Léon l'Hébreu, Philosophie d’amour. Premier et second dialogue, 1577

Léon l'Hébreu, Philosophie d’amour, traduction de Denis Sauvage Premier dialogue, Paris : Claude Micard, 1577 (page de titre manquante)
Transcription d’après l'exemplaire de la Médiathèque François-Mitterand, Poitiers D 3739
Publié le  29 janvier  2002
Modifié le 19 février 2002
©Université de Poitiers
Transcription : Pierre Martin


[Léon l'Hébreu : Philosophie d’amour, traduction de Denis Sauvage. Premier dialogue et second dialogue, "De l’essence d’amour", Paris, Claude Micard, 1577]
page de titre manquante)

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Ayant de long temps experimenté le peu d’estime, auquel sont pour le plus souvent, traducteurs, commentateurs, restorateurs de livres corrompus, & tels autres, qui sont subjets à suyvre les traces d’autruy, & voyant la froide recompense qu’ils retirent pour tels labeurs, quelque perfection qu’il y ait, m’estoye (ce me sembloit) du tout resolu à ne m’employer jamais à telles choses, aimant trop mieux me contenir en estude franche & libre, qui me pleust, & à faire œuvre qui peust mieux estre dite mienne, qu’estant contraint en tel travail, n’oser presque, encor apres, appeler mien ce qui en sortirait. Mais la grande honnesteté, de laquelle j’ay veu user le S. Guillaume Rouille envers plusieurs suyvans les lettres, & mesmement envers moy, a tant peu, par dessus la fermeté de ma resolution, qu’à sa priere je vous ay desja traduit la Circé de Gello, &, d’avantage, vous laisse maintenant aller la Philosophie d’Amour de M. Leon

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Hebreu : que plustost vous eussiez euë, & que je vous eusse fait veoir, long temps a, n’eust esté que, quand je la voulu faire mettre sur la Presse, on m’advertit que il y avoit autre traduction, desja commencee à Imprimer. Qui fut cause de me faire garder la mienne à part moy, presque sous deliberation de ne la faire jamais sortir en lumiere, pensant que de brief on verroit l’autre, qui pourroit suffire. Toutesfois, apres avoir tousjours attendu de mois en mois, jusques au cinq ou sixiesme, & voyant que rien ne sortoit, je n’ay plus sçeu endurer que fussiez si long temps frustrez de la lecture d’un tel livre : qui, à la verité, vaut d’estre leu, s’il en fut onc de dignes d’estre leus. Je vous l’envoye donc maintenant, Messeigneurs, le recommandant à l’equité de vos entiers & sains jugemens, & vous priant d’entendre, par maniere de advertissement, certains poincts necessaires à sa cause. Pour le premier, je vous prie d’estre advertis que j’ay suyvi ma copie Italienne (gardant, toutesfois, la proprieté & Phrase de ma langue, si bien que je croy qu’en serez contens) presque de mot à mot, sans extravaguer, & sans m’esgayer en la liberté de mon esprit : pource

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que je voyoye que tels Philosophes, comme est le nostre, savent assez ce que il faut dire, & ce qu’il faut taire, sans que nous y adjoustions ou diminuyons, comme nous pourrions faire en quelque autre de moindre estoffe. Aussi, combien qu’il parle de matieres tant hautes qu’il en semble difficile de soy mesme, neantmoins sont stile est pur didascalic, & propre à personnes qui enseignent & instruisent les autres, comme il fait, avec une methode & deduction de propos tant Aristotelique (c’est à dire perfaicte, ou bien fort approchant de la perfection) que l’on luy feroit, à mon advis, bien grand tort, de ne le suyvre en le traduisant. D’avantage il ameine certaine raison luy-mesme au feuillet 58. page 2. en l’impression Italienne de 1541. & 45. (qui est la page 213. de nostre François) par laquelle il monstre assez qu’il ne se pourroit contenter que on entreprist à dire beaucoup par dessus luy : en sorte que cela m’a tellement fait resserrer que, quand j’eu traduit le premier en Paraphrase, pour le faire plus entendible (comme vous en pourrez veoir certaine page à la fin de nostre livre) je laissay ceste traduction, la recom-

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menceant, & me mettant à le suyvre de plus pres. Vray est que j’ay esté contraint bien souvent, par la corruption des passages (qui se trouve, à mon gré, trop souvent en l’Italien) dire autrement que tels passages ne portent : mais, neantmoins, c’est tousjours selon ce que je puis entendre de sa vraye opinion, par ce qu’il dit devant, ou apres, tels passages, ou suyvant Plato & Aristote : desquels la pluspart de sa Philosophie est prise. Il n’est pas aussi que ma facilité accoustumee ne s’y vueille faire entendre, malgré ma deliberation : mais j’espere que ce ne sera point en lieu, duquel l’Auteur me voulust reprendre s’il vivoit : ne mesme de ceux, pour lesquels je vous ay mis en fin quelque peu d’Annotations, ne pouvant la grosseur du livre en porter gueres d’avantage, encores qu’en ayons un bon nombre. Au demourant, pource qu’il m’a esté force d’user de mots nouveaux en matiere nouvelle (comme je vous disoye en l’Epistre de nostre Circé) j’ay mis un dictionnaire sur la fin du livre, pour l’exposition de tels mots, afin que ceux, qui n’ont autre langue que leur Françoise, ne laissent à Philosopher pour cela, si leur esprit est

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autrement capable de Philosophie. Nous avons semblablement mis, devant chacun des trois Dialogues, l’argument ou contenu d’iceluy, comme pour introduction : & certains sommaires des principales matieres sur la marge, comme par chapitres, avec table d’icelles matieres principales, sur la fin du livre, pour relever le lecteur, ou celuy qui aura desja leu, de plus grande peine. Voila tout ce dequoy m’a semblé bon vous advertir. Pour le reste, je me recommanderay tousjours à toutes vos bonnes graces.

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LE CONTENU AU PREMIER DIALOGUE.

Ce premier Dialogue, plus petit que nul des deux autres, ne peut avoir que une partie : au commencement de laquelle l’Auteur, sous le nom de Philo, use envers Sophie (qu’il dit aimer & desirer par la cognoissance qu’il a d’elle) de plusieurs elusions, captions, ou surprises de paroles & d’argumens, pour inductions à parler vrayement & venir à la diffinition, necessaire à preceder en toute chose, de laquelle on vueille traiter. Ainsi donc, pour mieux parler de l’essence d’amour & desir, les diffinit chacun à part : &, afin de monstrer la difference, qui pourroit estre entre eux,

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discourt par les trois sortes de Bon, & premierement par l’Util, & puis par le Delectable : sous lesquels il parle de certaines vertus morales & de leurs contraires, parlant aussi de la conjonction d’amour & desir au Delectable : de la cause de leur diversité en ces deux Bons qui est le plus ample de l’Util ou du Delectable, & s’ils se trouvent ensemble en une mesme chose aimee. En apres il parle d’amour & desir vers l’Honneste : en quoy il ressemble au Delectable & Util : en quoy & comment il leur est different, & qui en est la cause. De là il deduit sous quel Bon aimable sont la Santé, les Enfans, Mariage, Dominations, Honneurs, Amitié, & l’Amour vers Dieu, discourant par les Habitudes intellectuelles, & par plusieurs choses Divines, pour en fin monstrer en quoy gist la Felicité. Cela fait, il dit sous quel Bon il aime Sophie, pour monstrer l’amour que les amans de femmes se peuvent dire avoir : ou  il parle,

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entre autre chose d’un amour, fils de desir, & d’un autre, pere de desir, & fils de Raison cognoscitive : qu’il y a deux raisons : & par quelle des deux amour ne se laisse gouverner : concluant en fin que l’amour d’Homme à Femme doit estre causé par la cognoscitive, & non par appetition charnelle, retournant tresbien, par ce poinct, aux premieres paroles de son Dialogue, & laissant bonne preparation au second & au tiers ensuyvans.

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PHILO, ET SOPHIE, DE L’ESSENCE D’AMOUR.
DIALOGUE PREMIER

PHILO.

La cognoissance que j’ay de vous, Dame Sophie, cause en moy amour & desir.  SOPH. Ces effets, que la cognoissance de moy produit en vous, Seigneur Philo, me semblent discordans. Mais possible que quelque passion vous fait ainsi parler.  PHIL. Discordans sont-ils bien avec les vostres, qui sont hors de toute concordance.  SOP. Ainçois, entre eux-mesmes, amour & desir sont contraires affections de la Volonté.  PHI. Et pourquoy contraires ?  SOPH. Pource que, entre les

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choses que nous estimons bonnes, nous aimons celles que nous avons & possedons, & desirons celles qui nous defaillent : en sorte que ce, qui est aimé, est premierement desiré : &, apres que la chose desiree est obtenue, l’amour vient, & le desir cesse.  PHI. Qui vous meut à avoir ceste opinion ?  SOPH. L’exemple des choses, qui sont aimees & desirees. Ne voyez vous point que nous desirons santé, quand nous ne l’avons pas ? & toutesfois nous ne nous disons jà l’aimer : mais, apres que nous l’avons, nous l’aimons, & ne la desirons plus. Devant aussi que nous ayons des richesses, des heritages, & quelques joyaux, telles choses sont par nous desirees, & non pas aimees : mais, apres qu’on les a, on ne les desire plus, ains les aime l’on.  PHIL. Encores que la santé, & les richesses, quand elles nous defaillent, ne puissent estre aimees de nous, pource que nous ne les avons pas, neantmoins nous aimons de les avoir.  SOPH. C’est parler improprement de dire aimer quelque chose, pour signifier le vouloir de l’avoir : car il faut dire la desirer : pource qu’amour est envers la mesme chose aimee, & desir est à l’avoir, ou à l’acquerir : & ne semble point

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qu’aimer & desirer puissent estre ensemble.  PHIL. Vos raisons, Dame Sophie, demonstrent plus de subtilité en vostre entendement : que de verité en vostre opinion : car, si nous n’aimons ce que nous desirons, nous desirons ce que nous n’aimons point : & par consequent ce que nous avons en horreur & en haine, qui seroit une contradiction la plus grande qu’il en pourroit estre.  SOPH. Je ne me trompe point, Philo : pource que je desire ce qui sera aimé par moy, & non plus desiré, quand je l’auray, bien que je ne l’aime encore par ce que je ne le possede point : & neantmoins, pour cela, je ne desire pas ce que j’ay en horreur, ne mesmement ce que j’aime : à raison que l’on possede la chose aimee, & la desiree defaut. Mais quel exemple en peut-on donner plus clair qu’en matiere d’enfans ? car, qui n’en a, ne les peut aimer, mais en desire : &, qui en a, ne le desire plus, ains les aime.  PHIL. Ainsi que vous avez amené cest exemple par les enfans, aussi vous deviez vous souvenir des maris : lesquels, devant que les ayez, sont par vous desirez & aimez ensemble : &, apres que les avez, vostre desir cesse, & aucune fois l’amour, combien qu’en plusieurs de

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vous autres non seulement il persevere, mais encores croisse, ce qui advient souventesfois semblablement au mari envers sa femme. Or sus, cest exemple ne vous semble-il pas plus suffisant à confermer mon dire, que le vostre à le renverser ?  SOPH. Ce vostre parler me satisfait en partie, mais non pas en tout : principalement suyvant vostre exemple, qui ressemble au doute : duquel nous disputons.  PHIL. Je vous en parleray plus universellement. Vous savez qu’amour est envers les choses qui sont bonnes, ou estimees telles : car quelque chose que voudrez, estant bonne, est aimable : & ainsi comme il y a trois sortes de Bon : c’est assavoir Delectable, Profitable, & Honneste, ainsi y a-il aussi trois sortes d’amour : pource que l’un est vers le Delectable, l’autre vers le Profitable, & l’autre vers l’Honneste : & ces deux dernieres sortes de Bon doyvent estre aimees soit devant, soit apres qu’elles sont acquises, si quelquefois advient qu’on les ait. Mais, quant au Delectable, il n’est point aimé, puis apres : car toutes choses qui delectent nos sentimens, materiaux de leur nature, sont plustost abhorries qu’aimees, apres qu’elles sont possedees :

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Il faut donc, pour ceste raison, que vous me concediez que telles choses sont aimees devant qu’estre possedees, & semblablement quand elles sont desirees : mais pource qu’apres qu’entierement elles sont possedees, le desir en faut, le plus souvent aussi l’amour faut vers icelles : & pourtant me concederez qu’amour & desir peuvent estre ensemble.  SOPH. Vos raisons, à mon jugement, ont force de prouver vostre premier dire : mais les miennes, qui leur sont contraires, ne sont pas pourtant foibles, ni hors de verité. Comment donc est-il possible qu’une verité soit contraire à ce qui est semblablement verité ? Donnez moy resolution à ceste ambiguité : car elle me fait demourer fort confuse.  PHI. Comment, Sophie ! je vien pour vous demander remede à mes peines, & vous me demandez resolution à vos doutes. Vous les faites, possible, pour me detourner de ceste mienne poursuite qui ne vous aggree, ou bien pource que les conceptions de mon pauvre entendement vous desplaisent autant que les affections de mon angoisseuse volonté.  SOPH. Je ne puis nier que vostre esprit, doux & pur, n’ait plus de force à m’esmouvoir que n’a pas vostre amoureuse

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volonté : mais, pour cela, je ne croy point que je vous face aucun tort : veu que je estime en vous la partie qui plus vaut. Parquoy, si vous m’aimez, comme vous dites, vous devez plustost procurer à contenter mon esprit qu’à inciter mon affection charnelle. Ainsi donc, laissant toute autre chose à part, delivrez moy de ces doutes.  PHIL. Combien que la raison soit prompte au contraire, neantmoins il faut, par force, que je suyve vostre vouloir : & ceci vient par la loy qu’ont establie les victorieux aimez sur leurs amans forcez & vaincus. Je di donc qu’il y en a aucuns du tout contraires à vostre opinion, soustenans que l’amour & desir sont en effet, une mesme chose : pource qu’ils veulent que tout ce, qui est desiré, soit aussi aimé.  SOP. Oüi : mais ils faillent manifestement : car, encores que je leur concedasse que tout ce qui est desiré, est aimé, il est certain que plusieurs choses sont aimees, qui ne sont point desirees : comme il advient en toutes les choses possedees.  PHILO. Vous avez argué tresbien à l’encontre : mais quelques autres croyent qu’amour est un certain cas qui s’estende vers toutes choses desirees, devant qu’elles soyent possedees, &

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semblablement vers les choses bonnes acquises & possedees, qui ne sont plus desirees.  SOPHIE. Ceci ne me satisfait non plus que l’autre : car (comme l’on dit) plusieurs choses sont desirees, qui ne peuvent estre aimees, parce qu’elles ne sont point en Estre : veu qu’amour est vers les choses qui sont, & desir est proprement vers celles qui ne sont point. Comment pourrons nous aimer nos enfans, & nostre santé, si nous n’en avons ? combien que nous les desirions ? Cest ce qui me fait soustenir qu’amour & desir sont deux contraires affections de la Volonté : & vous m’avez dit que l’un & l’autre peuvent estre ensemble. Declarez moy ce doute.  PHILO. Si amour n’est sinon vers les choses, qui ont Estre, pourquoy ne sera desir vers icelles aussi ?  SOPHIE. Pource que tout ainsi qu’amour presuppose l’Estre des choses, ainsi desir presuppose privation d’icelles.  PH. Pour quelle raison amour presuppose-il l’Estre des choses ?  SOPH. Pource qu’il faut que cognoissance precede amour : car on ne pourroit aimer chose aucune, si premierement on ne la cognoissoit sous espece de bonne, & chose aucune ne chet en nostre cognoissance, si par effet

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ne se trouve premierement en Estre : pource que nostre entendement est un miroer & exemple, ou, pour dire mieux, une image des choses reelles : de sorte qu’il n’y a chose aucune qui puisse estre aimee, si premierement elle ne se trouve reellement en Estre.  PHIL. Vous dites la verité : mais aussi, puisque la cognoissance est sur les choses, qui ont Estre, par ceste mesme raison, le desir ne peut tomber sinon vers les choses qui ont Estre : car nous ne desirons, des choses, que celles que premierement nous cognoissons sous espece de bonnes : & pour cela, le Philosophe a diffini le Bon estre ce que chacun desire.  SOPH. On ne peut nier que la cognoissance ne precede le desir : mais si est-ce que je diroye plustost que non seulement toute cognoissance est sur les choses qui sont, ains est d’advantage sur celles qui ne sont point : pource que nostre entendement juge qu’une chose, qui est, soit, ainsi comme il juge qu’une autre, qui n’est pas, ne soit pas aussi : &, puisque son office est de discerner en l’Estre & non Estre des choses, il faut qu’il cognoisse celles qui sont, & celles qui ne sont point. Je diroye donc qu’amour presuppose la cognoissance des choses qui

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sont, & le desir celle des choses qui ne sont point, & desquelles nous sommes desgarnis.  PHILO. Autant en l’amour comme au desir precede la cognoissance de la chose aimee, ou desiree, qui soit bonne : & à pas un des deux ne doit estre la cognoissance autre que de chose bonne : pource que telle cognoissance seroit cause de faire totallement abhorrir la chose cognue, & non pas la desirer ou aimer : tellement qu’amour, comme desir, presupposent tous deux esgalement l’Estre des choses, autant en realité comme en cognoissance.  SOPHIE. Si desir presupposoit l’Estre des choses, il s’ensuyvroit que, quand nous jugeons la chose, qui est, bonne & desirable, & tel jugement fust tousjours vray : mais ne voyez-vous pas que souventesfois il est faux & ne se trouve ainsi en l’Estre ? Il sembleroit donc que desir ne presupposast pas tousjours l’Estre de la chose desiree.  PHILO. Ce mesme defaut, que vous dites, ne tombe pas moins en l’amour qu’au desir : car souvent quelque chose, qui sera estimee bonne & aimable est mauvaise, & qui doit estre abhorrie : & ainsi comme la verité du jugement des choses cause les droits &

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honnestes desirs, desquels sourdent toutes vertus, & faits temperez, & œuvres loüables, ainsi la fausseté de tel jugement est cause des mauvais desirs & deshonnestes amours, desquels tous vices & fautes des hommes descendent : en sorte qu’autant l’un que l’autre presuppose l’Estre de la chose.  SOPHIE. Je ne puis voler si haut avecques vous, Philo : de grace, venons un peu plus bas. Je voy bien maintenant qu’il n’y a pas une des choses, que plus nous desirions que proprement nous n’aimions aussi.  PHILO. Nous desirons bien tousjours ce que nous n’avons point, mais non pas pourtant ce qui n’est aucunement : ains plustost le Desir a coustume d’estre vers les choses qui sont, lesquelles nous ne pouvons avoir.  SOPHIE. Encores a-il coustume d’estre vers les choses qui ne sont point par effet, & que nous desirons bien qu’elles soyent, mais non pas que les ayons : comme si nous desirons qu’il pleuve, quand il ne pleut point, & qu’il face beau temps, ou qu’un nostre ami vienne, ou qu’aucune chose se face : &, pource que telles choses ne sont pas encores, nous desirons qu’elles soyent, pour en avoir profit, mais non pas pour

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les avoir, ne pour cela dirons que les aimions : tellement que le Desir est encores vers les choses qui ne sont point.  PHILO. Ce, qui n’a Estre aucun, est rien, & ce qui est rien, ainsi comme il ne peut estre aimé, ne peut aussi estre desiré ne possedé : mais quant à ces choses, que vous avez dites, combien qu’elles ne soyent en Estre present actuellement, quand on les desire, neantmoins leur Estre est possible : & peut-on encores desirer que, de leur Estre possible, viennent en Estre actuel, ainsi comme nous pouvons desirer que nous possedions celles, qui sont, & que nous n’avons pas, en tant qu’elles sont : de sorte que tout desir est en ce que quelque chose, qui n’est pas, ait à estre, ou que nous ayons ce qui nous defaut. Comment voulez-vous donc que tout desir presuppose en partie l’Estre, & en partie la Privation de quelque chose ? & qu’il soit vers l’achevement qui defaut à telle chose ? Ainsi donc le desir & l’amour sont fondez en l’Estre de la chose, & non pas au non-Estre : & trois tiltres doyvent preceder, par ordre la chose desirable. Le premier est l’Estre : le second, la verité : le tiers, qu’elle soit bonne : &,

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avec iceux, vient à estre aimee & desiree. Ce qui ne pourroit estre, si paravant elle n’estoit estimee pour bonne : car, autrement, on ne l’aimeroit, ni ne la desireroit-on : &, devant qu’elle soit jugee bonne, il faut qu’elle soit cognue pour vraye : &, comme reellement elle se trouve devant la cognoissance, il faut qu’elle ait Estre vray : pource que la chose est premierement en Estre : apres s’imprime, pour vraye en l’intellect : puis on la juge estre bonne, & finalement on l’aime & desire : & pourtant le Philosophe dit que l’Estre, le Vray, & le Bon, se convertissent en un : sinon que l’Estre est en soy-mesme : le Vray, s’imprime en l’intellect : & le Bon sort d’iceluy intellect & de la Volonté vers l’acquisition des choses, moyennant amour & desir. Parainsi donc le desir ne presuppose moins l’Estre que fait l’amour.  SOPH. Toutesfois je voy que nous desirons plusieurs choses, l’Estre desquelles non seulement defaut au desirant, mais aussi en elles-mesmes : comme sont la santé & les enfans, quand nous ne les avons : esquelles choses certainement ne tombe amour, mais seulement desir.  PHILO. Ce que l’on desire de telles choses, com-

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bien qu’il defaille au desirant, & n’ait en soy Estre propre n’est pas pourtant en tout desgarni d’Estre, comme vous dites, ains est de besoing qu’il ait Estre en quelque maniere, autrement ne pourroit estre cognu pour Bon, ne desiré : & ainsi je di, quant à la santé du malade, qu’il la desire par ce qu’elle a Estre en ceux qui sont sains, & mesmes estoit en luy devant qu’il tombast malade : & semblablement, pour les enfans, encores qu’ils n’ayent Estre en ceux qui les desirent, pource qu’ils leur defaillent, neantmoins ont Estre en des autres : car quelque homme, que voudrez, est, ou bien à esté, enfant : & pource, qui n’en a, les cognoist & juge estre chose bonne, & les desire : & telles sortes d’Estre sont suffisantes pour donner à entendre la santé au malade, & aussi les enfans à ceux qui les desirent, & n’en ont point : tellement que l’amour & le desir sont vers les choses qui ont en quelque maniere Estre reel, & qui sont cognues sous especes de bonnes : excepté que l’amour semble estre commun à plusieurs choses bonnes, possedees, & non possedees, mais le desir est vers celles qui ne sont point possedees.  SOPHIE. Selon vostre dire, toute chose

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desiree seroit aimee, comme vous avez dit que c’estoit l’opinion d’aucuns, & amour seroit un genre, qui contiendroit en soy toutes les affections, qui tendent à toutes les choses estimees bonnes, autant à celles qui ne sont possedees, & sont desirees, comme à celles qui sont possedees & ne sont point desirees : & ainsi, à vostre opinion, autant celles, qui ne sont point possedees, & sont desirees, comme celles qui sont possedees & ne sont point desirees, toutes seroyent aimees : & il me semble que les choses, qui defaillent du tout, comme celles que vous avez dites touchant la santé & les enfans, ne peuvent estre aimees de qui ne les a, encores qu’il les desire, pource que l’Estre, que vous dites qu’elles ont en autres, ne suffit pour les cognoistre, ne, par consequent, pour les aimer, car nous n’aimons pas les enfans, ne la santé d’autruy, mais la nostre propre : &, quand elle nous defaut, comme peut-elle estre aimee ? encores qu’elle soit desiree ?  PHIL. Nous ne sommes pas maintenant trop loing de la verité combien que l’on die vulgairement que toutes les choses desirees sont aimees, par estre estimees bonnes : neantmoins à parler correctement, on

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ne peut dire aimees celles, qui n’ont aucun Estre propre : comme sont la santé & les enfans quand ils defaillent. Je parle de l’amour reel, car l’imaginé se peut avoir vers toutes choses desirees, par l’estre qu’elles ont en l’imagination, duquel Estre imaginé naist un certain amour, le Subject duquel n’est pas la chose propre reelle que lon desire (parce qu’elle n’a proprement encore estre en reellité) mais seulement est son subject la conception d’icelle chose, prise de son Estre commun : & à tel amour, son Subject est impropre : parquoy n’est pas aussi vray amour (veu que son Subject reel luy defaut) mais seulement est feinct & imaginé pource que le desir de telles choses est despoüillé de vray amour : tellement que les choses se trouvent aimees ou desirees en trois manieres. Car les unes sont aimees & desirees ensemble : comme est la verité, la sapience, & une personne digne, quand nous en avons defaut. Les autres sont aimees, & non desirees : comme sont toutes les choses bonnes, euës & possedees : & quelques autres sont desirees, & non aimees : comme est la santé, & les enfans, quand ils nous defaillent, & aussi sont les autres

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choses, qui n’ont Estre reel. Ainsi donc les choses aimees & desirees ensemble, sont celles qui sont estimees bonnes, & ont Estre propre, & defaillant les aimees, & non desirees, sont icelles mesmes, quand nous les avons & possedons : & les choses desirees, & non aimees, sont celles qui non seulement nous defaillent, mais qui encores n’ont en soy Estre propre, auquel puisse tomber amour.  SOP. J’ay entendu vostre discours, qui me plaist assez : mais je voy plusieurs choses, qui ont Estre propre reel, que nous desirons, quand nous ne les avons pas, & toutesfois nous ne les aimons jusques à tant que nous les possedions, & alors on les aime, & ne les desire l’on plus : comme sont richesses, maisons, vignes, & joyaux : lesquelles choses estans en pouvoir d’autruy, sont desirees, & non aimees, par estre à autruy : mais, apres qu’on les a, defaillant le desir vers icelles, on y met son amour : de maniere que, devant qu’elles soyent acquises, seulement sont desirees, & non aimees, &, apres qu’elles sont acquises,.seulement sont aimees, & non desirees.  PHIL. Vous avez dit la verité en cela : & aussi je ne di pas que toutes choses desirees, qui ont Estre propre,

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soyent encores aimees : mais bien ay-je affermé que celles, qui sont desirees, pareillement doyvent avoir Estre propre : car autrement, bien qu’on les desirast, si ne les pourroit-on aimer : & pour ceste cause ne vous ay donné exemple ni de joyau, ni de maison, mais de Vertu, de Sapience, ou de personne digne : car cestes-ci, quand elles defaillent, sont aimees & desirees semblablement.  SOP. Dites moy la cause de ceste difference qui se trouve és choses desirees, qui ont Estre propre, en ce qu’aucunes d’icelles, quand elles sont desirees, peuvent aussi estre aimees, & aucunes non.  PH. La cause en est la difference des choses aimables : lesquelles, comme vous savez, sont de trois sortes : utiles, delectables, & honnestes, qui se portent diversement en l’amour & au desir.  SOPH. Declarez moy la difference qui est entre eux : c’est à dire entre aimer & desirer : &, afin que je vous puisse mieux entendre, je voudroye que feissiez diffinition à l’amour & au desir, pour, par telle diffinition, pouvoir comprendre toutes les trois sortes de ces choses aimables.  PHIL. Ce n’est pas chose tant facile qu’il vous sembleroit bien que de diffinir amour & desir par une

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diffinition propre à toutes leurs especes : car la nature d’iceux se trouve diversement en chacune d’icelles : & ne se lit point que les anciens Philosophes leur ayent donné si ample diffinition. Neantmoins, pour ce qui me semble servir à nostre present propos, nous pouvons diffinir que Desir est affection volontaire que soit, ou qu’on ait, la chose estimee bonne, qui defaut : & qu’Amour est affection volontaire de joüir, avec union, de la chose estimee bonne : & par ces diffinitions, vous cognoistrez non seulement la difference de telles affections de la volonté, en ce que l’une (comme je vous ay dit) est de joüir de la chose aimee avec union, & l’autre qu’elle soit, ou qu’on l’ait, mais encores verrez, par icelles, que desir est vers les choses qui defaillent, & que neantmoins amour peut estre vers celles que l’on a, & aussi vers celles que l’on n’a point : pource que de joüir avec union peut estre affection de la Volonté, autant vers les choses qui defaillent, comme vers celles que nous avons : car telle affection ne presuppose avoir ou non avoir aucun, plustost l’un que l’autre, ains est commune à tous deux.  SOPHIE. Nonobstant que telles

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diffinitions auroyent besoing de plus ample declaration : toutesfois ce, que dessus, me suffit assez pour l’introduction de ce que je vous demande, touchant la cause, de la diversité qui se trouve entre aimer & desirer, environ les trois sortes que vous avez nommees : c’est assavoir Util, Delectable, & Honneste. Poursuyvez donc.  PHIL. Les choses utiles, comme sont richesses, & particuliers biens d’acquisition, ne sont jamais aimees & desirees ensemble : ainçois, quand on ne les a pas, sont desirees, & non aimees : par ce qu’elles sont d’autruy : mais, quand elles sont acquises, le desir en cesse, & alors sont aimees, comme sont choses propres, & en joüit-on avec union & proprieté. Vray est que, combien que le desir de telles particulieres richesses, jà possedees, cesse, neantmoins nouveaux desirs d’autres choses d’autruy naissent immediatement : & ces hommes, la volonté desquels tend à l’amour de l’Util, ont divers & infinis desirs : &, estant l’un cessé, en vient un autre plus grand, & plus travaillant, pour tousjours acquester : de sorte que leur volonté n’est jamais assez saoule de semblables desirs : &, tant plus ils possedent, tant plus desirent : & ressemblent à

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ceux qui taschent d’esteindre leur soif avec de l’eau salee : lesquelz, tant plus en boyvent, tant plus s’alterent : & ce Desir des choses utiles se nomme Ambition, ou bien Cupidité, le temperament d’iceluy s’appelle Contentement ou Satisfaction du necessaire : & est une excellente vertu : qui se nomme aussi Suffisance : pource qu’elle se contente du necessaire : & les Sages disent que le vray riche est celuy qui se contente de ce qu’il possede : &, ainsi comme l’extresmité de ceste vertu est la Cupidité des choses superflues, aussi l’autre extresmité est quand on laisse à desirer ce qui est de besoing : & se nomme Negligence.  SOPH. Que dites vous, Philo ? N’y a-il pas eu plusieurs philosophes, qui ayent jugé que toutes richesses doyvent estre abandonnees ? combien qu’aucuns autres n’ayent point esté de cest advis ?  PHIL. C’a bien esté l’oppinion d’aucuns philosophes Stoics & Academics : mais ce n’estoit point Negligence, à laisser de desirer & procurer ce qui estoit de besoing : car ils le faisoyent pour se convertir à la vie Contemplative, avec contemplation tresinterieure & contente : à laquelle ils voyoyent les richesses donner grand empeschement : pource

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qu’elles occupent la Pensee, & la divertissent de sa propre besongne speculative, & de la contemplation, en laquelle consiste sa perfection & felicité. Mais les Peripathetics soustiennent que l’on doit pourchasser d’avoir des richesses, estans de besoing à la vie vertueuse : & disent que, combien que les richesses ne soyent vertus, si sont-elles, pour le moins, instrument d’icelles vertus : parce que l’on ne pourroit exercer Liberalité, ne Magnificence, ni aumosnes, ni autres œuvres de Pieté, sans avoir des biens necessaires & suffisans à cela.  SOPH. Voire mais, n’est-ce pas assez d’avoir un bon cœur : prompt, & disposé à faire telles œuvres vertueuses, quand il en aura le moyen ? & qu’ainsi sans richesses l’Homme puisse estre vertueux ?  PHIL. Telle disposition ne suffit pas, sans les œuvres : pource que les vertus sont Habitudes à bien faire : lesquelles s’acquierent en perseverant en bonnes œuvres : & estant ainsi que telles œuvres ne se puissent faire sans des biens, il s’ensuit que, sans eux, telles vertus ne se puissent avoir.  SOPH. Et pourquoy les Stoics ne cogneurent-ils cela ? & comment aussi les Peripathetics peuvent ils nier que les richesses ne divertissent

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l’Esprit hors de l’heureuse contemplation ?  PHIL. Les Stoics confessent bien que certaines vertus domestiques, & civiles, ne se peuvent acquerir sans quelques biens : mais ne vous trompez pas en ce qu’ils vueillent dire que la felicité consiste en iceux : ainçois entendez en la vie Intellective & Contemplative : pour laquelle on doit laisser les richesses, & mesmes pourveoir à ce que les vertus, qui procedent d’icelles, ne se convertissent en vices, mais en autres vertus plus excellentes, & plus prochaines de la derniere felicité, Ce que les Peripathetics mesmes ne peuvent nier, & n’y a autre difference entr’eux, sinon que les Stoics, par le desir du plus noble, ne faisoyent compte du necessaire, pour raison d’aucunes vertus Morales, qui ont besoing des biens : & le faisoyent, en effet, comme il faut que facent les hommes fort excellens : car, faisans autrement, quand ils avoyent la clarté du Soleil, eussent cerché la lumiere de chandelle, pour acquerir la derniere felicité : principalement veu qu’ils cognoissoyent tels biens estre le plus souvent cause de vices plus que de vertus. Mais les Peripathetics, cognoissans les richesses n’estre point ne-

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cessaires à semblables hommes, tant excellens, ont monstré d’autres grandes vertus pour inferieures des leurs : & ont monstré comment aucunes d’icelles vertus s’acquierent moyennant les biens. Parquoy autant les uns comme les autres concedent que la Negligence est à laisser de desirer le necessaire, qui est requis pour ces vertus que l’on n’a point moyennant l’intellectuelle Contemplation. Ce sera doncques vice contraire à la Cupidité du Superflu : qui est l’autre extresmité : & la Suffisance à desirer le necessaire est le milieu des deux extresmitez : lequel est une vertu excellente au desir des choses utiles.  SOPH. Ainsi comme vous avez monstré un milieu vertueux, & deux extresmitez vicieuses, au desir des choses utiles, trouve l’on aussi quelques autres milieux & extresmitez semblables és choses utiles, jà possedees ?  PHIL. Oüi dea, il s’en trouve, & non pas moins manifestes : car l’amour desreiglé, que lon porte aux richesses acquises, ou possedees, est Avarice, qui est un vice enorme & vilain : pource que, quand l’amour des propres richesses est outre le devoir, il cause aussi la conservation d’icelles plus qu’il ne faut, & empesche de les dispenser selon l’hon-

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nesteté, & suyvant l’ordre de la raison. La moderation à aimer telles choses, avec la convenable dispensation d’icelles, est un milieu vertueux & noble : qui se nomme Liberalité. La faute d’amour vers icelles choses possedees, avec non convenable dispensation d’icelles, est l’autre extresmité vicieuse, contraire à l’Avarice : & s’appelle Prodigalité : de sorte qu’autant l’Avaricieux comme le Prodigue, sont vicieux, suyvans les extresmitez de l’amour des choses utiles : mais le Liberal est vertueux, qui suit leur moyen : & ainsi, comme je vous ay dit, se trouve amour & desir, vers les choses utiles, temperément & intemperément.  SOPH. Ce que m’en avez dit me plaist bien. Maintenant je voudroye entendre comme l’amour se trouve és choses delectables : car il me semble plus à nostre propos.  PHILO. Ainsi comme le propre & reel amour ne se trouve ensemble avec le desir és choses utiles, semblablement le desir ne part jamais d’avec l’amour és choses delectables : pource que pendant que l’on desire & appette toutes choses delectables, qui defaillent, jusques à tant qu’on les ait entierement, & à suffisance, on les aime tousjours aussi. Le bon Biberon desire

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& aime le vin, devant qu’il le boyve, jusques à ce qu’il en soit saoul. Le friand desire & aime sa friandise, devant qu’il la mange, jusques à ce qu’il en soit aussi saoul : & communément celuy, qui a soif, pendant qu’il desire le boire, il l’aime aussi : & celuy qui a faim, desire & aime la viande : & l’Homme semblablement desire & aime la Femme, devant qu’il l’ait : & ainsi la Femme l’Homme. Encores ont ces choses delectables telle proprieté que, quand on les a, ainsi comme le desir en cesse, aussi fait l’amour, pour le plus souvent : & souventesfois se convertit en contre-cœur & abhorrition : pource qu’apres que celuy, qui a faim, ou soif, est rassasié, il ne desire plus le manger ne le boire, pour lors, ains luy viennent à contre-cœur : & ainsi advient és autres choses qui delectent materiellement : d’autant qu’avec une satieté plus qu’ennuyeuse esgalement cesse le desir & l’amour d’icelles : de maniere que tous deux, és choses delectables, vivent & meurent ensemble. Il est bien vray qu’és choses delectables (le desir desquelles se nomme proprement appetition) se trouvent quelques intemperez, ainsi qu’il s’en trouve és choses utiles : lesquels ja-

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mais ne se rassasient, & qui jamais ne cercheroyent d’estre rassasiez : comme sont les Gourmands, Yvroignes, & Luxurieux : ausquels desplaist tant le rassasiement qu’incontinent retournent de rechef au desir & amour d’icelles, ou bien en desir d’autres de telle sorte. Et, ainsi comme l’excez de l’Util se nomme Ambition, ou Cupidité, ainsi l’excez de desirer telles choses, qui donnent delectation propre, & la conservation en icelles, se nomme Luxure : qui est vraye Luxure charnelle, ou de la Gueule : ou d’autres delicatesses superflues, & mollicies indeuës : & ceux, qui se nourrissent en tels vices, se nomment Luxurieux : &, quand Raison resiste en quelque partie au vice, encores qu’elle en soit surmontee, alors tels vicieux se nomment Incontinens : mais ceux, qui du tout laissent la Raison, sans s’essayer de resister aucunement à l’Habitude vicieuse se nomment Intemperez. Et, ainsi comme ceste extresmité de Luxure est, és choses delectables, vice correspondant à l’Ambition & Cupidité en l’Util, j’estime que l’autre extresmité, qui est de la superflue Abstinence, est vice correspondant à la Negligence és choses Utiles : pource que, comme l’Am-

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bition est tendante à un avoir, non convenant à l’honneste maniere de vivre, & que Negligence laisse le necessaire, ainsi luxure prend trop du Delectable, & ceste Abstinence superflue laisse la delectation necessaire au soustenement de la vie, & à la conservation de la santé. Le milieu de ces deux extresmes est tresgrande vertu : qui se nomme Continence, quand la Raison, estant encores pointe & pressee par la Sensualité, demeure victorieuse, par sa force & vertu : mais elle se nomme Temperance, quand la Sensualité cesse du tout d’aiguillonner & poindre la Raison vertueuse, & l’une & l’autre (soit Continence, soit Temperance) consiste à se contenir temperément és choses delectables, sans faillir en ce qui est necessaire, & sans prendre rien de superflu. Aucuns nomment ceste vertu Fortitude : & disent que le vray Fortial est celuy qui se dompte soy-mesme : pource que le Delectable a plus de force en la nature humaine que n’a pas l’Util : parce que le Delectable est cela par quoy elle conserve son Estre : & pourtant, qui peut moderer cest excez, à la verité se peut dire victorieux du plus puissant de ses ennemis interieurs.  SOPH. Je me contente de ce que

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vous avez dit, quant à l’amour & à l’appetition des choses delectables : mais il me survient un doute en ce que vous avez dit que les choses delectables sont desirees & aimees, quand elles defaillent, & non pas quand on les possede : car combien qu’il soit vray, quant au desir, si ne semble-il pas ainsi en l’amour vers icelles : pource qu’au temps que les delectations s’acquierent, alors elles sont aimees mais non pas premierement, quand elles defailloyent : pource qu’il semble que le goust de telles delectations vivifie l’amour vers icelles.  PHIL. Le goust d’icelles n’incite moins l’appetition, ou n’aguise moins le desir qu’il vivifie l’amour & vous sçavez que l’on n’appete, ne desire, sinon ce qui defaut.  SOPH. Or comme va donc ceste chose ? car nous voyons que les choses delectables, quand on les a, non seulement sont aimees, mais aussi sont appetees : & par ainsi faudroit que ce que l’on a, defaillist, & ne fust point possedé.  PHIL. Il est bien vray que, pendant qu’on est apres à acquerir telles choses, on les aime & desire, mais non pas depuis qu’on les a entierement : pource que, apres qu’on les a, leur compaignie advient, & par mesme moyen se perd l’appetit, &

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l’amour d’icelles : car pendant qu’on est apres à les acquerir, le defaut n’en cesse point jusques à la satieté : ainçois je di que, au premier goust, la cognoissance est forcee par l’approchement du Delectable : & avec iceluy plus s’incite l’appetit, & plus l’amour se vivifie : & la cause en est le sentiment de la privation : &, avec la presence & participation du goust du Delectable qui defaut, se fait l’appetit & amour plus fort & poignant : &, quand on gouste tant de telles delectations que l’on en vienne à satieté, cela oste du tout le defaut, & avec iceluy s’oste & cesse ensemble l’appetit & amour de telle delectation, & vient en contre-cœur & des-amour : tellement que l’appetition & l’amour sont conjoints au defaut du Delectable, & non apres l’acquisition d’iceluy.  SOPH. Ce, que vous avez dit en cela, me suffit : mais, puis que vous avez dit ce en quoy l’Util & Delectable sont semblables ou dissemblables, pour raison d’aimer & desirer, suyvant la cause de la ressemblance manifeste, maintenant la raison de la diversité ou contrarieté de la Volonté me demeure cachee : laquelle toutesfois je voudroye bien cognoistre. Ce que

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je di, pource qu’en l’Util, l’amour ne se trouve point ensemble avec le desir : ainçois, pendant que l’on desire, on n’aime point : mais, cessant le desir, l’amour vient : & le contraire se trouve au Delectable : pource que lors tout ce, que l’on desire, est aimé : &, cessant le desir, cesse aussi l’amour. Dites moy comment en deux sortes d’amour, tant semblables, se trouvent telles oppositions : & qui en est la cause ?  PHIL. La cause en est la diversité de joüir de ces deux choses aimees & desirees : pource que, estant l’Util en la continuelle possession de la chose, tant plus on possede, & tant plus joüist-on de son utilité, pour laquelle l’amour ne vient jusques à ce que l’on possede, & que le desir cesse : & apres vient en continuant, quand on possede : &, defaillant la possession, & vrayement cessant, apres qu’on l’a euë, combien qu’il y ait du desir, si ne sera-ce point amour. Mais, quant au Delectable, sa delectation ne consiste point en possession, ni en habitation, ou perfaite acquisition, mais en une certaine attention meslee avec le defaut : laquelle estant cessee, du tout fait faillir la delectation : &, par consequent, cesse l’appetit & l’amour de tel Delectable.  SOPH. Il me

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semble raisonnable que desir requiere le defaut du Delectable : mais amour me sembleroit plustost requerir la presente delectation d’iceluy Delectable : & comme ainsi soit qu’elle ne se trouve point en ce qui faut du tout, aussi ne s’y peut-il trouver d’amour, bien qu’il y ait desir : de sorte que l’amour du Delectable doit estre seulement en tant qu’il delecte, & non pas devant, quand il defaut, ni apres, quand il saoule.  PHIL. Vous avez subtilement douté, Sophie, & ce, que vous dites en ceci, est la verité : car l’amour du Delectable ne doit estre quand la delectation est meslee avec defaut : mais vous devez savoir qu’en la pure appetition du Delectable tombe une fantastique delectation, bien que l’on ne joüisse encores en effet. Ce qui n’echet point en l’Ambition de l’Util : ains son defaut produit tristesse au desirant : &, pour ceste cause, verrez communément les hommes, appetans le Delectable, estre gays & joyeux, & les Ambitieux de l’Util estre mal contens & melancholics : & la cause en est pource que le Delectable a plus grande force, en la Fantasie, que l’Util, quand il defaut, & l’Util a plus grande force que le Delectable en la reelle possession : tel-

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lement qu’au Delectable n’y a point defaut appetitif sans delectation, ne delectation effectuelle sans defaut : & pour ceste raison en tous les deux se trouve esgalement amour & desir, excepté qu’au defaut appetitif, l’appetition & le desir ont plus de force que l’amour, &, en l’effectuelle delectation, l’amour est plus fort que l’appetit.  SOPH. Je trouve bon ce que vous avez dit : pource que nous voyons les imaginez songes des choses, qui beaucoup delectent, produire effectuelle delectation, & aucunesfois mesme la produit une forte fantasie vers icelles, encores que nous soyons esveillez : laquelle efficace n’est point en l’imagination des choses utiles. Mais une chose me reste à entendre, quant à la comparaison de ces deux sortes d’amour : c’est assavoir laquelle des deux se trouve plus ample & plus universelle, & s’ils se peuvent trouver ensemble en une mesme chose aimee.  PHIL. Le Delectable est beaucoup plus ample, & plus universel : pource que tout delectable n’est pas util : ainçois les choses, qui plus sensiblement delectent, sont peu utiles à la personne qu’elles delectent, tant en la propre disposition du corps & de la santé, qu’és

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biens acquis : mais ceste delectation, concurrante avec l’Util, pour la pluspart, quand elle est cognue pour Utile, est tant plus delectable en l’Util des biens acquis : lesquels tousjours, quand ils s’acquierent, engendrent delectation à qui les acqueste (encores qu’en leur continuelle possession la delectation ne soit si grande) pource qu’il semble que toute delectation soit remede à l’affection de l’acquisition de ce qui defaut : dont elle consiste plus en l’acquisition des choses qu’en la possession.  SOPH. Je suis satisfaite de ce que m’avez dit, quant aux choses delectables : maintenant me sembleroit temps d’entendre de l’amour & desir envers la sorte des choses honnestes pourceque c’est le plus excellent & le plus digne.  PHIL. Aimer & desirer les choses honnestes est vrayement ce qui fait l’Homme illustre : par ce que tels amours & desirs font excellente la partie plus principale de l’Homme, par laquelle il est Homme, & qui est plus loingtaine de matiere & obscurité, & plus prochaine de la divine clarté : qui est l’ame intellective, seule, entre les parties & toutes puissances humaines, qui puisse eschapper l’orde mortalité. Or donc l’amour & desir de l’Honneste consiste en

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deux ornemens de nostre intellect : c’est assavoir en Vertu, & Sapience : pource que ces deux sont le fondement de la vraye Honnesteté : laquelle precede l’utilité de l’Util, & la delectation du Delectable : à raison que le Delectable est, pour son principal lieu, au sentiment : l’Util au Pensement : & l’Honneste en l’Intellect (qui excedde toutes autres Puissances) & d’autant aussi que l’Honneste est la fin pour laquelle les deux autres sont ordonnez. Car l’Util est cerché pour le Delectable : veu que, moyennant les richesses & biens acquis, on peut joüir des delectations de la Nature humaine. Le Delectable est pour le soustenement du Corps. Le Corps est instrument, qui sert à l’ame Intellective en ses actions de Vertu & de Sapience : tellement que la fin de l’Homme consiste és actions honnestes, vertueuses, & sapientes : lesquelles precedent toutes autres actions humaines, & tout autre amour & desir.  SOPH. Vous avez bien monstré l’excellence de l’Honneste par dessus le Delectable & Util : mais nostre propos est vers la difference, qui est entre l’amour & le desir en l’Honneste, & comme ils sont ressemblans à ceux, qui se trouvent envers le Delecta-

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ble & Util.  PHIL. J’estoye prest à le vous dire, si vous n’eussiez entrerompu mon propos. L’amour & desir des choses honnestes est en partie ressemblant à l’Util & Delectable ensemble, & en partie semblable au Delectable, dissemblable à l’Util, & en partie semblable à l’Util, & dissemblable au Delectable, & en une autre partie dissemblable à tous deux.  SOPHIE. Declarez moy chacune de ses parties separément.  PHILO. L’Honneste est semblable aux deux autres, Util & Delectable, quant au desir : pource qu’il est tousjours vers ce qui defaut : car, ainsi comme l’on desire les choses Utiles & Delectables, quand elles defailent, ainsi desire l’on la Sapience, Actes, & Habitudes vertueuses, quand on ne les a pas : & est l’Honneste tant semblable au Delectable en cela, qu’en tous deux esgalement se trouve amour avec desir : à raison que, par mesme moyen que les choses Delectables, quand elles sont desirees, sont aimees, encores qu’on ne les ait point, ainsi la Sapience & Vertu, pendant qu’on ne les a pas, non seulement sont desirees, ains encores sont aimees. Mais en cela l’Honneste est dissemblable à l’Util (voire contraire)

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que les choses de l’Util, quand on ne les a pas, sont desirees, & non pas aimees.  SOPHIE. Qui est la cause de ceste ressemblance qu’à l’Honneste avec le Delectable, & de la dissemblance qu’il a avec l’Util ? Car, par raison, les choses Honnestes, comme Vertu & Sapience, quand on ne les a pas, ne doyvent point estre aimees, mais bien sont desirees : d’autant que nostre Vertu & Sapience, quand nous ne les avons, n’ont en soy Estre aucun : ains sont de la sorte de la santé non euë, ou des choses qui n’ont aucun Estre par lequel puissent estre aimees.  PHIL. L’Util, quand il ne se possede point en Acte, est totalement aliené de qui le desire : & pour ceste cause, encores qu’il se trouve, & ait Estre, ce peut estre aimé : mais devant que le Delectable, comme je vous ay desja dit, soit eu reellement, le desir d’iceluy produit une certaine incitation, & un certain Estre delectable en la Fantasie, lequel est Subject de l’amour : pource que ce peu d’Estre est propre à l’amant en soy-mesme : & non moins (mais encores beaucoup plus) le desir de Sapience, & Vertu, & de choses honnestes, cause une certaine maniere d’Estre d’icelles Choses en l’Ame Intel-

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lective : pource que desirer Vertu, & Sapience, est propre Sapience, & est le plus honneste desirer : & ce tel Estre des choses honnestes, que l’on desire & que l’on n’a point, est propre en nous autres en la partie plus excellente. Et pourtant le desir de telle chose est digne d’estre accompaigné d’un amour non lasche, de sorte que plus amplement peut suyvre l’Estre desirable qui se trouve en l’Honneste, que celuy qui se trouve au Delectable : tellement qu’en tous deux se trouve le desir accompagné de l’amour, quand on ne les a pas. Ce qui ne se trouve pas en l’Util.  SOPH. Il suffit. Declarez moy les deux autres parties, qui restent.  PHILO. L’Honneste se rapporte avec l’Util en l’amour des choses entierement euës & possedees : car ainsi comme les choses utiles sont aimees, apres qu’elles sont acquises, ainsi la Sapience & Vertu, & les choses honnestes, depuis qu’elles sont possedees, sont grandement aimees. En quoy l’Honneste est dissemblable au Delectable : pource que, apres qu’on a le Delectable, on ne l’aime point perfaitement, ains plustost est accoustumé de venir en haine & contre-cœur. Ainsi donc l’Honneste est dissemblable à tous

