme à son propre but. Ainsi,
pource que la playe damour est comme celle que fait une flesche au despourveu,
estroite dentree, de profonde penetration, non facile à estre veuë, difficile de
cure, & fort tardifve à guerir, qui samuse au dehors, y trouve peu : mais, eu
esgard au dedans, est tresperilleuse : &, le plus souvent, se convertit en fistulle
incurable. Davantage, ainsi comme la playe, faite par la flesche, ne se guerit point
pour chose que larc, qui la tiree, soit debandé, ou rompu : ainsi celle, que
fait le vray amour, ne prend point de remede, pour aucune delectation que Fortune luy
puisse octroyer, & que la personne aimee luy puisse donner quelquefois : & encores
ne se peut appaiser par le defaut de la chose aimee en lirreparable mort : en sorte
quil ne vous faut point esmerveiller si le perfait amour, estant fils de Raison,
nest point gouverné par icelle. SOPHIE. Si est-ce que je mesmerveille
comment lamour, qui nest point gouverné de Raison & Prudence, puisse
estre loüable :
116
car je pensoye quen cela fust la difference dentre lamour vertueux &
le lascif, du tout effrené & desordonné : tellement que je demeure à resver lesquel
est le perfait. PHILO. Vous navez pas bien entendu : pource que
leffrenement nest pas le propre de lamour lascif, mais est une
proprieté de tout efficacieux & grand amour, soit honneste, ou deshonneste, excepté
quen le Honneste leffrenement fait la vertu plus grande : &, au
deshonneste il fait lerreur plus grand. Qui peut nier qués honnestes amours
ne se trouvent de merveilleux & effrenez desirs ? Quel amour est plus honneste que
lamour Divin ? & neantmoins sen trouve-il de plus enflammé ou ardant,
& de plus effrené ? veu quil ne se gouverne point par la Raison qui doit regir
& contregarder lHomme ? car plusieurs gens, pour raison de lamour divin,
nestiment point leur personne, & cerchent de perdre leur vie : & aucuns, par
beaucoup aimer Dieu, se des-aiment eux-mesmes, ainsi comme le mal-heureux, par beaucoup
aimer soy-mesme des-aime Dieu : & pour venir à conclusion, combien de gens ont
cerché de finir leur vie, & consumer leur personne, estans
117
enflammez de lamour de Vertu & de glorieuse Renommee ? Ce que ne consent pas la
raison ordinaire, ains adresse toute chose pour pouvoir vivre honnestement. Je vous diroye
bien davantage : cest que plusieurs ont cerché de mourir allegrement pour
lamour de leurs honnestes amis : dequoy je vous pourroye amener plusieurs exemples,
que je laisse pour cause de briefveté. Seulement vous diray que je pense lenflammé
amour & leffrenee affection de lHomme à la femme nestre moins
irreprehensible, quest lamitié de lHomme à lHomme, pourveu que
tel amour naisse de vraye cognoissance, & vray jugement, qui la juge digne
destre aimee : lequel amour ne tient pas moins de lHonneste que du
delectable. SOPH. Toutesfois je voudroye que vostre amour fust reiglé par la
Raison, qui luy a esté mere : laquelle gouverne toute digne personne. PHILO.
Lamour, qui est reiglé par Raison, na pas accoustumé de forcer lamant
: & bien quil ait le nom damour, neantmoins nen a pas leffect
: pource que le vray amour force la Raison, & la personne aimante avec une violence
esmerveillable : &, par une maniere incroyable, &, plus que
118`
tout autre empeschement humain, trouble lEntendement, ou est le jugement, & fait
perdre la memoire de toute autre chose, & la remplit de soy seul, &, en tout, rend
lHomme Aliené de soy-mesme & propre de la personne aimee. Il le fait ennemi de
plaisir & de compaignie, ami de solitude, melancolie, plein de passions, environné de
peines, tourmenté dafflictions, martirizé de desir, nourri desperance,
aguillonné de desespoir, pressé de pensemens, angoissé de cruauté, affligé de
souspeçons, transpercé de jalousie, troublé sans respit, travaillé sans repos,
tousjours accompaigné de douleurs, plein souspirs, & daggreances, &
despits, qui jamais ne luy faillent. Que vous puis-je dire davantage ? Sinon que
lAmour fait que continuellement la Vie meure, & que la mort vive en lAmant
? & encores, pour plus grande merveille (comme il me semble) estant cest amour ainsi
intollerable & extresme en cruauté & tribulations, neantmoins la Pensee
nespere point de partir dicelles ni ne le desire, ou pourchasse : ainçois
repute pour ennemi mortel celuy qui le conseille à cela, & qui luy veut secourir.
Vous semble-il, Sophie, quen un tel La-
119
birinthe on puisse avoir esgard à la Loy de Raison, ni à la reigle de Prudence ?
SOPH. Nen dites pas tant, non Philo : car je voy bien que les amans ont plus de
paroles que de Passions. PHIL. Cest signe que vous ne les sentez pas, puisque
vous ne les croyez pas : car nul ne peut croire la grandeur des douleurs de lAmant,
sinon celuy qui en participe. Si ma maladie eust esté autant contagieuse, que douloureuse
: vous neussiez pas seulement creu ce que je vous di, & que je souffre, mais
beaucoup plus : pource que ne puis dire ce que je sen, ne le taire aussi : &
toutesfois ce que je di nest que une des plus moindres parties de ce que je sen. Et
comment pouvez vous penser quen laffliction, en laquelle lAmant se
trouve tout troublé, la Raison confuse, la Memoire empeschee, la Fantasie alienee, le
Sentiment offensé dexcessive douleur, la langue puisse demeurer libre à pouvoir
feindre des passions fabuleuses ? Ce que je di est ce, que les paroles peuvent signifier
& la langue exprimer, Entendre le reste celuy à qui ladverse fortune la
fait sentir, & qui à gousté la tres-amere douceur dAmour, & qui na
seu ne voulu, ne peu rejeter, au commen-
120
cement, son savoureux venin : pource que, veritablement, je nay, ni ne trouve moyen
de le pouvoir expliquer. Mes esprits bruslent, mon cur se consume, & ma personne
est toute en un brasier. Si celuy, qui se trouve en tel estat, sen pouvoit delivrer,
ne croyez vous pas quil sen delivrast ? mais il ne peut, pource quil
na pas liberté de se delivrer, ne de cercher à se delivrer. Comment donc se peut
gouverner par Raison celuy, qui nest pas en sa liberté ? car toutes les subjections
corporelles laissent, pour le moins, la volonté libre, & la subjection dAmour
est celle qui premierement lie la Volonté de lAmant, &, apres elle, toute la
personne ensemble. SOPHIE. Il ny a point de doute que les Amans
nendurent beaucoup daffliction, jusques à ce quils ayent obtenu ce
quils desirent le plus : mais, apres, toute leur tourmente vient en bonace : de
sorte que toutes ces peines procedent plustost du desir de la chose non euë, que du
propre amour dicelle. PHIL. Encores en ceci mesme ne parlez vous point comme
experte : pource que lamour de ces amans, desquels les peines cessent par
lacquisition de la delectation charnelle, ne de-
121
pend pas de raison, mais de lappetition charnelle : &, comme je vous ay dit
paravant, leurs peines & passions sont charnelles, & non pas spirituelles, comme
sont ces excessives desmerveillable penetration, & dintollerable
poincture, que sentent ces Amans, desquels lamour depend de la raison. Tels &
semblables ne reçoyvent aucun remede à leur douleur, ne mitigation à lamour, par
la delectation charnelle : ainçois vous di, & asseure bien, que, si paravant leurs
peines estoyent grandes, apres telle union sont beaucoup plus grandes, & plus
insupportables. SOPH. Qui est la cause, puis que ils ont ce quils desirent,
qui me face croire que leur passion doyve croistre ? PHIL. La cause en est que tel
amour est desir dunion perfaite de lAmant en la personne aimee : laquelle
union ne peut estre sinon avec la totale penetration de lun en lautre. Ce qui
est bien possible aux ames, qui sont spirituelles : pource que les choses spirituelles
incorporelles, par le moyen des effets intellectuels, tres-efficacieux, se peuvent
contre-penetrer, se unir, & se convertir en un : mais, pource que les corps sont
divers, & que chacun deux demande son lieu propre & cir-
122
conscript, contre lesgard de ce que lon desire en ceste union &
penetration, apres la copulation diceux, demeure le desir plus ardant à
lentiere union, qui ne se peut perfaitement obtenir : & ainsi, pourchasseant
tousjours lEsprit lentiere conversion en la personne aimee, il laisse sa
propre personne, estant tousjours avec plus grande affection & peine, par le defaut de
lunion : laquelle affection ne peuvent limiter ne Raison, ne Volonté, ne Prudence,
ne mesme luy resister. SOPHIE. Il me semble que mon esprit consent aucunement à vos
raisons : mais ceste seule chose me semble en toute sorte estrange : cest de
conceder quil se trouve amour, ou quelque chose bonne en lHomme, ou bien au
monde, qui ne soit gouvernee de la raison : veu quil est manifeste quelle est
celle qui reigle & gouverne toute chose bonne & loüable : car en tant est la
chose digne quelle participe de Raison. Comment donc pouvez vous asseurer que le
perfaict amour ne soit point gouverné par icelle ? PHIL. Puisque seulement cela
vous demeure en doute, je ne vous declareray plus aussi que cela en ce present devis. Vous
devez donc savoir que lon trouve deux sortes
123
de Raison és hommes : desquelles nous appellerons lune ordinaire, &
lautre extraordinaire. Lentente de la premiere est à regir & conserver
lHomme en vie honneste, en sorte que toutes les autres choses sadressent à
ceste fin, estant ainsi que la Raison detourne & reprouve tout ce qui empesche la
bonne vie humaine. Ceste-là est celle Raison, que je vous ay dit que ne peut reigler ne
limiter le perfaict amour : pource que tel amour porte prejudice & dommage à la
propre personne, vie, & Bien-estre de lAmant, avec intolerables incommoditez
pour suyvre la personne aimee : mais, quant à la Raison extraordinaire, son intention est
datteindre la chose aimee, nentendant point à la conservation des choses
propres, ainçois les postpose pour lacquisition de la chose quon aime, comme
lon doit postposer le moins noble pour le plus excellent : pource que, comme dit le
Philosophe, lAimé est en raison de plus perfaict que lAmant : car, estant fin
diceluy, la fin est plus noble que ce qui est pour la fin : & puis lon
doir raisonnablement se travailler pource qui est plus. Ce que vous pouvez comprendre par
exemple naturel & moral pour le na-
124
turel, si lon veut frapper quelcun par la teste, vous voyez que naturellement il
mettra le bras au devant, pour garder la teste, par ce quelle est plus noble :
ainsi, estant fait un lAmant & lAimé, & estant lAimé la Partie
la plus noble de ceste union, & lAmant la moins noble, naturellement
lamant ne sespargne point à toute affliction, & peine, pour obtenir
lAimé, ains plustost, avec tout soing & diligence, le suit comme vraye fin,
abandonnant toute chose propre à soy-mesme, comme si cestoit chose qui appartinst
à autruy. Quant à lexemple moral, il est que tout ainsi que la premiere Raison
nous commande conserver les richesses, pour nostre Propre besoing, afin que nous puissions
vivre bien commodément : la seconde nous commande aussi les dispenser commodément vers
autruy, comme pour fin plus noble : qui est pour acquerir la Vertu de Liberalité. Ainsi
donc la premiere raison nous commande procurer lUtil & plaisir honneste, &
la seconde nous commande pener & travailler lEsprit & la personne pour chose
plus noble, & digne, avec raison destre aimee. SOPH. Laquelle de ces deux
sortes de Raison
125
pensez-vous devoir estre suyvie, Philo ? PHILO. La seconde est plus digne, & de
plus haut degré, ainsi comme la Prudence du Liberal est plus haute à dispenser les
richesses vertueusement, que la Prudence de lavaricieux à les amasser pour son
besoing : car combien que ce soit Prudence dacquerir des richesses, plus grande
& plus digne est-elle neantmoins à les distribuer liberalement : & lHomme,
qui se conserve, avec raison, un digne & excellent amour, sans en joüir, est comme un
arbre tousjours verd, grand, abondant en rameaux, mais de nul fruict : lequel se peut
vrayement nommer sterile : &, sans point de doute, peu de vertus accompaignent celuy
auquel defaut quelque excellent amour. Il est bien vray que, qui divertit soy-mesme à un
amour lascif & vilain qui naist dAppetition charnelle, non confirmé par raison
des merites de la chose aimee, est un arbre qui produit fruict veneneux, demonstrant
quelque douceur en lescorce : mais ce premier amour, esleu de Raison, se convertit
en grande suavité, non seulement en lAppetition charnelle, mais en la Pensee
spirituelle, avec insatiable affection quand
126
vous saurez, Sophie, de quelle importance est lamour en tout le monde universel,
encores plus au Spirituel quau Corporel, & comment, dés la premiere Cause, qui
produit toute chose, jusques à la derniere chose creée, ny a rien sans amour, vous
laurez en plus grande reverence : & alors vous atteindrez à plus grande notice
de sa genealogie. SOPH. Si vous me voulez laisser contente, vous me monstrerez
encores cela. PHILO. Il est bien tard pour deduire tel propos : & desja est bien
temps de donner repos à vostre gentile personne, & laisser ma pensee affligee en sa
veille accoustumee : laquelle mienne Pensee, combien quelle demeure seule,
nonobstant est tousjours accompaignee de vous, & est en contemplation non moins douce
quangoisseuse.
Fin du Dialogue premier.
127
LE CONTENU AU SECOND DIALOGUE.
Ce Dialogue second peut estre divisé en trois parties principales. Sur le commencement de la premiere il introduit Sophie, faisant souvenir à Philo de la promesse quil luy a faite à la fin du premier Dialogue, quant à luy parler de la Genealogie damour. Pour quoy mieux faire, & estre preparation au Dialogue tiers, dit quil est besoing de parler premierement de sa communité ou bien universalité : pource que la communité damour est plus manifeste que sa naissance & genealogie : &, des choses manifestes & cognuës, en vient à la cognoissance des incognuës. Suyvant donques cela il luy parle de lamour des hommes a des autres animaux : & de certaines causes diceluy communes aux uns & aux autres, toutesfois avec quelques differences quil deduit, adjoustant deux autres causes pour celuy des hommes :
128
lesquelles causes ne se trouvent point pour celuy des bestes. En apres, il monstre que les
choses insensibles ont semblablement amour, & quelques causes diceluy communes
avec les animaux : & sur ce passage fait tomber fort bien à propos plusieurs points
de la nature des élemens : comme de la place ou lieu de la terre, & pourquoy elle
fuit lapprochement du ciel, de la place de leauë, de lær, & du feu
: pourquoy le feu élementaire est chaud & sec, lær chaud & humide,
leauë froide & humide, & la terre froide & seiche : pourquoy la terre
produit plus de diversitez de choses que nul autre des élemens, veu quelle est tant
reculee du ciel, pere de vie : dequoy sengendre pluye, neige, gresle, vents,
flambeaux en lær, pierres, metaux, plantes, herbes, arbres : comment chacune de ces
choses tend naturellement vers lélement duquel elle tient le plus : de la matiere
premiere diceux élemens : de son amour insatiable à toutes formes pour la
generation, & de lamour de ces élemens pour la mesme cause de generation,
discourant par les degrez de choses, qui en sont engendrees, jusques à lHomme : sur
lequel poinct il donne raison de ce que lHomme, estant fait délemens
contraires ait participé à la forme eternelle de lame Intellectuelle. Puis, ayant
monstré cela, pour mieux achever de declarer que lamour est commun
129
en ce bas monde generable & corruptible, selon quil pretend en ceste premiere
partie, dit comment la matiere premiere est aimee du grand Ciel huitiesme, comme femme de
son mari, & luy delle par mesme moyen : comment il jette en elle sa semence :
comment ils aiment ce qui est engendré deux : & comment les engendrez
deux les aiment aussi. Et afin de faire plus apparoir ceste conformité de Mari ou
dHomme au Ciel, entremeslant les opinions de Pythagoras & dAristote sur ce
que le Ciel soit animant perfaict en toutes dimensions ou mesures, fait cognoistre par
lAnatomie des trois principales parties de lHomme quil est
representation non seulement diceluy Ciel, ains lest aussi de tout
lunivers : &, pour fin de ceste premiere partie, recueille briefvement ce
quil a dit de la communité damour entre les parties de ce monde susdict. En
la seconde partie, qui commence à la Page 171. apres avoir dit sommairement ce
quenseigne lAstrologie, monstre que lamour est semblablement commun
entre les corps celestes, & quelles y sont les causes diceluy : & de là,
pour avoir meilleure occasion dexposer plusieurs fictions poetiques, concernantes
beaucoup de choses morales, Naturelles, & Theologales ou Supernaturelles, sous couleur
de lamour des Dieux celestes, quand il a declaré pourquoy
130
les Sages du temps passé couvroyent leurs ententes sous telles fictions, & pourquoy
Plato en usa & non pas Aristote, expose qui, quels, & de quantes manieres furent
les Dieux Poetics : & comment sentend generalement amour, generation, &
mariage en iceux Dieux. Puis poursuit cela en particulier, parlant premierement de la
generation produite par Demorgogon, pere de tous Dieux, avec son exposition, contenant
force raisons des Philosophes, quant à la matiere premiere, ou commencement des choses
creées (nommé Chaos) & quant à quelques particularitez dicelles choses,
creées : du Dieu Pan & de ses amours : de Celie ou Ciel, fils dEster & de
Dié enfans dHerebe, fils de Demogorgon : de Saturne, fils de Ciel & de Terre :
de Chronos, fils de Saturne, & dOpis : de Juppiter fils de Saturne, & de son
mariage avec Juno sa sur : de Hebé fille de Juppiter & de Juno : de Mars, fils
diceux : des amours de Juppiter à Latone, ou il met quelques poincts pour les six
premiers jours de la creation du monde : des amours diceluy avec plusieurs autres,
chacun à part : de la nature de Mars & de Venus, de leurs amours, & de Cupido
leur fils : de la nature de Mercure & de lHermaphrodit fils de luy & de
Venus : de la nature de la Lune ou Diane : & de la nature dApollo, & de
131
ses amours vers Daphné, là où il parle de lasseurance contre le deluge. Cela
fait, apres avoir mis fin à telles fables, & donné lexposition à chacune, il
parle vrayement de lamour des douze Signes du Zodiac, entre eux, & de leur haine
aussi : de lamour & haine des Planettes, entre elles, par leurs aspects &
oppositions, & par leurs conjonctions, plus ou moins, selon la nature des aspicientes
& conjoinctes : de lamour des Planettes à leurs Signes : de leur ordre, selon
les anciens, & selon les modernes : de lamour & de la haine dentre les
maisons, par correspondance à leurs Planettes : & de plusieurs autres sortes
damour dicelles Planettes aux Signes, aux degrez lumineux, & aux estoilles
fixes : &, là dessus, fait fin à la communité damour du monde celeste, à la
Page 327. Auquel lieu commence la troisiesme partie, qui traicte aussi de ceste communité
damour au monde intellectuel, monstrant quil est premier & plus essenciel
environ les Intellects purement spirituels quil nest pas entre les corps
celestes ne generables, comme lamour du superieur à linferieur est plus vray
que celuy de linferieur au superieur : qui est la cause finale des Intellects au
mouvement de leurs cieux, selon deux opinions de quelques Arabes, & de lAuteur,
par interpretation dun lieu dAristote : que la perfe-
132
ction des ames humaines gist en lunion divine, comme celle des autres Intellects
comme les Intellects atteignent à lunion divine, par leur acte mouvent : que la
perfection du tout en lunivers est de plus grande importance aux parties que la leur
mesme : pourquoy les ames intellectives descendent en nos corps : & que nul ne seroit
heureux, ne le monde mesme nauroit Estre, sans amour. En fin, fait un brief recueil
de tout ce quil a dit en iceluy Dialogue second, le concluant par une generale
diffinition damour, fort propre à sa communité : mais, neantmoins, il ne laisse
pas de se preparer au Dialogue dernier, & de recreer ce pendant le Lecteur, par
quelques joyeuses subtilitez, pour lesgard de lamour des Interloquteurs.
133
PHILO, ET SOPHIE, DE LA COMMUNITE DAMOUR.
DIALOGUE SECOND.
SOPHIE.
Dieu vous gard, Philo. Comment ! passez vous ainsi sans parler ? PHILO. Est-il possible que lennemie de mon salut me saluë ? Et bien : Dieu vous gard aussi, Sophie, Que vous plaist-il de moy ? SOP. Je voudroye quil vous souvinst de la debte, pour laquelle vous mestes attenu : car maintenant le temps me sembleroit propre à la payer, sil vous plaisoit ainsi. PHIL. Moy ! que je vous doyve quelque chose ! & pour quelle raison ? est-ce pour un bien-faict, ou pour une bien-veillance ? veu que vous navez esté liberale seulement que de peine en mon endroit ? SOPHIE. Je vous
134
confesse que ce nest point debte daucun bien, que deviez recognoistre envers
moy : mais cest debte de promesse : laquelle, combien quelle ne soit pour si
noble cause que lautre, est neantmoins de plus grande obligation. PHI. Il ne
me souvient point que je vous aye rien promis, sinon de vous aimer & souffrir vos
desdaings, jusques à tant que Charon mait passé le fleuve doubliance : &
outre cela, si lame se trove avoir quelque *sentiment par delà elle, ne sera jamais
à delivre daffection & martyre. Mais, quant à ceste promesse, que je confesse,
il ne faut point que il men souvienne autrement : pource que continuellement elle se
paye de jour en jour. SOPH. Vous estes hors de vostre memoire, Philo, ou bien vous
faignez de lestre : & toutesfois le debteur ne doit moins rememorer sa debte que
le creancier. Ne vous souvient-il point que ces jours passez, à la fin de ce propos que
nous tinsmes damour & desir, me promistes parler entierement de lorigine
& genealogie damour ? Comment lavez vous si tost oublié ? PHIL. Ha
vrayement il men souvient. Or ne vous en esmerveillez point, Sophie : car, estant
ainsi que vous usurpiez ma me-
*Cest à dire si elle se soucie encor de ces choses sensibles & corruptibles de par deça.
135
moire, je ne me puis souvenir de telles choses. SOPH. Soit que je vous lusurpe
: si est-ce que je ne la retire que hors des choses dautruy, & non pas des
miennes. PHI. Mon ame na souvenance des vostres que de celles seulement, qui
la remplissent damour & de peine. Ces promesses, combien quelles soyent à
vous, sont hors de ma passion. SOPH. Quoy, quil en soit, je vous pardonne bien
loubli : mais je ne vous quitte pas de la promesse. Ainsi donc, puis que nous avons
le temps propice, seons nous sous cest ombrage, & me parlez de la naissance
damour, & quelle fut son origine premiere. PH. Si vous voulez que nous
parlions de la naissance damour, il faudra que je vous parle premierement, en ce
present devis, de la communité de son estre, & de son ample universalité : &
puis nous parlerons de sa naissance une autre fois apres. SOP. Voire-mais
lorigine de ceste chose nest-elle pas devant son universalité ? PH.
Elle est bien premiere en estre, mais elle nest pas premierement en nostre
cognoissance. SOP. Pourquoy non ? PHIL. Pource que la communité damour
nous est plus manifeste que lorigine diceluy : &, par les choses congnues,
136
on vient à la cognoissance des incognuës. SOPH. Vous dites bien la verité. Car
luniversalité damour est assez manifeste : pource quil ny a
presque aucune personne, soit masle ou femelle, en vieillesse ou en jeunesse, qui en soit
desgarnie : & mesmes les enfans du berceau en leur premiere cognoissance, aiment leurs
meres & nourrices. PHI. Ne faites vous donc passer la communité damour
plus outre quen lhumain genre ? SOP. Oüi dea. Car en tous les animaux
irraisonnables, qui engendrent, se trouve amour entre les masles & femelles, &
entre les peres & leurs petits. PHI. Si nest-ce pas à dire que la
generation seule soit cause de lamour qui se trouve environ les hommes, & entre
les autres animaux : ains y a plusieurs autres causes : mais, neantmoins, encore
nest pas lamour seulement en iceux : ainçois la communité diceluy
sestend vers plusieurs choses de ce monde. SOPH. Dites moy, en premier lieu,
quelles autres occasions damour se trouvent entre les choses vivantes : & puis
apres vous me direz comme il se peut trouver amour encores és choses non aimees, &
non generatives. PHI. Je vous diray lun & lautre apres.
137
Outre ce que lon veoit les animaux aimer naturellement les choses qui leur sont
convenables, en tant quils les suyvent, ainsi quils hayent celles qui leur
sont inconvenables, en tant quils les fuyent, sentraiment encores
reciproquement pour cinq causes. La premiere est le desir & le plaisir de la
generation : comme il est des masles avec les femelles. La seconde vient par la succession
generative : comme on veoit des peres & meres envers leurs petits. La troisiesme est
par le bien-faict : lequel non seulement engendre amour au recevant envers son donneur,
mais encor ne le cause moins au donneur envers son recevant : quand ils seroyent mesmes de
diverse espece. Car, si une chienne, ou une chevre, nourrit un sien petit, lon veoit
quils se portent tresgrande amour lun à lautre : & en advient
ainsi, selles nourrissent quelque autre animant destrange espece. La
quatriesme cause sort de la naturalité de la mesme espece, ou dautre en approchant.
Car vous verrez les individus de chacune espece des animaux, qui ne vivent de proye, vivre
en compagnie, pour lamour quils ont ensemble : & mesmement ceux de proye,
encores quils ne soyent gueres
138
en compaignie, afin destre seuls joüissans de toute leur chasse, neantmoins ont
esgard à ceux de leur propre espece, & leur portent amour, en ce quils
nusent point sur eux de leur naturelle & cruelle ferocité, ou de leur venin. Il
se trouve aussi, és diverses especes des animaux, quelque ressemblance amiable (comme
celle du Dauphin avec lHomme) ainsi quil sen trouve dautres, qui
sentrehayent naturellement : comme le Basilic & lHomme, qui se tuent par
le seul regard. La cinquiesme cause procede dune continuelle compaignie : laquelle
non seulement fait amis les animaux dune mesme espece, mais aussi ceux des autres
especes diverses, & de nature ennemie : comme lon veoit un chien avec un Lion,
& un aigneau avec un loup, devenir amis par compaignie. SOPH. Jay entendu
les causes de lamour des bestes. Dites moy maintenant celles de lamour des
hommes. PHI. Les causes de lamour reciproque des hommes sont ces cinq mesmes
des bestes : mais lusage de raison fait leur amour plus fort ou plus foible, ainsi
quil faut ou quil ne faut pas, selon la diversité de la fin, à laquelle
tendent les hommes. SOPH. Declarez moy ces differences
139
en chacune de ces cinq causes. PHIL. La premiere du desir & plaisir, qui se
trouve en la generation, est cause de plus fort, ferme, & propre amour environ les
hommes quenviron les autres animaux : mais il a de coustume destre plus
couvert avec raison. SOPH. Declarez ces differences plus particulierement.
PHIL. Il est plus fort és hommes : par ce quils aiment les femmes, de plus grande
vehemence, & les cerchent avec plus grande solicitude, & tant que, pour icelles,
ils laissent le manger & le dormir, & ne tiennent compte de tout autre repos. Il
est plus ferme en eux : pource que lamour dentre lHomme & la Femme
sentretient plus longuement : en sorte que ne satieté, ne absence, ni empeschement
quelconque, suffisent à le rompre. Il est plus propre : pourtant que tout homme a plus
grande proprieté à une seule femme, que le Masle des bestes à la Femelle : &,
combien quen aucunes de leurs especes se trouve quelque appropriation, toutesfois
elle est plus parfaite & determinee entre les hommes. Il est aussi plus couvert,
environ les hommes, quentre les autres animaux : pource que raison a de coustume de
retenir lexces
140
diceluy, & le juger vilain, quand il nest pas reiglé par elle : &, à
cause de la force qua cest appetit charnel dedans les hommes, & pour sa
desobeïssance à raison, les hommes couvrent leurs membres de generation, comme vilains
& rebelles à lhonnesteté moderee. SOPH. Dites moy la difference
dentre les hommes & les autres animaux, quant à la seconde cause damour :
cest assavoir quant à la succession generative. PHIL. Pour raison de ceste
succession, entre les autres animaux, il ny a seulement que les petits, & leurs
peres, & meres qui sentraiment damour reciproque : &
principalement les petits aiment leurs meres, qui sont accoustumees de les nourrir, ou
bien leurs peres, quand ils les nourrissent, & non autrement : mais les hommes aiment
peres & meres ensemble, & davantage leurs freres & autres parens, par
lapprochement de la generation. Il est bien vray quaucunefois lavarice
des hommes, & autres exces, font faillir non seulement lamour deu aux freres,
& parens, mais aussi celuy que lon doit aux peres & meres, & aux propres
femmes. Ce qui nadvient pas ainsi entre les animaux irraisonnables. SOPH.
Dites moy leur diffe-
141
rence en la troisiesme cause damour : cest assavoir quant au bien-fait.
PHIL. Le bien-faict est cause quun homme aime lautre comme il advient aux
animaux : mais je vueil, en ceci, plus loüer les irraisonnables : veu quils se
mettent plus à aimer par une recognoissance dun bien-faict receu, que pour
esperance den recevoir : quand, au contraire, lavarice des hommes, non
vertueux, fait quils sy mettent plustost sous esperance davoir un seul
bien-fait, que par recognoissance de plusieurs jà reçeus. Tant y a que ceste cause de
bien-fait est si ample quil semble quelle comprenne la pluspart des
autres. SOPH. Or, pour la quarte cause (qui est pour raison de la naturalité de la
mesme espece, ou dautre en approchant) dites moy sil y a quelque difference
des hommes aux autres animaux. PHIL. Les hommes sentraiment
naturellement, comme font les autres animaux dune mesme espece : &
principalement ceux qui sont dun mesme pays, ou dune mesme ville : mais, en ce
cas, les hommes nont point si certain & ferme amour que les animaux : car les
plus furieux & cruels diceux nusent jamais de cruauté sur ceux de leur
espece. Le Lion ne rapine
142
point lautre Lion, ni le Serpent ne jette point son venin contre un autre Serpent :
mais les hommes reçoyvent plus de maux, & de meurdres, par les autres hommes, que de
tous les autres animaux & que de toutes les autres choses qui sont contraires à
lhomme en lunivers. Linimitié, les aguets, & les ferremens des
hommes, en tuent plus que tout le reste des choses accidentalles & naturelles
nen fait mourir. Et loccasion de la corruption de lamour naturel des
hommes leur avarice, & le soing quils ont des choses superflues : desquelles
sengendre inimitié non seulement entre ceux qui sont escartez en divers pays, mais
encor entre ceux dune mesme province, dune mesme ville, & dune mesme
maison : entre freres & freres, entre peres & fils, entre mari & femme. Avec
telles superfluitez se meslent aussi quelques autres superstitions humaines : qui sont
occasion de cruelles inimitiez. SOP. Il ne vous reste plus à parler que de la
derniere cause damour : cest assavoir quant à la compagnie & si, pour
cest esgard, il y a quelque difference entre les hommes & les autres
animaux. PHIL. La compagnie & hantise a plus grande force, en lamour &
amitié
143
des hommes, quen ceux des animaux : pource quelle va plus au dedans de ces
hommes par la parole qui la fait ainsi passer plus avant, tant pour les corps que pour les
esprits : &; combien que ceste compagnie cesse quelquefois par une absence, neantmoins
limpression en demeure mieux, en la memoire des hommes, que non pas és
animaux. SOP. Jay entendu comment toutes ces cinq causes damour, qui se
trouvent és animaux irraisonnables, se trouvent aussi par devers les hommes, & leur
difference en icelles : je voudroye maintenant savoir sil ny a nulle autre
occasion damour, environ les hommes, qui ne se trouve point entre les animaux.
PHILO. Il y a deux occasions damour aux Hommes : desquelles les autres animaux sont
totalement desgarnis. SOPH. Declarez les moy. PHIL. Lune est la
conformité de la nature & complexion dun homme avec un autre : car cela, sans
autre raison, dés leur premiere cognoissance, les fait devenir amis : &, ne se
trouvant autre occasion de ceste amitié, on dit quils se ressemblent de complexion
: &, en effet, cest une ceraine ressemblance, ou correspondance harmoniale de
lune à lautre
144
complexion : comme il se trouve aussi, de la haine entre les hommes, sans cause apparente
: laquelle haine procede dune improportionnee dissemblance de leurs complexions :
& les Astrologues disent que ceste amiable conformité vient dune semblable
& proportionnable assiete des Planettes, & signes celestes à la nativité de
lun & de lautre, ainsi comme lennemie difference de leurs
complexions provient de la position & assiete celeste, dissemblable &
improportionnee à leur naissance. Ainsi nous cognoissons ceste cause damour &
amitié estre environ les hommes, & non point par devers les autres animaux.
SOPH. Quelle est lautre cause ? PHIL. Lautre vient des vertus morales
& intellectuelles : qui sont celles, par lesquelles les hommes excellents sont fort
aimez des hommes de bien : & les merites dicelles causent lamour honneste
: lequel est le plus digne de tous, car les personnes humaines, sans aucune autre occasion
quà raison de la vertu & sapience, sentraiment efficacieusement
damour plus perfait & plus ferme que on ne sait à cause de lutil ou du
delectable : pour lesquels deux biens toutes les autres cinq causes damour
sengendrent.