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deux (c’est assavoir Util & Delectable) non seulement en ce qu’il est tousjours accompagné de l’amour, autant quand on le desire, & n’est point eu, comme quand on l’a, & ne se desire plus (ce qui ne se trouve point en aucun des deux autres) mais encores leur est dissemblable en une autre chose & proprieté notable. Car, és deux autres, la Vertu consiste au milieu de l’Aimer & Desirer : & le superflu des choses Delectables, & utiles, sont leurs extremitez : desquelles procedent tous les plus grands vices humains : mais és choses honnestes, de tant que l’amour & desir est superflu & effrené, de tant plus est loüable & vertueux, & en cela le Peu est vice : car qui seroit sans tel amour & desir, non seulement seroit vicieux, mais encores seroit inhumain : pource que l’Honneste est le vray Bien, & le bien, comme dit le Philosophe, est ce que tous les hommes desirent, & ce, que chacun desire naturellement, est Savoir.  SOPH. Il me semble que j’ay entendu ceste dissemblance autrement.  PHIL En quelle maniere ?  SOPHIE. Ils disent qu’en l’Honneste l’extremité du superflu est vertueuse (pource que de tant que l’Honneste est plus desiré,

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aimé, & suyvi, tant plus y a de vertu) & que l’extremité du peu est vice : pource qu’il n’y a point de plus grand vice que de laisser à aimer les choses honnestes. Es autres deux (c’est assavoir Util & Delectable) se trouve l’opposite : pource que la vertu y consiste en l’extremité du peu desirer, aimer, & suyvre les choses utiles & delectables, & le vice consiste en l’extremité de beaucoup les cercher, & en l’excessive solicitude d’icelles : de sorte que la vertu de l’Honneste est en l’excessif amour d’iceluy, & le vice au peu d’amour : & la vertu de l’Util & Delectable est à les aimer peu, & le vice à les aimer trop.  PHILO. Ceste vostre opinion est vraye en quelque sorte d’hommes : pource que la vertu de l’Util & du Delectable consiste en l’extremité de les peu aimer & suyvre : mais elle n’est pas vraye universellement : pource que communément, en la vie Morale, la vertu de ces deux consiste en la mediocrité, & non point en aucune extremité : car ainsi comme c’est vice d’aimer trop l’Util & Delectable, ainsi est encores vice de non les aimer, ou, pour mieux dire, les aimer moins que de besoing, comme je vous ay dit cy dessus. Il est bien vray (par l’opi-

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nion  des Peripathetics aussi) que ceux, qui suyvent la vie Contemplative & intellectuelle, en laquelle consiste la derniere felicité, ont pour vice la cure des choses utiles, & le desir du Delectable, non seulement en l’exces, mais encor en la mediocrité (& leur est l’estroiteté necessaire pour la profonde Contemplation). Pource que ce n’est pas peu d’empeschement à l’usage d’iceux : & leur necessaire consiste en beaucoup moins que ne fait pas celuy des vertueux Moraux, comme prouvent les Stoics : tellement qu’en la vie Morale la vertu consiste au milieu des choses utiles & delectables : & en la vie Contemplative, consiste en l’extremité du Peu, quant à l’Util & Delectable, & en la vie Morale toutes les deux extresmitez sont vices : mais en la Contemplative, le vice consiste seulement au Peu.  SOPH. Je cognoy comme toutes les deux opinions ont lieu. Mais dites moy la cause de ceste dissemblance, qui se trouve entre l’Honneste, l’Util, & le Delectable ?  PHIL. La cause en est telle : c’est que, tout ainsi comme l’appetition effrenee de la delectation, & l’insatiable Cupidité des richesses, sont celles qui mettent nostre ame Intellective

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au fond de la fange de la matiere, & obscurcissent l’Esprit clair, par une tenebreuse Sensualité, ainsi l’insatiable & ardant amour de la Sapience, de vertu, & des choses honnestes, est celuy, qui fait divin nostre Intellect humain, & qui convertit nostre fragile corps, vaisseau de corruption en instrument d’angelique spiritualité.  SOPH. Or çà, tenez vous pas la moderation & mediocrité pour honnestes, és choses utiles & delectables ?  PHIL. Puisque elles sont vertus, pourquoy ne seroyent-elles semblablement honnestes ?  SOPH. Si elles sont donc honnestes, pourquoy est vice leur extresmité ? car vous avez dit que les choses honnestes ont leur vertu en l’excez, & non pas au Peu, ne mesmes en la mediocrité : &, d’une autre part, vous dites que, de la mediocrité de l’Util & du Delectable, l’excez n’est pas vertu. Cela me semble avoir contradiction.  PHIL. Puisque vous avez l’esprit subtil, entendez à le faire sapient. La vertu, qui se trouve en l’Util & Delectable, ne vient point de leur nature : pource que la sensuelle delectation, & aussi la fantasie vers l’utilité des choses exterieures, sont trop reculees de Spiritualité Intellective, qui

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est origine des choses honnestes, en laquelle, de tant que l’amour & desir est plus excellent, de tant la vertu & honnesteté est plus digne. Ainsi donc cest Util & ce Delectable, tant seulement peuvent avoir raison Intellectuelle par la moderation & mediocrité de l’amour & desir vers eux : car telle moderation & mediocrité est seulement la vertu, qui se trouve vers iceux : &, defaillant ce milieu, plus ou moins, c’est vice en l’Util & au Delectable : pource que tels amours, despoüillez de Raison, sont mauvais & vitieux & plustost de bestes brutes que d’hommes : & le moyen, que Raison tient en cela, est seulement vray amour : & de ce moyen se verifie que, tant plus excessivement on le desire, aime, & suit tant plus vrayement est vertu : pource que desja tel desir n’est plus de delectation, ni d’utilité, mais despend de la moderation d’icelles : qui est vertu Intellective, & chose vrayement honneste.  SOPH. Vous m’avez satisfait, quant aux differences, qui se trouvent à aimer & desirer les choses qui tombent sous telles affections volontaires : & ay entendu la cause d’icelles differences : mais je vueil encores savoir par vous, quant à quelques choses

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aimees & desirees, de quelle sorte des trois especes d’amour, dessusdites, elles sont : comme est la Santé, les Enfans, le Mari, la Femme, & d’avantage la Puissance, la Seigneurie, l’Empire, l’Honneur, le Renom, & la Gloire : car ce sont toutes choses, qui sont aimees & desirees : & si n’est pas bien manifeste s’elles sont du genre de l’Util, ou du Delectable, ou bien de l’Honneste : car, combien qu’elles semblent, en une partie, delectables, pour la delectation, qui ensuit en les ayant, d’une autre partie semble que elles n’en soyent point : pource qu’apres qu’on les a, & qu’elles sont possedees, encores sont-elles aimees sans venir en satieté ni en contre-cœur. Ce qui sembleroit plustost des choses utiles, & honnestes que des delectables.  PHIL. Encores que la Santé tienne de l’Util, toutesfois son propre est le Delectable : & n’est pas inconvenient qu’aucunes des choses delectables ne soyent utiles, ainsi comme des utiles en y a plusieurs delectables : & en toutes les deux s’en trouvent aucunes honnestes. La Santé a donc de l’Util, convenable à son propre principal de delectation, & non seulement est utile, mais aussi est honneste : & pourtant sa

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satieté n’est point ennuyeuse, ni ne vient en contre-cœur, comme font les autres choses, purement delectables, qui ne sont tant estimees, quand elles sont possedees, comme quand elles deffaillent & sont desirees. Encor y a-il une autre cause, par laquelle Santé n’est jamais ennuyeuse ni ne vient en contre-cœur, c’est assavoir pource que le sentiment de sa delectation n’est point seulement environ les Sentimens materiels exterieurs, comme du Goust (à la maniere des choses que l’on mange) ou de l’Attouchement (comme est la charnelle delectation) ou de l’Odorat, comme les Odeurs (lesquelles choses viennent bien tost en contre-cœur) mais d’avantage est environ les Sentimens spirituels, qui se rassasient plus tard : pource que tel sentement ne consiste pas en l’Oüir (comme les douces harmonies & soüefves voix) ne mesmement au Veoir (comme les belles & proportionnees figures) ains se sent la delectation de la Santé, avec tout le Sentiment humain, tant du Sentiment exterieur, comme de l’interieur, & mesmes en la Fantasie, &, quand on ne l’a pas, non seulement est desiree avec l’appetition Sensitive, mais encores avec la propre Volonté, gouver-

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nee de la Raison : de sorte que c’est une delectation honneste, combien qu’elle ait de coustume d’estre moins estimee par une continuelle possession.  SOPHIE. Ce, que vous avez dit de la Santé, me suffit. Dites des Enfans.  PHIL. Combien que les Enfans soyent quelquesfois desirez pour l’Util, comme est pour la succession des richesses, & pour l’acquisition d’icelles, neantmoins l’amour & naturel desir, vers iceux, est aussi delectable : mais pourtant il ne se trouve semblable és bestes brutes (car leurs delectations ne s’estendent sinon és cinq Sentimens exterieurs dessusdits) pource que, combien que le Veoir & Oüir les enfans cause delectation aux Peres, non pourtant la fin de leur desir à les avoir ne gist pas seulement en cela : ains leur principale delectation consiste en la Fantasie & Cogitation : laquelle est spirituelle Puissance : & celle des Sentimens exterieurs n’est pas telle. Et pourtant leur satieté n’est point fascheuse : principalement pource qu’ils ne se desirent pas seulement avec le pur Sensuel appetit, ainçois avec la Volonté, dressee par l’entendement raisonnable, qui est le non-faillant gouverneur de la Nature. Car, comme dit le philosophe,

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defaillant aux Animaux l’Individuelle perpetuité & se cognoissans mortels,  desirent d’estre immortels, au moins par leurs enfans : qui est desir de la possible immortalité des animaux mortels : &, parce que la delectation, prise des Enfans, est en cela differente aux autres choses delectables, il s’ensuit que, quand on les a, ils ne viennent point en satieté fastidieuse, & sont semblables à la Santé en ce que non seulement n’en cesse point l’amour, par la possession, ains, au contraire, apres qu’on en a, on les aime & conserve-lon avec efficacieuse diligence : & cela vient par le desir qui demeure aux peres d’en avoir la future immortalité : de maniere que la delectation des Enfans, par estre honneste environ les hommes, a la proprieté du continuel amour qui se trouve és choses honnestes, ainsi qu’il est de la Santé.  SOPH. J’ay comprins ce que vous m’avez dit, quant à l’amour des Enfans. Dites moy maintenant de l’amour de la Femme vers son Mari, & du Mari vers sa Femme.  PHIL. C’est chose manifeste que l’amour des mariez est du Delectable : mais il doit estre conjoint avec l’Honneste : & pour ceste cause, apres que l’on a eu la delectation, le reci-

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proque amour demeure tousjours conservé, & croist continuellement, suyvant la nature des choses honnestes. Encores se conjoint en l’amour des mariez l’Util avec le Delectable & Honneste : estant ainsi que les mariez continuellement recoyvent utilité l’un de l’autre. Ce qui est une grande cause pour faire poursuyvre l’amour entre eux : tellement que, tenant l’amour d’iceux du Delectable, il se continue par la compaignie qu’il a avec l’Honneste, ou avec l’Util, & avec tous les deux ensemble.  SOPH. Dites moy, à ceste heure, de quelle sorte est le desir qu’ont les hommes, quant à la Puissance, Domination, & Empire, & comme s’intitule l’amour d’icelles choses.  PHIL. Aimer & desirer les Puissances est du Delectable, conjoint avecques l’Util : mais, pource que leur Delectation n’est point materielle, quant au Sentiment, ains spirituelle, en la Fantasie & Cogitation humaine, & aussi par ce que elle est conjointe avec l’Util, les hommes, qui ont les Puissances, ne se saoulent d’icelles : ainçois les Royaumes, Empires, & Dominations, apres qu’on les a, sont aimez & conservez avec astuce, & sollicitude : non pas pource qu’ils tiennent de

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l’Honneste (car, à la verité, Honnesteté se trouve en peu de tels desirs) mais pource que l’Imagination humaine, en laquelle consiste leur delectation, ne se rassasie comme les Sentimens materiels, ains, de sa nature, est peu satiable : & de tant plus est insatiable que ces desirs ne sont moins vers l’Util que vers le Delectable. Ce qui est ause de faire aimer telles dominations possedees, & de les conserver par grande sollicitude, desirant tousjours les accroistre, avec Cupidité insatiable, & Appetition effrenee.  SOPH. Or ne me faut-il plus savoir sinon en quelle des trois sortes d’amour on doit colloquer l’Honneur, la Gloire, & le Renom.  PHIL. L’Honneur est de deux sortes : l’un faux & bastard, & l’autre vray & legitime. Le Bastard est l’abuseur de la Puissance. Le Legitime est le prix de la Vertu. L’Honneur Bastard, que les Puissans desirent & pourchassent est de la sorte du Delectable : mais, pource que sa delectation ne consiste point au satiable Sentiment, ains seulement en l’insatiable Fantasie, pourtant n’entrevient en icelle aucune satieté, comme elle advient és autres choses delectables, ainçois, combien que l’Honneste luy deffaille

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(car, en effet, elle est alienee de toute Honnesteté) neantmoins, apres qu’on l’a, se continue & conserve avec un desir l’insatiable augmentation. Mais l’Honneur Legitime, comme estant prix des vertus honnestes, bien qu’il soit, de sa nature, delectable, si a-il sa delectation meslee avec l’Honneste : & pourtant (& pource aussi que la desmesuree Fantasie est son Subject) il advient que depuis que elle est acquise, l’on aime & desire son augmentation par insatiable desir, & ne se contente la Fantasie humaine d’acquerir honneur & gloire pour toute la vie, mais encores la desire & procure largement pour apres la mort : laquelle gloire s’appelle proprement Renommee. Il est bien vray, encores que l’Honneur soit prix de la Vertu, que neantmoins n’est pas la deuë fin des actes honnestes & vertueux, & que l’on ne doit pas operer pour raison d’iceluy : pource que la fin de l’Honneste consiste en la perfection de l’ame Intellective : laquelle, par les vertueux actes, se fait vraye, nette, & claire, &, avec la Sapience, se fait ornee de divine peinture. Et pourtant elle ne peut consister en l’opinion des Hommes, qui mettent l’Honneur & la Gloire en la Memoire & Es-

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criture, qui conservent la renommee : & encores moins doit consister la propre fin de la pure Honnesteté en la Fantastique delectation que prend le Glorieux en sa Gloire, & le Renommé en son Renom. Bien sont telles choses les prix qu’à bon droit doyvent recevoir les Vertueux, mais non pas la fin qui les meuve à faire les œuvres illustres. On doit bien loüer la vertu honneste, mais on ne doit pas operer en vertu pour estre loüé : &, combien que les loüeurs facent croistre a vertu, si chommeroit-elle plustost, quand ceste loüange seroit la fin pour laquelle on l’exerceroit : mais, par la colligation que telles delectations ont avec l’Honneste, tousjours sont prisees & aimees, & tousjours desire l’on de les augmenter.  SOPH. Je suis satisfaite, quant aux choses, que je vous ay demandees, & cognoy qu’elles sont toutes de la sorte du delectable Fantastic : mais en aucunes se mesle l’Util, & en aucunes autres le Honneste, &, en aucunes, tous deux, & pourtant, quand on les a, leur ayance ne engendre point satieté ne contre-cœur. Il me reste pour le present à savoir de vous, quant à l’amitié humaine, & quant à l’amour divin, de quelle sorte il sont,

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& de quelle condition.  PHIL. L’amitié des hommes quelquefois est pour l’Util, & quelquefois pour le Delectable : mais ceux qui aiment ainsi, ne sont point perfaits amis, ne leur amitié n’est ferme. Pource que, estant ostee l’occasion de telles amitiez, c’est à dire cessant l’Util & la Delectation, se finissent & rompent les amitiez, qui en procedent. Mais la vraye Amitié humaine, est celle qui est causee par l’Honneste, & conjointe par les Vertus : pource que tel lien est indissoluble, & engendre Amitié ferme, entierement perfaite, & telle qu’elle est seule, d’entre les amitiez humaines, qui plus merite d’estre prisee, estimee, & loüee, estant cause de lier ensemble les amis en telle humanité, que le bien ou mal, propre de chacun d’eux, est commun à l’un & à l’autre : & quelquefois le bien donne plus de delectation, & le mal plus de tristesse à l’Ami, qu’au propre recevant : & souventesfois l’Homme prend partie des travaux de son ami, pour l’alleger d’iceux, ou bien pour le secourir, par son amitié, en ses ennuis : car la compaignie, és tribulations, est cause que moins elles se sentent. A raison de quoy le Philosophe, diffinissant telles amitiez, dit que le vray

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Ami est un autre soy-mesme, pour denoter que, qui est en la vraye amitié a double vie, constituee en deux personnes : c’est assavoir en la sienne, & en celle de l’Ami : tellement que son ami est un autre soy-mesme : & chacun d’eux embrasse en soy deux vies ensemble : dont la sienne propre est l’une, & celle de l’ami l’autre : &, par un amour esgal, aime toutes les deux personnes : & pareillement conserve toutes les deux vies. Et, pour ceste cause, la sainte Escriture commande l’honneste Amitié, disant : Tu aimeras ton prochain, comme toy-mesme :  voulant que l’amitié soit de sorte que les amis se facent unie esgalement, & qu’un mesme amour soit en l’Esprit de chacun des amis. Et la cause de telle union, & assemblement, est la reciproque Vertu, ou Sapience de tous les deux amis : laquelle, par la spiritualité & alienation de matiere, & par l’abstraction des conditions corporelles, oste la diversité des personnes, jusques à ne leur laisser de divers que l’individuation corporelle : & engendre és amis une propre Essence de Pensee, conservee par un savoir & par un amour & volonté commune à tous deux, autant separee de difference & de diversité,

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comme si vrayement le subject de l’amour estoit une seule ame, & essence, conservee en deux personnes, & non multipliee en icelles. Et, pour conclusion, je di que l’amitié honneste, fait, d’une personne, deux : &, de deux, une.  SOPH. En peu de paroles vous m’avez dit assez de choses, quant à l’amitié humaine. Venons maintenant à l’amour Divin : car je desire savoir d’iceluy, comme de celuy qui est le plus grand, & le supresme de tous ceux qui sont.  PHIL. L’amour Divin non seulement a de l’Honneste, mais contient en soy l’Honnesteté de toutes choses : & de tout l’amour d’icelles, comment que ce soit : pource que la Divinité est commencement, milieu, & fin de tous actes honnestes.  SOPH. S’il est commencement, comme peut-il estre fin, & encores milieu ?  PHIL. Il est commencement, en ce que de la Divinité despend l’ame Intellective, agente de toutes les Honnestetez humaines : laquelle n’est qu’un petit rayon de l’infinie clarté de Dieu, approprié à l’Homme pour le faire raisonnable, immortel, & heureux : & encores faut-il que ceste ame Intellective, pour venir à faire les choses honnestes, participe de la

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lumiere Divine : pource que, nonobstant qu’elle soit produite claire, comme estant rayon de la lueur Divine, pour l’esgard de la colligation qui la tient avec le corps, & par estre offusquee de la tenebrosité de la matiere, ne peut parvenir aux illustres Habitudes de Vertu, ni aux luisantes conceptions de Sapience, sinon qu’elle soit esclairee de rechef par la lueur Divine, en tels actes & conditions. Car, tout ainsi comme l’œil, combien qu’il soit clair de soy-mesme, n’est point capable de voir les couleurs, les figures, & autres choses visibles, sans estre enluminé de la lueur du Soleil (laquelle estant distribuee en l’œil propre, & en l’object qui se veoit, & en la distance, qui est entre l’un & l’autre, cause la vision oculaire actuellement) ainsi nostre Intellect, combien qu’il soit clair de soy-mesme, est tellement empesché de la compaignie de lourd corps, quant aux actes honnestes & Sapiens, & tant offusqué, qu’il luy est de besoing d’estre enluminé de la lueur Divine : laquelle, en le reduisant de la Puissance à l’acte, & illuminant les especes & les formes des choses procedantes de l’acte Cogitatif (qui est milieu entre l’Intellect, & les especes de la Fantasie)

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le fait actuellement Intellectuel, Prudent, Sapient, enclin à toutes les choses honnestes, & se retenant des deshonnestes : &, luy ostant totalement sa tenebrosité, demeure en acte perfaitement luisant : de sorte que, en l’une maniere & en l’autre, le souverain Dieu est commencement, duquel toutes les choses honnestes humaines dependent, & autant la Puissance comme l’acte d’icelles. Et estant le souverain Dieu pure & souveraine Bonté, Honnesteté, & vertu infinie, il faut que toutes les autres bontez & vertus dependent de luy, comme du vray commencement & de la cause de toutes perfections.  SOP. C’est chose juste que le commencement des choses honnestes soit au souverain Facteur : & en cela n’y avoit aucune doute : mais par quel moyen est-il milieu & fin d’icelles ?  PHIL. La debonnaire Divinité est moyen à reduire en effect tout acte vertueux & honneste : pource que, estant la providence Divine, appropriee, avec plus grande specialité, à ceux qui participent des Divines vertus, & de tant plus particulierement que plus ils participent d’icelles, il n’y a point de doute qu’elle ne soit grandement aidante en l’opera-

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tion de telles vertus, donnant aide à tels vertueux pour acconsuyvre les actes honnestes, & pour les reduire en perfection. Encores est-elle milieu à tels actes, par une autre maniere : car, comme elle contient en soy toutes les vertus & excellences, elle est exemple imitatif de tous ceux qui cerchent d’operer vertueusement. Quelle plus grande Pieté & Clemence, que celle de la Divinité ? Quelle plus grande Liberalité, que celle qui fait part de soy à toute chose produite ? Quelle plus entiere Justice, que celle de son gouvernement ? Quelle plus grane Bonté, plus ferme Verité, plus profonde Sapience, plus diligente Prudence, que celle, que nous cognoissons estre en la Divinité ? non pas que nous la cognoissions selon l’Estre, qu’elle a en soy-mesme, mais par les œuvres siennes, que nous voyons en la creation & conservation des creatures de l’univers : de sorte que, qui considerera bien les vertus Divines, l’imitation d’icelles est voye & moyen à le tirer à tous les actes honnestes & vertueux, & à toutes les sages conceptions, ausquelles l’humaine condition peut arriver. Car Dieu non seulement nous est pere en la generation, mais nous

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est aussi maistre, & merveilleux administrateur, pour nous attirer à toutes les choses honnestes, moyennant ses clairs, & manifestes exemples.  SOPH. Vous me plaisez fort en ce que vous avez dit que Dieu tout puissant non seulement soit commencement de nostre bien, mais encores en soit le milieu. Je voudroye maintenant savoir en quelle maniere il en est la fin.  PHILO. Dieu seul est la fin reiglee de tous les actes humains : pource que l’Util est pour acquerir le Delectable convenant, & la necessaire delectation est pour la sustentation humaine : laquelle est pour la perfection de l’ame, qui premierement se fait perfaicte avec l’habitude vertueuse, &, apres icelle, venant à la vraye Sapience : la fin de laquelle est Cognoistre Dieu : qui est souveraine Sapience, souveraine Bonté, & origine de tout bien : & ceste telle cognoissance cause en nous immesurable amour, plein d’excellence & honnesteté : pource que de tant est la chose aimee plus honnestement que plus elle est cognue pour bonne : & l’amour de Dieu doit exceder tout autre amour honneste, & tout acte vertueux.  SOPH. Mais j’ay entendu autre-

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fois que vous avez dit, parce qu’il est infini, & en toute perfection, qu’il ne peut estre cognu par l’esprit humain, qui est fini & terminé en toute chose : pource que ce, que l’on cognoist, doit estre compris : & comment se comprendra l’infini par le fini, & l’immesurable du peu ? &, ne pouvant estre cognu, comment pourra-il estre aimé ? car vous avez dit qu’il faut cognoistre la chose bonne, avant que l’aimer.  PHI. L’immesurable Dieu est aimé de tant qu’il est cognu : & tout ainsi comme il ne peut estre entierement cognu par les hommes, ne mesmes sa Sapience par la race humaine, ainsi ne peut entierement estre aimé par les hommes en tel degré qu’il convient pour son esgard : & n’est pas nostre Volonté capable d’amour tant excessif : mais c’est à nostre Esprit de le cognoistre selon la possibilité de son cognoistre, & non pas selon l’immesurable excellence du cognu : & aussi nostre Volonté ne l’aime selon qu’il est digne d’estre aimé, mais tant qu’elle se peut estendre vers luy en l’acte amatoire.  SOPH. Voire-mais peut on aussi cognoistre une chose, qui ne soit comprise par le cognoissant ?  PHI. Il suffit que l’on comprenne de la chose

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la partie qui se cognoist : car le cognu se comprend par le cognoissant, selon le pouvoir du cognoissant, & non pas selon celuy du cognu. Ne voyez vous pas que la forme de l’Homme s’imprime & se comprend en un miroüer, non pas selon le perfaict Estre humain, mais selon la capacité & force de la perfection du miroüer ? lequel Estre est seulement figuratif, & non essentiel ? Le feu est comprins de l’œil, non pas selon sa nature ardante (car, s’ainsi estoit, il en seroit bruslé) ains seulement selon sa couleur & figure. Mais quel meilleur exemple voulez vous, quand vous voyez ce grand Hemisphere du ciel estre comprins par une si petite partie comme est l’œil ? Vous voyez que sa petitesse est telle, qu’il se trouve quelque Sage, qui le croit estre indivisible : sans pouvoir recevoir aucune division naturelle. Ainsi donc l’œil comprend les choses, selon sa force oculaire, sa grandeur, & sa nature, mais non pas selon la condition qu’ont les choses veuës en elles-mesmes. Et en ceste sorte nostre petit entendement comprend l’infini Dieu, selon la capacité & force intelligible humaine, mais non pas selon l’abisme sans fond de sa divi-

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ne essence, & immesurable Sapience : à laquelle cognoissance accorde & respond l’amour envers Dieu, conforme à la capacité de la volonté humaine, mais non pas proportionnee à l’infinie Bonté de ce tresbon Dieu.  SOPH. Dites moy si le desir se mesle avec cest amour envers Dieu.  PHILO. Je vous di plus : c’est que tel amour envers Dieu n’est jamais despoüillé d’un ardant desir : lequel est pour acquerir ce qui defaut de la cognoissance Divine : de telle sorte que, croissant ceste cognoissance, croist aussi l’amour de la Divinité cognue : car, estant ainsi que l’essence divine excede la cognoissance humaine, par infinie proportion, & non moins sa Bonté l’amour que les hommes luy portent, pour ceste cause demeure tousjours à l’Homme un tresheureux, tresardent, & treseffrené desir de croistre tousjours en la cognoissance & amour envers Dieu : auquel accroissement l’Homme a tousjours possibilité du costé de l’Object cognu & aimé, combien que de son costé pourroit estre qu’il y eust tels effets determinez en ce degré que l’Homme ne peut passer plus avant, ou bien qu’encores, apres l’estre au dernier degré, luy reste impres-

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sion de desir, pour sçavoir ce qui luy defaut, sans y pouvoir jamais parvenir, encores qu’il fust bien-heureux, par l’excellence de l’Esprit, Object dessus la puissance & habitude humaine : nonobstant que tel Desir restant és Bien-heureux ne doyve causer passion par le defaut, puis qu’il ne est pas en la puissance humaine d’avoir plus : ains ce leur est une souveraine delectation d’estre venus au bout de leur possibilité, & à la cognoissance & amour divine.  SOPH. Puis que nous sommes venus jusques à ce poinct, je voudroye savoir en quelle maniere consiste ceste beatitude humaine.  PHIL. Les opinions des hommes ont esté diverses, quant au Subject de la Felicité. Plusieurs l’ont mis en l’Util, & en la possession des biens de Fortune, & en l’abondance d’iceux, tant que dure la vie : mais la fausseté de ceste opinion est manifeste : pource que tels biens exterieurs sont causez pour les interieurs : de sorte que ceux-là sont inferieurs à ceux-ci : & la Felicité doit consister és plus excellens : car elle est fin des autres fins, n’estant pour se renger à pas un, ains faisant, tendre toutes les autres à soy. D’avantage semblables biens exterieurs sont en pouvoir de fortune, & la felicité doit

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estre au pouvoir de l’Homme. Aucuns autres ont eu opinion diverse, disans que la Beatitude consiste au Delectable : & ceux-là sont les Epicuriens lesquels soustiennent la moralité de l’ame : & croyent que l’Homme ne peut avoir aucune chose de Felicité, sinon la delectation, en quelque sorte que ce soit : mais la fausseté de leur opinion n’est pas aussi cachee : pource que le delectable se corrompt soy-mesme, quand il vient en satieté & contre-cœur : & la Felicité donne entier contentement & perfaite satisfaction. Puis nous avons dit ci dessus que la fin du Delectable est l’Honneste : & la Felicité n’est point tendante à autre fin, ains est cause finale de toute autre chose : tellement que, sans doute, la Felicité consiste és choses honnestes, & és actes & habitudes de l’ame Intellective : lesquelles sont les plus excellentes, & fin des autres Habitudes humaines : & sont celles moyennant lesquelles l’Homme est Homme, & de plus grande excellence que pas un autre animant.  SOPH. Combien, & quelles, sont ces Habitudes des actes Intellectuels ? PHILO. Je di que il y en a cinq : c’est assavoir Art, Prudence, Intellect, Science, & Sapience.

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SOPH. Comment les diffinissez vous ?  PHIL. Art est Habitude des choses à faire selon Raison : & sont celles qui se font avec les mains & avec l’operation corporelle : & en ceste Habitude sont comprins tous les arts Mecanics, esquels on use d’instrumens corporels. Prudence est Habitude des actes agibles selon Raison : & consiste en l’operation des bonnes mœurs humaines : & en icelle sont encloses toutes les vertus, qui s’operent moyennant la Volonté, & les effets volontaires d’amour & desir. L’Intellect est habitude des commencemens de savoir : lesquels commencemeus sont cognus & concedez de tous naturellement, quand les Vocables sont entendus : comme est ceci Que le bien se doit procurer, & le mal fuir, & que les contraires ne peuvent estre ensemble, & autres semblables, sur qui la puissance Intellective s’exerce en son premier Estre. Science est Habitude de la cognoissance & conclusion, qui s’engendre des dessusdits commencemens : & ceste-ci comprend les sept Arts Liberaux : & en icelles s’exerce l’Intellect au milieu de son Estre. La Sapience est Habitude de tous les deux ensemble : c’est assavoir des commence-

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mens & des conclusions de toutes les choses, qui ont Estre. Ceste seule est celle qui arrive à la cognoissance plus haute des choses spirituelles : & les Grecs la nomment Theologie, qui signifie science Divine : & se nomme aussi premiere Philosophie, par ce qu’elle est chef de toutes les Sciences : & nostre Intellect s’exerce par icelle en son dernier & plus perfait Estre.  SOPH. En quelle de ces deux Habitudes vrayes consiste la Felicité ?  PHIL. Il est manifeste qu’elle ne consiste pas en l’Art, ni és choses artificielles : car plustost nous ostent la Felicité qu’elles ne la pourchassent : mais elle consiste és autres Habitudes : les actes desquelles se comprennent en vertu ou Sapience, esquelles la Felicité consiste vrayement.  SOPH. Dites moy plus particulierement en laquelle de ces deux la Felicité consiste finalement, ou en la Vertu, ou en la Sapience.  PHIL. Les vertus Morales sont voyes necessaires pour la Felicité : mais le propre Subject d’icelle est la Sapience : laquelle il ne seroit possible d’avoir, sans les vertus Morales : car, qui n’a vertu, ne peut estre sapient, ainsi comme le Sage ne peut estre desgarni de vertu : de sorte que vertu est voye de Sapience,

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& Sapience est le lieu de Felicité.  SOPH. Il y a plusieurs sortes de savoir, & les Sciences sont diverses, selon la multitude des choses acquises, & selon la diversité & maniere, dont elles sont cognues par l’Intellect. Dites moy donc en quelles, & en combien, consiste la Felicité : si c’est à cognoistre toutes les choses qui se trouvent, ou partie d’icelles, ou si elle consiste en la cognoissance d’une seule chose, & quelle pourroit estre ceste chose, la seule cognoissance de laquelle fait nostre Intellect heureux.  PHILO. Il y a eu quelques Sages, qui ont estimé que la Felicité consistoit en la cognoissance de toutes les Sciences des choses : je di en toutes sans en excepter aucune.  SOP. Quelle raison amenoyent-ils pour la confirmation de leur opinion ?  PHIL. Ils disoyent que nostre Intellect est en commencement & pure puissance d’entendre : laquelle puissane n’est point determinee à aucune sorte des choses, mais est commune & universelle à toutes : car comme dit Aristote, la nature de nostre Intellect est en possibilité d’entendre & revevoir toutes choses, comme les a receuës la nature de l’Intellect Agent : qui est celuy qui nous fait intellecti-

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ves telles choses, & par icelles illumine nostre Intellect, les luy faisant devenir intellectuelles par illumination & impression d’icelles en iceluy Intellect possible qui n’est autre chose que, estant illuminé par l’Intellect Agent, estre reduit, de sa tenebreuse puissance, à l’acte. Il s’ensuit donc que sa derniere perfection, & sa Felicité, doit consister en l’Estre entierement reduit de puissance en acte de toutes les choses, qui ont Estre : pource que, luy estant en puissance à toutes, doit avoir sa perfection & felicité à les cognoistre toutes : de sorte que nulle puissance, ne defaut, ne reste en luy : & cela est la derniere beatitude & heureuse fin de l’Intellect humain : en laquelle fin ils disent que nostre Intellect est du tout hors de Puissance, & est fait Actuel, & en toutes les choses s’unit & convertit en son Intellect Agent illuminant, par la remotion de la puissance, qui causoit leur diversité : & en ceste maniere l’intellect Possible se fait pur en acte : laquelle union est la derniere perfection, & la vraye beatitude : & ainsi se nomme heureuse copulation de l’intellect Possible, avec l’Intellect Agent.  SOPH. Leur telle raison ne me semble moins

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efficacieuse que haute, mais il me semble que plustost elle infere le nom Estre de la beatitude que la maniere de son Estre.  PHIL. Pourquoy ?  SOPH. Pource que si l’Homme ne peut estre heureux, que jusque à tant qu’il ait cognu toutes choses, jamais ne le pourra estre : car il me semble impossible qu’un seul homme vienne à la cognoissance de toutes les choses qui sont : à raison de la briefveté de la vie humaine, & de la diversité des choses de l’univers.  PHIL. Ce que vous dites est vray : & se voit manifestement qu’il est impossible qu’un homme cognoisse toutes choses, & chacune à par soy separément : pource que, en diverses parties de la terre se trouve tant de diverses sortes de Plantes, & d’animaux terrestres & volans, & d’autres mixtes non animez, que, quand un homme chemineroit par tout le cercle de la terre, pour les cognoistre & les voir trestous, si ne pourroit-il parvenir à telle cognoissance : & beaucoup moins y pourroit-il atteindre quand il pourroit veoir la mer & sa profondité, en laquelle se trouvent beaucoup plus d’especes d’animaux que en la terre, & tant que l’on doute duquel il se trouve plus grand nombre au mon-

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de, d’yeux ou de poils, pource que lon estime que le nombre des yeux des animaux marins n’est pas moindre que celuy des poils des animaux terrestres. Comment aussi pourroit-on expliquer l’incomprehensible cognoissance des choses celestes ? ou le nombre des estoilles de la huitiesme Sphere ? ou la nature & proprieté de chacune ? la multitude desquelles forment quarantehuit figures celestes, desquelles y en a douze au Zodiac (qui est la voye : par laquelle le Soleil fait son cours) & vingt & une autres sont à la partie Septentrionale, depuis l’Equinoctial jusques au pol Arctic, à nous autres manifeste, & que l’on nomme Tramontane : & les autre quinze figures, qui restent, sont celles que nous autres pouvons veoir en la partie Meridionale, depuis la ligne de l’Equinoctial jusques au Pol Antarctic, à nous autres caché. Et n’y a point de doute qu’en ceste partie Meridionale, environ le Pol, se trouvent plusieurs autres estoilles, en aucunes figures, à nous autres incognues, par ce qu’elles sont tousjours sous nostre Hemisphere, duquel nous avons esté un millier d’ans ignorans, combien que, pour le present, on en ait quelque

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notice, par la nouvelle navigation des Portugalois & des Espaignols. Il n’est point aussi besoing d’exprimer que nous ne savons pas beaucoup de choses, quant au Monde Spirituel, Intellectuel, & Angelic, & quant aux choses divines : desquelles nostre cognoissance est moindre qu’une goute d’eau en comparaison de toute la mer Occeane. Je laisse aussi à dire combien il y a de choses que nous voyons & que nous ne savons pas, & mesmement des nostres propres : tellement qu’il se trouve quelqu’un avoir dit que nos propres differences sont de nous autres ignorees. Pour le moins on ne doute point qu’il n’y ait plusieurs choses au monde, que nous ne pouvons veoir ne sentir, & pourtant nous ne le pouvons entendre : car, comme dit le Philosophe, il n’y a chose aucune en l’Intellect qui premierement ne soit au Sentiment.  SOP. Comment ? ne voyez vous pas que les choses spirituelles s’apprehendent par l’Intellect, sans estre jamais veuës ou senties ?  PHI. Les choses spirituelles sont toutes Intellect mesme : & l’intellectuelle lumiere est en nostre Intellect : comme en soy-mesme par union, & par propre nature : & non pas comme sont les choses sensibles : les-

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quelles, ayant besoing de l’intellect, pour l’operation de l’Intellection, se reçoyvent en iceluy, comme une chose se reçoit en l’autre : car, par ce qu’elles sont toutes materielles, on peut dire veritablement qu’elles ne peuvent estre en l’Intellect, si premierement elles ne se trouvent au Sens, qui les cognoist materiellement.  SOPH. Croyez vous que tous ceux qui entendent les choses spirituelles, les entendent par ceste unité & propieté, que elles ont avec nostre Intellect ?  PHIL. Je ne dis pas cela, encores que ce soit la perfaite connaissance des choses spirituelles. Il se trouve encor une autre maniere par qui se cognoissent les choses spirituelles, assavoir par les effets veuz ou sentis : comme vous voyez que, par le continuel mouvement du ciel, on cognoit que son Moteur n’est pas corps, ne Vertu corporelle, mais intellect Spirituel, separé de matiere : tellement que si l’effect de son mouvement n’estoit paravant au Sentiment, il ne seroit point cognu. Apres ceste cognition en vient une autre plus perfaite quant aux choses Spirituelles : qui se fait lors que nostre Intellect entend la Science intellectuelle en elle mesme, se trouvant en acte, par l’Intendité de

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la nature & union sensuelle, qu’il a avec les choses spirituelles.  SOPH. J’enten cela, ne laissons point nostre fil. Vous dites que la Beatitude ne peut consister en la cognoissance de toutes les choses : pource qu’elle est impossible. Je voudroye maintenant savoir comment quelques hommes sages ayent donné lieu à telle impossibilité, ne pouvant la Felicité humaine consister en icelle.  PHIL. Ceux-là n’entendent pas que la Beatitude consiste en la cognoissance de toutes les choses particulieres distributivement : mais, quand ils disent savoir toutes les choses , ils entendent savoir de toutes les Sciences qui traictent de toutes les choses, en un certain ordre & universalité : car, en donnant notice de la raison de toutes les choses, & de toutes les sortes de leur Estre, donnent aussi universelle cognoissance de toutes, combien que les aucunes ne se trouvent particulierement au Sentiment.  SOPH. Et bien, est-il possible qu’un homme ait la cognoissance de toutes les Sciences ?  PHIL. La possibilité de cela est fort estrange : & pourtant le Philosophe dit que toutes les Sciences d’un costé sont faciles à estre trouvees, & d’un autre costé

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sont difficiles. Elles [sont] faciles en tous les hommes, & difficiles en un seul : & encores qu’elles se trouvassent en un seul, la felicité ne peut consister en la cognoissance de plusieurs & diverses choses ensemble : pource que, comme dit le Philosophe, la Felicité ne consiste en Habitude de cognition, mais en l’Acte d’icelle : car, quand le Sapient dort, il n’est pas heureux, mais il l’est, quand par effect il joüit de son Intelligence. Si doncques ainsi est, de necessité la Beatitude consiste en un seul Acte d’entendre : car, combien que plusieurs Habitudes de Science se puissent tenir ensemble, neantmoins on ne peut actuellement entendre plus qu’une seule chose : de sorte que la Felicité ne peut consister, ni en toutes, ou en plusieurs & diverses choses cognues, mais seulement il faut qu’elle consiste en la cognoissance d’une chose seule. Il est bien vray que, pour venir à la Beatitude, il faut premierement grande perfection en toutes les Sciences, autant en l’Art de demonstrer & diviser la verité du faux, en toute intelligence & discours (laquelle se nomme Logique) comme en la Philosophie Morale. ou à user de la Prudence & des vertus agibles, & comme

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aussi en la Philosophie Naturelle (qui se estend vers la nature de toutes choses ayantes mouvement, mutation, & alteration) & mesmes comme en la Philosophie Mathematique : laquelle est vers les choses, qui ont quantitez, ou nombrables, ou mesurables, & laquelle, se cognoissant au nombre absolu, fait la science d’Arithmetique : &, si elle est environ les nombres des voix, fait la science de Musique : mais, estant de mesure absolue, fait la science de Geometrie : &, si elle traite de la mesure des Corps celestes, & de leurs mouvemens, fait la science d’Astrologie. &, sur tout, faut estre perfait en celle partie de la doctrine, qui est la plus prochaine de l’heureuse conjonction : laquelle est la premiere Philosophie, qui seule se nomme Sapience  : & est celle, qui traite de toutes les choses, qui ont Estre, & plus principalement s’entremet de celles, qui ont plus grand & plus excellent Estre. Ceste seule doctrine traite des choses Spirituelles & eternelles : l’Estre desquelles, environ la Nature, est beaucoup plus grand, & plus cognu que l’Estre des choses corporelles & corruptibles, combien qu’elles soyent moins co-

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gnues de nous autres que les corporelles, par ce que nous ne pouvons les comprendre par nos Sens, comme nous comprenons les corporelles : tellement que nostre Intellect est, en la cognition d’icelles, comme l’œil de la Chauvesouris à la lueur & choses visibles : laquelle ne peut veoir la lueur du Soleil (qui est en soy la plus claire) pource que son œil n’est pas suffisant à telle clarté : mais bien voit le lustre de la nuict, qui luy est proportionné. Ceste Sapience, & premiere Philosophie, est celle, qui atteint à la cognoissance des choses Divines, possibles à l’humain Intellect : &, pour ceste cause, s’appelle Theologie, c’est à dire parole de Dieu. Ainsi donc le savoir de diverses Sciences est necessaire pour la Felicité, mais elle ne consiste pas en icelles : ainçois en une tresparfaite cognoissance de une seule chose.  SOPH. Declarez moy quelle est ceste cognoissance, & de quelle chose, qui seule fait l’Homme heureux : car, soit telle que voudrez, il me semble estrange que la cognoissance d’une seule partie doyve preceder la cognoissance de son tout, pour cause de la Felicité : d’autant qu’il me semble que la premiere raison, par laquelle vous

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avez conclu la Felicité consister en l’Actuelle cognoissance de toutes les choses, ou sciences esquelles nostre Intellect est en puissance, conclue que, estant iceluy en puissance, toute sa beatitude doit consister à les cognoistre toutes en Acte : & s’ainsi est, comme peut-il estre heureux avec la cognoissance d’une seule chose, comme vous dites ?  PHIL. Vos argumens concluent bien : mais les raisons demonstrent plus, comme la verité ne peut estre contraire à la verité, & faut donner lieu à l’un ou à l’autre : & devez entendre que la Felicité consiste à cognoistre une seule chose : car elle ne peut consister en la cognoissance de toutes, estant chacune à par soy separément, ainçois estans toutes ensemble, en la cognoissance d’une seule chose, en laquelle sont toutes les choses de l’univers : &, quand elle est cognue, elles se cognoissent toutes ensemble en un Acte, & en plus grande perfection, que si elles  estoyent cognues, chacune à par soy, separément.  SOPH. Qui est ceste chose, laquelle, estant seulement une, est toutes les choses ensemble ?  PHILO. L’Intellect, de sa propre nature, n’a point une Essence circomscripte, mais

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est toutes choses : &, s’il est Intellect possible, est toutes choses en puissance : car sa propre Essence n’est autre que d’entendre toutes choses en puissance : &, s’il est Intellect en acte, en pur Estre, & en pure forme, il contient en soy tous les degrez d’Estre, de formes, & des actes de l’univers, tous ensemble en Estre, en unité, & en pure simplicité : de sorte que, qui le peut cognoistre, le voyant en Estre, cognoist en une seule vision, & en tressimple cognition tout l’Estre de toutes les choses de l’univers ensemble, en beaucoup plus grande perfection, & purité Intellectuelle que de celles qui se trouvent en elles-mesmes : pource que les choses materielles ont beaucoup plus perfait Estre, en l’actuel Intellect, que non pas en celuy qu’elles ont propre en soy : tellement que, par la seule cognoissance de l’intellect Actuel, on cognoist le total des Sciences des choses, & ainsi se fait l’Homme bien-heureux.  SOPH. Declarez moy donc qui est cest Intellect : lequel, estant cognu, cause la Beatitude.  PHILO. Aucuns tiennent que ce soit l’intellect Agent : par lequel, quand il s’accouple avec nostre intellect Possible, ils voyent toutes choses

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ensemble en Acte, avec une seule vision spirituelle, & tresclaire, par laquelle on devient bien-heureux. Aucuns autres disent que la Beatitude est quand nostre Intellect, illuminé totalement de la copulation de l’intellect Agent, est fait tout Actuel sans puissance : & en soy-mesme, selon l’interieure Essence Intellective de l’Agent en laquelle ils sont eux deux, voit toutes choses spirituellement : &, en un seul & mesme Intelligent, s’y comprend la chose entendue, & l’Acte de l’Intellection, sans aucune difference, ne sans diversité de Science. Encores disent ceux-ci, que quand nostre Intellect est essentié en telle sorte, il se fait, & demeure, une mesme chose essentiellement avec l’intellect Agent, sans qu’il reste en eux aucune division ou multiplication : &, en ceste maniere, les plus renommez Philosophes devisent de la Felicité : & y auroit ample matiere si nous voulions dire ce qu’ils ameinent pro & contra, mais il ne viendroit pas bien à nostre premier propos. Seulement vous diray qu’aucuns autres, qui contemplent plus la Divinité, disent (& moy avec eux aussi) que l’Intellect actuel, qui illumine le nostre Possible, est le

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treshaut Dieu : & ainsi tiennent, pour certain, que la Beatitude consiste en la Cognition de l’intellect Divin, auquel sont toutes choses premierement, & plus perfaitement, qu’en aucun Intellect creé : pource qu’en iceluy toutes choses sont essentiellement, non seulement par raison d’Intellect, mais aussi causellement, comme en premier & absoluë cause de toutes les choses, qui sont : de sorte que c’est la cause qui les produit, l’Esprit qui les conduit, la forme qui les informe : & sont faites pour la fin qu’il leur adresse : & de luy viennent, & retournent en luy finalement, comme en la derniere & vraye Fin, & Felicité commune : & est le premier Estre : & par sa participation toutes choses sont. Il est le pur Acte. Il est le supresme Intellect, duquel tout intellect, acte, forme, & perfection despend, & à iceluy toutes choses s’addressent, comme à la tresparfaite fin : & en luy demeurent spirituellement, sans division ou multiplication aucune, ains plustost en tressimple unité. C’est luy qui est vray Bien-heureux. Tous ont besoing de luy, & luy de nul. Se voyant soy-mesme, cognoist Tout, &, se voyant, est veu de soy : & sa vision totale & souveraine

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unité, à qui le peut veoir : &, combien que, qui le voit, n’en soit capable, neantmoins cognoist d’iceluy ce dont il est capable : &, voyant l’Intellect humain ou Angelic, selon sa capacité & vertu toutes choses ensemble en souveraine perfection, participe de la Felicité d’iceluy Dieu, &, par icelle, se fait & demeure heureux, selon le degré de son Estre. Mais je ne vous parleray plus de cela : pource que la qualité de nostre devis ne le consent pas, ne mesmement la langue humaine n’est pas suffisante à exprimer perfaitement ce que l’Intellect sent en cela : & par les voix corporelles ne se peut exprimer l’Intellectuelle purité des choses divines. Il suffira que vous cognoissiez que nostre Felicité consiste en la cognoissance & vision Divine, en laquelle toutes choses sont veuës tresperfaitement.  SOPH. Je ne vous demanderay plus rien sur ce propos : car il me semble qu’en avez assez dit, quant à la capacité de mon esprit, si mesme vous n’en avez trop dit. Mais il me survient un doute, en ce que j’ay entendu autrefois que la Felicité ne consiste point precisément à cognoistre Dieu : mais à l’aimer, & en joüir avec delectation.