145
Cestuy seul est amour honneste, & sengendre dune droite raison : &
pourtant ne se trouve és animaux irraisonnables. SOPHIE. Or bien, jay entendu
combien de causes damour il y a entre les hommes, & environ les animaux
irraisonnables : mais je voy quelles sont toutes propres à ce qui est vivant, sans
que pas une delles convienne aux corps non vivans : & neantmoins vous dites que
lamour est commun non seulement aux animaux, mais davantage aux autres corps
insensibles. Ce qui me semble estrange. PHIL. Estrange pourquoy ? SOPH. Pouce
que chose aucune ne peut estre aimee, si premierement elle nest cognue : & les
corps insensibles nont en soy nulle vertu cognoscitive. Outreplus, lamour
provient de volonté, ou dappeticion, & simprime au sentiment. Or les
corps insensibles nont ne volonté, nappetition, ne sentiment aucun : comment
donc peuvent-ils avoir amour ? PHIL. La cognoissance, lappetition, & par
consequent lamour, sont de trois sortes : cest assavoir naturelle, sensitive,
& raisonnable volontaire. SOPH. Declarez-les moy toutes trois. PHILO. La
naturelle cognoissance, appetition, ou
146
amour, est de la sorte qui se trouve és corps non sensitifs : comme sont les élemens,
& les corps insensibles composez des élemens : cest assavoir les metaux, les
especes des pierres, les plantes, les herbes, & les arbres : car toutes ces choses ont
cognoissance naturelle de leur fin, & une inclination naturelle à icelle : laquelle
inclination les meine à ceste fin : comme les corps pesans de descendre en bas, & les
legers de monter en haut, comme à lieu à eux propre, cognu, & desiré : & ceste
inclination se nomme, & est vrayement, appetition, & amour naturelle. La
cognoissance & appetition, ou amour sensitif, est ceste sorte qui se trouve és
animaux irraisonnables : pour suyvre ce qui leur est convenable, fuyant
linconvenable : comme cercher la viande, le brevage, la temperie, le coït, le
repos, & semblables choses parce quil faut premierement les cognoistre, puis les
appeter ou aimer, & apres les suyvre, dautant que, si lanimant ne les
cognoissoit, il ne les desireroit point, ni ne les aimeroit : &, sil ne les
appetoit, il ne les suyvroit point pour les avoir : &, ne les ayant point, il ne
pourroit vivre. Mais ceste cognoissance nest pas raisonnable : ni
147
ceste appetition, ou amour, nest pas volontaire (car volonté nest point sans
raison) mais sont operations de la vertu sensitive : &, pour ceste cause, nous le
nommons cognoissance & amour sensitifs : ou, parlant plus proprement, appetition pour
amour. Quant à la cognoissance & amour raisonnable & volontaire, ceste sorte se
trouve seulement par devers les hommes : pource quelle provient, & est
administree, de raison, laquelle, entre tous les corps generables & corruptibles, est
participee des hommes seulement. SOPH. Vous dites que lamour volontaire est
seulement environ les hommes, & non pas entre les autres animaux & corps
inferieurs : que lamour ou appetition sensitive est par devers les animaux
irraisonnables, & non pas environ les corps insensibles : & que lamour &
appetition naturelle est celle qui se trouve ès corps inferieurs insensibles. Maintenant
je vueil entendre si cest amour naturel se trouve possible encores, entre les animaux,
avec lamour sensitif, quils ont proprement : & vueil aussi savoir si cest
amour naturel, & le sensitif, se trouve, entre les hommes, ensemble avec lAmour
volontaire raisonnable :
148
qui leur est propre & peculier. PHIL. Vous avez bien demandé : &, pour responce,
il est vray quavec le plus excellent amour les moins excellens se trouvent aussi :
mais le plus excellent ne se trouve pas tousjours avec celuy qui lest moins :
tellement que, entre les hommes, avec lamour raisonnable volontaire, se trouve aussi
le sensitif amour de suyvre les choses sensibles, qui conviennent à la vie, fuyant les
inconvenables : & se trouve encor en eux linclination naturelle des corps
insensibles à cause que, si un homme chet dun lieu haut, il tirera naturellement en
bas, comme corps pesant, & ceste inclination naturelle se trouve semblablement aux
autres animaux : car, ainsi que font corps pesans, ils cerchent naturellement le centre de
la terre, comme leur lieu cognu, & desiré de leur nature. SOPH. Quelle raison
avez vous de donner le nom damour à telles inclinations naturelles & sensitives
? veu quil sembleroit quamour fust proprement affection de volonté : mais
volonté se trouve seulement és hommes, entre toutes les choses inferieures : & par
ainsi nommez-les plustost inclinations ou appetitions, & non pas amour. PHI.
Toutes choses se laissent cognoistre par leurs
149
contraires : car, comme dit Aristote, la science des contraires est toute une mesme. Si le
contraire de ceci est, & se nomme haine, ceci doit raisonnablement estre nommé amour
: par ce que, tout ainsi comme la haine volontaire est contraire à lamour, environ
les hommes : ainsi, parmi les animaux, la haine des choses, non convenables à la vie, est
contraire à lamour des choses convenables pour icelle : & lanimant fuit
les unes, & suit les autres : pource que la haine est cause de les luy faire fuir :
comme lamour est occasion de luy faire suyvre les autres : &, au regard des
corps insensibles, il y a amour naturel du pesant au bas, & par cest amour le suit,
ainsi comme il fuit le haut par ce quil le hayt : & le corps leger fait au
contraire, aimant le haut, & hayant le bas : &, ainsi comme en tous il se trouve
haine, ainsi se trouve amour en tous. SOPH. Mais, qui ne cognoist, comment peut-il
aimer ? PHILO. Mais il cognoist, puis quil aime & hayt. SOPH. Et
comme peut cognoistre ce qui na raison, ne sens, nimaginative ? comme sont ces
corps inferieurs, insensibles ? PHILO. Combien quils nayent pas en
eux-mesmes ces puissances cogno-
150
scitives, si sont-ils adressez par nature, cognoissante & gouvernante toutes choses
inferieures, ou par lame du monde, en une droite & infailible cognoissance de
leurs choses naturelles, pour lentretenement de leurs natures. SOPHIE. Comme
peut aimer, qui na sentiment ? PHIL. Ainsi comme les corps inferieurs sont
droitement dressez par nature à cognoistre leur fin, & leurs propres lieux, ainsi
sont-ils conduits, par icelle, à les aimer & appeter, & à se mouvoir pour les
trouver, quand ils sont separez davec eux : &, tout ainsi quune flesche
cerche droitement son blanc (non point par sa propre cognoissance, mais par celle de
larcher qui la descoche) ainsi ces corps inferieurs cerchent leur propre lieu &
fin : non pas de leur propre cognoissance, mais par celle vraye & droite du premier
createur, infuse en lame du monde, & en luniverselle nature des choses
inferieures : tellement que, comme linclination de la flesche vient de cognoissance,
amour, ou appetition artificielle, ainsi celle de ces corps insensibles vient de
cognoissance & amour naturelle. SOPH. Je suis contente, quant à la sorte de la
cognoissance & amour qui se trouve en ces
151
corps sans vie : mais je voudroye sçavoir si possible il se trouve point, en eux, autre
amour ou appetition que celle quils ont à leurs propres lieux : comme du leger au
haut, & du pesant au bas. PHIL. Lamour, quont les élemens, &
autres corps sans vie, à leurs propres lieux, & la haine quils ont à leurs
contraires, est comme lamour quont les animaux à ce qui leur est convenable,
& comme la haine quils ont à leur inconvenable : & ainsi fuyent lun,
& suyvent lautre. Encor est cest amour de la sorte de celuy que portent les
animaux terrestres à la terre, les maritimes à leauë, les volatils à lær,
& la Salemandre au feu, naissent en iceluy, & habitant dedans, comme lon dit
: Ainsi donc tel est lamour des élemens à leurs propres lieux : mais, outre ceste
sorte damour, je vous di que toutes les autres cinq causes damour reciproque,
desquelles nous avons parlé, & dit se trouver és animaux : se trouvent aussi environ
les élemens. SOPH. Toutes celles là ? PHIL. Toutes. SOPH. Dites les
moy, lune apres lautre. PHILO. Je commenceray par la quatriesme (qui est
pour raison de la mesme espece) pource quelle est plus manifeste. Vous voirrez
152
que les parties de la terre, qui sen trouvent hors du tout, par un efficacieux amour
se meuvent, pour se reunir avec toute la terre : &, par mesme moyen, les pierres, qui
se congellent en lær, incontinent cerchent la terre : & quant aux fleuves,
& autres eauës, qui sengendrent és concavitez de la terre, par les vapeurs qui
sexhalent & se convertissent en eauës, incontinent quelles se trouvent en
quantité suffisante, courent à trouver la mer & tout lélement de
leauë, pour lamour quelles ont à leur espece : & les vapeurs
ærees, ou les vents qui sengendrent en la concavité de la terre, sefforcent
den sortir hors, avec tremble-terres, desirant trouver leur élement de lær,
pour lamour quils portent à leur espece : & semblablement le feu, qui
sengendre ça bas, se meut pour saillir au lieu de son élement, à la partie
superieure, pour lamour quil a envers son espece. SOPH. Jenten
bien lamour que les élementels portent à leur propres especes. Parlez moy des
autres causes. PHIL. Je vous parleray maintenant de la derniere des cinq causes
damour dessudites : (laquelle vient pour raison de societé, ou compagnie) parce
quelle est manifeste aussi : comme
153
bien respondante à celle, qui fait que les élemens cerchent leurs lieux naturels.
SOPH. Et quelle autre societé se trouve-il environ les élemens, & autres tels corps
? PHILO. A chacun des quatre élemens (cest assavoir terre, eauë, ær, &
feu) plaist le repos aupres quelcun des autres, & non aupres de tous. La terre fuit
lapprochement du ciel & du feu, & cerche le centre, qui est le plus loing du
ciel, & luy plaist demeurer aupres de leauë, & aupres de lær, au
dessous & non pas dessus : car, se trouvant dessus, elle fuit en bas, & jamais ne
se repose jusques à tant quelle soit esloignee du ciel au plus quelle
peut. SOPHIE. Et pourquoy le fait-elle ? veu que tout bien vient du ciel ?
PHILO. Cela fait-elle pource quelle est la plus pesante & la plus grosse de tous
élemens, &, comme à paresseuse, le repos luy plaist plus quà nul des autres :
& estant tousjours le ciel en mouvement continuel, sans jamais se reposer, ceste
terre, afin de pouvoir se tenir en repos, sesloigne de luy tant quelle peut,
& ne trouve son repos seulement quau centre, qui est le plus bas, estant
environnee de leauë dune part, & de lær de lautre.
SOPHIE. Jay entendu de la terre :
154
parlez moy de leauë. PHILO. Leauë tient aussi du pesant & du
paresseux : mais moins que la terre, & plus que les autres : & pourtant elle fuit
semblablement le ciel, pour ne se mouvoir de telle vistesse que font lær & le
feu. Elle cerche le bas : & luy plaist destre voisine de la terre : mais au
dessus, & au dessous de lær : avec lesquels elle a de lamour : & avec
le feu inimitié & haine : & pour ce le fuit, & sesloigne de luy, &
ne peut souffrir destre avec luy, sans la compagnie des autres. SOPH. Parlez
de lær. PHILO. Pour raison de la legereté & subtilité de lær, la
nature & approche celeste luy plaist, &, par une vistesse, la cerche tant
quil peut, & monte en haut aupres du ciel : mais non pas immediatement : pource
quil nest pas dune substance si purifiee comme est le feu, qui prend le
premier lieu : & pourtant lær aime destre aupres du feu, dessous luy :
& aime semblablement le voisinage de leauë & de la terre : mais il ne peut
endurer destre au dessous delles, ains veut estre au dessus : & suit avec
facilité le continuel mouvement cerclaire du ciel, estant amiable au feu & à
leauë : & parce que ces deux là sont entre eux contraires & enne-
155
mis au milieu deux comme ami de tous deux, afin quils ne se puissent
endommager par guerre continuelle. SOPHIE Il me reste assavoir du feu. PHIL.
Le feu est le plus subtil, leger, & purifié de tous les élemens, & na
point damour avec pas un deux, sinon avec lær, qui luy plaist bien pour
son voisin, pouveu quil soit au dessus, & lær au dessous. Il aime le
ciel, & ne se repose jamais, quelque part quil se trouve, jusques à tant
quil soit aupres de luy. Ainsi voyla tout lamour social, qui se trouve entre
les quatre élemens. SOPH. Il me plaist bien ainsi : mais pourquoy navez vous
assigné la cause pour laquelle le feu est tant chaud, & leauë tant froide,
& la qualité des autres parmi ce que vous en avez dit ? PHILO. Pource que cela
nappartenoit point à ceste cause damour : mais je le vous diray maintenant :
pourtant quil servira bien aux autres. Sachez donc que le ciel, avec son mouvement
continuel, & par les rayons du Soleil, & des autres planettes, & estoilles
fixes du ciel huitiesme, eschauffe le globe de ce corps sans vie, qui emplit toute la
concavité du ciel de la Lune : & ceste premiere partie de ce globe qui est la
156
plus pres du ciel, seschauffant, plus se purifie, & fort sassubtilie,
devenant legere, & bien chaude : voire tant que sa chaleur est telle quelle
consume toute son humidité, demeurant en une secheresse : & cela est le feu. Apres,
sestendant ceste chaleur celeste plus loing en la partie de ce globe, laquelle
succede au feu, la fait encores chaude mais non pas que elle consume lhumidité :
& cela est lær, qui est chaud & humide : & par la chaleur se purifie
& sassubtilie aussi, demeurant leger, un peu moins que le feu, parce quil
est moins eschauffé. Depuis, quand encores ceste chaleur celeste sestend en ce
globe, outre lær, elle nest pas telle quelle face un élement chaud,
ainçois, par la distance du ciel, demeure froid : mais non pas tant quil ne luy
puissse demeurer de lhumidité. Encores demeure-il pesant aussi, à cause de
lespoisseur que luy cause la froideur : & ainsi cerche le bas : & cela est
lélement de leauë, froide & humide. Outre & apres ceste partie, la
froideur est telle au demeurant du centre de ce globe, dessous leauë, quelle
en espraind toute lhumidité, ny laissant quun corps tresespois &
trespesant, & au reste, froid & sec : lequel corps
157
est la terre. Parainsi le feu & lær, qui par leur voisinage, reçoyvent plus de
la chaleur & bien-faict celeste (quest la vie des corps inferieurs) aiment plus
le ciel : &, quelque part quils se trouvent, sen approchent, & se
meuvent avec luy en son continuel mouvement cerclaire. La terre & leauë (qui
sont les autres deux) pouce quelles reçoyvent peu de la chaleur & vie celeste,
ne laiment point ainsi, & ne sen aprochent aussi : ains le fuyent, afin de
se pouvoir reposer paisiblement, sans se mouvoir avec luy continuellement &
cerclairement. SOPH. Estant la terre le plus bas & vil de tous les élemens
comme vous dites, & le plus esloigné de la fontaine de vie (qui est le ciel) comment
sengendre-il en elle tant de diversitez de choses, & plus quen pas un des
autres élemens ? car nous y voyons des pierres de tant de manieres : les unes grandes,
nettes, & belles : les autres claires, & fort precieuses : &, quant aux
metaux, non seulement des gros, comme fer, plomb, ærain, estaing, & vif-argent, mais
des autres riches & de grand lustre : comme largent & lor : &,
apres, tant de diversitez dherbes, fleurs, arbres, & fruicts que la terre
produit : & davantage si
158
grande multitude despece danimaux, tous de diverse façon : lesquelles choses
tiennent toutes de la terre : car, combien quil se trouve dedans la mer quelques
plantes, & foison danimaux divers & en lær aussi, de ceux qui volent,
toutesfois ils ont tous recognoissance à la terre, & sarrestent principallement
en icelle : &, par dessus tout, sengendre en elle lhumain genre, de la
plus merveilleuse perfection qui soit entre tous les corps estans sous le ciel, & qui
ne sengendre ne colloque en nulle autre sphere des élemens. Comment donc dites vous
que la terre est le plus vil & le plus mort de tous les quatre élemens ? PHIL.
Nonobstant que la terre, parce quelle est tres-esloignee du ciel, soit en soy-mesme
la plus espesse, froide, basse, & plus hors de vie, neantmoins, pource quelle
demeure unie au centre, elle reçoit vivement en soy toutes les influences & rayons de
toutes les estoilles, planettes, & corps celestes : & là dedans saccordent
ensemble si bien attirant en icelle la vertu de tous les autres élemens, quils se
viennent à complexionner, approprier, & temperer les uns avec les autres, par tant
& telles manieres que toutes les choses, que vous avez
159
dites sy engendrent. Ce qui ne seroit possible destre fait au lieu de pas un
des autres élemens : pource quils ne sont pas receptacle commun, & uni pour
toutes les vertus celestes & élementelles : mais elles sunissent toutes en la
terre, ne passans seulement que par les autres élemens, & ne sarrestant sinon
quen la terre, à cause de son espoisseur, & par ce quelle est au centre,
auquel les rayons frappent plus fort : de maniere quelle est la propre &
ordinaire femme du corps celeste, & les autres élemens sont ses concubines : pource
que le ciel engendre, en elle, toute, ou la pluspart de sa generation : & par ainsi
elle se pare de tant & si diverses choses. SOPH. Je suis contente quant à mon
doubte. Retournons à nostre propos : & me dites si les autres causes de lamour
des hommes, & de celuy des autres animaux, se trouvent és élemens & és autres
corps sans vie, comme est celle troisiesme du bien-fait, & la seconde de la succession
generative, & la premiere du desir & delectation de la generation. PHILO.
Celle du bien-fait, en ces corps élementaires, est une mesme avec celle de la succession
de la generation : pource que lengendré aime
160
son engendreur, comme son bien-faicteur : & lengendreur, aime son engendré,
comme recevant son bien-fait : mais encores celle de la succession generative est fort
notoire és engendrez des élemens : car vous voyez tousjours que les choses engendrees
par les vapeurs, qui montent de la terre & de la mer en la region de lær (ainsi
que sont pluye, neige, & gresle quand les vapeurs sont humides) incontinent,
quelles sont engendrees, par une amoureuse impetuosité descendent pour trouver la
mer, & leur mere la terre : &, si les vapeurs sont seiches, il se fait des vents
dicelles, & des choses ignees : & lors les vents cerchent lær avec
leur soufflement : & ce qui tient du feu, va plus haut, cerchant le feu, estant chacun
deux esmeu par lamour de leur propre origine, & élement generatif. Vous
voyez encores les pierres & metaux engendrez de la terre, quand ils se trouvent hors
dicelle (comme les enfans cerchent leurs meres, ne se pouvans appaiser que avec
elles seulement) la cercher par grande vistesse, & ne se reposer jamais, jusques à
tant quils soyent en icelle : & aussi la terre les engendre, les conserve, &
les entretient par grande amour, & comme me-
161
re. Et les plantes, les herbes, & les arbres, portent tant damour à leur mere
la terre, qui les a engendrez, que jamais ne se veulent separer delle, sans
corruption : ainçois lembrassent, avec les bras de leurs racines, par telle
affection que les enfans sattachent aux mammelles de leurs meres : & ceste
terre, comme pitoyable mere, par un amour & charité vehemente, non seulement les
engendre, mais a tousjours souci de les nourrir par ses propres humiditez, les leur
attirant de ses parties interieures, jusques à sa superficie, pour les entretenir par
icelles : comme fait la mere qui attire son laict depuis son plus interieur jusques à ses
mammelles, pour allaicter ses enfans. Mesme, quand lhumidité defaut à la terre,
pour leur en donner, la demande au ciel, & à lær, par prieres &
supplications, & la contracte & achete par ses vapeurs qui montent : desquelles
sengendre leauë pluviale, pour nourrir ses plantes & ses animaux. Y a-il
doncques mere, qui peust estre plus pleine de pieté, & de charité quelle,
envers ses enfans ? SO. Certainement cest une chose esmerveillable quun tel
souci en un corps sans ame, tel quest la terre, & encor plus esmerveillable le
162
soing de celuy, qui la peu faire si soigneuse. Il me reste seulement à entendre
comment la premiere cause damour, qui se trouve environ les animaux (qui est le
desir & la delectation de la generation) se trouve aussi environ les élemens, &
corps sans ame sensitive. PHI. Lamour generatif se trouve plus plantureusement
és élemens & en la matiere de toutes les choses inferieures, quen nul de tous
les autres corps. SOP. Comment en la matiere ? Doncques la matiere de toutes ces
choses inferieures peut estre autre chose que ces quatre élemens mesmes ? &
toutesfois nous voyons que toutes autres choses, engendrables, sengendrent
premierement diceux. PHI. Il est bien vray : mais les élemens mesmes sont
aussi engendrables : & pourtant il nous faut dire de quelle chose ils
sengendrent. SOP. Dequoy donc ? sinon de lun lautre ? car nous
voyons que deauë il se fait de lær : dær, de leauë : de feu,
ær : dær, du feu : comme la terre est aussi subjette à ses transmutations.
PHIL. Ce que vous dites maintenant est encores bien vray : &, quant aux choses, qui
sengendrent des élemens, les propres élemens en sont la matiere & fondement,
qui demeure en
163
la chose engendree par iceux, y estans tous quatre unis, chacun en sa vertu : mais, quand
lun sengendre de lautre, il nen peut aller ainsi : car quand le
feu se convertit en leauë, le feu ne demeure en eauë, ains le feu se corrompt,
& leauë sengendre. Or, puis quil est ainsi, nous y devons assigner
quelque matiere commune à tous les élemens : en laquelle se puissent faire leurs telles
transmutations : & laquelle, estant une fois informee dær, laissant ceste forme
dær, par suffisante alteration, prenne la forme de leauë : & ainsi des
autres. Ceste matiere est nommee, par les Philosophes, matiere premiere : & les plus
anciens la nomment Chaos, en langage Grec : qui signifie confusion : pource que toutes
choses sont, par puissance & vertu generative, ensemble en icelle, & en confusion
: & par icelle se font toutes, chacune à par soy, se diversifiantes par
succession. SOP. Et quel amour peut-il loger en icelle ? PHI. Ceste là, comme
dit Plato, appete & aime toutes les formes des choses engendrees, comme la Femme fait
lHomme : & ne pouvant la presence actuelle de lune des formes rassasier
son amour, appetition, & desir, senamoure de lautre qui luy
164
defaut : &, laissant celle là, prend celle ci : de sorte que, ne pouvant soustenir
ensemble toutes les formes en acte, les reçoit toutes successivement, en lune apres
lautre. Encores comprend-elle en plusieurs de ses parties toutes les formes ensemble
: mais, voulant chacune de ses parties joüir de lamour de toutes les formes, il
faut quelles se transmuent de lune en lautre continuellement, par
succession : car une seule forme ne suffit pas à contenter son appetition & amour :
lequel surpasse de beaucoup le contentement : à raison quune seule de ses formes ne
peut appaiser ceste telle sienne insatiable appetition : &, tout ainsi comme elle est
cause de la continuelle generation de ces formes, qui luy defaillent, ainsi elle-mesme est
occasion de la continuelle corruption des formes quelle possede : dont quelques uns
la nomment paillarde : par ce quelle ne tient point unique & ferme amour à un
seul, ains, quand elle en porte à un, elle desire le laisser pour un autre. Toutesfois,
par cest adultere amour, le monde inferieur se pare de telle & tant esmerveillable
diversité de choses, ainsi bien & beau formees : tellement que lamour generatif
de ceste matiere premiere, son de-
165
sir davoir tousjours nouveau mari qui luy defaut, & la delectation quelle
reçoit par un nouveau coït, est cause de la generation de toutes les choses
generables. SOP. Jenten bien lamour, lappetition, & le desir
insatiable qui se trouve tousjours en ceste matiere premiere. Je voudroye maintenant
savoir quel amour generatif se peut trouver és quatre élemens, puis quils sont
contraires les uns aux autres. PHIL. Lamour, qui a coustume de se trouver és
quatre élemens (combien quils soyent contraires lun à lautre) est
cause generative de toutes les choses mixtionnees & composees diceux. SO.
Declarez moy en quelle maniere. PHI. Les élemens par leur contrarieté, sont
divisez & separez : par ce que, estans le feu & lær chauds & legiers,
cerchent le haut, & fuyent le bas, & estans la terre & leau élemens
froids & pesans, cerchent le bas, & fuyent le haut : neantmoins souventesfois, par
lentremise du bening ciel, moyennant son mouvement & ses rayons, se conjoignent
en amitié, & se mettent ensemble par telle forme, & avec telle amitié
quils perviennent presque en unité de corps de qualité uniformes : laquelle
amitié est capable de recevoir,
166
par la vertu du ciel, autres formes du tout, plus excellentes que pas un des élemens, en
divers degrez : y demourant, toutesfois, les élemens materiellement mixtionnez.
SOPH. Quelles sont ces formes, que les élemens reçoyvent, moyennant leur amitié ? &
à combien montent leurs degrez ? PHI. Au premier & moindre degré de leur
amitié, ils reçoyvent les formes des mixtes non animez : comme sont les formes des
pierres : dont les aucunes sont obscures, aucunes plus claires, & les autres luisantes
& fort claires : ausquelles la terre met de sa durté : leauë de sa clarté :
lær, de sa diaphanité, ou transparence : & le feu, de son lustre ou de sa
lueur, avec les rayons qui se trouvent és pierres precieuses. De ceste premiere mixtion
amiable des élemens, resultent encor les formes des metaux : les aucuns gros comme fer
& plomb : les autres plus nets : comme ærain, estaing, & vif argent : & les
autres clairs & beaux : comme sont largent & lor : en tous lesquels
leau domine tant que le feu a coustume de les mettre en liqueur. En tout cela la
forme du mixte (soit Pierre ou Metal) de tant est plus perfaicte que plus grande, &
plus esgale, y est lamitié des élemens : & quand
167
lamitié de ces quatre Contraires élemens est de plus grand degré, & que leur
amour est mieux uni, avec plus grande esgalité, & avec moins dexces de chacun
deux, ils ont non seulement les formes de la mixtion, mais aussi reçoyvent formes
plus excellentes : comme sont les animees : & premierement celles de lame
vegetative : qui causent és plantes le germe, le nourrisement, la croissance par toutes
leurs parties, & la generation de leurs semblables, au moyen de la semence & des
rejetons ou grefes de lengendrant : & ainsi sengendrent toutes les especes
des plantes : les moins perfaictes desquelles sont les herbes, les arbres estans plus
perfaicts. Et entre ces plantes, toute espece est de tant plus perfaicte que lautre,
en lame vegetative, & de plus excellente operation, que plus ces quatre
contraires élemens se trouvent en elle de meilleur amour, & de plus grande unité,
& esgale amitié. Et voila le second degré de leur amour : lequel amour, quand il est
entre eux plus grand, plus uni, & plus esgal, reçoit non seulement les formes de la
mixtion, & les formes de lame vegetative, de nourrissement, augmentation, &
generation, ains encor, en outre, reçoit
168
les formes de lame sensitive, avec le sentiment, mouvement local, fantasie, &
appetition : & de ce degré damitié sengendrent toutes les especes des
animaux terrestres, acquatics, & volatils : les aucuns desquels sont imperfaicts,
nayant nul mouvement, ne pas un des sens, sinon celuy de lattouchement : mais
les animaux perfaicts ont tous les sens, & le mouvement : & de tant lune
espece est plus excellente que lautre, en son operation, que lamitié de ses
élemens, est plus grande, & de plus forte union, & égalité : & en cela est
le troisiesme degré damours és élemens. Le quatriesme & dernier degré
damour & amitié, qui se trouve en eux, est que, quand ils viennent au plus
esgal amour, & en la plus unie amitié quil est possible, non seulement
reçoyvent en soy les formes mixtionnees, vegetatives, & sensitives, avec les motives,
mais encores se font capables à participer forme beaucoup plus esloignee & hors de la
vilité de ces corps generables & corruptibles, &, qui plus est, participent à la
forme propre des corps celestes & eternels : laquelle forme est lame
intellective : qui se trouve seulement en lespece humaine, entre toutes les choses
infe-
169
rieures. SOP. Et comment fut-il possible que lHomme, estant fait de ces mesmes
élemens, contraires & corruptibles, ait peu avoir forme eternelle, &
intellectuelle, conjointe aux corps celestes ? PHI. Pource que lamour de ses
élemens est tant égal, uniforme, & perfaict, quil unit toute la contrarieté
des élemens : & en demeure un corps, fait hors de toute contradiction &
opposition, ainsi que le corps celeste, qui est desnué de tout contraire : & pour
ceste cause vient à participer ceste forme intellectuelle & eternelle : laquelle a
coustume dinformer les corps celestes seulement. SOPH. Je nay jamais
oüi parler de telle amitié entre les élemens. Bien say-je que, selon la perfection de
la complexion ou contemperament diceux, la forme du composé vient à estre plus ou
moins perfaicte. PHIL. La complexion ou contemperament des élemens est leur propre
amitié : car, quand quelques contraires peuvent demeurer ensemble unis, sans litige ne
contradiciton, cela ne vous semble-il pas vray amour & amitié ? Aucuns nomment ceste
amitié harmonie, musique, & concordane : & vous savez que lamitié fait la
concordance, ainsi com-
170
me linimitié cause la discordance : & pourtant le Philosophe Empedocles dit que
les causes de la generation & corruption, en toutes les choses inferieures, sont six :
cest assavoir les quatre élemens, lamitié, & linimitié : pource
que lamitié des quatre élemens contraires cause toutes les generations des corps
composez diceux, & leur inimitié cause leur corruption. Car, selon les quatre
degrez, que je vous ay dicts, de la generation damour, és quatre élemens (qui sont
cause de la generation de tous les corps composez, és quatre degrez de composition) vous
devez entendre quil y a autant de degrez de haine, qui sont cause de leur
dissolution & corruption : tellement que, comme tout mal & ruine derive de
linimitié de ces quatre élemens, ainsi tout bien & generation vient de leur
amour & amitié. SOP. Je me contente du discours que vous avez fait sur les
manieres & raisons de lamour qui se trouve en ce monde inferieur (cest
assavoir en toutes les choses generables & corruptibles, tant pour lesgard des
hommes que pour celuy des bestes brutes, des plantes, des mixtes & composez, qui ont
quelque ame, des quatre élemens & de la matiere
171
premiere, commune à tous) & voy bien que, tout ainsi quune espece
danimaux aime une autre, & saccompaigne avec icelle, hayant & fuyant
une autre, ainsi, mesmement és plantes, se trouvent quelques especes amies des autres :
& qui naissent ensemble, & pullulent mieux, quand elles sont en compagnie, &
que tellement sont ennemies dautres questant aupres delles se gastent :
& si voyons és metaux lun accompagner un autre en son minerail, & un autre
non : & semblablement de mesme environ les pierres precieuses : & davantage
nous voyons laimant estre tant aimé du fer que, nonobstant que le fer soit massif
& pesant, il se meut, & le va trouver : &, pour conclusion, je voy quil
ny a corps aucun sous le ciel, qui nait amour, desir, & appetition
naturelle, ou sensitive, ou volontaire, comme vous avez dit : mais, quant aux corps
celestes, & aux intellects spirituels, il me sembleroit estrange quil sy
trouvast de lamour : entendu quil ny a point en eux aucune des passions
de ces corps generables. PHILO. Il ne se trouve pas moins damour és corps
celestes, & environ les choses intellectuelles, que parmi les inferieures : ainçois
[172]
y en a de plus eminent, & de plus grande excellence. SOPH. Je voudroye savoir
comment : pource que la principale cause, & la plus commune que je voye pour
lamour, est la generation : or, ni ayant point de generation és choses eternelles,
comment peut-il avoir de lamour entre elles ? PHIL. Il ny a point de
generation en elles parce quelles sont ingenerables & incorruptibles : mais la
generation des inferieures vient du ciel, comme du vray pere, ainsi que la matiere est la
premiere mere en la generation : &, apres elle, les quatre élemens, principalement la
terre : qui est la plus manifeste mere : & vous savez que les peres de la generation
ne sont pas moins pleins damour que les meres, ainçois ont, possible, de
lamour plus excellent & plus perfaict. SOPH. Parlez moy plus amplement de
cest amour paternel du ciel. PHIL. Je vous di, en general, que se mouvant le ciel,
pere des generables, en son mouvement continuel & cerclaire, par dessus tout le globe
de la matiere premiere, & remuant & meslant toutes les parties dicelle, elle
germe & conçoit tous genres, & especes, & individus, du monde inferieur de la
generation,
173
ainsi comme une femme fait les enfans, quand le masle lesmeut, se remuant sur
elle. SOPH. Parlez moy de ceste propagation plus particulierement, & plus
clairement. PHILO. La matiere premiere a corps comme une femme, recevant humidité,
qui la nourrit, esprit, qui la penetre, & chaleur naturelle, qui la tempere &
vivifie. SOPH. Declarez moy chacune de ses parties. PHIL. La terre est le
corps de la matiere premiere, receptacle de toutes les influences de son masle : qui est
le ciel. Leauë est lhumidité, qui la nourrit. Lær est lesprit,
qui la penetre. Le feu est la chaleur naturelle, qui la tempere & vivifie. SOPH.
Par quelle maniere influe le ciel sa generation en la terre ? PHILO. Tout le corps
du ciel est le masle, qui la couvre & environne par son mouvement continuel : &
elle, combien quelle semble ne bouger, se remue toutesfois un peu par le mouvement
de son Masle : mais son humidité (qui est leauë) & son esprit (qui est
lær) & sa chaleur naturelle (qui est le feu) se remuent actuellement, par le
mouvement celeste viril, ainsi comme toutes ces choses se meuvent en la femme au temps du
coït, par le mouvement du
174
masle, bien quelle ne se meuve corporellement, ains demeure quoye pour recevoir la
semence de la generation de son masle. SOPH. Quelle semence jette le ciel en la
terre ? & comment ly peut-il jetter ? PHIL. La semence, que la terre
reçoit du ciel, est la rosee, & eauë pluviale : laquelle, avec les rayons du Soleil,
de la Lune, & des autres planetes, & Estoilles fixes, engendre en la Terre, &
en la mer, toutes les especes, & individus des corps, composez és quatre degrez de
composition, comme je vous ay dit. SOPH. Qui sont proprement au ciel les producteurs
de ceste semence ? PHIL. Tout le ciel la produit, par son continuel Mouvement, ainsi
comme tout le corps de lHomme, en commun, produit le sperme : & en la maniere
que le corps humain est composé de membres homogenes, cest à dire simples non
organizez comme sont os, nerfs, veines, panicules, & cartilages, outre la chair, qui
est un rempliment commun entre les uns & les autres, ainsi le grand corps du ciel
huitiesme est composé destoilles fixes de diverses natures : lesquelles se divisent
en cinq grandeurs, & en une autre sixiesme espece destoilles nebuleuses, outre
175
la substance du corps diaphane du ciel, qui continue & remplit entre les unes &
les autres. SOPH. Et les sept planettes, dequoy servent-elles en la generation de
ceste semence du monde ? PHIL. Les sept planettes sont sept membres heterogenes,
cest à dire organics, principaux en la generation de ceste semence, comme sont ceux
qui engendrent le sperme en lhomme. SOPHIE. Parlez men
distinctement. PHIL. La generation du sperme en lhomme depend premierement du
cur, qui donne les esprits, avec la chaleur naturelle : laquelle est la chose
formale au sperme. Le second membre organic, requis en la generation humaine, est le
cerveau : lequel donne lhumidité qui est la matiere du sperme. Le tiers est le foye
: qui, par une souefve decoction, tempere le sperme, le refait, & augmente de sang le
plus purifié qui soit. Le quart est la rate : laquelle, apres quelle la
purifié, par attraction des impuritez melancholiques, lengrossit, & rend
visqueux & venteux. Le cinquiesme sont les roignons : qui, par leur propre decoction,
le font pungitif, chaud, & incitatif : principalement par la portion de la colere,
quils ont tousjours du fiel.
176
Le sixiesme, sont les testicules : esquels le sperme reçoit perfection de complexion,
& nature seminale generative. Le septiesme & dernier est la verge : qui jette la
semence en la femme recevante. SOPH. Jenten comment ces sept membres organics
se trouvent ensemble à la generation du sperme viril : mais qua que faire cela avec
les sept planettes ? PHILO. Ainsi sentresuyvent les sept planettes au ciel,
pour la generation de la semence de ce qui est engendré en ce monde inferieur.