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PHILO. Estant Dieu le vray & seul Object de nostre Felicité, nous autres l’aimons avec cognoissance & amour : mais les Sages furent en diversité d’opinions, quant à ces deux actes, disputans si le propre acte de la Felicité est à cognoistre Dieu, ou bien à l’aimer : toutesfois il vous doit suffire de savoir que l’un & l’autre acte est de besoing à la Beatitude.  SOPHIE. Je voudroye savoir la raison qui a meu, à chacune de ces deux opinions, ceux qui les ont soustenues.  PHILO. Ceux, qui tiennent, que la Felicité consiste à aimer Dieu, ameinent ceste raison : c’est assavoir que la Beatitude consiste au dernier acte que nostre ame opere envers Dieu : parce qu’il est la derniere Fin humaine : &, comme ainsi soit qu’il faille premierement le cognoistre, & puis l’aimer, il s’ensuit que la Felicité consiste en l’amour de Dieu, qui est le denier acte, & non pas en la cognoissance. Ils s’aident aussi de la delectation, qui est le principal en la Felicité : laquelle delectation appartient à la Volonté : dont ils disent que le vray acte heureux est Volontaire : c’est assavoir l’amour, auquel consiste la delectation, & non pas

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en l’acte Intellectuel : pource qu’il ne participe pas ainsi de la delectation. Les autres, au contraire, ont telle raison : c’est que la Felicité consiste en l’acte de la principale & plus spirituelle puissance de nostre ame : &, comme ainsi soit que l’Intellective puissance soit plus principale que la Volonté, & plus abstraicte de matiere, il s’ensuit que la Beatitude ne consiste point en l’acte de la Volonté : qui est de l’aimer : mais disent que l’amour & delectation, comme accessoires, suyvent la Cognoissance, & que, toutesfois, elles ne sont pas la fin principale.  SOPHIE. L’une des raisons ne me semble point de moindre efficace que l’autre : mais j’en voudroye savoir vostre determination.  PHIL. C’est une chose difficile de cercher à determiner d’une chose tant disputee par les anciens philosophes, & par les modernes Theologiens : mais, afin que vous soyez contente, je vous resoudray encores ce point, en cestuy nouveau propos, par lequel vous m’avez detourné de vous dire, comment l’affection de mon ame envers vous est desir.  SOPHIE. Parlez moy seulement de ceste resolution : &, apres que nous se-

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rons contens des choses Divines, nous pourrons parler plus purement de nostre amitié humaine.  PHIL. Entre les deux Propositions, qui sont vrayes & necessaires, l’une est que la Felicité consiste au dernier acte de l’Ame, comme en vraye fin. L’autre est qu’elle consiste en l’acte de la plus noble & spirituelle Puissance de l’ame : qui est l’Intellective. Semblablement on ne peut nier qu’amour ne presuppose cognoissance : mais il ne s’ensuit pas pourtant qu’amour soit le dernier acte de l’ame. Car, comme vous pouvez savoir, vers toutes les choses aimees & desirees se trouvent deux sortes de cognoistre. L’une est devant l’amour, causé par icelle : laquelle n’est pas cognoissance perfaictement unitive. L’autre est apres l’amour, causee par l’amour : laquelle cognoissance unitive est joüissance de perfaite union : pource que la premiere cognoissance du pain fait que, qui a faim, l’aime & desire (car, si premierement ne l’avoit cognu, par exemple, il ne le pourroit aimer & desirer) &, moyennant cest amour & desir, nous venons à la vraye cognoissance unitive du Pain : laquelle est, quand on le mange en Acte : car avoir vraye cognoissance du Pain

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est le gouster. Ainsi en advient-il de l’Homme avec la Femme : pource que, la cognoissant exemplairement, il l’aime & desire : &, de l’amour, on vient à la cognoissance unitive : qui est la fin du desir : & ainsi en est en toute autre chose aimee & desiree : car, en toutes, l’amour & desir est un moyen qui nous meine, de l’imperfaicte cognoissance, à la perfaicte unité, qui est la vraye fin d’amour & desir : lesquels sont affections de la Volonté, qui font, d’une divisee cognoissance, joüissance de cognoissance perfaicte & unie. Et, quand vous entendrez ceste naturalité intrinsecque, vous cognoistrez que telles affections volontaires ne sont pas loing du desir intellectuel, & ne se destournent point aussi de l’amour intellectuel, en commun Subject, encores que nous en ayons autrement parlé par ci devant : de sorte que l’on peut diffinir vrayement qu’amour soir desir de joüir, avec union, de quelque chose cognue pour bonne : &, combien que desir, comme autresfois vous ay dit, presuppose l’absence de la chose desiree, maintenant je vous di que, quand bien la chose bonne seroit, & qu’on la possederoit, neantmoins, quoy que soit, on la peut

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desirer non pas pour l’avoir, puisqu’on l’a, mais pour en joüir avec une union cognoscitive : & peut estre desiree ceste future joüissance, pource qu’elle n’est pas encores. Ce tel & semblable desir se nomme amour, & est vers les choses non euës, que l’on desire avoir, ou bien vers les choses euës que l’on desire joüir avec union : & l’un & l’autre se nomme proprement desir, mais le second plus proprement amour : de sorte que nous diffinissons : Amour estre Desir de joüir, ou bien Desir de se convertir, avec union, en la chose aimee. Et, pour retourner à nostre propos je diray que premierement on doit ainsi cognoistre Dieu, selon que se peut avoir cognoissance de chose tant immense & tant haute : & quand nous autres cognoissons ainsi sa perfection (car nous ne suffisons pas à la cognoistre entierement) nous l’aimons, desirans d’en joüir avec union cognoscitive la plus perfaite qui soit possible : & ce tant grand amour & desir fait que nous soyons abstraicts en telle contemplation que nostre Intellect se vient à souslever en sorte que, estant illuminé d’une singuliere grace Divine, atteint à cognoistre plus haut que l’humain pourvoir, & que l’humai-

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ne speculation n’atteindroit : voire parvient ce nostre Intellect, avec le souverain Dieu, en telle union & copulation qu’il se cognoist plustost estre Raison & partie Divine qu’Intellect en une forme humaine : & alors se rassasie son desir & amour, avec un contentement beaucoup plus grand que celuy qu’il avoit en la premiere cognoissance, & en l’amour precedent : mais bien pourroit estre qu’il demoureroit encor un amour & desir, non pas d’avoir la cognoissance unitive (car desja on l’a euë) mais de continuer en la joüissance de telle union Divine (en quoy est le tres-vray amour) & encores n’affermeroy-je pas que l’on sentist delectation en iceluy acte heureux, excepté au temps qu’on l’acquiert : pource qu’alors on a delectation par l’acquisition de la chose desiree, qui defailloit : car la plus grande partie des delectations sont pour remede du defaut, & ce par l’acquisition des choses desirees. Mais, en joüissant de l’acte de l’heureuse union, il ne demeure impression aucune de defaut, ains un entier contentement d’Unité : lequel passe toute delectation, plaisir, & joye. Et, pour conclusion, je vous di que la Felicité ne consiste point

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en cest acte cognoscitif de Dieu, lequel conduit l’amour, & ne consiste en l’amour, qui succede à telle cognoissance, mais seulement consiste en l’acte copulatif de la plus interieure & unie cognoissance Divine : qui est la souveraine perfection de l’Intellect creé, & est le dernier acte & heureuse fin, en laquelle il se trouve plustost Divin qu’humain. Et pourtant, apres que la sainte Escriture nous a admonnestez que nous devons cognoistre la perfaicte & pure unité de Dieu, & que nous le devons aimer apres, plus que l’Util de la Cupidité, & plus que le Delectable de l’Appetition, & plus que tout autre Honneste de l’Ame, & de la Volonté raisonnable, dit, pour derniere fin : pourtant assemblez vous avec iceluy Dieu : &, en un autre lieu, promettant la derniere Felicité, seulement dit : & vous assemblerez avec iceluy Dieu : sans promettre aucune autre chose, comme estant vie, eternelle gloire, souveraine delectation, joye, & lumiere infinie, & telles autres choses : pource que ceste copulation est la plus propre & precise parole qui signifie la Beatitude : laquelle contient tout le bien & perfection de l’ame Intellective, comme celle qui est

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sa vraye Felicité. Il est bien vray qu’il n’est pas fort facile d’avoir telle beatitude en ceste vie : &, quand encor on la pourroit avoir, il n’est pas bien facile de continuer tousjours en icelle : pource que, pendant que nous vivons, nostre Intellect est aucunement lié avec la matiere de nostre fragile corps : &, pour ceste cause, quelcun, qui est venu à telle copulation, durant ceste vie ne continua pas tousjours en icelle, obstant ceste colligation corporelle, ains, apres la copulation Divine, retournoit à recognoistre les choses corporelles, comme devant, excepté qu’à la fin de la vie, estant l’ame copulee, laissa, du tout, le corps, elle se tenant en souveraine Felicité, avec la Divinité copulante : &, puis apres, estant ainsi separee de ceste colligation corporelle, &, ayant esté de telle excellence, sans empeschement aucun, joüit eternellement de son heureuse copulation avec la Divine lumiere, de la sorte que joüissent d’icelle les bien-heureux Anges, & Intelligences separees, Moteurs des corps Celestes, chacun selon le degré de sa dignité & perfection, perpetuellement. Or, pour le present, il me semble, Sophie, que ce peu, que nous

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avons dit des choses Spirituelles, vous doit suffire : &, retournant à moy, voyez si je puis remedier à la passion que me donnent mes affections Volontaires, pour sustentation de ceste corporelle compaignie.  SOPH. Je vueil premierement savoir de vous de quelle sorte d’amour est celuy que vous dites me porter : car, puisque vous m’avez monstré la qualité de plusieurs amours & desirs differens, qui se trouvent és hommes, & les ayant tous comprins en trois sortes d’amour, je trouveroye bon que maintenant vous me declarissiez de quelle de ces sortes d’amour est celuy que me portez.  PHI. Quant à la sorte de l’amour, que je vous porte, Sophie, je ne la puis entendre, & ne la say expliquer. Je sen bien sa force : mais je ne la compren point : car, puisque je suis si fort appasionné, s’est fait seigneur de moy, & de tout mon entendement, & comme principal administrateur me cognoist, & moy, qui suis le serf, auquel il commande, ne suis suffisant à le cognoistre : neantmoins je cognoy que mon desir cerche le Delectable.  SOPH. S’il est ainsi, vous ne me devez pas demander remede, par lequel je satisface à vostre Volonté, ne m’encoulper,

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si je ne vous l’octroye : car vous m’avez desja monstré que, quand l’affection vers le Delectable est parvenue à fin de son desir, non seulement le desir cesse, mais encores delaisse l’amour, & se convertit en haine.  PHIL. Si vous ne vous contentez pas d’eslire pour vous, de nostre devis, un fruict doux & salutifere, aussi ne veut pas la raison que, pour recompense, vous eslisiez un fruict amer & venimeux, pour me donner, & en cela ne vous pourrez loüer de gratitude, ne vous orner de pieté, puis qu’avec la flesche, que mon arc tira en vostre faveur, vous me voulez cruellement transpercer le cœur.  SOPH. Si vous reputez chose digne de m’aimer, comme j’estime, ce seroit chose indigne que je fusse cause que l’amour, que me portez, faillist, vous octroyant l’accomplissement de vostre desir : &, par cest octroy, je seroye vrayement cruelle non moins à moy qu’à vous : veu que je vous priveroye de l’amour envers moy, & moy d’estre aimé, au lieu que je seray pitoyable à tous deux, vous deniant la fin de vostre effrené desir, à ce que le doux Amour ne prenne fin.  PHILO. Vous vous trompez, ou me voulez tromper,

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me faisant un fondement faux, & non au propos de l’amour, comme si je vous avoye dit que cercher la chose desiree feist priver l’amour, & le convertir en haine : car il n’y a rien plus faux.  SOPH. Comment faux ? ne m’avez vous pas dit que la qualité de l’amour du delectable est celle, de qui la satieté se convertit en haine plusque fascheuse ?  PHIL. Tout Delectable, quand il est cerché, ne revient pas en contre-cœur : car la Vertu, & le Savoir, delectent la Pensee, & jamais ne faschent, ains pourchasse-l’on, & desire-l’on leur accroissement : & non seulement ces choses, qui sont honnestes, mais aussi les autres, non honnestes, comme la puissance, les honneurs, & les richesses delectent, quand elles sont acquises, & ne viennent jamais en contre-cœur, ains, tant plus on en a, tant plus en desire l’on.  SOPH. Si me semble-il que cela contredie à ce que vous avez dit du delectable, par ci devant.  PHIL. Ce, que j’en ay dit, est que le Delectable ameine satieté & contre-cœur seulement aux Sentimens exterieurs, & encores materiels, comme est le Goust & l’Attouchement : mais ce, qui delecte les autres sentimens, comme est le Voir

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l’Oüir, & l’Odorer, ne les tire pas ainsi en satieté & contre-cœur. Et, à ce propos, dit Salomon que l’Oeil ne se saoule de veoir, ne l’Oreille d’oüir, & de beaucoup moins ne se saoule la Fantasie & Imagination des choses qui les delectent, comme sont les honneurs, les richesses, les dominations, & semblables choses : lesquelles sont tousjours cerchees. Mais de beaucoup plus est insatiable la delectation de la Pensee & de l’intellect és Actes vertueux & sapiens : la delectation desquels, tant plus est insatiable, tant plus est excellente & honneste.  SOPH. J’enten bien que la delectation, de tant qu’elle est en puissance plus spirituelle qu’il y en ait en l’ame, de tant plus est insatiable, & moins ennuyante : mais, selon l’usage commun, la delectation, que vostre desir cerche en moy, est quant au sentiment de l’Attouchement : qui est celuy, auquel plustost tombe la Satieté ennuyeuse : tellement que, par raison, je la vous puis denier.  PHIL. C’est chose manifeste, quant aux Sens de l’Attouchement & du Goust (lesquels, entre tous les cinq, sont faits non seulement pour la sustentation de la vie de l’Homme Individu, mais aussi pour la sustenta-

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tion de l’Espece humaine, avec la ressemblante generation successive : qui est œuvre de l’Attouchement) Nature n’ait mis fin à l’operation de ces deux, plus qu’à nul des autres Sentimens, qui sont Veoir, Oüir, & Odorer : & la cause en est pource que ces trois ne sont pas necessaires à l’Estre individual de l’Homme, ne mesme à l’Estre successif de l’Espece, mais sont seulement pour la commodité & utilité des Hommes & des animaux perfaicts : tellement qu’ainsi comme leur Estre n’est point necessaire, ainsi n’a point de besoing de fins ou limites en son operation : & ainsi comme le Non-veoir, le Non-oüir, & le Non-odorer ne deffait la vie de l’Homme, ainsi ne la deffait le Veoir, ne l’Oüir superflu, ne le frequent Odorer, si ce n’estoit, possible, par accident : mais, quant au Goust & à l’Attouchement, ainsi comme leur Estre est necessaire à la vie & succession humaine, de sorte que, si ce n’estoyent-ils, elle defaudroit, ainsi son exces seroit cause de la privation de l’Homme : pource que le trop manger, & le trop boire ne tueroit pas moins l’Homme, que feroit la faim, & la soif : & aussi la trop frequente copulation charnelle,

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& l’excessif chaud ou froid, en l’Attouchement, seroit cause de sa corruption : car, y ayant un lien de plus grande delectation en ces deux Sentimens par leur necessité propre à l’Estre de l’Homme & à la succession d’iceluy, il fut de besoing le limiter naturellement, afin que, si la delectation les transportoit à exces dommageable, le limite naturel les refrenast, de peur que tel exces ne peust corrompre l’Individu : tellement que Nature n’a usé de moindre sapience à mettre naturel limite & frein au Sentiment du Goust & de l’Attouchement, plus qu’aux autres sentimens, pour la conservaion de l’Homme, qu’elle a fait en les produisant pour l’Estre d’iceluy. Et, combien que l’appetition de l’Amant se saoule avec l’union copulative, & qu’incontinent cesse ce desir, ou bien appetition, neantmoins pourtant ne se retire point le cordial amour, ainçois s’assemble plus en la possible union : laquelle a conversion actuelle d’un amant en l’autre, ou bien pouvoir, d’en faire un de deux, reculant la division & diversité d’iceux, tant qu’il est possible : &, ainsi demeurant l’amour en plus grande unité & perfection, demeure en continuel desir de joüir

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de la personne aimee avec union : qui est la vraye diffinition d’amour.  SOPH. Ainsi donc vous me concedez que la fin de vostre desir consiste au plus materiel des Sentimens : qui est l’Attouchement : &, estant l’amour chose tant spirituelle, comme vous dites, je m’esmerveille comme vous mettez sa fin en chose tant basse.  PHIL. Je ne vous concede pas que cela soit la fin du perfait amour : mais bien vous ay-je dit que cest acte ne deslie point l’amour perfait, ainçois le lie & assemble plus, avec les Actes corporels amoureux : car de tant sont-ils desirez qu’ils sont signes de tel reciproque amour en chacun des deux amans. Aussi que, pource que les esprits sont unis en amour spirituel, les corps desirent joüir de leur possible union, afin qu’il ne leur demeure aucune diversité, & que l’union soit perfaite en tout, principalement pource que, avec la correspondance de l’union corporelle, l’amour spirituel se augmente, & se fait plus perfait, ainsi comme la cognoissance de la Prudence est perfaite, quand les œuvres deuës y correspondent. Et, pour conclusion, je vous di que, combien que ci dessus nous ayons diffini l’amour en general, la pro-

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pre diffinition du perfait amour, de l’Homme & de la Femme, est la conversion de l’amant en l’aimé, avec desir que l’aimé se convertisse en l’amant : &, quand tel amour est esgal en chacune des parties, il se diffinit conversion de l’un amant en l’autre.  SOPH. Nonobstant que vos raisons ne soyent moins vray semblables que subtiles, je fay mon jugement par l’experience, à laquelle on doit croire plus qu’à nulle autre raison. Il s’en voit plusieurs qui aiment : &, apres qu’ils ont eu de leurs aimees ce qu’ils desirent des actes corporels amoureux, non seulement leur desir cesse, mais aussi leur amour, totalement : &, quelquefois se convertit en haine, comme fut celuy de Amon, fils de David : lequel aima Thamar sa sœur, de telle efficace que pour icelle tomba malade, & en peril de mort : &, apres que Jonadab, par fraude & par violence, l’eut fait parvenir à ce qu’il desiroit d’elle, incontinent la prit en telle haine que, toute ainsi que elle estoit en forme de violee, à mi-jour la feit partir de sa maison.  PHILO. L’amour est de deux sortes. L’un est engendré par le desir ou appetition sensuelle : car, quand un homme desire quelque femme, il

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l’aime : & est cest amour imperfait : pource qu’il depend de vicieux & fragile commencement : car il est fils engendé du desir : & tel fut l’amour de Amon vers Thamar : & ainsi est vray ce que vous dites qu’il advient que, estant cessé le desir ou Appetition charnelle, par l’accomplissement & satieté d’icelle, incontinent cesse totalement l’amour : pource que quand la cause, qui est le desir, cesse, l’effet, qui est l’amour cesse aussi, & souventesfois se convertit en haine, comme feit cestuy-là. Mais l’autre amour est celuy, duquel le desir, vers la personne aimee, est engendré, & non pas luy du desir ou Appetition : ainçois, en aimant paravant perfaitement, la force de l’amour fait desirer l’union spirituelle & corporelle avec la personne aimee : tellement que, comme le premier amour est fils du desir, ainsi cestuy-ci luy est pere & vray engendreur : &, quand en cest Amour on obtient ce qu’on desire, il ne cesse point pourtant, encores que l’appetition & le desir cessent : car, si vous ostez l’effet, ce n’est pas à dire pourtant que vous ostiez la cause, principalemnt estant ainsi, comme je vous ay dit, que ja-

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mais ne cesse le perfait desir, qui est de joüir de la personne aimee, en union : pource que cela est tousjours conjoint avec l’amour, & est de sa propre essence : mais bien cesse immediatement un particulier desir & appetition des actes amoureux du corps, pour cause du limite determiné que Nature a mis en telles manieres d’actes : &, combien qu’il ne soyent continuels, neantmoins plustost sont liens de tel amour qu’ocasion de le deslier. Parquoy vous ne devez amener excuses contre le perfait amour que je vous porte pour raison du defaut qui se trouve en l’imperfait : pource que l’amour, que je vous porte, n’est point fils du desir, ainçois le desir est fils d’iceluy, qui luy est pere : & mes premieres paroles furent que la cognoissance de vous causoit en moy amour & desir , et ne voulu pas dire desir & amour : pource que le mien ne proceda jamais du desir, ains fut premier que luy, & depuis l’a produit.  SOPH. Si l’amour, que vous me portez, ne vient point de l’appetition, ni n’est engendré du desir, ne mesmement né d’oisiveté ou lascive humaine, comme disent les nostres qu’il s’en engendre,

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faites moy entendre qui est celuy qui l’a produit : car il n’y a point de doute que tout amour humain est engendré, & naist en quelque temps, &, à toutes choses nees, est besoing qu’il y ait un engendreur : car il n’est pas possible de trouver un fils sans pere, ni un effet sans sa cause.  PHILO. Le perfait & vray amour, comme est celuy, que je vous porte, est pere de desir, & fils de Raison, & en moy l’a produit la droite Raison cognoscitive : car, cognoissant qu’il y avoit en vous, vertu, entendement, & grace, de non moins esmerveillable attraict que de grande admiration, ma Volonté, desirant vostre personne, qui, à bon droit, est jugee par la raison en toute chose estre tresbonne & tres-excellente, & digne d’estre aimee, par ceste affection & amour m’a fait convertir en vous, m’engendrant un desir que vous vous convertissiez en moy, afin que, estant amant, je puisse estre une mesme personne avec vous aimee, & que, par esgal amour, se face de deux esprits un seul : lesquels semblablement puissent vivifier deux corps, & les gouverner. Au demeurant la sensualité de ce desir fait naistre en moy l’appetition de tout autre

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union corporelle, que les corps puissent, acconsuyvre, en icelle, la possible union des penetrans esprits. Or voyez donc, Sophie, comment ainsi successivement, par la Raison cognoscitive, a peu estre en moy produit l’amour : &, de l’amour, produit le desir, suyvant mes premieres paroles, qui disoyent que la cognoissance causoit en moy amour & desir : car la cognoissance que j’eu de vos aimables proprietez, fut cause que je vous aimasse, & l’amour envers vous m’achemina à vous desirer.  SOPHIE. Comment dites vous que le vray amour naist de la Raison ? car j’ay entendu que le perfait amour ne peut estre gouverné ne limité de raison aucune : & le nomment effrené, pource qu’il ne se laisse point dompter par le frein de la Raison, ne gouverner par icelle.  PHILO. Vous avez entendu la verité : mais, si je vous ay dit que tel amour naist de raison, je ne vous ay pas dit pourtant qu’il se limite & soit dressé par elle : ains plustost vous di que, apres que la Raison cognoscitive l’a produit, incontinent qu’il est né, il ne se laisse plus reigler ne gouverner par la Raison, de laquelle il a esté engendré, mais regibe contre sa mere, & se fait,

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comme vous avez dit, effrené, tant que il vient au prejudice & dommage de l’amant : pource que celuy, qui bien aime, se des-aime soy-mesme. Ce qui est contre toute raison & devoir : car aimer est charité, qui doit commencer par soy-mesme. Ce que nous ne faisons pas, quand nous aimons plus autruy que nous mesmes : & n’est pas cela de peu de consequence. Or, pource que cest amour, depuis qu’il est né, est desgarni de toute raison, il est depeinct aveugle, ou sans yeux voyans : & pource que sa mere Venus à les yeux beaux, pourtant desire-il le beau : car la raison juge la personne, belle, bonne, & aimable : & de là naist l’amour. Encores peint-on Cupido tout nud : pource qu’un grand amour ne se peut dissimuler avec la Raison, ne couvrir avec la prudence, par les intolerables peines qu’il donne. Il est peint petit enfant : pource que la prudence luy defaut, & qu’il ne se peut gouverner par icelle. On luy donne des æsles : pource qu’amour entre dedans les Esprits de l’amant, d’une grande vitesse, & le fait aller vistement à trouver tousjours la personne aimee, estant abstraict de soy-mesme : &, pour ceste cause, Euripides dit que l’Amant

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vit au corps d’autruy. On le peint aussi descochant la flesche de son arc pource qu’il frappe de loing, & tire droit au cœur, comme à son propre but. Ainsi, pource que la playe d’amour est comme celle que fait une flesche au despourveu, estroite d’entree, de profonde penetration, non facile à estre veuë, difficile de cure, & fort tardifve à guerir, qui s’amuse au dehors, y trouve peu : mais, eu esgard au dedans, est tresperilleuse : &, le plus souvent, se convertit en fistulle incurable. D’avantage, ainsi comme la playe, faite par la flesche, ne se guerit point pour chose que l’arc, qui l’a tiree, soit debandé, ou rompu : ainsi celle, que fait le vray amour, ne prend point de remede, pour aucune delectation que Fortune luy puisse octroyer, & que la personne aimee luy puisse donner quelquefois : & encores ne se peut appaiser par le defaut de la chose aimee en l’irreparable mort : en sorte qu’il ne vous faut point esmerveiller si le perfait amour, estant fils de Raison, n’est point gouverné par icelle.  SOPHIE. Si est-ce que je m’esmerveille comment l’amour, qui n’est point gouverné de Raison & Prudence, puisse estre loüable :

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car je pensoye qu’en cela fust la difference d’entre l’amour vertueux & le lascif, du tout effrené & desordonné : tellement que je demeure à resver lesquel est le perfait.  PHILO. Vous n’avez pas bien entendu : pource que l’effrenement n’est pas le propre de l’amour lascif, mais est une proprieté de tout efficacieux & grand amour, soit honneste, ou deshonneste, excepté qu’en le Honneste l’effrenement fait la vertu plus grande : &, au deshonneste il fait l’erreur plus grand. Qui peut nier qu’és honnestes amours ne se trouvent de merveilleux & effrenez desirs ? Quel amour est plus honneste que l’amour Divin ? & neantmoins s’en trouve-il de plus enflammé ou ardant, & de plus effrené ? veu qu’il ne se gouverne point par la Raison qui doit regir & contregarder l’Homme ? car plusieurs gens, pour raison de l’amour divin, n’estiment point leur personne, & cerchent de perdre leur vie : & aucuns, par beaucoup aimer Dieu, se des-aiment eux-mesmes, ainsi comme le mal-heureux, par beaucoup aimer soy-mesme des-aime Dieu : & pour venir à conclusion, combien de gens ont cerché de finir leur vie, & consumer leur personne, estans

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enflammez de l’amour de Vertu & de glorieuse Renommee ? Ce que ne consent pas la raison ordinaire, ains adresse toute chose pour pouvoir vivre honnestement. Je vous diroye bien d’avantage : c’est que plusieurs ont cerché de mourir allegrement pour l’amour de leurs honnestes amis : dequoy je vous pourroye amener plusieurs exemples, que je laisse pour cause de briefveté. Seulement vous diray que je pense l’enflammé amour & l’effrenee affection de l’Homme à la femme n’estre moins irreprehensible, qu’est l’amitié de l’Homme à l’Homme, pourveu que tel amour naisse de vraye cognoissance, & vray jugement, qui la juge digne d’estre aimee : lequel amour ne tient pas moins de l’Honneste que du delectable.  SOPH. Toutesfois je voudroye que vostre amour fust reiglé par la Raison, qui luy a esté mere : laquelle gouverne toute digne personne.  PHILO. L’amour, qui est reiglé par Raison, n’a pas accoustumé de forcer l’amant : & bien qu’il ait le nom d’amour, neantmoins n’en a pas l’effect : pource que le vray amour force la Raison, & la personne aimante avec une violence esmerveillable : &, par une maniere incroyable, &, plus que

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tout autre empeschement humain, trouble l’Entendement, ou est le jugement, & fait perdre la memoire de toute autre chose, & la remplit de soy seul, &, en tout, rend l’Homme Aliené de soy-mesme & propre de la personne aimee. Il le fait ennemi de plaisir & de compaignie, ami de solitude, melancolie, plein de passions, environné de peines, tourmenté d’afflictions, martirizé de desir, nourri d’esperance, aguillonné de desespoir, pressé de pensemens, angoissé de cruauté, affligé de souspeçons, transpercé de jalousie, troublé sans respit, travaillé sans repos, tousjours accompaigné de douleurs, plein souspirs, & d’aggreances, & despits, qui jamais ne luy faillent. Que vous puis-je dire d’avantage ? Sinon que l’Amour fait que continuellement la Vie meure, & que la mort vive en l’Amant ? & encores, pour plus grande merveille (comme il me semble) estant cest amour ainsi intollerable & extresme en cruauté & tribulations, neantmoins la Pensee n’espere point de partir d’icelles ni ne le desire, ou pourchasse : ainçois repute pour ennemi mortel celuy qui le conseille à cela, & qui luy veut secourir. Vous semble-il, Sophie, qu’en un tel La-

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birinthe on puisse avoir esgard à la Loy de Raison, ni à la reigle de Prudence ?  SOPH. N’en dites pas tant, non Philo : car je voy bien que les amans ont plus de paroles que de Passions.  PHIL. C’est signe que vous ne les sentez pas, puisque vous ne les croyez pas : car nul ne peut croire la grandeur des douleurs de l’Amant, sinon celuy qui en participe. Si ma maladie eust esté autant contagieuse, que douloureuse : vous n’eussiez pas seulement creu ce que je vous di, & que je souffre, mais beaucoup plus : pource que ne puis dire ce que je sen, ne le taire aussi : & toutesfois ce que je di n’est que une des plus moindres parties de ce que je sen. Et comment pouvez vous penser qu’en l’affliction, en laquelle l’Amant se trouve tout troublé, la Raison confuse, la Memoire empeschee, la Fantasie alienee, le Sentiment offensé d’excessive douleur, la langue puisse demeurer libre à pouvoir feindre des passions fabuleuses ? Ce que je di est ce, que les paroles peuvent signifier & la langue exprimer, Entendre le reste celuy à qui l’adverse fortune l’a fait sentir, & qui à gousté la tres-amere douceur d’Amour, & qui n’a seu ne voulu, ne peu rejeter, au commen-

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cement, son savoureux venin : pource que, veritablement, je n’ay, ni ne trouve moyen de le pouvoir expliquer. Mes esprits bruslent, mon cœur se consume, & ma personne est toute en un brasier. Si celuy, qui se trouve en tel estat, s’en pouvoit delivrer, ne croyez vous pas qu’il s’en delivrast ? mais il ne peut, pource qu’il n’a pas liberté de se delivrer, ne de cercher à se delivrer. Comment donc se peut gouverner par Raison celuy, qui n’est pas en sa liberté ? car toutes les subjections corporelles laissent, pour le moins, la volonté libre, & la subjection d’Amour est celle qui premierement lie la Volonté de l’Amant, &, apres elle, toute la personne ensemble.  SOPHIE. Il n’y a point de doute que les Amans n’endurent beaucoup d’affliction, jusques à ce qu’ils ayent obtenu ce qu’ils desirent le plus : mais, apres, toute leur tourmente vient en bonace : de sorte que toutes ces peines procedent plustost du desir de la chose non euë, que du propre amour d’icelle.  PHIL. Encores en ceci mesme ne parlez vous point comme experte : pource que l’amour de ces amans, desquels les peines cessent par l’acquisition de la delectation charnelle, ne de-

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pend pas de raison, mais de l’appetition charnelle : &, comme je vous ay dit paravant, leurs peines & passions sont charnelles, & non pas spirituelles, comme sont ces excessives d’esmerveillable penetration, & d’intollerable poincture, que sentent ces Amans, desquels l’amour depend de la raison. Tels & semblables ne reçoyvent aucun remede à leur douleur, ne mitigation à l’amour, par la delectation charnelle : ainçois vous di, & asseure bien, que, si paravant leurs peines estoyent grandes, apres telle union sont beaucoup plus grandes, & plus insupportables.  SOPH. Qui est la cause, puis que ils ont ce qu’ils desirent, qui me face croire que leur passion doyve croistre ?  PHIL. La cause en est que tel amour est desir d’union perfaite de l’Amant en la personne aimee : laquelle union ne peut estre sinon avec la totale penetration de l’un en l’autre. Ce qui est bien possible aux ames, qui sont spirituelles : pource que les choses spirituelles incorporelles, par le moyen des effets intellectuels, tres-efficacieux, se peuvent contre-penetrer, se unir, & se convertir en un : mais, pource que les corps sont divers, & que chacun d’eux demande son lieu propre & cir-

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conscript, contre l’esgard de ce que l’on desire en ceste union & penetration, apres la copulation d’iceux, demeure le desir plus ardant à l’entiere union, qui ne se peut perfaitement obtenir : & ainsi, pourchasseant tousjours l’Esprit l’entiere conversion en la personne aimee, il laisse sa propre personne, estant tousjours avec plus grande affection & peine, par le defaut de l’union : laquelle affection ne peuvent limiter ne Raison, ne Volonté, ne Prudence, ne mesme luy resister.  SOPHIE. Il me semble que mon esprit consent aucunement à vos raisons : mais ceste seule chose me semble en toute sorte estrange : c’est de conceder qu’il se trouve amour, ou quelque chose bonne en l’Homme, ou bien au monde, qui ne soit gouvernee de la raison : veu qu’il est manifeste qu’elle est celle qui reigle & gouverne toute chose bonne & loüable : car en tant est la chose digne qu’elle participe de Raison. Comment donc pouvez vous asseurer que le perfaict amour ne soit point gouverné par icelle ?  PHIL. Puisque seulement cela vous demeure en doute, je ne vous declareray plus aussi que cela en ce present devis. Vous devez donc savoir que l’on trouve deux sortes

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de Raison és hommes : desquelles nous appellerons l’une ordinaire, & l’autre extraordinaire. L’entente de la premiere est à regir & conserver l’Homme en vie honneste, en sorte que toutes les autres choses s’adressent à ceste fin, estant ainsi que la Raison detourne & reprouve tout ce qui empesche la bonne vie humaine. Ceste-là est celle Raison, que je vous ay dit que ne peut reigler ne limiter le perfaict amour : pource que tel amour porte prejudice & dommage à la propre personne, vie, & Bien-estre de l’Amant, avec intolerables incommoditez pour suyvre la personne aimee : mais, quant à la Raison extraordinaire, son intention est d’atteindre la chose aimee, n’entendant point à la conservation des choses propres, ainçois les postpose pour l’acquisition de la chose qu’on aime, comme l’on doit postposer le moins noble pour le plus excellent : pource que, comme dit le Philosophe, l’Aimé est en raison de plus perfaict que l’Amant : car, estant fin d’iceluy, la fin est plus noble que ce qui est pour la fin : & puis l’on doir raisonnablement se travailler pource qui est plus. Ce que vous pouvez comprendre par exemple naturel & moral pour le na-

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turel, si l’on veut frapper quelcun par la teste, vous voyez que naturellement il mettra le bras au devant, pour garder la teste, par ce qu’elle est plus noble : ainsi, estant fait un l’Amant & l’Aimé, & estant l’Aimé la Partie la plus noble de ceste union, & l’Amant la moins noble, naturellement l’amant ne s’espargne point à toute affliction, & peine, pour obtenir l’Aimé, ains plustost, avec tout soing & diligence, le suit comme vraye fin, abandonnant toute chose propre à soy-mesme, comme si c’estoit chose qui appartinst à autruy. Quant à l’exemple moral, il est que tout ainsi que la premiere Raison nous commande conserver les richesses, pour nostre Propre besoing, afin que nous puissions vivre bien commodément : la seconde nous commande aussi les dispenser commodément vers autruy, comme pour fin plus noble : qui est pour acquerir la Vertu de Liberalité. Ainsi donc la premiere raison nous commande procurer l’Util & plaisir honneste, & la seconde nous commande pener & travailler l’Esprit & la personne pour chose plus noble, & digne, avec raison d’estre aimee.  SOPH. Laquelle de ces deux sortes de Raison

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pensez-vous devoir estre suyvie, Philo ?  PHILO. La seconde est plus digne, & de plus haut degré, ainsi comme la Prudence du Liberal est plus haute à dispenser les richesses vertueusement, que la Prudence de l’avaricieux à les amasser pour son besoing : car combien que ce soit Prudence d’acquerir des richesses, plus grande & plus digne est-elle neantmoins à les distribuer liberalement : & l’Homme, qui se conserve, avec raison, un digne & excellent amour, sans en joüir, est comme un arbre tousjours verd, grand, abondant en rameaux, mais de nul fruict : lequel se peut vrayement nommer sterile : &, sans point de doute, peu de vertus accompaignent celuy auquel defaut quelque excellent amour. Il est bien vray que, qui divertit soy-mesme à un amour lascif & vilain qui naist d’Appetition charnelle, non confirmé par raison des merites de la chose aimee, est un arbre qui produit fruict veneneux, demonstrant quelque douceur en l’escorce : mais ce premier amour, esleu de Raison, se convertit en grande suavité, non seulement en l’Appetition charnelle, mais en la Pensee spirituelle, avec insatiable affection quand

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vous saurez, Sophie, de quelle importance est l’amour en tout le monde universel, encores plus au Spirituel qu’au Corporel, & comment, dés la premiere Cause, qui produit toute chose, jusques à la derniere chose creée, n’y a rien sans amour, vous l’aurez en plus grande reverence : & alors vous atteindrez à plus grande notice de sa genealogie.  SOPH. Si vous me voulez laisser contente, vous me monstrerez encores cela.  PHILO. Il est bien tard pour deduire tel propos : & desja est bien temps de donner repos à vostre gentile personne, & laisser ma pensee affligee en sa veille accoustumee : laquelle mienne Pensee, combien qu’elle demeure seule, nonobstant est tousjours accompaignee de vous, & est en contemplation non moins douce qu’angoisseuse.

Fin du Dialogue premier.

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LE CONTENU AU SECOND DIALOGUE.

Ce Dialogue second peut estre divisé en trois parties principales. Sur le commencement de la premiere il introduit Sophie, faisant souvenir à Philo de la promesse qu’il luy a faite à la fin du premier Dialogue, quant à luy parler de la Genealogie d’amour. Pour quoy mieux faire, & estre preparation au Dialogue tiers, dit qu’il est besoing de parler premierement de sa communité ou bien universalité : pource que la communité d’amour est plus manifeste que sa naissance & genealogie : &, des choses manifestes & cognuës, en vient à la cognoissance des incognuës. Suyvant donques cela il luy parle de l’amour des hommes a des autres animaux : & de certaines causes d’iceluy communes aux uns & aux autres, toutesfois avec quelques differences qu’il deduit, adjoustant deux autres causes pour celuy des hommes :

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lesquelles causes ne se trouvent point pour celuy des bestes. En apres, il monstre que les choses insensibles ont semblablement amour, & quelques causes d’iceluy communes avec les animaux : & sur ce passage fait tomber fort bien à propos plusieurs points de la nature des élemens : comme de la place ou lieu de la terre, & pourquoy elle fuit l’approchement du ciel, de la place de l’eauë, de l’ær, & du feu : pourquoy le feu élementaire est chaud & sec, l’ær chaud & humide, l’eauë froide & humide, & la terre froide & seiche : pourquoy la terre produit plus de diversitez de choses que nul autre des élemens, veu quelle est tant reculee du ciel, pere de vie : dequoy s’engendre pluye, neige, gresle, vents, flambeaux en l’ær, pierres, metaux, plantes, herbes, arbres : comment chacune de ces choses tend naturellement vers l’élement duquel elle tient le plus : de la matiere premiere d’iceux élemens : de son amour insatiable à toutes formes pour la generation, & de l’amour de ces élemens pour la mesme cause de generation, discourant par les degrez de choses, qui en sont engendrees, jusques à l’Homme : sur lequel poinct il donne raison de ce que l’Homme, estant fait d’élemens contraires ait participé à la forme eternelle de l’ame Intellectuelle. Puis, ayant monstré cela, pour mieux achever de declarer que l’amour est commun

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en ce bas monde generable & corruptible, selon qu’il pretend en ceste premiere partie, dit comment la matiere premiere est aimee du grand Ciel huitiesme, comme femme de son mari, & luy d’elle par mesme moyen : comment il jette en elle sa semence : comment ils aiment ce qui est engendré d’eux : & comment les engendrez d’eux les aiment aussi. Et afin de faire plus apparoir ceste conformité de Mari ou d’Homme au Ciel, entremeslant les opinions de Pythagoras & d’Aristote sur ce que le Ciel soit animant perfaict en toutes dimensions ou mesures, fait cognoistre par l’Anatomie des trois principales parties de l’Homme qu’il est representation non seulement d’iceluy Ciel, ains l’est aussi de tout l’univers : &, pour fin de ceste premiere partie, recueille briefvement ce qu’il a dit de la communité d’amour entre les parties de ce monde susdict. En la seconde partie, qui commence à la Page 171. apres avoir dit sommairement ce qu’enseigne l’Astrologie, monstre que l’amour est semblablement commun entre les corps celestes, & quelles y sont les causes d’iceluy : & de là, pour avoir meilleure occasion d’exposer plusieurs fictions poetiques, concernantes beaucoup de choses morales, Naturelles, & Theologales ou Supernaturelles, sous couleur de l’amour des Dieux celestes, quand il a declaré pourquoy

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les Sages du temps passé couvroyent leurs ententes sous telles fictions, & pourquoy Plato en usa & non pas Aristote, expose qui, quels, & de quantes manieres furent les Dieux Poetics : & comment s’entend generalement amour, generation, & mariage en iceux Dieux. Puis poursuit cela en particulier, parlant premierement de la generation produite par Demorgogon, pere de tous Dieux, avec son exposition, contenant force raisons des Philosophes, quant à la matiere premiere, ou commencement des choses creées (nommé Chaos) & quant à quelques particularitez d’icelles choses, creées : du Dieu Pan & de ses amours : de Celie ou Ciel, fils d’Ester & de Dié enfans d’Herebe, fils de Demogorgon : de Saturne, fils de Ciel & de Terre : de Chronos, fils de Saturne, & d’Opis : de Juppiter fils de Saturne, & de son mariage avec Juno sa sœur : de Hebé fille de Juppiter & de Juno : de Mars, fils d’iceux : des amours de Juppiter à Latone, ou il met quelques poincts pour les six premiers jours de la creation du monde : des amours d’iceluy avec plusieurs autres, chacun à part : de la nature de Mars & de Venus, de leurs amours, & de Cupido leur fils : de la nature de Mercure & de l’Hermaphrodit fils de luy & de Venus : de la nature de la Lune ou Diane : & de la nature d’Apollo, & de

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ses amours vers Daphné, là où il parle de l’asseurance contre le deluge. Cela fait, apres avoir mis fin à telles fables, & donné l’exposition à chacune, il parle vrayement de l’amour des douze Signes du Zodiac, entre eux, & de leur haine aussi : de l’amour & haine des Planettes, entre elles, par leurs aspects & oppositions, & par leurs conjonctions, plus ou moins, selon la nature des aspicientes & conjoinctes : de l’amour des Planettes à leurs Signes : de leur ordre, selon les anciens, & selon les modernes : de l’amour & de la haine d’entre les maisons, par correspondance à leurs Planettes : & de plusieurs autres sortes d’amour d’icelles Planettes aux Signes, aux degrez lumineux, & aux estoilles fixes : &, là dessus, fait fin à la communité d’amour du monde celeste, à la Page 327. Auquel lieu commence la troisiesme partie, qui traicte aussi de ceste communité d’amour au monde intellectuel, monstrant qu’il est premier & plus essenciel environ les Intellects purement spirituels qu’il n’est pas entre les corps celestes ne generables, comme l’amour du superieur à l’inferieur est plus vray que celuy de l’inferieur au superieur : qui est la cause finale des Intellects au mouvement de leurs cieux, selon deux opinions de quelques Arabes, & de l’Auteur, par interpretation d’un lieu d’Aristote : que la perfe-

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ction des ames humaines gist en l’union divine, comme celle des autres Intellects comme les Intellects atteignent à l’union divine, par leur acte mouvent : que la perfection du tout en l’univers est de plus grande importance aux parties que la leur mesme : pourquoy les ames intellectives descendent en nos corps : & que nul ne seroit heureux, ne le monde mesme n’auroit Estre, sans amour. En fin, fait un brief recueil de tout ce qu’il a dit en iceluy Dialogue second, le concluant par une generale diffinition d’amour, fort propre à sa communité : mais, neantmoins, il ne laisse pas de se preparer au Dialogue dernier, & de recreer ce pendant le Lecteur, par quelques joyeuses subtilitez, pour l’esgard de l’amour des Interloquteurs.

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PHILO, ET SOPHIE, DE LA COMMUNITE D’AMOUR.

DIALOGUE SECOND.

SOPHIE.

Dieu vous gard, Philo. Comment ! passez vous ainsi sans parler ?  PHILO. Est-il possible que l’ennemie de mon salut me saluë ? Et bien : Dieu vous gard aussi, Sophie, Que vous plaist-il de moy ?  SOP. Je voudroye qu’il vous souvinst de la debte, pour laquelle vous m’estes attenu : car maintenant le temps me sembleroit propre à la payer, s’il vous plaisoit ainsi.  PHIL. Moy ! que je vous doyve quelque chose ! & pour quelle raison ? est-ce pour un bien-faict, ou pour une bien-veillance ? veu que vous n’avez esté liberale seulement que de peine en mon endroit ?  SOPHIE. Je vous

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confesse que ce n’est point debte d’aucun bien, que deviez recognoistre envers moy : mais c’est debte de promesse : laquelle, combien qu’elle ne soit pour si noble cause que l’autre, est neantmoins de plus grande obligation.  PHI. Il ne me souvient point que je vous aye rien promis, sinon de vous aimer & souffrir vos desdaings, jusques à tant que Charon m’ait passé le fleuve d’oubliance : & outre cela, si l’ame se trove avoir quelque *sentiment par delà elle, ne sera jamais à delivre d’affection & martyre. Mais, quant à ceste promesse, que je confesse, il ne faut point que il m’en souvienne autrement : pource que continuellement elle se paye de jour en jour.  SOPH. Vous estes hors de vostre memoire, Philo, ou bien vous faignez de l’estre : & toutesfois le debteur ne doit moins rememorer sa debte que le creancier. Ne vous souvient-il point que ces jours passez, à la fin de ce propos que nous tinsmes d’amour & desir, me promistes parler entierement de l’origine & genealogie d’amour ? Comment l’avez vous si tost oublié ?  PHIL. Ha vrayement il m’en souvient. Or ne vous en esmerveillez point, Sophie : car, estant ainsi que vous usurpiez ma me-

*Cest à dire si elle se soucie encor de ces choses sensibles & corruptibles de par deça.

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moire, je ne me puis souvenir de telles choses.  SOPH. Soit que je vous l’usurpe : si est-ce que je ne la retire que hors des choses d’autruy, & non pas des miennes.  PHI. Mon ame n’a souvenance des vostres que de celles seulement, qui la remplissent d’amour & de peine. Ces promesses, combien qu’elles soyent à vous, sont hors de ma passion.  SOPH. Quoy, qu’il en soit, je vous pardonne bien l’oubli : mais je ne vous quitte pas de la promesse. Ainsi donc, puis que nous avons le temps propice, seons nous sous cest ombrage, & me parlez de la naissance d’amour, & quelle fut son origine premiere.  PH. Si vous voulez que nous parlions de la naissance d’amour, il faudra que je vous parle premierement, en ce present devis, de la communité de son estre, & de son ample universalité : & puis nous parlerons de sa naissance une autre fois apres.  SOP. Voire-mais l’origine de ceste chose n’est-elle pas devant son universalité ?  PH. Elle est bien premiere en estre, mais elle n’est pas premierement en nostre cognoissance.  SOP. Pourquoy non ?  PHIL. Pource que la communité d’amour nous est plus manifeste que l’origine d’iceluy : &, par les choses congnues,

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on vient à la cognoissance des incognuës.  SOPH. Vous dites bien la verité. Car l’universalité d’amour est assez manifeste : pource qu’il n’y a presque aucune personne, soit masle ou femelle, en vieillesse ou en jeunesse, qui en soit desgarnie : & mesmes les enfans du berceau en leur premiere cognoissance, aiment leurs meres & nourrices.  PHI. Ne faites vous donc passer la communité d’amour plus outre qu’en l’humain genre ?  SOP. Oüi dea. Car en tous les animaux irraisonnables, qui engendrent, se trouve amour entre les masles & femelles, & entre les peres & leurs petits.  PHI. Si n’est-ce pas à dire que la generation seule soit cause de l’amour qui se trouve environ les hommes, & entre les autres animaux : ains y a plusieurs autres causes : mais, neantmoins, encore n’est pas l’amour seulement en iceux : ainçois la communité d’iceluy s’estend vers plusieurs choses de ce monde.  SOPH. Dites moy, en premier lieu, quelles autres occasions d’amour se trouvent entre les choses vivantes : & puis apres vous me direz comme il se peut trouver amour encores és choses non aimees, & non generatives.  PHI. Je vous diray l’un & l’autre apres.

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Outre ce que l’on veoit les animaux aimer naturellement les choses qui leur sont convenables, en tant qu’ils les suyvent, ainsi qu’ils hayent celles qui leur sont inconvenables, en tant qu’ils les fuyent, s’entr’aiment encores reciproquement pour cinq causes. La premiere est le desir & le plaisir de la generation : comme il est des masles avec les femelles. La seconde vient par la succession generative : comme on veoit des peres & meres envers leurs petits. La troisiesme est par le bien-faict : lequel non seulement engendre amour au recevant envers son donneur, mais encor ne le cause moins au donneur envers son recevant : quand ils seroyent mesmes de diverse espece. Car, si une chienne, ou une chevre, nourrit un sien petit, l’on veoit qu’ils se portent tresgrande amour l’un à l’autre : & en advient ainsi, s’elles nourrissent quelque autre animant d’estrange espece. La quatriesme cause sort de la naturalité de la mesme espece, ou d’autre en approchant. Car vous verrez les individus de chacune espece des animaux, qui ne vivent de proye, vivre en compagnie, pour l’amour qu’ils ont ensemble : & mesmement ceux de proye, encores qu’ils ne soyent gueres

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en compaignie, afin d’estre seuls joüissans de toute leur chasse, neantmoins ont esgard à ceux de leur propre espece, & leur portent amour, en ce qu’ils n’usent point sur eux de leur naturelle & cruelle ferocité, ou de leur venin. Il se trouve aussi, és diverses especes des animaux, quelque ressemblance amiable (comme celle du Dauphin avec l’Homme) ainsi qu’il s’en trouve d’autres, qui s’entrehayent naturellement : comme le Basilic & l’Homme, qui se tuent par le seul regard. La cinquiesme cause procede d’une continuelle compaignie : laquelle non seulement fait amis les animaux d’une mesme espece, mais aussi ceux des autres especes diverses, & de nature ennemie : comme l’on veoit un chien avec un Lion, & un aigneau avec un loup, devenir amis par compaignie.  SOPH. J’ay entendu les causes de l’amour des bestes. Dites moy maintenant celles de l’amour des hommes.  PHI. Les causes de l’amour reciproque des hommes sont ces cinq mesmes des bestes : mais l’usage de raison fait leur amour plus fort ou plus foible, ainsi qu’il faut ou qu’il ne faut pas, selon la diversité de la fin, à laquelle tendent les hommes.  SOPH. Declarez moy ces differences

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en chacune de ces cinq causes.  PHIL. La premiere du desir & plaisir, qui se trouve en la generation, est cause de plus fort, ferme, & propre amour environ les hommes qu’environ les autres animaux : mais il a de coustume d’estre plus couvert avec raison.  SOPH. Declarez ces differences plus particulierement.  PHIL. Il est plus fort és hommes : par ce qu’ils aiment les femmes, de plus grande vehemence, & les cerchent avec plus grande solicitude, & tant que, pour icelles, ils laissent le manger & le dormir, & ne tiennent compte de tout autre repos. Il est plus ferme en eux : pource que l’amour d’entre l’Homme & la Femme s’entretient plus longuement : en sorte que ne satieté, ne absence, ni empeschement quelconque, suffisent à le rompre. Il est plus propre : pourtant que tout homme a plus grande proprieté à une seule femme, que le Masle des bestes à la Femelle : &, combien qu’en aucunes de leurs especes se trouve quelque appropriation, toutesfois elle est plus parfaite & determinee entre les hommes. Il est aussi plus couvert, environ les hommes, qu’entre les autres animaux : pource que raison a de coustume de retenir l’exces

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d’iceluy, & le juger vilain, quand il n’est pas reiglé par elle : &, à cause de la force qu’a cest appetit charnel dedans les hommes, & pour sa desobeïssance à raison, les hommes couvrent leurs membres de generation, comme vilains & rebelles à l’honnesteté moderee.  SOPH. Dites moy la difference d’entre les hommes & les autres animaux, quant à la seconde cause d’amour : c’est assavoir quant à la succession generative.  PHIL. Pour raison de ceste succession, entre les autres animaux, il n’y a seulement que les petits, & leurs peres, & meres qui s’entr’aiment d’amour reciproque : & principalement les petits aiment leurs meres, qui sont accoustumees de les nourrir, ou bien leurs peres, quand ils les nourrissent, & non autrement : mais les hommes aiment peres & meres ensemble, & d’avantage leurs freres & autres parens, par l’approchement de la generation. Il est bien vray qu’aucunefois l’avarice des hommes, & autres exces, font faillir non seulement l’amour deu aux freres, & parens, mais aussi celuy que l’on doit aux peres & meres, & aux propres femmes. Ce qui n’advient pas ainsi entre les animaux irraisonnables.  SOPH. Dites moy leur diffe-

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rence en la troisiesme cause d’amour : c’est assavoir quant au bien-fait.  PHIL. Le bien-faict est cause qu’un homme aime l’autre comme il advient aux animaux : mais je vueil, en ceci, plus loüer les irraisonnables : veu qu’ils se mettent plus à aimer par une recognoissance d’un bien-faict receu, que pour esperance d’en recevoir : quand, au contraire, l’avarice des hommes, non vertueux, fait qu’ils s’y mettent plustost sous esperance d’avoir un seul bien-fait, que par recognoissance de plusieurs jà reçeus. Tant y a que ceste cause de bien-fait est si ample qu’il semble qu’elle comprenne la pluspart des autres.  SOPH. Or, pour la quarte cause (qui est pour raison de la naturalité de la mesme espece, ou d’autre en approchant) dites moy s’il y a quelque difference des hommes aux autres animaux.  PHIL. Les hommes s’entr’aiment naturellement, comme font les autres animaux d’une mesme espece : & principalement ceux qui sont d’un mesme pays, ou d’une mesme ville : mais, en ce cas, les hommes n’ont point si certain & ferme amour que les animaux : car les plus furieux & cruels d’iceux n’usent jamais de cruauté sur ceux de leur espece. Le Lion ne rapine

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point l’autre Lion, ni le Serpent ne jette point son venin contre un autre Serpent : mais les hommes reçoyvent plus de maux, & de meurdres, par les autres hommes, que de tous les autres animaux & que de toutes les autres choses qui sont contraires à l’homme en l’univers. L’inimitié, les aguets, & les ferremens des hommes, en tuent plus que tout le reste des choses accidentalles & naturelles n’en fait mourir. Et l’occasion de la corruption de l’amour naturel des hommes leur avarice, & le soing qu’ils ont des choses superflues : desquelles s’engendre inimitié non seulement entre ceux qui sont escartez en divers pays, mais encor entre ceux d’une mesme province, d’une mesme ville, & d’une mesme maison : entre freres & freres, entre peres & fils, entre mari & femme. Avec telles superfluitez se meslent aussi quelques autres superstitions humaines : qui sont occasion de cruelles inimitiez.  SOP. Il ne vous reste plus à parler que de la derniere cause d’amour : c’est assavoir quant à la compagnie & si, pour c’est esgard, il y a quelque difference entre les hommes & les autres animaux.  PHIL. La compagnie & hantise a plus grande force, en l’amour & amitié

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des hommes, qu’en ceux des animaux : pource qu’elle va plus au dedans de ces hommes par la parole qui la fait ainsi passer plus avant, tant pour les corps que pour les esprits : &; combien que ceste compagnie cesse quelquefois par une absence, neantmoins l’impression en demeure mieux, en la memoire des hommes, que non pas és animaux.  SOP. J’ay entendu comment toutes ces cinq causes d’amour, qui se trouvent és animaux irraisonnables, se trouvent aussi par devers les hommes, & leur difference en icelles : je voudroye maintenant savoir s’il n’y a nulle autre occasion d’amour, environ les hommes, qui ne se trouve point entre les animaux.  PHILO. Il y a deux occasions d’amour aux Hommes : desquelles les autres animaux sont totalement desgarnis.  SOPH. Declarez les moy.  PHIL. L’une est la conformité de la nature & complexion d’un homme avec un autre : car cela, sans autre raison, dés leur premiere cognoissance, les fait devenir amis : &, ne se trouvant autre occasion de ceste amitié, on dit qu’ils se ressemblent de complexion : &, en effet, c’est une ceraine ressemblance, ou correspondance harmoniale de l’une à l’autre

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complexion : comme il se trouve aussi, de la haine entre les hommes, sans cause apparente : laquelle haine procede d’une improportionnee dissemblance de leurs complexions : & les Astrologues disent que ceste amiable conformité vient d’une semblable & proportionnable assiete des Planettes, & signes celestes à la nativité de l’un & de l’autre, ainsi comme l’ennemie difference de leurs complexions provient de la position & assiete celeste, dissemblable & improportionnee à leur naissance. Ainsi nous cognoissons ceste cause d’amour & amitié estre environ les hommes, & non point par devers les autres animaux.  SOPH. Quelle est l’autre cause ?  PHIL. L’autre vient des vertus morales & intellectuelles : qui sont celles, par lesquelles les hommes excellents sont fort aimez des hommes de bien : & les merites d’icelles causent l’amour honneste : lequel est le plus digne de tous, car les personnes humaines, sans aucune autre occasion qu’à raison de la vertu & sapience, s’entr’aiment efficacieusement d’amour plus perfait & plus ferme que on ne sait à cause de l’util ou du delectable : pour lesquels deux biens toutes les autres cinq causes d’amour s’engendrent.