SOPH. En quelle maniere. PHIL. Du soleil (qui est le cur du ciel) derive la
chaleur naturelle spirituelle, qui fait exhaller les vapeurs de la terre & de la mer,
& engendrer leauë & la rosee, qui est la semence : & les rayons &
aspects siens la conduisent : principalement avec la mutation des quatre temps de
lan, quil distingue par son mouvement annuel. La lune est le cerveau du ciel :
qui cause les humiditez : qui sont la semence commune : &, par ses mutations, se muent
les vens, & descendent les eauës, faisant aussi lhumidité de la nuict, &
rosee, qui est nourrissement seminal. Jupiter est le foye du ciel : qui, par sa chaleur,
& par sa soefve humidité, aide en la ge-
177
neration des eauës, en la temperie de lær, & en la douceur des temps. Saturne
est la rate du ciel : qui par sa frigidité & siccité, fait engrossir les vapeurs,
congeler les eauës, & mouvoir les vents qui les portent, & temperer la resolution
du chaud. Mars est le fiel & les roignons du ciel, qui par son chaud excessif aide à
eslever les vapeurs, liquefiant leauë, la faisant distiler, la subtiliant, la
faisant penetrative, & luy donnant chaleur seminale, incitative : à celle fin que la
froideur de Saturne & de la Lune, ne face la semence indisposee à la generation, par
le defaut de la chaleur. Venus est les testicules du ciel, ayant grande force en la
production de leauë bonne & perfaite pour la semination : car sa froideur &
humidité est benigne, fort digeste, & apte à causer la generation terrestre : &,
par la proportion & approximation quont les roignons avec les testicules, en la
generation du sperme, les Poetes ont faint que Mars estoit enamouré de Venus : pource que
lun donne lincitation & lautre, lhumidité, disposee à la
semence. Mercure est la verge du ciel : quelquefois directe, & quelquefois retrograde.
Aucunefois il cause actuellement les pluyes : & une autre fois les
178
empesche. Il se meut principalement par lapproximation du soleil, & par les
aspects de la Lune : ainsi comme la verge de lHomme se dresse par le desir &
incitation du cur : & de limagination & memoire du cerveau. Par ainsi,
Sophie, vous voyez comme le ciel est tresperfaict mari de la terre, & que, par tous
ses membres organics & homogenes, se meut, & efforce de jetter sa semence en
icelle, & engendrer en elle tant de belles generations, & tant de diversitez. Ne
voyez vous pas quil ne se continueroit point une si souveraine diligence, & une
tant subtile pourvoyance : sinon par un tresfervent & trespur amour du ciel (comme
propre homme generant vers la terre) vers les autres élemens, & vers la premiere
matiere en general, comme vers sa propre Dame : de laquelle il soit en amouré, ou bien
marié avec elle ? Au surplus il porte amour aux choses quil a engendrees, & a
soing merveilleux à leur nourrissement & conservation, comme à ses propres enfans.
Et quant à la terre & matiere premiere, elle porte amour au ciel, comme à son
tresbien aimé mari, ou amant & bienfaicteur : & les choses, engendrees par eux,
aiment le ciel,
179
comme pere debonnaire, & curateur tresbon : tellement que, par ce reciproque amour
lunivers corporel sunit, & le monde sempare & soustient. Quelle
autre plus grand demonstration voulez vous entendre de la communité damour ?
SOPH. Lamour matrimonial & reciproque de la terre & du ciel est
esmerveillable, avec tout ce que la terre tient de la proprieté de la femme, & le
ciel, du mari, par le moyen de ses sept Planettes correspondantes aux membres concurrens
en la generation du sperme de lHomme : & autrefois ay-je entendu que chacune des
sept Planettes, selon les Astrologues, a signification sur un des membres de lHomme,
mais non pas de ceux qui sont appropriez à la generation : ains plustost ont
signification sur les membres exterieurs de la teste, faits pour servir à la cognition
sensible & interieure. PHI. Bien vray est que les sept planettes ont
signification sus les sept pertuis qui sont en la teste, servans au sentiment &
cognition : cest assavoir le Soleil sur lil droit : la Lune sur le
gauche (pource que tous deux sont les yeux du ciel) Saturne sur laureille droite,
& Jupiter sur la gauche (selon quelques autres au contraire)
180
Mars sur le pertuis droit du nez, & Venus sur le gauche (selon aucuns au contraire)
& Mercure sur la langue & bouche : pource quil preside sur la parole &
doctrine. Mais cela noste point (comme disent les Astrologues) quils
nayent aussi signification sur ces autres sept membres du corps concurrens à la
generation ainsi que je vous ay dit. SOPH. Pour quelle occasion leur approprient-ils
ces deux manieres de signification partialement és membres humains ? PHI. Pour ce
que ces sept membres de la cognition sensitive correspondent en lHomme à ces sept
de la generation. SOPH. Par quelle maniere ? PHIL. Le cur & le
cerveau sont au corps comme les yeux en la teste : le foye & la rate, comme les deux
aureilles : les roignons & les testicules, comme les deux ouvertures du nez : & la
verge est proportionnee à la langue (estant mise au milieu de tous) en cas
dassiette, en figure, en estendue en racourcissement & en operation : car ainsi
comme, se mouvant la verge, elle engendre generation corporelle, la langue lengendre
aussi spirituelle, avec parole disciplinable faisant des enfans spirituels comme la verge,
des corporels : & mesmement le baiser
181
est commun à toutes ces deux generations, estant incitatif de lune & de
lautre ? &, ainsi comme tous les autres servent à la langue, par leur
cognition, & quelle est la fin de lapprehension & de lissue de
ceste cognition, ainsi tous les autres servent à la verge en la generation : & en
elle consiste la fin & lissue diceux : &, ainsi comme la langue est
situee entre les deux mains, qui sont instrumens dexecution de ce que lon
cognoist, & que lon parle, ainsi la verge est mise entre les pieds, instrumens
du mouvement, pour sapprocher à la femme recevante. SOPH. Jay entendu
ceste correspondante proportion des membres cognoscitifs de la teste avec les membres
generatifs du corps : mais dites pourquoy il ne se trouve point semblablement, au ciel,
deux manieres de Planettes correspondantes en cognition & generation, pour faire la
similitude plus perfaite. PHIL. Le ciel, par sa simplicité & spiritualité,
avec les mesmes membres & instrumens de la cognition, engendre les choses inferieures
: tellement que le cur & le cerveau, producteurs de la semence generative du
ciel, sont les yeux, par lesquels il voit : cest assavoir le soleil & la lune.
Le foye
182
& la rate, temperateurs de la semence, sont les aureilles, par lesquelles il oyt :
cest assavoir Saturne & Jupiter. Les roignons & les testicules, parachevans
la semence, sont les pertuis du nez, par lesquels il odore : cest assavoir Mars
& Venus. La verge, jettant la semence, est la langue mercuriale : guidant &
conduisant la cognition. Mais, quant à lHomme & aux autres animaux perfaits,
combien quils soyent image & representation du ciel, neantmoins il fut de
besoing de leur separer les membres cognoscitifs, davec les generatifs, & mettre
ceux-là en la partie superieure (qui est la teste) & ceux ci en la partie inferieure
du corps : toutesfois correspondans lun à lautre. SOP. Je suis contente
de cela : mais il me demeure un doute, en ce que vous avez comparé le ciel à
lHomme : & la matiere, la terre, & les autres élemens, à la Femme : &
jay tousjours entendu que lHomme est representation non seulement du ciel,
mais de tout lunivers corporel & incorporel ensemble. PHILO. La verité
est telle que lHomme est image de tout lunivers : & pourtant les Grecs le
nomment Microcosmos : qui signifie petit monde : mais aussi lHomme, & mesmes
tout autre
183
animant perfaict, contient en soy masle & femelle : pource que son espece est gardee
en tous les deux, & non pas en lun deux seulement : &, pour ceste
cause, non seulement en la langue Latine, Homo signifie masle & femelle, mais encores
en la langue Hebraïque, tres-ancienne mere & origine de toutes les langues, Adam, qui
vaut autant à dire Homme, signifie masle & femelle, &, en sa propre
signification, contient tous les deux ensemble : representant lunivers, qui a, pour
sa partie femelle, la terre & matiere élementaire : & le ciel pour la partie du
masle. Car les Philosophes soustiennent que le ciel est vrayement un seul animant perfaict
: dont Pithagoras tenoit quil y avoit en iceluy, partie droicte & gauche, comme
en tout autre perfaict animant : disant que la moitié du ciel, depuis la ligne
Equinoctiale, jusques au Pol arctique que nous appellons Tramontane, estoit la droicte du
ciel : pource que, depuis ceste ligne Equinoctiale, jusques vers la Tramontane, il voyoit
de plus grandes estoilles fixes, plus claires & en plus grand nombre quen ce
costé quil voyoit depuis le Equinoctial jusques à lautre Pole : & luy
sembloit aussi que le ciel causast, és cho-
184
ses inferieures, plus grande & plus excellente generation, en ceste partie de la terre
qui est vis à vis de sa droicte, que non pas en lautre : & nomme lautre
moitié du ciel (qui est depuis la ligne Equinoctiale jusque à lautre Pole,
antarctic, que nous ne voyons point) la gauche du ciel. Semblablement le Philosophe
Aristote, confermant que le ciel est un animant perfaict, dit que non seulement il a ces
deux parties (cest assavoir droite & gauche) mais quencor, outre icelles : il a
les autres parties dun perfaict animant : cest à dire devant & derriere
(qui sont face & dos) & haut & bas qui sont teste & pieds, pource que
toutes ces six parties se trouvent separees & differentes en lanimant : & la
droicte & la gauche presupposent les autres quatre, sans lesquelles ces deux ne
pourroyent estre : pourtant que la droicte & la gauche sont parties de la largeur du
corps de lAnimant : & le haut & le bas (qui sont teste & pieds) sont
parties de la longueur : laquelle precede naturellement la largeur : & le devant &
le derriere (cest à dire face & dos) sont parties de la profondité du corps de
lAnimant : laquelle profondité est fondement de la longueur & largeur
185
diceluy : tellement que, ayant le ciel droicte & gauche, comme a dit Pithagoras,
il faut aussi que lon trouve en luy les autres quatre parties des autres deux
dimensions : cest assavoir teste & pieds, pour la longueur, & face &
dos, pour la profondité. Mais est vray est que le mesme Aristote dit que nostre Pole
nest pas la droite du ciel, ne lautre sa gauche, comme dit Pithagoras : pource
que leur difference, & la melioration de lune par dessus lautre, ne seroit
point ainsi en la substance du ciel mesme, ains seulement en apparence à nous, ou en
*relation : & possible aussi quen lautre partie, par nous incognue, se
trouvent plus destoilles fixes au ciel, & plus dhabitations en la terre
dau dessous que non pas en lautre : comme de nostre temps lexperience de
la navigation des Portugalois & des Espaignols nous a monstré partie de ceci. Il dit
donc, pour ceste situation, que lOrient est la droicte du ciel, &
lOccident la gauche : & met que tout le corps du ciel est un animant : la teste
duquel est le Pole antarctic, à nous autres caché : & que les pieds sont au Pole
arctic de la Tramontane : &, par ce poinct, la droicte demeure en lOrient, &
la gauche en lOccident :
*Voyez nostre petit dictionnaire en ce mot relation, pour mieux entendre ce passage.
186
& la face, ou le devant, est celle partie, qui est dOrient en Occident : &
le dos : ou derriere, est celle partie, qui est dOccident en Orient, au dessous.
Mais, quoy quil en soit, pour venir à conclusion de la solution de vostre doute,
estant tout lunivers un homme, ou bien un animant, qui comprenne masle &
femelle, & estant le ciel un des deux perfaitement, avec toutes ses parties,
certainement vous pouvez croire quil est le Masle, ou lhomme, & que la
terre, & la matiere premiere, avec les élemens, est la Femelle : & que ces deux
sont tousjours conjoints en amour matrimonial, ou bien par une reciproque affection, comme
deux vrais amans, ainsi que je vous ay dit. SOPH. Ce que vous mavez dit
dAristote me plaist, quant à lanimalité du ciel, avec ses six parties,
naturellement differentes en lAnimant (car, quant aux plantes) combien quil
sy trouve difference de teste & de pieds (pource que leur teste est racine,
& les pieds sont les feuillards, estant la plante pour cest esgard, animant à rebours
comme ayant le haut en bas & le bas en haut) neantmoins les differences des autres
parties ne se trouvent point en icelles (dautant quelles nont ne devant
ne der-
187
riere, ne droicte, ne gauche) mais, quant à ce quil dit que lOrient est la
droicte du ciel, & lOccident la gauche, jy trouve un doute : en tant que
lOrient, ne lOccident, nest pas tout un à tous les habitans de la
terre, ainçois nostre Orient est Occident aux autres qui habitent dessous nous, & que
lon nomme Antipodes : & nostre Occident leur est Orient, & toutes les
parties de la rondeur du ciel, de Levant en Ponant, sont Orient à certains habitans de la
terre, & Occident à certains autres. Lequel de ces Oriens sera donc la droicte ?
& pourquoy lun plus que lautre ? &, si tout Orient est la droicte, ce
seroit une mesme chose de la droicte & de la senestre. Donnez moy resolution à cela :
car il me semble assez douteux. PHIL. Vostre doute, ainsi fait, Sophie, nest
pas fort facile à resoudre. Aucuns, qui croyent quil ny ait quune
moitié de la longueur du monde qui soit habitee, ou terre descouverte, & que
lautre soit couverte de eauë, disent que lOrient de ceux qui habitent au
milieu de la longueur de ce qui est habité au monde, du Levant au Ponant, est la droicte
du ciel. SOPH. Cela est vray aussi. PHILO. Sauf vostre honneur, il nest
pas vray : car nous savons
188
que la plus grande partie de la rondeur de la terre du Levant au Ponant est descouverte
& que une Chacune a son Orient : & lun ne doit estre plus la droite que
lautre : principalement veu que ce, qui est Orient à lun, est Occident à
lautre : & par ce moyen un mesme Orient seroit droite & gauche, comme vous
avez dit. Parquoy quelques autres disent que le signe Aries est la droite du ciel, &
le signe Libra la senestre. SOPHIE. Pour quelle raison ? PHIL. Pource que,
quand le Soleil demeure en Aries, il a grande puissance, & alors toutes les plantes
sengendrent, & le monde rajeunit : mais, quand il est en Libra, toutes sen
vont sechant, & le monde envieillissant. SOPH. Quand il seroit ainsi, ce ne
seroit pas à dire pourtant quAries fust la droicte : puis quil nest pas
tousjours en Orient, ains quelquefois en Occident : & quand il est Orient à
lun, il est Occident à lautre : & Aristote declare que lOrient est
la droicte. PHILO. Cest tresbien reprouvé à vous : principalement pource que
le Soleil, quand il se trouve en Aries, nest pas également benevole &
bien-faicteur à tous les habitans de la terre : pource que ceux de lautre moitié
de la
189
terre, qui habitent par delà lEquinoctial, & voyent lautre Pole antarctic
(lequel on nomme Anticthones) reçoyvent le bien-faict de la Primevere, quand le Soleil
est en Libra : pource que alors il commence à sapprocher deux : &
endurent le defaut de lAutomne, quand il est en Aries : car alors le Soleil
sesloigne deux, au contraire de ce quil fait envers nous. Ainsi donc
nostre droicte leur seroit la gauche : & toutesfois la droicte dun Animant à
tous est la droicte : & ainsi est-il de la gauche. SOPH. Sans doute il est ainsi
: car, comme jay autrefois entendu, ceux, qui habitent outre la Zone torride, ont la
Primevere, quand nous avons lAutomne, & ont lAutomne, quand nous avons la
Primevere : toutesfois je vous prie, Philo, ne laissez point mon doute sans vraye
solution, si vous en savez. PHIL. Ceux, qui ont commenté sur Aristote, nont
trouvé aucun autre moyen de le resoudre que ces deux, que nous avons dits : &, pource
quils cognoissoyent la debilité de ceste resolution, sarresterent à ce
quils trouverent le moins inconvenable. Vous aussi, Sophie, contentez vous de ce que
tels personnages, qui savoyent plus que vous, se sont con-
190
tentez. SOPHIE. Je me repay par mon goust, & non par lautruy : & si voy bien
que vous estes moins satisfait de ces solutions que moy : &, afin que je
mappaise, il faut que vous me concediez que vostre Aristote a failli, ou que vous
trouviez autre moyen de me donner plus suffisante response que ceste derniere.
PHILO. Puisque mon esprit est converti en vous, pas une de mes conceptions ne vous peuvent
estre deniees. Jenten donc, autrement queux, Aristote : lequel declare
subtilement les operations de ces six parties, autant au ciel comme en tout Animant
perfaict : disant que le haut, ou la teste (qui est commencement de la longueur de
lAnimant) est la partie dont despend premierement la vertu du mouvement : car, pour
certain, les nerfs & esprits motifs, viennent de la teste, ou du cerveau : & la
droicte est la partie doù le mesme mouvement commence, comme on le peut veoir
manifestement en lHomme : & la face, ou bien le devant, est celle dont
sachemine le mouvement de la droicte : & les autres trois parties sont opposites
à ces trois en telles operations. SOPHIE. Jenten cela : venons au
doute. PHILO. Aristote dit que la dextre est
191
celle partie, doù se leve le Soleil, les estoilles & les autres planettes :
cest assavoir lOrient : mais quil nest pas approprié à une
partie signee materiellement, mais à toutes vertuellement, en tant quelles sont
Orient, & quelles sacheminent vers lOccident : & non au
contraire, selon le mouvement erratic des Planettes (qui est dOccident en Orient)
car cestuy là est mouvement à gauche, & de la partie senestre, & est comme le
mouvement imperfaict & debile de la main gauche de lHomme, ainsi comme celuy
dOrient en Occident, en quelque partie que lon voudra du ciel, est mouvement
droict, & de la partie dextre : parce que, estant le pole Antartic la teste du ciel,
& lArtic les pieds, comme il dit, il faut, sacheminant tousjours le ciel,
& en toute partie, dOrient en Occident, que le mouvement soit de la partie
droite, & que lopposite soit de la gauche : & ainsi la face, ou le devant,
demeure en celle partie qui est entre Orient & Occident, au dessus, devers le lieu
doù chemine le ciel, en son mouvement droit : & le dos est celle partie qui
demeure derriere lOrient, sous laquelle lOrient se divise, comme fait la main
droite, dun des
192
costez du dos par les espaules. SOPH. Je pren plaisir à vous entendre : & me
semble, selon ce que vous dites, que seulement le haut & le bas, ou bien la teste
& les pieds du ciel, sont materiellement divisez : car lun des poles fait
lune partie, & lautre fait lautre : &, quant aux autres quatre
parties, elles se divisent en la mode formelle de lacheminement du mouvement. Est-il
pas ainsi, Philo ? PHI. Il est ainsi : & lavez bien entendu. SOPHIE.
Nonobstant tout cela, si est-ce pourtant que toutes les six parties sont materiellement
divisees & differentes environ les animaux. Dites moy pourquoy il y a telle difference
entre eux & luy. PHILO. Pource que lanimant se meut droictement dun
lieu en un autre, & que ses parties de longueur & largeur sont divisees &
differentes : mais, au regard du ciel, qui se meut, par un mouvement cerclaire, de
soy-mesme en soymesme, & tousjours tourne au dessus de soy, il est necessaire que ces
parties soyent en luy une mesme en lautre mesme, & tout en tout, &
quelles ne se divisent quen la forme & voye du mouvement seulement : &
ainsi la teste & les pieds du ciel (qui sont les deux Poles)
193
sont materiellement divisez, comme sont ceux des Animaux : pource que jamais ne se meuvent
de lun en lautre. SOP. Si une mesme chose est Orient & Occident, il
sensuit que cest une mesme chose que droicte & gauche. PHI.
Pardonnez moy, il nest pas ainsi : pource que, combien que materiellement quelque
certaine piece du ciel soit Orient à quelques uns, & Occident aux autres, neantmoins,
selon le mouvement que fait tout le ciel, & toutes ses parties, elle est Orient à
tous, quand elle se trouve en leur Orient, &, par la voye du mouvement, est tousjours
la droicte, & jamais nest la gauche : parce que jamais le ciel, naucune de
ses parties, ne se meut au contraire de son mouvement droict, ou au rebours, comme font
les planettes erratiques tousjours : à cause dequoy leur mouvement est gauche, & se
meuvent ainsi au rebours, pour controperer au mouvement dextre du ciel, afin de
favoriser les choses inferieures, contraires entrelles, & pour causer la
continuelle generation diceux. SOPH. Je vous ay entendu, si bien que je
demeure satisfaite, quant à mon doute : toutesfois je voudroye encores que vous me
declarissiez comment
194
les Philosophes disent quun homme seul est la representation de tout lunivers,
autant pour le monde inferieur de la generation & corruption, comme pour le monde
celeste, & comme pour le spirituel, angelic, ou divin. PHI. Il semble que vous
me divertissiez aucunement hors du propos que nous tenions, touchant luniversalité
dAmour : mais, pource que, en tout évenement, ceci a quelque dependance de telle
matiere, je vous le diray briefvement. Tous ces trois mondes, que vous avez alleguez,
generable, celeste, & intellectuel, sont representez par lHomme, comme en un
Microcosme, & se trouvent en luy, non seulement divers en vertu & operation, mais
aussi divisez par membres, parties, & lieux du corps humain. SOPH. Enseignez moy
comment, par tous les trois particulierement. PHI. Le corps humain se divise en
trois parties, lune dessus lautre, jusques à la plus basse, suyvant le monde.
La premiere, ou la plus basse, est depuis une toile ou pannicule, qui partit le corps par
le milieu, à la ceinture, jusques au bas des jambes : & ceste toile ou pannicule, se
nomme Diaphragme. La seconde, plus haute, commence au des-
195
sus de ceste toile, jusques à la teste. La tierce, & la plus haute, est la teste. La
premiere contient les membres de la nutrition, & de la generation : cest
assavoir estomach, foye, fiel, rate, meseraiques, entrailles, roignons, testicules, &
la verge : & ceste partie du corps humain est proportionnee au monde inferieur de la
generation en lunivers : & tout ainsi quen iceluy sengendrent les
quatre élemens, feu, ær, eauë, & terre, de la matiere premiere : ainsi, en ceste
partie, sengendrent, de la viande (qui est la matiere premiere de toutes les quatre
humeurs) la colere, chaude, seche, & subtile, de la qualité du feu : le sang, chaud,
& humide, soefvement temperé, de la qualité de lær : le Phlegme froid &
humide, de la qualité de leauë : & lhumeur melancholique, froide &
seche, de la qualité de la terre : &, tout ainsi comme des quatre élemens
sengendrent animaux, qui, outre la nutrition & augmentation, ont sens &
mouvement, & des plantes, qui nont sens ne mouvement, ains seulement nutrition,
& augmentation, & dautres composez ou mixtes, sans ame & sans aucun
sentiment, ne mouvement, ni augmentation, mais qui sont ainsi que lordure
196
des élemens (comme sont pierres, champignons, sel, & metaux) ainsi, de ces quatre
humeurs, engendrees en ceste partie premiere & inferieure des hommes,
sengendrent des membres qui ont nutriment, augmentation, sentiment, & mouvement
(comme sont nerfs, & pannicules, tendons & muscles) & autres qui nont de
soy sentiment ne mouvement : comme sont les os, les cartillages, & les veines. Encores
sengendre-il, par la viande & par les humeurs, quelques autres choses, qui
nont sentiment, mouvement, nutrition, naugmentation : mais sont les ordures
& superfluitez de la viande & des humeurs : comme sont les excremens durs, les
urines, les sueurs, & les superfluitez du nez & des aureilles : &, ainsi comme
il sengendre au monde inferieur quelques animaux, de putrefaction, plusieurs
desquels sont venimeux, ainsi, de la putrefaction des humeurs, sengendrent plusieurs
matieres, aucunes desquelles sont venimeuses, & ainsi comme au monde inferieur,
finalement, avec participation celeste, lHomme sengendre, estant animant
spirituel, ainsi du meilleur des humeurs (du vaporal & plus subtil) sengendrent
esprits subtils & purifiez :
197
lesquels se font pour participation & restauration des esprits vitaux, qui demeurent
tousjours au cur, estans de la seconde partie du corps humain, correspondante au
monde celeste, comme nous dirons. SOPH. Jay bien entendu la correspondance de
la partie inferieure de lHomme avec le monde inferieur de la generation &
corruption. Parlez moy maintenant de celle qui respond à la celeste. PHI. La
seconde partie du corps humain contient ces membres spirituels, qui sont depuis le dessus
de la toille du Diaphragme jusques aux conduits de la gorge : cest assavoir le
cur & les deux poulmons : dont lun, qui est du costé droit, a trois
particelles divisees, & le gauche deux : & toute ceste partie correspond au monde
celeste. Car, ainsi que la huitiesme Sphere, là ou sont les estoilles, avec tout ce qui
est de celeste au dessus delle, comme estant premier mobile, meut toute chose
esgalement, uniformement, & cerclairement soustenant tout corporel en lunivers
avec son continuel mouvement, & donnant tout autre mouvement continuel aux planettes
& élemens, ainsi semblablement fait le cur en lHomme, se mouvant
tousjours par mou-
198
vement cerclaire, & uniforme, & ne se reposant jamais : ainçois, avec son
mouvement, soustient en vie tout le corps humain, & est cause du mouvement continuel
des poulmons, & de toutes les arteres qui batent au corps. Au cur se trouvent
tous les esprits, & vertus humaines, ainsi comme au ciel se trouvent tant de claires
estoilles, grandes, moyennes & petites, & tant de figures celestes, qui sont
attachees à ce ciel, premier mobile. Quant aux sept planettes erratiques (lesquelles ont
tel nom, par ce quelles errent en mouvement) ainsi comme elles vont quelquefois
droict, quelquefois tournent en arriere, quelquefois en haste, & quelque fois à
laise, & toutes suyvent le premier mobile, ainsi font les poulmons, qui suyvent
le cur, & le servent en son mouvement continuel : lesquels poulmons, estans
spongieux, sestendent & se restraignent, quelquefois à la haste, &
quelquefois à laise, comme les planettes erratiques : &, tout ainsi comme les
principales dicelles, quant au gouvernement de lunivers, sont les deux grands
luminaires du Soleil & de la Lune, & quau dessus, avec le Soleil,
saccompaignent trois planettes superieures (Mars, Jupiter, & Satur-
199
ne) & au dessous, avec la Lune, deux autres (Venus & Mercure) ainsi le dextre
poulmon, plus principal, est representant le Soleil : & pour ceste cause il tient avec
soy trois particules divisees, qui procedent du mesme poulmon : & le poulmon gauche,
qui signifie la Lune, en tient deux : & tous ensemble font le nombre de sept. Et, tout
ainsi comme le monde celeste, avec ses rayons & mouvement continuel, soustient ce
monde inferieur luy participant par iceux la chaleur vitale, la spiritualité, & le
mouvement, ainsi ce cur, avec les poulmons, soustient tout le corps, par les arteres
: au moyen desquelles il luy participe du tout sa chaleur, ses esprits vitaux, & son
continuel mouvement : en sorte que la ressemblance est du tout perfaicte. SOPHI.
Ceste correspondance du cur, & des membres spirituels, avec le monde celeste
& ses influences au monde inferieur, me plaist. Maintenant, si vous me voulez
complaire, dites moy la correspondance quà le monde spirituel avec le corps
humain. PHI. La teste de lHomme (qui est la plus haute partie de son corps)
est representation du monde spirituel lequel (selon le divin Platon, auquel Aristote
saccorde à
200
peu pres) a trois degrez : cest assavoir ame, intellect, & divinité. Lame
est celle de qui provient le mouvement celeste, & qui pourvoit & a gouvernement
sur la nature du monde inferieur, comme nature gouverne la matiere premiere en iceluy
monde. Ceste ame est en lHomme le cerveau, avec ses deux puissances, du sens, &
du mouvement volontaire : lesquels se contiennent en lame sensitive, proportionnale
à lame du Monde, pourvoyante aux corps, & les mouvant. Apres cela en
lHomme est lintellect possible : qui est la derniere forme humaine,
correspondante à lintellect de lunivers : auquel intellect sont toutes les
creatures angeliques. Finalement, en lHomme est lIntellect agent : &,
quand le possible se conjoint avec iceluy, il se fait actuel & plein de perfection,
& de grace de Dieu, sassemblant avec sa sacree divinité. Ce qui est en
lHomme cela qui correspond au divin commencement : duquel toutes choses ont
commencement, & toutes en luy sadressent & reposent, comme en leur derniere
fin. Cela vous doit suffire, quant à cestuy nostre familier devis de la representation de
lHomme à tout lunivers, & touchant ce que raison-
201
nablement il fut nommé Microcosmos par les anciens. Il y a plusieurs autres particulieres
ressemblances, qui seroyent fort longues, & hors de nostre propos : mais, au regard de
ce que nous avons dit, nous nous en servirons, quand nous parlerons de la naissance &
origine damour : & lors vous entendrez que non pour neant les choses de ce monde
sentraiment lune de lautre : cest assavoir les hautes les
basses, & les basses les hautes : puis que toutes, lune apres lautre, sont
partie dun seul corps correspondantes à une integrité & perfection. SOP.
Ce, que nous en avons devisé, nous a aucunement transportez, & detournez de nostre
propos, Retournons maintenant à nostre intention, Philo. Vous avez demonstré, si je vous
ay bien entendu, quel est lamour quà le ciel en la sorte dun homme
engendrant, à la terre & à la premiere matiere des élemens, comme à sa propre
femme, recevante sa generation : &, suyvant cela, ny a point de doute
quencores le ciel ne porte amour à toutes les choses engendrees de la terre, ou
bien de la matiere des élemens, comme pere à propres enfans : lequel amour se manifeste
largement par le soing quil a de les contre-
202
garder, & sustenter par ses nourrissemens, produisant leauë pluviale pour le
nourrissement des plantes, les plantes pour le nourrissement des animaux, & lun
& lautre pour le nourrissement & service de lHomme comme estant son
premier né, & son principal enfant. Il mue les quatre temps de lan : cest
assavoir Printemps, Esté, Automne, & Hiver, pour la naissance & nourrissement des
choses, pour temperer lær au besoing de leur vie, & pour apparier leurs
complexions. On voit aussi que les choses engendrees aiment le ciel comme leur vray &
debonnaire pere. Ce qui se peut cognoistre par la joye quont les animaux, de la
lueur du Soleil, & de la venue du jour, & par la tristesse & resserrement
quils ont en la tenebrosité du ciel sur ladvenement de la nuict. Je sçay
bien que vous me pourriez parler beaucoup plus amplement de tout cela : mais il me suffit
que vous mayez parlé de lamour reciproque du ciel & de la terre (comme
dun mari à sa femme, & dune femme à son mari) & de lamour de
chacun deux envers les choses engendrees (comme estant amour de pere & mere
envers leurs enfans) & aussi de lamour dicelles choses engendrees envers
la terre,
203
ou envers le ciel, comme auroyent enfans à lendroit de leurs peres & meres.
Maintenant je voudroye savoir de vous si les corps celestes, outre lamour
quils portent aux choses du monde inferieur, sentraiment reciproquement
lun lautre : pource que, entendu quil ny a point entre eux de
generation (ce qui me semble la principale cause damour entre les choses de
lunivers) il sembleroit quil ne deust point avoir entre eux de reciproque
amour, ne de convertible dilection. PHIL. Combien que la recidivine & mutuelle
generation defaille entre les corps celestes, toutesfois le perfait & reciproque amour
ne leur defaut point. La cause principale, qui nous monstre amour entre eux, est leur
amitié, & lharmonieuse concordance, qui se trouve perpetuellement en eux : car
vous savez que toute concordance procede dune vraye amitié, ou de vray amour. Tant
y a Sophie que vous verriez une si merveilleuse correspondance & accord de divers
corps, & de difformes mouvemens en une harmonieuse union, que vous demeureriez
estonnee de ladvisement de leur ordinateur, si vous contempliez la correspondance
& la concordance des mou-
204
vemens des corps celestes, tant de ces premiers qui se meuvent de Levant en Ponant, que de
ces autres qui se meuvent, au contraire, du Ponant au Levant : lun par mouvement
tresleger, & lautre avec moins de legereté : aucuns tardifs, & aucuns
autres tres tardifs : & si vous voyez aussi comme quelquefois ils se meuvent
directement, & quelquefois retrogradement, & quelquefois demeurent comme reposans
en la station, aupres de la direction, & à lautrefois aupres de la
retrogradation : & comment quelquefois ils se destournent vers le Septentrion,
quelquefois vers Midi, & quelquefois vont par le milieu du Zodiac : & comment un
dentre eux (qui est le Soleil) ne se part jamais de ceste voye droite du Zodiac,
& que jamais ne va vers Septentrion, ne vers Midi, comme font toutes les autres
Planettes : & si vous cognoissiez aussi le nombre des orbes celestes, par lesquels
sont necessaires les divers mouvemens, leurs mesures, leurs formes, leurs positions, leurs
poles, leurs epicicles, leurs centres & centrics, lun ascendant, lautre
descendant, lun Oriental du Soleil, & lautre Occidental, avec plusieurs
autres choses, qui seroyent trop longues à
205
dire en cestuy nostre present devis. Mais quelle demonstration de vray amour, & de
perfaite dilection de lun à lautre, est plus grande que de veoir une si douce
conformité mise & continuee en tant de diversité ? Pithagoras disoit que les corps
celestes, se mouvans, engendroyent dexcellentes voix, correspondantes lune à
lautre en harmonieuse concordance : laquelle musique celeste il disoit estre
occasion de la sustentation de tout lunivers, en son poys, en son nombre, & en
sa mesure. Il assignoit à tout orbe, & à toute planette, quel estoit leur son, &
leur voix propre : & declaroit lharmonie resultante de tous : & disoit que
la longue distance, dentre le ciel & nous, estoit cause que ceste musique
celeste nestoit oüie ni aperceuë de nous : ou bien que lacoustumance en
estoit cause : laquelle accoustumance fait que nous ne nous appercevions point de ceste
musique, comme il advient à ceux qui habitent pres de la mer : lesquels ne
sapperçoyvent de son bruit, par laccoustumance quils en ont, comme
sen appercevroyent ceux qui nouvellement sapprocheroyent dicelle mer.
Estant donc lamour & amitié cause de toute concordance, & y ayant
206
és corps celestes, plus grande concordance, plus ferme, & plus perfaicte que en tous
les corps inferieurs, il sensuit quil y ait entre eux plus grand & plus
perfait amour, & plus perfaicte amitié quen ces corps dici bas.
SOPH. La concorde & correspondance mutuelle & reciproque, qui se trouve és corps
celestes, me semble plustost effet, & signe de leur amour, que cause diceluy :
& je voudroye savoir la cause de tel amour reciproque és cieux : pource que,
deffaillant en eux la propagation & succession generative (qui est la principale cause
de lamour des hommes & des autres animaux) je ne voy aucune des autres causes
qui convienne aux corps celestes : car ce nest point par bien-fait volontaire de
Lun envers Lautre, estans leurs choses ordinaires : encores moins lestre
dune mesme espece : veu que, selon ce que jay autrefois entendu, il ne se
trouve aucune espece és corps celestes, comme il ne sy trouve point aussi de genre,
ne de propre individuation : ou bien, sil sy en trouve, tout chacun des corps
celestes est dune propre espece. Ce nest pas aussi par la societé : pource
que nous voyons que, par lordre de leurs mouvemens,
207
quelquefois saccompagnent, & quelquefois se desaccompagnent. Aussi ne doit
lun deux engendrer nouvel amour, ne lautre nouvelle amitié : à raison
que ce sont choses ordinaires : sans inclination volontaire. PHILO. Combien
quil ne se trouve, és corps celestes, aucune des cinq causes damour, communes
aux hommes & aux autres animaux, possible y trouvera lon ces deux qui sont
propres aux hommes. SOPH. Par quelle maniere ? PHIL. La cause principale de
lamour qui se trouve és corps celestes, est la conformité de leur nature, comme
est celle des complexions és hommes : & entre les cieux, planettes, & estoilles,
y a telle conformité de nature & essence, quen leurs mouvemens & actes se
correspondent par telle proportion, que de divers quils sont, se fait une unité
harmonieuse : parquoy semblent plustost divers membres, dun corps organizé, que
divers corps separez. Et ainsi comme de diverses voix, lune aiguë &
lautre grave, sengendre un chant entier & doux en laureille, &
que, defaillant lune dicelles, tout le chant ou harmonie se corrompt, ainsi,
quant à ces corps, divers en grandeur, & en mouvemens pesans,
208
& legers, par leur proportion & conformité, se compose deux une proportion
harmonieuse, telle & tant unie, que, defaillant la plus petite particelle, le tout
seroit debrisé. Ainsi donc ceste conformité de natures est cause de lamour des
corps celestes, non seulement comme de diverses personnes, mais comme membres dune
personne seule : car, ainsi comme le cur aime le cerveau, & les autres membres,
& quil les pourvoit de Vie, de chaleur Naturelle, & dEsprits, & le
cerveau les autres, de nerfz, sentiment & mouvement : & le foye, de sang &
veines, pour lamour quils se portent lun à lautre, & que
chacun deux porte à son tout, comme estant partie diceluy (lequel amour
excede celuy de quelconque autre personne) ainsi, les parties du ciel
sentraiment reciproquement, par conformité naturelle : & concurrans tous
en lunion dune fin & operation, se servent lun lautre, &
saccommodent a leur besoing, en sorte que ils font un corps celeste, perfaictement
organizé. Encores se trouve en eux lautre cause, propre à lAmour des hommes
: qui est pour la vertu, car, estant chacun des corps celestes dexcellente vertu
(laquelle est ne-
209
cessaire par lestre des autres, de tout le ciel, & de lunivers) &
estant aussi ceste vertu cognue par les autres, ils aiment ceux-là pour cause
dicelle. Je di plus : cest quils les aiment pour le bien-fait
quils font, non pas propre & particulier envers quelquun
dentreux, mais universel à tout lunivers : car, sans cela, tout seroit
destruit. Et de ceste maniere sentraiment les hommes vertueux, cest assavoir
pour le bien quils font à lunivers, & non par bien-fait particulier,
comme est celuy des choses utiles. Or donc, estans les corps celestes plus perfaits que
les animaux, se trouvent en eux les deux causes damour qui se trouvent és hommes :
lesquels sont de la plus perfaicte espece des animaux. SOPHI. Y ayant, comme vous
dites, telle efficace damour entre les corps celestes, ce, que les Poetes faignent
de lamour des Dieux celestes (comme seroyent les amourettes de Jupiter &
dApollo) ne devroit point estre frivole, excepté que les Poetes y ont entremeslé
ces amours lascifs de masle à femelle, faisant les uns matrimoniaux, & les autres
adulterins, & les faisant mesmes generatifs dautres Dieux. Ce qui est,
certainement, fort aliené de la na-
210
ture des corps celestes : mais, comme on dit vulgairement, il y a beaucoup de bourdes
dedans les Poetes. PHIL. Encores, en cela, les Poetes nont point dit choses
vaines ou frivoles, comme vous croyez. SOPH. Comment non ? Croiriez vous jamais
telles choses des Dieux celestes ? PHIL. Je les croy : pource que je les enten :
& vous aussi les croiriez, si vous les entendiez. SOPH. Faites les moy donc
entendre, afin que je les croye. PHILO. Les Poetes anciens ont envelopé en leur
poéme, non une seule, mais plusieurs ententes, quils nomment Sens. Pour la premiere
de toutes, ils mettent au Sens litteral, comme escorce exterieure, lHistoire
daucunes personnes, & de leurs actes, les plus notables & dignes de memoire.
Apres, en ceste mesme fiction, ils mettent, comme plus intrinsecque escorce, & au plus
pres de la moelle, le Sens moral, utile à la vie active des hommes, approuvant les actes
vertueux, & vituperant les vices. Outre cela, sous telles propres paroles, ils
signifient quelque vraye intelligence des choses naturelles, des celestes ou astrologales,
des theologales : & quelquefois les deux, voire tous les trois Sens scientifics se
comprennent au
211
dedans de la fable, comme les moelles du fruit entre ses escorces : & ces Sens
moelleux sont nommez allegorics. SOP. Ce ne me semble pas choses de petit artifice,
ne de peu desprit, que denvelopper en une narration historiale, vraye ou
fainte, tant, & si diverses, & hautes sentences : & voudroye bien en avoir de
vous quelque brief exemple : afin que je trouve cela plus croyable. PHIL. Croyez,
pour certain, Sophie, que ces anciens ne ont moins voulu exercer leur esprit en
lartifice de la signification des choses, & des sciences, quen la vraye
cognition dicelles : & vous en donneray un exemple. Perseus, fils de Jupiter,
par fiction poetique, tua Gorgone : &, demourant victorieux, senvola en
lEther : qui est le plus haut du ciel. Le Sens historial est que ce Perseus, fils de
Jupiter par la participation des vertus Joviales, qui estoyent en luy, ou bien estant de
la genealogie dun de ces rois de Crete, ou dAthenes, ou dArcadie, qui
furent nommez du nom de Jupiter, tua Gorgone, Tiran de ce pays là (parce que Gorgone en
Grec signifie Terre) &, parce quil estoit vertueux, fut, par les hommes, exalté
jusque au ciel. Encores, à parler moralement, Perseus
212
signifie lHomme prudent, fils de Jupiter, assavoir doüé de ses vertus : qui tuant
le vice bas & terrien, signifié par Gorgone, monte au ciel par sa vertu. Il signifie
aussi pour le premier Sens allegoric, que lentendement humain, fils de Jupiter,
tuant & surmontant la terrestreité de la nature Gorgonique monta jusque à entendre
les choses celestes, hautes, & eternelles : en laquelle speculation consiste la
perfection humaine : & est ceste allegorie naturelle : parce que lhomme est des
choses naturelles. Il y a encor une autre allegorie celeste : qui veut signifier que la
nature celeste, fille de Jupiter, ayant causé, par son mouvement continuel, mortalité
& corruption és corps inferieurs terrestres, apres estre demouree victorieuse des
choses corruptibles, se jettant hors de la mortalité dicelles, vola en haut,
demourant immortelle. La tierce allegorie, qui est theologale, signifie aussi que la
nature Angelique qui est fille de Jupiter, souverain Dieu, createur de toute chose, tuant,
& ostant hors de soy, la corporalité & matiere terrienne, signifiee par Gorgone,
monta au ciel : pour ce que les intelligences, separees de corps & de matiere, sont
celles qui meuvent
213
perpetuellement les orbes celestes. SOP. Cest une chose esmerveillable de
pouvoir mettre, en si peu de paroles dun texte litteral, tant de Sens, pleins de
vraye science, & lun plus excellent que lautre. Mais dites moy, je vous
prie, pourquoy ces anciens ne declarerent plus ouvertement leurs doctrines. PHILO.
Ils ont voulu dire toutes ces choses, avec tel artifice & couverture, pour plusieurs
causes. La premiere : pource quils estimoyent estre chose odieuse à Nature, &
à la Divinité, de manifester leurs tant excellens secrets à tout homme : &, en
cela, certainement ils ont eu raison : pource que trop declarer la vraye & profonde
science, est la communiquer aux inhabiles à icelle : en lesprit desquels elle se
gaste, & adultere, comme fait le bon vin en un vaisseau mauvais : duquel adultere
ensuit universelle corruption des doctrines, environ tous les hommes, & à toute heure
se corrompt de plus en plus, se donnant dun esprit inhabile à un autre de mesme :
laquelle maladie vient de trop manifester les choses scientifiques : & de nostre
temps, par les amples paroles des modernes, sest faite tant contagieuse, quà
peine peut-lon trouver dintellectuel
214
vin, qui soit bon à boire, & qui ne soit gasté : mais, au temps passé, ils
enfermoyent les secrets de la cognition intellectuelle, dedans les escorces fabuleuses,
avec tresgrand artifice afin quil ny peust entrer dedans que les esprits aptes
aux choses divines & intellectuelles, & les entendemens propres à conserver,
& non pas corrompre, les vrayes sciences. SOPH. Ceste raison me plaist : en tant
que les choses hautes & excellentes doyvent estre en grande recommandation aux
entendemens hauts & purs : & au contraire, quelles avilissent en ceux qui ne
sont pas tels. Mais dites moy les autres causes de ces fictions Poetiques. PHILO.
Ils lont fait encores pour quatre autres raisons. Lune, qui sera la seconde de
toutes, est pour cause de briefveté : afin quen peu de paroles peussent comprendre
plusieurs sentences : laquelle briefveté est fort utile à la conservation des choses en
la memoire : principalement si elle est faite avec tel artifice quen recordant
quelque point dhistoire, on se puisse souvenir de tous les Sens doctrinaux enclos en
iceux, sous telles paroles. La tierce cause est, pour mesler le delectable historic, &
le fabuleux, avec le vray intellectuel, &
215
le facile avec le difficile : tellement que, estant la fragilité humaine premierement
attiree, par la delectation & facilité de la fable, la verité de la science luy
puisse entrer en lesprit, avec sagacité : comme on a coustume denseigner les
enfans és choses disciplinables & vertueuses, commenceant par les plus faciles :
principalement quand lon peut faire demeurer ensemble tous ces Sens : lun en
lescorce & lautre en la moelle, comme ils se trouvent és fictions
poetiques. La quatriesme est pour la conservation des choses intellectuelles : à ce que,
par succession de temps ne viennent à varier, és divers esprits des hommes : car, estant
telles sentences mises sous ces histoires, les esprits ne peuvent varier aux termes &
mots dicelles. Encores, pour plus grande conservation, ils ont exprimé telles
histoires en vers ponderez, & de tresgrande observation, afin que facilement ne se
puissent corrompre : pource que la mesure ponderee ne peut souffrir une faute : en sorte
que par ainsi ny a indisposition dentendemens, nincorrection des
escritures, qui puisse aisément adulterer les sciences ainsi deduites. La derniere &
principale cause est que, par ce
216
moyen, ils pouvoyent, dune mesme viande, donner à manger, à divers banqueteurs,
choses de diverses saveurs : car les petits esprits peuvent seulement prendre, de leurs
poémes, lhistoire avec lornement du vers, & sa melodie : les autres plus
eslevez, outre cela, mangeront du Sens moral : & les autres encor plus hauts par
dessus tout cela, pourront manger de la viande allegorique, non seulement de Philosophie
naturelle, mais encor dAstrologie, & de Theologie. Il y a davantage une
autre fin en cela : cest que, estant lhistoire de ces poémes viande ainsi
commune à toute sorte dHommes, cest occasion quelle soit perpetuee és
esprits de la multitude : quand, au contraire, peu de gens goustent des choses difficiles
: tellement que la memoire de ce peu se peut bien tost perdre. Or, advenant un siecle qui
feit destourner les hommes hors de la doctrine, ainsi que nous avons veu en aucunes
nations & religions (comme entre les Grecs & les Arabes : lesquels, ayans esté
Tres-doctes, ont presque du tout perdu la science : ainsi quil advint jadis en
Italie au temps des Gots : nonobstant que depuis se soit renouvelé ce peu qui est à
present) le remede à
217
tel danger est lartifice de mettre les sciences sous chansons fabuleuses &
historiques : qui par leur delectation, & par la douceur du vers, vont tousjours en
avant se conservans en la bouche du vulgaire, dhommes, de femmes, &
denfans. SOPH. Toutes ces causes des fictions Poetiques me plaisent bien :
mais dites moy, quant à Platon & Aristote, prince des Philosophes, pourquoy lun
deux encores quil ait usé de fables, ne voulut point user du vers, ains de
prose seulement, & pourquoy lautre nà usé ne de vers, ne de fable, mais
dune deduction disciplinable. PHIL. Les petits nenfraignent jamais les
loix, ains seulement les grans. Le divin Platon, voulant amplifier la science : osta
dicelle une closture : cest assavoir celle du vers : mais il nosta pas
lautre : qui est celle de la fable : tellement que, combien quil fut le
premier qui rompit partie de la Loy de la conservation de la science, il la laissa encores
si bien close par le stile fabuleux, que cela suffisoit pour la conservation
dicelle. Aristote, plus audacieux, & convoiteux damplification, par un
nouveau stile, & particuliere maniere descrire, voulut aussi oster la closture
de la fable, & enfrain-
218
dre du tout, la loy conservatrice, &, par stile scientific, meit en prose les choses
de la Philosophie. Il est bien vray quil usa dun si merveilleux artifice, à
parler tant briefvement, tant comprehensivement, & en tant profonde signification, que
cela suffisoit, pour la conservation des sciences, en lieu de vers & de fable : en
sorte que, luy ayant Alexandre de Macedoine, son disciple, mandé par escrit quil
sesmerveilloit comment il eust manifesté les livres tant secrets de la sacree
Philosophie, luy respondit que ses livres estoyent, & nestoyent, pas publiez :
car ils nestoyent seulement publiez quà ceux qui les avoyent oüis dessous
luy. Sur quoy vous noterez, Sophie, la difficulté & artifice qui est au parler
dAristote. SOPHIE. Je la note bien : mais je trouve estrange quil die
quil ny aura que ceux, qui les ont oüis dessous luy, qui les entendent :
Pource que plusieurs Philosophes ont esté depuis, qui les ont tous entendus, ou bien la
plus grande partie : à cause dequoy telle response sienne non seulement me semble
menteuse, mais davantage arrogante : pource que, si ses escrits sont purs &
nets, ils doyvent estre entendus des bons es-
219
prits, encores quils soyent absents de luy : car lescriture nest pas
pour servir aux presens, mais à ceux qui sont loing & absens diceux escrivans :
tant pour lesgard du lieu que pour celuy du temps à venir. Et pourquoy Nature ne
pourra-elle pas faire que tels esprits puissent entendre Aristote, par ses escritures,
sans les avoir oüies de luy ? PHIL. Bien seroit estrange ceste parole
dAristote, si elle navoit autre entente. SOPH. Quelle autre entente
auroit-elle ? PHIL. Il appelle son auditeur celuy, lesprit duquel entend &
philosophe à la maniere de celuy du mesme Aristote, en quelconque temps & pays que ce
soit : & veut dire que ses paroles escrites ne font pas Philosophe tout homme, ains
seulement celuy, duquel lesprit est disposé à la cognition Philosophique, comme
fut le sien : & que ce telles entendra, & les autres non : ainsi quil
advient en ceste Philosophie, de laquelle tout le Sens est caché sous fiction
Poetique. SOPHIE. Suyvant cela, Aristote ne feit point mal doster la
difficulté du vers & de la fable, puis quil laissa la doctrine close avec une
autre telle serrure, quelle suffisoit pour la conservation de la science és esprits
purs & nets.
220
PHIL. Il ne feit point mal : pource quil y remedia par la grandeur de son
entendement : mais il donna bien laudace à dautres, non tels que luy,
descrire, en prose solüe, la Philosophie : &, dune manifestation en
lautre, venant aux esprits ineptes, cela a esté cause quelle ait esté
falsifiee, corrompue, & ruinee. SOPH. Vous mavez assez parlé de cela :
retournons aux amours Poetics des Dieux celestes. Suen dites vous de ceux-là
? PHILO. Je vous le diray : mais vous devez premierement savoir qui, quels, & de
quantes manieres sont ces Dieux Poetics : & puis apres vous saurez de leurs
amours. SOPH. Vous avez raison : & pourtant dites moy premierement qui sont ces
Dieux. PHIL. Le premier Dieu selon les Poetes, est ceste premiere cause productive
& conservatrice de toutes les choses de lunivers : lequel Dieu ils nomment
communément Jupiter : qui veut dire pere aidant : par ce quil est pere aidant à
toutes choses : veu quil les a faites de rien, & leur a donné lEstre. Les
Romains le nommerent aussi tre-bon & tres-grand : pource que tout Estre, provient de
luy : & les Grecs le nommerent Zefs : cest à dire Vie : à raison que,
221
de luy, toutes choses ont vie : &, en outre, est vie de toute chose. Il est bien vray
que le tout-puissant Dieu feit participer ce nom de Jupiter à aucunes des plus
excellentes de ses creatures : tant que ce nom, au monde celestiel, a esté approprié à
la seconde des sept Planettes, nommee Jupiter : par ce quil est de fortune plus
grande, de tres-claire splendeur, & de tresbons effects au monde inferieur : voire est
celuy qui fait les meilleurs, les plus excellens, & les mieux fortunez hommes par sa
constellation & influence. Quant au monde inferieur, le feu élementel se nomme aussi
Jupiter : pource quil est le plus clair & le plus actif de tous les élemens,
& comme vie de toutes les choses inferieures : car, comme dit Aristote, on vit par la
chaleur. Ce nom fut encores communiqué à quelques uns des plus excellens dentre
les hommes, pour raison du grand aide & secours quils faisoyent à la generation
humaine : comme fut ce Lisanias dArcadie : lequel estant en Athenes, & y
trouvant le peuple lourd, & de manieres de faire bestiales, non seulement leur donna
la loy humaine, mais aussi leur monstra ladoration divine : tellement quils le
prindrent pour
222
Roy, & ladoroyent pour Dieu, le nommant Jupiter, pour la participation de ses
vertus. Semblablement Jupiter de Crete, fils de Saturne, pour le bon gouvernement
quil tint sur les gens de ce pays là, leur deffendant de manger chair humaine, leur
ostant quelques coustumes bestiales, & leur monstrant à vivre à la façon des autres
hommes bien reiglez, & les instruisant és cognoissances divines, fut nommé Jupiter,
& adoré pour Dieu : pource que, comme il leur sembloit, il estoit messager de Dieu,
& formé par iceluy, quils nommoyent Jupiter. SOPH. Les Poetes
nommoyent-ils point aussi ce Dieu par quelque autre nom propre ? PHIL. Ils le
nommoyent proprement Demogorgon : qui signifie Dieu de la terre : cest à dire de
lunivers : ou bien Dieu terrible : pource quil est le plus grand de tous :
& le disent estre producteur de toutes choses. SOPH. Apres le souverain Dieu,
quels autres Dieux mettent les Poetes ? PHIL. Ils mettent premierement les Dieux
celestes : comme sont Pole, Ciel, Ether, & les sept Planettes : cest assavoir
Saturne, Jupiter, Mars, Apollo, ou Soleil, Venus, Mercure, & Diane, autrement la Lune
: lesquels ils
223
nomment Dieux & Deesses. SOP. Pour quelle raison attribuent-ils Deité aux
choses corporelles comme sont telles choses celestes ? PHIL. Pour raison de leur
immortalité, lueur, grandeur, & grande puissance en lunivers : &
principalement pour cause de la divinité de leurs ames : lesquelles sont intellects,
separez de matiere & corporeité, purs, & tousjours en acte. SOPH. Le nom de
Dieu sestendoit-il point anciennement plus outre ? PHILO. Oüi dea : car ils
le faisoyent descendre jusques au monde inferieur : pource que les Poetes nommoyent Dieux
les élemens, mers, fleuves, & les plus grandes montaignes du monde inferieur. Ils
nommoyent lélement du feu, Jupiter : celuy de lær, Juno : celuy de
leauë & de la mer, Neptune : celuy de la terre, Ceres : le profond
dicelle, Pluton : le feu mixte & bruslant dedans la terre, Vulcan : & ainsi
donnoyent plusieurs autres noms de Dieux aux parties de la terre & de
leauë. SOPH. Cest chose fort estrange de nommer Dieux les corps sans
vie, insensibles, & sans ame. PHIL. Ils les nommoyent Dieux, pour cause de leur
grandeur, notice, operation, & principauté quils ont en ce monde inferieur :
224
& aussi pource quils croyoyent que chacun de ces corps fust gouverné par vertu
spirituelle, participative de lintellectuelle divinité : ou bien, comme est
lopinion de Platon, que chacun des élemens ait un commencement formal incorporel,
par la participation duquel ils ayent ses propres natures : lesquels commencemens il nomme
Idees : & tient que lIdee du feu est vray feu par essence formale, & que
lélementale essence est feu par participation dicelle son Idee : & ainsi
des autres. Ce nest donc pas chose estrange dapproprier la Divinité aux Idees
des choses : & pourtant encores mettoyent-ils divinité aux plantes : principalement
à celles qui sont viandes plus communes & plus utiles aux humains : comme de Ceres
aux bleds, & Bacchus au vin : pour raison de luniverselle utilité &
necessité, quont les hommes, dicelles : & pource aussi que les plantes
ont leurs propres Idees, comme les élemens. Encores, pour ceste mesme raison, ils
appellerent Dieux & Desses, les vertus, les vices, & les passions humaines :
pource que combien que celles là, par leur excellence, & cestes-ci, par leur force,
participent aucunement de divinité, toutesfois la principale cause
225
en est que chacune des vertus, chacun des vices, & chacune des passions humaines, en
universel, a sa propre Idee, par participation de laquelle, plus & moins, se trouvent
és hommes asprement, ou doucement : & à ceste cause Renommee, Amour, Grace,
Cupidité, Volupté, Litige, Fatigue, Envie, Fraude, Pertinacité, Misere, & plusieurs
autres de ceste sorte, sont nommez entre les dieux : pource que chacun de tous ceux-là a
sa propre Idee & commencement incorporel (comme je vous ay dit) par lequel il est
nommé dieu ou deesse. SOP. Quand encores les vertus, par leurs excellences,
auroyent des Idees, comment est-ce que les vices & mauvaises passions en pourroyent
avoir ? PHIL. Ainsi comme entre les dieux celestes il y en a de quelques bonnes
& tresbonnes fortunes (comme Juppiter & Venus, desquels dependent tousjours
plusieurs biens) & quil y en a aussi aucuns mauvais & dinfortunez,
comme Saturne & Mars, desquels tout mal derive, ainsi, de mesme, entre les Idees
Platoniques, il y en a aucunes commencemens de bien & de vertu, & autres qui sont
commencement de mal & de vices : par ce lunivers a besoin
226
de lun & de lautre, pour la conservation : au moyen duquel besoing tout
mal est bien : car tout ce, qui est de besoing à lEstre de lunivers,
certainement est bon, puisque lessence diceluy est bonne : tellement que le
mal & la corruption sont aussi necessaires à lEstre du monde comme le bien
& la generation : car lun dispose lautre, & est voye diceluy. Ne
vous esmerveillez donc point si autant lun comme lautre a commencement
dimmaterielle Idee. SOP. Toutesfois jay entendu que les vices & les
maux consistent en privation, & dependent du defaut de la matiere premiere, & de
son imperfaicte essence potentielle : comment ont-ils donc commencemens divins ?
PHI. Quand bien il seroit ainsi, selon ladvis des Peripathetics, si ne sauroit-on
nier que la mesme matiere ne soit produite, & gouvernee par lesprit divin, &
que tous ses effets, & deffauts, ne soyent dressez par la souveraine sapience, puis
quils sont necessaires à lessence totale du monde inferieur, & à
lEstre humain. Parquoy leur sont appropriees, de Dieu, certaines propres Idees, pour
leurs commencemens, non materiaux, mais agents, & formels, qui cau-
227
sent lestre de ces choses imperfaictes, fondees en privation, & entifiees pour
le necessaire estre de lunivers. SOPH. Or je me tien contente pour cela :
retournons à nostre propos, & me dites si le nom de Dieu, entre les Poetes, est point
plus commun. PHIL. Ils lont voulu finalement communiquer particulierement aux
hommes : mais seulement à ceux qui avoyent quelque vertu heroïque, & fait des actes
emblables aux divins, & des choses grandes & dignes deternelle memoire,
comme les divines. SOP. Et pour ceste ressemblance seule donnent-ils le nom de dieu
aux hommes mortels ? PHI. Ils ne les nomment pas dieux, de la partie quils
sont mortels, mais seulement de celle, par laquelle ils sont immortels : qui est
lame intellective. SO. Ceste partie est en tous les hommes : & toutesfois
ils ne sont pas tous dieux. PH. Aussi nest-elle pas en tous esgalement
excellente & divine : mais, par les actes, nous cognoissons le degré de lame de
lHomme : & les ames de ceux, qui en vertus & actes ressemblent aux divines,
participent actuellement à la divinité, & sont comme rayons dicelle. Parquoy,
avec quelque raison, les ont
228
nommez dieux : & aucuns diceux, par leur excellence, furent intitulez par le nom
des dieux celestes : comme de Juppiter, Saturne, Appollo, Mars, Venus, Mercure, Diane,
Ciel, Pole, Ether, & par autres tels noms des estoilles fixes, de figures estoillees
de la huitiesme Sphere. Les autres furent nommees enfans de ceux-là : comme Hercules fils
de Juppiter, & Neptune, fils de Saturne. Quelques autres, non tant excellens, sont
appelez du nom des dieux inferieurs : comme Occean & Terre, Ceres & Bacchus, &
leurs semblables : ou bien sont nommez enfans diceux : des aucuns desquels le pere
fut dieu, & la mere deesse : des autres, la mere ne fut pas deesse : &
dautres le pere fut dieu celeste, & la mere deesse inferieure, & en ceste
maniere sont multipliez les fictions poetiques, quant aux hommes heroics, nommez dieux.
Parquoy, en recitant leur vie, actes, & hystoire, ils signifient quelque choses de la
Philosophie morale : mais, quand ils les nomment apres, par les vertus, par les vices,
& par les passions, ils signifient quelques choses de la Philosophie naturelle :
&, en les appelant par les noms des dieux inferieurs du monde de la genera-
229
tion & corruption, ils demonstrent lastrologie & science des cieux : &,
sils les nomment des noms des dieux celestes, ils signifient la Theologie de Dieu
& des Anges : en sorte que ces fictions poetiques furent ingenieuses, & de haute
sapience en la multiplication des noms des dieux. SOP. Jay assez oüi de la
nature des dieux des Gentils, & de leur appellation diverse. Parlez moy maintenant de
leurs amours (car cest nostre intention) & comment on peut imaginer en eux
propagation generative, & genealogie successive, comme mettent les poetes non
seulement en ces hommes heroics, quils nomment dieux particippatifs, mais
davantage és dieux celestes & inferieurs : esquels semble chose absurde,
lascive, mariage, & propagation, quils leur attribuent. PH. Il est bien
temps que je vous declare quelque partie des amours diceux, & de leur
generation. Saches doncques, Sophie, que toute generation nest pas propagation
charnelle, ni acte lascif, pource que telle maniere dengendrer charnellement &
lascivement est seulement és hommes & és animaux : toutesfois generation est commune
à toutes les choses du monde, de-
230
puis le premier dieu jusques à la derniere chose du monde : excepté que Dieu est
seulement engendreur, & non engendré. Les autres choses sont toutes engendrees, &
la greigneur partie aussi generatrices : & la pluspart de ces choses engendrees ont
deux commencemens de leur generation : lun formel, & lautre materiel, ou
bien un donnant, & lautre recevant : en sorte que les Poetes nomment, le
commencement formel, pere donnant, & le materiel, mere recevante : & pource que
ces deux principes sassemblent à la generation de tout engendré, il est de besoin
que ils saiment lun lautre, & quils sunissent moyennant
lamour, pour produire le generable, comme font les peres & les meres des hommes
& des animaux : &, quand ceste conjonction des deux parens du generable est
ordinaire en la nature, elle se nomme matrimoniale entre les Poetes : & lun des
parens se nomme le mari, & lautre la femme : mais, quand la conjonction est
extraordinaire, ils lappellent amoureuse, ou bien adultere, & les parens ou
engendreurs, se nomment amans : tellement que vous pouvez maintenant consentir quil
y a des amours, des mariages, des generations, des parentages, & des genealogies,
entre les dieux superieurs & inferieurs,
231
sans plus vous en esmerveiller. SOP. Je vous ay bien entendu : & me plaist ce
fondement universel en lamour des dieux : mais je voudroye que vous me declarissiez
plus particulierement les amourettes daucuns dentreux (à tout le moins
les plus fameuses) & leurs generations : & trouveroye bon que vous prissiez vostre
commencement à la generation de Demogorgon, que vous dites signifier le souverain &
premier dieu : pource que jay entendu quil a fait des enfans par estrange
maniere. Dites moy, je vous prie, ce quil vous semble de cela. PHI. Bien donc
: je vous diray ce que jay entendu de la generation de Demogorgon. Pronapis, poete,
en son Protocosme, dit que, estant Demogorgon seulement accompaigné de lEternité,
& de Chaos, & se reposant sur icelle son Eternité, oüit quelque bruit au ventre
de Chaos : parquoy Demogorgon, pour la secourir, estendit la main, & ouvrit le ventre
dicelle : duquel sortit Litige, faisant grand bruit, avec laide & deshonneste
face, & voulant voler au ciel : mais Demogorgon le jetta à bas : &, demeurant
Chaos encor travaillee de sueurs, & de souspirs ardans, Demogorgon ne retira point la
232
main à soy jusques à tant quil luy eust encores tiré, du ventre, Pan, avec ses
trois surs, nommees Parques : &, semblant à Demogorgon que Pan estoit plus beau
que pas-une autre chose engendree, le feit son Maistre dhostel : & luy donna
pour pedisseques (cest à dire servantes & compaignes) ses trois surs :
& Chaos se voyant delivré de la grossesse, meit Pan en son siege, par le commandement
de Demogorgon. Voila donc la fable de Demogorgon, encores quHomere, en son Iliade,
applique la generation de Litige, ou de Discorde, à Juppiter, pour fille : laquelle il
dit avoir esté jettee du ciel en terre parce quelle feit quelque desplaisir à
Juno, à la nativité dEuristeus, & de Hercules. En outre, ils disent que
Demogorgon engendra Pole, Phiton, Terre, & Herebe. SOP. Dites moy la
signification de ceste fabuleuse generation de Demogorgon. PHIL. Elle signifie la
generation, ou bien la production, de toutes choses, par le souverain Dieu, createur :
auquel ils disent lEternité avoir esté compaigne : parce que luy seul est le vray
eternel : puis quil est, fut, & sera toujours, commencement & cause de
toutes les choses, sans quil y ait en luy
233
aucune succession temporelle. Ils luy donnent aussi, pour compaigne eternelle, Chaos, qui
est, comme declare Ovide, la matiere commune de toutes choses, meslees & confuses
ensemble, laquelle les anciens faisoyent coeternelle avec Dieu : & de laquelle, quand
il luy pleust engendra toutes les choses creées, comme vray pere de toutes : & la
matiere est la mere commune à tout engendré : en sorte quils ne font eternels
& inengendrez que seulement les deux parens de toutes choses : lun pere, &
lautre mere : mais bien mettoyent-ils le pere, pour cause principale, & Chaos,
pour accessoire & accompaignante, comme il semble que Platon ait voulu par mesme
advis, en son Timee, quant à la nouvelle generation des choses, produites de
leternelle & confuse matiere, par le souverain Dieu. Toutesfois ils pourroyent
bien estre repris en ce quils font Chaos eternelle : parce que estant Dieu
producteur de toutes choses, il faut aussi quil ait produit la matiere, de laquelle
elles sont engendrees : mais nous devons entendre quils signifient, en ce que Chaos
estoit compaigne de Dieu en lEternité, quelle fut produite par luy de toute
eternité, & que Dieu
234
produisit toutes autres choses, de ceste Chaos, de nouveau, en commencement de temps,
suivant lopinion Platonique. Et, nonobstant quelle soit produite, la nomment
compaignie de Dieu : en tant quelle fut produite dés toute eternité, & que
depuis elle se trouva tousjours en compaignie de Dieu : car puisque elle fut ainsi
immediatement produite de Dieu, & quelle fut aussi en compaignie diceluy
en la creation & production de toutes choses, & son associee en leur generation,
& que toutes les autres choses ont esté produites de Dieu, & delle, soit
Chaos, ou matiere, se peut, par raison, bien nommer compaigne de Dieu : mais ce nest
pas à dire pourtant que, de toute eternité, elle ne soit produite de Dieu, ainsi comme
Eve, estant produite dAdam, luy fut compaigne & associee, & que tous les
autres hommes, sont nez de eux deux. SOP. Il semble bien que, par ceste fable, ils
vueillent signifier la generation de lunivers, par le Dieu tout puissant, comme par
le pere, & par Chaos, ou par la matiere, comme par la mere. Mais dites moy quelque
signification, touchant aucunes particularitez de la fable : cest assavoir quant au
bruit du
235
ventre de Chaos, quant à la main de Demogorgon, & quant à la naissance de Litige
& des autres. PHIL. Le bruit, que sentit Demogorgon au ventre de Chaos, est la
puissance & appetition de la matiere confuse, à la germination des choses divisees :
laquelle division causoit, & a coustume de causer, bruit. Lestente de la main de
Demogorgon, pour ouvrir le ventre de Chaos, est la puissance divine, qui voulut reduire la
puissance universelle de Chaos en acte divise : car cela est ouvrir le ventre de
lenceinte, pour en tirer hors ce qui vous est caché dedans. Et ont faint ceste
extraordinaire maniere dengendrer avec la main, & non par membre ordinaire
generatif, pour demonstrer que la premiere production, ou creation des choses, ne fut pas
ordinaire, comme la naturelle generation accoustumee, & successive, depuis la creation
: mais fut estrange & miraculeuse, par la main de toute puissance. En apres la fable
dit que ce, qui premierement sortit de Chaos, fut Litige : pource que ce, qui premierement
sortit de la premiere matiere, fut la division des choses, qui estoyent indivisees en elle
: &, à son accouchement, par la main, ou pouvoir, de
236
Demogorgon, furent divisees. Elle nomme ceste division Litige pource quelle consiste
en contrarieté : cest assavoir entre les quatre élemens : car lun est
contraire à lautre. Elle luy donne aussi laide face : pource que, par effet, la
division & contrarieté est defaut, comme la concorde & union est perfection. Elle
dit encores que Litige voulut monter au ciel, & quil fut jetté du ciel en terre
par Demogorgon : pource quau ciel ny a nulle discorde, ne contrarieté aucune
selon les Peripathetics : & pourtant les corps celestes ne sont point corruptibles,
ains le sont seulement les inferieurs, parce quil y a contrarieté entre eux : car
la contrarieté est cause de corruption : &, en ce quil fut jetté du ciel en
terre, il sentend que le ciel est cause de toutes les contrarietez inferieures,
& quil est sans contrarieté. SOPH. Comment la peut-il donc causer ?