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Cestuy seul est amour honneste, & s’engendre d’une droite raison : & pourtant ne se trouve és animaux irraisonnables.  SOPHIE. Or bien, j’ay entendu combien de causes d’amour il y a entre les hommes, & environ les animaux irraisonnables : mais je voy qu’elles sont toutes propres à ce qui est vivant, sans que pas une d’elles convienne aux corps non vivans : & neantmoins vous dites que l’amour est commun non seulement aux animaux, mais d’avantage aux autres corps insensibles. Ce qui me semble estrange.  PHIL. Estrange pourquoy ?  SOPH. Pouce que chose aucune ne peut estre aimee, si premierement elle n’est cognue : & les corps insensibles n’ont en soy nulle vertu cognoscitive. Outreplus, l’amour provient de volonté, ou d’appeticion, & s’imprime au sentiment. Or les corps insensibles n’ont ne volonté, n’appetition, ne sentiment aucun : comment donc peuvent-ils avoir amour ?  PHIL. La cognoissance, l’appetition, & par consequent l’amour, sont de trois sortes : c’est assavoir naturelle, sensitive, & raisonnable volontaire.  SOPH. Declarez-les moy toutes trois.  PHILO. La naturelle cognoissance, appetition, ou

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amour, est de la sorte qui se trouve és corps non sensitifs : comme sont les élemens, & les corps insensibles composez des élemens : c’est assavoir les metaux, les especes des pierres, les plantes, les herbes, & les arbres : car toutes ces choses ont cognoissance naturelle de leur fin, & une inclination naturelle à icelle : laquelle inclination les meine à ceste fin : comme les corps pesans de descendre en bas, & les legers de monter en haut, comme à lieu à eux propre, cognu, & desiré : & ceste inclination se nomme, & est vrayement, appetition, & amour naturelle. La cognoissance & appetition, ou amour sensitif, est ceste sorte qui se trouve és animaux irraisonnables : pour suyvre ce qui leur est convenable, fuyant l’inconvenable : comme cercher la viande, le brevage, la temperie, le coït, le repos, & semblables choses parce qu’il faut premierement les cognoistre, puis les appeter ou aimer, & apres les suyvre, d’autant que, si l’animant ne les cognoissoit, il ne les desireroit point, ni ne les aimeroit : &, s’il ne les appetoit, il ne les suyvroit point pour les avoir : &, ne les ayant point, il ne pourroit vivre. Mais ceste cognoissance n’est pas raisonnable : ni

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ceste appetition, ou amour, n’est pas volontaire (car volonté n’est point sans raison) mais sont operations de la vertu sensitive : &, pour ceste cause, nous le nommons cognoissance & amour sensitifs : ou, parlant plus proprement, appetition pour amour. Quant à la cognoissance & amour raisonnable & volontaire, ceste sorte se trouve seulement par devers les hommes : pource qu’elle provient, & est administree, de raison, laquelle, entre tous les corps generables & corruptibles, est participee des hommes seulement.  SOPH. Vous dites que l’amour volontaire est seulement environ les hommes, & non pas entre les autres animaux & corps inferieurs : que l’amour ou appetition sensitive est par devers les animaux irraisonnables, & non pas environ les corps insensibles : & que l’amour & appetition naturelle est celle qui se trouve ès corps inferieurs insensibles. Maintenant je vueil entendre si cest amour naturel se trouve possible encores, entre les animaux, avec l’amour sensitif, qu’ils ont proprement : & vueil aussi savoir si cest amour naturel, & le sensitif, se trouve, entre les hommes, ensemble avec l’Amour volontaire raisonnable :

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qui leur est propre & peculier. PHIL. Vous avez bien demandé : &, pour responce, il est vray qu’avec le plus excellent amour les moins excellens se trouvent aussi : mais le plus excellent ne se trouve pas tousjours avec celuy qui l’est moins : tellement que, entre les hommes, avec l’amour raisonnable volontaire, se trouve aussi le sensitif amour de suyvre les choses sensibles, qui conviennent à la vie, fuyant les inconvenables : & se trouve encor’ en eux l’inclination naturelle des corps insensibles à cause que, si un homme chet d’un lieu haut, il tirera naturellement en bas, comme corps pesant, & ceste inclination naturelle se trouve semblablement aux autres animaux : car, ainsi que font corps pesans, ils cerchent naturellement le centre de la terre, comme leur lieu cognu, & desiré de leur nature.  SOPH. Quelle raison avez vous de donner le nom d’amour à telles inclinations naturelles & sensitives ? veu qu’il sembleroit qu’amour fust proprement affection de volonté : mais volonté se trouve seulement és hommes, entre toutes les choses inferieures : & par ainsi nommez-les plustost inclinations ou appetitions, & non pas amour.  PHI. Toutes choses se laissent cognoistre par leurs

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contraires : car, comme dit Aristote, la science des contraires est toute une mesme. Si le contraire de ceci est, & se nomme haine, ceci doit raisonnablement estre nommé amour : par ce que, tout ainsi comme la haine volontaire est contraire à l’amour, environ les hommes : ainsi, parmi les animaux, la haine des choses, non convenables à la vie, est contraire à l’amour des choses convenables pour icelle : & l’animant fuit les unes, & suit les autres : pource que la haine est cause de les luy faire fuir : comme l’amour est occasion de luy faire suyvre les autres : &, au regard des corps insensibles, il y a amour naturel du pesant au bas, & par cest amour le suit, ainsi comme il fuit le haut par ce qu’il le hayt : & le corps leger fait au contraire, aimant le haut, & hayant le bas : &, ainsi comme en tous il se trouve haine, ainsi se trouve amour en tous.  SOPH. Mais, qui ne cognoist, comment peut-il aimer ?  PHILO. Mais il cognoist, puis qu’il aime & hayt.  SOPH. Et comme peut cognoistre ce qui n’a raison, ne sens, n’imaginative ? comme sont ces corps inferieurs, insensibles ?  PHILO. Combien qu’ils n’ayent pas en eux-mesmes ces puissances cogno-

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scitives, si sont-ils adressez par nature, cognoissante & gouvernante toutes choses inferieures, ou par l’ame du monde, en une droite & infailible cognoissance de leurs choses naturelles, pour l’entretenement de leurs natures.  SOPHIE. Comme peut aimer, qui n’a sentiment ?  PHIL. Ainsi comme les corps inferieurs sont droitement dressez par nature à cognoistre leur fin, & leurs propres lieux, ainsi sont-ils conduits, par icelle, à les aimer & appeter, & à se mouvoir pour les trouver, quand ils sont separez d’avec eux : &, tout ainsi qu’une flesche cerche droitement son blanc (non point par sa propre cognoissance, mais par celle de l’archer qui la descoche) ainsi ces corps inferieurs cerchent leur propre lieu & fin : non pas de leur propre cognoissance, mais par celle vraye & droite du premier createur, infuse en l’ame du monde, & en l’universelle nature des choses inferieures : tellement que, comme l’inclination de la flesche vient de cognoissance, amour, ou appetition artificielle, ainsi celle de ces corps insensibles vient de cognoissance & amour naturelle.  SOPH. Je suis contente, quant à la sorte de la cognoissance & amour qui se trouve en ces

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corps sans vie : mais je voudroye sçavoir si possible il se trouve point, en eux, autre amour ou appetition que celle qu’ils ont à leurs propres lieux : comme du leger au haut, & du pesant au bas.  PHIL. L’amour, qu’ont les élemens, & autres corps sans vie, à leurs propres lieux, & la haine qu’ils ont à leurs contraires, est comme l’amour qu’ont les animaux à ce qui leur est convenable, & comme la haine qu’ils ont à leur inconvenable : & ainsi fuyent l’un, & suyvent l’autre. Encor est cest amour de la sorte de celuy que portent les animaux terrestres à la terre, les maritimes à l’eauë, les volatils à l’ær, & la Salemandre au feu, naissent en iceluy, & habitant dedans, comme l’on dit : Ainsi donc tel est l’amour des élemens à leurs propres lieux : mais, outre ceste sorte d’amour, je vous di que toutes les autres cinq causes d’amour reciproque, desquelles nous avons parlé, & dit se trouver és animaux : se trouvent aussi environ les élemens.  SOPH. Toutes celles là ?  PHIL. Toutes.  SOPH. Dites les moy, l’une apres l’autre.  PHILO. Je commenceray par la quatriesme (qui est pour raison de la mesme espece) pource qu’elle est plus manifeste. Vous voirrez

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que les parties de la terre, qui s’en trouvent hors du tout, par un efficacieux amour se meuvent, pour se reunir avec toute la terre : &, par mesme moyen, les pierres, qui se congellent en l’ær, incontinent cerchent la terre : & quant aux fleuves, & autres eauës, qui s’engendrent és concavitez de la terre, par les vapeurs qui s’exhalent & se convertissent en eauës, incontinent qu’elles se trouvent en quantité suffisante, courent à trouver la mer & tout l’élement de l’eauë, pour l’amour qu’elles ont à leur espece : & les vapeurs ærees, ou les vents qui s’engendrent en la concavité de la terre, s’efforcent d’en sortir hors, avec tremble-terres, desirant trouver leur élement de l’ær, pour l’amour qu’ils portent à leur espece : & semblablement le feu, qui s’engendre ça bas, se meut pour saillir au lieu de son élement, à la partie superieure, pour l’amour qu’il a envers son espece.  SOPH. J’enten bien l’amour que les élementels portent à leur propres especes. Parlez moy des autres causes.  PHIL. Je vous parleray maintenant de la derniere des cinq causes d’amour dessudites : (laquelle vient pour raison de societé, ou compagnie) parce qu’elle est manifeste aussi : comme

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bien respondante à celle, qui fait que les élemens cerchent leurs lieux naturels.  SOPH. Et quelle autre societé se trouve-il environ les élemens, & autres tels corps ?  PHILO. A chacun des quatre élemens (c’est assavoir terre, eauë, ær, & feu) plaist le repos aupres quelcun des autres, & non aupres de tous. La terre fuit l’approchement du ciel & du feu, & cerche le centre, qui est le plus loing du ciel, & luy plaist demeurer aupres de l’eauë, & aupres de l’ær, au dessous & non pas dessus : car, se trouvant dessus, elle fuit en bas, & jamais ne se repose jusques à tant qu’elle soit esloignee du ciel au plus qu’elle peut.  SOPHIE. Et pourquoy le fait-elle ? veu que tout bien vient du ciel ?  PHILO. Cela fait-elle pource qu’elle est la plus pesante & la plus grosse de tous élemens, &, comme à paresseuse, le repos luy plaist plus qu’à nul des autres : & estant tousjours le ciel en mouvement continuel, sans jamais se reposer, ceste terre, afin de pouvoir se tenir en repos, s’esloigne de luy tant qu’elle peut, & ne trouve son repos seulement qu’au centre, qui est le plus bas, estant environnee de l’eauë d’une part, & de l’ær de l’autre.  SOPHIE. J’ay entendu de la terre :

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parlez moy de l’eauë.  PHILO. L’eauë tient aussi du pesant & du paresseux : mais moins que la terre, & plus que les autres : & pourtant elle fuit semblablement le ciel, pour ne se mouvoir de telle vistesse que font l’ær & le feu. Elle cerche le bas : & luy plaist d’estre voisine de la terre : mais au dessus, & au dessous de l’ær : avec lesquels elle a de l’amour : & avec le feu inimitié & haine : & pour ce le fuit, & s’esloigne de luy, & ne peut souffrir d’estre avec luy, sans la compagnie des autres.  SOPH. Parlez de l’ær.  PHILO. Pour raison de la legereté & subtilité de l’ær, la nature & approche celeste luy plaist, &, par une vistesse, la cerche tant qu’il peut, & monte en haut aupres du ciel : mais non pas immediatement : pource qu’il n’est pas d’une substance si purifiee comme est le feu, qui prend le premier lieu : & pourtant l’ær aime d’estre aupres du feu, dessous luy : & aime semblablement le voisinage de l’eauë & de la terre : mais il ne peut endurer d’estre au dessous d’elles, ains veut estre au dessus : & suit avec facilité le continuel mouvement cerclaire du ciel, estant amiable au feu & à l’eauë : & parce que ces deux là sont entre eux contraires & enne-

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mis au milieu d’eux comme ami de tous deux, afin qu’ils ne se puissent endommager par guerre continuelle.  SOPHIE Il me reste assavoir du feu.  PHIL. Le feu est le plus subtil, leger, & purifié de tous les élemens, & n’a point d’amour avec pas un d’eux, sinon avec l’ær, qui luy plaist bien pour son voisin, pouveu qu’il soit au dessus, & l’ær au dessous. Il aime le ciel, & ne se repose jamais, quelque part qu’il se trouve, jusques à tant qu’il soit aupres de luy. Ainsi voyla tout l’amour social, qui se trouve entre les quatre élemens.  SOPH. Il me plaist bien ainsi : mais pourquoy n’avez vous assigné la cause pour laquelle le feu est tant chaud, & l’eauë tant froide, & la qualité des autres parmi ce que vous en avez dit ?  PHILO. Pource que cela n’appartenoit point à ceste cause d’amour : mais je le vous diray maintenant : pourtant qu’il servira bien aux autres. Sachez donc que le ciel, avec son mouvement continuel, & par les rayons du Soleil, & des autres planettes, & estoilles fixes du ciel huitiesme, eschauffe le globe de ce corps sans vie, qui emplit toute la concavité du ciel de la Lune : & ceste premiere partie de ce globe qui est la

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plus pres du ciel, s’eschauffant, plus se purifie, & fort s’assubtilie, devenant legere, & bien chaude : voire tant que sa chaleur est telle qu’elle consume toute son humidité, demeurant en une secheresse : & cela est le feu. Apres, s’estendant ceste chaleur celeste plus loing en la partie de ce globe, laquelle succede au feu, la fait encores chaude mais non pas que elle consume l’humidité : & cela est l’ær, qui est chaud & humide : & par la chaleur se purifie & s’assubtilie aussi, demeurant leger, un peu moins que le feu, parce qu’il est moins eschauffé. Depuis, quand encores ceste chaleur celeste s’estend en ce globe, outre l’ær, elle n’est pas telle qu’elle face un élement chaud, ainçois, par la distance du ciel, demeure froid : mais non pas tant qu’il ne luy puissse demeurer de l’humidité. Encores demeure-il pesant aussi, à cause de l’espoisseur que luy cause la froideur : & ainsi cerche le bas : & cela est l’élement de l’eauë, froide & humide. Outre & apres ceste partie, la froideur est telle au demeurant du centre de ce globe, dessous l’eauë, qu’elle en espraind toute l’humidité, n’y laissant qu’un corps tresespois & trespesant, & au reste, froid & sec : lequel corps

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est la terre. Parainsi le feu & l’ær, qui par leur voisinage, reçoyvent plus de la chaleur & bien-faict celeste (qu’est la vie des corps inferieurs) aiment plus le ciel : &, quelque part qu’ils se trouvent, s’en approchent, & se meuvent avec luy en son continuel mouvement cerclaire. La terre & l’eauë (qui sont les autres deux) pouce qu’elles reçoyvent peu de la chaleur & vie celeste, ne l’aiment point ainsi, & ne s’en aprochent aussi : ains le fuyent, afin de se pouvoir reposer paisiblement, sans se mouvoir avec luy continuellement & cerclairement.  SOPH. Estant la terre le plus bas & vil de tous les élemens comme vous dites, & le plus esloigné de la fontaine de vie (qui est le ciel) comment s’engendre-il en elle tant de diversitez de choses, & plus qu’en pas un des autres élemens ? car nous y voyons des pierres de tant de manieres : les unes grandes, nettes, & belles : les autres claires, & fort precieuses : &, quant aux metaux, non seulement des gros, comme fer, plomb, ærain, estaing, & vif-argent, mais des autres riches & de grand lustre : comme l’argent & l’or : &, apres, tant de diversitez d’herbes, fleurs, arbres, & fruicts que la terre produit : & d’avantage si

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grande multitude d’espece d’animaux, tous de diverse façon : lesquelles choses tiennent toutes de la terre : car, combien qu’il se trouve dedans la mer quelques plantes, & foison d’animaux divers & en l’ær aussi, de ceux qui volent, toutesfois ils ont tous recognoissance à la terre, & s’arrestent principallement en icelle : &, par dessus tout, s’engendre en elle l’humain genre, de la plus merveilleuse perfection qui soit entre tous les corps estans sous le ciel, & qui ne s’engendre ne colloque en nulle autre sphere des élemens. Comment donc dites vous que la terre est le plus vil & le plus mort de tous les quatre élemens ?  PHIL. Nonobstant que la terre, parce qu’elle est tres-esloignee du ciel, soit en soy-mesme la plus espesse, froide, basse, & plus hors de vie, neantmoins, pource qu’elle demeure unie au centre, elle reçoit vivement en soy toutes les influences & rayons de toutes les estoilles, planettes, & corps celestes : & là dedans s’accordent ensemble si bien attirant en icelle la vertu de tous les autres élemens, qu’ils se viennent à complexionner, approprier, & temperer les uns avec les autres, par tant & telles manieres que toutes les choses, que vous avez

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dites s’y engendrent. Ce qui ne seroit possible d’estre fait au lieu de pas un des autres élemens : pource qu’ils ne sont pas receptacle commun, & uni pour toutes les vertus celestes & élementelles : mais elles s’unissent toutes en la terre, ne passans seulement que par les autres élemens, & ne s’arrestant sinon qu’en la terre, à cause de son espoisseur, & par ce qu’elle est au centre, auquel les rayons frappent plus fort : de maniere qu’elle est la propre & ordinaire femme du corps celeste, & les autres élemens sont ses concubines : pource que le ciel engendre, en elle, toute, ou la pluspart de sa generation : & par ainsi elle se pare de tant & si diverses choses.  SOPH. Je suis contente quant à mon doubte. Retournons à nostre propos : & me dites si les autres causes de l’amour des hommes, & de celuy des autres animaux, se trouvent és élemens & és autres corps sans vie, comme est celle troisiesme du bien-fait, & la seconde de la succession generative, & la premiere du desir & delectation de la generation.  PHILO. Celle du bien-fait, en ces corps élementaires, est une mesme avec celle de la succession de la generation : pource que l’engendré aime

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son engendreur, comme son bien-faicteur : & l’engendreur, aime son engendré, comme recevant son bien-fait : mais encores celle de la succession generative est fort notoire és engendrez des élemens : car vous voyez tousjours que les choses engendrees par les vapeurs, qui montent de la terre & de la mer en la region de l’ær (ainsi que sont pluye, neige, & gresle quand les vapeurs sont humides) incontinent, qu’elles sont engendrees, par une amoureuse impetuosité descendent pour trouver la mer, & leur mere la terre : &, si les vapeurs sont seiches, il se fait des vents d’icelles, & des choses ignees : & lors les vents cerchent l’ær avec leur soufflement : & ce qui tient du feu, va plus haut, cerchant le feu, estant chacun d’eux esmeu par l’amour de leur propre origine, & élement generatif. Vous voyez encores les pierres & metaux engendrez de la terre, quand ils se trouvent hors d’icelle (comme les enfans cerchent leurs meres, ne se pouvans appaiser que avec elles seulement) la cercher par grande vistesse, & ne se reposer jamais, jusques à tant qu’ils soyent en icelle : & aussi la terre les engendre, les conserve, & les entretient par grande amour, & comme me-

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re. Et les plantes, les herbes, & les arbres, portent tant d’amour à leur mere la terre, qui les a engendrez, que jamais ne se veulent separer d’elle, sans corruption : ainçois l’embrassent, avec les bras de leurs racines, par telle affection que les enfans s’attachent aux mammelles de leurs meres : & ceste terre, comme pitoyable mere, par un amour & charité vehemente, non seulement les engendre, mais a tousjours souci de les nourrir par ses propres humiditez, les leur attirant de ses parties interieures, jusques à sa superficie, pour les entretenir par icelles : comme fait la mere qui attire son laict depuis son plus interieur jusques à ses mammelles, pour allaicter ses enfans. Mesme, quand l’humidité defaut à la terre, pour leur en donner, la demande au ciel, & à l’ær, par prieres & supplications, & la contracte & achete par ses vapeurs qui montent : desquelles s’engendre l’eauë pluviale, pour nourrir ses plantes & ses animaux. Y a-il doncques mere, qui peust estre plus pleine de pieté, & de charité qu’elle, envers ses enfans ?  SO. Certainement cest une chose esmerveillable qu’un tel souci en un corps sans ame, tel qu’est la terre, & encor plus esmerveillable le

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soing de celuy, qui l’a peu faire si soigneuse. Il me reste seulement à entendre comment la premiere cause d’amour, qui se trouve environ les animaux (qui est le desir & la delectation de la generation) se trouve aussi environ les élemens, & corps sans ame sensitive.  PHI. L’amour generatif se trouve plus plantureusement és élemens & en la matiere de toutes les choses inferieures, qu’en nul de tous les autres corps.  SOP. Comment en la matiere ? Doncques la matiere de toutes ces choses inferieures peut estre autre chose que ces quatre élemens mesmes ? & toutesfois nous voyons que toutes autres choses, engendrables, s’engendrent premierement d’iceux.  PHI. Il est bien vray : mais les élemens mesmes sont aussi engendrables : & pourtant il nous faut dire de quelle chose ils s’engendrent.  SOP. Dequoy donc ? sinon de l’un l’autre ? car nous voyons que d’eauë il se fait de l’ær : d’ær, de l’eauë : de feu, ær : d’ær, du feu : comme la terre est aussi subjette à ses transmutations.  PHIL. Ce que vous dites maintenant est encores bien vray : &, quant aux choses, qui s’engendrent des élemens, les propres élemens en sont la matiere & fondement, qui demeure en

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la chose engendree par iceux, y estans tous quatre unis, chacun en sa vertu : mais, quand l’un s’engendre de l’autre, il n’en peut aller ainsi : car quand le feu se convertit en l’eauë, le feu ne demeure en eauë, ains le feu se corrompt, & l’eauë s’engendre. Or, puis qu’il est ainsi, nous y devons assigner quelque matiere commune à tous les élemens : en laquelle se puissent faire leurs telles transmutations : & laquelle, estant une fois informee d’ær, laissant ceste forme d’ær, par suffisante alteration, prenne la forme de l’eauë : & ainsi des autres. Ceste matiere est nommee, par les Philosophes, matiere premiere : & les plus anciens la nomment Chaos, en langage Grec : qui signifie confusion : pource que toutes choses sont, par puissance & vertu generative, ensemble en icelle, & en confusion : & par icelle se font toutes, chacune à par soy, se diversifiantes par succession.  SOP. Et quel amour peut-il loger en icelle ?  PHI. Ceste là, comme dit Plato, appete & aime toutes les formes des choses engendrees, comme la Femme fait l’Homme : & ne pouvant la presence actuelle de l’une des formes rassasier son amour, appetition, & desir, s’enamoure de l’autre qui luy

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defaut : &, laissant celle là, prend celle ci : de sorte que, ne pouvant soustenir ensemble toutes les formes en acte, les reçoit toutes successivement, en l’une apres l’autre. Encores comprend-elle en plusieurs de ses parties toutes les formes ensemble : mais, voulant chacune de ses parties joüir de l’amour de toutes les formes, il faut qu’elles se transmuent de l’une en l’autre continuellement, par succession : car une seule forme ne suffit pas à contenter son appetition & amour : lequel surpasse de beaucoup le contentement : à raison qu’une seule de ses formes ne peut appaiser ceste telle sienne insatiable appetition : &, tout ainsi comme elle est cause de la continuelle generation de ces formes, qui luy defaillent, ainsi elle-mesme est occasion de la continuelle corruption des formes qu’elle possede : dont quelques uns la nomment paillarde : par ce qu’elle ne tient point unique & ferme amour à un seul, ains, quand elle en porte à un, elle desire le laisser pour un autre. Toutesfois, par cest adultere amour, le monde inferieur se pare de telle & tant esmerveillable diversité de choses, ainsi bien & beau formees : tellement que l’amour generatif de ceste matiere premiere, son de-

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sir d’avoir tousjours nouveau mari qui luy defaut, & la delectation qu’elle reçoit par un nouveau coït, est cause de la generation de toutes les choses generables.  SOP. J’enten bien l’amour, l’appetition, & le desir insatiable qui se trouve tousjours en ceste matiere premiere. Je voudroye maintenant savoir quel amour generatif se peut trouver és quatre élemens, puis qu’ils sont contraires les uns aux autres.  PHIL. L’amour, qui a coustume de se trouver és quatre élemens (combien qu’ils soyent contraires l’un à l’autre) est cause generative de toutes les choses mixtionnees & composees d’iceux.  SO. Declarez moy en quelle maniere.  PHI. Les élemens par leur contrarieté, sont divisez & separez : par ce que, estans le feu & l’ær chauds & legiers, cerchent le haut, & fuyent le bas, & estans la terre & l’eau élemens froids & pesans, cerchent le bas, & fuyent le haut : neantmoins souventesfois, par l’entremise du bening ciel, moyennant son mouvement & ses rayons, se conjoignent en amitié, & se mettent ensemble par telle forme, & avec telle amitié qu’ils perviennent presque en unité de corps de qualité uniformes : laquelle amitié est capable de recevoir,

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par la vertu du ciel, autres formes du tout, plus excellentes que pas un des élemens, en divers degrez : y demourant, toutesfois, les élemens materiellement mixtionnez.  SOPH. Quelles sont ces formes, que les élemens reçoyvent, moyennant leur amitié ? & à combien montent leurs degrez ?  PHI. Au premier & moindre degré de leur amitié, ils reçoyvent les formes des mixtes non animez : comme sont les formes des pierres : dont les aucunes sont obscures, aucunes plus claires, & les autres luisantes & fort claires : ausquelles la terre met de sa durté : l’eauë de sa clarté : l’ær, de sa diaphanité, ou transparence : & le feu, de son lustre ou de sa lueur, avec les rayons qui se trouvent és pierres precieuses. De ceste premiere mixtion amiable des élemens, resultent encor les formes des metaux : les aucuns gros comme fer & plomb : les autres plus nets : comme ærain, estaing, & vif argent : & les autres clairs & beaux : comme sont l’argent & l’or : en tous lesquels l’eau domine tant que le feu a coustume de les mettre en liqueur. En tout cela la forme du mixte (soit Pierre ou Metal) de tant est plus perfaicte que plus grande, & plus esgale, y est l’amitié des élemens : & quand

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l’amitié de ces quatre Contraires élemens est de plus grand degré, & que leur amour est mieux uni, avec plus grande esgalité, & avec moins d’exces de chacun d’eux, ils ont non seulement les formes de la mixtion, mais aussi reçoyvent formes plus excellentes : comme sont les animees : & premierement celles de l’ame vegetative : qui causent és plantes le germe, le nourrisement, la croissance par toutes leurs parties, & la generation de leurs semblables, au moyen de la semence & des rejetons ou grefes de l’engendrant : & ainsi s’engendrent toutes les especes des plantes : les moins perfaictes desquelles sont les herbes, les arbres estans plus perfaicts. Et entre ces plantes, toute espece est de tant plus perfaicte que l’autre, en l’ame vegetative, & de plus excellente operation, que plus ces quatre contraires élemens se trouvent en elle de meilleur amour, & de plus grande unité, & esgale amitié. Et voila le second degré de leur amour : lequel amour, quand il est entre eux plus grand, plus uni, & plus esgal, reçoit non seulement les formes de la mixtion, & les formes de l’ame vegetative, de nourrissement, augmentation, & generation, ains encor, en outre, reçoit

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les formes de l’ame sensitive, avec le sentiment, mouvement local, fantasie, & appetition : & de ce degré d’amitié s’engendrent toutes les especes des animaux terrestres, acquatics, & volatils : les aucuns desquels sont imperfaicts, n’ayant nul mouvement, ne pas un des sens, sinon celuy de l’attouchement : mais les animaux perfaicts ont tous les sens, & le mouvement : & de tant l’une espece est plus excellente que l’autre, en son operation, que l’amitié de ses élemens, est plus grande, & de plus forte union, & égalité : & en cela est le troisiesme degré d’amours és élemens. Le quatriesme & dernier degré d’amour & amitié, qui se trouve en eux, est que, quand ils viennent au plus esgal amour, & en la plus unie amitié qu’il est possible, non seulement reçoyvent en soy les formes mixtionnees, vegetatives, & sensitives, avec les motives, mais encores se font capables à participer forme beaucoup plus esloignee & hors de la vilité de ces corps generables & corruptibles, &, qui plus est, participent à la forme propre des corps celestes & eternels : laquelle forme est l’ame intellective : qui se trouve seulement en l’espece humaine, entre toutes les choses infe-

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rieures.  SOP. Et comment fut-il possible que l’Homme, estant fait de ces mesmes élemens, contraires & corruptibles, ait peu avoir forme eternelle, & intellectuelle, conjointe aux corps celestes ?  PHI. Pource que l’amour de ses élemens est tant égal, uniforme, & perfaict, qu’il unit toute la contrarieté des élemens : & en demeure un corps, fait hors de toute contradiction & opposition, ainsi que le corps celeste, qui est desnué de tout contraire : & pour ceste cause vient à participer ceste forme intellectuelle & eternelle : laquelle a coustume d’informer les corps celestes seulement.  SOPH. Je n’ay jamais oüi parler de telle amitié entre les élemens. Bien say-je que, selon la perfection de la complexion ou contemperament d’iceux, la forme du composé vient à estre plus ou moins perfaicte.  PHIL. La complexion ou contemperament des élemens est leur propre amitié : car, quand quelques contraires peuvent demeurer ensemble unis, sans litige ne contradiciton, cela ne vous semble-il pas vray amour & amitié ? Aucuns nomment ceste amitié harmonie, musique, & concordane : & vous savez que l’amitié fait la concordance, ainsi com-

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me l’inimitié cause la discordance : & pourtant le Philosophe Empedocles dit que les causes de la generation & corruption, en toutes les choses inferieures, sont six : c’est assavoir les quatre élemens, l’amitié, & l’inimitié : pource que l’amitié des quatre élemens contraires cause toutes les generations des corps composez d’iceux, & leur inimitié cause leur corruption. Car, selon les quatre degrez, que je vous ay dicts, de la generation d’amour, és quatre élemens (qui sont cause de la generation de tous les corps composez, és quatre degrez de composition) vous devez entendre qu’il y a autant de degrez de haine, qui sont cause de leur dissolution & corruption : tellement que, comme tout mal & ruine derive de l’inimitié de ces quatre élemens, ainsi tout bien & generation vient de leur amour & amitié.  SOP. Je me contente du discours que vous avez fait sur les manieres & raisons de l’amour qui se trouve en ce monde inferieur (c’est assavoir en toutes les choses generables & corruptibles, tant pour l’esgard des hommes que pour celuy des bestes brutes, des plantes, des mixtes & composez, qui ont quelque ame, des quatre élemens & de la matiere

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premiere, commune à tous) & voy bien que, tout ainsi qu’une espece d’animaux aime une autre, & s’accompaigne avec icelle, hayant & fuyant une autre, ainsi, mesmement és plantes, se trouvent quelques especes amies des autres : & qui naissent ensemble, & pullulent mieux, quand elles sont en compagnie, & que tellement sont ennemies d’autres qu’estant aupres d’elles se gastent : & si voyons és metaux l’un accompagner un autre en son minerail, & un autre non : & semblablement de mesme environ les pierres precieuses : & d’avantage nous voyons l’aimant estre tant aimé du fer que, nonobstant que le fer soit massif & pesant, il se meut, & le va trouver : &, pour conclusion, je voy qu’il n’y a corps aucun sous le ciel, qui n’ait amour, desir, & appetition naturelle, ou sensitive, ou volontaire, comme vous avez dit : mais, quant aux corps celestes, & aux intellects spirituels, il me sembleroit estrange qu’il s’y trouvast de l’amour : entendu qu’il n’y a point en eux aucune des passions de ces corps generables.  PHILO. Il ne se trouve pas moins d’amour és corps celestes, & environ les choses intellectuelles, que parmi les inferieures : ainçois

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y en a de plus eminent, & de plus grande excellence.  SOPH. Je voudroye savoir comment : pource que la principale cause, & la plus commune que je voye pour l’amour, est la generation : or, ni ayant point de generation és choses eternelles, comment peut-il avoir de l’amour entre elles ?  PHIL. Il n’y a point de generation en elles parce qu’elles sont ingenerables & incorruptibles : mais la generation des inferieures vient du ciel, comme du vray pere, ainsi que la matiere est la premiere mere en la generation : &, apres elle, les quatre élemens, principalement la terre : qui est la plus manifeste mere : & vous savez que les peres de la generation ne sont pas moins pleins d’amour que les meres, ainçois ont, possible, de l’amour plus excellent & plus perfaict.  SOPH. Parlez moy plus amplement de cest amour paternel du ciel.  PHIL. Je vous di, en general, que se mouvant le ciel, pere des generables, en son mouvement continuel & cerclaire, par dessus tout le globe de la matiere premiere, & remuant & meslant toutes les parties d’icelle, elle germe & conçoit tous genres, & especes, & individus, du monde inferieur de la generation,

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ainsi comme une femme fait les enfans, quand le masle l’esmeut, se remuant sur elle.  SOPH. Parlez moy de ceste propagation plus particulierement, & plus clairement.  PHILO. La matiere premiere a corps comme une femme, recevant humidité, qui la nourrit, esprit, qui la penetre, & chaleur naturelle, qui la tempere & vivifie.  SOPH. Declarez moy chacune de ses parties.  PHIL. La terre est le corps de la matiere premiere, receptacle de toutes les influences de son masle : qui est le ciel. L’eauë est l’humidité, qui la nourrit. L’ær est l’esprit, qui la penetre. Le feu est la chaleur naturelle, qui la tempere & vivifie.  SOPH. Par quelle maniere influe le ciel sa generation en la terre ?  PHILO. Tout le corps du ciel est le masle, qui la couvre & environne par son mouvement continuel : & elle, combien qu’elle semble ne bouger, se remue toutesfois un peu par le mouvement de son Masle : mais son humidité (qui est l’eauë) & son esprit (qui est l’ær) & sa chaleur naturelle (qui est le feu) se remuent actuellement, par le mouvement celeste viril, ainsi comme toutes ces choses se meuvent en la femme au temps du coït, par le mouvement du

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masle, bien qu’elle ne se meuve corporellement, ains demeure quoye pour recevoir la semence de la generation de son masle.  SOPH. Quelle semence jette le ciel en la terre ? & comment l’y peut-il jetter ?  PHIL. La semence, que la terre reçoit du ciel, est la rosee, & eauë pluviale : laquelle, avec les rayons du Soleil, de la Lune, & des autres planetes, & Estoilles fixes, engendre en la Terre, & en la mer, toutes les especes, & individus des corps, composez és quatre degrez de composition, comme je vous ay dit.  SOPH. Qui sont proprement au ciel les producteurs de ceste semence ?  PHIL. Tout le ciel la produit, par son continuel Mouvement, ainsi comme tout le corps de l’Homme, en commun, produit le sperme : & en la maniere que le corps humain est composé de membres homogenes, c’est à dire simples non organizez comme sont os, nerfs, veines, panicules, & cartilages, outre la chair, qui est un rempliment commun entre les uns & les autres, ainsi le grand corps du ciel huitiesme est composé d’estoilles fixes de diverses natures : lesquelles se divisent en cinq grandeurs, & en une autre sixiesme espece d’estoilles nebuleuses, outre

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la substance du corps diaphane du ciel, qui continue & remplit entre les unes & les autres.  SOPH. Et les sept planettes, dequoy servent-elles en la generation de ceste semence du monde ?  PHIL. Les sept planettes sont sept membres heterogenes, c’est à dire organics, principaux en la generation de ceste semence, comme sont ceux qui engendrent le sperme en l’homme.  SOPHIE. Parlez m’en distinctement.  PHIL. La generation du sperme en l’homme depend premierement du cœur, qui donne les esprits, avec la chaleur naturelle : laquelle est la chose formale au sperme. Le second membre organic, requis en la generation humaine, est le cerveau : lequel donne l’humidité qui est la matiere du sperme. Le tiers est le foye : qui, par une souefve decoction, tempere le sperme, le refait, & augmente de sang le plus purifié qui soit. Le quart est la rate : laquelle, apres qu’elle l’a purifié, par attraction des impuritez melancholiques, l’engrossit, & rend visqueux & venteux. Le cinquiesme sont les roignons : qui, par leur propre decoction, le font pungitif, chaud, & incitatif : principalement par la portion de la colere, qu’ils ont tousjours du fiel.

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Le sixiesme, sont les testicules : esquels le sperme reçoit perfection de complexion, & nature seminale generative. Le septiesme & dernier est la verge : qui jette la semence en la femme recevante.  SOPH. J’enten comment ces sept membres organics se trouvent ensemble à la generation du sperme viril : mais qu’a que faire cela avec les sept planettes ?  PHILO. Ainsi s’entresuyvent les sept planettes au ciel, pour la generation de la semence de ce qui est engendré en ce monde inferieur.  SOPH. En quelle maniere.  PHIL. Du soleil (qui est le cœur du ciel) derive la chaleur naturelle spirituelle, qui fait exhaller les vapeurs de la terre & de la mer, & engendrer l’eauë & la rosee, qui est la semence : & les rayons & aspects siens la conduisent : principalement avec la mutation des quatre temps de l’an, qu’il distingue par son mouvement annuel. La lune est le cerveau du ciel : qui cause les humiditez : qui sont la semence commune : &, par ses mutations, se muent les vens, & descendent les eauës, faisant aussi l’humidité de la nuict, & rosee, qui est nourrissement seminal. Jupiter est le foye du ciel : qui, par sa chaleur, & par sa soefve humidité, aide en la ge-

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neration des eauës, en la temperie de l’ær, & en la douceur des temps. Saturne est la rate du ciel : qui par sa frigidité & siccité, fait engrossir les vapeurs, congeler les eauës, & mouvoir les vents qui les portent, & temperer la resolution du chaud. Mars est le fiel & les roignons du ciel, qui par son chaud excessif aide à eslever les vapeurs, liquefiant l’eauë, la faisant distiler, la subtiliant, la faisant penetrative, & luy donnant chaleur seminale, incitative : à celle fin que la froideur de Saturne & de la Lune, ne face la semence indisposee à la generation, par le defaut de la chaleur. Venus est les testicules du ciel, ayant grande force en la production de l’eauë bonne & perfaite pour la semination : car sa froideur & humidité est benigne, fort digeste, & apte à causer la generation terrestre : &, par la proportion & approximation qu’ont les roignons avec les testicules, en la generation du sperme, les Poetes ont faint que Mars estoit enamouré de Venus : pource que l’un donne l’incitation & l’autre, l’humidité, disposee à la semence. Mercure est la verge du ciel : quelquefois directe, & quelquefois retrograde. Aucunefois il cause actuellement les pluyes : & une autre fois les

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empesche. Il se meut principalement par l’approximation du soleil, & par les aspects de la Lune : ainsi comme la verge de l’Homme se dresse par le desir & incitation du cœur : & de l’imagination & memoire du cerveau. Par ainsi, Sophie, vous voyez comme le ciel est tresperfaict mari de la terre, & que, par tous ses membres organics & homogenes, se meut, & efforce de jetter sa semence en icelle, & engendrer en elle tant de belles generations, & tant de diversitez. Ne voyez vous pas qu’il ne se continueroit point une si souveraine diligence, & une tant subtile pourvoyance : sinon par un tresfervent & trespur amour du ciel (comme propre homme generant vers la terre) vers les autres élemens, & vers la premiere matiere en general, comme vers sa propre Dame : de laquelle il soit en amouré, ou bien marié avec elle ? Au surplus il porte amour aux choses qu’il a engendrees, & a soing merveilleux à leur nourrissement & conservation, comme à ses propres enfans. Et quant à la terre & matiere premiere, elle porte amour au ciel, comme à son tresbien aimé mari, ou amant & bienfaicteur : & les choses, engendrees par eux, aiment le ciel,

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comme pere debonnaire, & curateur tresbon : tellement que, par ce reciproque amour l’univers corporel s’unit, & le monde s’empare & soustient. Quelle autre plus grand demonstration voulez vous entendre de la communité d’amour ?  SOPH. L’amour matrimonial & reciproque de la terre & du ciel est esmerveillable, avec tout ce que la terre tient de la proprieté de la femme, & le ciel, du mari, par le moyen de ses sept Planettes correspondantes aux membres concurrens en la generation du sperme de l’Homme : & autrefois ay-je entendu que chacune des sept Planettes, selon les Astrologues, a signification sur un des membres de l’Homme, mais non pas de ceux qui sont appropriez à la generation : ains plustost ont signification sur les membres exterieurs de la teste, faits pour servir à la cognition sensible & interieure.  PHI. Bien vray est que les sept planettes ont signification sus les sept pertuis qui sont en la teste, servans au sentiment & cognition : c’est assavoir le Soleil sur l’œil droit : la Lune sur le gauche (pource que tous deux sont les yeux du ciel) Saturne sur l’aureille droite, & Jupiter sur la gauche (selon quelques autres au contraire)

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Mars sur le pertuis droit du nez, & Venus sur le gauche (selon aucuns au contraire) & Mercure sur la langue & bouche : pource qu’il preside sur la parole & doctrine. Mais cela n’oste point (comme disent les Astrologues) qu’ils n’ayent aussi signification sur ces autres sept membres du corps concurrens à la generation ainsi que je vous ay dit.  SOPH. Pour quelle occasion leur approprient-ils ces deux manieres de signification partialement és membres humains ?  PHI. Pour ce que ces sept membres de la cognition sensitive correspondent en l’Homme à ces sept de la generation.  SOPH. Par quelle maniere ?  PHIL. Le cœur & le cerveau sont au corps comme les yeux en la teste : le foye & la rate, comme les deux aureilles : les roignons & les testicules, comme les deux ouvertures du nez : & la verge est proportionnee à la langue (estant mise au milieu de tous) en cas d’assiette, en figure, en estendue en racourcissement & en operation : car ainsi comme, se mouvant la verge, elle engendre generation corporelle, la langue l’engendre aussi spirituelle, avec parole disciplinable faisant des enfans spirituels comme la verge, des corporels : & mesmement le baiser

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est commun à toutes ces deux generations, estant incitatif de l’une & de l’autre ? &, ainsi comme tous les autres servent à la langue, par leur cognition, & qu’elle est la fin de l’apprehension & de l’issue de ceste cognition, ainsi tous les autres servent à la verge en la generation : & en elle consiste la fin & l’issue d’iceux : &, ainsi comme la langue est situee entre les deux mains, qui sont instrumens d’execution de ce que l’on cognoist, & que l’on parle, ainsi la verge est mise entre les pieds, instrumens du mouvement, pour s’approcher à la femme recevante.  SOPH. J’ay entendu ceste correspondante proportion des membres cognoscitifs de la teste avec les membres generatifs du corps : mais dites pourquoy il ne se trouve point semblablement, au ciel, deux manieres de Planettes correspondantes en cognition & generation, pour faire la similitude plus perfaite.  PHIL. Le ciel, par sa simplicité & spiritualité, avec les mesmes membres & instrumens de la cognition, engendre les choses inferieures : tellement que le cœur & le cerveau, producteurs de la semence generative du ciel, sont les yeux, par lesquels il voit : c’est assavoir le soleil & la lune. Le foye

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& la rate, temperateurs de la semence, sont les aureilles, par lesquelles il oyt : c’est assavoir Saturne & Jupiter. Les roignons & les testicules, parachevans la semence, sont les pertuis du nez, par lesquels il odore : c’est assavoir Mars & Venus. La verge, jettant la semence, est la langue mercuriale : guidant & conduisant la cognition. Mais, quant à l’Homme & aux autres animaux perfaits, combien qu’ils soyent image & representation du ciel, neantmoins il fut de besoing de leur separer les membres cognoscitifs, d’avec les generatifs, & mettre ceux-là en la partie superieure (qui est la teste) & ceux ci en la partie inferieure du corps : toutesfois correspondans l’un à l’autre.  SOP. Je suis contente de cela : mais il me demeure un doute, en ce que vous avez comparé le ciel à l’Homme : & la matiere, la terre, & les autres élemens, à la Femme : & j’ay tousjours entendu que l’Homme est representation non seulement du ciel, mais de tout l’univers corporel & incorporel ensemble.  PHILO. La verité est telle que l’Homme est image de tout l’univers : & pourtant les Grecs le nomment Microcosmos : qui signifie petit monde : mais aussi l’Homme, & mesmes tout autre

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animant perfaict, contient en soy masle & femelle : pource que son espece est gardee en tous les deux, & non pas en l’un d’eux seulement : &, pour ceste cause, non seulement en la langue Latine, Homo signifie masle & femelle, mais encores en la langue Hebraïque, tres-ancienne mere & origine de toutes les langues, Adam, qui vaut autant à dire Homme, signifie masle & femelle, &, en sa propre signification, contient tous les deux ensemble : representant l’univers, qui a, pour sa partie femelle, la terre & matiere élementaire : & le ciel pour la partie du masle. Car les Philosophes soustiennent que le ciel est vrayement un seul animant perfaict : dont Pithagoras tenoit qu’il y avoit en iceluy, partie droicte & gauche, comme en tout autre perfaict animant : disant que la moitié du ciel, depuis la ligne Equinoctiale, jusques au Pol arctique que nous appellons Tramontane, estoit la droicte du ciel : pource que, depuis ceste ligne Equinoctiale, jusques vers la Tramontane, il voyoit de plus grandes estoilles fixes, plus claires & en plus grand nombre qu’en ce costé qu’il voyoit depuis le Equinoctial jusques à l’autre Pole : & luy sembloit aussi que le ciel causast, és cho-

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ses inferieures, plus grande & plus excellente generation, en ceste partie de la terre qui est vis à vis de sa droicte, que non pas en l’autre : & nomme l’autre moitié du ciel (qui est depuis la ligne Equinoctiale jusque à l’autre Pole, antarctic, que nous ne voyons point) la gauche du ciel. Semblablement le Philosophe Aristote, confermant que le ciel est un animant perfaict, dit que non seulement il a ces deux parties (cest assavoir droite & gauche) mais qu’encor, outre icelles : il a les autres parties d’un perfaict animant : c’est à dire devant & derriere (qui sont face & dos) & haut & bas qui sont teste & pieds, pource que toutes ces six parties se trouvent separees & differentes en l’animant : & la droicte & la gauche presupposent les autres quatre, sans lesquelles ces deux ne pourroyent estre : pourtant que la droicte & la gauche sont parties de la largeur du corps de l’Animant : & le haut & le bas (qui sont teste & pieds) sont parties de la longueur : laquelle precede naturellement la largeur : & le devant & le derriere (c’est à dire face & dos) sont parties de la profondité du corps de l’Animant : laquelle profondité est fondement de la longueur & largeur

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d’iceluy : tellement que, ayant le ciel droicte & gauche, comme a dit Pithagoras, il faut aussi que l’on trouve en luy les autres quatre parties des autres deux dimensions : c’est assavoir teste & pieds, pour la longueur, & face & dos, pour la profondité. Mais est vray est que le mesme Aristote dit que nostre Pole n’est pas la droite du ciel, ne l’autre sa gauche, comme dit Pithagoras : pource que leur difference, & la melioration de l’une par dessus l’autre, ne seroit point ainsi en la substance du ciel mesme, ains seulement en apparence à nous, ou en *relation : & possible aussi qu’en l’autre partie, par nous incognue, se trouvent plus d’estoilles fixes au ciel, & plus d’habitations en la terre d’au dessous que non pas en l’autre : comme de nostre temps l’experience de la navigation des Portugalois & des Espaignols nous a monstré partie de ceci. Il dit donc, pour ceste situation, que l’Orient est la droicte du ciel, & l’Occident la gauche : & met que tout le corps du ciel est un animant : la teste duquel est le Pole antarctic, à nous autres caché : & que les pieds sont au Pole arctic de la Tramontane : &, par ce poinct, la droicte demeure en l’Orient, & la gauche en l’Occident :

*Voyez nostre petit dictionnaire en ce mot relation, pour mieux entendre ce passage.

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& la face, ou le devant, est celle partie, qui est d’Orient en Occident : & le dos : ou derriere, est celle partie, qui est d’Occident en Orient, au dessous. Mais, quoy qu’il en soit, pour venir à conclusion de la solution de vostre doute, estant tout l’univers un homme, ou bien un animant, qui comprenne masle & femelle, & estant le ciel un des deux perfaitement, avec toutes ses parties, certainement vous pouvez croire qu’il est le Masle, ou l’homme, & que la terre, & la matiere premiere, avec les élemens, est la Femelle : & que ces deux sont tousjours conjoints en amour matrimonial, ou bien par une reciproque affection, comme deux vrais amans, ainsi que je vous ay dit.  SOPH. Ce que vous m’avez dit d’Aristote me plaist, quant à l’animalité du ciel, avec ses six parties, naturellement differentes en l’Animant (car, quant aux plantes) combien qu’il s’y trouve difference de teste & de pieds (pource que leur teste est racine, & les pieds sont les feuillards, estant la plante pour cest esgard, animant à rebours comme ayant le haut en bas & le bas en haut) neantmoins les differences des autres parties ne se trouvent point en icelles (d’autant qu’elles n’ont ne devant ne der-

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riere, ne droicte, ne gauche) mais, quant à ce qu’il dit que l’Orient est la droicte du ciel, & l’Occident la gauche, j’y trouve un doute : en tant que l’Orient, ne l’Occident, n’est pas tout un à tous les habitans de la terre, ainçois nostre Orient est Occident aux autres qui habitent dessous nous, & que l’on nomme Antipodes : & nostre Occident leur est Orient, & toutes les parties de la rondeur du ciel, de Levant en Ponant, sont Orient à certains habitans de la terre, & Occident à certains autres. Lequel de ces Oriens sera donc la droicte ? & pourquoy l’un plus que l’autre ? &, si tout Orient est la droicte, ce seroit une mesme chose de la droicte & de la senestre. Donnez moy resolution à cela : car il me semble assez douteux.  PHIL. Vostre doute, ainsi fait, Sophie, n’est pas fort facile à resoudre. Aucuns, qui croyent qu’il n’y ait qu’une moitié de la longueur du monde qui soit habitee, ou terre descouverte, & que l’autre soit couverte de eauë, disent que l’Orient de ceux qui habitent au milieu de la longueur de ce qui est habité au monde, du Levant au Ponant, est la droicte du ciel.  SOPH. Cela est vray aussi.  PHILO. Sauf vostre honneur, il n’est pas vray : car nous savons

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que la plus grande partie de la rondeur de la terre du Levant au Ponant est descouverte & que une Chacune a son Orient : & l’un ne doit estre plus la droite que l’autre : principalement veu que ce, qui est Orient à l’un, est Occident à l’autre : & par ce moyen un mesme Orient seroit droite & gauche, comme vous avez dit. Parquoy quelques autres disent que le signe Aries est la droite du ciel, & le signe Libra la senestre.  SOPHIE. Pour quelle raison ?  PHIL. Pource que, quand le Soleil demeure en Aries, il a grande puissance, & alors toutes les plantes s’engendrent, & le monde rajeunit : mais, quand il est en Libra, toutes s’en vont sechant, & le monde envieillissant.  SOPH. Quand il seroit ainsi, ce ne seroit pas à dire pourtant qu’Aries fust la droicte : puis qu’il n’est pas tousjours en Orient, ains quelquefois en Occident : & quand il est Orient à l’un, il est Occident à l’autre : & Aristote declare que l’Orient est la droicte.  PHILO. C’est tresbien reprouvé à vous : principalement pource que le Soleil, quand il se trouve en Aries, n’est pas également benevole & bien-faicteur à tous les habitans de la terre : pource que ceux de l’autre moitié de la

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terre, qui habitent par delà l’Equinoctial, & voyent l’autre Pole antarctic (lequel on nomme Anticthones) reçoyvent le bien-faict de la Primevere, quand le Soleil est en Libra : pource que alors il commence à s’approcher d’eux : & endurent le defaut de l’Automne, quand il est en Aries : car alors le Soleil s’esloigne d’eux, au contraire de ce qu’il fait envers nous. Ainsi donc nostre droicte leur seroit la gauche : & toutesfois la droicte d’un Animant à tous est la droicte : & ainsi est-il de la gauche.  SOPH. Sans doute il est ainsi : car, comme j’ay autrefois entendu, ceux, qui habitent outre la Zone torride, ont la Primevere, quand nous avons l’Automne, & ont l’Automne, quand nous avons la Primevere : toutesfois je vous prie, Philo, ne laissez point mon doute sans vraye solution, si vous en savez.  PHIL. Ceux, qui ont commenté sur Aristote, n’ont trouvé aucun autre moyen de le resoudre que ces deux, que nous avons dits : &, pource qu’ils cognoissoyent la debilité de ceste resolution, s’arresterent à ce qu’ils trouverent le moins inconvenable. Vous aussi, Sophie, contentez vous de ce que tels personnages, qui savoyent plus que vous, se sont con-

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tentez. SOPHIE. Je me repay par mon goust, & non par l’autruy : & si voy bien que vous estes moins satisfait de ces solutions que moy : &, afin que je m’appaise, il faut que vous me concediez que vostre Aristote a failli, ou que vous trouviez autre moyen de me donner plus suffisante response que ceste derniere.  PHILO. Puisque mon esprit est converti en vous, pas une de mes conceptions ne vous peuvent estre deniees. J’enten donc, autrement qu’eux, Aristote : lequel declare subtilement les operations de ces six parties, autant au ciel comme en tout Animant perfaict : disant que le haut, ou la teste (qui est commencement de la longueur de l’Animant) est la partie dont despend premierement la vertu du mouvement : car, pour certain, les nerfs & esprits motifs, viennent de la teste, ou du cerveau : & la droicte est la partie d’où le mesme mouvement commence, comme on le peut veoir manifestement en l’Homme : & la face, ou bien le devant, est celle dont s’achemine le mouvement de la droicte : & les autres trois parties sont opposites à ces trois en telles operations.  SOPHIE. J’enten cela : venons au doute.  PHILO. Aristote dit que la dextre est

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celle partie, d’où se leve le Soleil, les estoilles & les autres planettes : c’est assavoir l’Orient : mais qu’il n’est pas approprié à une partie signee materiellement, mais à toutes vertuellement, en tant qu’elles sont Orient, & qu’elles s’acheminent vers l’Occident : & non au contraire, selon le mouvement erratic des Planettes (qui est d’Occident en Orient) car cestuy là est mouvement à gauche, & de la partie senestre, & est comme le mouvement imperfaict & debile de la main gauche de l’Homme, ainsi comme celuy d’Orient en Occident, en quelque partie que l’on voudra du ciel, est mouvement droict, & de la partie dextre : parce que, estant le pole Antartic la teste du ciel, & l’Artic les pieds, comme il dit, il faut, s’acheminant tousjours le ciel, & en toute partie, d’Orient en Occident, que le mouvement soit de la partie droite, & que l’opposite soit de la gauche : & ainsi la face, ou le devant, demeure en celle partie qui est entre Orient & Occident, au dessus, devers le lieu d’où chemine le ciel, en son mouvement droit : & le dos est celle partie qui demeure derriere l’Orient, sous laquelle l’Orient se divise, comme fait la main droite, d’un des

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costez du dos par les espaules.  SOPH. Je pren plaisir à vous entendre : & me semble, selon ce que vous dites, que seulement le haut & le bas, ou bien la teste & les pieds du ciel, sont materiellement divisez : car l’un des poles fait l’une partie, & l’autre fait l’autre : &, quant aux autres quatre parties, elles se divisent en la mode formelle de l’acheminement du mouvement. Est-il pas ainsi, Philo ?  PHI. Il est ainsi : & l’avez bien entendu.  SOPHIE. Nonobstant tout cela, si est-ce pourtant que toutes les six parties sont materiellement divisees & differentes environ les animaux. Dites moy pourquoy il y a telle difference entre eux & luy.  PHILO. Pource que l’animant se meut droictement d’un lieu en un autre, & que ses parties de longueur & largeur sont divisees & differentes : mais, au regard du ciel, qui se meut, par un mouvement cerclaire, de soy-mesme en soymesme, & tousjours tourne au dessus de soy, il est necessaire que ces parties soyent en luy une mesme en l’autre mesme, & tout en tout, & qu’elles ne se divisent qu’en la forme & voye du mouvement seulement : & ainsi la teste & les pieds du ciel (qui sont les deux Poles)

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sont materiellement divisez, comme sont ceux des Animaux : pource que jamais ne se meuvent de l’un en l’autre.  SOP. Si une mesme chose est Orient & Occident, il s’ensuit que c’est une mesme chose que droicte & gauche.  PHI. Pardonnez moy, il n’est pas ainsi : pource que, combien que materiellement quelque certaine piece du ciel soit Orient à quelques uns, & Occident aux autres, neantmoins, selon le mouvement que fait tout le ciel, & toutes ses parties, elle est Orient à tous, quand elle se trouve en leur Orient, &, par la voye du mouvement, est tousjours la droicte, & jamais n’est la gauche : parce que jamais le ciel, n’aucune de ses parties, ne se meut au contraire de son mouvement droict, ou au rebours, comme font les planettes erratiques tousjours : à cause dequoy leur mouvement est gauche, & se meuvent ainsi au rebours, pour contr’operer au mouvement dextre du ciel, afin de favoriser les choses inferieures, contraires entr’elles, & pour causer la continuelle generation d’iceux.  SOPH. Je vous ay entendu, si bien que je demeure satisfaite, quant à mon doute : toutesfois je voudroye encores que vous me declarissiez comment

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les Philosophes disent qu’un homme seul est la representation de tout l’univers, autant pour le monde inferieur de la generation & corruption, comme pour le monde celeste, & comme pour le spirituel, angelic, ou divin.  PHI. Il semble que vous me divertissiez aucunement hors du propos que nous tenions, touchant l’universalité d’Amour : mais, pource que, en tout évenement, ceci a quelque dependance de telle matiere, je vous le diray briefvement. Tous ces trois mondes, que vous avez alleguez, generable, celeste, & intellectuel, sont representez par l’Homme, comme en un Microcosme, & se trouvent en luy, non seulement divers en vertu & operation, mais aussi divisez par membres, parties, & lieux du corps humain.  SOPH. Enseignez moy comment, par tous les trois particulierement.  PHI. Le corps humain se divise en trois parties, l’une dessus l’autre, jusques à la plus basse, suyvant le monde. La premiere, ou la plus basse, est depuis une toile ou pannicule, qui partit le corps par le milieu, à la ceinture, jusques au bas des jambes : & ceste toile ou pannicule, se nomme Diaphragme. La seconde, plus haute, commence au des-

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sus de ceste toile, jusques à la teste. La tierce, & la plus haute, est la teste. La premiere contient les membres de la nutrition, & de la generation : c’est assavoir estomach, foye, fiel, rate, meseraiques, entrailles, roignons, testicules, & la verge : & ceste partie du corps humain est proportionnee au monde inferieur de la generation en l’univers : & tout ainsi qu’en iceluy s’engendrent les quatre élemens, feu, ær, eauë, & terre, de la matiere premiere : ainsi, en ceste partie, s’engendrent, de la viande (qui est la matiere premiere de toutes les quatre humeurs) la colere, chaude, seche, & subtile, de la qualité du feu : le sang, chaud, & humide, soefvement temperé, de la qualité de l’ær : le Phlegme froid & humide, de la qualité de l’eauë : & l’humeur melancholique, froide & seche, de la qualité de la terre : &, tout ainsi comme des quatre élemens s’engendrent animaux, qui, outre la nutrition & augmentation, ont sens & mouvement, & des plantes, qui n’ont sens ne mouvement, ains seulement nutrition, & augmentation, & d’autres composez ou mixtes, sans ame & sans aucun sentiment, ne mouvement, ni augmentation, mais qui sont ainsi que l’ordure

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des élemens (comme sont pierres, champignons, sel, & metaux) ainsi, de ces quatre humeurs, engendrees en ceste partie premiere & inferieure des hommes, s’engendrent des membres qui ont nutriment, augmentation, sentiment, & mouvement (comme sont nerfs, & pannicules, tendons & muscles) & autres qui n’ont de soy sentiment ne mouvement : comme sont les os, les cartillages, & les veines. Encores s’engendre-il, par la viande & par les humeurs, quelques autres choses, qui n’ont sentiment, mouvement, nutrition, n’augmentation : mais sont les ordures & superfluitez de la viande & des humeurs : comme sont les excremens durs, les urines, les sueurs, & les superfluitez du nez & des aureilles : &, ainsi comme il s’engendre au monde inferieur quelques animaux, de putrefaction, plusieurs desquels sont venimeux, ainsi, de la putrefaction des humeurs, s’engendrent plusieurs matieres, aucunes desquelles sont venimeuses, & ainsi comme au monde inferieur, finalement, avec participation celeste, l’Homme s’engendre, estant animant spirituel, ainsi du meilleur des humeurs (du vaporal & plus subtil) s’engendrent esprits subtils & purifiez :

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lesquels se font pour participation & restauration des esprits vitaux, qui demeurent tousjours au cœur, estans de la seconde partie du corps humain, correspondante au monde celeste, comme nous dirons.  SOPH. J’ay bien entendu la correspondance de la partie inferieure de l’Homme avec le monde inferieur de la generation & corruption. Parlez moy maintenant de celle qui respond à la celeste.  PHI. La seconde partie du corps humain contient ces membres spirituels, qui sont depuis le dessus de la toille du Diaphragme jusques aux conduits de la gorge : c’est assavoir le cœur & les deux poulmons : dont l’un, qui est du costé droit, a trois particelles divisees, & le gauche deux : & toute ceste partie correspond au monde celeste. Car, ainsi que la huitiesme Sphere, là ou sont les estoilles, avec tout ce qui est de celeste au dessus d’elle, comme estant premier mobile, meut toute chose esgalement, uniformement, & cerclairement soustenant tout corporel en l’univers avec son continuel mouvement, & donnant tout autre mouvement continuel aux planettes & élemens, ainsi semblablement fait le cœur en l’Homme, se mouvant tousjours par mou-

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vement cerclaire, & uniforme, & ne se reposant jamais : ainçois, avec son mouvement, soustient en vie tout le corps humain, & est cause du mouvement continuel des poulmons, & de toutes les arteres qui batent au corps. Au cœur se trouvent tous les esprits, & vertus humaines, ainsi comme au ciel se trouvent tant de claires estoilles, grandes, moyennes & petites, & tant de figures celestes, qui sont attachees à ce ciel, premier mobile. Quant aux sept planettes erratiques (lesquelles ont tel nom, par ce qu’elles errent en mouvement) ainsi comme elles vont quelquefois droict, quelquefois tournent en arriere, quelquefois en haste, & quelque fois à l’aise, & toutes suyvent le premier mobile, ainsi font les poulmons, qui suyvent le cœur, & le servent en son mouvement continuel : lesquels poulmons, estans spongieux, s’estendent & se restraignent, quelquefois à la haste, & quelquefois à l’aise, comme les planettes erratiques : &, tout ainsi comme les principales d’icelles, quant au gouvernement de l’univers, sont les deux grands luminaires du Soleil & de la Lune, & qu’au dessus, avec le Soleil, s’accompaignent trois planettes superieures (Mars, Jupiter, & Satur-

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ne) & au dessous, avec la Lune, deux autres (Venus & Mercure) ainsi le dextre poulmon, plus principal, est representant le Soleil : & pour ceste cause il tient avec soy trois particules divisees, qui procedent du mesme poulmon : & le poulmon gauche, qui signifie la Lune, en tient deux : & tous ensemble font le nombre de sept. Et, tout ainsi comme le monde celeste, avec ses rayons & mouvement continuel, soustient ce monde inferieur luy participant par iceux la chaleur vitale, la spiritualité, & le mouvement, ainsi ce cœur, avec les poulmons, soustient tout le corps, par les arteres : au moyen desquelles il luy participe du tout sa chaleur, ses esprits vitaux, & son continuel mouvement : en sorte que la ressemblance est du tout perfaicte.  SOPHI. Ceste correspondance du cœur, & des membres spirituels, avec le monde celeste & ses influences au monde inferieur, me plaist. Maintenant, si vous me voulez complaire, dites moy la correspondance qu’à le monde spirituel avec le corps humain.  PHI. La teste de l’Homme (qui est la plus haute partie de son corps) est representation du monde spirituel lequel (selon le divin Platon, auquel Aristote s’accorde à

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peu pres) a trois degrez : c’est assavoir ame, intellect, & divinité. L’ame est celle de qui provient le mouvement celeste, & qui pourvoit & a gouvernement sur la nature du monde inferieur, comme nature gouverne la matiere premiere en iceluy monde. Ceste ame est en l’Homme le cerveau, avec ses deux puissances, du sens, & du mouvement volontaire : lesquels se contiennent en l’ame sensitive, proportionnale à l’ame du Monde, pourvoyante aux corps, & les mouvant. Apres cela en l’Homme est l’intellect possible : qui est la derniere forme humaine, correspondante à l’intellect de l’univers : auquel intellect sont toutes les creatures angeliques. Finalement, en l’Homme est l’Intellect agent : &, quand le possible se conjoint avec iceluy, il se fait actuel & plein de perfection, & de grace de Dieu, s’assemblant avec sa sacree divinité. Ce qui est en l’Homme cela qui correspond au divin commencement : duquel toutes choses ont commencement, & toutes en luy s’adressent & reposent, comme en leur derniere fin. Cela vous doit suffire, quant à cestuy nostre familier devis de la representation de l’Homme à tout l’univers, & touchant ce que raison-
 

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nablement il fut nommé Microcosmos par les anciens. Il y a plusieurs autres particulieres ressemblances, qui seroyent fort longues, & hors de nostre propos : mais, au regard de ce que nous avons dit, nous nous en servirons, quand nous parlerons de la naissance & origine d’amour : & lors vous entendrez que non pour neant les choses de ce monde s’entr’aiment l’une de l’autre : c’est assavoir les hautes les basses, & les basses les hautes : puis que toutes, l’une apres l’autre, sont partie d’un seul corps correspondantes à une integrité & perfection.  SOP. Ce, que nous en avons devisé, nous a aucunement transportez, & detournez de nostre propos, Retournons maintenant à nostre intention, Philo. Vous avez demonstré, si je vous ay bien entendu, quel est l’amour qu’à le ciel en la sorte d’un homme engendrant, à la terre & à la premiere matiere des élemens, comme à sa propre femme, recevante sa generation : &, suyvant cela, n’y a point de doute qu’encores le ciel ne porte amour à toutes les choses engendrees de la terre, ou bien de la matiere des élemens, comme pere à propres enfans : lequel amour se manifeste largement par le soing qu’il a de les contre-
 

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garder, & sustenter par ses nourrissemens, produisant l’eauë pluviale pour le nourrissement des plantes, les plantes pour le nourrissement des animaux, & l’un & l’autre pour le nourrissement & service de l’Homme comme estant son premier né, & son principal enfant. Il mue les quatre temps de l’an : c’est assavoir Printemps, Esté, Automne, & Hiver, pour la naissance & nourrissement des choses, pour temperer l’ær au besoing de leur vie, & pour apparier leurs complexions. On voit aussi que les choses engendrees aiment le ciel comme leur vray & debonnaire pere. Ce qui se peut cognoistre par la joye qu’ont les animaux, de la lueur du Soleil, & de la venue du jour, & par la tristesse & resserrement qu’ils ont en la tenebrosité du ciel sur l’advenement de la nuict. Je sçay bien que vous me pourriez parler beaucoup plus amplement de tout cela : mais il me suffit que vous m’ayez parlé de l’amour reciproque du ciel & de la terre (comme d’un mari à sa femme, & d’une femme à son mari) & de l’amour de chacun d’eux envers les choses engendrees (comme estant amour de pere & mere envers leurs enfans) & aussi de l’amour d’icelles choses engendrees envers la terre,

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ou envers le ciel, comme auroyent enfans à l’endroit de leurs peres & meres. Maintenant je voudroye savoir de vous si les corps celestes, outre l’amour qu’ils portent aux choses du monde inferieur, s’entr’aiment reciproquement l’un l’autre : pource que, entendu qu’il n’y a point entre eux de generation (ce qui me semble la principale cause d’amour entre les choses de l’univers) il sembleroit qu’il ne deust point avoir entre eux de reciproque amour, ne de convertible dilection.  PHIL. Combien que la recidivine & mutuelle generation defaille entre les corps celestes, toutesfois le perfait & reciproque amour ne leur defaut point. La cause principale, qui nous monstre amour entre eux, est leur amitié, & l’harmonieuse concordance, qui se trouve perpetuellement en eux : car vous savez que toute concordance procede d’une vraye amitié, ou de vray amour. Tant y a Sophie que vous verriez une si merveilleuse correspondance & accord de divers corps, & de difformes mouvemens en une harmonieuse union, que vous demeureriez estonnee de l’advisement de leur ordinateur, si vous contempliez la correspondance & la concordance des mou-

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vemens des corps celestes, tant de ces premiers qui se meuvent de Levant en Ponant, que de ces autres qui se meuvent, au contraire, du Ponant au Levant : l’un par mouvement tresleger, & l’autre avec moins de legereté : aucuns tardifs, & aucuns autres tres tardifs : & si vous voyez aussi comme quelquefois ils se meuvent directement, & quelquefois retrogradement, & quelquefois demeurent comme reposans en la station, aupres de la direction, & à l’autrefois aupres de la retrogradation : & comment quelquefois ils se destournent vers le Septentrion, quelquefois vers Midi, & quelquefois vont par le milieu du Zodiac : & comment un d’entre eux (qui est le Soleil) ne se part jamais de ceste voye droite du Zodiac, & que jamais ne va vers Septentrion, ne vers Midi, comme font toutes les autres Planettes : & si vous cognoissiez aussi le nombre des orbes celestes, par lesquels sont necessaires les divers mouvemens, leurs mesures, leurs formes, leurs positions, leurs poles, leurs epicicles, leurs centres & centrics, l’un ascendant, l’autre descendant, l’un Oriental du Soleil, & l’autre Occidental, avec plusieurs autres choses, qui seroyent trop longues à

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dire en cestuy nostre present devis. Mais quelle demonstration de vray amour, & de perfaite dilection de l’un à l’autre, est plus grande que de veoir une si douce conformité mise & continuee en tant de diversité ? Pithagoras disoit que les corps celestes, se mouvans, engendroyent d’excellentes voix, correspondantes l’une à l’autre en harmonieuse concordance : laquelle musique celeste il disoit estre occasion de la sustentation de tout l’univers, en son poys, en son nombre, & en sa mesure. Il assignoit à tout orbe, & à toute planette, quel estoit leur son, & leur voix propre : & declaroit l’harmonie resultante de tous : & disoit que la longue distance, d’entre le ciel & nous, estoit cause que ceste musique celeste n’estoit oüie ni aperceuë de nous : ou bien que l’acoustumance en estoit cause : laquelle accoustumance fait que nous ne nous appercevions point de ceste musique, comme il advient à ceux qui habitent pres de la mer : lesquels ne s’apperçoyvent de son bruit, par l’accoustumance qu’ils en ont, comme s’en appercevroyent ceux qui nouvellement s’approcheroyent d’icelle mer. Estant donc l’amour & amitié cause de toute concordance, & y ayant

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és corps celestes, plus grande concordance, plus ferme, & plus perfaicte que en tous les corps inferieurs, il s’ensuit qu’il y ait entre eux plus grand & plus perfait amour, & plus perfaicte amitié qu’en ces corps d’ici bas.  SOPH. La concorde & correspondance mutuelle & reciproque, qui se trouve és corps celestes, me semble plustost effet, & signe de leur amour, que cause d’iceluy : & je voudroye savoir la cause de tel amour reciproque és cieux : pource que, deffaillant en eux la propagation & succession generative (qui est la principale cause de l’amour des hommes & des autres animaux) je ne voy aucune des autres causes qui convienne aux corps celestes : car ce n’est point par bien-fait volontaire de L’un envers L’autre, estans leurs choses ordinaires : encores moins l’estre d’une mesme espece : veu que, selon ce que j’ay autrefois entendu, il ne se trouve aucune espece és corps celestes, comme il ne s’y trouve point aussi de genre, ne de propre individuation : ou bien, s’il s’y en trouve, tout chacun des corps celestes est d’une propre espece. Ce n’est pas aussi par la societé : pource que nous voyons que, par l’ordre de leurs mouvemens,

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quelquefois s’accompagnent, & quelquefois se desaccompagnent. Aussi ne doit l’un d’eux engendrer nouvel amour, ne l’autre nouvelle amitié : à raison que ce sont choses ordinaires : sans inclination volontaire.  PHILO. Combien qu’il ne se trouve, és corps celestes, aucune des cinq causes d’amour, communes aux hommes & aux autres animaux, possible y trouvera l’on ces deux qui sont propres aux hommes.  SOPH. Par quelle maniere ?  PHIL. La cause principale de l’amour qui se trouve és corps celestes, est la conformité de leur nature, comme est celle des complexions és hommes : & entre les cieux, planettes, & estoilles, y a telle conformité de nature & essence, qu’en leurs mouvemens & actes se correspondent par telle proportion, que de divers qu’ils sont, se fait une unité harmonieuse : parquoy semblent plustost divers membres, d’un corps organizé, que divers corps separez. Et ainsi comme de diverses voix, l’une aiguë & l’autre grave, s’engendre un chant entier & doux en l’aureille, & que, defaillant l’une d’icelles, tout le chant ou harmonie se corrompt, ainsi, quant à ces corps, divers en grandeur, & en mouvemens pesans,

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& legers, par leur proportion & conformité, se compose d’eux une proportion harmonieuse, telle & tant unie, que, defaillant la plus petite particelle, le tout seroit debrisé. Ainsi donc ceste conformité de natures est cause de l’amour des corps celestes, non seulement comme de diverses personnes, mais comme membres d’une personne seule : car, ainsi comme le cœur aime le cerveau, & les autres membres, & qu’il les pourvoit de Vie, de chaleur Naturelle, & d’Esprits, & le cerveau les autres, de nerfz, sentiment & mouvement : & le foye, de sang & veines, pour l’amour qu’ils se portent l’un à l’autre, & que chacun d’eux porte à son tout, comme estant partie d’iceluy (lequel amour excede celuy de quelconque autre personne) ainsi, les parties du ciel s’entr’aiment reciproquement, par conformité naturelle : & concurrans tous en l’union d’une fin & operation, se servent l’un l’autre, & s’accommodent a leur besoing, en sorte que ils font un corps celeste, perfaictement organizé. Encores se trouve en eux l’autre cause, propre à l’Amour des hommes : qui est pour la vertu, car, estant chacun des corps celestes d’excellente vertu (laquelle est ne-

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cessaire par l’estre des autres, de tout le ciel, & de l’univers) & estant aussi ceste vertu cognue par les autres, ils aiment ceux-là pour cause d’icelle. Je di plus : c’est qu’ils les aiment pour le bien-fait qu’ils font, non pas propre & particulier envers quelqu’un d’entr’eux, mais universel à tout l’univers : car, sans cela, tout seroit destruit. Et de ceste maniere s’entr’aiment les hommes vertueux, cest assavoir pour le bien qu’ils font à l’univers, & non par bien-fait particulier, comme est celuy des choses utiles. Or donc, estans les corps celestes plus perfaits que les animaux, se trouvent en eux les deux causes d’amour qui se trouvent és hommes : lesquels sont de la plus perfaicte espece des animaux.  SOPHI. Y ayant, comme vous dites, telle efficace d’amour entre les corps celestes, ce, que les Poetes faignent de l’amour des Dieux celestes (comme seroyent les amourettes de Jupiter & d’Apollo) ne devroit point estre frivole, excepté que les Poetes y ont entremeslé ces amours lascifs de masle à femelle, faisant les uns matrimoniaux, & les autres adulterins, & les faisant mesmes generatifs d’autres Dieux. Ce qui est, certainement, fort aliené de la na-

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ture des corps celestes : mais, comme on dit vulgairement, il y a beaucoup de bourdes dedans les Poetes.  PHIL. Encores, en cela, les Poetes n’ont point dit choses vaines ou frivoles, comme vous croyez.  SOPH. Comment non ? Croiriez vous jamais telles choses des Dieux celestes ?  PHIL. Je les croy : pource que je les enten : & vous aussi les croiriez, si vous les entendiez.  SOPH. Faites les moy donc entendre, afin que je les croye.  PHILO. Les Poetes anciens ont envelopé en leur poéme, non une seule, mais plusieurs ententes, qu’ils nomment Sens. Pour la premiere de toutes, ils mettent au Sens litteral, comme escorce exterieure, l’Histoire d’aucunes personnes, & de leurs actes, les plus notables & dignes de memoire. Apres, en ceste mesme fiction, ils mettent, comme plus intrinsecque escorce, & au plus pres de la moelle, le Sens moral, utile à la vie active des hommes, approuvant les actes vertueux, & vituperant les vices. Outre cela, sous telles propres paroles, ils signifient quelque vraye intelligence des choses naturelles, des celestes ou astrologales, des theologales : & quelquefois les deux, voire tous les trois Sens scientifics se comprennent au

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dedans de la fable, comme les moelles du fruit entre ses escorces : & ces Sens moelleux sont nommez allegorics.  SOP. Ce ne me semble pas choses de petit artifice, ne de peu d’esprit, que d’envelopper en une narration historiale, vraye ou fainte, tant, & si diverses, & hautes sentences : & voudroye bien en avoir de vous quelque brief exemple : afin que je trouve cela plus croyable.  PHIL. Croyez, pour certain, Sophie, que ces anciens ne ont moins voulu exercer leur esprit en l’artifice de la signification des choses, & des sciences, qu’en la vraye cognition d’icelles : & vous en donneray un exemple. Perseus, fils de Jupiter, par fiction poetique, tua Gorgone : &, demourant victorieux, s’envola en l’Ether : qui est le plus haut du ciel. Le Sens historial est que ce Perseus, fils de Jupiter par la participation des vertus Joviales, qui estoyent en luy, ou bien estant de la genealogie d’un de ces rois de Crete, ou d’Athenes, ou d’Arcadie, qui furent nommez du nom de Jupiter, tua Gorgone, Tiran de ce pays là (parce que Gorgone en Grec signifie Terre) &, parce qu’il estoit vertueux, fut, par les hommes, exalté jusque au ciel. Encores, à parler moralement, Perseus

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signifie l’Homme prudent, fils de Jupiter, assavoir doüé de ses vertus : qui tuant le vice bas & terrien, signifié par Gorgone, monte au ciel par sa vertu. Il signifie aussi pour le premier Sens allegoric, que l’entendement humain, fils de Jupiter, tuant & surmontant la terrestreité de la nature Gorgonique monta jusque à entendre les choses celestes, hautes, & eternelles : en laquelle speculation consiste la perfection humaine : & est ceste allegorie naturelle : parce que l’homme est des choses naturelles. Il y a encor une autre allegorie celeste : qui veut signifier que la nature celeste, fille de Jupiter, ayant causé, par son mouvement continuel, mortalité & corruption és corps inferieurs terrestres, apres estre demouree victorieuse des choses corruptibles, se jettant hors de la mortalité d’icelles, vola en haut, demourant immortelle. La tierce allegorie, qui est theologale, signifie aussi que la nature Angelique qui est fille de Jupiter, souverain Dieu, createur de toute chose, tuant, & ostant hors de soy, la corporalité & matiere terrienne, signifiee par Gorgone, monta au ciel : pour ce que les intelligences, separees de corps & de matiere, sont celles qui meuvent

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perpetuellement les orbes celestes.  SOP. C’est une chose esmerveillable de pouvoir mettre, en si peu de paroles d’un texte litteral, tant de Sens, pleins de vraye science, & l’un plus excellent que l’autre. Mais dites moy, je vous prie, pourquoy ces anciens ne declarerent plus ouvertement leurs doctrines.  PHILO. Ils ont voulu dire toutes ces choses, avec tel artifice & couverture, pour plusieurs causes. La premiere : pource qu’ils estimoyent estre chose odieuse à Nature, & à la Divinité, de manifester leurs tant excellens secrets à tout homme : &, en cela, certainement ils ont eu raison : pource que trop declarer la vraye & profonde science, est la communiquer aux inhabiles à icelle : en l’esprit desquels elle se gaste, & adultere, comme fait le bon vin en un vaisseau mauvais : duquel adultere ensuit universelle corruption des doctrines, environ tous les hommes, & à toute heure se corrompt de plus en plus, se donnant d’un esprit inhabile à un autre de mesme : laquelle maladie vient de trop manifester les choses scientifiques : & de nostre temps, par les amples paroles des modernes, s’est faite tant contagieuse, qu’à peine peut-lon trouver d’intellectuel

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vin, qui soit bon à boire, & qui ne soit gasté : mais, au temps passé, ils enfermoyent les secrets de la cognition intellectuelle, dedans les escorces fabuleuses, avec tresgrand artifice afin qu’il n’y peust entrer dedans que les esprits aptes aux choses divines & intellectuelles, & les entendemens propres à conserver, & non pas corrompre, les vrayes sciences.  SOPH. Ceste raison me plaist : en tant que les choses hautes & excellentes doyvent estre en grande recommandation aux entendemens hauts & purs : & au contraire, qu’elles avilissent en ceux qui ne sont pas tels. Mais dites moy les autres causes de ces fictions Poetiques.  PHILO. Ils l’ont fait encores pour quatre autres raisons. L’une, qui sera la seconde de toutes, est pour cause de briefveté : afin qu’en peu de paroles peussent comprendre plusieurs sentences : laquelle briefveté est fort utile à la conservation des choses en la memoire : principalement si elle est faite avec tel artifice qu’en recordant quelque point d’histoire, on se puisse souvenir de tous les Sens doctrinaux enclos en iceux, sous telles paroles. La tierce cause est, pour mesler le delectable historic, & le fabuleux, avec le vray intellectuel, &

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le facile avec le difficile : tellement que, estant la fragilité humaine premierement attiree, par la delectation & facilité de la fable, la verité de la science luy puisse entrer en l’esprit, avec sagacité : comme on a coustume d’enseigner les enfans és choses disciplinables & vertueuses, commenceant par les plus faciles : principalement quand l’on peut faire demeurer ensemble tous ces Sens : l’un en l’escorce & l’autre en la moelle, comme ils se trouvent és fictions poetiques. La quatriesme est pour la conservation des choses intellectuelles : à ce que, par succession de temps ne viennent à varier, és divers esprits des hommes : car, estant telles sentences mises sous ces histoires, les esprits ne peuvent varier aux termes & mots d’icelles. Encores, pour plus grande conservation, ils ont exprimé telles histoires en vers ponderez, & de tresgrande observation, afin que facilement ne se puissent corrompre : pource que la mesure ponderee ne peut souffrir une faute : en sorte que par ainsi n’y a indisposition d’entendemens, n’incorrection des escritures, qui puisse aisément adulterer les sciences ainsi deduites. La derniere & principale cause est que, par ce

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moyen, ils pouvoyent, d’une mesme viande, donner à manger, à divers banqueteurs, choses de diverses saveurs : car les petits esprits peuvent seulement prendre, de leurs poémes, l’histoire avec l’ornement du vers, & sa melodie : les autres plus eslevez, outre cela, mangeront du Sens moral : & les autres encor plus hauts par dessus tout cela, pourront manger de la viande allegorique, non seulement de Philosophie naturelle, mais encor d’Astrologie, & de Theologie. Il y a d’avantage une autre fin en cela : c’est que, estant l’histoire de ces poémes viande ainsi commune à toute sorte d’Hommes, c’est occasion qu’elle soit perpetuee és esprits de la multitude : quand, au contraire, peu de gens goustent des choses difficiles : tellement que la memoire de ce peu se peut bien tost perdre. Or, advenant un siecle qui feit destourner les hommes hors de la doctrine, ainsi que nous avons veu en aucunes nations & religions (comme entre les Grecs & les Arabes : lesquels, ayans esté Tres-doctes, ont presque du tout perdu la science : ainsi qu’il advint jadis en Italie au temps des Gots : nonobstant que depuis se soit renouvelé ce peu qui est à present) le remede à

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tel danger est l’artifice de mettre les sciences sous chansons fabuleuses & historiques : qui par leur delectation, & par la douceur du vers, vont tousjours en avant se conservans en la bouche du vulgaire, d’hommes, de femmes, & d’enfans.  SOPH. Toutes ces causes des fictions Poetiques me plaisent bien : mais dites moy, quant à Platon & Aristote, prince des Philosophes, pourquoy l’un d’eux encores qu’il ait usé de fables, ne voulut point user du vers, ains de prose seulement, & pourquoy l’autre n’à usé ne de vers, ne de fable, mais d’une deduction disciplinable.  PHIL. Les petits n’enfraignent jamais les loix, ains seulement les grans. Le divin Platon, voulant amplifier la science : osta d’icelle une closture : c’est assavoir celle du vers : mais il n’osta pas l’autre : qui est celle de la fable : tellement que, combien qu’il fut le premier qui rompit partie de la Loy de la conservation de la science, il la laissa encores si bien close par le stile fabuleux, que cela suffisoit pour la conservation d’icelle. Aristote, plus audacieux, & convoiteux d’amplification, par un nouveau stile, & particuliere maniere d’escrire, voulut aussi oster la closture de la fable, & enfrain-

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dre du tout, la loy conservatrice, &, par stile scientific, meit en prose les choses de la Philosophie. Il est bien vray qu’il usa d’un si merveilleux artifice, à parler tant briefvement, tant comprehensivement, & en tant profonde signification, que cela suffisoit, pour la conservation des sciences, en lieu de vers & de fable : en sorte que, luy ayant Alexandre de Macedoine, son disciple, mandé par escrit qu’il s’esmerveilloit comment il eust manifesté les livres tant secrets de la sacree Philosophie, luy respondit que ses livres estoyent, & n’estoyent, pas publiez : car ils n’estoyent seulement publiez qu’à ceux qui les avoyent oüis dessous luy. Sur quoy vous noterez, Sophie, la difficulté & artifice qui est au parler d’Aristote.  SOPHIE. Je la note bien : mais je trouve estrange qu’il die qu’il n’y aura que ceux, qui les ont oüis dessous luy, qui les entendent : Pource que plusieurs Philosophes ont esté depuis, qui les ont tous entendus, ou bien la plus grande partie : à cause dequoy telle response sienne non seulement me semble menteuse, mais d’avantage arrogante : pource que, si ses escrits sont purs & nets, ils doyvent estre entendus des bons es-

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prits, encores qu’ils soyent absents de luy : car l’escriture n’est pas pour servir aux presens, mais à ceux qui sont loing & absens d’iceux escrivans : tant pour l’esgard du lieu que pour celuy du temps à venir. Et pourquoy Nature ne pourra-elle pas faire que tels esprits puissent entendre Aristote, par ses escritures, sans les avoir oüies de luy ?  PHIL. Bien seroit estrange ceste parole d’Aristote, si elle n’avoit autre entente.  SOPH. Quelle autre entente auroit-elle ?  PHIL. Il appelle son auditeur celuy, l’esprit duquel entend & philosophe à la maniere de celuy du mesme Aristote, en quelconque temps & pays que ce soit : & veut dire que ses paroles escrites ne font pas Philosophe tout homme, ains seulement celuy, duquel l’esprit est disposé à la cognition Philosophique, comme fut le sien : & que ce telles entendra, & les autres non : ainsi qu’il advient en ceste Philosophie, de laquelle tout le Sens est caché sous fiction Poetique.  SOPHIE. Suyvant cela, Aristote ne feit point mal d’oster la difficulté du vers & de la fable, puis qu’il laissa la doctrine close avec une autre telle serrure, qu’elle suffisoit pour la conservation de la science és esprits purs & nets.

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PHIL. Il ne feit point mal : pource qu’il y remedia par la grandeur de son entendement : mais il donna bien l’audace à d’autres, non tels que luy, d’escrire, en prose solüe, la Philosophie : &, d’une manifestation en l’autre, venant aux esprits ineptes, cela a esté cause qu’elle ait esté falsifiee, corrompue, & ruinee.  SOPH. Vous m’avez assez parlé de cela : retournons aux amours Poetics des Dieux celestes. Su’en dites vous de ceux-là ?  PHILO. Je vous le diray : mais vous devez premierement savoir qui, quels, & de quantes manieres sont ces Dieux Poetics : & puis apres vous saurez de leurs amours.  SOPH. Vous avez raison : & pourtant dites moy premierement qui sont ces Dieux.  PHIL. Le premier Dieu selon les Poetes, est ceste premiere cause productive & conservatrice de toutes les choses de l’univers : lequel Dieu ils nomment communément Jupiter : qui veut dire pere aidant : par ce qu’il est pere aidant à toutes choses : veu qu’il les a faites de rien, & leur a donné l’Estre. Les Romains le nommerent aussi tre-bon & tres-grand : pource que tout Estre, provient de luy : & les Grecs le nommerent Zefs : c’est à dire Vie : à raison que,

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de luy, toutes choses ont vie : &, en outre, est vie de toute chose. Il est bien vray que le tout-puissant Dieu feit participer ce nom de Jupiter à aucunes des plus excellentes de ses creatures : tant que ce nom, au monde celestiel, a esté approprié à la seconde des sept Planettes, nommee Jupiter : par ce qu’il est de fortune plus grande, de tres-claire splendeur, & de tresbons effects au monde inferieur : voire est celuy qui fait les meilleurs, les plus excellens, & les mieux fortunez hommes par sa constellation & influence. Quant au monde inferieur, le feu élementel se nomme aussi Jupiter : pource qu’il est le plus clair & le plus actif de tous les élemens, & comme vie de toutes les choses inferieures : car, comme dit Aristote, on vit par la chaleur. Ce nom fut encores communiqué à quelques uns des plus excellens d’entre les hommes, pour raison du grand aide & secours qu’ils faisoyent à la generation humaine : comme fut ce Lisanias d’Arcadie : lequel estant en Athenes, & y trouvant le peuple lourd, & de manieres de faire bestiales, non seulement leur donna la loy humaine, mais aussi leur monstra l’adoration divine : tellement qu’ils le prindrent pour

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Roy, & l’adoroyent pour Dieu, le nommant Jupiter, pour la participation de ses vertus. Semblablement Jupiter de Crete, fils de Saturne, pour le bon gouvernement qu’il tint sur les gens de ce pays là, leur deffendant de manger chair humaine, leur ostant quelques coustumes bestiales, & leur monstrant à vivre à la façon des autres hommes bien reiglez, & les instruisant és cognoissances divines, fut nommé Jupiter, & adoré pour Dieu : pource que, comme il leur sembloit, il estoit messager de Dieu, & formé par iceluy, qu’ils nommoyent Jupiter.  SOPH. Les Poetes nommoyent-ils point aussi ce Dieu par quelque autre nom propre ?  PHIL. Ils le nommoyent proprement Demogorgon : qui signifie Dieu de la terre : c’est à dire de l’univers : ou bien Dieu terrible : pource qu’il est le plus grand de tous : & le disent estre producteur de toutes choses.  SOPH. Apres le souverain Dieu, quels autres Dieux mettent les Poetes ?  PHIL. Ils mettent premierement les Dieux celestes : comme sont Pole, Ciel, Ether, & les sept Planettes : c’est assavoir Saturne, Jupiter, Mars, Apollo, ou Soleil, Venus, Mercure, & Diane, autrement la Lune : lesquels ils

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nomment Dieux & Deesses.  SOP. Pour quelle raison attribuent-ils Deité aux choses corporelles comme sont telles choses celestes ?  PHIL. Pour raison de leur immortalité, lueur, grandeur, & grande puissance en l’univers : & principalement pour cause de la divinité de leurs ames : lesquelles sont intellects, separez de matiere & corporeité, purs, & tousjours en acte.  SOPH. Le nom de Dieu s’estendoit-il point anciennement plus outre ?  PHILO. Oüi dea : car ils le faisoyent descendre jusques au monde inferieur : pource que les Poetes nommoyent Dieux les élemens, mers, fleuves, & les plus grandes montaignes du monde inferieur. Ils nommoyent l’élement du feu, Jupiter : celuy de l’ær, Juno : celuy de l’eauë & de la mer, Neptune : celuy de la terre, Ceres : le profond d’icelle, Pluton : le feu mixte & bruslant dedans la terre, Vulcan : & ainsi donnoyent plusieurs autres noms de Dieux aux parties de la terre & de l’eauë.  SOPH. C’est chose fort estrange de nommer Dieux les corps sans vie, insensibles, & sans ame.  PHIL. Ils les nommoyent Dieux, pour cause de leur grandeur, notice, operation, & principauté qu’ils ont en ce monde inferieur :

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& aussi pource qu’ils croyoyent que chacun de ces corps fust gouverné par vertu spirituelle, participative de l’intellectuelle divinité : ou bien, comme est l’opinion de Platon, que chacun des élemens ait un commencement formal incorporel, par la participation duquel ils ayent ses propres natures : lesquels commencemens il nomme Idees : & tient que l’Idee du feu est vray feu par essence formale, & que l’élementale essence est feu par participation d’icelle son Idee : & ainsi des autres. Ce n’est donc pas chose estrange d’approprier la Divinité aux Idees des choses : & pourtant encores mettoyent-ils divinité aux plantes : principalement à celles qui sont viandes plus communes & plus utiles aux humains : comme de Ceres aux bleds, & Bacchus au vin : pour raison de l’universelle utilité & necessité, qu’ont les hommes, d’icelles : & pource aussi que les plantes ont leurs propres Idees, comme les élemens. Encores, pour ceste mesme raison, ils appellerent Dieux & Desses, les vertus, les vices, & les passions humaines : pource que combien que celles là, par leur excellence, & cestes-ci, par leur force, participent aucunement de divinité, toutesfois la principale cause

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en est que chacune des vertus, chacun des vices, & chacune des passions humaines, en universel, a sa propre Idee, par participation de laquelle, plus & moins, se trouvent és hommes asprement, ou doucement : & à ceste cause Renommee, Amour, Grace, Cupidité, Volupté, Litige, Fatigue, Envie, Fraude, Pertinacité, Misere, & plusieurs autres de ceste sorte, sont nommez entre les dieux : pource que chacun de tous ceux-là a sa propre Idee & commencement incorporel (comme je vous ay dit) par lequel il est nommé dieu ou deesse.  SOP. Quand encores les vertus, par leurs excellences, auroyent des Idees, comment est-ce que les vices & mauvaises passions en pourroyent avoir ?  PHIL. Ainsi comme entre les dieux celestes il y en a de quelques bonnes & tresbonnes fortunes (comme Juppiter & Venus, desquels dependent tousjours plusieurs biens) & qu’il y en a aussi aucuns mauvais & d’infortunez, comme Saturne & Mars, desquels tout mal derive, ainsi, de mesme, entre les Idees Platoniques, il y en a aucunes commencemens de bien & de vertu, & autres qui sont commencement de mal & de vices : par ce l’univers a besoin

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de l’un & de l’autre, pour la conservation : au moyen duquel besoing tout mal est bien : car tout ce, qui est de besoing à l’Estre de l’univers, certainement est bon, puisque l’essence d’iceluy est bonne : tellement que le mal & la corruption sont aussi necessaires à l’Estre du monde comme le bien & la generation : car l’un dispose l’autre, & est voye d’iceluy. Ne vous esmerveillez donc point si autant l’un comme l’autre a commencement d’immaterielle Idee.  SOP. Toutesfois j’ay entendu que les vices & les maux consistent en privation, & dependent du defaut de la matiere premiere, & de son imperfaicte essence potentielle : comment ont-ils donc commencemens divins ?  PHI. Quand bien il seroit ainsi, selon l’advis des Peripathetics, si ne sauroit-on nier que la mesme matiere ne soit produite, & gouvernee par l’esprit divin, & que tous ses effets, & deffauts, ne soyent dressez par la souveraine sapience, puis qu’ils sont necessaires à l’essence totale du monde inferieur, & à l’Estre humain. Parquoy leur sont appropriees, de Dieu, certaines propres Idees, pour leurs commencemens, non materiaux, mais agents, & formels, qui cau-

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sent l’estre de ces choses imperfaictes, fondees en privation, & entifiees pour le necessaire estre de l’univers.  SOPH. Or je me tien contente pour cela : retournons à nostre propos, & me dites si le nom de Dieu, entre les Poetes, est point plus commun.  PHIL. Ils l’ont voulu finalement communiquer particulierement aux hommes : mais seulement à ceux qui avoyent quelque vertu heroïque, & fait des actes emblables aux divins, & des choses grandes & dignes d’eternelle memoire, comme les divines.  SOP. Et pour ceste ressemblance seule donnent-ils le nom de dieu aux hommes mortels ?  PHI. Ils ne les nomment pas dieux, de la partie qu’ils sont mortels, mais seulement de celle, par laquelle ils sont immortels : qui est l’ame intellective.  SO. Ceste partie est en tous les hommes : & toutesfois ils ne sont pas tous dieux.  PH. Aussi n’est-elle pas en tous esgalement excellente & divine : mais, par les actes, nous cognoissons le degré de l’ame de l’Homme : & les ames de ceux, qui en vertus & actes ressemblent aux divines, participent actuellement à la divinité, & sont comme rayons d’icelle. Parquoy, avec quelque raison, les ont

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nommez dieux : & aucuns d’iceux, par leur excellence, furent intitulez par le nom des dieux celestes : comme de Juppiter, Saturne, Appollo, Mars, Venus, Mercure, Diane, Ciel, Pole, Ether, & par autres tels noms des estoilles fixes, de figures estoillees de la huitiesme Sphere. Les autres furent nommees enfans de ceux-là : comme Hercules fils de Juppiter, & Neptune, fils de Saturne. Quelques autres, non tant excellens, sont appelez du nom des dieux inferieurs : comme Occean & Terre, Ceres & Bacchus, & leurs semblables : ou bien sont nommez enfans d’iceux : des aucuns desquels le pere fut dieu, & la mere deesse : des autres, la mere ne fut pas deesse : & d’autres le pere fut dieu celeste, & la mere deesse inferieure, & en ceste maniere sont multipliez les fictions poetiques, quant aux hommes heroics, nommez dieux. Parquoy, en recitant leur vie, actes, & hystoire, ils signifient quelque choses de la Philosophie morale : mais, quand ils les nomment apres, par les vertus, par les vices, & par les passions, ils signifient quelques choses de la Philosophie naturelle : &, en les appelant par les noms des dieux inferieurs du monde de la genera-