PHIL. Par la contrarieté des effets des Planettes, estoilles, & signes celestes,
& par la contrarieté des mouvemens celestes, lun tirant de Levant à Ponant,
lautre de Ponant à Levant, lun vers Septentrion, & lautre vers Midi
: & aussi par la contrarieté du mouvement des corps inferieurs, colloquez en la ron-
137
deur du ciel de la Lune : car les prochains de la circonference du ciel sont legers, &
les loingtains, approchans du centre, sont pesans : de laquelle contrarieté despend toute
autre contrarieté des élemens. Encores pourroit signifier nostre fable ceste opinion
antique, & Platonique, touchant ce que les estoilles & planettes soyent faites de
feu, à cause de leur lueur, & le reste du corps celeste, deauë, à raison de
sa diaphanité & transparence : tellement que le nom Hebraic des cieux (qui est
Schamaiin) sinterprete Esch-maiin : qui veut dire, en Hebreu, feu & eauë :
& suyvant cela Litige & contrarieté, en la premiere creation, monterent aux cieux
: car ils sont faits de feu & deauë : mais ils ny demeurerent pas par
succession de temps, ains furent dejettez du ciel, pour habiter continuellement en terre :
en laquelle se fait la successive generation, avec la continuelle contrarieté.
SOPH. Je trouve estrange quil y ait au ciel natures contraires élementaires, comme
feu & eauë. PHIL. Si la matiere premiere est commune aux inferieurs & aux
celestes, comme tiennent ceux-là, & Platon mesme, il nest pas estrange que
quelque contrarieté
238
élementelle ne se trouve aussi au ciel. SOPH. Comment donc ne se corrompt-il :
comme font les corps inferieurs ? PHIL. Platon dit que les cieux sont corruptibles,
de soy : mais que la puissance divine les fait indisolubles, entendant par les formes
intellectuelles en acte, qui les informe. Aussi, pource que ces élemens celestes sont
plus purs, & presque ames des élemens inferieurs, ils ne sont pas mixtes au ciel,
comme ils sont és inferieurs mixtes : car le feu y est seulement és luisans, &
leauë és transparens : en sorte que, combien que Litige, au commencement de la
production du ventre de Chaos voulust monter au ciel, neantmoins il fut jetté au monde
inferieur, ou est son habitation pour le jourdhuy. Parquoy la fable poursuit que,
estant Chaos, apres ceste descharge de Litige, encores chargee de sueurs & de souspirs
ardans, la main de Demogorgon poussa, & tira, du ventre de ceste Chaos, Pan, avec les
trois Parques, ses surs : & ainsi veut entendre, par ces travaux, à la
naissance de Litige, les natures des quatre élemens contraires : car, par la pesanteur,
elle veut signifier la terre, qui est la plus pesante : par les sueurs, leauë :
& par les souspirs
239
ardans, lær & le feu : & pour cause & remede de la fatigation de ces
contraires, la puissance divine produisit de Chaos, Pan, le second enfant : qui signifie
tout, en la langage Grec, & par cela on entend que la nature universelle, ordinatrice
de toutes les choses produites de Chaos, est, celle qui pacifie les contraires, & qui
les accorde ensemble. Parquoy Pan nasquit apres Litige : car la concorde succede à la
discorde, venant apres elle. Et, quant à ce quavec Pan furent produites les trois
surs Parques, nommees Clothos, Lachesis, & Atropos, que Senecque nomme Fata, on
entend, par elles, trois ordres des choses temporelles : du present, du futur, & du
preterit, que Dieu feit suyvre la nature universelle : car Clotho signifie le tour des
choses presentes : & est la Faee qui devide le fil, qui se file au present. Lachesis
est interpretee Protraction qui est lestendue du futur : & est ceste Faee qui
accoutre la fillace, qui reste pour filler, en la quenoille. Atropos sinterprete
sans retour (qui est le passé, qui ne peut retourner) & est la Faee qui a filé le
fil desja recueilli au fuseau : & toutes se nomment Parques, par le contraire de ce
quelles font :
240
pource quelles ne pardonnent à pas un. Touchant ce que Pan fut mis au siege, par le
commandement de Demogorgon : cest que Nature exerce lordre divin, & son
administration és choses. Apres ensuit la generation dun sixiesme enfant de
Demogorgon, nommé Pole : qui est la derniere Sphere, tournoyante dessus les deux Poles,
Arctic & Antarctic. Le septiesme enfant de Demogorgon se nomme Phiton : qui est le
Soleil. Le huitiesme fut femme : cest assavoir Terre : laquelle est le centre du
monde. Ils disent que ceste-ci a engendré Nuict : pource que lombre de la terre
cause la nuict : mais on peut aussi entendre par la nuict, la corruption & privation
des Formes lumineuses, laquelle derive de la matiere tenebreuse. Ils disent aussi que
Renommee fut la seconde fille de Terre : pource que la terre conserve la renommee des
mortels, apres quils sont ensepvelis en elle. Son troisiesme enfant, comme ils
disent, fut Tartare : cest à dire Enfer : à raison que tous les corps engendrez
retournent à linferieur ventre de la terre. Encores disent ils que Terre a
engendrré tous ces enfans dessusdits, & quelques autres, sans pere : pource que
ceux-ci sont deffauts & pri-
241
vations destre : lesquels despendent de la lourde matiere, & non daucune
formelle. Le dernier enfant de Demogorgon fut Herebe : qui vaut à dire inherence :
cest assavoir la puissance naturelle inherente à toutes les choses inferieures :
laquelle est en ce monde bas, la matiere des generables : & est cause de la generation
& corruption, & de toute variation & mutation des corps inferieurs : & est
en lHomme (qui se nomme petit monde) lappetition & desir à
lacquisition de toutes choses nouvelles : dont ils disent que Herebe engendra
plusieurs enfans, cest assavoir Amour, Fatigue, Envie, Peur, Dol, Fraude,
Pertinacité, Egesté, Misere, Faim, Complainte, Maladie, Vieillesse, Paleur, Obscurité,
Sommeil, Mort, Charon, Dié & Ether. SOP. Qui fut la mere de tant denfans
? PHILO. Nuict, fille de Terre en laquelle Herebe les engendra tous. SOPH.
Pourquoy attribuent-ils tous ces enfans à Herebe & à Nuict ? PHI. Pource
quils derivent tous de la puissance inherente, & des nocturnes privations,
autant au grand monde inferieur quau petit humain. SOPH. Dites moy
comment. PHIL. Amour, cest à dire desir, est engendré de linherente
242
puissance & du deffaut : pource que la matiere, comme dit le philosophe, appette
toutes les formes, desquelles elle est degarnie. Grace est ce qui vient de la chose
desiree, ou aimee, devant lamour, en la pensee desirante, ou en la puissance
appetente. Fatigue est lennui & travail du desirant, pour attaindre à la chose
quil appette. Envie est celle qua le desirant sur le possesseur. Peur est
celle que lon a de perdre lacquesté de nouveau (pource que tout acquesté se
peut perdre) ou bien de ne pouvoir acquerir ce que lon desire. Dol & Fraude sont les
moyens dacquerir les choses desirees. Pertinacité est celle, de qui on use à les
poursuyvre. Egesté, Misere, & Faim, sont les deffauts des desirans. Complainte est
leur lamentation, quand ils ne peuvent avoir ce quils desirent, ou bien quand ils
perdent ce quils ont acquis. Maladie, Vieillesse & Paleur, sont les dispositions
de la perte, & corruption des choses, acquises par volonté ou puissance generative.
Lobscurité & le Sommeil sont les premieres pertes, estant Mort la derniere :
car elle est derniere corruption. Charon est lOblivion, qui suit la corruption &
perte de lacquesté. Dié est la luisante
243
forme, à laquelle peut atteindre linherente puissance materielle (cest à
dire lintellictive humaine) &, en lHomme, cest la luisante vertu
& sapience, à laquelle la volonté & le desir des perfaits sadresse. Ether
est lesprit celeste intellectuel, qui est celuy qui plus peut participer la
puissance materielle, & la volonté humaine. Encores pourroit signifier ceste fable,
par ces deux enfans dHerebe (qui sont Dié & Ether) les deux natures du ciel :
cest assavoir la luisante, des estoilles & planettes (laquelle se nomme Dié)
& la Diaphane de lOrbe : laquelle se nomme Ether. SOPH. Que ont affaire
ces natures celestes avec Herebe ? qui est la matiere des generables & corruptibles ?
& comment luy peuvent-elles estre enfans ? PHIL. On les fait venir à estre les
plus excellens enfans dHerebe : pource que plusieurs des anciens & Platon avec
eux, asseurent que ces natures celestes sont faites de la matiere des corps
inferieurs. SOP. Ce que vous mavez dit, en brief, de la generation de
Demogorgon me suffit. Il me reste seulement dentendre des choses appartenantes à
lamour : comme des amourettes de Pan, second fils de Demogorgon avec
244
la Nimphe Siringue. PHIL. Les Poetes figurent le dieu Pan avec deux cornes en teste,
tendantes vers le ciel, ayant la face ardente, & la barbe longue, qui luy pend sur la
poictrine. Il tient en mains une verge, & une fluste à sept chalumeaux, estant
couvert dune peau, tachee de diverses macules. Ses membres sont trapus, aspres,
& lourds : & a des pieds de chevre. Ils disent que, estant venu Pan en contention
avec Cupido, & demourant surmonté par luy, fut contraint daimer Siringue,
vierge, Nimphe dArcadie : laquelle, estant poursuyvie de luy à la course, &
elle fuyant devant, fut empeschee par le Fleuve Ladon : Parquoy, demandant secours aux
autres Nimphes, fut transmuee en roseaux ou cannes marescageuses : &, oyant Pan qui la
suyvoit, le son que le vent faisoit, poussant ces roseaux, sentit telle douceur
dharmonie que, par la delectation du son, & par lamour quil portoit
à la Nimphe, prit sept de ses roseaux : &, les joignant ensemble avec de la cire, en
feit une fluste, intrument doux à sonner. SOP. Je voudroye savoir, de vous, si les
Poetes ont signifié quelque allegorie en cela. PHI. Outre les Sens hystorial
dun Silvanus
245
dArcadie, lequel, estant enamouré, sadonna à la Musique, & fut inventeur
de la fluste à sept chalumeaux, conjoints ensemble avec de la cire : il ny a point
de doute quelle nait un autre Sens, haut, & allegoric : cest
assavoir que Pan (qui, en Grec, signifie tout) est la nature universelle, ordinatrice de
toutes les choses mondaines. Les deux cornes, quil a au front, &
sestendent jusquau ciel, sont les deux Poles du ciel : lun Arctic,
lautre Antarctic. La peau tachee, quil a sur soy, est la huitiesme Sphere,
pleine destoilles. La face ardante est le Soleil, avec les autres Planettes : qui
sont sept en tout, comme il y a sept organes en la teste cest assavoir deux yeux,
deux aureilles, deux trous au nez, & la bouche : lesquels, comme nous avons dit
devant, signifient les sept Planettes. Les cheveux, de la barbe longue, pendante sur la
poictrine, sont les rayons du Soleil, & des autres Planettes & estoilles, qui
pendent au monde inferieur, pour faire toute generation & mixtion. Les membres trapus
& lourds, sont les élemens & les corps inferieurs, pleins de grosseur & de
lourderie, au regard des celestes : entre lesquels membres les pieds sont de
246
chevre : pource que, comme les pieds de chevre ne cheminent jamais par la voye droite,
ains vont sautant & traversant, sans aucun ordre, ainsi font les pieds du monde
inferieur, & ses mouvemens, & ses transformations dune essence en
lautre, transversalement, sans certain ordre : desquelles lourderies &
inordinations les corps celestes ne tiennent rien, & telle est la signification de la
figure de Pan. SOPH. Elle me plaist bien : mais dites moy encores la signification
de son amour avec Siringue : car cela est plus à nostre propos. PHILO. Ils disent
donc encores que ceste nature universelle, tant grande, puissante, excellente &
admirable ne peut estre sans amour : & pourtant aima la vierge pure & non
corrompue : cest à dire lordre stable & incorruptible des choses de ce
monde (pource que nature aime le meilleur, & le plus perfait) laquelle ordre estant
suyvie de ceste nature, la fuit : car le monde inferieur est tout instable, &
tousjours inordinément muable, avec des pieds de chevre. Et, quand à sa fuite, que feit
cesser le fleuve Ladon : ce fleuve est le ciel, qui court continuellement, comme fleuve,
auquel est retenue lincorrompue stabilité fugitive
247
des corps generables du monde inferieur, combien que le ciel ne soit pas luy-mesme sans
continuelle instabilité, par son continuel mouvement local : mais ceste instabilité est
par ordre & sempiternelle, & vierge sans corruption : & ses difformitez sont
avec correspondance bien ordonnee & harmonieuse, ainsi que nous avons dit dessus,
quant à la musique & melodie celeste : & là sont les tuyaux des cannes du
fleuve, esquels Siringue fut transmuee, & ausquels le vent engendre doux son, &
douce harmonie : pource que lesprit intellectuel, qui meut les cieux, cause la
consonnante correspondance musicale de ces chalumeaux : desquels Pan feit la fluste : avec
sept dentre-eux. Qui veut signifier la congregation des orbes des sept Planettes,
& leurs esmerveillables concordances harmoniales : & pour ceste cause disent que
Pan porte la verge & la fluste, avec laquelle il sonne tousjours : dautant que
Nature se sert continuellement de lordonnee mutation des sept planettes, pour les
mutations continuelles du monde inferieur. Voyez, Sophie, comme je vous ay briefvement dit
le contenu de lamour de Pan avec Siringue. SOP. Jay pris plaisir en cest
amour
248
de Pan à Siringue : je voudroye maintenant savoir la generation, mariage, adulteres,
& amourettes des autres dieux celestes, & quelles sont leurs allegories.
PHIL. Je vous diray quelque partie diceux, sous briefveté : pource que ce seroit
chose longue & facheuse que den dire tout. Lorigine des dieux celestes
vient de Demogorgon, & de deux des enfans de son fils Herebe : cest assavoir
dEther, & de Dié, sa sur & femme : qui sont, selon quelques autres,
ses propres enfans. Ils disent que de ces deux nasquit Celie, ou Ciel : duquel nom fut
nommé Uranie, pere de Saturne, par les Gentils : par ce quil estoit de tant
excellente vertu, & de si profond entendement quil sembloit celeste, & digne
destre fils dEther & de Dié, à raison quil participoit de la
spiritualité Etheree en son esprit, & de la lueur divine en sa vertu. Le Sens
Allegoric de cela est assez manifeste, en ce que le Ciel, qui environne, cele, &
couvre toutes choses, est fils dEther & de Dié, pour & ce quil est
composé, en sa diaphanité, de Nature Etheree, Subtille, spirituelle, & de nature
luysante divine, par les estoilles lumineuses quil a : & lEther se nomme
pere, parce quil est la principale
249
partie du ciel, tant à cause de sa grandeur, qui comprend tous les orbes, comme aussi
selon Plotin, de ladvis de Platon, pource quil penetre tout lunivers :
quil dit estre plein desprit etheré : mais que les corps luysans sont membres
particuliers du ciel, ainsi comme la Femme, laquelle est partie de lHomme qui est le
tout : & tant aussi pour les causes susdites que pour raison que lEther est
corps plus subtil & plus spirituel que les corps luysans des estoilles & Planettes
: tellement quAristote dit que, parce que les estoilles sont de plus grosse &
espoisse corporence que le reste du ciel, elles sont capables de recevoir, & retenir
en soy la lueur, ce que ne peut faire lorbe, à cause de sa transparente subtilité
: & Plotin tient que la subtilité de lEther est telle quil penetre tous
les corps de lunivers, tant superieurs comme inferieurs, & que il demeure avec
eux en leurs places, sans augmentation de lieu : pource quil est esprit interieur
sustentif de tous les corps, sans accroistre sa propre corporence : & par ainsi Ether
a proprieté de mari spirituel, & Dié de femme plus materielle : desquelles deux
natures le ciel est composé. SOPHIE. Et, de Ciel, qui en nas-
250
quit ? PHIL. Saturne. SOPH. Et qui en fut la mere ? PHILO. Entendez que
Saturne Roy de Crete, fut fils dUranie, & de Veste : &, estant cest Uranie,
par son excellence, nommé Ciel, Vesta sa femme, fut nommee Terre : Par ce que elle estoit
generative de tant denfans, & principalement à cause de Saturne, qui fut enclin
aux choses terrestres, & inventeur de plusieurs choses utiles en lagriculture.
Il fut aussi de nature tardive & melancholique, à la maniere de la terre : &,
pour lentendre allegoriquement, la terre, comme je vous ay dit, est la femme du
ciel, en la generation de toutes les choses du monde inferieur. SOPH. Estant,
Saturne Planette, comment peut il estre fils de la terre ? PHILO. Une fois, il est
fils du ciel : parce quil est la premiere Planette, & le plus approché du Ciel
estoillé : qui absolument se nomme Ciel, &, comme pere, environne toutes les
Planettes : toutesfois ce Saturne a plusieurs ressemblances à la terre : &
premierement quant à sa couleur plombee, qui tire sur, la terrestre : & apres, pource
que, entre toutes les Planettes erratiques, il est le plus tardif en son mouvement, comme
la terre est la plus pesante dentre
251
les élemens : en sorte quil est trente ans a tourner son ciel, au lieu que
Juppiter, qui est le plus tardif dapres, le fait en douze ans : Mars en deux ans, ou
environ : le Soleil, Venus, & Mercure en un an : & la Lune en un mois. Outre ce,
Saturne ressemble à la terre, par la complexion quil influe : laquelle est froide
& seche, comme luy, & telle quil fait les hommes, sur lesquels il domine,
melancholics, tristes, pesans, tardifs, de couleur de terre, enclins à
lagriculture, à edifices, & à offices terriens, comme il domine aussi sur
toutes ces choses terriennes. Encores le peint-on vieil, triste, de vilain regard,
songeard, mal vestu, avec une fau en la main : pource quil fait tels les hommes, sur
lesquels il domine : & la fau est instrument de lagriculture, à laquelle il les
fait enclins. Au surplus il donne grand entendement, profonde cogitation, vraye science,
droits conseils, & constance desprit, par la mixtion de la nature de son pere
celeste, avec celle de sa mere, terrestre. Et, pour conclusion, de la part de son pere, il
donne la divinité de lame, & de la part de sa mere, la laideur & ruine du
corps : &, pour cest esgard, signifie pauvreté, mort, sepulture, & choses ca-
252
chees sous terre, sans apparence, & sans ornement corporel : & pourtant faignent
que Saturne mangeoit tous les enfans masles, mais non pas les femelles : pource quil
corrompt tous les individus, & conserve les racines terriennes, leurs meres : &
par ainsi fut raisonablement nommé fils de Ciel, & de Terre. SOPH. Et qui
furent les enfans de ce Saturne ? PHIL. Les Poetes attribuent à Saturne plusieurs
fils & filles : comme CHronos, qui vaut à dire temps determiné, ou circuit temporel,
tel quest aussi lAn (qui est le temps du circuit du Soleil) lequel an ils
mettent encore pour fils de Saturne : mais ils font Chronos principal fils pource que le
plus grand circuit temporel, que lHomme puisse veoir en sa vie, & qui soit de
plus long temps, est le circuit de Saturne : car, comme jay dit, il se fait en
trente ans, & ceu xdes autres Planettes se font en plus brief temps. SOPH. Qui
fut la femme de Saturne, mere de Chronos ? PHILO. Sa femme, mere de Chronos, &
de ses autres enfans, fut Opis sa propre sur, fille de leur pere Ciel, & de
Terre leur mere. SOPHIE. Entendent-ils possible par Opis, autre chose que la vraye
femme de Saturne, Roy de
253
Crete ? PHILO. Lallegorie est telle quOpis signifie uvre, &
labeur de la terre, autant en lagriculture quen la fabrique des citez &
habitations : laquelle, par raison, est femme, & sur de Saturne. Elle est
sur, par ce quelle est fille du Ciel : lequel est cause principale de
lagriculture de la terre, & de lhabitation terrienne : en sorte que les
parens, ou geniteurs, dOpis, sont ceux-là mesmes de Saturne : cest assavoir
Ciel & Terre. Elle est sa femme : pource que Saturne produit les fabriques, &
lagriculture, comme agent, & Opis, comme receptacle patient &
materiel. SOP. Quels autres enfans à eu Saturne de sa femme Opis ? PHIL.
Pluton, qui signifie la profondité de la terre & Neptune, qui denote labisme de
la mer : pource que Saturne domine en tous deux. Les Poetes luy donnent aussi
dautres enfans : mais, pour retourner aux choses celestes, qui sont plus à nostre
propos, je vous di que Juppiter fut aussi fils de Saturne : lequel Juppiter est la plus
haute Planette qui suyve la Saturnique : &, en lordre celeste, il luy succede à
la maniere que succeda Juppiter, Roy de Crete, à son pere Saturne : lequel Juppiter eut
le nom de ceste excellente & benigne Pla-
254
nette, par sa benigne & noble vertu, comme son pere eut celuy de Saturne par ses
ressemblances susdites : & ainsi ces deux rois, participans à la nature de ces deux
Planettes, furent nommez par les noms dicelles : comme si ces corps celestes fussent
descendus en terre, & quils se fussent faits hommes. Encores furent-ils
accomparagez à ces deux Planettes, quant aux cas qui advinrent à chacun deux deux
à part, & à lun avec lautre. SOP. Vous mavez desjà parlé
de Saturne : dites moy maintenant lallegorie des cas qui advinrent entre Juppiter
& iceluy son pere, & semblablement de ceux propres de Juppiter. PHILO. De
quel cas de luy voulez-vous que je vous parle ? SOPH. De celuy, par lequel ils
disent que, quand Juppiter nasquit, on le cacha de son pere Saturne, qui tuoit tous les
masles. PHILO. Lallegorie est que Saturne est ruinateur de toutes les beautez
& excellences, qui proviennent, des autres Planettes, au monde inferieur, &
principalement de celles qui viennent de Juppiter : lesquelles sont les principales &
les plus illustres : comme est justice, liberalité, magnificence, religion, ornement,
splendeur, beauté, amour, grace,
255
benignité, liberalité, prosperité, richesses, delices, & choses semblables : de
toutes lesquelles Saturne est ruinateur & destructeur : & signifie aussi que
Saturne est damnificateur de ceux qui ont en leur naissance sa Planette plus puissante que
celle de Juppiter, & quil fait ruiner en eux toutes ces noblesses, ou, pour le
moins, les offusque : comme Juppiter de Crete, estant enfant, & debile de force, fut
caché, hors de la malignité de son pere Saturne, plus puissant que luy, qui le vouloit
tuer. SOPH. Et quelle est lallegorie en ce quils disent, que, estant
Saturne en la prison des Titans, Juppiter, son fils, len delivra par puissance
suffisante ? PHI. Ils signifient que, estant Juppiter fort en la nativité
daucun, sil se trouve avec bon aspect surmontant Saturne, il delivre ce tel de
toute calamité, misere, & prison, reprimant toutes ses infortunes : ou bien,
sil est en telle assiette au commencement de quelque edifice, habitation, ou
uvre grande, il les conduit à bonne perfection. SOPH. Et, en ce quils
disent quapres que Juppiter eut delivré Saturne, le dessaisit de son royaume, &
le confina en Enfer, que veullent ils signifier ? PHIL. Une fois lhistoire
256
est que Juppiter, apres quil eut delivré son pere de la prison des Titans, luy osta
son royaume, & le feit fuir en Italie, & quil regna illec en compaignie de
Janus, & commença une ville, ou maintenant est Rome, & quil mourust ainsi
confiné. Or les Poetes appellent Italie enfer, tant par ce quelle estoit pour lors
si fort inferieure à Crete, que ce Roy là reputoit enfer au prix de son royaume,
que pource que, de fait, Italie est inferieure à la Grece, estant plus Occidentale
: car lOrient est superieur à lOccident. Mais lallegorie est telle que,
estant Juppiter plus puissant que Saturne, sur telle personne ou tel acte que lon
voudra, il oste la domination de ce tel à Saturne, & le fait demourer inferieur en
influence. Elle signifie encores universellement que, combien que Saturne regne
premierement au monde de la generation, conservant les semences sous terre, &
congelant le sperme au commencement de la conception des animaux, neantmoins, au temps de
laugmentation & ornement des choses nees, Juppiter est celuy qui regne, &
est principal en cela : &, ostant son pere Saturne hors de domination, le confine en
Enfer : cest à dire en
257
lieux obscurs, esquels se cachent les semences des choses, au commencement de la
generation : sur lesquelles semences ce Saturne a propre domination. SOP. Ces
allegories des cas advenus entre Juppiter & Saturne me plaisent : &, puis que ces
choses là ont signification subtile, tant plus lauront celles qui parlent de la
vertu, victoire, justice, liberalité, & religion de Juppiter. PHILO. Il est
ainsi : car elles disent quil monstra, au peuple, la maniere de bien vivre, leur
deffendant & ostant plusieurs vices quils avoyent : par ce quils
mangeoyent de la chair humaine, la sacrifiant aussi : & il leur osta ceste inhumaine
coustume. Ce qui signifie que Juppiter celeste, par sa benignité, deffend aux hommes
toute cruauté, les fait pitoyables, leur prolonge & preserve la vie, & les
deffend de la mort : en sorte quil se nomme Zefs, qui signifie vie, en langage Grec.
Ils disent aussi quil leur establit loix, religion, & temples : pource que la
Planette de Juppiter influe telles choses aux hommes, les faisant reiglez, moderez, &
ententifs au service divin. Au demourant disent quil conquesta la plus part du
monde, quil divisa entre ses freres, enfans, parens, &
258
amis, & ne voulut pour soy seulement que le mont Olimpe : auquel il faisoit sa
residence : & là les hommes luy alloyent demander ses droits jugemens : & il leur
faisoit raison, & justice à toute personne foulee : dont ils signifient que ceste
Planette de Juppiter donne victoires, richesses, & possessions aux hommes Joviaux,
avec liberale distribution : & quil a en soy une substance nette, & une
nature limpide, aliene de toute avarice, & villenie : & quil fait les hommes
justes, amateurs de vertu & de droits jugemens : & pourtant, en langue Hebraïque
se nomme Sedech : qui signifie Justice. SOPHIE. Toutes ces allegories Joviales me
plaisent bien : mais que direz vous, Philo, de ses amours, non seulement matrimoniaux avec
Juno, mais aussi de ses adulterins ? car ils sont plus à nostre propos. PHIL.
Lhistoire est que Juppiter a, pour femme, Juno sa sur, fille de Saturne &
dOpis, qui les eut tous deux, dune mesme portee, & quelle nasquit la
premiere : mais, pour lallegorie, aucuns tiennent Juno pour la terre & pour
leauë, & Juppiter pour lær & pour le feu, entre lesquels il semble
quil y ait quelque fraternité & conjonction. Au-
259
tres la mettent pour la Lune : & chacun accommode les fables de Juno à son
opinion. SOP. Et vous, Philo, quentendez vous par Juno ? PHIL.
Jenten la vertu gouvernatrice du monde inferieur, & de tous les élemens, &
principalement de lær : qui est celuy qui environne & circuit leauë,
& qui penetre la terre par tout : car lélement du feu nestoit pas cognu,
ne concedé, par les anciens : ains soustenoyent que lær fust contigu au ciel de la
lune, combien que ceste premiere partie, plus proche des cieux, soit la plus chaude, par
leur continuel mouvement. Pourtant, par luniversalité de lær en tout le
globe (lequel ær est le plus approprié à Juno) elle est la vertu gouvernatrice de tout
le monde de la generation & des élemens, ainsi que Juppiter est la vertu
gouvernatrice des corps celestes : laquelle vertu sapproprie à la Planette de
Juppiter : pource quil est le plus benin & excellent, & le plus haut apres
Saturne : qui est son pere (cest assavoir lIntellect, qui est producteur de
lame celeste) lequel Saturne demeure, en la partie celeste, pres du grand ciel : qui
est commencement & pere de luy & des autres Planettes. Et, ainsi comme Juppiter
de-
260
meure entre sa sur Juno & entre Saturne leur pere, ainsi Juno demeure entre Opis
leur mere (qui est le centre de la terre & la matiere premiere) & entre Juppiter
son frere. Car ceste Juno contient tout ce qui est depuis le centre de la terre jusques au
ciel : &, estans contigus lun avec lautre, se nomment freres : &
dit-on quils nasquirent dune mesme portee, pour denoter que le monde celeste,
& elementaire, furent ensemble produits, par lIntellect, pere, & par la
matiere mere, suyvant ce que dit Anaxagoras, conforme à la sainte Escriture, en la
production, ou bien creation, du monde : quand il dit que Dieu crea ciel & terre
dun commencement & semence des choses. Et disent que Juno sortit la premiere du
ventre de leur mere : pource quils entendoyent que la formation de tout
lunivers eust commencé par le centre, & quelle fust ainsi successivement
allee montant jusques à la circonference derniere du Ciel, comme arbre qui va croissant
jusques au feste. Ce qui est conforme au Psalmiste, quand il dit ainsi, Au jour que Dieu
crea terre & ciel. Là ou il prepose, en lordre de la creation, linferieur
au superieur corporel. On les fait aussi
261
conjoints en mariage : pource que, comme nous avons dit paravant, le monde celeste est
vray mari du monde élementaire : qui est sa vraye femme : lun agent, &
lautre recevante : laquelle se nomme Juno : pource quelle *juve comme si la
derivaison estoit commune à tous deux : parce que tous deux juvent à la generation des
choses : lun comme pere, & lautre comme mere. On la fait aussi deesse des
mariages, & *Lucine des enfantantes : pource quelle est vertu gouvernatrice du
monde, de la conjonction des élemens, & de la generation des choses. SOP. Cela
me suffit, quant à leur mariage : parlez moy un peu de leur generation, touchant Hebé
femelle, & Mars leur fils masle. PHI. On feint que, estant Appollo en la maison
de Juppiter son pere, entre autres choses, feit manger des laituës sauvages à Juno sa
marastre : tellement quelle, qui estoit premierement sterile, incontinent devint
enceinte, & enfanta une fille, nommee Hebé : laquelle, à cause de sa
grandbeauté, fut faite deesse de jeunesse, & se maria avec Hercules.
SOPH. Quelle en est lallegorie ? PHIL. Estant le Soleil (qui est nommé
Appollo) en la maison de Juppiter son pere (cest assa-
* Cest à dire, aide, sert, & profite.
* Cest à dire Sage-femme.
262
voir au Sagittaire : qui est le premier domicile de Juppiter) & de là jusques à
Pisces (qui est le second signe de Juppiter, au Zodiac) depuis la mi-Novembre jusques à
la mi-Mars, Juno (qui est le monde élementel) enchargea, par la grande froideur &
forte humidité de ces mois. Ce qui sentend, quand on dit que Appollon luy feit
manger des laituës sauvages : lesquelles sont fort froides & humides : & ces deux
qualitez font encharger la terre, estant sterile de lAutomne passé : & alors
les racines des semences des choses commencent à prendre vertu germinative : qui est
vraye conception : & elle vient à se descharger en la Primevere, quand le Soleil
passe de Pisces en Aries. Et, pource qualors toute plante est fleurie, & que
toute chose rajeunit, pour ceste cause ceste fille se nomme deesse de Jeunesse : car en
effet, Hebé est la vertu germinative de la Primevere : laquelle est nee de Juppiter
celeste, & de Juno terrestre, & élementaire, par lentremise du Soleil. Et
la font marier à Hercules : pource que les hommes excellens, & fameux en vertu, se
nomment Hercules : dautant que la renommee de tels hommes est tousjours jeune, &
que jamais ne meurt, & ne sen-
263
vieillit. SOP. Jay entendu de Hebé : dites moy de Mars, fils de ce Juppiter
& de Juno. PH. Mars, comme vous savez, est planette chaude, & qui produit
chaleur au monde inferieur : laquelle chaleur, meslee avec lhumidité, signifiee par
Hebé, fait la generation de ce monde inferieur : qui est signifiee par Juno : tellement
que Juno enfanta ceste fille & ce fils de Juppiter celeste : par lesquels se font
apres toutes les generations inferieures. Encore disent-ils que, tout ainsi comme Hebé
signifie la generation universelle du monde, ainsi Mars, qui est ardant & destruisant,
signifie la corruption : laquelle se cause principalement du grand chaud de lEsté,
qui desseche toute humidité : en sorte que ces deux enfans de Juppiter & de Juno sont
la generation & corruption des choses : par lesquelles le monde inferieur se continue.
Et, pource que la corruption ne derive du commencement celeste, sinon par accident (parce
que sa propre operation & intention est à la generation) à ceste cause ils disent
que Juno enfanta Mars, par la percussion de la vulve : pource que la corruption vient du
defaut & percussion de la matiere, & non pas de lintention
264
de lagent. SOPH. Ceste allegorie du mariage, & de la legitime generation,
de Juppiter & de Juno me plaist. Je voudroye maintenant savoir quelque chose de leurs
amours, & de leurs generations extraordinaires : comme envers Latone, Alcumene, &
autres. PHI. Ils disent que Juppiter senamoura de Latone vierge, &
quil lengrossa : dequoy Juno, se courrouçant aigrement, non seulement esmeut
contre elle toutes les parties de la terre, si fort que nulle ne la recevoit : mais
encores la fit persecuter de Python, serpent tresgrand, qui la deschassoit de toute place
: dont elle, senfuyant, vint en lisle de Delos, qui la receut : & illec
enfanta Appollo & Diane : mais Diane sortit la premiere, & aida à sa mere,
faisant office de Lucine, à la naissance de Appollo : lequel incontinent quil fut
né, avec son arc & flesches, tua le serpent Python dessusdit. SO. Dites
men lallegorie. Cela signifie quau temps du Deluge, & encor un peu
apres, lær estoit tant espoissi par les vapeurs de leauë, qui couvroit la
Terre, à cause des grandes & continuelles pluyes, quil napparoissoit au
monde nulle lumiere de Lune, ni de Soleil : pource que leurs rayons ne
265
pouvoyent penetrer lespoisseur de lær. Ainsi donc, Latone, qui est la
circomference du ciel, par ou va la voye lactee estoit engrossee par Juppiter son amant :
& voulant enfanter en lunivers la lumiere lunaire, & solaire, apres le
Deluge, Juno (qui est lær, leauë, & la terre) courroucee de jalousie par
ceste grossesse, empeschoit avec son espoisseur, & avec ses vapeurs,
lenfantement de Latone, & lapparition du Soleil, & de la Lune, au
monde : en sorte quelle faisoit quelle nestoit receuë, ne peuve veoir,
en nul lieu de la terre : & outre ce, Python, serpent (qui estoit la grande humidité,
qui restoit du Deluge) la persecutoit, par eslevation continuelle des vapeurs : qui par
leur espoisseur, chargeant lær, ne laissoyent venir, ni apparoistre, au monde les
rayons lunaires, ne les solaires : & nomme ceste superflue humidité, Serpent : pource
quelle estoit occasion de la corruption des plantes, & de tous les animaux
terrestres. Finalement en lisle de Delos (là où premierement se purifia
lær, par la secheresse de la saleure de la mer) Latone enfanta Diane, & Appollo
: car les Grecs tiennent que premierement, apres le Deluge, la Lune & le Soleil ap-
266
parurent en Delos, & disent que Diane nasquit la premiere : par ce que
lapparition de la Lune fut premierement de nuict : & apres nasquit Appollo,
& apparut au jour en suyvant : en sorte que lapparition de la Lune disposa celle
du Soleil, comme si elle eust esté Sage-femme de sa mere à lenfantement de son
frere Appollo : &, incontinent quAppollo fut né, ils disent quil tua, de
son arc & flesches, le serpent Pithon : cest à dire que, quand le Soleil
apparut, il dessecha, par ses rayons, lhumidité qui empeschoit la generation des
animaux, & des plantes. SOP. Quel est cest arc dAppollo ? PHI. Je
vous pourroye dire que cest la circomference du corps solaire : de laquelle sortent
des rayons, en maniere de flesches (car les flesches presupposent larc) mais, en
effet, larc dAppollo est un autre plus propre, que je vous declareray, quand
nous parlerons de ses amours : & ce pendant je vous pourray dire une autre allegorie,
plus antique, docte, & sapiente que lautre, touchant la naissance de Diane &
dAppollo. SOPH. Dites-la moy, je vous prie. PHILO. Elle denote leur
production en la creation du monde, conforme à la pluspart de la sainte
267
Escriture Mosaïque. SPH. Comment cela ? PHIL. Moyse escrit que, quand Dieu
crea le monde superieur celeste, & linferieur terrestre, le terrestre, avec tous
les élemens estoit confus, & fait un abisme tenebreux & obscur : & que,
aspirant lesprit divin sur leauë de labisme, produisit la lumiere :
& lors fut de premiere nuict, & de premier jour, la premiere journee qui fit onc.
Voila donc ce que signifie la fable de lenfantement de Latone : laquelle est la
substance celeste : de laquelle estant enamouré Juppiter (qui est le souverain Dieu
Createur de toutes choses) lengrossa de corps luisans en acte : & principalement
du Soleil & de la Lune : pour luy faire enfanter leur lumiere sur la terrestre partie
: mais, ne le consentant pas Juno (qui est le globe des élemens confus) ces corps luisans
ne la pouvoyent penetrer de leurs rayons, ains estoyent reboutez de toute part du globe :
&, par especial, labisme de leauë (qui est le serpent Pithon) empescha
lenceinte denfanter ceste lumiere du Soleil, & de la Lune, sur la terre.
Finalement toutesfois, en lisle de Delos (qui est le descouvert de la terre, non
gueres grand au commencement, ains mis
268
entre les eauës, à la maniere dune Isle) apparurent premierement, par la
descouverture de leauë, & pource que lær nestoit pas là si gros :
tellement quil est narré, en la sainte creation, quapres le celeste & le
terrestre creez au commencement, la nuict & le jour furent creez pour premiere journee
: &, au second jour, le firmament Etheré fut estendu (qui fust la division de
lær, de leauë, & de la terre) & apres, au troisiesme jour, ceste
terre fut descouverte, donnant commencement à la production des plantes : &, au
quatriesme, fut lapparition du Soleil & de la Lune, sur la terre, jà
descouverte : qui est la figure de lenfantement de Latone, en lisle de Delos :
sur quoy il est denoté que leur conception fut au premier jour, & lenfantement
& apparition au quatriesme jour des six de la creation. Et disent que Diane sortit la
premiere, & que elle fut Lucine, aidante à la nativité de Appollo, pource que la
nuict preceda le jour, à la creation, & les rayons lunaires commencerent à disposer
lær, pour recevoir les solaires. Cela fait Appollo, tua Pithon (qui est
labisme) pour ce que le Soleil, avec ses rayons, alla dessechant & descouvrant
tousjours de plus en
269
plus, la terre, purifiant lær, digerant leauë, & consumant ceste
humidité indigeste, qui demouroit de labisme en tout le globe, & qui empeschoit
la creation de tous les animaux, encores quil nempeschast point celle des
plantes, à cause quelles sont plus humides. Parquoy au cinquiesme jour de la
creation, qui fut celuy dapres lapparition des luminaires, les animaux
volatils & aquatics, qui estoyent les moins perfaits, furent creez : & au
sixiesme, & dernier jour, de la creation, lHomme fut formé, comme le plus
perfait de tous les inferieurs, lors que le Soleil, & le ciel, avoyent jà disposé
les élemens, & tellement temperé leur mixtion, quil se peust faire
dicelle un animant, auquel se meslast le spirituel avec le corporel, & le divin
avec le terrestre, & leternel avec le corruptible, en une merveilleuse
composition. SOPH. Ceste allegorie, & la conformité quelle a avec la
creation narree en la sainte Escriture Mosaïque, & avec la continuation de
luvre des six jours, lun apres lautre, me plaist grandement :
& vrayement aussi cest chose à esmerveiller de pouvoir cacher choses si grandes
& hautes, sous la couverture des amours charnels
270
de Juppiter : mais dites moy encore sil y a point quelque signification en ceux
diceluy, vers Alcumene. PHI. La fable est que Juppiter senamoura
dAlcumene & eut affaire avec elle, en forme dAmphitrion, son mari, &
que delle nasquit Hercules. Or savez-vous quHercules, environ les Grecs
signifie homme tresdigne, & excellent en vertu : & tels personnages naissent
volontiers de dames bien complexionnees, belles, & bonnes, comme Alcumene : qui fut
honneste, & bien formee, & portant grand amour à son mari : desquelles dames
Juppiter est accoustumé de senamourer, & dinfluer en icelles ses vertus
Jovialles : en sorte quelles conçoyvent principalement par Juppiter, & leur
mari nest presque seulement quinstrument de la conception. Et cest ce
que lon veut dire par Juppiter ayant affaire avec Alcumene, en forme dAmphitrion son
mari : pource que, si ce neust esté la vertu & influence de Juppiter, la
semence dAmphitrion nestoit pas digne de pouvoir engendrer Hercules en sa
femme : lequel Hercules, par ses divines vertus : participees de Juppiter, fut vray fils
diceluy, & figurellement, ou instrumentellement fils dAm-
271
phitrion, & ainsi se doit entendre de tous les hommes excellens : qui se peuvent aussi
nommer Hercules : comme ce tres-renommé fils dAlcumene. SOPH. Juppiter
senamoura bien encores de quelques autres, & en eut plusieurs enfans : dites moy
quelque chose diceux. PHIL. On attribue plusieurs autres amourettes a
Juppiter, & la cause en est pource que la planette de Juppiter est amiable de soy,
& quelle encline les siens à lamour & à lamitié : &
combien que son amour soit honneste, neantmoins, sil a quelque communication avec
aucune des autres planettes, quand les enfans naissent sous son influence (par laquelle
les Poetes les nomment ses enfans) il les fait estre amateurs des choses honnestes meslees
avec celles de la nature de ceste Planette : dont advient quil donne quelquefois un
amour net, pur, noble, manifeste, & doux, selon sa propre nature Ioviale : & de
ceste maniere feignent quil aima Leda, & quil eut affaire à elle en forme
de cigne : car le cigne est blanc, net, noble, & de doux chant : & pour ceste
cause Leda le prit, & apres se trouva prise de luy : & enfanta de son fait tous
dune portee, Castor & Pollux : lesquels fu-
272
rent nommez enfans de Juppiter : pource quils furent excellens en vertu : Elle
enfanta aussi Helene, tant renommee par sa beauté, de Juppiter en forme de Cigne, &
ses deux freres furent transmuez par Juppiter, en signe de Gemini, par ce que cest
la maison de Mercure : qui donne la douce eloquence signifiee par le doux chant du Cigne,
denotant que la purité de lesprit, avec la douceur du parler, est grandcause
damour & damitié. Aucunefois Juppiter donne son amour honneste, non tant
apparent & manifeste, mais nebuleux, intrinsecque, & couvert : & pourtant
disent quil aima la fille dInacus, & quil en joüit, en forme de
nuee. Et si Juppiter a communication avec Venus, il fait lamour tendant au
delectable : dont ils mettent quil aima & obtint Europe, en forme dun beau
Toreau : pource que le signe du Toreau est domicile de Venus. Et, sil a
communication avec Mercure, il donne amour tendant à lutil : pouce que Mercure est
pourchasseur de richesse : & pourtant disent quil aima Danaé, & en joüit
en forme de pluye dOr : à raison que la liberale distribution des richesses fait
que lHomme soit aimé de ces souffreteux qui la reçoyvent com-
273
me pluye. Et, quand il a commixtion avec le Soleil, il donne amour destat, de
domination, & de grandes hautesses. Ce quils signifient, disant quil aima
Asterie, & quil en joüit en forme dAigle. Et, se meslant avec la lune,
fait un amour tendre & pieteux, comme celuy dune mere, ou dune nourrice,
envers son enfant ou nourrisson : dont ils disent quil aima Semelle, fille de
Cadmus, & quil en joüit en figure de Beroé sa nourrice. Et, quand il est
complexionné avec Mars, il fait un amour chaud, enflambé, & bruslant : & par
telle maniere disent quil aima Egine, & quil lobtint en forme de
foudre. Et, sil a meslange avec Saturne il fait un amour meslé dhonneste
& vilain, en partie humain, & intellectuel, & en partie lourd & sale : à
cause dequoy ils feignent quil aima Antiopa, & quil en joüit en forme de
Satire : qui a de lHomme les parties superieures, & les inferieures de Chevre :
pource que le signe de Capricornus est maison de Saturne. Encore, si Juppiter se treuve en
signe feminin, il donne amour feminin : & pourtant disent quil aima, &
obtint Calisto en forme de femme. Et sil se trouve en signe masculin, principalement
en la maison de Saturne
274
(cest assavoir Aquarius) il donne amour masculin : & pourtant feignent
quil aima Ganimedes jeune enfant, & quil le transmua en Aquarius, signe de
Saturne. Je vous pourroye encores dire plus amples allegories, sur toutes ces amourettes
& sur dautres de Juppiter, mais je les laisse, pour eviter prolixité, &
pource quelles ne sont pas de grande importance. Suffise vous de savoir que toutes
ses amourettes signifient les manieres damours & damitiez qui dependent de
linfluxion de Juppiter en ceux qui sont dominez par luy à leur naissance (laquelle
influxion il donne quelquefois tout seul, & quelquefois accompaigné en divers signes
du ciel) denotant aussi le grand nombre de ses divers enfans, & lhistoire de
ceux qui participeront diversement des vertus de Juppiter avec la maniere de telle
participation. SOPH. Nous avons assez parlé de ces amours de Juppiter. Parlez moy
maintenant de ce fameux enamourement de Mars son fils avec Venus. PHI. Vous avez
entendu desja, par ci devant la naissance de Mars, de la percussion de la vulve de Juno :
qui signifie que la planette de Mars est treschaude, pongitive, & incitative à la
generation
275
du monde inferieur, nommé Juno : & est fils de Juppiter, pource quil est la
planette, qui luy est prochaine, inferieure de luy : & la planette Venus, selon les
anciens, est entre iceluy Mars & Mercure : puis le Soleil, & la Lune apres. Mais
les plus modernes Astrologues mettent le Soleil entre Mars & Venus de laquelle les
Poetes feignent diverses choses. Aucunefois ils la nomment grande, luy attribuant les plus
excellentes choses de la nature : & quelle est fille du Ciel, pere, & de
Dié, mere. Ils luy donnent le Ciel pour pere : par ce que Venus est une des sept
planettes celestes, & le jour pour mere : par ce quelle est fort claire : &,
quand elle est matutinale, elle anticipe sur le jour : &, quand elle est vespertine,
il en est prolongé. Ils disent aussi quelle enfanta Amour de gemeau du fait de
Juppiter, & les trois surs nommees Graces, entendans que lamour és choses
inferieures, procede de deux parens benins, nommez fortunes : cest assavoir de
Juppiter, fortune majeur, & de Venus fortune mineur : mais que Juppiter est en lieu de
pere, pour sa superiorité & excellence masculine & Venus en lieu de mere, par
estre moindre, plus basse, & feminine.
276
Aussi lamour de Juppiter est honneste, perfait, *masculin : & celuy de Venus est
delectable, charnel, imperfait, & feminin : à cause dequoy ils feignent que cest
amour, engendré deux, est gemeau, par ce quil est composé dhonneste
& delectable : & aussi par ce que le vray amour doit estre gemeau & reciproque
és deux amans : &, quant aux Graces, ils les engendrerent ensemble : pource que
lamour nest jamais sans grace de toutes les deux parties. Ils disent que ceste
Venus estant allee en la maison de Mars, causa des furies en icelle, signifiant que, quand
Venus, à la nativité daucun, se trouve en un des signes de Mars au ciel
(cest assavoir en Aries, ou en Scorpio) elle engendre des amans furieux, &
dardant amour, par la chaleur de Mars : & ainsi en est, quand Venus a aspect
avec Mars. Ils la font, en peincture, ceincte dun ceste, quand elle fait nopces
& mariages : pour signifier le grand cordon & lien inseparable que Venus met entre
ceux qui sont conjoints en amour. Des animaux, ils luy attribuent les colombes : par ce
quelles sont fort adonnees à la conjonction amoureuse : & quant aux arbres le
mirte tent pour sa soüefve odeur, & pour ce quil est tous-
* Cest à dire perfait comme est le masle au prix de la femelle.
277
jours verd, comme lamour, quencores par ce que successivement le mirte a les
fueilles deux à deux, comme *lamour est tousjours gemeau & reciproque. Aussi le
fruict du mirte est noir : pour denoter que lamour donne fruict melancolicq, &
angoisseux. Encores, dentre les fleurs luy donnent-ils la rose, pour raison de sa
beauté & soüefve odeur, & aussi pource quelle est environnee
despines aiguës : car lamour est environné de passions, douleurs, &
tourmens poignans. SOPH. Est-ce une mesme chose delle & de ceste Venus,
que lon depeint estre nue en la mer, nageante en une coquille ? PHI. A dire
vray, Venus humaine fut une seule, fille de Juppiter & de Dioné : & feignent
quelle se maria à Vulcan : mais, en effet, elle fut mariee à Adonis : combien que
les autres tiennent que premierement elle se maria effectuellement avec Vulcan, &
apres avec Adonis. Elle fut roine en Cipre, & tant addonnee à lamour
concupiscible, quelle monstra aux dames deste publiques, le leur faisant
licite. Par sa grande beauté & clair visage, fut nommee Venus, à la ressemblance de
la clarté de la Planette ainsi nommee : par ce quils estimoyent quicelle
celeste
* Il entend du perfaict
278
influast en ceste terrienne non seulement grandbeauté, mais encore ardante lascive,
ainsi comme la nature est de causer au monde inferieur vie delectable, & generation
concupiscible. Ainsi Venus, fut premierement adoree pour deesse en Cipre, & honoree de
temples : mais les Poetes, sous la couverture dicelle, ont dit plusieurs choses
feintes : qui sont representation de la nature, complexion, & effets de Venus celeste
: & ses excellentes vertus sont signifiees sous le nom de Venus la grande, fille du
Ciel & de Dioné, comme je vous ay jà dit. Mais les Poetes, voulans demonstrer son
incitation à lascivie charnelle, par le recit dune autre sienne maniere de
naissance, disent que Saturne, avec sa fau, couppa les testicules à son pere Celie :
& les autres disent que Juppiter fut celuy qui les couppa à son pere Saturne, avec sa
propre fau, & quil les jetta en la mer : du sang desquels, ensemble avec
lescume de la mer, nasquit Venus : & pourtant la depeingnent nue, dedans une
coquille, en la mer. SOP. Quelle est lallegorie de ceste sienne origine tant
estrange ? PHIL. Les testicules de Celie sont la vertu generative, qui derive du
ciel au monde inferieur : de
279
laquelle vertu Venus est propre instrument, estant celle qui proprement donne
lappetition & vertu generative aux animaux. Ils disent que Saturne les luy
couppa de sa propre fau : pource que Saturne en Grec est nommé Cronos, qui signifie Temps
: lequel est occasion de la generation en ce monde inferieur : dautant quil
faut que les choses temporelles diceluy, nestant pas eternelles, ayent
commencement, & quelles soyent engendrees, & aussi à raison que le temps
corrompt les choses qui sont sous luy, & faut que tout corruptible soit engendré :
tellement donc que le temps signifié par Saturne, porta, par le moyen de Venus, la
generation du ciel au monde inferieur : qui se nomme mer, à cause de sa continuelle
mutation dune forme en autre, avec la continuelle generation & corruption :
& cela se feit par le couppement des testicules, avec la fau : par ce que, moyennant
corruption, generation se fait en ce monde. Aussi la propre nature de Saturne est de
corrompre, comme celle de Venus est dengendrer : car elle est cause de naissance,
& luy de mort : pource que, si les choses ne se corrompoyent, rien ne
sengendreroit : & pourtant disent que Saturne, avec sa fau, par laquelle il
280
destruit & corrompt toute chose, couppa les genitoires de Celie son pere & les
jetta en ceste mer mondaine : desquels Venus sengendra, donnant aux choses
inferieures vertu generative, meslee avec la puissance corruptive, par le couppement des
testicules de Celie. Ceux, qui disent que les testicules, qui furent couppez, furent ceux
de Saturne desquels nasquit Venus, signifient que Saturne engarde la generation : pource
que Juppiter luy couppa les testicules : à cause dequoy il demeura inhabile à engendrer
: mais les instrumens generatifs, qui deffaillirent à Saturne, formerent Venus qui est
toute la cause de la generation. Ils signifient aussi que Saturne est la Planette, qui,
apres le coït, cause incontinent la conception : pource que elle fait la congellation du
sperme, & pource elle domine au premier mois de la grossesse : mais Juppiter prend
incontinent la domination de la conception formant la creature au second mois, auquel ce
Juppiter domine : & cela est signifié par le couppement des testicules de Saturne,
premier en la conception desquels testicules on dit que Venus nasquit : pource que elle
est principale en la generation, & aussi par ce quelle domine au 5. mois,
quelle fait
281
perfaicte toute la formation & beauté de la creature : & pourtant disent
quelle fut engendree du sang des testicules, & de lescume de mer : qui
veut dire que lAnimant sengendre du sperme du masle (qui est le sang des
testicules) & du sperme subtil de la femelle, estant iceluy en forme descume :
ou bien on entend, par lescume, le sperme de lHomme, qui est ainsi blanc :
& par le sang, celuy de la femme : duquel la creature se nourrit. Ils la despeignent
nue, à cause que lamour ne se peut couvrir : & aussi par ce quelle est
charnelle, & dautant que les amans se doivent trouver nus. Elle nage sur mer
pour ce que lamour generatif sestend par tout ce monde : qui continuellement
est muable comme la mer : & aussi pourtant que lamour fait les amans sans repos,
douteux, branlans, & tempestueux, comme la mer. SOPH. Jay assez entendu de
lorigine & naissance de Venus, à ceste heure il est temps que je sache de ses
amours avec Mars. PHIL. Ils disent que Venus fut mariee à Vulcan, mais, pource
quil estoit boiteux, samourachea de Mars, courageux, & vaillant aux armes
: avec lequel ayant affaire à la desrobee, fut veuë du Soleil, & encusee à Vulcan :
le-
282
quel meit secretement invisibles rets de fer à lentour du lict, ou tous deux
gisoyent : & là se trouverent pris tous nuds : tellement que Vulcan, ayant appellé
les dieux principalement Neptune, Mercure, & Appollo, leur monstra Mars & Venus
tous nuds, pris entre ces rets de fer, auquel spectacle les dieux se cacherent la face de
grande vergongne : mais Neptune seul pria tant Vulcan que Mars & Venus furent
delivrez, à sa priere : & depuis pour ceste cause, Venus hayt tousjours le Soleil,
& toute sa race : & tant quelle feit adulterer toutes ses filles.
SOPH. Que dites vous donc, Philo, de telle lascivie, & adultere, entre les dieux
celestes ? PHILO. Lallegorie de ceste fable nest pas seulement
scientifique, ains davantage est utile : pource quelle demonstre que
lexces de la lascivie charnelle, non seulement endommage toutes les puissances &
vertus du corps de lHomme, mais aussi cause defaut au mesme acte, avec diminution de
lordinaire. SOPH. Declarez-la moy distinctement. PHIL. Venus est
lappetition concupiscible de lHomme : laquelle derive de Venus : car telle
concupiscence est grande & vehemente, selon lefficace de linfluence de
283
ceste Venus, és nativitez. Elle est mariee avec Vulcan, qui est dieu du feu inferieur :
lequel est, en lHomme, sa chaleur naturelle : qui limite, & actuë la
concupiscence, & luy est tousjours conjoint actuellement comme son mari. Ils disent
que ce Vulcan fut fils de Juppiter & de Juno, & que, parce quil estoit
boiteux, le jetterent hors du Ciel, & quil fut nourri par Tethis : puis fut
fevre de Juppiter, luy forgeant ses instrumens artificiels. Surquoy ils veulent entendre
que la chaleur naturelle des hommes, & des animaux, est enfant de Juppiter & de
Juno : pource quelle a du celeste meslé avec la materialité : &, par la
participation de Juppiter, & du Ciel, est le Subject des vertus naturelles, animales,
& vitales : &, pour cuase de la mixtion quelle a avec la matiere, nest
pas eternelle, comme est la chaleur effective du Soleil, & des autres corps celestes,
ne tousjours puissante aussi : & semblablement ne se trouve tousjours, en une mesme
maniere, au corps humain : ainçois, comme fait le boiteux, croist, & puis decroist,
monte, & puis descend, selon la diversité de laage, & des dispositions de
lHomme : & cest ce quils veulent entendre, quand
284
ils disent que Vulcan, par ce quil estoit boiteux, fut jetté hors du Ciel : pource
que la chaleur celeste, & les autres choses du ciel, sont uniformes, & ne boitent
point, comme les inferieures. Et, quant à ce quil fut nourri par Tethis (qui
signifie la mer) cela veut dire que ceste chaleur (autant és animaux, comme en la terre
mesme) est nourrie de lhumidité, & en est tellement soustenue quelle est
forte ou foible, selon que lhumidité naturelle luy est proportionnee, ou
suffisamment, ou non suffisamment. Ils le disent estre fevre & artisan de Juppiter :
pource quil est ministre dautant doperations merveilleuses &
Joviales, quil y en a au corps humain. Estant donc la concupiscence Venerienne
mariee & conjointe avec la chaleur naturelle, senamoure de Mars : qui est le
boüillant desir de la lascivie : pource quil donne luxure ardante, excessive, &
immoderee : & pourant disent que Mars ne nasquit pas de la semence de Juppiter, &
quil ne participa à aucune bonne chose des siennes, ains nasquit de la percussion
de la vulve de Juno, qui signifie la venenosité des menstrues de la mere : pourtant que
Mars, par ces ardantes inciations, fait superabon-
285
der la puissance de la matiere de Juno, par dessus la raison de Juppiter : en sorte que la
concupiscente Venus a coustume de senamourer de lardant Mars : dont les
Astrologues mettent tresgrande amitié entre ces deux planettes : & disent que Venus
corrige toute la Malice de Mars, avec son benin aspect. Or, estant la luxure en exces, par
la mixtion de ces deux, le Soleil, qui est la noble raison humaine, les encuse à Vulcan,
donnant à cognoistre que, par tel exces, la chaleur naturelle vient à faillir : &
pource il tend des chaines invisibles, entre lesquelles tous ces deux adulteres se
trouvent honteusement pris. Car, quand la chaleur naturelle defaut, la puissance de
paillarder faut aussi, & les desirs excessifs se trouvent liez, sans liberté ne
puissance, nus deffet, & honteux, avec repentance : &, ainsi honteux, Vulcan
les monstre aux autres dieux : qui veut dire quil fait sentir le defaut de la
chaleur naturelle à toutes les puissances humaines : qui, par leurs vertueuses
operations, se nomment divines : lesquelles demeurent toutes deffectueuses, en faute de
chaleur naturelle : &, touchant ce que lon y specifie trois dieux (cest
assavoir Neptune, Mercure, & Appollo, qui sont trois
286
chefs des puissances du corps de lHomme) Neptune est lame nutitive, avec les
vertus & puissances naturelles, qui viennent du foye : lesquelles se font par
abondance dhumidité, sur laquelle est Neptune. Mercure est lame sensitive :
qui contient les sens, les mouvemens, & la cognition : qui procedent tous du cerveau :
& sont choses propres à Mercure. Appollo est lame vitale, pulsative, qui donne
les esprits, & la chaleur naturelle, par les arteres : laquelle a son origine, du
cur : pource que, comme je vous ay dit ci devant, le cur, au corps humain, est
comme Appollo au monde : en sorte que, par excessive luxure, il sensuit dommage,
& vergongne au cur & à ses vertus, & au cerveau, & au foye, &
à leurs vertus : & ny a personne qui suffise à appaiser Vulcan, ni à remedier
à son defaut, sinon Neptune : qui est la vertu nutritive : laquelle, par son humidité
cibale, peut recouvrer la chaleur naturelle consommee, & restituer la puissance de la
luxure en sa liberté. Ils disent, apres que Venus porta tresgrande haine à la race du
Soleil, & quelle feit adulterer ses filles, les convertissant en sa propre
nature : pource quamour est ennemi de raison, & lu-
287
xure contraire à la prudence : & non seulement ne luy obeit, ains, au contraire,
prevarique & adultere tous ses conseils & jugemens, les convertissant à son
inclination, quelle juge bonne, & ses effets bons, & à faire : parquoy les
execute en souveraine diligence. SOPHIE. Jauray assez entendu de Mars & de
Venus, quand vous maurez dit si les Poetes ne font pas naistre Cupido de ces deux
enamourez. PHI. Ainsi le font-ils : pource que le vray Cupido (qui est passion
amoureuse, & entiere concupiscence) se fait de la lascivie de Venus, & de la
ferveur de Mars : & pourtant le peingnent jeune enfant, nud, aveugle, avec des æsles,
& archer. Ils le depeignent jeune enfant : pour ce que lamour tousjours croist,
& est effrené comme sont enfans. Ils le depeignent nud : pource quil ne peut
estre couvert ne dissimulé. Aveugle : pource quil ne peut veoir raison aucune, qui
luy soit contraire : car la passion laveugle. Ils le depeingnent empenné : pource
quil est tres leger : car lamant vole de pensee, & demeure tousjours avec
la personne aimee, & vit en icelle. Ses flesches sont celles par lesquelles il
traperce le cur des amans : lesquelles flesches font playes estroites,
288
profondes, & incurables, & qui viennent, le plus souvent, des correspondans rayons
des yeux des amans : lesquels rayons sont en maniere de flesches. SOPHIE. Dites moy
encores comment Venus enfanta lHermaphrodit, du fait de Mercure. PHIL. Vous
devez savoir que les Poetes disent que Mercure nasquit de Celie, & de Dié, &
quil est frere de Venus : & autres le font fils de Juppiter, & nourri de
Juno. Ils le disent estre dieu deloquence, dieu des sciences, principalement des
Mathematiques, Arithmetique, Geometrie, Musique, & Astrologie, dieu de la Medicine,
dieu des marchans, dieu des larrons, messager de Juppiter, & truchement des dieux :
& ses enseignes sont une verge, environnee dun serpent. Aussi, pour
lesgard de telles puissances, divinitez, & attributions, se racomptent plusieurs
autres fables de luy : mais, en effet, la Planette Mercure influe telles natures des
choses, selon la disposition à la nativité de quelquun : tellemet que, sil
sy trouve fort, & avec bon aspect, il donne eloquence, élegance, doux parler,
doctrine, & entendement és sciences Mathematiques. Avec laspect de Juppiter, il
fait des Philosophes & Theo-
289
logiens. Avec bon aspect de Mars, il fait de vrais Medecins : & avec mauvais aspect il
en fait de faux & meschans. Il fait aussi des larrons : pricipalement quand il est en
combustion du Soleil : & delà vient la fable, qui dit quil desroba les vaches
dAppollo, & encor quil engendra le larron *Antholomus en Lichioné. Avec
Venus, il fait des Poetes, Musiciens, & versificateurs. Avec la Lune, fait des
marchans & negotiateurs : &, avec Saturne, il donne tresprofonde science, &
devinement des choses futures. Et ainsi fait de telles diversitez, pource que, de sa
nature, il est muable en la nature de la Planette, avec laquelle il se mesle : &, se
meslant avec une Planette masculine, il est masculin, &, avec une feminine, feminin.
Entre les hommes il en a eu plusieurs nommez Mercures : principalement aucuns Sages
dEgipte, & quelques Medecins : qui participoyent de ses vertus Mercuriales. Ils
le font fils du Ciel, & de Dié, par ce quil est Planette luisante : car il
participe de la substance celeste, avec la lueur divine : pource que la lueur de toutes
les Planettes vient du Soleil, qui fait le jour. Il est frere de Venus : à raison que
leurs parens sont communs à tous deux,
* Higinus en sa fable IOI Le nomme Autolycus, & sa mere Chione.
290
& que ces deux Planettes sont conjointes : & chacune delles tourne son orbe
en un mesme temps (cest assavoir en un an) allant tousjours aupres du Soleil, sans
sesloigner trop de luy : &, pour tout cela, disent quils sont freres. Les
autres font Mercure fils de Juppiter, par sa divine sapience & vertus : & disent
quil fut nourri de Juno : par ce que la sapience humaine procede de la divinité,
& quelle est soustenue par les escrits materiaux, signifiez par Juno. Ils le
nomment messager de Juppiter : à cause quil annonce & predit les choses
futures, que Dieu tout puissant veut faire : &, pour cela, &, pour son eloquence,
ils lappellent truchement des dieux. Sa verge est la rectitude de lentendement
quil donne vers les sciences : & le serpent, qui lenvironne, est le subtil
discours, qui va entour, le droit entendement : ou bien la verge est lintellect
speculatif de la science : & le serpent est lintellect actif de la prudence,
environ les vertus morales : car le serpent, par sa sagacité, est signe de prudence :
& la verge, par sa rectitude & fermeté, est signe de science. SOP.
Jay entendu que la verge luy fut donnee par Appollo. PHILO. La fable
291
est que Mercure desroba les vaches de Appollo : &, estant veu sur le fait, par un
nommé Batus, luy donna une vache, afin quil nen dist mot : mais, se doutant
encores de luy, voulut faire experience de la foy du bon homme : & pour ce faire, se
transmua en forme dun autre : &, estant venu à Batus, luy promit un buf,
sil luy reveloit qui avoit desrobé les vaches : & ainsi Batus luy en confessa
la verité : dont alors Mercure, craignant Appollo, le transforma en une pierre.
Finalement, estant la verité manifeste à Appollo, par sa divinité, il prit son arc,
pour en descocher sur Mercure : mais il ne le peut atteindre, par ce quil se faisoit
invisible. Apres, sestans accordez ensemble, Mercure presenta une harpe à Appollo,
& Appollo luy donna la verge susdite. Autres disent que Mercure, ayant preveu la furie
dAppollo, luy osta ses flesches hors de sa trousse en cachette. Ce que voyant
Appollo, encores quil fust courroucé, se prit à rire de lastuce de Mercure,
& luy pardonna, luy donnant la verge, & recevant la harpe de luy. SOP. Que
veut signifier telle fable ? PH. Elle signifie que les Mercurialistes sont pauvres,
mais quils sont fins pour acquerir
292
de labondance & richesse des rois & des grands seigneurs par finesse, &
couvertement : car ils sont accoustumés destre administrateurs & secretaires
des rois, par laptitude Mercuriale quils ont. Ce qui veut dire que Mercure
desroba les vaches dAppollo : pource quAppollo signifie les puissans
seigneurs, quil fait tels : & les vaches sont leurs richesses & abondances :
&, quand les princes sont courroucez contre eux, à cause de leurs larrecins, ils
eschappent ce couroux, par astuce Mercuriale, leur paliant les fautes, par lesquelles ils
pourroyent meriter punition : &, par ce moyen, appaisans la colere des seigneurs,
demeurent en grace. Encores leur bas estat fait quils ne sont point blessez aux
courroux des grands maistres : pource quils ne font point resistance à tels
seigneurs : & ainsi Mercure, qui est la plus petite de toutes les Planettes,
nest point endommagé des rayons du Soleil, ainçois luy nuisent moins quà
nulle des autres Planettes. Or, apres quils sont accordez ensemble, Mercure donne la
harpe à Appollo, & Appollo luy donne la verge. Qui veut dire que le sapient
Mercurialiste sert son prince, de prudence harmoniale, & avec
193
douce eloquence, signifiee par la harpe : & le prince preste, au sapient Mercurial,
puissance & autorité, donnant credit & reputation à sa sapience : tellement que
Platon dit que la puissance & la sapience doyvent estre assemblees : pource que la
sapience tempere la puissance, & la puissance favorise la sapience. Cela signifie
aussi que, estant le Soleil & Mercure accordez, par conjonction perfaicte, en bon lieu
dune nativité, & en un bon signe, ils font puissant lHomme Mercurial, qui
est lettré : & sapient, prudent, & eloquent, lHomme solaire, qui est grand
seigneur. SOP. Vous mavez assez parlé de la nativité de Mercure : il est
temps maintenant que vous me declariez ce que je vous ay demandé : cest assavoir
comment lHermaphrodit nasquit de Venus & de luy. PHI. Cest ce que
dit Ptolomee en son Centiloque : cest assavoir que celuy, en la nativité duquel
Venus se trouve en la maison de Mercure, & Mercure en celle de Venus, &
davantage sils sont eux deux conjoints corporellement, le font enclin à orde,
& non naturelle, luxure : pour estre de ceux qui aiment les masles, & qui
nont point de honte aussi destre agens & patiens en-
294
semble, faisans office, non seulement de masle, mais encore de femelle. Et nomment ce tel
Hermaphrodit (qui signifie personne de lun & de lautre sexe) disans vray :
car il naist tel de la conjonction de Mercure & de Venus. A cause que ces deux
Planettes ne se complexionnent pas bien & naturellement ensemble : par ce que Mercure
est tout intellectuel & Venus toute corporelle : dont advient que, quand ils meslent
leurs deux natures ensemble, ils font une luxure contrefaite, & non naturelle.