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tion & corruption, ils demonstrent l’astrologie & science des cieux : &, s’ils les nomment des noms des dieux celestes, ils signifient la Theologie de Dieu & des Anges : en sorte que ces fictions poetiques furent ingenieuses, & de haute sapience en la multiplication des noms des dieux.  SOP. J’ay assez oüi de la nature des dieux des Gentils, & de leur appellation diverse. Parlez moy maintenant de leurs amours (car c’est nostre intention) & comment on peut imaginer en eux propagation generative, & genealogie successive, comme mettent les poetes non seulement en ces hommes heroics, qu’ils nomment dieux particippatifs, mais d’avantage és dieux celestes & inferieurs : esquels semble chose absurde, lascive, mariage, & propagation, qu’ils leur attribuent.  PH. Il est bien temps que je vous declare quelque partie des amours d’iceux, & de leur generation. Saches doncques, Sophie, que toute generation n’est pas propagation charnelle, ni acte lascif, pource que telle maniere d’engendrer charnellement & lascivement est seulement és hommes & és animaux : toutesfois generation est commune à toutes les choses du monde, de-

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puis le premier dieu jusques à la derniere chose du monde : excepté que Dieu est seulement engendreur, & non engendré. Les autres choses sont toutes engendrees, & la greigneur partie aussi generatrices : & la pluspart de ces choses engendrees ont deux commencemens de leur generation : l’un formel, & l’autre materiel, ou bien un donnant, & l’autre recevant : en sorte que les Poetes nomment, le commencement formel, pere donnant, & le materiel, mere recevante : & pource que ces deux principes s’assemblent à la generation de tout engendré, il est de besoin que ils s’aiment l’un l’autre, & qu’ils s’unissent moyennant l’amour, pour produire le generable, comme font les peres & les meres des hommes & des animaux : &, quand ceste conjonction des deux parens du generable est ordinaire en la nature, elle se nomme matrimoniale entre les Poetes : & l’un des parens se nomme le mari, & l’autre la femme : mais, quand la conjonction est extraordinaire, ils l’appellent amoureuse, ou bien adultere, & les parens ou engendreurs, se nomment amans : tellement que vous pouvez maintenant consentir qu’il y a des amours, des mariages, des generations, des parentages, & des genealogies, entre les dieux superieurs & inferieurs,

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sans plus vous en esmerveiller.  SOP. Je vous ay bien entendu : & me plaist ce fondement universel en l’amour des dieux : mais je voudroye que vous me declarissiez plus particulierement les amourettes d’aucuns d’entr’eux (à tout le moins les plus fameuses) & leurs generations : & trouveroye bon que vous prissiez vostre commencement à la generation de Demogorgon, que vous dites signifier le souverain & premier dieu : pource que j’ay entendu qu’il a fait des enfans par estrange maniere. Dites moy, je vous prie, ce qu’il vous semble de cela.  PHI. Bien donc : je vous diray ce que j’ay entendu de la generation de Demogorgon. Pronapis, poete, en son Protocosme, dit que, estant Demogorgon seulement accompaigné de l’Eternité, & de Chaos, & se reposant sur icelle son Eternité, oüit quelque bruit au ventre de Chaos : parquoy Demogorgon, pour la secourir, estendit la main, & ouvrit le ventre d’icelle : duquel sortit Litige, faisant grand bruit, avec laide & deshonneste face, & voulant voler au ciel : mais Demogorgon le jetta à bas : &, demeurant Chaos encor travaillee de sueurs, & de souspirs ardans, Demogorgon ne retira point la

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main à soy jusques à tant qu’il luy eust encores tiré, du ventre, Pan, avec ses trois sœurs, nommees Parques : &, semblant à Demogorgon que Pan estoit plus beau que pas-une autre chose engendree, le feit son Maistre d’hostel : & luy donna pour pedisseques (c’est à dire servantes & compaignes) ses trois sœurs : & Chaos se voyant delivré de la grossesse, meit Pan en son siege, par le commandement de Demogorgon. Voila donc la fable de Demogorgon, encores qu’Homere, en son Iliade, applique la generation de Litige, ou de Discorde, à Juppiter, pour fille : laquelle il dit avoir esté jettee du ciel en terre parce qu’elle feit quelque desplaisir à Juno, à la nativité d’Euristeus, & de Hercules. En outre, ils disent que Demogorgon engendra Pole, Phiton, Terre, & Herebe.  SOP. Dites moy la signification de ceste fabuleuse generation de Demogorgon.  PHIL. Elle signifie la generation, ou bien la production, de toutes choses, par le souverain Dieu, createur : auquel ils disent l’Eternité avoir esté compaigne : parce que luy seul est le vray eternel : puis qu’il est, fut, & sera toujours, commencement & cause de toutes les choses, sans qu’il y ait en luy

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aucune succession temporelle. Ils luy donnent aussi, pour compaigne eternelle, Chaos, qui est, comme declare Ovide, la matiere commune de toutes choses, meslees & confuses ensemble, laquelle les anciens faisoyent coeternelle avec Dieu : & de laquelle, quand il luy pleust engendra toutes les choses creées, comme vray pere de toutes : & la matiere est la mere commune à tout engendré : en sorte qu’ils ne font eternels & inengendrez que seulement les deux parens de toutes choses : l’un pere, & l’autre mere : mais bien mettoyent-ils le pere, pour cause principale, & Chaos, pour accessoire & accompaignante, comme il semble que Platon ait voulu par mesme advis, en son Timee, quant à la nouvelle generation des choses, produites de l’eternelle & confuse matiere, par le souverain Dieu. Toutesfois ils pourroyent bien estre repris en ce qu’ils font Chaos eternelle : parce que estant Dieu producteur de toutes choses, il faut aussi qu’il ait produit la matiere, de laquelle elles sont engendrees : mais nous devons entendre qu’ils signifient, en ce que Chaos estoit compaigne de Dieu en l’Eternité, qu’elle fut produite par luy de toute eternité, & que Dieu

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produisit toutes autres choses, de ceste Chaos, de nouveau, en commencement de temps, suivant l’opinion Platonique. Et, nonobstant qu’elle soit produite, la nomment compaignie de Dieu : en tant qu’elle fut produite dés toute eternité, & que depuis elle se trouva tousjours en compaignie de Dieu : car puisque elle fut ainsi immediatement produite de Dieu, & qu’elle fut aussi en compaignie d’iceluy en la creation & production de toutes choses, & son associee en leur generation, & que toutes les autres choses ont esté produites de Dieu, & d’elle, soit Chaos, ou matiere, se peut, par raison, bien nommer compaigne de Dieu : mais ce n’est pas à dire pourtant que, de toute eternité, elle ne soit produite de Dieu, ainsi comme Eve, estant produite d’Adam, luy fut compaigne & associee, & que tous les autres hommes, sont nez de eux deux.  SOP. Il semble bien que, par ceste fable, ils vueillent signifier la generation de l’univers, par le Dieu tout puissant, comme par le pere, & par Chaos, ou par la matiere, comme par la mere. Mais dites moy quelque signification, touchant aucunes particularitez de la fable : c’est assavoir quant au bruit du

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ventre de Chaos, quant à la main de Demogorgon, & quant à la naissance de Litige & des autres.  PHIL. Le bruit, que sentit Demogorgon au ventre de Chaos, est la puissance & appetition de la matiere confuse, à la germination des choses divisees : laquelle division causoit, & a coustume de causer, bruit. L’estente de la main de Demogorgon, pour ouvrir le ventre de Chaos, est la puissance divine, qui voulut reduire la puissance universelle de Chaos en acte divise : car cela est ouvrir le ventre de l’enceinte, pour en tirer hors ce qui vous est caché dedans. Et ont faint ceste extraordinaire maniere d’engendrer avec la main, & non par membre ordinaire generatif, pour demonstrer que la premiere production, ou creation des choses, ne fut pas ordinaire, comme la naturelle generation accoustumee, & successive, depuis la creation : mais fut estrange & miraculeuse, par la main de toute puissance. En apres la fable dit que ce, qui premierement sortit de Chaos, fut Litige : pource que ce, qui premierement sortit de la premiere matiere, fut la division des choses, qui estoyent indivisees en elle : &, à son accouchement, par la main, ou pouvoir, de

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Demogorgon, furent divisees. Elle nomme ceste division Litige pource qu’elle consiste en contrarieté : c’est assavoir entre les quatre élemens : car l’un est contraire à l’autre. Elle luy donne aussi laide face : pource que, par effet, la division & contrarieté est defaut, comme la concorde & union est perfection. Elle dit encores que Litige voulut monter au ciel, & qu’il fut jetté du ciel en terre par Demogorgon : pource qu’au ciel n’y a nulle discorde, ne contrarieté aucune selon les Peripathetics : & pourtant les corps celestes ne sont point corruptibles, ains le sont seulement les inferieurs, parce qu’il y a contrarieté entre eux : car la contrarieté est cause de corruption : &, en ce qu’il fut jetté du ciel en terre, il s’entend que le ciel est cause de toutes les contrarietez inferieures, & qu’il est sans contrarieté.  SOPH. Comment la peut-il donc causer ?  PHIL. Par la contrarieté des effets des Planettes, estoilles, & signes celestes, & par la contrarieté des mouvemens celestes, l’un tirant de Levant à Ponant, l’autre de Ponant à Levant, l’un vers Septentrion, & l’autre vers Midi : & aussi par la contrarieté du mouvement des corps inferieurs, colloquez en la ron-

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deur du ciel de la Lune : car les prochains de la circonference du ciel sont legers, & les loingtains, approchans du centre, sont pesans : de laquelle contrarieté despend toute autre contrarieté des élemens. Encores pourroit signifier nostre fable ceste opinion antique, & Platonique, touchant ce que les estoilles & planettes soyent faites de feu, à cause de leur lueur, & le reste du corps celeste, d’eauë, à raison de sa diaphanité & transparence : tellement que le nom Hebraic des cieux (qui est Schamaiin) s’interprete Esch-maiin : qui veut dire, en Hebreu, feu & eauë : & suyvant cela Litige & contrarieté, en la premiere creation, monterent aux cieux : car ils sont faits de feu & d’eauë : mais ils n’y demeurerent pas par succession de temps, ains furent dejettez du ciel, pour habiter continuellement en terre : en laquelle se fait la successive generation, avec la continuelle contrarieté.  SOPH. Je trouve estrange qu’il y ait au ciel natures contraires élementaires, comme feu & eauë.  PHIL. Si la matiere premiere est commune aux inferieurs & aux celestes, comme tiennent ceux-là, & Platon mesme, il n’est pas estrange que quelque contrarieté

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élementelle ne se trouve aussi au ciel.  SOPH. Comment donc ne se corrompt-il : comme font les corps inferieurs ?  PHIL. Platon dit que les cieux sont corruptibles, de soy : mais que la puissance divine les fait indisolubles, entendant par les formes intellectuelles en acte, qui les informe. Aussi, pource que ces élemens celestes sont plus purs, & presque ames des élemens inferieurs, ils ne sont pas mixtes au ciel, comme ils sont és inferieurs mixtes : car le feu y est seulement és luisans, & l’eauë és transparens : en sorte que, combien que Litige, au commencement de la production du ventre de Chaos voulust monter au ciel, neantmoins il fut jetté au monde inferieur, ou est son habitation pour le jourd’huy. Parquoy la fable poursuit que, estant Chaos, apres ceste descharge de Litige, encores chargee de sueurs & de souspirs ardans, la main de Demogorgon poussa, & tira, du ventre de ceste Chaos, Pan, avec les trois Parques, ses sœurs : & ainsi veut entendre, par ces travaux, à la naissance de Litige, les natures des quatre élemens contraires : car, par la pesanteur, elle veut signifier la terre, qui est la plus pesante : par les sueurs, l’eauë : & par les souspirs

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ardans, l’ær & le feu : & pour cause & remede de la fatigation de ces contraires, la puissance divine produisit de Chaos, Pan, le second enfant : qui signifie tout, en la langage Grec, & par cela on entend que la nature universelle, ordinatrice de toutes les choses produites de Chaos, est, celle qui pacifie les contraires, & qui les accorde ensemble. Parquoy Pan nasquit apres Litige : car la concorde succede à la discorde, venant apres elle. Et, quant à ce qu’avec Pan furent produites les trois sœurs Parques, nommees Clothos, Lachesis, & Atropos, que Senecque nomme Fata, on entend, par elles, trois ordres des choses temporelles : du present, du futur, & du preterit, que Dieu feit suyvre la nature universelle : car Clotho signifie le tour des choses presentes : & est la Faee qui devide le fil, qui se file au present. Lachesis est interpretee Protraction qui est l’estendue du futur : & est ceste Faee qui accoutre la fillace, qui reste pour filler, en la quenoille. Atropos s’interprete sans retour (qui est le passé, qui ne peut retourner) & est la Faee qui a filé le fil desja recueilli au fuseau : & toutes se nomment Parques, par le contraire de ce qu’elles font :

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pource qu’elles ne pardonnent à pas un. Touchant ce que Pan fut mis au siege, par le commandement de Demogorgon : c’est que Nature exerce l’ordre divin, & son administration és choses. Apres ensuit la generation d’un sixiesme enfant de Demogorgon, nommé Pole : qui est la derniere Sphere, tournoyante dessus les deux Poles, Arctic & Antarctic. Le septiesme enfant de Demogorgon se nomme Phiton : qui est le Soleil. Le huitiesme fut femme : c’est assavoir Terre : laquelle est le centre du monde. Ils disent que ceste-ci a engendré Nuict : pource que l’ombre de la terre cause la nuict : mais on peut aussi entendre par la nuict, la corruption & privation des Formes lumineuses, laquelle derive de la matiere tenebreuse. Ils disent aussi que Renommee fut la seconde fille de Terre : pource que la terre conserve la renommee des mortels, apres qu’ils sont ensepvelis en elle. Son troisiesme enfant, comme ils disent, fut Tartare : c’est à dire Enfer : à raison que tous les corps engendrez retournent à l’inferieur ventre de la terre. Encores disent ils que Terre a engendrré tous ces enfans dessusdits, & quelques autres, sans pere : pource que ceux-ci sont deffauts & pri-

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vations d’estre : lesquels despendent de la lourde matiere, & non d’aucune formelle. Le dernier enfant de Demogorgon fut Herebe : qui vaut à dire inherence : c’est assavoir la puissance naturelle inherente à toutes les choses inferieures : laquelle est en ce monde bas, la matiere des generables : & est cause de la generation & corruption, & de toute variation & mutation des corps inferieurs : & est en l’Homme (qui se nomme petit monde) l’appetition & desir à l’acquisition de toutes choses nouvelles : dont ils disent que Herebe engendra plusieurs enfans, c’est assavoir Amour, Fatigue, Envie, Peur, Dol, Fraude, Pertinacité, Egesté, Misere, Faim, Complainte, Maladie, Vieillesse, Paleur, Obscurité, Sommeil, Mort, Charon, Dié & Ether.  SOP. Qui fut la mere de tant d’enfans ?  PHILO. Nuict, fille de Terre en laquelle Herebe les engendra tous.  SOPH. Pourquoy attribuent-ils tous ces enfans à Herebe & à Nuict ?  PHI. Pource qu’ils derivent tous de la puissance inherente, & des nocturnes privations, autant au grand monde inferieur qu’au petit humain.  SOPH. Dites moy comment.  PHIL. Amour, c’est à dire desir, est engendré de l’inherente

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puissance & du deffaut : pource que la matiere, comme dit le philosophe, appette toutes les formes, desquelles elle est degarnie. Grace est ce qui vient de la chose desiree, ou aimee, devant l’amour, en la pensee desirante, ou en la puissance appetente. Fatigue est l’ennui & travail du desirant, pour attaindre à la chose qu’il appette. Envie est celle qu’a le desirant sur le possesseur. Peur est celle que l’on a de perdre l’acquesté de nouveau (pource que tout acquesté se peut perdre) ou bien de ne pouvoir acquerir ce que lon desire. Dol & Fraude sont les moyens d’acquerir les choses desirees. Pertinacité est celle, de qui on use à les poursuyvre. Egesté, Misere, & Faim, sont les deffauts des desirans. Complainte est leur lamentation, quand ils ne peuvent avoir ce qu’ils desirent, ou bien quand ils perdent ce qu’ils ont acquis. Maladie, Vieillesse & Paleur, sont les dispositions de la perte, & corruption des choses, acquises par volonté ou puissance generative. L’obscurité & le Sommeil sont les premieres pertes, estant Mort la derniere : car elle est derniere corruption. Charon est l’Oblivion, qui suit la corruption & perte de l’acquesté. Dié est la luisante

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forme, à laquelle peut atteindre l’inherente puissance materielle (c’est à dire l’intellictive humaine) &, en l’Homme, c’est la luisante vertu & sapience, à laquelle la volonté & le desir des perfaits s’adresse. Ether est l’esprit celeste intellectuel, qui est celuy qui plus peut participer la puissance materielle, & la volonté humaine. Encores pourroit signifier ceste fable, par ces deux enfans d’Herebe (qui sont Dié & Ether) les deux natures du ciel : c’est assavoir la luisante, des estoilles & planettes (laquelle se nomme Dié) & la Diaphane de l’Orbe : laquelle se nomme Ether.  SOPH. Que ont affaire ces natures celestes avec Herebe ? qui est la matiere des generables & corruptibles ? & comment luy peuvent-elles estre enfans ?  PHIL. On les fait venir à estre les plus excellens enfans d’Herebe : pource que plusieurs des anciens & Platon avec eux, asseurent que ces natures celestes sont faites de la matiere des corps inferieurs.  SOP. Ce que vous m’avez dit, en brief, de la generation de Demogorgon me suffit. Il me reste seulement d’entendre des choses appartenantes à l’amour : comme des amourettes de Pan, second fils de Demogorgon  avec

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la Nimphe Siringue.  PHIL. Les Poetes figurent le dieu Pan avec deux cornes en teste, tendantes vers le ciel, ayant la face ardente, & la barbe longue, qui luy pend sur la poictrine. Il tient en mains une verge, & une fluste à sept chalumeaux, estant couvert d’une peau, tachee de diverses macules. Ses membres sont trapus, aspres, & lourds : & a des pieds de chevre. Ils disent que, estant venu Pan en contention avec Cupido, & demourant surmonté par luy, fut contraint d’aimer Siringue, vierge, Nimphe d’Arcadie : laquelle, estant poursuyvie de luy à la course, & elle fuyant devant, fut empeschee par le Fleuve Ladon : Parquoy, demandant secours aux autres Nimphes, fut transmuee en roseaux ou cannes marescageuses : &, oyant Pan qui la suyvoit, le son que le vent faisoit, poussant ces roseaux, sentit telle douceur d’harmonie que, par la delectation du son, & par l’amour qu’il portoit à la Nimphe, prit sept de ses roseaux : &, les joignant ensemble avec de la cire, en feit une fluste, intrument doux à sonner.  SOP. Je voudroye savoir, de vous, si les Poetes ont signifié quelque allegorie en cela.  PHI. Outre les Sens hystorial d’un Silvanus

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d’Arcadie, lequel, estant enamouré, s’adonna à la Musique, & fut inventeur de la fluste à sept chalumeaux, conjoints ensemble avec de la cire : il n’y a point de doute qu’elle n’ait un autre Sens, haut, & allegoric : c’est assavoir que Pan (qui, en Grec, signifie tout) est la nature universelle, ordinatrice de toutes les choses mondaines. Les deux cornes, qu’il a au front, & s’estendent jusqu’au ciel, sont les deux Poles du ciel : l’un Arctic, l’autre Antarctic. La peau tachee, qu’il a sur soy, est la huitiesme Sphere, pleine d’estoilles. La face ardante est le Soleil, avec les autres Planettes : qui sont sept en tout, comme il y a sept organes en la teste c’est assavoir deux yeux, deux aureilles, deux trous au nez, & la bouche : lesquels, comme nous avons dit devant, signifient les sept Planettes. Les cheveux, de la barbe longue, pendante sur la poictrine, sont les rayons du Soleil, & des autres Planettes & estoilles, qui pendent au monde inferieur, pour faire toute generation & mixtion. Les membres trapus & lourds, sont les élemens & les corps inferieurs, pleins de grosseur & de lourderie, au regard des celestes : entre lesquels membres les pieds sont de

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chevre : pource que, comme les pieds de chevre ne cheminent jamais par la voye droite, ains vont sautant & traversant, sans aucun ordre, ainsi font les pieds du monde inferieur, & ses mouvemens, & ses transformations d’une essence en l’autre, transversalement, sans certain ordre : desquelles lourderies & inordinations les corps celestes ne tiennent rien, & telle est la signification de la figure de Pan.  SOPH. Elle me plaist bien : mais dites moy encores la signification de son amour avec Siringue : car cela est plus à nostre propos.  PHILO. Ils disent donc encores que ceste nature universelle, tant grande, puissante, excellente & admirable ne peut estre sans amour : & pourtant aima la vierge pure & non corrompue : c’est à dire l’ordre stable & incorruptible des choses de ce monde (pource que nature aime le meilleur, & le plus perfait) laquelle ordre estant suyvie de ceste nature, la fuit : car le monde inferieur est tout instable, & tousjours inordinément muable, avec des pieds de chevre. Et, quand à sa fuite, que feit cesser le fleuve Ladon : ce fleuve est le ciel, qui court continuellement, comme fleuve, auquel est retenue l’incorrompue stabilité fugitive

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des corps generables du monde inferieur, combien que le ciel ne soit pas luy-mesme sans continuelle instabilité, par son continuel mouvement local : mais ceste instabilité est par ordre & sempiternelle, & vierge sans corruption : & ses difformitez sont avec correspondance bien ordonnee & harmonieuse, ainsi que nous avons dit dessus, quant à la musique & melodie celeste : & là sont les tuyaux des cannes du fleuve, esquels Siringue fut transmuee, & ausquels le vent engendre doux son, & douce harmonie : pource que l’esprit intellectuel, qui meut les cieux, cause la consonnante correspondance musicale de ces chalumeaux : desquels Pan feit la fluste : avec sept d’entre-eux. Qui veut signifier la congregation des orbes des sept Planettes, & leurs esmerveillables concordances harmoniales : & pour ceste cause disent que Pan porte la verge & la fluste, avec laquelle il sonne tousjours : d’autant que Nature se sert continuellement de l’ordonnee mutation des sept planettes, pour les mutations continuelles du monde inferieur. Voyez, Sophie, comme je vous ay briefvement dit le contenu de l’amour de Pan avec Siringue.  SOP. J’ay pris plaisir en cest amour

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de Pan à Siringue : je voudroye maintenant savoir la generation, mariage, adulteres, & amourettes des autres dieux celestes, & quelles sont leurs allegories.  PHIL. Je vous diray quelque partie d’iceux, sous briefveté : pource que ce seroit chose longue & facheuse que d’en dire tout. L’origine des dieux celestes vient de Demogorgon, & de deux des enfans de son fils Herebe : c’est assavoir d’Ether, & de Dié, sa sœur & femme : qui sont, selon quelques autres, ses propres enfans. Ils disent que de ces deux nasquit Celie, ou Ciel : duquel nom fut nommé Uranie, pere de Saturne, par les Gentils : par ce qu’il estoit de tant excellente vertu, & de si profond entendement qu’il sembloit celeste, & digne d’estre fils d’Ether & de Dié, à raison qu’il participoit de la spiritualité Etheree en son esprit, & de la lueur divine en sa vertu. Le Sens Allegoric de cela est assez manifeste, en ce que le Ciel, qui environne, cele, & couvre toutes choses, est fils d’Ether & de Dié, pour & ce qu’il est composé, en sa diaphanité, de Nature Etheree, Subtille, spirituelle, & de nature luysante divine, par les estoilles lumineuses qu’il a : & l’Ether se nomme pere, parce qu’il est la principale

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partie du ciel, tant à cause de sa grandeur, qui comprend tous les orbes, comme aussi selon Plotin, de l’advis de Platon, pource qu’il penetre tout l’univers : qu’il dit estre plein d’esprit etheré : mais que les corps luysans sont membres particuliers du ciel, ainsi comme la Femme, laquelle est partie de l’Homme qui est le tout : & tant aussi pour les causes susdites que pour raison que l’Ether est corps plus subtil & plus spirituel que les corps luysans des estoilles & Planettes : tellement qu’Aristote dit que, parce que les estoilles sont de plus grosse & espoisse corporence que le reste du ciel, elles sont capables de recevoir, & retenir en soy la lueur, ce que ne peut faire l’orbe, à cause de sa transparente subtilité : & Plotin tient que la subtilité de l’Ether est telle qu’il penetre tous les corps de l’univers, tant superieurs comme inferieurs, & que il demeure avec eux en leurs places, sans augmentation de lieu : pource qu’il est esprit interieur sustentif de tous les corps, sans accroistre sa propre corporence : & par ainsi Ether a proprieté de mari spirituel, & Dié de femme plus materielle : desquelles deux natures le ciel est composé.  SOPHIE. Et, de Ciel, qui en nas-

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quit ? PHIL. Saturne.  SOPH. Et qui en fut la mere ?  PHILO. Entendez que Saturne Roy de Crete, fut fils d’Uranie, & de Veste : &, estant cest Uranie, par son excellence, nommé Ciel, Vesta sa femme, fut nommee Terre : Par ce que elle estoit generative de tant d’enfans, & principalement à cause de Saturne, qui fut enclin aux choses terrestres, & inventeur de plusieurs choses utiles en l’agriculture. Il fut aussi de nature tardive & melancholique, à la maniere de la terre : &, pour l’entendre allegoriquement, la terre, comme je vous ay dit, est la femme du ciel, en la generation de toutes les choses du monde inferieur.  SOPH. Estant, Saturne Planette, comment peut il estre fils de la terre ?  PHILO. Une fois, il est fils du ciel : parce qu’il est la premiere Planette, & le plus approché du Ciel estoillé : qui absolument se nomme Ciel, &, comme pere, environne toutes les Planettes : toutesfois ce Saturne a plusieurs ressemblances à la terre : & premierement quant à sa couleur plombee, qui tire sur, la terrestre : & apres, pource que, entre toutes les Planettes erratiques, il est le plus tardif en son mouvement, comme la terre est la plus pesante d’entre

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les élemens : en sorte qu’il est trente ans a tourner son ciel, au lieu que Juppiter, qui est le plus tardif d’apres, le fait en douze ans : Mars en deux ans, ou environ : le Soleil, Venus, & Mercure en un an : & la Lune en un mois. Outre ce, Saturne ressemble à la terre, par la complexion qu’il influe : laquelle est froide & seche, comme luy, & telle qu’il fait les hommes, sur lesquels il domine, melancholics, tristes, pesans, tardifs, de couleur de terre, enclins à l’agriculture, à edifices, & à offices terriens, comme il domine aussi sur toutes ces choses terriennes. Encores le peint-on vieil, triste, de vilain regard, songeard, mal vestu, avec une fau en la main : pource qu’il fait tels les hommes, sur lesquels il domine : & la fau est instrument de l’agriculture, à laquelle il les fait enclins. Au surplus il donne grand entendement, profonde cogitation, vraye science, droits conseils, & constance d’esprit, par la mixtion de la nature de son pere celeste, avec celle de sa mere, terrestre. Et, pour conclusion, de la part de son pere, il donne la divinité de l’ame, & de la part de sa mere, la laideur & ruine du corps : &, pour cest esgard, signifie pauvreté, mort, sepulture, & choses ca-

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chees sous terre, sans apparence, & sans ornement corporel : & pourtant faignent que Saturne mangeoit tous les enfans masles, mais non pas les femelles : pource qu’il corrompt tous les individus, & conserve les racines terriennes, leurs meres : & par ainsi fut raisonablement nommé fils de Ciel, & de Terre.  SOPH. Et qui furent les enfans de ce Saturne ?  PHIL. Les Poetes attribuent à Saturne plusieurs fils & filles : comme CHronos, qui vaut à dire temps determiné, ou circuit temporel, tel qu’est aussi l’An (qui est le temps du circuit du Soleil) lequel an ils mettent encore pour fils de Saturne : mais ils font Chronos principal fils pource que le plus grand circuit temporel, que l’Homme puisse veoir en sa vie, & qui soit de plus long temps, est le circuit de Saturne : car, comme j’ay dit, il se fait en trente ans, & ceu xdes autres Planettes se font en plus brief temps.  SOPH. Qui fut la femme de Saturne, mere de Chronos ?  PHILO. Sa femme, mere de Chronos, & de ses autres enfans, fut Opis sa propre sœur, fille de leur pere Ciel, & de Terre leur mere.  SOPHIE. Entendent-ils possible par Opis, autre chose que la vraye femme de Saturne, Roy de

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Crete ?  PHILO. L’allegorie est telle qu’Opis signifie œuvre, & labeur de la terre, autant en l’agriculture qu’en la fabrique des citez & habitations : laquelle, par raison, est femme, & sœur de Saturne. Elle est sœur, par ce qu’elle est fille du Ciel : lequel est cause principale de l’agriculture de la terre, & de l’habitation terrienne : en sorte que les parens, ou geniteurs, d’Opis, sont ceux-là mesmes de Saturne : c’est assavoir Ciel & Terre. Elle est sa femme : pource que Saturne produit les fabriques, & l’agriculture, comme agent, & Opis, comme receptacle patient & materiel.  SOP. Quels autres enfans à eu Saturne de sa femme Opis ?  PHIL. Pluton, qui signifie la profondité de la terre & Neptune, qui denote l’abisme de la mer : pource que Saturne domine en tous deux. Les Poetes luy donnent aussi d’autres enfans : mais, pour retourner aux choses celestes, qui sont plus à nostre propos, je vous di que Juppiter fut aussi fils de Saturne : lequel Juppiter est la plus haute Planette qui suyve la Saturnique : &, en l’ordre celeste, il luy succede à la maniere que succeda Juppiter, Roy de Crete, à son pere Saturne : lequel Juppiter eut le nom de ceste excellente & benigne Pla-

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nette, par sa benigne & noble vertu, comme son pere eut celuy de Saturne par ses ressemblances susdites : & ainsi ces deux rois, participans à la nature de ces deux Planettes, furent nommez par les noms d’icelles : comme si ces corps celestes fussent descendus en terre, & qu’ils se fussent faits hommes. Encores furent-ils accomparagez à ces deux Planettes, quant aux cas qui advinrent à chacun d’eux deux à part, & à l’un avec l’autre.  SOP. Vous m’avez desjà parlé de Saturne : dites moy maintenant l’allegorie des cas qui advinrent entre Juppiter & iceluy son pere, & semblablement de ceux propres de Juppiter.  PHILO. De quel cas de luy voulez-vous que je vous parle ?  SOPH. De celuy, par lequel ils disent que, quand Juppiter nasquit, on le cacha de son pere Saturne, qui tuoit tous les masles.  PHILO. L’allegorie est que Saturne est ruinateur de toutes les beautez & excellences, qui proviennent, des autres Planettes, au monde inferieur, & principalement de celles qui viennent de Juppiter : lesquelles sont les principales & les plus illustres : comme est justice, liberalité, magnificence, religion, ornement, splendeur, beauté, amour, grace,

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benignité, liberalité, prosperité, richesses, delices, & choses semblables : de toutes lesquelles Saturne est ruinateur & destructeur : & signifie aussi que Saturne est damnificateur de ceux qui ont en leur naissance sa Planette plus puissante que celle de Juppiter, & qu’il fait ruiner en eux toutes ces noblesses, ou, pour le moins, les offusque : comme Juppiter de Crete, estant enfant, & debile de force, fut caché, hors de la malignité de son pere Saturne, plus puissant que luy, qui le vouloit tuer.  SOPH. Et quelle est l’allegorie en ce qu’ils disent, que, estant Saturne en la prison des Titans, Juppiter, son fils, l’en delivra par puissance suffisante ?  PHI. Ils signifient que, estant Juppiter fort en la nativité d’aucun, s’il se trouve avec bon aspect surmontant Saturne, il delivre ce tel de toute calamité, misere, & prison, reprimant toutes ses infortunes : ou bien, s’il est en telle assiette au commencement de quelque edifice, habitation, ou œuvre grande, il les conduit à bonne perfection.  SOPH. Et, en ce qu’ils disent qu’apres que Juppiter eut delivré Saturne, le dessaisit de son royaume, & le confina en Enfer, que veullent ils signifier ?  PHIL. Une fois l’histoire

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est que Juppiter, apres qu’il eut delivré son pere de la prison des Titans, luy osta son royaume, & le feit fuir en Italie, & qu’il regna illec en compaignie de Janus, & commença une ville, ou maintenant est Rome, & qu’il mourust ainsi confiné. Or les Poetes appellent Italie enfer, tant par ce qu’elle estoit pour lors si fort inferieure à Crete, que ce Roy là reputoit enfer au prix de son royaume, que  pource que, de fait, Italie est inferieure à la Grece, estant plus Occidentale : car l’Orient est superieur à l’Occident. Mais l’allegorie est telle que, estant Juppiter plus puissant que Saturne, sur telle personne ou tel acte que l’on voudra, il oste la domination de ce tel à Saturne, & le fait demourer inferieur en influence. Elle signifie encores universellement que, combien que Saturne regne premierement au monde de la generation, conservant les semences sous terre, & congelant le sperme au commencement de la conception des animaux, neantmoins, au temps de l’augmentation & ornement des choses nees, Juppiter est celuy qui regne, & est principal en cela : &, ostant son pere Saturne hors de domination, le confine en Enfer : c’est à dire en

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lieux obscurs, esquels se cachent les semences des choses, au commencement de la generation : sur lesquelles semences ce Saturne a propre domination. SOP.  Ces allegories des cas advenus entre Juppiter & Saturne me plaisent : &, puis que ces choses là ont signification subtile, tant plus l’auront celles qui parlent de la vertu, victoire, justice, liberalité, & religion de Juppiter.  PHILO. Il est ainsi : car elles disent qu’il monstra, au peuple, la maniere de bien vivre, leur deffendant & ostant plusieurs vices qu’ils avoyent : par ce qu’ils mangeoyent de la chair humaine, la sacrifiant aussi : & il leur osta ceste inhumaine coustume. Ce qui signifie que Juppiter celeste, par sa benignité, deffend aux hommes toute cruauté, les fait pitoyables, leur prolonge & preserve la vie, & les deffend de la mort : en sorte qu’il se nomme Zefs, qui signifie vie, en langage Grec. Ils disent aussi qu’il leur establit loix, religion, & temples : pource que la Planette de Juppiter influe telles choses aux hommes, les faisant reiglez, moderez, & ententifs au service divin. Au demourant disent qu’il conquesta la plus part du monde, qu’il divisa entre ses freres, enfans, parens, &

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amis, & ne voulut pour soy seulement que le mont Olimpe : auquel il faisoit sa residence : & là les hommes luy alloyent demander ses droits jugemens : & il leur faisoit raison, & justice à toute personne foulee : dont ils signifient que ceste Planette de Juppiter donne victoires, richesses, & possessions aux hommes Joviaux, avec liberale distribution : & qu’il a en soy une substance nette, & une nature limpide, aliene de toute avarice, & villenie : & qu’il fait les hommes justes, amateurs de vertu & de droits jugemens : & pourtant, en langue Hebraïque se nomme Sedech : qui signifie Justice.  SOPHIE. Toutes ces allegories Joviales me plaisent bien : mais que direz vous, Philo, de ses amours, non seulement matrimoniaux avec Juno, mais aussi de ses adulterins ? car ils sont plus à nostre propos.  PHIL. L’histoire est que Juppiter a, pour femme, Juno sa sœur, fille de Saturne & d’Opis, qui les eut tous deux, d’une mesme portee, & qu’elle nasquit la premiere : mais, pour l’allegorie, aucuns tiennent Juno pour la terre & pour l’eauë, & Juppiter pour l’ær & pour le feu, entre lesquels il semble qu’il y ait quelque fraternité & conjonction. Au-

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tres la mettent pour la Lune : & chacun accommode les fables de Juno à son opinion.  SOP. Et vous, Philo, qu’entendez vous par Juno ?  PHIL. J’enten la vertu gouvernatrice du monde inferieur, & de tous les élemens, & principalement de l’ær : qui est celuy qui environne & circuit l’eauë, & qui penetre la terre par tout : car l’élement du feu n’estoit pas cognu, ne concedé, par les anciens : ains soustenoyent que l’ær fust contigu au ciel de la lune, combien que ceste premiere partie, plus proche des cieux, soit la plus chaude, par leur continuel mouvement. Pourtant, par l’universalité de l’ær en tout le globe (lequel ær est le plus approprié à Juno) elle est la vertu gouvernatrice de tout le monde de la generation & des élemens, ainsi que Juppiter est la vertu gouvernatrice des corps celestes : laquelle vertu s’approprie à la Planette de Juppiter : pource qu’il est le plus benin & excellent, & le plus haut apres Saturne : qui est son pere (c’est assavoir l’Intellect, qui est producteur de l’ame celeste) lequel Saturne demeure, en la partie celeste, pres du grand ciel : qui est commencement & pere de luy & des autres Planettes. Et, ainsi comme Juppiter de-

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meure entre sa sœur Juno & entre Saturne leur pere, ainsi Juno demeure entre Opis leur mere (qui est le centre de la terre & la matiere premiere) & entre Juppiter son frere. Car ceste Juno contient tout ce qui est depuis le centre de la terre jusques au ciel : &, estans contigus l’un avec l’autre, se nomment freres : & dit-on qu’ils nasquirent d’une mesme portee, pour denoter que le monde celeste, & elementaire, furent ensemble produits, par l’Intellect, pere, & par la matiere mere, suyvant ce que dit Anaxagoras, conforme à la sainte Escriture, en la production, ou bien creation, du monde : quand il dit que Dieu crea ciel & terre d’un commencement & semence des choses. Et disent que Juno sortit la premiere du ventre de leur mere : pource qu’ils entendoyent que la formation de tout l’univers eust commencé par le centre, & qu’elle fust ainsi successivement allee montant jusques à la circonference derniere du Ciel, comme arbre qui va croissant jusques au feste. Ce qui est conforme au Psalmiste, quand il dit ainsi, Au jour que Dieu crea terre & ciel. Là ou il prepose, en l’ordre de la creation, l’inferieur au superieur corporel. On les fait aussi

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conjoints en mariage : pource que, comme nous avons dit paravant, le monde celeste est vray mari du monde élementaire : qui est sa vraye femme : l’un agent, & l’autre recevante : laquelle se nomme Juno : pource qu’elle *juve comme si la derivaison estoit commune à tous deux : parce que tous deux juvent à la generation des choses : l’un comme pere, & l’autre comme mere. On la fait aussi deesse des mariages, & *Lucine des enfantantes : pource qu’elle est vertu gouvernatrice du monde, de la conjonction des élemens, & de la generation des choses.  SOP. Cela me suffit, quant à leur mariage : parlez moy un peu de leur generation, touchant Hebé femelle, & Mars leur fils masle.  PHI. On feint que, estant Appollo en la maison de Juppiter son pere, entre autres choses, feit manger des laituës sauvages à Juno sa marastre : tellement qu’elle, qui estoit premierement sterile, incontinent devint enceinte, & enfanta une fille, nommee Hebé : laquelle, à cause de sa grand’beauté, fut faite deesse de jeunesse, & se maria avec Hercules.  SOPH. Quelle en est l’allegorie ?  PHIL. Estant le Soleil (qui est nommé Appollo) en la maison de Juppiter son pere (c’est assa-

* C’est à dire, aide, sert, & profite.
* C’est à dire Sage-femme.

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voir au Sagittaire : qui est le premier domicile de Juppiter) & de là jusques à Pisces (qui est le second signe de Juppiter, au Zodiac) depuis la mi-Novembre jusques à la mi-Mars, Juno (qui est le monde élementel) enchargea, par la grande froideur & forte humidité de ces mois. Ce qui s’entend, quand on dit que Appollon luy feit manger des laituës sauvages : lesquelles sont fort froides & humides : & ces deux qualitez font encharger la terre, estant sterile de l’Automne passé : & alors les racines des semences des choses commencent à prendre vertu germinative : qui est vraye conception : & elle vient à se descharger en la Primevere, quand le Soleil passe de Pisces en Aries. Et, pource qu’alors toute plante est fleurie, & que toute chose rajeunit, pour ceste cause ceste fille se nomme deesse de Jeunesse : car en effet, Hebé est la vertu germinative de la Primevere : laquelle est nee de Juppiter celeste, & de Juno terrestre, & élementaire, par l’entremise du Soleil. Et la font marier à Hercules : pource que les hommes excellens, & fameux en vertu, se nomment Hercules : d’autant que la renommee de tels hommes est tousjours jeune, & que jamais ne meurt, & ne s’en-

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vieillit.  SOP. J’ay entendu de Hebé : dites moy de Mars, fils de ce Juppiter & de Juno.  PH. Mars, comme vous savez, est planette chaude, & qui produit chaleur au monde inferieur : laquelle chaleur, meslee avec l’humidité, signifiee par Hebé, fait la generation de ce monde inferieur : qui est signifiee par Juno : tellement que Juno enfanta ceste fille & ce fils de Juppiter celeste : par lesquels se font apres toutes les generations inferieures. Encore disent-ils que, tout ainsi comme Hebé signifie la generation universelle du monde, ainsi Mars, qui est ardant & destruisant, signifie la corruption : laquelle se cause principalement du grand chaud de l’Esté, qui desseche toute humidité : en sorte que ces deux enfans de Juppiter & de Juno sont la generation & corruption des choses : par lesquelles le monde inferieur se continue. Et, pource que la corruption ne derive du commencement celeste, sinon par accident (parce que sa propre operation & intention est à la generation) à ceste cause ils disent que Juno enfanta Mars, par la percussion de la vulve : pource que la corruption vient du defaut & percussion de la matiere, & non pas de l’intention

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de l’agent.  SOPH. Ceste allegorie du mariage, & de la legitime generation, de Juppiter & de Juno me plaist. Je voudroye maintenant savoir quelque chose de leurs amours, & de leurs generations extraordinaires : comme envers Latone, Alcumene, & autres.  PHI. Ils disent que Juppiter s’enamoura de Latone vierge, & qu’il l’engrossa : dequoy Juno, se courrouçant aigrement, non seulement esmeut contre elle toutes les parties de la terre, si fort que nulle ne la recevoit : mais encores la fit persecuter de Python, serpent tresgrand, qui la deschassoit de toute place : dont elle, s’enfuyant, vint en l’isle de Delos, qui la receut : & illec enfanta Appollo & Diane : mais Diane sortit la premiere, & aida à sa mere, faisant office de Lucine, à la naissance de Appollo : lequel incontinent qu’il fut né, avec son arc & flesches, tua le serpent Python dessusdit.  SO. Dites m’en l’allegorie. Cela signifie qu’au temps du Deluge, & encor un peu apres, l’ær estoit tant espoissi par les vapeurs de l’eauë, qui couvroit la Terre, à cause des grandes & continuelles pluyes, qu’il n’apparoissoit au monde nulle lumiere de Lune, ni de Soleil : pource que leurs rayons ne

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pouvoyent penetrer l’espoisseur de l’ær. Ainsi donc, Latone, qui est la circomference du ciel, par ou va la voye lactee estoit engrossee par Juppiter son amant : & voulant enfanter en l’univers la lumiere lunaire, & solaire, apres le Deluge, Juno (qui est l’ær, l’eauë, & la terre) courroucee de jalousie par ceste grossesse, empeschoit avec son espoisseur, & avec ses vapeurs, l’enfantement de Latone, & l’apparition du Soleil, & de la Lune, au monde : en sorte qu’elle faisoit qu’elle n’estoit receuë, ne peuve veoir, en nul lieu de la terre : & outre ce, Python, serpent (qui estoit la grande humidité, qui restoit du Deluge) la persecutoit, par eslevation continuelle des vapeurs : qui par leur espoisseur, chargeant l’ær, ne laissoyent venir, ni apparoistre, au monde les rayons lunaires, ne les solaires : & nomme ceste superflue humidité, Serpent : pource qu’elle estoit occasion de la corruption des plantes, & de tous les animaux terrestres. Finalement en l’isle de Delos (là où premierement se purifia l’ær, par la secheresse de la saleure de la mer) Latone enfanta Diane, & Appollo : car les Grecs tiennent que premierement, apres le Deluge, la Lune & le Soleil ap-

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parurent en Delos, & disent que Diane nasquit la premiere : par ce que l’apparition de la Lune fut premierement de nuict : & apres nasquit Appollo, & apparut au jour en suyvant : en sorte que l’apparition de la Lune disposa celle du Soleil, comme si elle eust esté Sage-femme de sa mere à l’enfantement de son frere Appollo : &, incontinent qu’Appollo fut né, ils disent qu’il tua, de son arc & flesches, le serpent Pithon : c’est à dire que, quand le Soleil apparut, il dessecha, par ses rayons, l’humidité qui empeschoit la generation des animaux, & des plantes.  SOP. Quel est cest arc d’Appollo ?  PHI. Je vous pourroye dire que c’est la circomference du corps solaire : de laquelle sortent des rayons, en maniere de flesches (car les flesches presupposent l’arc) mais, en effet, l’arc d’Appollo est un autre plus propre, que je vous declareray, quand nous parlerons de ses amours : & ce pendant je vous pourray dire une autre allegorie, plus antique, docte, & sapiente que l’autre, touchant la naissance de Diane & d’Appollo.  SOPH. Dites-la moy, je vous prie.  PHILO. Elle denote leur production en la creation du monde, conforme à la pluspart de la sainte

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Escriture Mosaïque.  SPH. Comment cela ?  PHIL. Moyse escrit que, quand Dieu crea le monde superieur celeste, & l’inferieur terrestre, le terrestre, avec tous les élemens estoit confus, & fait un abisme tenebreux & obscur : & que, aspirant l’esprit divin sur l’eauë de l’abisme, produisit la lumiere : & lors fut de premiere nuict, & de premier jour, la premiere journee qui fit onc. Voila donc ce que signifie la fable de l’enfantement de Latone : laquelle est la substance celeste : de laquelle estant enamouré Juppiter (qui est le souverain Dieu Createur de toutes choses) l’engrossa de corps luisans en acte : & principalement du Soleil & de la Lune : pour luy faire enfanter leur lumiere sur la terrestre partie : mais, ne le consentant pas Juno (qui est le globe des élemens confus) ces corps luisans ne la pouvoyent penetrer de leurs rayons, ains estoyent reboutez de toute part du globe : &, par especial, l’abisme de l’eauë (qui est le serpent Pithon) empescha l’enceinte d’enfanter ceste lumiere du Soleil, & de la Lune, sur la terre. Finalement toutesfois, en l’isle de Delos (qui est le descouvert de la terre, non gueres grand au commencement, ains mis

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entre les eauës, à la maniere d’une Isle) apparurent premierement, par la descouverture de l’eauë, & pource que l’ær n’estoit pas là si gros : tellement qu’il est narré, en la sainte creation, qu’apres le celeste & le terrestre creez au commencement, la nuict & le jour furent creez pour premiere journee : &, au second jour, le firmament Etheré fut estendu (qui fust la division de l’ær, de l’eauë, & de la terre) & apres, au troisiesme jour, ceste terre fut descouverte, donnant commencement à la production des plantes : &, au quatriesme, fut l’apparition du Soleil & de la Lune, sur la terre, jà descouverte : qui est la figure de l’enfantement de Latone, en l’isle de Delos : sur quoy il est denoté que leur conception fut au premier jour, & l’enfantement & apparition au quatriesme jour des six de la creation. Et disent que Diane sortit la premiere, & que elle fut Lucine, aidante à la nativité de Appollo, pource que la nuict preceda le jour, à la creation, & les rayons lunaires commencerent à disposer l’ær, pour recevoir les solaires. Cela fait Appollo, tua Pithon (qui est l’abisme) pour ce que le Soleil, avec ses rayons, alla dessechant & descouvrant tousjours de plus en

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plus, la terre, purifiant l’ær, digerant l’eauë, & consumant ceste humidité indigeste, qui demouroit de l’abisme en tout le globe, & qui empeschoit la creation de tous les animaux, encores qu’il n’empeschast point celle des plantes, à cause qu’elles sont plus humides. Parquoy au cinquiesme jour de la creation, qui fut celuy d’apres l’apparition des luminaires, les animaux volatils & aquatics, qui estoyent les moins perfaits, furent creez : & au sixiesme, & dernier jour, de la creation, l’Homme fut formé, comme le plus perfait de tous les inferieurs, lors que le Soleil, & le ciel, avoyent jà disposé les élemens, & tellement temperé leur mixtion, qu’il se peust faire d’icelle un animant, auquel se meslast le spirituel avec le corporel, & le divin avec le terrestre, & l’eternel avec le corruptible, en une merveilleuse composition.  SOPH. Ceste allegorie, & la conformité qu’elle a avec la creation narree en la sainte Escriture Mosaïque, & avec la continuation de l’œuvre des six jours, l’un apres l’autre, me plaist grandement : & vrayement aussi c’est chose à esmerveiller de pouvoir cacher choses si grandes & hautes, sous la couverture des amours charnels

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de Juppiter : mais dites moy encore s’il y a point quelque signification en ceux d’iceluy, vers Alcumene.  PHI. La fable est que Juppiter s’enamoura d’Alcumene & eut affaire avec elle, en forme d’Amphitrion, son mari, & que d’elle nasquit Hercules. Or savez-vous qu’Hercules, environ les Grecs signifie homme tresdigne, & excellent en vertu : & tels personnages naissent volontiers de dames bien complexionnees, belles, & bonnes, comme Alcumene : qui fut honneste, & bien formee, & portant grand amour à son mari : desquelles dames Juppiter est accoustumé de s’enamourer, & d’influer en icelles ses vertus Jovialles : en sorte qu’elles conçoyvent principalement par Juppiter, & leur mari n’est presque seulement qu’instrument de la conception. Et c’est ce que lon veut dire par Juppiter ayant affaire avec Alcumene, en forme d’Amphitrion son mari : pource que, si ce n’eust esté la vertu & influence de Juppiter, la semence d’Amphitrion n’estoit pas digne de pouvoir engendrer Hercules en sa femme : lequel Hercules, par ses divines vertus : participees de Juppiter, fut vray fils d’iceluy, & figurellement, ou instrumentellement fils d’Am-

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phitrion, & ainsi se doit entendre de tous les hommes excellens : qui se peuvent aussi nommer Hercules : comme ce tres-renommé fils d’Alcumene.  SOPH. Juppiter s’enamoura bien encores de quelques autres, & en eut plusieurs enfans : dites moy quelque chose d’iceux.  PHIL. On attribue plusieurs autres amourettes a Juppiter, & la cause en est pource que la planette de Juppiter est amiable de soy, & qu’elle encline les siens à l’amour & à l’amitié : & combien que son amour soit honneste, neantmoins, s’il a quelque communication avec aucune des autres planettes, quand les enfans naissent sous son influence (par laquelle les Poetes les nomment ses enfans) il les fait estre amateurs des choses honnestes meslees avec celles de la nature de ceste Planette : dont advient qu’il donne quelquefois un amour net, pur, noble, manifeste, & doux, selon sa propre nature Ioviale : & de ceste maniere feignent qu’il aima Leda, & qu’il eut affaire à elle en forme de cigne : car le cigne est blanc, net, noble, & de doux chant : & pour ceste cause Leda le prit, & apres se trouva prise de luy : & enfanta de son fait tous d’une portee, Castor & Pollux : lesquels fu-

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rent nommez enfans de Juppiter : pource qu’ils furent excellens en vertu : Elle enfanta aussi Helene, tant renommee par sa beauté, de Juppiter en forme de Cigne, & ses deux freres furent transmuez par Juppiter, en signe de Gemini, par ce que c’est la maison de Mercure : qui donne la douce eloquence signifiee par le doux chant du Cigne, denotant que la purité de l’esprit, avec la douceur du parler, est grand’cause d’amour & d’amitié. Aucunefois Juppiter donne son amour honneste, non tant apparent & manifeste, mais nebuleux, intrinsecque, & couvert : & pourtant disent qu’il aima la fille d’Inacus, & qu’il en joüit, en forme de nuee. Et si Juppiter a communication avec Venus, il fait l’amour tendant au delectable : dont ils mettent qu’il aima & obtint Europe, en forme d’un beau Toreau : pource que le signe du Toreau est domicile de Venus. Et, s’il a communication avec Mercure, il donne amour tendant à l’util : pouce que Mercure est pourchasseur de richesse : & pourtant disent qu’il aima Danaé, & en joüit en forme de pluye d’Or : à raison que la liberale distribution des richesses fait que l’Homme soit aimé de ces souffreteux qui la reçoyvent com-

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me pluye. Et, quand il a commixtion avec le Soleil, il donne amour d’estat, de domination, & de grandes hautesses. Ce qu’ils signifient, disant qu’il aima Asterie, & qu’il en joüit en forme d’Aigle. Et, se meslant avec la lune, fait un amour tendre & pieteux, comme celuy d’une mere, ou d’une nourrice, envers son enfant ou nourrisson : dont ils disent qu’il aima Semelle, fille de Cadmus, & qu’il en joüit en figure de Beroé sa nourrice. Et, quand il est complexionné avec Mars, il fait un amour chaud, enflambé, & bruslant : & par telle maniere disent qu’il aima Egine, & qu’il l’obtint en forme de foudre. Et, s’il a meslange avec Saturne il fait un amour meslé d’honneste & vilain, en partie humain, & intellectuel, & en partie lourd & sale : à cause dequoy ils feignent qu’il aima Antiopa, & qu’il en joüit en forme de Satire : qui a de l’Homme les parties superieures, & les inferieures de Chevre : pource que le signe de Capricornus est maison de Saturne. Encore, si Juppiter se treuve en signe feminin, il donne amour feminin : & pourtant disent qu’il aima, & obtint Calisto en forme de femme. Et s’il se trouve en signe masculin, principalement en la maison de Saturne

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(c’est assavoir Aquarius) il donne amour masculin : & pourtant feignent qu’il aima Ganimedes jeune enfant, & qu’il le transmua en Aquarius, signe de Saturne. Je vous pourroye encores dire plus amples allegories, sur toutes ces amourettes & sur d’autres de Juppiter, mais je les laisse, pour eviter prolixité, & pource qu’elles ne sont pas de grande importance. Suffise vous de savoir que toutes ses amourettes signifient les manieres d’amours & d’amitiez qui dependent de l’influxion de Juppiter en ceux qui sont dominez par luy à leur naissance (laquelle influxion il donne quelquefois tout seul, & quelquefois accompaigné en divers signes du ciel) denotant aussi le grand nombre de ses divers enfans, & l’histoire de ceux qui participeront diversement des vertus de Juppiter avec la maniere de telle participation.  SOPH. Nous avons assez parlé de ces amours de Juppiter. Parlez moy maintenant de ce fameux enamourement de Mars son fils avec Venus.  PHI. Vous avez entendu desja, par ci devant la naissance de Mars, de la percussion de la vulve de Juno : qui signifie que la planette de Mars est treschaude, pongitive, & incitative à la generation

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du monde inferieur, nommé Juno : & est fils de Juppiter, pource qu’il est la planette, qui luy est prochaine, inferieure de luy : & la planette Venus, selon les anciens, est entre iceluy Mars & Mercure : puis le Soleil, & la Lune apres. Mais les plus modernes Astrologues mettent le Soleil entre Mars & Venus de laquelle les Poetes feignent diverses choses. Aucunefois ils la nomment grande, luy attribuant les plus excellentes choses de la nature : & qu’elle est fille du Ciel, pere, & de Dié, mere. Ils luy donnent le Ciel pour pere : par ce que Venus est une des sept planettes celestes, & le jour pour mere : par ce qu’elle est fort claire : &, quand elle est matutinale, elle anticipe sur le jour : &, quand elle est vespertine, il en est prolongé. Ils disent aussi qu’elle enfanta Amour de gemeau du fait de Juppiter, & les trois sœurs nommees Graces, entendans que l’amour és choses inferieures, procede de deux parens benins, nommez fortunes : c’est assavoir de Juppiter, fortune majeur, & de Venus fortune mineur : mais que Juppiter est en lieu de pere, pour sa superiorité & excellence masculine & Venus en lieu de mere, par estre moindre, plus basse, & feminine.

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Aussi l’amour de Juppiter est honneste, perfait, *masculin : & celuy de Venus est delectable, charnel, imperfait, & feminin : à cause dequoy ils feignent que cest amour, engendré d’eux, est gemeau, par ce qu’il est composé d’honneste & delectable : & aussi par ce que le vray amour doit estre gemeau & reciproque és deux amans : &, quant aux Graces, ils les engendrerent ensemble : pource que l’amour n’est jamais sans grace de toutes les deux parties. Ils disent que ceste Venus estant allee en la maison de Mars, causa des furies en icelle, signifiant que, quand Venus, à la nativité d’aucun, se trouve en un des signes de Mars au ciel (c’est assavoir en Aries, ou en Scorpio) elle engendre des amans furieux, & d’ardant amour, par la chaleur de Mars : & ainsi en est, quand Venus a aspect avec Mars. Ils la font, en peincture, ceincte d’un ceste, quand elle fait nopces & mariages : pour signifier le grand cordon & lien inseparable que Venus met entre ceux qui sont conjoints en amour. Des animaux, ils luy attribuent les colombes : par ce qu’elles sont fort adonnees à la conjonction amoureuse : & quant aux arbres le mirte tent pour sa soüefve odeur, & pour ce qu’il est tous-

* C’est à dire perfait comme est le masle au prix de la femelle.

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jours verd, comme l’amour, qu’encores par ce que successivement le mirte a les fueilles deux à deux, comme *l’amour est tousjours gemeau & reciproque. Aussi le fruict du mirte est noir : pour denoter que l’amour donne fruict melancolicq, & angoisseux. Encores, d’entre les fleurs luy donnent-ils la rose, pour raison de sa beauté & soüefve odeur, & aussi pource qu’elle est environnee d’espines aiguës : car l’amour est environné de passions, douleurs, & tourmens poignans.  SOPH. Est-ce une mesme chose d’elle & de ceste Venus, que l’on depeint estre nue en la mer, nageante en une coquille ?  PHI. A dire vray, Venus humaine fut une seule, fille de Juppiter & de Dioné : & feignent qu’elle se maria à Vulcan : mais, en effet, elle fut mariee à Adonis : combien que les autres tiennent que premierement elle se maria effectuellement avec Vulcan, & apres avec Adonis. Elle fut roine en Cipre, & tant addonnee à l’amour concupiscible, qu’elle monstra aux dames d’este publiques, le leur faisant licite. Par sa grande beauté & clair visage, fut nommee Venus, à la ressemblance de la clarté de la Planette ainsi nommee : par ce qu’ils estimoyent qu’icelle celeste

* Il entend du perfaict

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influast en ceste terrienne non seulement grand’beauté, mais encore ardante lascive, ainsi comme la nature est de causer au monde inferieur vie delectable, & generation concupiscible. Ainsi Venus, fut premierement adoree pour deesse en Cipre, & honoree de temples : mais les Poetes, sous la couverture d’icelle, ont dit plusieurs choses feintes : qui sont representation de la nature, complexion, & effets de Venus celeste : & ses excellentes vertus sont signifiees sous le nom de Venus la grande, fille du Ciel & de Dioné, comme je vous ay jà dit. Mais les Poetes, voulans demonstrer son incitation à lascivie charnelle, par le recit d’une autre sienne maniere de naissance, disent que Saturne, avec sa fau, couppa les testicules à son pere Celie : & les autres disent que Juppiter fut celuy qui les couppa à son pere Saturne, avec sa propre fau, & qu’il les jetta en la mer : du sang desquels, ensemble avec l’escume de la mer, nasquit Venus : & pourtant la depeingnent nue, dedans une coquille, en la mer.  SOP. Quelle est l’allegorie de ceste sienne origine tant estrange ?  PHIL. Les testicules de Celie sont la vertu generative, qui derive du ciel au monde inferieur : de

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laquelle vertu Venus est propre instrument, estant celle qui proprement donne l’appetition & vertu generative aux animaux. Ils disent que Saturne les luy couppa de sa propre fau : pource que Saturne en Grec est nommé Cronos, qui signifie Temps : lequel est occasion de la generation en ce monde inferieur : d’autant qu’il faut que les choses temporelles d’iceluy, n’estant pas eternelles, ayent commencement, & qu’elles soyent engendrees, & aussi à raison que le temps corrompt les choses qui sont sous luy, & faut que tout corruptible soit engendré : tellement donc que le temps signifié par Saturne, porta, par le moyen de Venus, la generation du ciel au monde inferieur : qui se nomme mer, à cause de sa continuelle mutation d’une forme en autre, avec la continuelle generation & corruption : & cela se feit par le couppement des testicules, avec la fau : par ce que, moyennant corruption, generation se fait en ce monde. Aussi la propre nature de Saturne est de corrompre, comme celle de Venus est d’engendrer : car elle est cause de naissance, & luy de mort : pource que, si les choses ne se corrompoyent, rien ne s’engendreroit : & pourtant disent que Saturne, avec sa fau, par laquelle il

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destruit & corrompt toute chose, couppa les genitoires de Celie son pere & les jetta en ceste mer mondaine : desquels Venus s’engendra, donnant aux choses inferieures vertu generative, meslee avec la puissance corruptive, par le couppement des testicules de Celie. Ceux, qui disent que les testicules, qui furent couppez, furent ceux de Saturne desquels nasquit Venus, signifient que Saturne engarde la generation : pource que Juppiter luy couppa les testicules : à cause dequoy il demeura inhabile à engendrer : mais les instrumens generatifs, qui deffaillirent à Saturne, formerent Venus qui est toute la cause de la generation. Ils signifient aussi que Saturne est la Planette, qui, apres le coït, cause incontinent la conception : pource que elle fait la congellation du sperme, & pource elle domine au premier mois de la grossesse : mais Juppiter prend incontinent la domination de la conception formant la creature au second mois, auquel ce Juppiter domine : & cela est signifié par le couppement des testicules de Saturne, premier en la conception desquels testicules on dit que Venus nasquit : pource que elle est principale en la generation, & aussi par ce qu’elle domine au 5. mois, qu’elle fait

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perfaicte toute la formation & beauté de la creature : & pourtant disent qu’elle fut engendree du sang des testicules, & de l’escume de mer : qui veut dire que l’Animant s’engendre du sperme du masle (qui est le sang des testicules) & du sperme subtil de la femelle, estant iceluy en forme d’escume : ou bien on entend, par l’escume, le sperme de l’Homme, qui est ainsi blanc : & par le sang, celuy de la femme : duquel la creature se nourrit. Ils la despeignent nue, à cause que l’amour ne se peut couvrir : & aussi par ce qu’elle est charnelle, & d’autant que les amans se doivent trouver nus. Elle nage sur mer pour ce que l’amour generatif s’estend par tout ce monde : qui continuellement est muable comme la mer : & aussi pourtant que l’amour fait les amans sans repos, douteux, branlans, & tempestueux, comme la mer.  SOPH. J’ay assez entendu de l’origine & naissance de Venus, à ceste heure il est temps que je sache de ses amours avec Mars.  PHIL. Ils disent que Venus fut mariee à Vulcan, mais, pource qu’il estoit boiteux, s’amourachea de Mars, courageux, & vaillant aux armes : avec lequel ayant affaire à la desrobee, fut veuë du Soleil, & encusee à Vulcan : le-

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quel meit secretement invisibles rets de fer à l’entour du lict, ou tous deux gisoyent : & là se trouverent pris tous nuds : tellement que Vulcan, ayant appellé les dieux principalement Neptune, Mercure, & Appollo, leur monstra Mars & Venus tous nuds, pris entre ces rets de fer, auquel spectacle les dieux se cacherent la face de grande vergongne : mais Neptune seul pria tant Vulcan que Mars & Venus furent delivrez, à sa priere : & depuis pour ceste cause, Venus hayt tousjours le Soleil, & toute sa race : & tant qu’elle feit adulterer toutes ses filles.  SOPH. Que dites vous donc, Philo, de telle lascivie, & adultere, entre les dieux celestes ?  PHILO. L’allegorie de ceste fable n’est pas seulement scientifique, ains d’avantage est utile : pource qu’elle demonstre que l’exces de la lascivie charnelle, non seulement endommage toutes les puissances & vertus du corps de l’Homme, mais aussi cause defaut au mesme acte, avec diminution de l’ordinaire.  SOPH. Declarez-la moy distinctement.  PHIL. Venus est l’appetition concupiscible de l’Homme : laquelle derive de Venus : car telle concupiscence est grande & vehemente, selon l’efficace de l’influence de

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ceste Venus, és nativitez. Elle est mariee avec Vulcan, qui est dieu du feu inferieur : lequel est, en l’Homme, sa chaleur naturelle : qui limite, & actuë la concupiscence, & luy est tousjours conjoint actuellement comme son mari. Ils disent que ce Vulcan fut fils de Juppiter & de Juno, & que, parce qu’il estoit boiteux, le jetterent hors du Ciel, & qu’il fut nourri par Tethis : puis fut fevre de Juppiter, luy forgeant ses instrumens artificiels. Surquoy ils veulent entendre que la chaleur naturelle des hommes, & des animaux, est enfant de Juppiter & de Juno : pource qu’elle a du celeste meslé avec la materialité : &, par la participation de Juppiter, & du Ciel, est le Subject des vertus naturelles, animales, & vitales : &, pour cuase de la mixtion qu’elle a avec la matiere, n’est pas eternelle, comme est la chaleur effective du Soleil, & des autres corps celestes, ne tousjours puissante aussi : & semblablement ne se trouve tousjours, en une mesme maniere, au corps humain : ainçois, comme fait le boiteux, croist, & puis decroist, monte, & puis descend, selon la diversité de l’aage, & des dispositions de l’Homme : & c’est ce qu’ils veulent entendre, quand

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ils disent que Vulcan, par ce qu’il estoit boiteux, fut jetté hors du Ciel : pource que la chaleur celeste, & les autres choses du ciel, sont uniformes, & ne boitent point, comme les inferieures. Et, quant à ce qu’il fut nourri par Tethis (qui signifie la mer) cela veut dire que ceste chaleur (autant és animaux, comme en la terre mesme) est nourrie de l’humidité, & en est tellement soustenue qu’elle est forte ou foible, selon que l’humidité naturelle luy est proportionnee, ou suffisamment, ou non suffisamment. Ils le disent estre fevre & artisan de Juppiter : pource qu’il est ministre d’autant d’operations merveilleuses & Joviales, qu’il y en a au corps humain. Estant donc la concupiscence Venerienne mariee & conjointe avec la chaleur naturelle, s’enamoure de Mars : qui est le boüillant desir de la lascivie : pource qu’il donne luxure ardante, excessive, & immoderee : & pourant disent que Mars ne nasquit pas de la semence de Juppiter, & qu’il ne participa à aucune bonne chose des siennes, ains nasquit de la percussion de la vulve de Juno, qui signifie la venenosité des menstrues de la mere : pourtant que Mars, par ces ardantes inciations, fait superabon-

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der la puissance de la matiere de Juno, par dessus la raison de Juppiter : en sorte que la concupiscente Venus a coustume de s’enamourer de l’ardant Mars : dont les Astrologues mettent tresgrande amitié entre ces deux planettes : & disent que Venus corrige toute la Malice de Mars, avec son benin aspect. Or, estant la luxure en exces, par la mixtion de ces deux, le Soleil, qui est la noble raison humaine, les encuse à Vulcan, donnant à cognoistre que, par tel exces, la chaleur naturelle vient à faillir : & pource il tend des chaines invisibles, entre lesquelles tous ces deux adulteres se trouvent honteusement pris. Car, quand la chaleur naturelle defaut, la puissance de paillarder faut aussi, & les desirs excessifs se trouvent liez, sans liberté ne puissance, nus d’effet, & honteux, avec repentance : &, ainsi honteux, Vulcan les monstre aux autres dieux : qui veut dire qu’il fait sentir le defaut de la chaleur naturelle à toutes les puissances humaines : qui, par leurs vertueuses operations, se nomment divines : lesquelles demeurent toutes deffectueuses, en faute de chaleur naturelle : &, touchant ce que l’on y specifie trois dieux (c’est assavoir Neptune, Mercure, & Appollo, qui sont trois

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chefs des puissances du corps de l’Homme) Neptune est l’ame nutitive, avec les vertus & puissances naturelles, qui viennent du foye : lesquelles se font par abondance d’humidité, sur laquelle est Neptune. Mercure est l’ame sensitive : qui contient les sens, les mouvemens, & la cognition : qui procedent tous du cerveau : & sont choses propres à Mercure. Appollo est l’ame vitale, pulsative, qui donne les esprits, & la chaleur naturelle, par les arteres : laquelle a son origine, du cœur : pource que, comme je vous ay dit ci devant, le cœur, au corps humain, est comme Appollo au monde : en sorte que, par excessive luxure, il s’ensuit dommage, & vergongne au cœur & à ses vertus, & au cerveau, & au foye, & à leurs vertus : & n’y a personne qui suffise à appaiser Vulcan, ni à remedier à son defaut, sinon Neptune : qui est la vertu nutritive : laquelle, par son humidité cibale, peut recouvrer la chaleur naturelle consommee, & restituer la puissance de la luxure en sa liberté. Ils disent, apres que Venus porta tresgrande haine à la race du Soleil, & qu’elle feit adulterer ses filles, les convertissant en sa propre nature : pource qu’amour est ennemi de raison, & lu-

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xure contraire à la prudence : & non seulement ne luy obeit, ains, au contraire, prevarique & adultere tous ses conseils & jugemens, les convertissant à son inclination, qu’elle juge bonne, & ses effets bons, & à faire : parquoy les execute en souveraine diligence.  SOPHIE. J’auray assez entendu de Mars & de Venus, quand vous m’aurez dit si les Poetes ne font pas naistre Cupido de ces deux enamourez.  PHI. Ainsi le font-ils : pource que le vray Cupido (qui est passion amoureuse, & entiere concupiscence) se fait de la lascivie de Venus, & de la ferveur de Mars : & pourtant le peingnent jeune enfant, nud, aveugle, avec des æsles, & archer. Ils le depeignent jeune enfant : pour ce que l’amour tousjours croist, & est effrené comme sont enfans. Ils le depeignent nud : pource qu’il ne peut estre couvert ne dissimulé. Aveugle : pource qu’il ne peut veoir raison aucune, qui luy soit contraire : car la passion l’aveugle. Ils le depeingnent empenné : pource qu’il est tres leger : car l’amant vole de pensee, & demeure tousjours avec la personne aimee, & vit en icelle. Ses flesches sont celles par lesquelles il traperce le cœur des amans : lesquelles flesches font playes estroites,

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profondes, & incurables, & qui viennent, le plus souvent, des correspondans rayons des yeux des amans : lesquels rayons sont en maniere de flesches.  SOPHIE. Dites moy encores comment Venus enfanta l’Hermaphrodit, du fait de Mercure.  PHIL. Vous devez savoir que les Poetes disent que Mercure nasquit de Celie, & de Dié, & qu’il est frere de Venus : & autres le font fils de Juppiter, & nourri de Juno. Ils le disent estre dieu d’eloquence, dieu des sciences, principalement des Mathematiques, Arithmetique, Geometrie, Musique, & Astrologie, dieu de la Medicine, dieu des marchans, dieu des larrons, messager de Juppiter, & truchement des dieux : & ses enseignes sont une verge, environnee d’un serpent. Aussi, pour l’esgard de telles puissances, divinitez, & attributions, se racomptent plusieurs autres fables de luy : mais, en effet, la Planette Mercure influe telles natures des choses, selon la disposition à la nativité de quelqu’un : tellemet que, s’il s’y trouve fort, & avec bon aspect, il donne eloquence, élegance, doux parler, doctrine, & entendement és sciences Mathematiques. Avec l’aspect de Juppiter, il fait des Philosophes & Theo-

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logiens. Avec bon aspect de Mars, il fait de vrais Medecins : & avec mauvais aspect il en fait de faux & meschans. Il fait aussi des larrons : pricipalement quand il est en combustion du Soleil : & delà vient la fable, qui dit qu’il desroba les vaches d’Appollo, & encor qu’il engendra le larron *Antholomus en Lichioné. Avec Venus, il fait des Poetes, Musiciens, & versificateurs. Avec la Lune, fait des marchans & negotiateurs : &, avec Saturne, il donne tresprofonde science, & devinement des choses futures. Et ainsi fait de telles diversitez, pource que, de sa nature, il est muable en la nature de la Planette, avec laquelle il se mesle : &, se meslant avec une Planette masculine, il est masculin, &, avec une feminine, feminin. Entre les hommes il en a eu plusieurs nommez Mercures : principalement aucuns Sages d’Egipte, & quelques Medecins : qui participoyent de ses vertus Mercuriales. Ils le font fils du Ciel, & de Dié, par ce qu’il est Planette luisante : car il participe de la substance celeste, avec la lueur divine : pource que la lueur de toutes les Planettes vient du Soleil, qui fait le jour. Il est frere de Venus : à raison que leurs parens sont communs à tous deux,

* Higinus en sa fable IOI Le nomme Autolycus, & sa mere Chione.

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& que ces deux Planettes sont conjointes : & chacune d’elles tourne son orbe en un mesme temps (c’est assavoir en un an) allant tousjours aupres du Soleil, sans s’esloigner trop de luy : &, pour tout cela, disent qu’ils sont freres. Les autres font Mercure fils de Juppiter, par sa divine sapience & vertus : & disent qu’il fut nourri de Juno : par ce que la sapience humaine procede de la divinité, & qu’elle est soustenue par les escrits materiaux, signifiez par Juno. Ils le nomment messager de Juppiter : à cause qu’il annonce & predit les choses futures, que Dieu tout puissant veut faire : &, pour cela, &, pour son eloquence, ils l’appellent truchement des dieux. Sa verge est la rectitude de l’entendement qu’il donne vers les sciences : & le serpent, qui l’environne, est le subtil discours, qui va entour, le droit entendement : ou bien la verge est l’intellect speculatif de la science : & le serpent est l’intellect actif de la prudence, environ les vertus morales : car le serpent, par sa sagacité, est signe de prudence : & la verge, par sa rectitude & fermeté, est signe de science.  SOP. J’ay entendu que la verge luy fut donnee par Appollo.  PHILO. La fable

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est que Mercure desroba les vaches de Appollo : &, estant veu sur le fait, par un nommé Batus, luy donna une vache, afin qu’il n’en dist mot : mais, se doutant encores de luy, voulut faire experience de la foy du bon homme : & pour ce faire, se transmua en forme d’un autre : &, estant venu à Batus, luy promit un bœuf, s’il luy reveloit qui avoit desrobé les vaches : & ainsi Batus luy en confessa la verité : dont alors Mercure, craignant Appollo, le transforma en une pierre. Finalement, estant la verité manifeste à Appollo, par sa divinité, il prit son arc, pour en descocher sur Mercure : mais il ne le peut atteindre, par ce qu’il se faisoit invisible. Apres, s’estans accordez ensemble, Mercure presenta une harpe à Appollo, & Appollo luy donna la verge susdite. Autres disent que Mercure, ayant preveu la furie d’Appollo, luy osta ses flesches hors de sa trousse en cachette. Ce que voyant Appollo, encores qu’il fust courroucé, se prit à rire de l’astuce de Mercure, & luy pardonna, luy donnant la verge, & recevant la harpe de luy.  SOP. Que veut signifier telle fable ?  PH. Elle signifie que les Mercurialistes sont pauvres, mais qu’ils sont fins pour acquerir

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de l’abondance & richesse des rois & des grands seigneurs par finesse, & couvertement : car ils sont accoustumés d’estre administrateurs & secretaires des rois, par l’aptitude Mercuriale qu’ils ont. Ce qui veut dire que Mercure desroba les vaches d’Appollo : pource qu’Appollo signifie les puissans seigneurs, qu’il fait tels : & les vaches sont leurs richesses & abondances : &, quand les princes sont courroucez contre eux, à cause de leurs larrecins, ils eschappent ce couroux, par astuce Mercuriale, leur paliant les fautes, par lesquelles ils pourroyent meriter punition : &, par ce moyen, appaisans la colere des seigneurs, demeurent en grace. Encores leur bas estat fait qu’ils ne sont point blessez aux courroux des grands maistres : pource qu’ils ne font point resistance à tels seigneurs : & ainsi Mercure, qui est la plus petite de toutes les Planettes, n’est point endommagé des rayons du Soleil, ainçois luy nuisent moins qu’à nulle des autres Planettes. Or, apres qu’ils sont accordez ensemble, Mercure donne la harpe à Appollo, & Appollo luy donne la verge. Qui veut dire que le sapient Mercurialiste sert son prince, de prudence harmoniale, & avec

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douce eloquence, signifiee par la harpe : & le prince preste, au sapient Mercurial, puissance & autorité, donnant credit & reputation à sa sapience : tellement que Platon dit que la puissance & la sapience doyvent estre assemblees : pource que la sapience tempere la puissance, & la puissance favorise la sapience. Cela signifie aussi que, estant le Soleil & Mercure accordez, par conjonction perfaicte, en bon lieu d’une nativité, & en un bon signe, ils font puissant l’Homme Mercurial, qui est lettré : & sapient, prudent, & eloquent, l’Homme solaire, qui est grand seigneur.  SOP. Vous m’avez assez parlé de la nativité de Mercure : il est temps maintenant que vous me declariez ce que je vous ay demandé : c’est assavoir comment l’Hermaphrodit nasquit de Venus & de luy.  PHI. C’est ce que dit Ptolomee en son Centiloque : c’est assavoir que celuy, en la nativité duquel Venus se trouve en la maison de Mercure, & Mercure en celle de Venus, & d’avantage s’ils sont eux deux conjoints corporellement, le font enclin à orde, & non naturelle, luxure : pour estre de ceux qui aiment les masles, & qui n’ont point de honte aussi d’estre agens & patiens en-

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semble, faisans office, non seulement de masle, mais encore de femelle. Et nomment ce tel Hermaphrodit (qui signifie personne de l’un & de l’autre sexe) disans vray : car il naist tel de la conjonction de Mercure & de Venus. A cause que ces deux Planettes ne se complexionnent pas bien & naturellement ensemble : par ce que Mercure est tout intellectuel & Venus toute corporelle : dont advient que, quand ils meslent leurs deux natures ensemble, ils font une luxure contrefaite, & non naturelle.  SOPH. Vous m’avez assez parlé des amours, mariages, & generations des dieux celestes, & de leurs natures, tant du pere universel Demogorgon, comme des peres celestes, Ether & Celie, & des Planettes qui procedent d’eux successivement : c’est assavoir Saturne, Juppiter, Mars, Venus, & Mercure. Il ne me reste autre chose à savoir, sinon des enfans de Latone & de Juppiter : qui sont Appollo & Diane : combien que je ne me soucie pas beaucoup de Diane : puis qu’elle a tousjours esté vierge, comme l’on dit. Je voudroye seulement savoir comment Appollo s’enamoura de Daphné : laquelle, en le fuyant, ils disent avoir esté transmuee en Laurier.  PHIL.

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Vous avez entendu desja par ci devant le tour de la generation d’Appollo, & de Diane. Ils font Diane vierge : pource que l’excessive froideur de la Lune oste l’incitation & ardeur de luxure à celles en la nativité desquelles elle domine. Ils la nomment deesse des montaignes & des champs : pour autant que la Lune a grande force en la germination des herbes & des arbres : avec lesquels elle paist les animaux sauvages. Ils la nomment chasseresse : à cause qu’elle aide aux chasseurs avec sa lumiere durant la nuict : & la nomment aussi gardienne des chemins : pourtant qu’elle fait les chemins plus seurs aux voyageurs par sa lueur nocturne. Ils disent qu’elle porte arc & flesches : pour raison que ses rayons sont toutesfois nuisans aux animaux, principalement quand tels rayons sont dardez par trous estroits, en maniere de flesches. Ils luy attribuent un char, mené par des cerfs, à raison de leur vistesse, pour signifier que son mouvement est plus viste que de pas-un des autres orbes : car il parfournit son circuit en un mois : & à cause que la blancheur est sa propre couleur, on dit que tels cerfs sont blancs. Elle se nomme Lune : pource que, estant nouvelle, luit &

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esclaire au commencement de la nuict : & aussi se nomme Diane : parce que, estant vieille, anticippe, sur le jour, esclairant à la matinee, devant que la Soleil soit levé : & aussi pource que, plusieurs fois, elle apparoist de jour.  SOPH. Il me suffit de Diane : Dites moy d’Appollo, & de ses amours : car il ne me reste seulement, des amours des dieux celestes, qu’à savoir des siens.  PHIL. Entre les Poetes, Appollo est dieu de Sapience, & de Medecine. Il a la harpe, que luy donna Mercure : & est president sur les Muses. Ils luy approprient le Laurier, & le corbeau : & disent qu’il porte arc & flesches.  SOP. J’en demande la signification.  PHILO. Il est dieu de Sapience : pourtant qu’il domine principalement sur le cœur, & illumine les esprits : qui sont origine de la cognition & sapience humaine : & aussi pourtant que, par sa lueur, se voyent & discernent les choses sensibles : desquelles la cognition & sapience derive. Il est dieu de Medecine à cause que la vertu du cœur, & la chaleur naturelle, qui depend de luy en tout le corps, conserve la santé, & guerit les maladies, & à cause aussi que la chaleur temperee du Soleil, en la Pri-

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mevere, guerit les longues maladies, qui restent de l’Hiver, & de l’Automne : esquels temps, par ce qu’ils sont froids, la chaleur du Soleil est foible & diminuee : & pourtant alors se causent plusieurs infirmitez, qui se guerissent pas le renouvellement de la chaleur du Printemps. On luy donne une harpe, & dit-on qu’il est dieu de la Musique : pource qu’il fait l’harmonie de la pulsation, qui derive des esprits du cœur, en tout le corps humain : laquelle harmonie est cognue par les experts Medecins, à toucher seulement. Aussi, pource que l’harmonie celeste, faite par la diversité des mouvemens de tous les orbes (laquelle, comme je vous ay dit, Pythagoras soustient consister mesmes en concordance de voix) est totalement gouvernee par le Soleil (à raison qu’il est le plus grand, le plus luisant, & le principal d’entre toutes les Planettes, comme leur capitaine) pour ceste cause luy attribuent la harpe : & disent qu’il l’eut de Mercure : pource que Mercure donne la concordance & ponderation harmoniale, mais le Soleil, comme principal, est maistre de la Musique celeste : & non sans raison : puisque son mouvement est plus ordonné que celuy de pas un des

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autres. Il va tousjours par le milieu du Zodiac, sans se destourner, & tousjours droit en son mouvement : en sorte qu’il est mesuré des mouvemens des autres, ainsi comme il est celuy qu’il leur donne lumiere à toutes, & c’est ce qu’ils signifient, quand ils le disent estre president des Muses : lesquelles sont neuf, denotees par les neuf orbes celestes, qui font l’harmonie : desquels orbes il est celuy qui en forme toute l’universelle concordance. Ses flesches sont ses rayons : qui souventesfois nuisent, par trop grande chaleur, ou bien par l’infection de l’ær : à raison dequoy on le dit auteur ou cause de la peste. D’entre les arbres, ils luy approprient le Laurier : par ce qu’il est chaud, aromatic, & tousjours verd, & pource que, d’iceluy, se couronnoyent les sages Poetes, & les empereurs ou chefs d’armees triomphans : lesquels sont tous subjets au Soleil : qui est Dieu de Sapience, & cause de l’exaltation des empires, & des victoires. Ils luy donnent aussi le Laurier, pour un autre esgard : qui est par ce que, estant Appollo dieu de Sapience, il influe devinement (dont ils disent que, quand il eut occis Pithon, se prit à respondre par devinement en Delos) & on escrit, quant au Lau-

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rier, que si un homme dort, ayant la teste environnee des fueilles d’iceluy, il songe choses vrayes, & ses songes participent du devinement. Pour cause duquel on attribue encores le Corbeau à ce Dieu : car ils disent que le Corbeau à soixante & quatre voix diverses : desquelles on prenoit augures & auspices devinatoires, plus que de nul autre animant.  SOPH. Cela me suffit, quant à la nature & condition d’Appollo : dites moy ce qui appartient à son amour envers Daphné.  PHIL. Le Poéme est tel, que, se vantant Appollo, en presence de Cupido, de la vertu de son arc, & de ses flesches, dont il avoit occis Pithon, serpent tresvenimeux, il sembloit presque qu’il n’estimast rien la force de l’arc & des flesches de Cupido, comme estans armes enfantines, non propres à si terribles coups que le sien : dequoy Cupido despité, frappa Appollo d’une flesche d’or, & Daphné, fille du fleuve Peneus, d’une de plomb. Pourquoy feit qu’Appollo aima la vierge Daphné, & la suyvit, comme on suit l’or, & en Daphné feit appesantir l’amour vers Appollo, comme le plomb appesantit : & toutesfois la faisoit continuellement fuir. Mais Daphné, se voyant estre suyvie, &

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presque atteinte d’Appollo, demanda secours à son pere Peneus, & aux autres fleuves : lesquels, pour la depescher de luy, la transformerent en Laurier : & Appollo, la trouvant ainsi faite en Laurier, nonobstant l’embrassoit, elle estant encor’ toute tremblante de peur. En fin, Appollo prit de ses fueilles, & en para sa harpe, & sa trousse : & appropria le Laurier à soy, pour son arbre : parquoy Daphené demoura contente de luy.  SOP. La fable est belle : mais que signifie-elle ?  PHIL. On veut par là demonstrer combien est grande & universelle la force d’amour, jusques sur le plus hautain & puissant Dieu de tous les celestes : qui est le Soleil : & pourtant ils feignent dextrement qu’il se vantoit que, par son arc & ses flesches (qui sont ses treschauds rayons) il eust occis l’horrible serpent Pithon, qui destruisoit toute chose. Ce qui signifie, comme je vous ay dit, l’acquosité du Deluge, qui demoura estendue sur toute la terre, empeschant la generation & nutrition des hommes, & de tous les autres animaux terrestres : laquelle acquosité fut dessechee, par les ardentes flesches ou rayons du Soleil, qui, par ce moyen, donna l’Estre à ce qui vesquit

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apres sur la terre. Et afin, Sophie, que precisement vous sachez, outre le cours & la seule circomference du Soleil, que est l’arc d’Appollo, par lequel il repara le dommage du Deluge, & nous asseura contre le cruel Pithon, je vous di que c’est ce vray arc de diverses couleurs, qui se represente en l’ær, vis à vis du Soleil, quand le temps est humide & pluvieux : lequel arc les Grecs nomment Iris : & signifie ce que racompte la sainte Escriture en Genese, disant qu’apres le Deluge, ne restant de tous les hommes seulement que Noé (lequel se sauva en une arche vogante, y ayant mis un masle & une femelle de chacune espece d’animaux terrestres) avec trois de ses enfans, Dieu asseura cest homme juste que le Deluge ne reviendroit plus par apres : & luy en donna, pour signe, cest arc Iris, qui s’engendre és nues, quand il fait pluvieux : lequel donne asseurance qu’il ne se peut plus faire de Deluge. Car, estant ainsi que cest arc s’engendre de la radiation de la circomference du Soleil, és nuees humides, & espoisses, & que la difference de leur espoisseur face la diversité de ses couleurs, selon la diverse maniere de l’apprehension des nuees, il s’ensuit que

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l’arc du ciel est celuy, qui fait, par ordonnance de Dieu, la fermeté & asseurance qu’il n’y aura plus de Deluge.  SOP. En quelle maniere le Soleil nous en donne-il asseurance, par son arc ?  PHIL. Le Soleil, quand il fait son arc, ne s’imprime point en un ær subtil & serein, ainçois en un espois & humide : lequel, s’il estoit de tand espoisse grosseur qu’il fust suffisant à pouvoir faire Deluge, par abondance de pluyes, ne seroit capable de recevoir l’impression du Soleil, ne d’en faire l’arc : & pourtant l’appetition de ceste impression & arc nous asseure que les nuees n’ont point telle espoisseur qu’elles puissent faire Deluge. Voila donc la fermeté & asseurance que l’arc nous donne contre le Deluge : dequoy nous en est cause la force du Soleil, qui purifie tellement les nuees, & les assubtilie en sorte, imprimant en icelles sa circomference, qu’il les fait insuffisantes à pouvoir faire Deluge. Parquoy, avec raison & prudence, a esté dit qu’Appollo, de son arc & de ses flesches, tua Pithon : pour lequel chef d’œuvre s’estant Appollo enorgueilli, & devenu fier, ainsi qu’est la nature solaire, neantmoins ne se peut garder du coup de l’arc & des flesches

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de Cupido : pource que l’amour non seulement contraint les choses inferieures à aimer les superieures, mais encor’ attire les superieures à aimer les inferieures. A cause dequoy Appollo aima Daphné, fille de Peneus, fleuve : laquelle est l’humidité naturelle de la terre : laquelle humidité vient des fleuves, passans par icelle terre. Le Soleil aime ceste humidité : &, envoyant en elle ses ardans rayons, pourchasse de l’attirer à soy, par exhalation des vapeurs d’icelle : & pourroit-on dire que la fin de telle exhalation fust le nourrissement des corps celestes : car les poetes tiennent qu’ils se nourrissent des vapeurs, qui montent de l’humidité du globe de la terre : mais, entendu que cela est encore metaphoric, il signifie que principalement le Soleil, & les Planettes, se maintiennent en leur propre office (qui est de gouverner & soustenir le monde inferieur, & consequemment tout l’univers) moyennant l’exhalation des vapeurs humides : & pourtant le Soleil aime l’humidité, pour la convertir à soy en son besoing : mais elle fuit le Soleil : parce que toute chose fuyt ce qui la consume . Aussi, pource que les rayons solaires font penetrer l’humidité par

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les pores de la terre, & qu’ils la font fuir hors de la superficie, & que pourtant le Soleil la resout, quand elle est jà dedans la terre, & qu’elle ne peut plus fuir le Soleil, elle se convertit en arbres, & en plantes, avec l’aide & influence des dieux celestes, generateurs des choses, & avec l’aide des fleuves, qui la restaurent, & secourent, contre la persecution & comprehension du Soleil. Ils disent, suyvant la fable, qu’elle se convertit en Laurier : pource que, estant le laurier arbre excellent, diuturne, tousjours verd, odoriferant & chaud, en sa generation : le meslange des rayons du Soleil parmi l’humidité terrestre se manifeste plus en luy qu’en nul autre arbre. Ils disent qu’elle fut fille du fleuve Peneus : parce que le terroir, par ou passe ce fleuve, engendre plusieurs Lauriers. Ils disent qu’Appollo para sa harpe de ces fueilles, & sa trousse aussi, pour signifier que les gentils Poetes (qui sont la harpe d’Appollo) & les victorieux capitaines & empereurs regnans (qui sont la trousse du Soleil) lequel proprement donne le fameux renom, les puissantes victoires, & les treshauts triomphes sont seulement ceux qui ont accoustumé d’estre couronnez de Laurier, en signe

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d’eternel honneur, & de glorieuse renommee. Car, ainsi comme le Laurier dure longtemps, ainsi le nom des sapiens, & des victorieux, est immortel : &, ainsi comme le Laurier est tousjours verd, ainsi la renommee d’iceux est tousjours jeune, & jamais n’envieillit, ne seche : & ainsi comme le Laurier est chaud & odoriferant, ainsi les esprits d’iceux, par une chaleur hautaine, donnent tres douce odeur és lieux distans d’une partie du monde à l’autre. Aussi cest arbre est nommé Laurier, parce qu’il est, entre les autres arbres comme l’or entre les metaux : & aussi pource qu’on trouve par escrit que les anciens le nommoyent Laudus, à cause de ces loüanges, & pource que, de ses fueilles, on couronnoit ceux qui estoyent dignes d’eternelles loüange : & pourtant cest arbre est celuy, que l’on attribue au Soleil : & disent qu’il n’y a foudre du ciel qui le puisse frapper : pource que le temps ne peut defaire la renommee des vertus : ne mesmement les mouvemens celestes, avec leurs mutations, encores qu’ils frappent toutes autres choses de ce monde inferieur, par inveteration, corruption & oblivion.  SOP. Vous m’avez satisfait, quant aux amours des dieux celestes, tant pour

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les orbes que pour les sept planettes. Touchant les amours des autres dieux terrestres & humains, je ne vueil point que vous en preniez autre peine : pourtant que cela ne fait pas beaucoup à la sapience : mais je voudroye bien que vous me declarissiez, sans fables ou fictions, ce que les sapiens Astrologues tiennent sur les amours & haines, qu’ont les planettes & les corps celestes, les uns aux autres particulierement.  PHIL. Je vous diray en brief une partie de ce que me demandez : car ce seroit chose trop longue de vous en dire le tout. Tous les orbes celestes, que les Astrologues ayent peu cognoistre, sont neuf. Les sept plus pres de nous sont les orbes des sept planettes erratiques. Des deux autres superieurs, l’un fait le huitiesme de tous : qui est celuy, auquel est fischee la grande multitude des estoilles que nous voyons : & le neuviesme & dernier est le journal : qui tourne tout son circuit, en un jour & une nuict : c’est assavoir en vingt & quatre heures : & en ceste espace de temps, il tourne, avec soy tous les autres corps celestes. Le circuit de ces orbes superieurs se divise en mesure de trois cens soixante degrez, divisez en douze signes, de trente degrez l’un à l’autre : lequel circuit se nomme

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Zodiac : qui vaut à dire le cercle des animaux, pource que ces douze signes sont figurez par animaux : qui sont Aries, Taurus, Gemini, Cancer, Leo, Virgo, Libra, Scorpio, Sagittarius, Capricornus, Aquarius, & Pisces : desquels y en a trois, qui sont de la nature du feu (chauds & secs) c’est assavoir Aries, Leo & Sagittarius : trois de la nature de la terre (froids & secs) c’est assavoir Taurus, Virgo, & Capricornus : trois de la nature de l’ær (chauds & humides) c’est assavoir Gemini, Libra, & Aquarius : & trois de la nature de l’eauë (froids & humides) c’est assavoir Cancer, Scorpio, & Pisces. Or tous ces signes ont entre eux amitié & haine : pource que chacun des trois d’une même complexion, partissent le ciel par tiers, & ne sont esloignez que de six vingts degrez seulement : & pource ceux là sont entiers amis : comme Aries avec Leo & avec Sagittarius : Taurus avec Virgo, & avec Capricornus : Gemini avec Libra, & avec Aquarius : Cancer avec Scorpio, & avec Pisces : car la convenance de l’aspect trine, avec ce ce que ils sont de mesme nature, les accorde en perfaicte amitié. Mais ceux de ces signes, qui partissent le Zodiac par

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sixiesme, & sont esloignez de soixante degrez, ont moyenne amitié : c’est à dire imperfaite : comme Aries avec Gemini : Gemini avec Leo : Leo avec Libra : Libra avec Sagittarius : Sagittarius avec Aquarius : & Aquarius avec avec Aries : Lesquels, outre la convenance de l’aspect sextil, sont conformes : car ils sont tous masculins : & sont tous d’une mesme qualité active : c’est à dire qu’ils sont chauds, ou avec siccité de nature ignee, ou avec humidité de nature æree : car en effet, le feu, & l’ær, ont entre-eux mediocre conformité & amitié, combien qu’ils soyent élemens. Ceste mesme moyenne amitié ont entre-eux les autres Signes, de nature terrestre & aquatique : car ils sont aussi moyennement conformes : c’est assavoir Taurus avec Cancer : Cancer avec Virgo : Virgo avec Scorpio : Scorpio avec Capricornus ; Capricornus avec Pisces : & Pisces avec Taurus : lesquels ont tous aspect sextil, de soixante degrez de distance : & sont feminins, d’une mesme qualité active : c’est à dire froids : combien qu’ils se diversifient en la qualité passive de sec & humide : comme est la diversification de la terre envers l’eauë : & pourtant leur amitié, est moyenne

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& imperfaicte. Et quand tous ces Signes sont opposites au Zodiac, en la plus grande distance, qui puisse estre (c’est assavoir de cent octante degrez) il ont entre-eux entiere inimitié : pource que la situation de l’un est opposite, & totalement contraire à l’autre : &, quand l’un monte, l’autre descend : &, quand l’un est au dessus de la terre l’autre est au dessous : &, combien qu’ils soyent tousjours d’une mesme qualité active (c’est assavoir tous deux chauds, ou tous deux froids) toutesfois sont tousjours contraires en la passive (pource que, si l’un est humide, l’autre est sec) & cela, estant joint avec la distance opposite, & aspect de mesme, les faits ennemis capitaux : comme Aries avec Libra : Taurus avec Scorpio : Gemini avec Sagittarius : Cancer avec Capricornus : Leo avec Aquarius : & Virgo avec Pisces. Quand ils sont distans par le quart du Zodiac (qui est par nonante degrez) ils sont à demi ennemis : tant par ce que telle distance est le milieu de l’opposition, que pource que leurs natures sont tousjours contraires en toutes les deux qualitez, active & passive : car, si l’un est igné, chaud, & sec, l’autre est aqué, froid, & humide : & si c’est un Signe æré, chaud

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& humide, l’autre est terrestre, froid, & sec : comme est Aries avec Cancer : Leo avec Scorpio : Sagittarius avec Pisces : (desquels l’un est igné & l’autre aqué) & comme est Gemini avec Virgo : Libra avec Capricornus : & Aquarius avec Taurus : car l’un est æré, & l’autre terrestre : ou bien sont contraires, pour le moins en la qualité active : car, si l’un est chaud, l’autre est froid : comme Taurus avec Leo : Virgo avec Sagittarius : & Capricornus avec Aries : & ainsi Cancer avec Libra : Scorpio avec Aquarius : & Pisces avec Gemini : car tous ceux-ci ont entre-eux contrarieté de qualité active, avec aspect quadré de moyenne inimitié.  SOPHIE. J’ay bien entendu comment il se trouve amour perfaict & imperfaict, & haine de mesme, entre les douze Signes du Ciel. Je vous prie maintenant de me dire s’il en est ainsi entre les sept Planettes.  PHIL. Les Planettes s’aiment l’une l’autre, quand eles se regardent d’aspect benin : c’est assavoir trine, en distance de six vingts degrez (qui est aspect de perfaict amour) ou bien s’elles se regardent d’aspect sextil, tenant la moitié de la distance susdite : c’est assavoir distans de soixante degrez

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l’une de l’autre : qui represente un aspect d’amour lent, & de moyenne amitié : mais elles deviennent ennemies, & se hayent l’une l’autre, quand elles se regardent d’aspect opposite, estant la plus grande distance, qui puisse estre au ciel : c’est assavoir de cent octante degrez : lequel est aspect d’entiere haine & inimitié, & de totale opposition : & aussi, quand elles se regardent d’aspect quadré, par la moitié de ceste distance (c’est assavoir de nonante degrez de l’une à l’autre) c’est un aspect de moyenne inimitié & de haine lente.  SOPH. Vous m’avez dit, quant aux aspects, que le trine & le sextil causent amour, & que l’opposite & le quadré portent haine : dites moy si les Planettes sont en amour ou en haine, quand elles sont conjointes.  PHILO. La conjonction des Planettes est amoureuse ou haineuse, selon la nature des deux conjointes : car, si les deux Planettes benignes, nommees fortunees (c’est assavoir Juppiter & Venus) sont conjointes, elles portent amour & benevolence l’une à l’autre : &, si la Lune se conjoint avec chacune des deux, il s’en fait une conjonction heureuse, & amoureuse : &, si le Soleil se conjoint avec elles, il s’en

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fait une conjonction nuisante & ennemie : pource qu’il les fait combustes, & de peu de valeur : combien que telle conjonction soit, en quelque chose, bonne à ce Soleil : mais non pas trop, à cause de leur combustion. Mercure, avec Juppiter, fait conjonction heureuse & amiable : &, avec Venus, la fait amoureuse, combien que non pas trop droite. Il est de mediocre amitié avec la Lune : mais il est combuste avec le Soleil : & leur conjonction est peu amiable, s’ils ne sont unis trespefectement & corporellement : car alors ce seroit tresbonne & tres-amoureuse conjonction : &, quand elle advient, la vigueur du Soleil en croist, comme s’il y avoit deux Soleils au Ciel. La conjonction du Soleil avec la Lune est fort haineuse : combien qu’aucuns Astrologues la facent amiable, principalement pour les choses secrettes : quand ils sont unis entierement & corporellement. Mais la conjonction de chacune des deux Planettes infortunees (c’est assavoir Saturne & Mars) est haineuse avec toutes les autres Planettes : exceptee celle de Mars avec Venus : qui fait lascivie amoureuse & excessive. Celle de Saturne avec Juppiter est amou-

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reuse à Saturne, & à Juppiter odieuse : mais leur conjonction avec le Soleil, ainsi comme elle est odieuse au mesme Soleil, ainsi est-elle encores nuisante à eux-mesmes : pource que le Soleil les brusle, & debilite leur puissance. Encores, pour faire mal, ils ont tres-mauvaise conjonction, & à eux-mesmes non utile avec Mercure & avec la Lune.  SOPH. Ainsi comme les conjonctions sont diverses au bien & au mal, selon la nature des Planettes conjointes, les aspects benevoles d’entre-elles, ou les malevoles, sont-ils semblablement ainsi divers, selon la nature des deux aspiciens ?  PHIL. Les aspects benevoles, & les malevoles aussi se diversifient plus ou moins, selon que sont les aspiciens : car quand les deux fortunez, Juppiter & Venus, se regardent de trine aspect, ou du sextil, c’est tresbon aspect : &, s’il est opposite ou quadré, elles se regardent inimicablement : mais, non pourtant, elles n’influent aucun mal, encores qu’elles n’influent que peu de bien & avec difficulté. Aussi, quand chacune d’elles regarde la Lune, Mercure, & le Soleil d’aspect amoureux, c’est signe de felicité de la sorte de leur nature : & s’il y a inimicable aspect, il signifie peu de