SOPH. Vous mavez assez parlé des amours, mariages, & generations des dieux
celestes, & de leurs natures, tant du pere universel Demogorgon, comme des peres
celestes, Ether & Celie, & des Planettes qui procedent deux successivement :
cest assavoir Saturne, Juppiter, Mars, Venus, & Mercure. Il ne me reste autre
chose à savoir, sinon des enfans de Latone & de Juppiter : qui sont Appollo &
Diane : combien que je ne me soucie pas beaucoup de Diane : puis quelle a tousjours
esté vierge, comme lon dit. Je voudroye seulement savoir comment Appollo
senamoura de Daphné : laquelle, en le fuyant, ils disent avoir esté transmuee en
Laurier. PHIL.
295
Vous avez entendu desja par ci devant le tour de la generation dAppollo, & de
Diane. Ils font Diane vierge : pource que lexcessive froideur de la Lune oste
lincitation & ardeur de luxure à celles en la nativité desquelles elle domine.
Ils la nomment deesse des montaignes & des champs : pour autant que la Lune a grande
force en la germination des herbes & des arbres : avec lesquels elle paist les animaux
sauvages. Ils la nomment chasseresse : à cause quelle aide aux chasseurs avec sa
lumiere durant la nuict : & la nomment aussi gardienne des chemins : pourtant
quelle fait les chemins plus seurs aux voyageurs par sa lueur nocturne. Ils disent
quelle porte arc & flesches : pour raison que ses rayons sont toutesfois nuisans
aux animaux, principalement quand tels rayons sont dardez par trous estroits, en maniere
de flesches. Ils luy attribuent un char, mené par des cerfs, à raison de leur vistesse,
pour signifier que son mouvement est plus viste que de pas-un des autres orbes : car il
parfournit son circuit en un mois : & à cause que la blancheur est sa propre couleur,
on dit que tels cerfs sont blancs. Elle se nomme Lune : pource que, estant nouvelle, luit
&
296
esclaire au commencement de la nuict : & aussi se nomme Diane : parce que, estant
vieille, anticippe, sur le jour, esclairant à la matinee, devant que la Soleil soit levé
: & aussi pource que, plusieurs fois, elle apparoist de jour. SOPH. Il me suffit
de Diane : Dites moy dAppollo, & de ses amours : car il ne me reste seulement,
des amours des dieux celestes, quà savoir des siens. PHIL. Entre les Poetes,
Appollo est dieu de Sapience, & de Medecine. Il a la harpe, que luy donna Mercure :
& est president sur les Muses. Ils luy approprient le Laurier, & le corbeau :
& disent quil porte arc & flesches. SOP. Jen demande la
signification. PHILO. Il est dieu de Sapience : pourtant quil domine
principalement sur le cur, & illumine les esprits : qui sont origine de la
cognition & sapience humaine : & aussi pourtant que, par sa lueur, se voyent &
discernent les choses sensibles : desquelles la cognition & sapience derive. Il est
dieu de Medecine à cause que la vertu du cur, & la chaleur naturelle, qui
depend de luy en tout le corps, conserve la santé, & guerit les maladies, & à
cause aussi que la chaleur temperee du Soleil, en la Pri-
297
mevere, guerit les longues maladies, qui restent de lHiver, & de lAutomne
: esquels temps, par ce quils sont froids, la chaleur du Soleil est foible &
diminuee : & pourtant alors se causent plusieurs infirmitez, qui se guerissent pas le
renouvellement de la chaleur du Printemps. On luy donne une harpe, & dit-on quil
est dieu de la Musique : pource quil fait lharmonie de la pulsation, qui
derive des esprits du cur, en tout le corps humain : laquelle harmonie est cognue
par les experts Medecins, à toucher seulement. Aussi, pource que lharmonie celeste,
faite par la diversité des mouvemens de tous les orbes (laquelle, comme je vous ay dit,
Pythagoras soustient consister mesmes en concordance de voix) est totalement gouvernee par
le Soleil (à raison quil est le plus grand, le plus luisant, & le principal
dentre toutes les Planettes, comme leur capitaine) pour ceste cause luy attribuent
la harpe : & disent quil leut de Mercure : pource que Mercure donne la
concordance & ponderation harmoniale, mais le Soleil, comme principal, est maistre de
la Musique celeste : & non sans raison : puisque son mouvement est plus ordonné que
celuy de pas un des
298
autres. Il va tousjours par le milieu du Zodiac, sans se destourner, & tousjours droit
en son mouvement : en sorte quil est mesuré des mouvemens des autres, ainsi comme
il est celuy quil leur donne lumiere à toutes, & cest ce quils
signifient, quand ils le disent estre president des Muses : lesquelles sont neuf, denotees
par les neuf orbes celestes, qui font lharmonie : desquels orbes il est celuy qui en
forme toute luniverselle concordance. Ses flesches sont ses rayons : qui
souventesfois nuisent, par trop grande chaleur, ou bien par linfection de lær
: à raison dequoy on le dit auteur ou cause de la peste. Dentre les arbres, ils luy
approprient le Laurier : par ce quil est chaud, aromatic, & tousjours verd,
& pource que, diceluy, se couronnoyent les sages Poetes, & les empereurs ou
chefs darmees triomphans : lesquels sont tous subjets au Soleil : qui est Dieu de
Sapience, & cause de lexaltation des empires, & des victoires. Ils luy
donnent aussi le Laurier, pour un autre esgard : qui est par ce que, estant Appollo dieu
de Sapience, il influe devinement (dont ils disent que, quand il eut occis Pithon, se prit
à respondre par devinement en Delos) & on escrit, quant au Lau-
299
rier, que si un homme dort, ayant la teste environnee des fueilles diceluy, il songe
choses vrayes, & ses songes participent du devinement. Pour cause duquel on attribue
encores le Corbeau à ce Dieu : car ils disent que le Corbeau à soixante & quatre
voix diverses : desquelles on prenoit augures & auspices devinatoires, plus que de nul
autre animant. SOPH. Cela me suffit, quant à la nature & condition
dAppollo : dites moy ce qui appartient à son amour envers Daphné. PHIL. Le
Poéme est tel, que, se vantant Appollo, en presence de Cupido, de la vertu de son arc,
& de ses flesches, dont il avoit occis Pithon, serpent tresvenimeux, il sembloit
presque quil nestimast rien la force de larc & des flesches de
Cupido, comme estans armes enfantines, non propres à si terribles coups que le sien :
dequoy Cupido despité, frappa Appollo dune flesche dor, & Daphné, fille
du fleuve Peneus, dune de plomb. Pourquoy feit quAppollo aima la vierge
Daphné, & la suyvit, comme on suit lor, & en Daphné feit appesantir
lamour vers Appollo, comme le plomb appesantit : & toutesfois la faisoit
continuellement fuir. Mais Daphné, se voyant estre suyvie, &
300
presque atteinte dAppollo, demanda secours à son pere Peneus, & aux autres
fleuves : lesquels, pour la depescher de luy, la transformerent en Laurier : &
Appollo, la trouvant ainsi faite en Laurier, nonobstant lembrassoit, elle estant
encor toute tremblante de peur. En fin, Appollo prit de ses fueilles, & en para
sa harpe, & sa trousse : & appropria le Laurier à soy, pour son arbre : parquoy
Daphené demoura contente de luy. SOP. La fable est belle : mais que signifie-elle
? PHIL. On veut par là demonstrer combien est grande & universelle la force
damour, jusques sur le plus hautain & puissant Dieu de tous les celestes : qui
est le Soleil : & pourtant ils feignent dextrement quil se vantoit que, par son
arc & ses flesches (qui sont ses treschauds rayons) il eust occis lhorrible
serpent Pithon, qui destruisoit toute chose. Ce qui signifie, comme je vous ay dit,
lacquosité du Deluge, qui demoura estendue sur toute la terre, empeschant la
generation & nutrition des hommes, & de tous les autres animaux terrestres :
laquelle acquosité fut dessechee, par les ardentes flesches ou rayons du Soleil, qui, par
ce moyen, donna lEstre à ce qui vesquit
301
apres sur la terre. Et afin, Sophie, que precisement vous sachez, outre le cours & la
seule circomference du Soleil, que est larc dAppollo, par lequel il repara le
dommage du Deluge, & nous asseura contre le cruel Pithon, je vous di que cest ce
vray arc de diverses couleurs, qui se represente en lær, vis à vis du Soleil,
quand le temps est humide & pluvieux : lequel arc les Grecs nomment Iris : &
signifie ce que racompte la sainte Escriture en Genese, disant quapres le Deluge, ne
restant de tous les hommes seulement que Noé (lequel se sauva en une arche vogante, y
ayant mis un masle & une femelle de chacune espece danimaux terrestres) avec
trois de ses enfans, Dieu asseura cest homme juste que le Deluge ne reviendroit plus par
apres : & luy en donna, pour signe, cest arc Iris, qui sengendre és nues, quand
il fait pluvieux : lequel donne asseurance quil ne se peut plus faire de Deluge.
Car, estant ainsi que cest arc sengendre de la radiation de la circomference du
Soleil, és nuees humides, & espoisses, & que la difference de leur espoisseur
face la diversité de ses couleurs, selon la diverse maniere de lapprehension des
nuees, il sensuit que
302
larc du ciel est celuy, qui fait, par ordonnance de Dieu, la fermeté &
asseurance quil ny aura plus de Deluge. SOP. En quelle maniere le Soleil
nous en donne-il asseurance, par son arc ? PHIL. Le Soleil, quand il fait son arc,
ne simprime point en un ær subtil & serein, ainçois en un espois & humide
: lequel, sil estoit de tand espoisse grosseur quil fust suffisant à pouvoir
faire Deluge, par abondance de pluyes, ne seroit capable de recevoir limpression du
Soleil, ne den faire larc : & pourtant lappetition de ceste
impression & arc nous asseure que les nuees nont point telle espoisseur
quelles puissent faire Deluge. Voila donc la fermeté & asseurance que
larc nous donne contre le Deluge : dequoy nous en est cause la force du Soleil, qui
purifie tellement les nuees, & les assubtilie en sorte, imprimant en icelles sa
circomference, quil les fait insuffisantes à pouvoir faire Deluge. Parquoy, avec
raison & prudence, a esté dit quAppollo, de son arc & de ses flesches, tua
Pithon : pour lequel chef duvre sestant Appollo enorgueilli, &
devenu fier, ainsi quest la nature solaire, neantmoins ne se peut garder du coup de
larc & des flesches
303
de Cupido : pource que lamour non seulement contraint les choses inferieures à
aimer les superieures, mais encor attire les superieures à aimer les inferieures. A
cause dequoy Appollo aima Daphné, fille de Peneus, fleuve : laquelle est lhumidité
naturelle de la terre : laquelle humidité vient des fleuves, passans par icelle terre. Le
Soleil aime ceste humidité : &, envoyant en elle ses ardans rayons, pourchasse de
lattirer à soy, par exhalation des vapeurs dicelle : & pourroit-on dire
que la fin de telle exhalation fust le nourrissement des corps celestes : car les poetes
tiennent quils se nourrissent des vapeurs, qui montent de lhumidité du globe
de la terre : mais, entendu que cela est encore metaphoric, il signifie que principalement
le Soleil, & les Planettes, se maintiennent en leur propre office (qui est de
gouverner & soustenir le monde inferieur, & consequemment tout lunivers)
moyennant lexhalation des vapeurs humides : & pourtant le Soleil aime
lhumidité, pour la convertir à soy en son besoing : mais elle fuit le Soleil :
parce que toute chose fuyt ce qui la consume . Aussi, pource que les rayons solaires font
penetrer lhumidité par
304
les pores de la terre, & quils la font fuir hors de la superficie, & que
pourtant le Soleil la resout, quand elle est jà dedans la terre, & quelle ne
peut plus fuir le Soleil, elle se convertit en arbres, & en plantes, avec laide
& influence des dieux celestes, generateurs des choses, & avec laide des
fleuves, qui la restaurent, & secourent, contre la persecution & comprehension du
Soleil. Ils disent, suyvant la fable, quelle se convertit en Laurier : pource que,
estant le laurier arbre excellent, diuturne, tousjours verd, odoriferant & chaud, en
sa generation : le meslange des rayons du Soleil parmi lhumidité terrestre se
manifeste plus en luy quen nul autre arbre. Ils disent quelle fut fille du
fleuve Peneus : parce que le terroir, par ou passe ce fleuve, engendre plusieurs Lauriers.
Ils disent quAppollo para sa harpe de ces fueilles, & sa trousse aussi, pour
signifier que les gentils Poetes (qui sont la harpe dAppollo) & les victorieux
capitaines & empereurs regnans (qui sont la trousse du Soleil) lequel proprement donne
le fameux renom, les puissantes victoires, & les treshauts triomphes sont seulement
ceux qui ont accoustumé destre couronnez de Laurier, en signe
305
deternel honneur, & de glorieuse renommee. Car, ainsi comme le Laurier dure
longtemps, ainsi le nom des sapiens, & des victorieux, est immortel : &, ainsi
comme le Laurier est tousjours verd, ainsi la renommee diceux est tousjours jeune,
& jamais nenvieillit, ne seche : & ainsi comme le Laurier est chaud &
odoriferant, ainsi les esprits diceux, par une chaleur hautaine, donnent tres douce
odeur és lieux distans dune partie du monde à lautre. Aussi cest arbre est
nommé Laurier, parce quil est, entre les autres arbres comme lor entre les
metaux : & aussi pource quon trouve par escrit que les anciens le nommoyent
Laudus, à cause de ces loüanges, & pource que, de ses fueilles, on couronnoit ceux
qui estoyent dignes deternelles loüange : & pourtant cest arbre est celuy, que
lon attribue au Soleil : & disent quil ny a foudre du ciel qui le
puisse frapper : pource que le temps ne peut defaire la renommee des vertus : ne mesmement
les mouvemens celestes, avec leurs mutations, encores quils frappent toutes autres
choses de ce monde inferieur, par inveteration, corruption & oblivion. SOP. Vous
mavez satisfait, quant aux amours des dieux celestes, tant pour
306
les orbes que pour les sept planettes. Touchant les amours des autres dieux terrestres
& humains, je ne vueil point que vous en preniez autre peine : pourtant que cela ne
fait pas beaucoup à la sapience : mais je voudroye bien que vous me declarissiez, sans
fables ou fictions, ce que les sapiens Astrologues tiennent sur les amours & haines,
quont les planettes & les corps celestes, les uns aux autres
particulierement. PHIL. Je vous diray en brief une partie de ce que me demandez :
car ce seroit chose trop longue de vous en dire le tout. Tous les orbes celestes, que les
Astrologues ayent peu cognoistre, sont neuf. Les sept plus pres de nous sont les orbes des
sept planettes erratiques. Des deux autres superieurs, lun fait le huitiesme de tous
: qui est celuy, auquel est fischee la grande multitude des estoilles que nous voyons :
& le neuviesme & dernier est le journal : qui tourne tout son circuit, en un jour
& une nuict : cest assavoir en vingt & quatre heures : & en ceste espace
de temps, il tourne, avec soy tous les autres corps celestes. Le circuit de ces orbes
superieurs se divise en mesure de trois cens soixante degrez, divisez en douze signes, de
trente degrez lun à lautre : lequel circuit se nomme
317
Zodiac : qui vaut à dire le cercle des animaux, pource que ces douze signes sont figurez
par animaux : qui sont Aries, Taurus, Gemini, Cancer, Leo, Virgo, Libra, Scorpio,
Sagittarius, Capricornus, Aquarius, & Pisces : desquels y en a trois, qui sont de la
nature du feu (chauds & secs) cest assavoir Aries, Leo & Sagittarius : trois
de la nature de la terre (froids & secs) cest assavoir Taurus, Virgo, &
Capricornus : trois de la nature de lær (chauds & humides) cest assavoir
Gemini, Libra, & Aquarius : & trois de la nature de leauë (froids &
humides) cest assavoir Cancer, Scorpio, & Pisces. Or tous ces signes ont entre
eux amitié & haine : pource que chacun des trois dune même complexion,
partissent le ciel par tiers, & ne sont esloignez que de six vingts degrez seulement :
& pource ceux là sont entiers amis : comme Aries avec Leo & avec Sagittarius :
Taurus avec Virgo, & avec Capricornus : Gemini avec Libra, & avec Aquarius :
Cancer avec Scorpio, & avec Pisces : car la convenance de laspect trine, avec ce
ce que ils sont de mesme nature, les accorde en perfaicte amitié. Mais ceux de ces
signes, qui partissent le Zodiac par
308
sixiesme, & sont esloignez de soixante degrez, ont moyenne amitié : cest à
dire imperfaite : comme Aries avec Gemini : Gemini avec Leo : Leo avec Libra : Libra avec
Sagittarius : Sagittarius avec Aquarius : & Aquarius avec avec Aries : Lesquels, outre
la convenance de laspect sextil, sont conformes : car ils sont tous masculins :
& sont tous dune mesme qualité active : cest à dire quils sont
chauds, ou avec siccité de nature ignee, ou avec humidité de nature æree : car en
effet, le feu, & lær, ont entre-eux mediocre conformité & amitié, combien
quils soyent élemens. Ceste mesme moyenne amitié ont entre-eux les autres Signes,
de nature terrestre & aquatique : car ils sont aussi moyennement conformes :
cest assavoir Taurus avec Cancer : Cancer avec Virgo : Virgo avec Scorpio : Scorpio
avec Capricornus ; Capricornus avec Pisces : & Pisces avec Taurus : lesquels ont tous
aspect sextil, de soixante degrez de distance : & sont feminins, dune mesme
qualité active : cest à dire froids : combien quils se diversifient en la
qualité passive de sec & humide : comme est la diversification de la terre envers
leauë : & pourtant leur amitié, est moyenne
309
& imperfaicte. Et quand tous ces Signes sont opposites au Zodiac, en la plus grande
distance, qui puisse estre (cest assavoir de cent octante degrez) il ont entre-eux
entiere inimitié : pource que la situation de lun est opposite, & totalement
contraire à lautre : &, quand lun monte, lautre descend : &,
quand lun est au dessus de la terre lautre est au dessous : &, combien
quils soyent tousjours dune mesme qualité active (cest assavoir tous
deux chauds, ou tous deux froids) toutesfois sont tousjours contraires en la passive
(pource que, si lun est humide, lautre est sec) & cela, estant joint avec
la distance opposite, & aspect de mesme, les faits ennemis capitaux : comme Aries avec
Libra : Taurus avec Scorpio : Gemini avec Sagittarius : Cancer avec Capricornus : Leo avec
Aquarius : & Virgo avec Pisces. Quand ils sont distans par le quart du Zodiac (qui est
par nonante degrez) ils sont à demi ennemis : tant par ce que telle distance est le
milieu de lopposition, que pource que leurs natures sont tousjours contraires en
toutes les deux qualitez, active & passive : car, si lun est igné, chaud, &
sec, lautre est aqué, froid, & humide : & si cest un Signe æré,
chaud
310
& humide, lautre est terrestre, froid, & sec : comme est Aries avec Cancer :
Leo avec Scorpio : Sagittarius avec Pisces : (desquels lun est igné &
lautre aqué) & comme est Gemini avec Virgo : Libra avec Capricornus : &
Aquarius avec Taurus : car lun est æré, & lautre terrestre : ou bien
sont contraires, pour le moins en la qualité active : car, si lun est chaud,
lautre est froid : comme Taurus avec Leo : Virgo avec Sagittarius : &
Capricornus avec Aries : & ainsi Cancer avec Libra : Scorpio avec Aquarius : &
Pisces avec Gemini : car tous ceux-ci ont entre-eux contrarieté de qualité active, avec
aspect quadré de moyenne inimitié. SOPHIE. Jay bien entendu comment il se
trouve amour perfaict & imperfaict, & haine de mesme, entre les douze Signes du
Ciel. Je vous prie maintenant de me dire sil en est ainsi entre les sept
Planettes. PHIL. Les Planettes saiment lune lautre, quand eles se
regardent daspect benin : cest assavoir trine, en distance de six vingts
degrez (qui est aspect de perfaict amour) ou bien selles se regardent daspect
sextil, tenant la moitié de la distance susdite : cest assavoir distans de soixante
degrez
311
lune de lautre : qui represente un aspect damour lent, & de moyenne
amitié : mais elles deviennent ennemies, & se hayent lune lautre, quand
elles se regardent daspect opposite, estant la plus grande distance, qui puisse
estre au ciel : cest assavoir de cent octante degrez : lequel est aspect
dentiere haine & inimitié, & de totale opposition : & aussi, quand
elles se regardent daspect quadré, par la moitié de ceste distance (cest
assavoir de nonante degrez de lune à lautre) cest un aspect de moyenne
inimitié & de haine lente. SOPH. Vous mavez dit, quant aux aspects, que
le trine & le sextil causent amour, & que lopposite & le quadré portent
haine : dites moy si les Planettes sont en amour ou en haine, quand elles sont
conjointes. PHILO. La conjonction des Planettes est amoureuse ou haineuse, selon la
nature des deux conjointes : car, si les deux Planettes benignes, nommees fortunees
(cest assavoir Juppiter & Venus) sont conjointes, elles portent amour &
benevolence lune à lautre : &, si la Lune se conjoint avec chacune des
deux, il sen fait une conjonction heureuse, & amoureuse : &, si le Soleil se
conjoint avec elles, il sen
312
fait une conjonction nuisante & ennemie : pource quil les fait combustes, &
de peu de valeur : combien que telle conjonction soit, en quelque chose, bonne à ce
Soleil : mais non pas trop, à cause de leur combustion. Mercure, avec Juppiter, fait
conjonction heureuse & amiable : &, avec Venus, la fait amoureuse, combien que non
pas trop droite. Il est de mediocre amitié avec la Lune : mais il est combuste avec le
Soleil : & leur conjonction est peu amiable, sils ne sont unis trespefectement
& corporellement : car alors ce seroit tresbonne & tres-amoureuse conjonction :
&, quand elle advient, la vigueur du Soleil en croist, comme sil y avoit deux
Soleils au Ciel. La conjonction du Soleil avec la Lune est fort haineuse : combien
quaucuns Astrologues la facent amiable, principalement pour les choses secrettes :
quand ils sont unis entierement & corporellement. Mais la conjonction de chacune des
deux Planettes infortunees (cest assavoir Saturne & Mars) est haineuse avec
toutes les autres Planettes : exceptee celle de Mars avec Venus : qui fait lascivie
amoureuse & excessive. Celle de Saturne avec Juppiter est amou-
313
reuse à Saturne, & à Juppiter odieuse : mais leur conjonction avec le Soleil, ainsi
comme elle est odieuse au mesme Soleil, ainsi est-elle encores nuisante à eux-mesmes :
pource que le Soleil les brusle, & debilite leur puissance. Encores, pour faire mal,
ils ont tres-mauvaise conjonction, & à eux-mesmes non utile avec Mercure & avec
la Lune. SOPH. Ainsi comme les conjonctions sont diverses au bien & au mal,
selon la nature des Planettes conjointes, les aspects benevoles dentre-elles, ou les
malevoles, sont-ils semblablement ainsi divers, selon la nature des deux aspiciens ?
PHIL. Les aspects benevoles, & les malevoles aussi se diversifient plus ou moins,
selon que sont les aspiciens : car quand les deux fortunez, Juppiter & Venus, se
regardent de trine aspect, ou du sextil, cest tresbon aspect : &, sil est
opposite ou quadré, elles se regardent inimicablement : mais, non pourtant, elles
ninfluent aucun mal, encores quelles ninfluent que peu de bien &
avec difficulté. Aussi, quand chacune delles regarde la Lune, Mercure, & le
Soleil daspect amoureux, cest signe de felicité de la sorte de leur nature :
& sil y a inimicable aspect, il signifie peu de
314
bien, & acquis avec difficulté. Mais, si ces deux fortunez regardent par bon aspect
les deux infortunez, Saturne & Mars, elles donnent mediocre bien : toutesfois avec
quelque crainte & desplaisir : &, selles les regardent dun mauvais
aspect, elles donnent du mal, sous espece de bien, excepté Mars avec Venus : lesquelles
ont si bonne complexion que, quand elles ont, entre-elles, bon aspect, sont fort
favorables, principalement en choses amoureuses. Semblablement Juppiter avec Saturne,
sils sentre-regardent par bon aspect, fait choses divines, hautes, bonnes,
& toutes esloignees de sensualité, & ainsi Juppiter fortuné corrige la rudesse
de Saturne : & Venus, bien coloquee, corrige la cruauté & mauvaisetié de Mars :
& Mercure aussi estant de bon aspect avec Mars : mais ce Mercure fait peu de bien à
Saturne, encores quil soit de bon aspect avec luy : &, au contraire, luy fait
grand mal, sil luy est de mauvais aspect : pource quil est convertible en la
nature de la Planette, avec laquelle il se mesle. Sil est de bon aspect avec la
Lune, il est bon & mauvais en mauvais aspect. Les deux infortunez, estans de mauvais
aspect avec la Lune, sont tres-
315
mauvais, &, en bon, non bons : toutesfois ils moderent les inconveniens : & ainsi
sont-elles avec le Soleil. Le Soleil & la Lune, sentre-regardans damoureux
aspect, sont tresbons : & corrigent tous les exces & dommages de Mars & de
Saturne : mais, sils sont en mauvais aspect, sont difficiles, & non bons. Et
voila le sommaire des differences de leurs aspects. SOPH. Ce que vous mavez
dit de lamour & de la haine, quont les douze Signes entre-eux, & les
Planettes, entre-elles, me suffit. Dites moy, je vous prie, si les Planettes ont
semblablement amour & haine à un Signe plus quà lautre. PHILO.
Certainement oüi, quils en ont : pource que les douze Signes, separément, sont
maisons ou domiciles des sept Planettes : & chacune delles porte amour à sa
maison : car, quand elle se trouve en tel signe, sa vertu est plus puissante : &, au
contraire, se trouvant en un Signe opposite à sa maison, elle hait ce Signe : pource
qualors sa vertu se debilite. SOPH. En quelle ordre se partissent ces douze
Signes, par les maisons des sept Planettes ? PHIL. Le Soleil & la Lune ont, pour
chacun deux, une maison au ciel. Celle du Soleil est le Lion, & celle
316
de la Lune est Cancer. Les autres cinq Planettes ont deux maisons pour chacune. Saturne a,
pour ses maisons, Capricorne & Aquarius : Juppiter, Sagittarius, & Pisces : Mars,
Aries & Scorpio : Venus, Taurus, & Libra : Mercure, Gemini, & Virgo.
SOPH. Dites moy si on assigne point quelque cause à lordre de ces partages.
PHILO. La cause & lordre de lassiette des Planettes, selon les anciens est
telle que le plus haut (qui est Saturne) pour son excessive froideur, prit, pour ses
maisons, Capricorne & Aquarius : qui sont les deux Signes, quand le Soleil sy
trouve (comme il fait, depuis la mi-Decembre jusques à la mi-Fevrier) esquels le temps
est le plus froid & tempestatif de toute lannee : lesquelles choses sont propres
à la nature de Saturne. Juppiter par ce quil est prochain dapres Saturne, a
ses deux maisons au Zodiac, aupres des deux de Saturne : cest assavoir Sagittarius
devant Capricorne, & Pisces apres Aquarius. Mars, qui est la troisiesme Planette &
suit Juppiter, a ses deux maisons aupres des siennes, cest assavoir Scorpio, devant
Sagittaire, & Aries apres, Pisces. Venus, qui est la quatriesme Planette, selon les
anciens, joignant Mars, a ses
317
deux maisons pres des siennes : cest assavoir Libra, devant Scorpio, & Taurus,
apres Aries. Mercure, qui est la cinquiesme Planette, suyvant Venus, selon les anciens, a
ses maisons pres des siennes : cest assavoir Virgo devant Libra : & Gemini apres
Taurus. Le Soleil, que les ancens mettoyent apres Mercure, pour sixiesme Planette, à une
seule maison devant Virgo, maison principale de Mercure : & la Lune, qui est la
septiesme & derniere Planette, a sa maison apres Gemini : qui est lautre maison
de Mercure : tellement donc que les Planettes sont assorties de leurs maisons au Zodiac,
non par cas fortuit, mais par certain ordre. SOPH. Ceste ordre me plaist, & est
conforme à lassiette des Planettes, selon les anciens, qui mettoyent le Soleil sous
Venus & Mercure : mais, selon les modernes Astrologues, qui le mettent pres de Mars,
au dessus de Venus, cest ordre ne seroit juste ne raisonnable. PHILO. Encores,
suyvant ces modernes, lordre seroit juste : pourveu que lon prist le
commencement, non pas à Saturne, mais au Soleil & à la Lune, & à leurs maisons
: par ce que ces deux grands luminaires sont commencemens du Ciel, & ont le principal
soing de la
318
vie de ce monde, & les autres ne sont que leurs suyvans. SOP. Declarez moy donc
un peu ceste ordre derniere. PHI. Ainsi comme nous faisions premierement nostre
commencement à Capricornus (qui est le Solstice dHiver quand les jours commencent
à croistre) ainsi nous commencerons maintenant à Cancer (qui est le Solstice du
Printemps, quand les jours sont plus grands quen tout lan, à a fin de leur
croissance) lequel Cancer, par ce quil est froid & humide, de la nature de la
Lune, est maison dicelle : & Leo, qui est apres, parce quil est chaud
& sec, de la nature du Soleil, & aussi que le Soleil est trespuissant en iceluy,
est fait pour maison du Soleil. SOPHIE. Vous faites donc la Lune premiere que le
Soleil ? PHIL. Ne vous en esmerveillez point : car, en la sainte Creation du monde,
la nuict est mise devant le jour : & comme je vous ay dit, Diane, selon les Poetes,
fut Lucine à la naissance dApollo. Parquoy Cancer, maison de la Lune, à bon droit
est premier que Leo, maison du Soleil. Apres ces deux, sont les deux maisons de Mercure :
lequel est le plus prochain de la Lune : qui est la premiere Planette, & la plus
inferieure : & Mercure est la
319
seconde : les maisons duquel sont Gemini, devant Cancer, & Virgo, apres Leo. Venus,
qui est la troisiesme, est dessus Mercure : & a ses maisons pres des siennes : Taurus,
devant Gemini, & Libra apres Virgo. Mars, qui est la cinquiesme, est sur Venus, &
sur le Soleil : & a ses maisons pres celles de Venus : Aries, devant Taurus, &
Scorpio, devant Libra. Juppiter, qui est la sixiesme, est au dessus de Mars : & a ses
maisons pres des siennes : Pisces, devant Aries, Sagittarius, apres Scorpio : Saturne, qui
est la septiesme & la plus haute, & au dessus de Juppiter, a ses maisons pres
celles diceluy : Aquarius, devant Pisces, & Capricornus, apres Sagittarius :
& viennent à estre lune pres de lautre, pource que ce sont les derniers
signes opposites, & les plus loingtains de ceux du Soleil & de la Lune :
cest assavoir Cancer & Leo. SOPH. Je suis contente, quant à lordre
quont les planettes, en la partition des douze signes, pour leurs maisons : &
voy que chacune raisonnablement porte amour à sa maison, & haine à sa contraire,
comme vous avez dit. Mais je voudroye savoir de vous si telle opposition de signes
correspond à la diversité ou contrarieté de ces planettes, des-
320
quelles ces Signes opposites sont maisons. PHILO. Oüi, certainement : car la
contrarieté des Planettes correspond à lopposition des Signes, leurs maisons :
pource que les deux maisons de Saturne (assavoir Capricorne & Aquarius) sont
opposities à celles des deux Luminaires, Soleil & Lune (cest assavoir à Cancer
& à Leo) par la contrarieté de linfluence & nature de Saturne à celle des
deux Luminaires. SOPH. En quelle maniere ? PHI. En telle, quainsi comme
les deux grands Luminaires sont causes de la vie de ce monde inferieur, des plantes, des
animaux, & des hommes, donnant le Soleil chaleur naturelle, & la Lune humeur
radicale (car on vit par la chaleur, & se nourrit-lon par lhumeur) ainsi
Saturne est cause de la mort & de la corruption des choses inferieures, par ses
qualitez de froid & de sec, contraires aux deux autres : & les deux maisons de
Mercure, Gemini, & Virgo, sont contraires à celles de Juppiter, Sagittarius &
Pisces, par la contrarieté de leur influence. SOPH. Quelles sont leurs influences
? PHILO. Juppiter donne inclination dacquester abondantes richesses : &
pourtant les hommes Joviaux, communément sont
321
riches, magnifiques, & opulens : mais Mercure, pource quil donne inclination à
cercher des sciences subtiles, & des doctrines ingenieuses, destourne lesprit de
lacquisition des richesses : &, pour ceste cause, le plus souvent, les Sapiens
sont peu riches, & les riches peu Sapiens : pource que les sciences sacquierent
par lintellect speculatif, & les richesses par lactif : &,
nestant lame humaine quune, quand elle saddonne à la vie active,
elle saliene de la contemplative : &, quand elle sadonne à la
contemplation, elle nestime point les mondains affaires. Et ces tels hommes sont
pauvres de leur bon gré : pource que telle pauvreté vaut plus que lacquisition des
richesses. Ainsi donc, par raison, les maisons de Mercure sont opposites à celles de
Juppiter : & ceux, qui en leur nativité ont les maisons de lun, qui montent sur
la terre, ont les maisons de lautre, qui descendent sous terre : en sorte que le bon
Jovial est peu souvent bon Mercurial, & le bon Mercurial, bon Jovial. Au demourant,
les deux maisons de Venus, Taurus & Libra, sont opposites à celles de Mars, Scorpio
& Aries, par la contrarieté complexionnale, qui est de lun à
lautre. SO. Comment contrarieté ?
322
mais amitié, & bonne conformité : car (comme vous mesmes avez dit) Mars est
enamouré de Venus, & tous deux saccordent bien ensemble. PHI. La
contrarieté de leur influence nest pas comme celle de Juppiter à Mercure, mais est
en la complexion, comme celle de Saturne aux deux Luminaires, combien quils *soyent
entre eux mesmement contraires en influence, comme je vous ay dit : mais Mars & Venus
sont seulement contraires en complexion qualitative : car Mars est sec, chaud, &
ardant : & Venus est froide, & humide temperee, & non pas ainsi comme la Lune,
qui est excessive en froideur & humidité : & ainsi Mars & Venus
saccordent bien : comme deux contraires, de la mixtion desquels provient un effet
temperé, principalement és actes nutritifs & generatifs : car lun donne la
chaleur (qui est la cause active en la generation & nutrition) & lautre
donne lhumidité temperee, qui est en elles leur cause passive : &, combien que
la chaleur de Mars soit excessive en ardeur, la frigidité de Venus temperee, la tempere,
& la fait proportionnee à telles operations : en sorte quen telle contrarieté
consiste la convenance de Mars
*Saturne & luminaires.
323
& de Venus amoureusement, & pour la seule cause dicelle ils ont leurs
maisons opposites au Zodiac. SOP. Ceste cause de lopposition des Signes par la
haine ou contrarieté des Planettes, desquelles ils sont maisons, me plaist bien. Dites
moy, je vous prie, si semblablement en leur ordre & opposition apparoist point aucune
chose damour & de benevole amitié, ainsi comme apparoist la haine &
contrarieté. PHI. Oüi vrayement, il en apparoist : car on voit que, pource que
Juppiter est la plus grande fortune, pas-une de ses maisons ne regarde daspect
ennemi les maisons des deux Luminaires, Soleil & Lune : quand, au contraire, pas-une
des maisons de Saturne (qui est le plus grand infortune) ne regarde daspect benevole
celles de ces deux Luminaires, ainçois de regard opposite, qui est totalement ennemi.
Mais la premiere maison de Juppiter, qui est Sagittarius, regarde daspect trine,
dentier amour, Leo, maison du Soleil, Luminaire majeur & la seconde, qui est
Pisces, regarde Cancer, maison de la Lune, luminaire mineur, mesmement daspect
trine, damour perfaict. Semblablement nulle des maisons de Mercure na regard
ennemi à la mai-
324
son du Soleil, ni à celle de la Lune : par ce quil leur est tresfamilier : ainçois
sa premiere maison, qui est Gemini, regarde daspect sextil, de mi-amour, Leo, maison
du Soleil : & sa seconde, qui est Virgo, regarde Cancer, maison de la Lune,
semblablement daspect sextil, amiable. Il ne reste plus que les maisons de Venus,
fortune mineur, & Mars, infortune mineur : lesquelles Planettes, ainsi comme elles
sont conformes en une influence, ainsi ont leurs maisons respondantes esgalement en
amitié ou inimitié vers celles du Soleil & de la Lune : car Aries, premiere maison
de Mars, a laspect trine avec Leo, maison du Soleil : par ce que les deux Planettes,
& les deux Signes, sont dune mesme complexion, chaude, & seche : & a ce
Mars & son Aries aspect quadré, de moyenne inimitié, avec Cancer, maison de la Lune,
pource quils sont tous de qualité contraire, estans Mars & sa maison Aries
chauds & secs, & la Lune, & sa maison Cancer, froids & humides. Mais
Scorpio, seconde maison de Mars, a aspect trine, de perfaict amour, avec Cancer, maison de
la Lune : par ce que ces deux Signes sont dune mesme complexion, froids &
humides : & dautre
325
part a aspect quadré avec Leo, maison du Soleil, à cause de leur contrarieté : car Leo
est chaud & sec : & Scorpio est froid & humide. Presque en ceste maniere se
portent aussi les maisons de Venus avec celles des luminaires : car Taurus, premiere
maison de Venus, regarde Cancer, maison de la Lune, daspect sextil amiable, estans
tous deux froids : & regarde Leo, maison du Soleil, daspect quadré, à demi
ennemi, luy estant contraire, par ce quil est chaud : & ainsi Libra, seconde
maison de Venus, regarde Leo daspect sextil, amiable : pource que tous deux sont
chauds : & Cancer, par estre froid daspect quadré de moyenne inimitié : en
sorte que ces deux Planettes, Mars & Venus, sont milieux de Saturne & de Juppiter
: tellement que leurs maisons sont meslees damitié avec celles du Soleil & de
la Lune. Je vous pourroye bien dire, Sophie, plusieurs autres proportions des amitiez
& inimitiez celestes : mais je les vueil laisser : pource quelles feroyent
nostre propos trop long, & trop difficile. SOP. Je ne vueil plus, touchant ceste
matiere, sinon seulement que vous me diez si les Planettes ont autre sorte damitié
& haine envers les Signes, outre celle qui vient
326
par la contrarieté, ou par les bons aspects de leurs maisons. PHIL. Oüi
certainement, elles en ont : & en premier lieu, par lexaltation dicelles
Planettes : car chacune delles a un Signe, auquel elle a puissance
dexaltation. Le Soleil en Aries : la Lune en Taurus : Saturne en Libra : Juppiter en
Cancer : Mars en Capricorne : Venus en Pisces : Mercure en Virgo, combien que ce soit une
de ses maisons. Elles ont encores authorité de triplicité : laquelle ont trois
Planettes, en chacun Signe : cest assavoir le Soleil, Juppiter, & Saturne, és
trois Signes de peu, qui sont des six masculins : cest assavoir Aries, Leo, &
Sagittarius. Venus, la Lune, & Mars, ont authorité és signes feminins : cest
à dire aux trois Signes terriens, Taurus, Virgo, & Capricornus : & aux trois
aqueux, Cancer, Scorpio, & Pisces. Saturne, Mercure, & Juppiter, ont triplicité
és autres Signes, qui sont masculins, Gemini, Libra, & Aquarius. Je ne vous diray
point amplement les cuases de cest assortiment, pour eviter prolixité. Seulement vous
diray que les trois Planettes masculines ont triplicité aux Signes masculins, & les
trois Planettes feminines aux Signes feminins. Les Planettes
327
ont aussi amour envers leurs faces : & chacune fois dix degrez du Zodiac est la face
dune Planette : & les premiers dix degrez dAries sont de Mars : les
seconds du Soleil : les tiers de Venus : & ainsi successivement, par lordre des
Planettes & des Signes, jusques aux derniers de ces degrez en Pisces : lesquels
viennent à estre aussi face de Mars. Encores ont toutes les Planettes (excepté le Soleil
& la Lune) amour à leurs termes : car chacune des cinq Planettes, qui restent, a
certains degrez terminez en chacun des Signes. Au reste, toutes les Planettes ont amour
aux degrez lumineux & favorables, & haine aux obscurs & abjects : & si ont
amour aux estoilles fixes, quand elles se conjoignent avec icelles estoilles :
principalement si elles sont des grandes & luisantes (cest assavoir de la
premiere, ou de la seconde, grandeur) & ont haine à ces estoilles fixes, qui leur
sont de nature contraire. Or il me semble, à ceste heure, que je vous ay tant parlé des
amours, & haines celestes, quil doit suffire pour nostre present devis.
SOP. Jay entendu assez amplement des amours celestes. Je voudroye maintenant savoir,
Philo, si les esprits, ou bien intellects spi-
328
rituels, celestes, sont attachez à lamour, comme sont toutes autres creatures
corporelles, ou bien sils en sont hors, par ce quils sont separez de
matiere. PH. Combien que lamour se trouve és choses corporelles &
materielles, si nest-il pas pourtant du propre dicelles : ainçois, tout ainsi
que lEstre, la Vie, lIntellect, & toute autre perfection, bonté, &
beauté depend des choses spirituelles, & derive des immaterielles aux materielles (en
sorte que toutes ces excellences se trouvent és spirituelles premierement qués
corporelles) ainsi lamour se trouve au monde intellectuel premierement, & plus
essentiellement, & depend diceluy au monde corporel. SO. Dites men
la raison. PHI. En avez-vous, possible quelcune au contraire ? SOP. En voici
bien une prompte, en ce que vous mavez monstré quamour est desir dunion
: &, qui desire, a faute de ce quil desire : or ny a-il nul defaut és
choses spirituelles, ains est le propre de la matiere : & pourtant il ne se doit pont
trouver damour environ ces esprits & intellects. Et aussi, puisque les choses
materielles, comme imperfaictes, ont accoustumé de desirer à sunir, avec les
spirituelles, qui sont perfaictes,
329
comme pourroyent ces perfaictes desirer à se unir avec les imperfaictes ? PHI. Les
choses spirituelles ont amour, non seulement de lune à lautre, mais encores
aiment les corporelles & materielles : &, quant à ce que vous dites quamour
est desir, & que desir presuppose defaut, il est vray : mais il nest pas
inconvenient, y ayant quelques ordres de perfections entre les choses spirituelles, que
lune ne soit plus perfaicte que lautre, & de plus noble & haute
essence, & que linferieur, qui est moindre, naime le superieur, &
quil ne desire à sunir avec luy : à cause dequoy toutes ces choses
spirituelles aiment, principalement & souverainement, le souverain & perfaict Dieu
(qui est la fontaine , de laquelle tout Estre, & tout bien derive) lunion duquel
toutes ces choses desirent affectueusement, & la procurent tousjours avec leurs actes
intellectuels. SOPHI. Je vous concede que les choses spirituelles saiment
lune lautre (car linferieure aime la superieure) mais non pas la
superieure linferieure : & encores moins vous concederay-je que les spirituelles
aiment les corporelles, ou materielles : veu quelles sont plus perfaictes, &
quelles nont aucun
330
besoing des imperfaictes : & pource ne les peuvent desirer, ni aimer, comme je vous ay
dit. PHILO. Jestoye prest à vous respondre à ce second argument, si vous
eussiez eu un peu de patience. Sachez donc que, tout ainsi comme les inferieurs aiment les
superieurs, desirans sunir avec eux, pour raison de ce qui leur defaut de leur plus
grande perfection, ainsi les superieurs aiment les inferieurs, & desirent les unir
avec eux, afin de les faire plus perfaicts : lequel desir presuppose bien defaut en
linferieur qui a besoing, mais non pas au superieur desirant : car le superieur,
aimant linferieur, desire supplir ce qui defaut de perfection, à linferieur,
par sa superiorité : & en ceste maniere les spirituels aiment les corporels &
materiels, pour supplir, par leur perfection, au defaut diceux & pour les unir
avec soy, & les faire excellens. SOP. Et, quant à vous, lequel tenez-vous pour
plus vray & entier amour, ou celuy du superieur à l'nferieur, ou bine celuy de
l'nferieur au superieur ? PHIL. Celuy du superieur à linferieur, &
du spirituel au corporel. SOPH. Dites-men la raison. PHIL. La raison en
est que lun est pour recevoir, & lautre pour donner.
331
Le spirituel superieur aime linferieur, comme un pere son enfant : &
linferieur aime le superieur, comme un enfant son pere. Or savez vous assez de
combien lamour du pere est plus perfait que celuy de lenfant. Davantage
lamour du monde spirituel, envers le monde corporel, est semblable à celuy que le
masle porte à sa femelle, & celuy du corporel envers le spirituel à celuy de la
femelle à son masle, comme je vous ay desja declaré par ci devant : &, sur ce
poinct, Sophie, endurez que je vous die que le masle aime plus perfaictement, en donnant,
que la femelle, qui reçoit : car, mesmement entre les hommes, les bienfaicteurs aiment
mieux ceux qui reçoyvent leurs bienfaits, que les beneficiez leurs bienfaicteurs : pource
que ceux-ci aiment pour le gaing, & ceux-là pour la vertu : & lun de ces
amours a de lutil, & lautre est tout honneste. Or savez vous de combien
lhonneste est plus escellent que lutil : & ainsi non sans raisons vous
ay-je dit que lamour des spirituels est beaucoup plus excellent & perfait,
envers les corporels, que celuy des corporels vers les spirituels. SOPH. Ce, que
vous avez dit, me contente : mais jy trouve encores deux
332
autres doutes. Lun est que le desir presuppose defaut, & doit estre defaut de la
chose desiree, defaillante au desirant & aimant, & non pas defaut de la perfection
de lamant en la chose aimee, comme il semble que vous lentendiez, quand vous
dites que le defaut soit en linferieur desiré, & aimé du superieur.
Lautre doute est que jay entendu que les personnes aimees, en tant
quelles sont aimees, sont plus perfaictes que les aimantes : pource que, estant
lamour vers les choses bonnes, la chose aimee est la fin, & le pretendu de
lamant. Or est la fin la chose plus noble. Comment donc limperfait peut-il
estre aimé du perfait, ainsi que vous dites ? PHIL. Vos doutes sont de quelque
importance : mais la solution du premier est que, en lordre de lunivers,
linferieur depend du superieur, & le monde corporel du spirituel : tellement que
le defaut de linferieur apporteroit defaut au superieur, duquel il depend : pource
que limperfection de leffet denote limperfection de la cause. Aimant
donc la cause son effet, & le superieur linferieur, il desire la perfection de
linferieur, & de lunir avec soy pour le delivrer de defaut : à raison
quen len delivrant il se garde
333
soy-mesme de defaut & dimperfection : tellement que, quand linferieur ne
se vient à unir avec son superieur, non seulement cest inferieur demeure deffectueux,
& malheureux, ains encores le superieur demeure maculé, avec un defaut de sa plus
haute perfection : car le pere ne peut estre heureux pere, estant son fils imperfait :
& pourtant disent les anciens que le pecheur met une tache en la divinité, &
loffense, ainsi comme le juste lexalte. Ainsi donc, par raison, non seulement
linferieur aime & desire sunir avec le superieur, mais aussi le superieur
aime & desire unir avec soy linferieur : afin que chacun deux soit perfait
en son degré, sans aucun defaut, & afin que lunivers sunisse & se lie
successivement par le lien damour, qui unit le monde corporel avec le spirituel,
& les inferieurs avec les superieurs. Laquelle union est la principale fin du
souverain ouvrier, & de Dieu tout puissant, en la production du monde, avec diversité
ordonnee, & pluralité vivifiee. SOP. Je voy la solution du premier doute.
Venons maintenant au second. PHI. Aristote nous en fait la raison. Car, ayant
prouvé que ceux, qui meuvent eternellement les corps celestes, sont ames intel-
334
lectives & immaterielles, dit que tels corps sont meus pour quelque fin &
intention dicelles leurs ames, & dit que telle fin est plus noble & plus
excellente que le mesme moteur : pource que la fin de quelque chose est plus noble que la
chose mesme : car, quant aux quatre causes des choses naturelles (lesquelles causes sont
la materielle, la formale, la cause agente, qui fait ou meut la chose : & la cause
finale, qui est la fin qui meut lagente à faire) entre toutes la materielle est la
plus basse : la formale est meilleure que la materielle, lagente, meilleure &
plus noble que toutes ces deux (pource quelle est cause dicelles, & la
cause finale est plus noble & excellente de toutes les quatre, & plus que la
cause agente : dautant que lagente se meut pour la finale) tellement que la
fin se nomme cause de toutes les causes. Parquoy se conclud que ce, qui est la fin, pour
laquelle lame intellective de chacun des cieux meut son orbe, est de plus grande
excellence non seulement que le corps du ciel, mais encores que la mesme ame laquelle fin,
comme dit Aristote, estant aimee & desiree de lame du ciel, ceste ame
intellectuelle par un tel amour, avec desir fer-
335
me, & daffection insatiable, meut eternellement le corps celeste, à elle
approprié, aimant iceluy, & le vivifiant, encores quil soit le moins noble,
& à elle inferieur, par-ce quil nest que corps, & elle est intellect
: Ce quelle fait principalement pour lamour quelle a à son aimé
superieur, plus escellent quelle, desirant sunir eternellement avec luy,
&, par ceste union se faire heureuse, comme une vraye amante avec son amoureux. Et
quoy, Sophie, vous pouvez entendre que les superieurs aiment les inferieurs, & les
spirituels les corporels pour lamour quils portent à dautres leurs
superieurs : lesquels ils aiment pour joüir de leur union : &, en les aimant,
bonifient leurs inferieurs. SOP. Dites-moy, je vous prie, qui sont ceux qui peuvent
estre plus nobles que les ames intellectives qui meuvent les cieux, en sorte quelles
en soyent amoureuses, & desirantes leur union par laquelle elles se facent heureuses,
& que pour icelle soyent ainsi soigneuses de mouvoir eternellement leurs cieux : &
encor est-il de besoing que vous me diez en quelle maniere les superieurs, aiment les
inferieurs, joüissent de lunion dautres leurs superieurs : car la raison ne
men est point manifeste.
336
PHI. Touchant vostre premiere interrogation, les philosophes, commentateurs
dAristote, taschant de savoir qui sont ces tant excellens, qui sont fins & plus
hauts que les ames intellectives mouvantes les cieux : & la premiere Academie des
Arabes (cest assavoir Alfarab, Avicenne, Algazelli, & nostre Rabi Moyses
dEgipte, en son Morrhe) disent quil y a deux intelligences appropriees à
chacun orbe : lune desquelles le meut effectuellement, & est ame motive
intellectuelle de cest orbe : & lautre la meut finalement : pource quelle
est la fin, pour laquelle le moteur (cest à dire lintelligence, qui anime le
ciel) meut son orbe : laquelle fin est aimee dicelle motrice, comme plus excellente
intelligence : &, desirant sunir avec ce quelle aime, meut eternellement
son ciel. SOPH. Comment donc sentretiendroit lopinion de ces autres
philosophes : qui disent, quant au nombre des anges, ou Intelligences separees, mouvantes
les cieux, quelles sont autant quil y a dorbes quelles meuvent,
& non plus ? car, selon ces Arabes, les intelligences seroyent doubles en nombres au
prix des orbes. PHIL. Ils disent que cest advis des autres philosophes, & le
337
nombre dentreeux Arabes, sentretient en chacune de ces deux especes
dintelligences, cest à dire motrices & finales : pource quil faut
quil y ait autant dintelligences motrices quil y a dorbes, &
autant dintelligences finales quil y a dorbes aussi. SOPH.
Certainement si changent-ils ceste ancienne opinion des philosophes, y faisant double
nombre. Mais que diront-ils du premier moteur du ciel supresme, que nous tenons estre Dieu
? Brief il est impossible quil ait, pour fin, quelque chose meilleure que
soy-mesme. PHI. Ces philosophes Arabes tiennent que le premier moteur ne soit pas le
souverain Dieu : pource que Dieu seroit une ame appropriee à un orbe, comme sont les
autres intelligences motrices : laquelle appropriation & parité avec elles seroit
fort inconvenable en Dieu : mais ils disent que la fin, pour laquelle le premier moteur
meut, est le souverain Dieu. SOPH. Voire-mais tous les autres philosophes
saccordent-ils à ceste opinion ? PHIL. Non certainement : car Averroes &
quelques autres, qui depuis ont commenté Aristote, soustiennent que il ny a point
plus dintelligences quil y a dorbes : & que le premier moteur est
338
le souverain Dieu : & dit Averroes quil nest point inconvenient en Dieu de
lapproprier à son orbe, comme estant iceluy Dieu ame, ou forme datrice de
lEstre au superieur ciel : pource que telles ames sont separees de matiere : &,
estant son orbe celuy qui contient tout lnivers, & embrasse & meut, par son
mouvement, tous les autres cieux, ceste intelligence, qui linforme & meut, &
qui luy donne lEstre, doit estre le souverain Dieu, & non autre. Car ce
nest pas à dire, pourtant sil est moteur, quil se face esgal aux autres
: ainçois demeure beaucoup plus haut & sublime, ainsi comme son orbe est plus sublime
que ceux des autres intelligences, &, ainsi comme son ciel comprend & contient
tous les autres, ainsi sa vertu contient la vertu de tous les autres moteurs : &,
quand ce nom de moteur, approprié à luy comme aux autres, feroit quil fust esgal
à iceux, encores, suyvant les premiers Arabes, il seroit esgal aux autres intelligences
finales : à raison quil seroit fin du premier moteur, comme celles-ci sont fins de
leurs moteurs. Et, pour conclusion, Averroes dit que mettre plus dintelligence que
la force de la raison Philosophique nen
339
peut porter, nest pas fait de philosophe : entendu que lon ne peut rien cognoistre,
sinon en tant que la raison le monstre. SOPH. Ceste opinion me semble plus limitee
que celle des premiers. Mais que dira Averroes en ce quAristote & la raison avec
luy, afferme que la fin du moteur de lorbe est plus excellente que le mesme moteur
? PHIL. Averroes dit quAristote entend que la mesme intelligence, qui meut,
soit fin delle-mesme en son mouvement continuel : parce quelle meut son orbe,
pour accomplir sa propre perfection : en quoy elle est plus noble, par estre fin de
mouvement, que par estre efficiente diceluy : tellement que ce dit dAristote
est plustost pour faire comparaison entre les deux especes (cest assavoir efficiente
& finale, qui se trouvent en une mesme intelligence) que pour faire comparaison
dune intelligence à lautre, comme voudroyent faire les autres philosophes
Arabes, quand ils disent quil y en a deux à chacun orbe, & que la finale est
plus noble que la motrice diceluy. SOPH. Si trouve-je estrange que, pour cest
esgard, Aristote die quune mesme intelligence soit plus perfaicte que
soy-mesme. PHIL. Et il me
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semble aussi sans raison quune comparaison ainsi absolument faite comme est ceste-ci
dAristote, se doyvent entendre respectivement dune mesme intelligence : car,
combien que ceste opinion dAverroes soit vraye principalement quant au premier
moteur (car, estant Dieu, comme il est, faut quil soit fin de son mouvement &
action) & quil soit vray aussi que la cause finale soit plus excellente que
leffective, il ne semble pas pourtant que ce soit lintention dAristote
dinferer telle sentence, par son dire allegué ci devant. SOPH. Que vous
sembleroit-il donc quil voulust faire par cela ? PHIL. Monstrer que la fin de
tous les moteurs des cieux nest quune seule intelligence, plus sublime &
plus haute que les autres, aimee de toutes, avec desir de sunir avec elle : en
laquelle consiste leur souveraine felicité : & cela est le souverain Dieu.
SOPHIE. Et quant à vous, estes vous dadvis quil soit le premier moteur
? PHILO. Il seroit long à vous dire ce que lon pourroit alleguer en cela :
& seroit, possible, audace dasseurer une opinion par dessus lautre : mais,
quand je vous concederay que lentente dAristote est que le premier moteur
341
soit Dieu, je vous diray quil tient que luy mesme soit la fin de tous les moteurs,
& plus excellent que tous les autres desquels il est superieur : mais il ne dit pas
quil soit plus excellent que soy-mesme, encores questre cause finale de toute
chose soit le plus principal en luy : pource que lun est la fin, à laquelle
lautre saddresse. SOPH. Voire-mais niez-vous que les autres moteurs ne
meuvent leurs cieux, pour accomplir leur perfection, de laquelle ils desirent joüir comme
dit Averroes? Ph. Je ne le nie pas : ainçois vous di quils desirent leur
union avec Dieu, pour accomplir leur perfection : en sorte que leur fin derniere, &
leur entente, est leur perfection. Mais, entendu quelle consiste en leur union avec
la divinité, il sensuit que leur derniere fin gist en la divinité, & non pas
en eux-mesmes : tellement que Aristote dit que ceste Divinité est fin plus haute que leur
propre fin, & que leur perfection ne gist pas proprement en eux-mesmes, comme estime
Averroes. SOPH. Et la beatitude des ames intellectives des hommes, & leur
derniere fin, seroit-elle point, par semblable raison, en lunion divine? PHIL.
Oüi certainement : pource que leur derniere perfection, fin, & vraye
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beatitude, ne consiste point en icelles mesmes ames, ains en leur souslevement & union
avec la divinité : &, combien que le souverain Dieu soit fin de toute chose, &
beatitude de tous les intellectuels, cela nexclud pas pourtant que leur propre
perfection ne soit leur deniere fin : pource quen lacte de la felicité
lame intellective nest plus en elle-mesme, ains en Dieu : lequel la felicite,
par son union : & illec consiste sa derniere fin & felicité, & non pas en
elle-mesme, en tant quelle nauroit pas ceste bien-heureuse union. SOPH.
Ceste subtilité me plaist : & en demeure satisfaite, quant à ma premiere demande :
venons à la seconde. PHIL. Vous voulez que je vous declare par quel moyen
lintelligence, aimant & mouvant son orbe celeste corporel, qui est moins
quelle nest pas, se puisse magnifier & souslever en lamour du
souverain Dieu, & atteindre à son heureuse union. SOPH. Cest ce que je
vueil savoir de vous. PHILO. Le doute vient à estre encor plus grand, si nous
regardons que lacte propre & essentiel de lintelligence separee de matiere
est à entendre soy-mesme, & en soy toute chose ensemble, reluisant en elle
lessence divine en claire vision, comme le
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Soleil, en un miroer : laquelle essence contient les essences de toutes choses, & est
cause de toutes : &, si nous regardons quen cest acte doit consister la
felicité & derniere fin de ceste intelligence, & non pas à mouvoir un corps
celeste : qui est chose materielle, & son mouvement acte exterieur, & hors de sa
vraye essence. SOP. Je pren plaisir à vous voir faire saigner ma playe, pour me la
mieux guerir apres. Ayons y donc le remede. PHILO. Vous avez autrefois entendu de
moy, Sophie, que tout lunivers nest quun individu (cest a dire
comme une personne) & chacune des choses corporelles & spirituelles, eternelles
& corruptibles, est membre de ce grand individu, estant tout, & chacune de ses
parties, produit de Dieu, pour une fin commune en tout, ensemble avec une fin propre en
chacune de ses parties : dont il advient que le tout, & ses parties, sont de tant
perfaits & heureux que droitement & entierement ils accomplissent les offices,
ausquels ils sont adressez par le souverain ouvrier. Or la fin du tout est la perfection
unie de tout lunivers, designee par le souverain ouvrier, & la fin de chacune de
ses parties nest pas seulement la perfection
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dicelle partie en soy, mais en ce quavec ceste perfection sienne elle serve
droitement à la perfection du tout : car la fin universelle est la premiere intention de
la Divinité : &, pour ceste fin commune, plus que pour son propre, toute partie a
esté faite, ordonnee, & dediee : tellement que deffaillant une partie en son tel
office és actes appartenans à la perfection de lunivers, ce luy seroit, à elle,
plus grand defaut, & viendroit à luy estre plus mal-heureux, que si son propre acte
ne luy advenoit : & ainsi se felicite plus par la commune perfection que par sa
propre, à la maniere dun individu humain, car la perfection dune des parties
dun homme, comme de lil ou de la main, ne consiste pas seulement, ne
principalement, en ce que ce soit un bel il, ou une belle main ni à beaucoup veoir
de lil, ne aussi à faire beaucoup douvrages de la main, mais
premierement & principalement consiste en ce que lil voye, & la main
face, tout ce qui convient au bien de toute la personne : & se fait plus noble &
excellente par le droit service quelle fait à toute la personne, que par sa propre
beauté & propre acte : en sorte que souventefois, pour sauver toute la personne, il y
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aura telle partie qui naturellement se presentera & jettera en son propre &
evident peril, comme le bras a coustume de faire, se presentant au devant de lespee,
pour garder la teste. Estant donc ceste loy tousjours gardee en lunivers,
lintelligence se felicite plus en mouvant son orbe celeste (qui est acte necessaire
a lEstre du tout, combien que ce soit acte extrinsecque & corporel) quen
son intrinsecque intelligence essentielle, qui est propre acte : & cest ce
quentend Aristote, quand il dit que lintelligence meut pour une fin plus haute
& plus excellente (qui est Dieu) suyvant son ordre en lunivers : tellement
quen aimant & mouvant son orbe, elle assemble lunion de lunivers :
avec laquelle proprement elle atteint à lamour, à lunion, & à la grace
divine, vivifiante le monde : ce qui est sa derniere fin, & sa felicité
desiree. SOPH. Cela me plaist : & croy que, pour ceste mesme cause, les ames
spirituelles intellectives des hommes sassemblent avec un corps si fragile
quest lhumain, pour ensuyvre lordre divin & lassemblement
& union de tout lunivers. PHIL. Vous avez bien dit, & aussi est-il
vray : car nos ames estans spirituelles & intellectives,
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ne pourroyent rencontrer aucun bien en la societé corporelle, fragile & corruptible,
qui leur peust estre tel quelles ne fussent beaucoup mieux avec leur acte
intellectif, intrinsecque & pur : mais elles sappliquent seulement à nostre
corps pour lamour & service du souverain Createur du monde, amenant la vie,
& la cognition intellective, & la lueur divine du monde superieur eternel à
linferieur corruptible : afin que ceste plus basse partie du monde ne soit desgarnie
de la grace divine, & de la vie eternelle, & afin que ce grand animant nait
aucune partie, qui ne soit vive & intelligente, comme il est tout ensemble : &,
sexerceant ainsi nostre ame, dedans ce corps, à lunion de tout
luniversel monde, selon lordre divin (lequel est commune & principale fin
en la production des choses) elle joüit droitement de lamour divin, & attaint
à sunir avec le souverain Dieu, apres la separation du corps : & là est sa
derniere felicité. Mais, si elle erre en une telle administration, elle faut à ceste
amour & union divine : & cela luy est une souveraine & eternelle peine :
pource que, pouvant par la rectitude de son gouvernement au corps, monter au treshaut
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Paradis, demeure au tresbas Enfer, par son iniquité, eternellement bannie de lunion
divine, & de sa propre beatitude, si au paravant la pitié divine nestoit si
grande envers elle, quil luy donnast moyen de sy pouvoir remedier. SOPH.
Dieu nous gard de telle erreur, & nous face des droits administrateurs de sa sainte
volonté, & de son divin ordre. PHILO. Dieu le face : mais toutesfois, Sophie,
vous savez desja que cela ne se peut faire sans amour. SOPHIE. Vrayement
lamour nest pas seulement commun en toute chose de ce monde, mais
dadvantage est souverainement necessaire, puisque nul ne peut estre bien-heureux
sans amour. PHILO. Non seulement la bien-heureté defaudroit, si lamour
defailloit, mais encores le monde mesme nauroit point dEstre, ne chose aucune
se trouveroit en luy, sans lamour. SOP. Pourquoy en dites-vous tant ?
PHILO. Pource que le monde, & toutes ses choses ont Estre en tant quil est tout
uni & assemblé avec toutes ses choses, à la maniere des membres dun individu :
car autrement la division seroit cause de sa totale perdition : &, estant ainsi que
aucune chose ne fait unir lunivers, &
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avec toutes ses diverses choses, sinon lamour il sensuit que cest amour est
cause de lEstre du monde, & de toutes ses choses aussi. SOPHIE. Dites moy
comment lamour vivifie le monde, & comment il fait une seule chose de tant
dautres diverses. PHI. Vous le pourrez facilement comprendre par les choses
desja dites. Le souverain Dieu par amour produit en gouverne le monde, &
lassemble en une seule union : pource que, estant Dieu un seul en tressimple unité,
il faut que ce, qui procede de luy, soit aussi un en entiere unité : car un provient
dun, & de la pure unité perfaicte union. Aussi le monde spirituel sunifie
avec le monde corporel, moyennant lamour : & jamais les intelligences separees,
ou les Anges divins, ne suniroyent avec les corps celestes, ni ne les informeroyent,
& ne leur seroyent ames donnantes vie, si elles ne les aimoyent : ni les ames
intellectives ne se uniroyent jamais avec les corps humains, pour les faire raisonnables,
si lamour ne les y contraignoit : ni ceste ame du monde ne suniroit avec ce
globe de la generation & corruption, si ce nestoit amour. Les inferieurs
semblablement sunissent avec leurs superieurs :
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le monde corporel avec le spirituel, & le corruptible avec leternel, & tout
lunivers avec son createur, moyennant lamour quil a avec le desir
quil a aussi de sunir avec luy, & de se beatifier en sa divinité.
SOP. Il est ainsi. Parquoy Amour est un esprit vivifiant, qui penetre tout le monde, &
est un lien qui unit tout lunivers. PHILO. Puisque vous avez telle opinion de
lamour, desormais il nest plus besoing de vous parler encores de sa communité
: de laquelle nous avons parlé tout ce jourdhuy. SOPH. Si est-ce quil
vous reste à me parler de la naissance damour, ainsi que vous mavez promis :
car vous mavez assez parlé de sa communité en tout lunivers, & en
chacune de ses choses : & voy manifestement quau monde na Estre, qui
na amour. Il me reste seulement à savoir son origine, & quelque chose de ses
effets, bons & mauvais. PHILO. Je vous suis bien debteur, quant à la naissance
damour : mais, touchant ces effets, ce seroit une nouvelle requeste : & si
naurions pas temps ne pour lun ne pour lautre : pource quil est ja
tard pour commencer nouvelle matiere : & pourtant faites-men souvenir un autre
jour, quand bon vous semblera. Mais di-
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tes moy, Sophie, comment, estant lamour ainsi commun, ne se trouve point en
vous. SOPHIE. Et vous, Philo, en effet maimez-vous tant que vous dites ?
PHILO. Vous le voyez, ou le savez. SOPH. Puisque lamour a coustume
destre reciproque, & de double personne (ainsi que je vous ay oüi dire tant de
fois) il faut que vous faigniez que maimiez, ou que je faigne que je ne vous aime
pas. PHI. Je seroye content que vos paroles eussent autant de fausseté que les
miennes ont de verité : mais je crain que vous ne diez vray comme moy : car on ne peut
nier quil ne soit mal-aisé de si longuement feindre un amour. SOPHIE. Si vous
avez vray amour, je ne puis que je nen aye aussi. PHILO. Vous voulez que je
croye, par conjectures dargumens, ce que vous ne voulez dire, afin de ne dire faux.
Je vous di que mon amour est vray, mais quil est sterile, puis quil ne peut
produire son semblable en vous, & quil suffit à me lier, & non pas
vous. SOPHIE. Pourquoy non? lamour na-il pas telle nature que
lAimant : qui unit les divers, approche les distans, & attire le pesant?
PHILO. Combien que lamour soit plus attirant que lAi-
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mant, aussi, qui ne veut aimer, est plus pesant beaucoup que le fer, & plus
resistant. SOPH. Si ne pouvez-vous nier que lamour nunisse les
amans. PHIL. Oüi bien, quand ils sont tous deux amans : mais je suis seulement
amant & non aimé : & vous estes seulement aimee, & non amante. Comment donc
voulez vous que cest amour soit uni? SOPH. Qui veit jamais quun amant ne fust
aimé? PHILO. Moy : & croy que je suis avec vous comme un autre Apollo avec
Daphné. SOPH. Vous voudriez donc que Cupido vous eust frappé avec le traict
dor, & moy avec celuy de plomb. PHIL. Je ne le voudroye pas : mais je le
voy : pource que vostre amour est desiré de moy plus que lor, & le mien vous
est plus pesant que le plomb. SOPH. Si jestoye Daphné envers vous, je seroye
plustost convertie en Laurier, par la crainte de vos paroles, quelle par la peur des
flesches dApollo. PHIL. Les paroles ont peu de force, quand elles ne peuvent
faire ce que les seuls rayons des yeux, par un seul regard, ont accoustumé de faire :
cest assavoir le mutuel amour, & la reciproque affection : toutesfois, en me
resistant ainsi que vous faites,
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je vous voy transformee en Laurier, ainsi immobile de lieu, & immuable de propos,
& ainsi difficile à pouvoir estre attiree à mon desir, combien quà toute
heure je mapproche de plus en plus du vostre : & ainsi estes-vous tousjours
verde & odoriferante, comme le Laurier : au fruict duquel on ne trouve nulle autre
saveur quamere & aspre, avec un suc poignant, à qui en gouste : tellement
quen mon endroit vous estes du tout faite Laurier. Et si vous voulez veoir le signe
de vostre transformation en Laurier, prenez garde que ma sourde harpe ne sonneroit point,
si elle nestoit paree de vos tresbelles fueilles. SOP. Il ne me seroit pas
honneste, Philo, de confesser que je vous aimasse, ni aussi chose courtoise de le nier.
Croyez-en ce que la raison fait estre plus convenable, encores que vous ayez peur du
contraire : &, puisque le temps nous semond desormais au repos, il sera bon que chacun
de nous le voise prendre : puis nous reverrons incontinent. Cependant entendez à vous
recreer : & vous souvenez de vostre promesse.
Fin du Dialogue second.