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bien, & acquis avec difficulté. Mais, si ces deux fortunez regardent par bon aspect les deux infortunez, Saturne & Mars, elles donnent mediocre bien : toutesfois avec quelque crainte & desplaisir : &, s’elles les regardent d’un mauvais aspect, elles donnent du mal, sous espece de bien, excepté Mars avec Venus : lesquelles ont si bonne complexion que, quand elles ont, entre-elles, bon aspect, sont fort favorables, principalement en choses amoureuses. Semblablement Juppiter avec Saturne, s’ils s’entre-regardent par bon aspect, fait choses divines, hautes, bonnes, & toutes esloignees de sensualité, & ainsi Juppiter fortuné corrige la rudesse de Saturne : & Venus, bien coloquee, corrige la cruauté & mauvaisetié de Mars : & Mercure aussi estant de bon aspect avec Mars : mais ce Mercure fait peu de bien à Saturne, encores qu’il soit de bon aspect avec luy : &, au contraire, luy fait grand mal, s’il luy est de mauvais aspect : pource qu’il est convertible en la nature de la Planette, avec laquelle il se mesle. S’il est de bon aspect avec la Lune, il est bon & mauvais en mauvais aspect. Les deux infortunez, estans de mauvais aspect avec la Lune, sont tres-

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mauvais, &, en bon, non bons : toutesfois ils moderent les inconveniens : & ainsi sont-elles avec le Soleil. Le Soleil & la Lune, s’entre-regardans d’amoureux aspect, sont tresbons : & corrigent tous les exces & dommages de Mars & de Saturne : mais, s’ils sont en mauvais aspect, sont difficiles, & non bons. Et voila le sommaire des differences de leurs aspects.  SOPH. Ce que vous m’avez dit de l’amour & de la haine, qu’ont les douze Signes entre-eux, & les Planettes, entre-elles, me suffit. Dites moy, je vous prie, si les Planettes ont semblablement amour & haine à un Signe plus qu’à l’autre.  PHILO. Certainement oüi, qu’ils en ont : pource que les douze Signes, separément, sont maisons ou domiciles des sept Planettes : & chacune d’elles porte amour à sa maison : car, quand elle se trouve en tel signe, sa vertu est plus puissante : &, au contraire, se trouvant en un Signe opposite à sa maison, elle hait ce Signe : pource qu’alors sa vertu se debilite.  SOPH. En quelle ordre se partissent ces douze Signes, par les maisons des sept Planettes ?  PHIL. Le Soleil & la Lune ont, pour chacun d’eux, une maison au ciel. Celle du Soleil est le Lion, & celle

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de la Lune est Cancer. Les autres cinq Planettes ont deux maisons pour chacune. Saturne a, pour ses maisons, Capricorne & Aquarius : Juppiter, Sagittarius, & Pisces : Mars, Aries & Scorpio : Venus, Taurus, & Libra : Mercure, Gemini, & Virgo.  SOPH. Dites moy si on assigne point quelque cause à l’ordre de ces partages.  PHILO. La cause & l’ordre de l’assiette des Planettes, selon les anciens est telle que le plus haut (qui est Saturne) pour son excessive froideur, prit, pour ses maisons, Capricorne & Aquarius : qui sont les deux Signes, quand le Soleil s’y trouve (comme il fait, depuis la mi-Decembre jusques à la mi-Fevrier) esquels le temps est le plus froid & tempestatif de toute l’annee : lesquelles choses sont propres à la nature de Saturne. Juppiter par ce qu’il est prochain d’apres Saturne, a ses deux maisons au Zodiac, aupres des deux de Saturne : c’est assavoir Sagittarius devant Capricorne, & Pisces apres Aquarius. Mars, qui est la troisiesme Planette & suit Juppiter, a ses deux maisons aupres des siennes, c’est assavoir Scorpio, devant Sagittaire, & Aries apres, Pisces. Venus, qui est la quatriesme Planette, selon les anciens, joignant Mars, a ses

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deux maisons pres des siennes : c’est assavoir Libra, devant Scorpio, & Taurus, apres Aries. Mercure, qui est la cinquiesme Planette, suyvant Venus, selon les anciens, a ses maisons pres des siennes : c’est assavoir Virgo devant Libra : & Gemini apres Taurus. Le Soleil, que les ancens mettoyent apres Mercure, pour sixiesme Planette, à une seule maison devant Virgo, maison principale de Mercure : & la Lune, qui est la septiesme & derniere Planette, a sa maison apres Gemini : qui est l’autre maison de Mercure : tellement donc que les Planettes sont assorties de leurs maisons au Zodiac, non par cas fortuit, mais par certain ordre.  SOPH. Ceste ordre me plaist, & est conforme à l’assiette des Planettes, selon les anciens, qui mettoyent le Soleil sous Venus & Mercure : mais, selon les modernes Astrologues, qui le mettent pres de Mars, au dessus de Venus, cest ordre ne seroit juste ne raisonnable.  PHILO. Encores, suyvant ces modernes, l’ordre seroit juste : pourveu que l’on prist le commencement, non pas à Saturne, mais au Soleil & à la Lune, & à leurs maisons : par ce que ces deux grands luminaires sont commencemens du Ciel, & ont le principal soing de la

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vie de ce monde, & les autres ne sont que leurs suyvans.  SOP. Declarez moy donc un peu ceste ordre derniere.  PHI. Ainsi comme nous faisions premierement nostre commencement à Capricornus (qui est le Solstice d’Hiver quand les jours commencent à croistre) ainsi nous commencerons maintenant à Cancer (qui est le Solstice du Printemps, quand les jours sont plus grands qu’en tout l’an, à a fin de leur croissance) lequel Cancer, par ce qu’il est froid & humide, de la nature de la Lune, est maison d’icelle : & Leo, qui est apres, parce qu’il est chaud & sec, de la nature du Soleil, & aussi que le Soleil est trespuissant en iceluy, est fait pour maison du Soleil.  SOPHIE. Vous faites donc la Lune premiere que le Soleil ?  PHIL. Ne vous en esmerveillez point : car, en la sainte Creation du monde, la nuict est mise devant le jour : & comme je vous ay dit, Diane, selon les Poetes, fut Lucine à la naissance d’Apollo. Parquoy Cancer, maison de la Lune, à bon droit est premier que Leo, maison du Soleil. Apres ces deux, sont les deux maisons de Mercure : lequel est le plus prochain de la Lune : qui est la premiere Planette, & la plus inferieure : & Mercure est la

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seconde : les maisons duquel sont Gemini, devant Cancer, & Virgo, apres Leo. Venus, qui est la troisiesme, est dessus Mercure : & a ses maisons pres des siennes : Taurus, devant Gemini, & Libra apres Virgo. Mars, qui est la cinquiesme, est sur Venus, & sur le Soleil : & a ses maisons pres celles de Venus : Aries, devant Taurus, & Scorpio, devant Libra. Juppiter, qui est la sixiesme, est au dessus de Mars : & a ses maisons pres des siennes : Pisces, devant Aries, Sagittarius, apres Scorpio : Saturne, qui est la septiesme & la plus haute, & au dessus de Juppiter, a ses maisons pres celles d’iceluy : Aquarius, devant Pisces, & Capricornus, apres Sagittarius : & viennent à estre l’une pres de l’autre, pource que ce sont les derniers signes opposites, & les plus loingtains de ceux du Soleil & de la Lune : c’est assavoir Cancer & Leo.  SOPH. Je suis contente, quant à l’ordre qu’ont les planettes, en la partition des douze signes, pour leurs maisons : & voy que chacune raisonnablement porte amour à sa maison, & haine à sa contraire, comme vous avez dit. Mais je voudroye savoir de vous si telle opposition de signes correspond à la diversité ou contrarieté de ces planettes, des-

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quelles ces Signes opposites sont maisons.  PHILO. Oüi, certainement : car la contrarieté des Planettes correspond à l’opposition des Signes, leurs maisons : pource que les deux maisons de Saturne (assavoir Capricorne & Aquarius) sont opposities à celles des deux Luminaires, Soleil & Lune (c’est assavoir à Cancer & à Leo) par la contrarieté de l’influence & nature de Saturne à celle des deux Luminaires.  SOPH. En quelle maniere ?  PHI. En telle, qu’ainsi comme les deux grands Luminaires sont causes de la vie de ce monde inferieur, des plantes, des animaux, & des hommes, donnant le Soleil chaleur naturelle, & la Lune humeur radicale (car on vit par la chaleur, & se nourrit-l’on par l’humeur) ainsi Saturne est cause de la mort & de la corruption des choses inferieures, par ses qualitez de froid & de sec, contraires aux deux autres : & les deux maisons de Mercure, Gemini, & Virgo, sont contraires à celles de Juppiter, Sagittarius & Pisces, par la contrarieté de leur influence.  SOPH. Quelles sont leurs influences ?  PHILO. Juppiter donne inclination d’acquester abondantes richesses : & pourtant les hommes Joviaux, communément sont

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riches, magnifiques, & opulens : mais Mercure, pource qu’il donne inclination à cercher des sciences subtiles, & des doctrines ingenieuses, destourne l’esprit de l’acquisition des richesses : &, pour ceste cause, le plus souvent, les Sapiens sont peu riches, & les riches peu Sapiens : pource que les sciences s’acquierent par l’intellect speculatif, & les richesses par l’actif : &, n’estant l’ame humaine qu’une, quand elle s’addonne à la vie active, elle s’aliene de la contemplative : &, quand elle s’adonne à la contemplation, elle n’estime point les mondains affaires. Et ces tels hommes sont pauvres de leur bon gré : pource que telle pauvreté vaut plus que l’acquisition des richesses. Ainsi donc, par raison, les maisons de Mercure sont opposites à celles de Juppiter : & ceux, qui en leur nativité ont les maisons de l’un, qui montent sur la terre, ont les maisons de l’autre, qui descendent sous terre : en sorte que le bon Jovial est peu souvent bon Mercurial, & le bon Mercurial, bon Jovial. Au demourant, les deux maisons de Venus, Taurus & Libra, sont opposites à celles de Mars, Scorpio & Aries, par la contrarieté complexionnale, qui est de l’un à l’autre.  SO. Comment contrarieté ?

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mais amitié, & bonne conformité : car (comme vous mesmes avez dit) Mars est enamouré de Venus, & tous deux s’accordent bien ensemble.  PHI. La contrarieté de leur influence n’est pas comme celle de Juppiter à Mercure, mais est en la complexion, comme celle de Saturne aux deux Luminaires, combien qu’ils *soyent entre eux mesmement contraires en influence, comme je vous ay dit : mais Mars & Venus sont seulement contraires en complexion qualitative : car Mars est sec, chaud, & ardant : & Venus est froide, & humide temperee, & non pas ainsi comme la Lune, qui est excessive en froideur & humidité : & ainsi Mars & Venus s’accordent bien : comme deux contraires, de la mixtion desquels provient un effet temperé, principalement és actes nutritifs & generatifs : car l’un donne la chaleur (qui est la cause active en la generation & nutrition) & l’autre donne l’humidité temperee, qui est en elles leur cause passive : &, combien que la chaleur de Mars soit excessive en ardeur, la frigidité de Venus temperee, la tempere, & la fait proportionnee à telles operations : en sorte qu’en telle contrarieté consiste la convenance de Mars

*Saturne & luminaires.

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& de Venus amoureusement, & pour la seule cause d’icelle ils ont leurs maisons opposites au Zodiac.  SOP. Ceste cause de l’opposition des Signes par la haine ou contrarieté des Planettes, desquelles ils sont maisons, me plaist bien. Dites moy, je vous prie, si semblablement en leur ordre & opposition apparoist point aucune chose d’amour & de benevole amitié, ainsi comme apparoist la haine & contrarieté.  PHI. Oüi vrayement, il en apparoist : car on voit que, pource que Juppiter est la plus grande fortune, pas-une de ses maisons ne regarde d’aspect ennemi les maisons des deux Luminaires, Soleil & Lune : quand, au contraire, pas-une des maisons de Saturne (qui est le plus grand infortune) ne regarde d’aspect benevole celles de ces deux Luminaires, ainçois de regard opposite, qui est totalement ennemi. Mais la premiere maison de Juppiter, qui est Sagittarius, regarde d’aspect trine, d’entier amour, Leo, maison du Soleil, Luminaire majeur & la seconde, qui est Pisces, regarde Cancer, maison de la Lune, luminaire mineur, mesmement d’aspect trine, d’amour perfaict. Semblablement nulle des maisons de Mercure n’a regard ennemi à la mai-

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son du Soleil, ni à celle de la Lune : par ce qu’il leur est tresfamilier : ainçois sa premiere maison, qui est Gemini, regarde d’aspect sextil, de mi-amour, Leo, maison du Soleil : & sa seconde, qui est Virgo, regarde Cancer, maison de la Lune, semblablement d’aspect sextil, amiable. Il ne reste plus que les maisons de Venus, fortune mineur, & Mars, infortune mineur : lesquelles Planettes, ainsi comme elles sont conformes en une influence, ainsi ont leurs maisons respondantes esgalement en amitié ou inimitié vers celles du Soleil & de la Lune : car Aries, premiere maison de Mars, a l’aspect trine avec Leo, maison du Soleil : par ce que les deux Planettes, & les deux Signes, sont d’une mesme complexion, chaude, & seche : & a ce Mars & son Aries aspect quadré, de moyenne inimitié, avec Cancer, maison de la Lune, pource qu’ils sont tous de qualité contraire, estans Mars & sa maison Aries chauds & secs, & la Lune, & sa maison Cancer, froids & humides. Mais Scorpio, seconde maison de Mars, a aspect trine, de perfaict amour, avec Cancer, maison de la Lune : par ce que ces deux Signes sont d’une mesme complexion, froids & humides : & d’autre

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part a aspect quadré avec Leo, maison du Soleil, à cause de leur contrarieté : car Leo est chaud & sec : & Scorpio est froid & humide. Presque en ceste maniere se portent aussi les maisons de Venus avec celles des luminaires : car Taurus, premiere maison de Venus, regarde Cancer, maison de la Lune, d’aspect sextil amiable, estans tous deux froids : & regarde Leo, maison du Soleil, d’aspect quadré, à demi ennemi, luy estant contraire, par ce qu’il est chaud : & ainsi Libra, seconde maison de Venus, regarde Leo d’aspect sextil, amiable : pource que tous deux sont chauds : & Cancer, par estre froid d’aspect quadré de moyenne inimitié : en sorte que ces deux Planettes, Mars & Venus, sont milieux de Saturne & de Juppiter : tellement que leurs maisons sont meslees d’amitié avec celles du Soleil & de la Lune. Je vous pourroye bien dire, Sophie, plusieurs autres proportions des amitiez & inimitiez celestes : mais je les vueil laisser : pource qu’elles feroyent nostre propos trop long, & trop difficile.  SOP. Je ne vueil plus, touchant ceste matiere, sinon seulement que vous me diez si les Planettes ont autre sorte d’amitié & haine envers les Signes, outre celle qui vient

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par la contrarieté, ou par les bons aspects de leurs maisons.  PHIL. Oüi certainement, elles en ont : & en premier lieu, par l’exaltation d’icelles Planettes : car chacune d’elles a un Signe, auquel elle a puissance d’exaltation. Le Soleil en Aries : la Lune en Taurus : Saturne en Libra : Juppiter en Cancer : Mars en Capricorne : Venus en Pisces : Mercure en Virgo, combien que ce soit une de ses maisons. Elles ont encores authorité de triplicité : laquelle ont trois Planettes, en chacun Signe : c’est assavoir le Soleil, Juppiter, & Saturne, és trois Signes de peu, qui sont des six masculins : c’est assavoir Aries, Leo, & Sagittarius. Venus, la Lune, & Mars, ont authorité és signes feminins : c’est à dire aux trois Signes terriens, Taurus, Virgo, & Capricornus : & aux trois aqueux, Cancer, Scorpio, & Pisces. Saturne, Mercure, & Juppiter, ont triplicité és autres Signes, qui sont masculins, Gemini, Libra, & Aquarius. Je ne vous diray point amplement les cuases de cest assortiment, pour eviter prolixité. Seulement vous diray que les trois Planettes masculines ont triplicité aux Signes masculins, & les trois Planettes feminines aux Signes feminins. Les Planettes

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ont aussi amour envers leurs faces : & chacune fois dix degrez du Zodiac est la face d’une Planette : & les premiers dix degrez d’Aries sont de Mars : les seconds du Soleil : les tiers de Venus : & ainsi successivement, par l’ordre des Planettes & des Signes, jusques aux derniers de ces degrez en Pisces : lesquels viennent à estre aussi face de Mars. Encores ont toutes les Planettes (excepté le Soleil & la Lune) amour à leurs termes : car chacune des cinq Planettes, qui restent, a certains degrez terminez en chacun des Signes. Au reste, toutes les Planettes ont amour aux degrez lumineux & favorables, & haine aux obscurs & abjects : & si ont amour aux estoilles fixes, quand elles se conjoignent avec icelles estoilles : principalement si elles sont des grandes & luisantes (c’est assavoir de la premiere, ou de la seconde, grandeur) & ont haine à ces estoilles fixes, qui leur sont de nature contraire. Or il me semble, à ceste heure, que je vous ay tant parlé des amours, & haines celestes, qu’il doit suffire pour nostre present devis.  SOP. J’ay entendu assez amplement des amours celestes. Je voudroye maintenant savoir, Philo, si les esprits, ou bien intellects spi-

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rituels, celestes, sont attachez à l’amour, comme sont toutes autres creatures corporelles, ou bien s’ils en sont hors, par ce qu’ils sont separez de matiere.  PH. Combien que l’amour se trouve és choses corporelles & materielles, si n’est-il pas pourtant du propre d’icelles : ainçois, tout ainsi que l’Estre, la Vie, l’Intellect, & toute autre perfection, bonté, & beauté depend des choses spirituelles, & derive des immaterielles aux materielles (en sorte que toutes ces excellences se trouvent és spirituelles premierement qu’és corporelles) ainsi l’amour se trouve au monde intellectuel premierement, & plus essentiellement, & depend d’iceluy au monde corporel.  SO. Dites m’en la raison.  PHI. En avez-vous, possible quelcune au contraire ?  SOP. En voici bien une prompte, en ce que vous m’avez monstré qu’amour est desir d’union : &, qui desire, a faute de ce qu’il desire : or n’y a-il nul defaut és choses spirituelles, ains est le propre de la matiere : & pourtant il ne se doit pont trouver d’amour environ ces esprits & intellects. Et aussi, puisque les choses materielles, comme imperfaictes, ont accoustumé de desirer à s’unir, avec les spirituelles, qui sont perfaictes,

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comme pourroyent ces perfaictes desirer à se unir avec les imperfaictes ?  PHI. Les choses spirituelles ont amour, non seulement de l’une à l’autre, mais encores aiment les corporelles & materielles : &, quant à ce que vous dites qu’amour est desir, & que desir presuppose defaut, il est vray : mais il n’est pas inconvenient, y ayant quelques ordres de perfections entre les choses spirituelles, que l’une ne soit plus perfaicte que l’autre, & de plus noble & haute essence, & que l’inferieur, qui est moindre, n’aime le superieur, & qu’il ne desire à s’unir avec luy : à cause dequoy toutes ces choses spirituelles aiment, principalement & souverainement, le souverain & perfaict Dieu (qui est la fontaine , de laquelle tout Estre, & tout bien derive) l’union duquel toutes ces choses desirent affectueusement, & la procurent tousjours avec leurs actes intellectuels.  SOPHI. Je vous concede que les choses spirituelles s’aiment l’une l’autre (car l’inferieure aime la superieure) mais non pas la superieure l’inferieure : & encores moins vous concederay-je que les spirituelles aiment les corporelles, ou materielles : veu qu’elles sont plus perfaictes, & qu’elles n’ont aucun

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besoing des imperfaictes : & pource ne les peuvent desirer, ni aimer, comme je vous ay dit.  PHILO. J’estoye prest à vous respondre à ce second argument, si vous eussiez eu un peu de patience. Sachez donc que, tout ainsi comme les inferieurs aiment les superieurs, desirans s’unir avec eux, pour raison de ce qui leur defaut de leur plus grande perfection, ainsi les superieurs aiment les inferieurs, & desirent les unir avec eux, afin de les faire plus perfaicts : lequel desir presuppose bien defaut en l’inferieur qui a besoing, mais non pas au superieur desirant : car le superieur, aimant l’inferieur, desire supplir ce qui defaut de perfection, à l’inferieur, par sa superiorité : & en ceste maniere les spirituels aiment les corporels & materiels, pour supplir, par leur perfection, au defaut d’iceux & pour les unir avec soy, & les faire excellens.  SOP. Et, quant à vous, lequel tenez-vous pour plus vray & entier amour, ou celuy du superieur à l'’nferieur, ou bine celuy de l'’nferieur au superieur ?  PHIL. Celuy du superieur à l’inferieur, & du spirituel au corporel.  SOPH. Dites-m’en la raison.  PHIL. La raison en est que l’un est pour recevoir, & l’autre pour donner.

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Le spirituel superieur aime l’inferieur, comme un pere son enfant : & l’inferieur aime le superieur, comme un enfant son pere. Or savez vous assez de combien l’amour du pere est plus perfait que celuy de l’enfant. D’avantage l’amour du monde spirituel, envers le monde corporel, est semblable à celuy que le masle porte à sa femelle, & celuy du corporel envers le spirituel à celuy de la femelle à son masle, comme je vous ay desja declaré par ci devant : &, sur ce poinct, Sophie, endurez que je vous die que le masle aime plus perfaictement, en donnant, que la femelle, qui reçoit : car, mesmement entre les hommes, les bienfaicteurs aiment mieux ceux qui reçoyvent leurs bienfaits, que les beneficiez leurs bienfaicteurs : pource que ceux-ci aiment pour le gaing, & ceux-là pour la vertu : & l’un de ces amours a de l’util, & l’autre est tout honneste. Or savez vous de combien l’honneste est plus escellent que l’util : & ainsi non sans raisons vous ay-je dit que l’amour des spirituels est beaucoup plus excellent & perfait, envers les corporels, que celuy des corporels vers les spirituels.  SOPH. Ce, que vous avez dit, me contente : mais j’y trouve encores deux

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autres doutes. L’un est que le desir presuppose defaut, & doit estre defaut de la chose desiree, defaillante au desirant & aimant, & non pas defaut de la perfection de l’amant en la chose aimee, comme il semble que vous l’entendiez, quand vous dites que le defaut soit en l’inferieur desiré, & aimé du superieur. L’autre doute est que j’ay entendu que les personnes aimees, en tant qu’elles sont aimees, sont plus perfaictes que les aimantes : pource que, estant l’amour vers les choses bonnes, la chose aimee est la fin, & le pretendu de l’amant. Or est la fin la chose plus noble. Comment donc l’imperfait peut-il estre aimé du perfait, ainsi que vous dites ?  PHIL. Vos doutes sont de quelque importance : mais la solution du premier est que, en l’ordre de l’univers, l’inferieur depend du superieur, & le monde corporel du spirituel : tellement que le defaut de l’inferieur apporteroit defaut au superieur, duquel il depend : pource que l’imperfection de l’effet denote l’imperfection de la cause. Aimant donc la cause son effet, & le superieur l’inferieur, il desire la perfection de l’inferieur, & de l’unir avec soy pour le delivrer de defaut : à raison qu’en l’en delivrant il se garde

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soy-mesme de defaut & d’imperfection : tellement que, quand l’inferieur ne se vient à unir avec son superieur, non seulement cest inferieur demeure deffectueux, & malheureux, ains encores le superieur demeure maculé, avec un defaut de sa plus haute perfection : car le pere ne peut estre heureux pere, estant son fils imperfait : & pourtant disent les anciens que le pecheur met une tache en la divinité, & l’offense, ainsi comme le juste l’exalte. Ainsi donc, par raison, non seulement l’inferieur aime & desire s’unir avec le superieur, mais aussi le superieur aime & desire unir avec soy l’inferieur : afin que chacun d’eux soit perfait en son degré, sans aucun defaut, & afin que l’univers s’unisse & se lie successivement par le lien d’amour, qui unit le monde corporel avec le spirituel, & les inferieurs avec les superieurs. Laquelle union est la principale fin du souverain ouvrier, & de Dieu tout puissant, en la production du monde, avec diversité ordonnee, & pluralité vivifiee.  SOP. Je voy la solution du premier doute. Venons maintenant au second.  PHI. Aristote nous en fait la raison. Car, ayant prouvé que ceux, qui meuvent eternellement les corps celestes, sont ames intel-

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lectives & immaterielles, dit que tels corps sont meus pour quelque fin & intention d’icelles leurs ames, & dit que telle fin est plus noble & plus excellente que le mesme moteur : pource que la fin de quelque chose est plus noble que la chose mesme : car, quant aux quatre causes des choses naturelles (lesquelles causes sont la materielle, la formale, la cause agente, qui fait ou meut la chose : & la cause finale, qui est la fin qui meut l’agente à faire) entre toutes la materielle est la plus basse : la formale est meilleure que la materielle, l’agente, meilleure & plus noble que toutes ces deux (pource qu’elle est cause d’icelles, & la cause finale  est plus noble & excellente de toutes les quatre, & plus que la cause agente : d’autant que l’agente se meut pour la finale) tellement que la fin se nomme cause de toutes les causes. Parquoy se conclud que ce, qui est la fin, pour laquelle l’ame intellective de chacun des cieux meut son orbe, est de plus grande excellence non seulement que le corps du ciel, mais encores que la mesme ame laquelle fin, comme dit Aristote, estant aimee & desiree de l’ame du ciel, ceste ame intellectuelle par un tel amour, avec desir fer-

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me, & d’affection insatiable, meut eternellement le corps celeste, à elle approprié, aimant iceluy, & le vivifiant, encores qu’il soit le moins noble, & à elle inferieur, par-ce qu’il n’est que corps, & elle est intellect : Ce qu’elle fait principalement pour l’amour qu’elle a à son aimé superieur, plus escellent qu’elle, desirant s’unir eternellement avec luy, &, par ceste union se faire heureuse, comme une vraye amante avec son amoureux. Et quoy, Sophie, vous pouvez entendre que les superieurs aiment les inferieurs, & les spirituels les corporels pour l’amour qu’ils portent à d’autres leurs superieurs : lesquels ils aiment pour joüir de leur union : &, en les aimant, bonifient leurs inferieurs.  SOP. Dites-moy, je vous prie, qui sont ceux qui peuvent estre plus nobles que les ames intellectives qui meuvent les cieux, en sorte qu’elles en soyent amoureuses, & desirantes leur union par laquelle elles se facent heureuses, & que pour icelle soyent ainsi soigneuses de mouvoir eternellement leurs cieux : & encor est-il de besoing que vous me diez en quelle maniere les superieurs, aiment les inferieurs, joüissent de l’union d’autres leurs superieurs : car la raison ne m’en est point manifeste.

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PHI. Touchant vostre premiere interrogation, les philosophes, commentateurs d’Aristote, taschant de savoir qui sont ces tant excellens, qui sont fins & plus hauts que les ames intellectives mouvantes les cieux : & la premiere Academie des Arabes (c’est assavoir Alfarab, Avicenne, Algazelli, & nostre Rabi Moyses d’Egipte, en son Morrhe) disent qu’il y a deux intelligences appropriees à chacun orbe : l’une desquelles le meut effectuellement, & est ame motive intellectuelle de cest orbe : & l’autre la meut finalement : pource qu’elle est la fin, pour laquelle le moteur (c’est à dire l’intelligence, qui anime le ciel) meut son orbe : laquelle fin est aimee d’icelle motrice, comme plus excellente intelligence : &, desirant s’unir avec ce qu’elle aime, meut eternellement son ciel.  SOPH. Comment donc s’entretiendroit l’opinion de ces autres philosophes : qui disent, quant au nombre des anges, ou Intelligences separees, mouvantes les cieux, qu’elles sont autant qu’il y a d’orbes qu’elles meuvent, & non plus ? car, selon ces Arabes, les intelligences seroyent doubles en nombres au prix des orbes.  PHIL. Ils disent que cest advis des autres philosophes, & le

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nombre d’entre’eux Arabes, s’entretient en chacune de ces deux especes d’intelligences, c’est à dire motrices & finales : pource qu’il faut qu’il y ait autant d’intelligences motrices qu’il y a d’orbes, & autant d’intelligences finales qu’il y a d’orbes aussi.  SOPH. Certainement si changent-ils ceste ancienne opinion des philosophes, y faisant double nombre. Mais que diront-ils du premier moteur du ciel supresme, que nous tenons estre Dieu ? Brief il est impossible qu’il ait, pour fin, quelque chose meilleure que soy-mesme.  PHI. Ces philosophes Arabes tiennent que le premier moteur ne soit pas le souverain Dieu : pource que Dieu seroit une ame appropriee à un orbe, comme sont les autres intelligences motrices : laquelle appropriation & parité avec elles seroit fort inconvenable en Dieu : mais ils disent que la fin, pour laquelle le premier moteur meut, est le souverain Dieu.  SOPH. Voire-mais tous les autres philosophes s’accordent-ils à ceste opinion ?  PHIL. Non certainement : car Averroes & quelques autres, qui depuis ont commenté Aristote, soustiennent que il n’y a point plus d’intelligences qu’il y a d’orbes : & que le premier moteur est

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le souverain Dieu : & dit Averroes qu’il n’est point inconvenient en Dieu de l’approprier à son orbe, comme estant iceluy Dieu ame, ou forme datrice de l’Estre au superieur ciel : pource que telles ames sont separees de matiere : &, estant son orbe celuy qui contient tout l’nivers, & embrasse & meut, par son mouvement, tous les autres cieux, ceste intelligence, qui l’informe & meut, & qui luy donne l’Estre, doit estre le souverain Dieu, & non autre. Car ce n’est pas à dire, pourtant s’il est moteur, qu’il se face esgal aux autres : ainçois demeure beaucoup plus haut & sublime, ainsi comme son orbe est plus sublime que ceux des autres intelligences, &, ainsi comme son ciel comprend & contient tous les autres, ainsi sa vertu contient la vertu de tous les autres moteurs : &, quand ce nom de moteur, approprié à luy comme aux autres, feroit qu’il fust esgal à iceux, encores, suyvant les premiers Arabes, il seroit esgal aux autres intelligences finales : à raison qu’il seroit fin du premier moteur, comme celles-ci sont fins de leurs moteurs. Et, pour conclusion, Averroes dit que mettre plus d’intelligence que la force de la raison Philosophique n’en

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peut porter, n’est pas fait de philosophe : entendu que lon ne peut rien cognoistre, sinon en tant que la raison le monstre.  SOPH. Ceste opinion me semble plus limitee que celle des premiers. Mais que dira Averroes en ce qu’Aristote & la raison avec luy, afferme que la fin du moteur de l’orbe est plus excellente que le mesme moteur ?  PHIL. Averroes dit qu’Aristote entend que la mesme intelligence, qui meut, soit fin d’elle-mesme en son mouvement continuel : parce qu’elle meut son orbe, pour accomplir sa propre perfection : en quoy elle est plus noble, par estre fin de mouvement, que par estre efficiente d’iceluy : tellement que ce dit d’Aristote est plustost pour faire comparaison entre les deux especes (c’est assavoir efficiente & finale, qui se trouvent en une mesme intelligence) que pour faire comparaison d’une intelligence à l’autre, comme voudroyent faire les autres philosophes Arabes, quand ils disent qu’il y en a deux à chacun orbe, & que la finale est plus noble que la motrice d’iceluy.  SOPH. Si trouve-je estrange que, pour cest esgard, Aristote die qu’une mesme intelligence soit plus perfaicte que soy-mesme.  PHIL. Et il me

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semble aussi sans raison qu’une comparaison ainsi absolument faite comme est ceste-ci d’Aristote, se doyvent entendre respectivement d’une mesme intelligence : car, combien que ceste opinion d’Averroes soit vraye principalement quant au premier moteur (car, estant Dieu, comme il est, faut qu’il soit fin de son mouvement & action) & qu’il soit vray aussi que la cause finale soit plus excellente que l’effective, il ne semble pas pourtant que ce soit l’intention d’Aristote d’inferer telle sentence, par son dire allegué ci devant.  SOPH. Que vous sembleroit-il donc qu’il voulust faire par cela ?  PHIL. Monstrer que la fin de tous les moteurs des cieux n’est qu’une seule intelligence, plus sublime & plus haute que les autres, aimee de toutes, avec desir de s’unir avec elle : en laquelle consiste leur souveraine felicité : & cela est le souverain Dieu.  SOPHIE. Et quant à vous, estes vous d’advis qu’il soit le premier moteur ?  PHILO. Il seroit long à vous dire ce que l’on pourroit alleguer en cela : & seroit, possible, audace d’asseurer une opinion par dessus l’autre : mais, quand je vous concederay que l’entente d’Aristote est que le premier moteur

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soit Dieu, je vous diray qu’il tient que luy mesme soit la fin de tous les moteurs, & plus excellent que tous les autres desquels il est superieur : mais il ne dit pas qu’il soit plus excellent que soy-mesme, encores qu’estre cause finale de toute chose soit le plus principal en luy : pource que l’un est la fin, à laquelle l’autre s’addresse.  SOPH. Voire-mais niez-vous que les autres moteurs ne meuvent leurs cieux, pour accomplir leur perfection, de laquelle ils desirent joüir comme dit Averroes?  Ph. Je ne le nie pas : ainçois vous di qu’ils desirent leur union avec Dieu, pour accomplir leur perfection : en sorte que leur fin derniere, & leur entente, est leur perfection. Mais, entendu qu’elle consiste en leur union avec la divinité, il s’ensuit que leur derniere fin gist en la divinité, & non pas en eux-mesmes : tellement que Aristote dit que ceste Divinité est fin plus haute que leur propre fin, & que leur perfection ne gist pas proprement en eux-mesmes, comme estime Averroes.  SOPH. Et la beatitude des ames intellectives des hommes, & leur derniere fin, seroit-elle point, par semblable raison, en l’union divine?  PHIL. Oüi certainement : pource que leur derniere perfection, fin, & vraye

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beatitude, ne consiste point en icelles mesmes ames, ains en leur souslevement & union avec la divinité : &, combien que le souverain Dieu soit fin de toute chose, & beatitude de tous les intellectuels, cela n’exclud pas pourtant que leur propre perfection ne soit leur deniere fin : pource qu’en l’acte de la felicité l’ame intellective n’est plus en elle-mesme, ains en Dieu : lequel la felicite, par son union : & illec consiste sa derniere fin & felicité, & non pas en elle-mesme, en tant qu’elle n’auroit pas ceste bien-heureuse union.  SOPH. Ceste subtilité me plaist : & en demeure satisfaite, quant à ma premiere demande : venons à la seconde.  PHIL. Vous voulez que je vous declare par quel moyen l’intelligence, aimant & mouvant son orbe celeste corporel, qui est moins qu’elle n’est pas, se puisse magnifier & souslever en l’amour du souverain Dieu, & atteindre à son heureuse union.  SOPH. C’est ce que je vueil savoir de vous.  PHILO. Le doute vient à estre encor plus grand, si nous regardons que l’acte propre & essentiel de l’intelligence separee de matiere est à entendre soy-mesme, & en soy toute chose ensemble, reluisant en elle l’essence divine en claire vision, comme le

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Soleil, en un miroer : laquelle essence contient les essences de toutes choses, & est cause de toutes : &, si nous regardons qu’en cest acte doit consister la felicité & derniere fin de ceste intelligence, & non pas à mouvoir un corps celeste : qui est chose materielle, & son mouvement acte exterieur, & hors de sa vraye essence.  SOP. Je pren plaisir à vous voir faire saigner ma playe, pour me la mieux guerir apres. Ayons y donc le remede.  PHILO. Vous avez autrefois entendu de moy, Sophie, que tout l’univers n’est qu’un individu (c’est a dire comme une personne) & chacune des choses corporelles & spirituelles, eternelles & corruptibles, est membre de ce grand individu, estant tout, & chacune de ses parties, produit de Dieu, pour une fin commune en tout, ensemble avec une fin propre en chacune de ses parties : dont il advient que le tout, & ses parties, sont de tant perfaits & heureux que droitement & entierement ils accomplissent les offices, ausquels ils sont adressez par le souverain ouvrier. Or la fin du tout est la perfection unie de tout l’univers, designee par le souverain ouvrier, & la fin de chacune de ses parties n’est pas seulement la perfection

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d’icelle partie en soy, mais en ce qu’avec ceste perfection sienne elle serve droitement à la perfection du tout : car la fin universelle est la premiere intention de la Divinité : &, pour ceste fin commune, plus que pour son propre, toute partie a esté faite, ordonnee, & dediee : tellement que deffaillant une partie en son tel office és actes appartenans à la perfection de l’univers, ce luy seroit, à elle, plus grand defaut, & viendroit à luy estre plus mal-heureux, que si son propre acte ne luy advenoit : & ainsi se felicite plus par la commune perfection que par sa propre, à la maniere d’un individu humain, car la perfection d’une des parties d’un homme, comme de l’œil ou de la main, ne consiste pas seulement, ne principalement, en ce que ce soit un bel œil, ou une belle main ni à beaucoup veoir de l’œil, ne aussi à faire beaucoup d’ouvrages de la main, mais premierement & principalement consiste en ce que l’œil voye, & la main face, tout ce qui convient au bien de toute la personne : & se fait plus noble & excellente par le droit service qu’elle fait à toute la personne, que par sa propre beauté & propre acte : en sorte que souventefois, pour sauver toute la personne, il y

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aura telle partie qui naturellement se presentera & jettera en son propre & evident peril, comme le bras a coustume de faire, se presentant au devant de l’espee, pour garder la teste. Estant donc ceste loy tousjours gardee en l’univers, l’intelligence se felicite plus en mouvant son orbe celeste (qui est acte necessaire a l’Estre du tout, combien que ce soit acte extrinsecque & corporel) qu’en son intrinsecque intelligence essentielle, qui est propre acte : & c’est ce qu’entend Aristote, quand il dit que l’intelligence meut pour une fin plus haute & plus excellente (qui est Dieu) suyvant son ordre en l’univers : tellement qu’en aimant & mouvant son orbe, elle assemble l’union de l’univers : avec laquelle proprement elle atteint à l’amour, à l’union, & à la grace divine, vivifiante le monde : ce qui est sa derniere fin, & sa felicité desiree.  SOPH. Cela me plaist : & croy que, pour ceste mesme cause, les ames spirituelles intellectives des hommes s’assemblent avec un corps si fragile qu’est l’humain, pour ensuyvre l’ordre divin & l’assemblement & union de tout l’univers.  PHIL. Vous avez bien dit, & aussi est-il vray : car nos ames estans spirituelles & intellectives,

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ne pourroyent rencontrer aucun bien en la societé corporelle, fragile & corruptible, qui leur peust estre tel qu’elles ne fussent beaucoup mieux avec leur acte intellectif, intrinsecque & pur : mais elles s’appliquent seulement à nostre corps pour l’amour & service du souverain Createur du monde, amenant la vie, & la cognition intellective, & la lueur divine du monde superieur eternel à l’inferieur corruptible : afin que ceste plus basse partie du monde ne soit desgarnie de la grace divine, & de la vie eternelle, & afin que ce grand animant n’ait aucune partie, qui ne soit vive & intelligente, comme il est tout ensemble : &, s’exerceant ainsi nostre ame, dedans ce corps, à l’union de tout l’universel monde, selon l’ordre divin (lequel est commune & principale fin en la production des choses) elle joüit droitement de l’amour divin, & attaint à s’unir avec le souverain Dieu, apres la separation du corps : & là est sa derniere felicité. Mais, si elle erre en une telle administration, elle faut à ceste amour & union divine : & cela luy est une souveraine & eternelle peine : pource que, pouvant par la rectitude de son gouvernement au corps, monter au treshaut

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Paradis, demeure au tresbas Enfer, par son iniquité, eternellement bannie de l’union divine, & de sa propre beatitude, si au paravant la pitié divine n’estoit si grande envers elle, qu’il luy donnast moyen de s’y pouvoir remedier.  SOPH. Dieu nous gard de telle erreur, & nous face des droits administrateurs de sa sainte volonté, & de son divin ordre.  PHILO. Dieu le face : mais toutesfois, Sophie, vous savez desja que cela ne se peut faire sans amour.  SOPHIE. Vrayement l’amour n’est pas seulement commun en toute chose de ce monde, mais d’advantage est souverainement necessaire, puisque nul ne peut estre bien-heureux sans amour.  PHILO. Non seulement la bien-heureté defaudroit, si l’amour defailloit, mais encores le monde mesme n’auroit point d’Estre, ne chose aucune se trouveroit en luy, sans l’amour.  SOP. Pourquoy en dites-vous tant ?  PHILO. Pource que le monde, & toutes ses choses ont Estre en tant qu’il est tout uni & assemblé avec toutes ses choses, à la maniere des membres d’un individu : car autrement la division seroit cause de sa totale perdition : &, estant ainsi que aucune chose ne fait unir l’univers, &

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avec toutes ses diverses choses, sinon l’amour il s’ensuit que cest amour est cause de l’Estre du monde, & de toutes ses choses aussi.  SOPHIE. Dites moy comment l’amour vivifie le monde, & comment il fait une seule chose de tant d’autres diverses.  PHI. Vous le pourrez facilement comprendre par les choses desja dites. Le souverain Dieu par amour produit en gouverne le monde, & l’assemble en une seule union : pource que, estant Dieu un seul en tressimple unité, il faut que ce, qui procede de luy, soit aussi un en entiere unité : car un provient d’un, & de la pure unité perfaicte union. Aussi le monde spirituel s’unifie avec le monde corporel, moyennant l’amour : & jamais les intelligences separees, ou les Anges divins, ne s’uniroyent avec les corps celestes, ni ne les informeroyent, & ne leur seroyent ames donnantes vie, si elles ne les aimoyent : ni les ames intellectives ne se uniroyent jamais avec les corps humains, pour les faire raisonnables, si l’amour ne les y contraignoit : ni ceste ame du monde ne s’uniroit avec ce globe de la generation & corruption, si ce n’estoit amour. Les inferieurs semblablement s’unissent avec leurs superieurs :

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le monde corporel avec le spirituel, & le corruptible avec l’eternel, & tout l’univers avec son createur, moyennant l’amour qu’il a avec le desir qu’il a aussi de s’unir avec luy, & de se beatifier en sa divinité.  SOP. Il est ainsi. Parquoy Amour est un esprit vivifiant, qui penetre tout le monde, & est un lien qui unit tout l’univers.  PHILO. Puisque vous avez telle opinion de l’amour, desormais il n’est plus besoing de vous parler encores de sa communité : de laquelle nous avons parlé tout ce jourd’huy.  SOPH. Si est-ce qu’il vous reste à me parler de la naissance d’amour, ainsi que vous m’avez promis : car vous m’avez assez parlé de sa communité en tout l’univers, & en chacune de ses choses : & voy manifestement qu’au monde n’a Estre, qui n’a amour. Il me reste seulement à savoir son origine, & quelque chose de ses effets, bons & mauvais.  PHILO. Je vous suis bien debteur, quant à la naissance d’amour : mais, touchant ces effets, ce seroit une nouvelle requeste : & si n’aurions pas temps ne pour l’un ne pour l’autre : pource qu’il est ja tard pour commencer nouvelle matiere : & pourtant faites-m’en souvenir un autre jour, quand bon vous semblera. Mais di-

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tes moy, Sophie, comment, estant l’amour ainsi commun, ne se trouve point en vous.  SOPHIE. Et vous, Philo, en effet m’aimez-vous tant que vous dites ?  PHILO. Vous le voyez, ou le savez.  SOPH. Puisque l’amour a coustume d’estre reciproque, & de double personne (ainsi que je vous ay oüi dire tant de fois) il faut que vous faigniez que m’aimiez, ou que je faigne que je ne vous aime pas.  PHI. Je seroye content que vos paroles eussent autant de fausseté que les miennes ont de verité : mais je crain que vous ne diez vray comme moy : car on ne peut nier qu’il ne soit mal-aisé de si longuement feindre un amour.  SOPHIE. Si vous avez vray amour, je ne puis que je n’en aye aussi.  PHILO. Vous voulez que je croye, par conjectures d’argumens, ce que vous ne voulez dire, afin de ne dire faux. Je vous di que mon amour est vray, mais qu’il est sterile, puis qu’il ne peut produire son semblable en vous, & qu’il suffit à me lier, & non pas vous.  SOPHIE. Pourquoy non? l’amour n’a-il pas telle nature que l’Aimant : qui unit les divers, approche les distans, & attire le pesant?  PHILO. Combien que l’amour soit plus attirant que l’Ai-

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mant, aussi, qui ne veut aimer, est plus pesant beaucoup que le fer, & plus resistant.  SOPH. Si ne pouvez-vous nier que l’amour n’unisse les amans.  PHIL. Oüi bien, quand ils sont tous deux amans : mais je suis seulement amant & non aimé : & vous estes seulement aimee, & non amante. Comment donc voulez vous que cest amour soit uni?  SOPH. Qui veit jamais qu’un amant ne fust aimé?  PHILO. Moy : & croy que je suis avec vous comme un autre Apollo avec Daphné.  SOPH. Vous voudriez donc que Cupido vous eust frappé avec le traict d’or, & moy avec celuy de plomb.  PHIL. Je ne le voudroye pas : mais je le voy : pource que vostre amour est desiré de moy plus que l’or, & le mien vous est plus pesant que le plomb.  SOPH. Si j’estoye Daphné envers vous, je seroye plustost convertie en Laurier, par la crainte de vos paroles, qu’elle par la peur des flesches d’Apollo.  PHIL. Les paroles ont peu de force, quand elles ne peuvent faire ce que les seuls rayons des yeux, par un seul regard, ont accoustumé de faire : c’est assavoir le mutuel amour, & la reciproque affection : toutesfois, en me resistant ainsi que vous faites,

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je vous voy transformee en Laurier, ainsi immobile de lieu, & immuable de propos, & ainsi difficile à pouvoir estre attiree à mon desir, combien qu’à toute heure je m’approche de plus en plus du vostre : & ainsi estes-vous tousjours verde & odoriferante, comme le Laurier : au fruict duquel on ne trouve nulle autre saveur qu’amere & aspre, avec un suc poignant, à qui en gouste : tellement qu’en mon endroit vous estes du tout faite Laurier. Et si vous voulez veoir le signe de vostre transformation en Laurier, prenez garde que ma sourde harpe ne sonneroit point, si elle n’estoit paree de vos tresbelles fueilles.  SOP. Il ne me seroit pas honneste, Philo, de confesser que je vous aimasse, ni aussi chose courtoise de le nier. Croyez-en ce que la raison fait estre plus convenable, encores que vous ayez peur du contraire : &, puisque le temps nous semond desormais au repos, il sera bon que chacun de nous le voise prendre : puis nous reverrons incontinent. Cependant entendez à vous recreer : & vous souvenez de vostre promesse.


Fin du Dialogue second.

nifie que principalement le Soleil, & les Planettes, se maintiennent en leur propre office (qui est de gouverner & soustenir le monde inferieur, & consequemment tout l’univers) moyennant l’exhalation des vapeurs humides : & pourtant le Soleil aime l’humidité, pour la convertir à soy en son besoing : mais elle fuit le Soleil : parce que toute chose fuyt ce qui la consume . Aussi, pource que les rayons solaires font penetrer l’humidité par

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les pores de la terre, & qu’ils la font fuir hors de la superficie, & que pourtant le Soleil la resout, quand elle est jà dedans la terre, & qu’elle ne peut plus fuir le Soleil, elle se convertit en arbres, & en plantes, avec l’aide & influence des dieux celestes, generateurs des choses, & avec l’aide des fleuves, qui la restaurent, & secourent, contre la persecution & comprehension du Soleil. Ils disent, suyvant la fable, qu’elle se convertit en Laurier : pource que, estant le laurier arbre excellent, diuturne, tousjours verd, odoriferant & chaud, en sa generation : le meslange des rayons du Soleil parmi l’humidité terrestre se manifeste plus en luy qu’en nul autre arbre. Ils disent qu’elle fut fille du fleuve Peneus : parce que le terroir, par ou passe ce fleuve, engendre plusieurs Lauriers. Ils disent qu’Appollo para sa harpe de ces fueilles, & sa trousse aussi, pour signifier que les gentils Poetes (qui sont la harpe d’Appollo) & les victorieux capitaines & empereurs regnans (qui sont la trousse du Soleil) lequel proprement donne le fameux renom, les puissantes victoires, & les treshauts triomphes sont seulement ceux qui ont accoustumé d’estre couronnez de Laurier, en signe

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d’eternel honneur, & de glorieuse renommee. Car, ainsi comme le Laurier dure longtemps, ainsi le nom des sapiens, & des victorieux, est immortel : &, ainsi comme le Laurier est tousjours verd, ainsi la renommee d’iceux est tousjours jeune, & jamais n’envieillit, ne seche : & ainsi comme le Laurier est chaud & odoriferant, ainsi les esprits d’iceux, par une chaleur hautaine, donnent tres douce odeur és lieux distans d’une partie du monde à l’autre. Aussi cest arbre est nommé Laurier, parce qu’il est, entre les autres arbres comme l’or entre les metaux : & aussi pource qu’on trouve par escrit que les anciens le nommoyent Laudus, à cause de ces loüanges, & pource que, de ses fueilles, on couronnoit ceux qui estoyent dignes d’eternelles loüange : & pourtant cest arbre est celuy, que l’on attribue au Soleil : & disent qu’il n’y a foudre du ciel qui le puisse frapper : pource que le temps ne peut defaire la renommee des vertus : ne mesmement les mouvemens celestes, avec leurs mutations, encores qu’ils frappent toutes autres choses de ce monde inferieur, par inveteration, corruption & oblivion.  SOP. Vous m’avez satisfait, quant aux amours des dieux celestes, tant pour

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les orbes que pour les sept planettes. Touchant les amours des autres dieux terrestres & humains, je ne vueil point que vous en preniez autre peine : pourtant que cela ne fait pas beaucoup à la sapience : mais je voudroye bien que vous me declarissiez, sans fables ou fictions, ce que les sapiens Astrologues tiennent sur les amours & haines, qu’ont les planettes & les corps celestes, les uns aux autres particulierement.  PHIL. Je vous diray en brief une partie de ce que me demandez : car ce seroit chose trop longue de vous en dire le tout. Tous les orbes celestes, que les Astrologues ayent peu cognoistre, sont neuf. Les sept plus pres de nous sont les orbes des sept planettes erratiques. Des deux autres superieurs, l’un fait le huitiesme de tous : qui est celuy, auquel est fischee la grande multitude des estoilles que nous voyons : & le neuviesme & dernier est le journal : qui tourne tout son circuit, en un jour & une nuict : c’est assavoir en vingt & quatre heures : & en ceste espace de temps, il tourne, avec soy tous les autres corps celestes. Le circuit de ces orbes superieurs se divise en mesure de trois cens soixante degrez, divisez en douze signes, de trente degrez l’un à l’autre : lequel circuit se nomme

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Zodiac : qui vaut à dire le cercle des animaux, pource que ces douze signes sont figurez par animaux : qui sont Aries, Taurus, Gemini, Cancer, Leo, Virgo, Libra, Scorpio, Sagittarius, Capricornus, Aquarius, & Pisces : desquels y en a trois, qui sont de la nature du feu (chauds & secs) c’est assavoir Aries, Leo & Sagittarius : trois de la nature de la terre (froids & secs) c’est assavoir Taurus, Virgo, & Capricornus : trois de la nature de l’ær (chauds & humides) c’est assavoir Gemini, Libra, & Aquarius : & trois de la nature de l’eauë (froids & humides) c’est assavoir Cancer, Scorpio, & Pisces. Or tous ces signes ont entre eux amitié & haine : pource que chacun des trois d’une même complexion, partissent le ciel par tiers, & ne sont esloignez que de six vingts degrez seulement : & pource ceux là sont entiers amis : comme Aries avec Leo & avec Sagittarius :